PARTITIONS URBAINES - Artishoc
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Sensazione, Cies Laika et Time Circus,<br />
aux Tombées de la Nuit 2006, à Rennes. Photo : D. R.<br />
la mémoire fictive de leur environnement, restituant les pensées fantasmées du mobilier<br />
urbain, des arbres ou des voitures (Faunèmes, 1994) ou créant des situations saugrenues<br />
sur la seule sollicitation sonore, laissant libre cours à l’imagination du spectateur<br />
(passagers d’un bus attaqué par une horde de moustiques imaginaires dans Bi, 1995).<br />
La mise en relation d’un texte et d’un contexte trouve son apogée au cœur de<br />
l’Instrument/Monument de Décor Sonore (2003-2004), création in situ, avec repérages<br />
en amont et travail avec la population locale. On prend des micros et on va capter le son<br />
des objets, explique Michel Risse, pour poser la question : comment cet endroit est-il vécu<br />
par les gens, à quoi sert-il, quelle est sa mémoire ? « Monument » vient de monere –<br />
témoigner, attester, se souvenir, et enseigner.<br />
LES BRICOPHONISTES<br />
De la mémoire des monuments à celle des objets, il n’y a qu’un pas, que Décor Sonore<br />
a franchi avec sa dernière création, Le Don du son – ou comment extirper une musicalité<br />
d’objets usuels apportés par le public à l’issue d’une campagne de sensibilisation.<br />
Détourner les objets de leur fonctionnalité première ou inventer de nouveaux instruments :<br />
une fascination nourrie par Michel Risse envers la créativité musicale tous azimuts déjà<br />
explorée dans Les Monstrations inouïes (2001), où l’artiste, reconverti en conférencier<br />
bonimenteur, présentait les instruments les plus étonnants de l’histoire électronique.<br />
L’épopée des Géo Trouvetou de la musique est en effet une histoire à rallonge, qu’elle<br />
concerne les champs d’investigation électronique ou mécanique. Emergeant depuis une<br />
quinzaine d’années – notamment dans le Nord de l’Europe –, le mouvement des bricophonistes<br />
trouve une résonance sans limites en espace libre : le temps d’un parcours, à<br />
travers ville ou jardins, le public peut fureter d’une installation à l’autre, à la rencontre du<br />
concert hydraulique des Cubiténistes, du Pendule du collectif H.A.U.T., des installations<br />
organiques et percussives de Pierre Berthet ou encore des improbables machineries<br />
sonores de Frédéric Le Junter – inénarrables tourniquette à faire la vinaigrette et autres<br />
pistolets à gaufres en hommage à Boris Vian, présentés récemment au festival Musiques<br />
de rues de Besançon : « Ce qui me plaît, c’est de proposer une sorte de parcours de visite<br />
musicale, comme on peut le faire pour des expositions d’art contemporain ; c’est le public<br />
qui va à la rencontre de musiciens », commente François-Xavier Ruan, directeur du festival.<br />
L’alliance de la recherche mécanique et de la composition classique, c’est aussi le propos<br />
de Franz Clochard. Sept ans de recherches au cœur de sa structure Mécanique Vivante<br />
ont été nécessaires pour dompter le mécanisme des sirènes d’alerte et en faire un instrument<br />
capable de jouer des mélopées déchirantes à l’échelle d’une ville : « La notion de<br />
détournement est omniprésente et à double sens : produire de la musique avec une<br />
sirène d’alerte pour créer un chant unique et envoûtant. On est vraiment très proche<br />
de la légende. » Fraîchement éclos, le sirenium – instrument<br />
de lutherie mécanique de 2 mètres de haut et 6 kg<br />
et demi, se tenant comme une contrebasse – autorise les<br />
musiciens à jouer de la sirène sur scène et en direct,<br />
permettant à la compagnie de s’implanter sur diverses<br />
architectures.<br />
MUSIQUES DE RUES, MUSIQUES DANS LA RUE<br />
Si Emmanuel Vinchon œuvre à la reconnaissance et au<br />
recensement de ces bricophonistes depuis de nombreuses<br />
années avec son association Kling Klang – et le festival Les<br />
Chants Mécaniques –, ce bouillonnement et ces ramifications<br />
de la création musicale en espace libre devaient logiquement<br />
se doubler de la création d’événements dédiés.<br />
Depuis 2003 et l’arrivée à leur tête de Claude Guinard et<br />
Philip Kaufman, Les Tombées de la Nuit à Rennes ont<br />
recentré leur propos sur « une dominante musicale et<br />
sonore », souligne Claude Guinard, afin de « réfléchir à<br />
d’autres espaces de représentation et à la place du spectateur<br />
par rapport à l’œuvre ». Ce nouveau rapport au<br />
spectateur fait l’objet chaque année de commandes ou de<br />
projets spécifiques en lien avec des habitants, tels que la<br />
Tombola d’artistes en 2004 (15 concerts, 15 cuisiniers et<br />
600 spectateurs dans 15 habitations d’un même quartier)<br />
ou encore Destiny’s car de Mathieu Delvaux et Digicay en<br />
2006, pour un orchestre de huit tuning cars.<br />
Le dernier venu, Musiques de rues, dont la première édition<br />
a eu lieu en octobre 2006 à Besançon, cherche quant<br />
à lui à placer la musique non pas en faire-valoir du spectacle<br />
d’arts de la rue, explique François-Xavier Ruan, mais<br />
bien au centre du projet. Trois volets structurent le festival<br />
pour tenter de dresser un panel représentatif de la création<br />
actuelle : machineries sonores, musiques du monde<br />
– parce qu’« en Afrique, en Amérique du sud, en Asie, la<br />
musique est rituelle, sacrée, populaire, dans la rue, tout le<br />
temps » –, mais aussi – retour aux racines mêmes de la<br />
musique dans la rue – fanfares. De plus en plus de jeunes<br />
font de l’intervention sonore en extérieur. On prend trop<br />
souvent les fanfares pour des amuseurs publics, or il y a<br />
un réel renouveau de la fanfare dans toute sa noblesse<br />
de création ! Ils peuvent très bien faire de la musique<br />
improvisée, du jazz, des choses extrêmement pointues,<br />
de la musique contemporaine, électroacoustique… tout<br />
est adapté à l’espace public.<br />
Julie Bordenave<br />
UN RÔLE D’ÉCOUTEUR<br />
Nicolas Frize ancre sa musique dans le réel.<br />
Aux côtés de son travail de compositeur et des projets qu’il mène<br />
avec son association, Les Musiques de la boulangère, il plaide<br />
pour que le musicien puisse exercer dans la ville son sens de<br />
l’écoute.<br />
Nicolas Frize, compositeur, a été l’élève de Pierre<br />
Schaeffer au Conservatoire national supérieur de Paris,<br />
puis l’assistant stagiaire de John Cage à New York en<br />
1978. Dès ses premières œuvres, il a cherché à ancrer sa<br />
musique dans le réel. Il a ainsi écrit des concerts de baisers,<br />
de peaux, de bébés, de pierres, de locomotives… Les<br />
compositions de Nicolas Frize répondent à une alchimie<br />
inexplicable, un mélange improbable de rigueur et de<br />
risque, d’instinct et d’intellect, de maîtrise et de lâcher<br />
prise : « J’aime dire que la musique n’existe pas parce<br />
qu’elle est écrite, mais parce qu’elle est entendue. Mon<br />
travail consiste donc non seulement à l’écrire, mais à la<br />
faire entendre. » D’où l’importance essentielle des lieux de<br />
représentation, qui ne sont jamais neutres, et toujours<br />
agissants : « Je ne commence jamais le travail d’écriture<br />
sans savoir où l’œuvre sera entendue. Je ne peux écrire<br />
une musique en soi, j’ai besoin d’être physiquement dans<br />
l’endroit où elle sera jouée, déjà en train de l’entendre. »<br />
Pour Nicolas Frize, l’art émerge de la vie et doit en retour<br />
la rendre plus intense. L’association Les Musiques de la<br />
boulangère, qu’il a fondée en 1975, met en œuvre des<br />
dispositifs de création « sur le terrain », dans des lieux<br />
publics très divers, associant la participation de musiciens<br />
amateurs ou d’interprètes non musiciens aux côtés d’interprètes<br />
professionnels. Dans ce cadre, elle a conçu et<br />
conduit des réalisations importantes en relation avec les<br />
institutions pénitentiaires (la prison), hospitalières (l’hôpital),<br />
scolaires (de l’école à l’université), urbaines (la ville,<br />
les espaces publics…), ainsi qu’avec le monde du travail<br />
(industries, tertiaire…), etc. Elle pilote par ailleurs des<br />
études (théoriques et pratiques) sur l’environnement<br />
sonore d’une part, sur la mémoire sonore d’autre part. A<br />
ce titre, il a notamment travaillé pour la Mission bruit du<br />
ministère de l’Environnement, a réalisé un audit sonore<br />
qualitatif de la vile d’Arras ou encore conçu un projet d’environnement<br />
sonore à Saint-Denis.<br />
Nicolas Frize : « Le musicien est face à une alternative :<br />
soit il écrit des objets de contemplation, qui seront entendus<br />
dans des lieux aseptisés aménagés dans la ville pour<br />
cela, espaces de recueillement, de contemplation, dans<br />
lesquels le musicien s’est autoritairement désigné pour<br />
s’exprimer (les autres n’y ayant pas accès – sauf pour<br />
écouter le musicien). Ces lieux sont bien isolés à tous les<br />
points de vue, stérilisés, protégés de tout ce qui se passe<br />
autour : au niveau de la lumière, du son, mais aussi au<br />
niveau du sens. Ce sont des lieux où la plupart du temps,<br />
il ne se passe rien. Des lieux où l’on paie une certaine<br />
somme pour s’asseoir dans le noir et où on attend de<br />
“recevoir”. […]<br />
Une deuxième attitude du musicien consiste à ce qu’il<br />
dise : “Je suis bruyant, je pense que mes bruits ont à voir<br />
avec le bruit des autres, j’ai envie de communiquer avec<br />
les bruits de tous les jours et pas seulement de m’exprimer.”<br />
Dans ce cas, le musicien participe à l’élaboration<br />
des bruits volontaires de la cité en proposant sa compétence<br />
éventuelle à celle-ci. Si l’on considère certains bruits<br />
comme importants, de plus inéluctables, alors autant<br />
qu’on ait les moyens de les penser. Les sonneries d’école,<br />
les sirènes de pompiers, les signaux divers qui sont<br />
partout, le son des jouets, etc. sont autant d’exemples. Il<br />
ne faudrait d’ailleurs pas parler que des sources mais<br />
aussi des volumes acoustiques, des résonances et des<br />
matités des lieux. Les musiciens ont un rôle à jouer<br />
comme les graphistes ou les peintres jouent un rôle dans<br />
le design depuis près de quarante ans. Il s’agit d’un travail<br />
de fourmi, d’un travail modeste.<br />
Ce deuxième travail du musicien est celui qui consisterait<br />
à se dire que le réel n’existe pas et que seule existe notre<br />
représentation des choses. Parfois, ces représentations<br />
d’une place publique, d’une usine, d’une école, sont des<br />
représentations très collectives, très partagées qui débouchent<br />
sur une idéologie, liée à des rituels, à des coutumes,<br />
à des enfermements mentaux divers. Ces choses-là, il peut<br />
être intéressant, indispensable de les “revoir”, de les<br />
penser autrement, c’est-à-dire de proposer d’autres alternatives<br />
à la perception du réel. Cela sous-entend par<br />
exemple monter des projets avec et autour de ce réel, pour<br />
qu’à un moment donné, celui-ci chancelle, se réfléchisse<br />
(non pas pour se regarder dans un miroir, mais plutôt pour<br />
faire réfléchir le monde). Là le musicien met en œuvre un<br />
processus de transformation de la réalité ; cela consiste à<br />
remettre en chantier la société : une mise au travail entre<br />
des personnes qui souvent ne se parlent pas et qui viennent<br />
à travers le projet du musicien réécouter autrement<br />
leur quotidien commun. Cette écoute, c’est le projet artistique<br />
qui la crée, questionnant le “réel”, jouant sur lui, le<br />
transformant radicalement. Le résultat artistique en l’occurrence<br />
n’est pas qu’un prétexte, sa qualité est capitale,<br />
la rigueur de son écriture déterminante. » (1)<br />
1. Extraits d’un entretien avec Nicolas Frize,<br />
« Musicien dans la ville », mis en ligne sur son site<br />
Internet : www.nicolasfrize.com