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Corinne Frayssinet Savy - Artishoc

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AIDE À LA RECHERCHE ET AU PATRIMOINE EN DANSE 2010<br />

RÉSUMÉ DU PROJET<br />

« Approches musicales de la danse flamenca », par <strong>Corinne</strong> <strong>Frayssinet</strong> <strong>Savy</strong><br />

[recherche appliquée]<br />

Il y a des danses qui se dansent, d’autres qui se regardent. Il y a aussi des danses qui convient<br />

l’ouïe et la vue. Leur langage mêle le mouvement aux percussions corporelles. Cette dimension<br />

musicale naît de l’articulation entre rythme et timbre. La danse flamenca en propose une des<br />

facettes. Elle puise son énergie dans la respiration du chant flamenco. Elle plie face à la voix<br />

toute en fêlures. Le chant la transporte vers un espace ouvert, à la fois vierge et vertigineux.<br />

Ivre d’émotions, la danse flamenca hésite entre le registre de l’oubli de soi et celui du défi de<br />

l’autre. Cependant, avec les années de pratique de la scène, et la révolution musicale apportée<br />

par le duo de Camarón de la Isla et Paco de Lucía 1 , elle se fige en chorégraphies de plus en plus<br />

virtuoses. Dans mon livre, Israel Galván. Danser le silence 2 , je souligne qu’une spécificité du<br />

flamenco consiste à laisser entendre le silence. En quête d’innocence reconquise, le danseur<br />

Israel Galván 3 s’y mesure dès 1998, lorsqu’il suspend sa danse à l’immobilité. Cet acte de<br />

résistance spontané devient pour lui un point de départ, une réaction contre une danse<br />

flamenca scénique de plus en plus bavarde au cours du XX e siècle, obvie au plein et obtus au<br />

vide. Dans sa pièce Solo, créée en 2007, seule la danse devient présence, et habite le silence,<br />

enivrée de tous ses bruissements.<br />

Cette perception musicale du flamenco guide les propos de Pedro G. Romero, directeur<br />

artistique de la compagnie Israel Galván, quand il rendit hommage à Enrique Morente 4 au<br />

lendemain de son décès.<br />

1 Le chanteur Camarón de la Isla (San Fernando, 1950 - Badalona, 1992) et le guitariste Paco de Lucía (Algeciras,<br />

1947) ont imposé le dialogue entre le chant et la guitare dès leurs premières collaborations à la fin des années<br />

1960 et au début des années 1970, geste fort sur le plan musical et social. Ils sont un modèle pour les jeunes<br />

générations comme le rappelle Israel Galván. « Le joug du flamenco rythmique qu’imposèrent Paco et Camarón a<br />

tout imprégné. Il reste à en découvrir toute la partie obscure. L’innovation aujourd’hui ne passe pas par la<br />

création de nouveaux types ou styles de danse flamenca, mais par la découverte de nouvelles conceptions de la<br />

danse, basées sur le rythme […]. Il faut briser l’image esthétique pour pouvoir appréhender les danses de<br />

l’intérieur. » in MORA, Miguel, La Voz de los Flamencos. Retratos y autorretratos, Madrid, Ediciones Siruela,<br />

2008, p. 217. Traduction de <strong>Corinne</strong> <strong>Frayssinet</strong> <strong>Savy</strong>.<br />

2 FRAYSSINET SAVY, <strong>Corinne</strong>, Israel Galván. Danser le silence, Arles, Actes Sud, 2009.<br />

3 Israel Galván de los Reyes (Séville, 1973) apprend la danse dès l’enfance avec son père, le danseur José Galván, et<br />

sa mère, la danseuse Eugenia de los Reyes. En 1994, il entre dans la Compañía Andaluza de Danza (Compagnie<br />

andalouse de danse) dirigée par Mario Maya. Dès 1998, Israel Galván présente ses propres spectacles. Au cours de<br />

ces douze dernières années, il a remodelé le langage gestuel et musical de la danse flamenca. Il a également repensé<br />

le flamenco dans sa visée scénique. Il a insufflé un désir de liberté à la création flamenca.<br />

Service Recherche et répertoires chorégraphiques / août 2012 1


AIDE À LA RECHERCHE ET AU PATRIMOINE EN DANSE 2010<br />

« Enrique Morente collabora avec Israel Galván dans Metamorfosis (2000) et<br />

Arena (2004), deux spectacles fondamentaux pour comprendre l’œuvre du<br />

danseur sévillan. Pour Israel Galván, il s’agissait plus qu’une simple contribution<br />

artistique. Morente est une référence et un étendard, un modèle à suivre en ce qui<br />

concerne le risque et la radicalité expressive même si cela suppose de repousser les<br />

frontières du flamenco.<br />

[…] Je me rappelle d’un hommage à Luigi Nono qui eut lieu à Séville et du<br />

moment où Enrique Morente accompagné de son épouse Aurora Carbonell<br />

travaillèrent à une série de palmas 5 , sans récurrence temporelle discernable,<br />

construisant simplement un climat qui permettrait au quatuor à cordes Arditti de<br />

commencer. Ces palmas – « abstraites » comme les appelèrent les flamencos 6 ,<br />

« ample, libre de toute métrique » selon Manuel Soler 7 – combien ont-elles<br />

contribué à la danse et au chant actuels ? Rien de plus que de reconsidérer ce que<br />

signifie le silence, afin de le rendre plus matériel, plus palpable, plus tangible » 8 ,<br />

voire plus charnel.<br />

Le flamenco s’enracine-t-il dans un cri primordial ou dans ces palmas abstraites, autrement dit<br />

dans le rythme ? Peut-être que le rythme ouvre la voie au chant et qu’il est à l’écoute de toute<br />

voix qui sait se faire l’écho des sons noirs célébrés par la plume de Federico García Lorca 9 . C’est<br />

de ce rythme dont parle Fernand Schirren 10 .<br />

4 Enrique Morente Cotelo (Grenade, 1946 – Madrid, 2010) compte parmi les plus grands interprètes et créateurs du<br />

chant flamenco. Son œuvre témoigne d’un esprit libre habité par une force vitale qui nourrit sa curiosité insatiable<br />

et son inventivité toujours en éveil.<br />

5 Palmas : percussions corporelles obtenues par les frappes des deux paumes de la main quand elles sont sordas<br />

(sourdes), et par celles, secas (sèches), de la paume de la main gauche avec les doigts joints de la main droite<br />

(index, majeur et annulaire).<br />

6 Flamencos : terme générique pour désigner les chanteurs, les danseurs et les guitaristes, amateurs et<br />

professionnels, pratiquant le flamenco ainsi que les palmeros – percussionnistes spécialistes des palmas – et<br />

autres percussionnistes jouant du cajón introduit en 1981 par Paco de Lucía.<br />

7 Manuel Soler Osa Reyes (Séville, 1943-2003), danseur, guitariste, percussionniste, avait une connaissance des<br />

rythmes flamencos et un sens musical tel qu’il fut source d’inspiration pour bon nombre d’artistes flamencos dont<br />

Enrique Morente, Diego Carrasco ou encore Israel Galván. Il fut le danseur du premier sextet de Paco de Lucía. Il<br />

collabora à la première création d’Israel Galván : ¡ Mira ! Los zapatos rojos (1998).<br />

8 ROMERO, Pedro G., « Le geste primordial », in El País, 14/12/2010.<br />

9 GARCIA LORCA, Federico, « Théorie et jeu du duende », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1981, p. 920.<br />

Traduction d’André Bélamich.<br />

10 Fernand Schirren (Nice, 1920 - Auderghem, 2001) est musicien, compositeur, pédagogue et penseur. Il réalise<br />

de nombreuses compositions et performances musicales pour les Ballets du XX e siècle créés et dirigés par Maurice<br />

Béjart. Dans le cadre de l’École Mudra, il crée entre 1970 et 1987 un enseignement unique pour la formation<br />

Service Recherche et répertoires chorégraphiques / août 2012 2


AIDE À LA RECHERCHE ET AU PATRIMOINE EN DANSE 2010<br />

« (De même,) peu importe que tension et détente soient danse ou musique,<br />

un même moteur, le rythme, engendre et régit les sons comme les pas. […]<br />

Mais à l’opposé de la mathématique, le rythme – moteur primordial et non<br />

science abstraite – nous le vivons concrètement en notre corps,<br />

nous projetons ses forces hors de nous<br />

et nous les manifestons en toutes sortes de formes, en toutes sortes de matières. » 11<br />

Le rythme relève à la fois de la gravité, de l’énergie et du timbre. Il centre la voix du chanteur<br />

flamenco. Il lui insuffle un élan dans chaque accent égrainé par le compás 12 . Il crée une<br />

polychromie sonore au contact du chant.<br />

Cette alchimie anime depuis la fin des années 1990 un renouveau de la danse flamenca.<br />

Quelques danseurs en explorent toutes les ressources possibles, inexploitées, voire oubliées du<br />

mouvement, de la figure, de la posture et des percussions. Ils envisagent la danse flamenca au-<br />

delà d’une simple expression transmise qu’il faut habiter ou investir. Pour eux, la danse est<br />

l’expérience à la fois d’un corps dansant, du rythme, de son énergie et de sa corporéité. Il s’agit<br />

d’affranchir le flamenco porté à la scène, du modèle du ballet ou de la narration théâtrale.<br />

Pour ce faire, il faut le recentrer sur sa dimension musicale, et transfigurer le spectacle<br />

flamenco en une « œuvre in process ». Celui qui l’a initié, et fait de ce défi le moteur même de<br />

sa création depuis 1998, est Israel Galván. D’autres ont pressenti ou ressenti la même<br />

aspiration, parfois parallèlement à cette proposition, le plus souvent en résonance avec elle.<br />

Depuis ces deux dernières décennies, il est difficile d’y rester indifférent. Parmi les plus créatifs,<br />

voire audacieux, figurent Eva Yerbabuena 13 , Andrés Marín 14 , Bélen Maya 15 , Rocio Molina 16 .<br />

musicale des danseurs parmi lesquels certains sont devenus chorégraphes : Maguy Marin, Anne Teresa de<br />

Keersmaeker…<br />

11 SCHIRREN, Fernand, Le Rythme primordial et souverain, Bruxelles, Contredanse, 1996.<br />

12 Compás (pluriel : compases) (mesure musicale) : désigne le rythme propre à chaque type de chant flamenco, à<br />

l’exception de quelques-uns excluant tout cycle rythmique périodique. Il concerne l’accompagnement obtenu avec<br />

les percussions corporelles : palmas (frappes avec les paumes de la main) ou nudillos (alternance de frappes faites<br />

avec les jointures des doigts et les ongles). Ce soutien rythmique est dénommé al golpe (avec coup) ou al son (au<br />

son). Par extension, compás renvoie aux différents cycles rythmico-harmoniques joués à la guitare.<br />

13 Eva Yerbabuena, née Eva María Garrido (Francfort, 1970) crée en 1998 sa compagnie de danse : Eva<br />

Yerbabuena Ballet Flamenco. Elle est une figure emblématique de sa génération, audacieuse dans ses créations et<br />

symbole de la danse flamenca féminine.<br />

14 Andrés Marín (Séville, 1969) est le fils d’artistes flamencos, mère chanteuse et père danseur. Toute son enfance,<br />

il suit ses parents de scène en scène. Très jeune, il acquiert une formation autodidacte en danse. Cet héritage<br />

façonne sa quête créatrice, singulière et solitaire. Son style très personnel vise la décomposition du geste et le<br />

déploiement du mouvement point par point. Dès 1992, Andrés Marín est invité comme soliste et chorégraphe. Il<br />

crée en 2002 sa propre compagnie de danse. Il compte parmi les danseurs les plus significatifs du flamenco actuel.<br />

15 Belén Maya García (New York, 1966), fille du danseur-chorégraphe Mario Maya et de la danseuse Carmen Mora,<br />

est elle-même danseuse créatrice d’un style et d’une gestuelle originale. Elle complète sa formation flamenca par<br />

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AIDE À LA RECHERCHE ET AU PATRIMOINE EN DANSE 2010<br />

Repenser les interactions entre danse et musique dans le flamenco suppose s’émanciper de toute<br />

plastique topique, celle du corps hiératique du beau danseur andalou ou de la cambrure<br />

excessive de la danseuse gitane. Se soustraire à une danse policée et bienséante passe par une<br />

autre écoute du corps. Andrés Marín à propos de son spectacle El Cielo de tu boca (2008) parle<br />

d’« une expérience, […] d’une rencontre entre le corps et l’âme qui nous révèle que tout<br />

commence de l’intérieur, de notre bouche, de notre palais » 17 .<br />

Le spectacle flamenco devient un espace propice à cette recherche, à cette quête. Il recentre la<br />

narration sur l’expérience de soi, d’un corps dansant renaissant dans l’ivresse ou la rêverie de la<br />

musique. Le corps se mue en récit du flamenco ou de ses stigmates. Lorsqu’Inés Bacán porte un<br />

regard sur le travail d’Israel Galván, elle parle de leurs liens différents au flamenco : « je suis le<br />

flamenco, Israel Galván en est le théâtre ». Le passage à la scène impose une distanciation. Il se<br />

manifeste selon les danseurs par une théâtralisation, par une théâtralité, ou par un esthétisme.<br />

Pour Israel Galván, il s’agit d’un espace à investir, d’un lieu de l’oubli, voire de transfiguration.<br />

Sa révolution de la danse flamenca se situe particulièrement dans cette visée. Elle est aussi<br />

manifeste à travers sa gestuelle et son approche musicale du flamenco qui servent aujourd’hui<br />

de modèle. Cette conception de la danse flamenca se rapproche de la proposition de Pina<br />

Bausch 18 .<br />

« Faire sortir la danse comme possibilité, les danseurs commencent petit à petit à<br />

prendre conscience d’eux-mêmes et de l’espace – à danser non pas tournés vers<br />

l’extérieur, mais au contraire vers eux-mêmes et vers la perception qui permet de<br />

franchir la frontière entre corps et espace. » 19<br />

l’apprentissage d’autres styles de danse, classique, indienne, contemporaine. Elle incarne à travers ses deux<br />

spectacles Mayte Belén et Flamenco de cámara (2002-2003) une vision inquiète et fragile de la création flamenca.<br />

16 Rocio Molina Cruz (1984, Malaga) s’est affirmée dès 2001 comme une danseuse rare et exceptionnelle. Depuis sa<br />

première création Entre paredes (2005), elle porte un regard pertinent sur l’héritage de la danse flamenca, et<br />

s’affirme comme une chorégraphe accomplie, dotée d’un sens musical aigu. Elle est une des pierres angulaires de<br />

la nouvelle danse flamenca.<br />

17 LAZARY Daniela, texte de présentation du spectacle El Cielo de tu boca (2008) d’Andrés Marín, @ arte &<br />

movimiento producciones, in [consulté le 17 octobre 2012].<br />

18 Pina Bausch a invité à plusieurs reprises Eva Yerbabuena dans son Tanztheater à Wuppertal, ainsi qu’Israel<br />

Galván lors de sa dernière saison.<br />

19 HOGHE, Raimund, Histoires de théâtre dansé, Paris, L’Arche, 1987, p. 36.<br />

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AIDE À LA RECHERCHE ET AU PATRIMOINE EN DANSE 2010<br />

La danse s’ouvre à une intériorité. Elle sonde le silence vibrant des stries du rythme et de la<br />

résonance de l’accent. Elle éveille une écoute différente, inventive et vagabonde.<br />

Cette introduction à une approche musicale de la danse flamenca est le fruit d’une réflexion<br />

menée depuis 2011 avec quelques danseurs flamencos, Israel Galván, Andrés Marín, Bélen<br />

Maya, Rocío Molina. Nourris de rencontres régulières, nos entretiens se sont centrés sur les<br />

paramètres, les notions et les procédés suivants : le rythme, les percussions corporelles, la<br />

question de la polyrythmie, la structure chorégraphique, l’improvisation et la forme in process.<br />

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