Protectionnisme migratoire en Afrique noire : les migrants ... - Matrix
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Bulletin de l’IFAN Ch. A. Diop, Dakar<br />
T. 49, sér. B, n° 1-2, 1999-2000, pp 101-134<br />
<strong>Protectionnisme</strong> <strong>migratoire</strong> <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> <strong>noire</strong> :<br />
<strong>les</strong> <strong>migrants</strong> sénégalais face à la politique<br />
de « gabonisation* »<br />
par PAPA DEMBA FALL<br />
La migration internationale de population constitue l’une des composantes<br />
majeures de la mondialisation des échanges que la communauté<br />
internationale s’emploie à favoriser . Mais le principe universellem<strong>en</strong>t admis<br />
de libre circulation des hommes et des bi<strong>en</strong>s se heurte, çà et là, à de<br />
profondes restrictions. Cel<strong>les</strong>-ci découl<strong>en</strong>t, pour partie, d’une volonté sans<br />
cesse réaffirmée, sur <strong>les</strong> plans national et régional, de contrôler et de maîtriser<br />
<strong>les</strong> flux <strong>migratoire</strong>s.<br />
Contrairem<strong>en</strong>t à une idée répandue, ces pratiques ne sont pas le seul<br />
fait des pays du Nord même si l’ars<strong>en</strong>al législatif y est plus élaboré (Accords<br />
de Sch<strong>en</strong>g<strong>en</strong>). Dans <strong>les</strong> pays du Sud, <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> notamm<strong>en</strong>t, des<br />
exemp<strong>les</strong> réc<strong>en</strong>ts ont soulevé l’indignation de bi<strong>en</strong> des peup<strong>les</strong> devant<br />
l’expulsion, sans ménagem<strong>en</strong>t, de leurs ressortissants.<br />
Le prés<strong>en</strong>t article analyse le cheminem<strong>en</strong>t vers le protectionnisme<br />
<strong>migratoire</strong> et sa mise <strong>en</strong> œuvre effective dans l’une des destinations privilégiées<br />
du contin<strong>en</strong>t africain : le Gabon. Faute de données complètes autorisant<br />
une étude globale de la condition d’étranger dans un pays aux im-<br />
* L’expression « gabonisation » r<strong>en</strong>voie à une situation connue dans beaucoup<br />
de pays africains, après la vague des indép<strong>en</strong>dances. Il y a lieu de p<strong>en</strong>ser , dans<br />
certains cas, que la préfér<strong>en</strong>ce nationale, qui <strong>en</strong> constitue le ressort ess<strong>en</strong>tiel, a été<br />
ressuscitée pour mobiliser <strong>les</strong> masses autour des pouvoirs militaires <strong>en</strong> quête de<br />
légitimité.
102 PAPA DEMBA FALL<br />
m<strong>en</strong>ses pot<strong>en</strong>tialités de développem<strong>en</strong>t, le s<strong>en</strong>s et la portée des dispositions<br />
<strong>en</strong> matière d’immigration sont vus sous l’angle de leur application<br />
particulière aux ressortissants sénégalais. Ce texte vise égalem<strong>en</strong>t à souligner,<br />
à la faveur d’un cas concret, <strong>les</strong> fondem<strong>en</strong>ts contextuels de la dérive<br />
anti-<strong>migratoire</strong> observée depuis l’indép<strong>en</strong>dance <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> <strong>en</strong> général et<br />
l’aptitude d’une communauté étrangère – <strong>les</strong> Sénégalais, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce –<br />
à perpétuer un champ <strong>migratoire</strong> confirmé.<br />
L’exam<strong>en</strong> de ces questions est d’autant plus nécessaire que <strong>les</strong> effets<br />
positifs de la migration internationale <strong>en</strong> font, au mom<strong>en</strong>t où bi<strong>en</strong> des horizons<br />
se bouch<strong>en</strong>t, un facteur de développem<strong>en</strong>t pour certains pays1 . À<br />
cela s’ajoute, dans le cas spécifique du Sénégal – qui compte 4 % d’émigrés<br />
2 – l’<strong>en</strong>gouem<strong>en</strong>t prononcé pour l’émigration que traduit le slogan génne<br />
ma dëkk bi 3 .<br />
Cette recherche s’appuie sur des observations empiriques au cours de<br />
missions successives au Gabon, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> septembre 1990 et <strong>en</strong> juin<br />
19944 , ainsi que des résultats d’<strong>en</strong>quêtes m<strong>en</strong>ées, <strong>en</strong> février 1997, auprès<br />
d’une quarantaine de <strong>migrants</strong> de retour au Sénégal. Ces investigations<br />
sont complétées par des <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s approfondis avec des responsab<strong>les</strong> de<br />
structures impliquées, <strong>en</strong> vertu de leurs missions officiel<strong>les</strong>, dans la gestion<br />
des Sénégalais de l’extérieur .<br />
Après avoir évoqué, dans un premier temps, <strong>les</strong> déterminants historiques<br />
et actuels de l’émigration sénégalaise vers le Gabon, nous analyserons<br />
le changem<strong>en</strong>t de cap opéré au sujet de l’immigration par <strong>les</strong> autorités<br />
gabonaises au milieu des années 80 et l’évolution du processus qui a<br />
connu sa phase cruciale <strong>en</strong> janvier 1995. Cette démarche permet d’abor-<br />
1 . La création, au Sénégal, d’un Ministère des Émigrés, <strong>en</strong> 1993, participe de ce<br />
souci, mais le meilleur exemple africain est sans doute le Burkina Faso « qui équilibre<br />
sa balance des paiem<strong>en</strong>ts avec l’arg<strong>en</strong>t des immigrés » : voir Lalou 1996.<br />
2 . Voir Hermele 1995.<br />
3 . Slogan très à la mode chez <strong>les</strong> jeunes citadins <strong>en</strong> particulier et signifiant<br />
littéralem<strong>en</strong>t « faites-moi quitter le pays ».<br />
4 . L’auteur remercie le C<strong>en</strong>tre de Recherche et d’Information sur l’<strong>Afrique</strong> et<br />
l’Asie (CRIAA) pour son souti<strong>en</strong> logistique et ceux qui ont procédé à la lecture<br />
critique de la version initiale du prés<strong>en</strong>t article, <strong>en</strong> particulier M. B. Lututala<br />
(UEPA- Université de Kinshaha), L. S. Mbow (UCAD de Dakar) et M.-C. Diop (IFAN Ch.<br />
A. Diop).
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 103<br />
der , dans une troisième partie, l’av<strong>en</strong>ir de la prés<strong>en</strong>ce sénégalaise dans un<br />
pays naguère prés<strong>en</strong>té comme un eldorado.<br />
1. LA COMMUNAUTÉ SÉNÉGALAISE AU GABON<br />
L’implantation sénégalaise <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> c<strong>en</strong>trale remonte à l’aube de la<br />
colonisation, mais ce n’est qu’au cours de ces vingt dernières années que le<br />
phénomène s’est amplifié au point de faire du Gabon la plus importante<br />
destination sénégalaise dans cette région d’<strong>Afrique</strong>5 .<br />
Aux pionniers de l’émigration, le plus souv<strong>en</strong>t recrutés par <strong>les</strong> colonisateurs<br />
belges ou français, sont v<strong>en</strong>us se greffer <strong>les</strong> courants successifs où<br />
l’initiative individuelle prédomine depuis l’indép<strong>en</strong>dance du Gabon <strong>en</strong> 1960.<br />
1. 1. Une prés<strong>en</strong>ce séculaire<br />
Le Gabon6 est sans doute l’un des pays africains <strong>les</strong> plus connus au<br />
Sénégal. La décision de l’administration coloniale d’y exiler certains chefs<br />
religieux7 ayant pris le relais des résistances monarchiques défaites a<br />
largem<strong>en</strong>t contribué à cette situation. La dim<strong>en</strong>sion mystique qui <strong>en</strong>toure<br />
le « voyage par la mer » de Cheikh Ahmadou Bamba perpétue <strong>en</strong>core<br />
aujourd’hui l’image de « pays de marabouts » que le peuple gabonais se fait<br />
du Sénégal. Dans le même temps, <strong>les</strong> Sénégalais, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce <strong>les</strong> adep-<br />
5 . Nous remercions le Ministère des Affaires étrangères et des Sénégalais de<br />
l’Extérieur (MAESE) notamm<strong>en</strong>t la Direction des Sénégalais de l’Extérieur, qui a<br />
bi<strong>en</strong> voulu mettre à notre disposition <strong>les</strong> informations chiffrées <strong>en</strong> cours de constitution<br />
pour une meilleure gestion des Sénégalais de l’extérieur . Malgré le caractère<br />
<strong>en</strong>core imparfait des statistiques, el<strong>les</strong> constitu<strong>en</strong>t des indicateurs intéressants.<br />
6. Colonie française au milieu du XIX e siècle, le Gabon fut rattaché au Congo français <strong>en</strong><br />
1888, avant d’être érigé <strong>en</strong> colonie à part <strong>en</strong>tière lors de la création de l’<strong>Afrique</strong> équatoriale<br />
française (AEF) <strong>en</strong> 1910. République autonome de la communauté française <strong>en</strong> 1958, le Gabon<br />
accède à l’indép<strong>en</strong>dance le 19 août 1960.<br />
7 . Le Gabong, comme l’appelle le Sénégalais moy<strong>en</strong> sans pouvoir le situer géographiquem<strong>en</strong>t,<br />
a été le lieu d’exil de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de<br />
la confrérie mouride, <strong>en</strong>tre 1895 et 1902. Il y eut, <strong>en</strong>tre autres voisins , Abdel Bocar<br />
Kane et Mamadou Abdoul Kane, respectivem<strong>en</strong>t frère et fils de l’Almamy du Fouta.
104 PAPA DEMBA FALL<br />
tes du mouridisme, considèr<strong>en</strong>t le Gabon comme le prolongem<strong>en</strong>t de leur<br />
espace religieux, un espace réticulaire 8 . Les visites régulières de chefs religieux<br />
font d’ailleurs l’objet d’une att<strong>en</strong>tion sout<strong>en</strong>ue de la part des autorités<br />
politiques gabonaises qui ne se priv<strong>en</strong>t pas de participer aux fastes qui<br />
accompagn<strong>en</strong>t ces séjours9 . La percée non négligeable de l’islam au Gabon<br />
(<strong>en</strong>viron 10 000 adeptes) trouve ici un début d’explication : la conversion du<br />
présid<strong>en</strong>t Omar Bongo à la religion de Mahomet, <strong>en</strong> 1973, est souv<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tée<br />
comme l’œuvre des Sénégalais10 .<br />
À côté de la dim<strong>en</strong>sion religieuse de l’exode, le rôle et le rang des Sénégalais<br />
durant la colonisation française ont favorisé une prés<strong>en</strong>ce remarquée<br />
d’administrateurs coloniaux dont le plus illustre est Blaise<br />
Diagne11 . À l’instar des indigènes qui investir<strong>en</strong>t le bassin du Congo, contre<br />
l’avis des autorités de l’<strong>Afrique</strong> occid<strong>en</strong>tale française (AOF) 12 , des tirailleurs<br />
sénégalais reconvertis à des tâches administratives après la<br />
Grande Guerre, des fonctionnaires de l’Union française, de la Communauté<br />
puis de la loi-cadre, ces héritiers du serg<strong>en</strong>t Malamine qui accompagnait<br />
Brazza dans l’expédition française au Congo 13 ont été, à l’indép<strong>en</strong>dance du<br />
pays, relativem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> intégrés.<br />
Précurseurs de l’émigration vers le Gabon et ancêtres des Gabonais d’origine<br />
sénégalaise14, ces pionniers ont constitué le fer de lance de la dynami-<br />
8<br />
. Dièye 1985.<br />
9<br />
. Les mourides organis<strong>en</strong>t un pèlerinage annuel à la gloire de leur guide spirituel.<br />
C’est l’occasion, pour eux, de visiter Limbervelli (Libreville) et Mayombé (Mayumba)<br />
où séjourna le Cheikh.<br />
10<br />
. D’après M. Mb<strong>en</strong>gue, cette version n’est pas tout à fait exacte. Ceux qui la souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
gard<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core <strong>en</strong> mémoire le rôle joué par Samba Cathy Mboup qui accompagnait<br />
<strong>les</strong> Liby<strong>en</strong>s, véritab<strong>les</strong> maîtres-d’œuvre de cette conversion. S. C. Mboup<br />
qui était le maître d’éducation religieuse de Omar Bongo l’a rapproché de Serigne<br />
Mourtada Mbacké qui est dev<strong>en</strong>u l’ami et le marabout du présid<strong>en</strong>t gabonais.<br />
11<br />
. Premier député noir du Sénégal au Palais-Bourbon et premier maire noir de<br />
Dakar, l’asc<strong>en</strong>sion politique de Blaise Diagne est considérée par <strong>les</strong> Mourides comme<br />
la conséqu<strong>en</strong>ce de la bénédiction du fondateur du mouridisme à qui il r<strong>en</strong>dit visite<br />
et offrit des cadeaux lors de son séjour au Gabon <strong>en</strong> qualité de commis des douanes.<br />
12<br />
. Zuccarelli 1960.<br />
13<br />
. Diop 1973.<br />
14<br />
. Le caractère matriarcal de la société est un facteur supplém<strong>en</strong>taire d’intégration<br />
pour tous ceux qui sont nés d’une mère gabonaise. Le droit du sol reste <strong>en</strong> vigueur
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 105<br />
que <strong>migratoire</strong> vers le pays de Léon Mba, à qui Albert Bernard Bongo<br />
a succédé <strong>en</strong> 1961.<br />
1. 2. Un phénomène <strong>en</strong> expansion<br />
Au début des années 60, l’arrivée des Sénégalais est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />
limitée à quelques artisans wolof (bijoutiers et tailleurs) et commerçants<br />
soninké ou toucouleur. À partir de ce noyau dur, un mouvem<strong>en</strong>t, très limité<br />
au départ, se développe. L’intérêt pour le Gabon ira grandissant au fil des<br />
années. Évaluée à 15 000 personnes par <strong>les</strong> autorités sénégalaises <strong>en</strong> 1997<br />
contre 11 546 par le dernier rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t officiel du Gabon, la communauté<br />
sénégalaise se situe au cinquième rang des Africains résid<strong>en</strong>ts au Gabon<br />
<strong>en</strong> 1993 (fig. 1) derrière <strong>les</strong> Équatoguiné<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> Mali<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> Béninois et <strong>les</strong><br />
Camerounais.<br />
L’abs<strong>en</strong>ce de docum<strong>en</strong>ts écrits constituant un facteur limitant à l’étude<br />
de l’évolution du stock <strong>migratoire</strong> au fil des années, l’implantation sénégalaise<br />
sur <strong>les</strong> bords de l’Ogooué, depuis l’indép<strong>en</strong>dance, sera étudiée par<br />
rapport au statut des vagues <strong>migratoire</strong>s. Notons toutefois que cel<strong>les</strong>-ci<br />
sont imbriquées <strong>les</strong> unes <strong>les</strong> autres.<br />
1. 2. 1. L’immigration organisée ou légale<br />
Fruit des premiers accords de coopération africaine sous l’égide de<br />
l’OCAM15, dès le début des années 70, l’immigration légale concerne <strong>les</strong><br />
ouvriers qualifiés recrutés à Dakar à la suite d’appels d’offres lancés par<br />
<strong>les</strong> autorités gabonaises auprès du gouvernem<strong>en</strong>t sénégalais 16, mais aussi<br />
des contremaîtres sénégalais employés dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises françaises de<br />
travaux publics (SOCOBA, COLAS, SATOM, STS) impliquées dans <strong>les</strong><br />
pour l’acquisition de la nationalité, mais <strong>les</strong> Gabonais aux patronymes sénégalais<br />
ont dû opter, <strong>en</strong>tre autres, pour l’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ariat dans le bâtim<strong>en</strong>t et la boulangerie,<br />
<strong>en</strong> raison de la gabonisation des emplois.<br />
15 . Organisation commune africaine et malgache.<br />
16 . Bâ 1996.
106 PAPA DEMBA FALL<br />
35000<br />
30000<br />
25000<br />
20000<br />
1500030641<br />
10000 209331980318587<br />
19859<br />
5000<br />
115469098<br />
8711 5766<br />
0<br />
Fig. 1. Les <strong>migrants</strong> africains au Gabon<br />
(Source : RGPH, BCR Libreville, 1993)<br />
grands chantiers gabonais. L’expertise sénégalaise, largem<strong>en</strong>t sollicitée dans<br />
l’œuvre de construction nationale (T ransgabonais, port minéralier<br />
d’Ow<strong>en</strong>do, exploitation des gisem<strong>en</strong>ts de Moanda, etc.), favorisa un afflux<br />
de manœuvres. P<strong>en</strong>dant que certains rejoign<strong>en</strong>t leurs anci<strong>en</strong>s patrons recrutés<br />
dans le cadre de la coopération bilatérale, on assiste à l’arrivée de<br />
tâcherons qui n’avai<strong>en</strong>t aucun mal à s’employer dans la construction des<br />
logem<strong>en</strong>ts de La Peyrie, de Batavia, d’Abénélang ou de Noumbakélé.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 107<br />
Bon nombre de Sénégalais vivant dans <strong>les</strong> quartiers populaires de Libreville,<br />
Port-G<strong>en</strong>til ou Masuku (ex-Franceville), sont arrivés il y a une<br />
tr<strong>en</strong>taine d’années. Ces personnes-ressources aux cheveux grisonnants que<br />
<strong>les</strong> plus jeunes appell<strong>en</strong>t affectueusem<strong>en</strong>t « <strong>les</strong> V ieux » constitu<strong>en</strong>t la mémoire<br />
vivante de la migration sénégalaise. Leurs témoignages, recueillis<br />
au cours d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s approfondis, sont édifiants à plus d’un titre. Celui<br />
de M. Mboup17 , migrant de retour, <strong>en</strong> est une illustration :<br />
« Je suis arrivé <strong>en</strong> 1973 avec l’autorisation de ma mère et après<br />
avoir informé <strong>les</strong> musulmans de mon quartier qui devai<strong>en</strong>t désigner<br />
mon remplaçant au poste d’Imam... Les premiers mois étai<strong>en</strong>t diffici<strong>les</strong><br />
parce qu’on avait affaire à des g<strong>en</strong>s différ<strong>en</strong>ts de nous ... Le Gabon<br />
était une grande brousse sans route... J’étais cadre et très bi<strong>en</strong> payé.<br />
Au bout de sept mois, j’ai effectué le pèlerinage à La Mecque <strong>en</strong> versant<br />
700 000 F. Ma femme m’a dit que c’était beaucoup d’arg<strong>en</strong>t... Au début<br />
je travaillais à la Socoba. Son directeur était un Français, Monsieur<br />
Blanchet, qui était, j’<strong>en</strong> suis sûr , un allié de Bongo... Mon premier<br />
chantier, c’était <strong>les</strong> logem<strong>en</strong>ts 22, des « Sicap » 18, près de la cim<strong>en</strong>terie,<br />
puis j’ai réfectionné l’anci<strong>en</strong> palais présid<strong>en</strong>tiel <strong>en</strong> 1975-76 ; des Sénégalais<br />
ont construit le nouveau et actuel palais <strong>en</strong> 75-76 et l’Ambassade<br />
du Sénégal à Noumbakélé. J’étais maçon et chef de chantier de la<br />
sixième catégorie sur le contrat signé à Dakar , mais mon patron me<br />
payait un salaire de cinquième catégorie... J’ai démissionné... Les Sénégalais<br />
ont fait la grève pour qu’on me repr<strong>en</strong>ne. Le patron a eu<br />
peur , il a dit que j’étais le roi du Sénégal... Le l<strong>en</strong>demain j’ai trouvé du<br />
travail chez Batigabon qui m’a <strong>en</strong>voyé à Lambaréné, puis à Ndjolé<br />
p<strong>en</strong>dant huit ans ... Avec la Socoba, <strong>les</strong> employés étai<strong>en</strong>t regroupés<br />
dans un magasin, à Lalala. Par la suite, l’<strong>en</strong>treprise a construit de<br />
bel<strong>les</strong> baraques pour nous loger dans la brousse où l’on avait trans-<br />
17<br />
. Migrant expulsé du Gabon <strong>en</strong> 1984, résidant au quartier Cheikh W ade, Dakar-<br />
Guédiawaye.<br />
18<br />
. Allusion aux logem<strong>en</strong>ts-clés <strong>en</strong> mains construits au Sénégal par la Société immobilière<br />
du Cap-V ert (SICAP) qui sont le symbole de l’urbanisation à l’occid<strong>en</strong>tale<br />
des capita<strong>les</strong> africaines.
108 PAPA DEMBA FALL<br />
formé le magasin <strong>en</strong> mosquée... Un jour, j’ai r<strong>en</strong>contré un Sénégalais<br />
qui v<strong>en</strong>ait du Cameroun. Il a marché pour <strong>en</strong>trer au Gabon. Il m’a dit<br />
qu’ils étai<strong>en</strong>t huit personnes au départ, <strong>les</strong> six sont mortes <strong>en</strong> cours de<br />
route... Sur la poitrine des morts, ils avai<strong>en</strong>t déposé leurs cartes d’id<strong>en</strong>tité<br />
avant de continuer leur chemin. C’est un T oucouleur qui est toujours<br />
au Gabon. Il vi<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t à Dakar . Au Gabon, nous avions<br />
trouvé quelques fonctionnaires comme Ndour , Niang et Mb<strong>en</strong>gue,<br />
à Lambaréné. Il y avait aussi de bons bijoutiers comme El Hadji Guèye,<br />
à Noumbakélé, qui était le bijoutier de Bongo. Mamadou Guèye, lui,<br />
est mort (PSL). En 1982, mon patron m’a appelé pour me dire de pr<strong>en</strong>dre<br />
mon diplôme ... Un jour, <strong>en</strong> plein chantier, il a fait v<strong>en</strong>ir tout le<br />
monde et il a dit : M., peux-tu prouver que tu es qualifié ? J’ai sorti<br />
mon diplôme de ma poche parce que <strong>les</strong> Gabonais souhaitai<strong>en</strong>t mon<br />
départ. Monsieur R. a dit que M. est là parce qu’il est meilleur que<br />
vous. C’est vrai que <strong>les</strong> choses ne marchai<strong>en</strong>t pas comme avant. Un<br />
chef de chantier s’<strong>en</strong> aperçoit mieux... Quand j’ai compris qu’on me<br />
faisait la guerre, j’avais décidé d’ouvrir ma propre <strong>en</strong>treprise avec un<br />
Gabonais qui devait <strong>en</strong> être le directeur. J’ai versé une caution de trois<br />
millions... Je suis v<strong>en</strong>u à Dakar pour chercher mes <strong>en</strong>fants qui pouvai<strong>en</strong>t<br />
travailler avec moi... De retour au Gabon, j’ai eu des problèmes...<br />
L’Aéroport avait été confié à Marie-Louise ; elle est Fang... Les<br />
Fangs sont méchants... J’ai été gardé onze jours à la police de l’Aéroport<br />
quand je suis rev<strong>en</strong>u le lundi payer 35 000 F parce que ma carte<br />
de séjour était périmée d’un jour... J’avais laissé à Lambaréné deux<br />
voitures de marque ISUZU, ma retraite et mes trois millions... Je veux<br />
aller là-bas pour <strong>les</strong> récupérer. J’ai tout essayé mais ce n’est pas possible...<br />
J’étais presque fou au début ; ce sont mes amis qui m’ont calmé<br />
mais je n’ai pas oublié . »<br />
Ce témoignage, choisi parmi tant d’autres, <strong>en</strong> raison de son caractère<br />
peu banal et de la notoriété de son auteur , se situe à la croisée des cursus<br />
<strong>migratoire</strong>s. Comme <strong>les</strong> ouvriers v<strong>en</strong>us avec un contrat de travail, l’auteur<br />
peut se prévaloir d’avoir connu l’âge d’or du Gabon avant de verser dans<br />
l’infortune. Pour eux, l’émigration avait été un choix nécessaire à la diffé-
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 109<br />
r<strong>en</strong>ce des néo-<strong>migrants</strong> qui y seront contraints, comme <strong>les</strong> « g<strong>en</strong>s du<br />
voyage » originaires du Nord du Sénégal.<br />
Sans qu’il soit toujours pertin<strong>en</strong>t d’établir un li<strong>en</strong> de cause à effet <strong>en</strong>tre<br />
crise et émigration, <strong>en</strong>tre sécheresse de la vallée du fleuve Sénégal et prospérité<br />
gabonaise des années 70 par exemple, on peut p<strong>en</strong>ser que <strong>les</strong> migrations<br />
toucouleur ou soninké vers le Gabon sont liées à la dégradation des<br />
conditions <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> (baisse de la pluviométrie et/ou désertification),<br />
même si bi<strong>en</strong> d’autres considérations prédisposai<strong>en</strong>t à l’exil 19 .<br />
La généralisation de la migration aux Wolof (Walo-walo et Baol-baol)<br />
est motivée par « une différ<strong>en</strong>ce escomptée » de rev<strong>en</strong>us20 . Encouragées et<br />
sout<strong>en</strong>ues par <strong>les</strong> famil<strong>les</strong>, ces migrations plac<strong>en</strong>t leurs auteurs dans une<br />
situation toute particulière. El<strong>les</strong> symbolis<strong>en</strong>t le désarroi des populations<br />
du bassin arachidier qui investiss<strong>en</strong>t dans la migration pour <strong>en</strong> tirer une<br />
r<strong>en</strong>te de situation21 .<br />
Dans le cadre de l’immigration institutionnelle, le Gabon fit égalem<strong>en</strong>t<br />
appel à la coopération sénégalaise dans le domaine de l’éducation. La perspective<br />
d’un départ vers le Gabon constituait une telle bouffée d’oxygène<br />
pour <strong>les</strong> diplômés de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur – qui trouvai<strong>en</strong>t difficilem<strong>en</strong>t<br />
un emploi dans la fonction publique sénégalaise – que l’Ambassade<br />
du Gabon, devant l’afflux des candidats, procéda unilatéralem<strong>en</strong>t à des<br />
recrutem<strong>en</strong>ts sans att<strong>en</strong>dre la signature d’une conv<strong>en</strong>tion intergouvernem<strong>en</strong>tale22.<br />
On dénombre, <strong>en</strong> 1997, près d’une c<strong>en</strong>taine d’<strong>en</strong>seignants sénégalais<br />
opérant dans le public comme dans le privé catholique ou protestant.<br />
Ils ne sont pas tous logés à la même <strong>en</strong>seigne. En fonction de leurs<br />
statuts et des avantages qui y sont liés, on peut distinguer trois catégories<br />
d’<strong>en</strong>seignants :<br />
19<br />
. Voir <strong>en</strong> particulier : Diop 1965 ; Delaunay 1984 ; Traoré 1994.<br />
20<br />
. Lalou 1996.<br />
21<br />
. Fall 1991.<br />
L’auteur souligne que <strong>les</strong> famil<strong>les</strong> comptant <strong>en</strong> leur sein des <strong>migrants</strong> se trouv<strong>en</strong>t<br />
dans de meilleures conditions de vie que cel<strong>les</strong> qui n’<strong>en</strong> ont pas.<br />
22<br />
. Les informations recueillies auprès du Ministère de l’Éducation nationale du<br />
Sénégal (Direction de l’Enseignem<strong>en</strong>t moy<strong>en</strong> général) soulign<strong>en</strong>t, de manière unanime,<br />
le non-respect des dispositions réglem<strong>en</strong>taires <strong>en</strong> matière de coopération internationale<br />
par rapport aux <strong>en</strong>seignants travaillant avec un statut de coopérant,<br />
notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> matière de reversem<strong>en</strong>t des cotisations <strong>en</strong> vue de la retraite.
110 PAPA DEMBA FALL<br />
– <strong>les</strong> « coopérants » recrutés, comme l’indique leur nom, dans le cadre<br />
des accords sénégalo-gabonais et qui sont au nombre de onze ;<br />
– <strong>les</strong> « contractuels recrutés à Dakar » qui bénéfici<strong>en</strong>t, par exemple,<br />
d’un billet de vacances tous <strong>les</strong> deux ans de même que <strong>les</strong> membres de<br />
leurs famil<strong>les</strong> ;<br />
– <strong>les</strong> « contractuels à contrat local » ou <strong>en</strong>seignants recrutés sur place.<br />
Certains d’<strong>en</strong>tre eux sont v<strong>en</strong>us de leur propre chef, notamm<strong>en</strong>t à partir<br />
de la Côte-d’Ivoire où ils avai<strong>en</strong>t fait leurs premières armes de « merc<strong>en</strong>aires<br />
» 23 . C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger <strong>les</strong> <strong>en</strong>seignants recrutés<br />
à Dakar mais qui n’ont signé leurs contrats qu’à leur arrivée au Gabon : ils<br />
perd<strong>en</strong>t ainsi, bi<strong>en</strong> des avantages.<br />
Cet exode de cerveaux vers le Gabon constitue une nouveauté dans l’émigration<br />
sénégalaise des années quatre-vingt. Il n’atteint certes pas <strong>les</strong> mêmes<br />
proportions qu’au Ghana24 ou au Nigeria25 mais, à la différ<strong>en</strong>ce de ces<br />
pays où le départ des intellectuels est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t lié à l’avènem<strong>en</strong>t<br />
des régimes militaires, peu <strong>en</strong>clins à cohabiter avec eux, <strong>les</strong> cas notés<br />
au Sénégal ont principalem<strong>en</strong>t des motivations économiques. Ils ont été<br />
amplifiés par la saturation du marché de l’emploi, inhér<strong>en</strong>te aux politiques<br />
d’ajustem<strong>en</strong>t structurel. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’<strong>en</strong> dépit<br />
du manque de professeurs dans <strong>les</strong> disciplines sci<strong>en</strong>tifiques et des nombreuses<br />
grèves que cette situation a occasionnées dans <strong>les</strong> lycées et collèges,<br />
l’État sénégalais n’a adopté aucune disposition visant à décourager<br />
ces initiatives. Des sportifs de premier plan pr<strong>en</strong>dront égalem<strong>en</strong>t part à ce<br />
phénomène d’un g<strong>en</strong>re nouveau (footballeurs et handballeurs), de même<br />
qu’un nombre limité de technici<strong>en</strong>s supérieurs, parfois hautem<strong>en</strong>t qualifiés,<br />
que l’on retrouve dans l’industrie minière, l’exploitation pétrolière notamm<strong>en</strong>t.<br />
23 . Expression consacrée des milieux <strong>en</strong>seignants sénégalais servant à désigner<br />
ceux qui, <strong>en</strong> plus de leurs horaires officiels, consacr<strong>en</strong>t quelques heures de cours<br />
aux collèges privés ou à des particuliers afin de trouver des ressources additionnel<strong>les</strong>.<br />
Le terme s’est généralisé à tous <strong>les</strong> <strong>en</strong>seignants qui privilégi<strong>en</strong>t la recherche<br />
de gains importants.<br />
24 . Adepoju 1990.<br />
25 . Makinwa-Adebusoye 1992 ; Fadayomi 1995.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 111<br />
1. 2. 2. L’immigration irrégulière ou souterraine<br />
Les informations disponib<strong>les</strong> indiqu<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> plus gros conting<strong>en</strong>ts de<br />
Sénégalais sont arrivés au Gabon à partir de 1980. Ils sont principalem<strong>en</strong>t<br />
constitués d’« av<strong>en</strong>turiers » sans véritable qualification professionnelle et<br />
de « Sénégalais de la conjoncture », c’est-à-dire de cadres subalternes de<br />
l’administration, victimes de la restructuration du secteur public sénégalais,<br />
qui n’hésit<strong>en</strong>t pas à se reconvertir dans l’informel 26 .<br />
Confrontés à d’innombrab<strong>les</strong> difficultés, ces derniers ne céderont pas au<br />
découragem<strong>en</strong>t, obnubilés qu’ils sont par la réussite. Le récit de A. Niagany27 est, à cet égard, révélateur. C’est celui d’une autre catégorie de <strong>migrants</strong><br />
arrivés par leurs propres moy<strong>en</strong>s :<br />
« Je suis <strong>en</strong>tré au Gabon <strong>en</strong> 1978 après deux années de<br />
travail au Mali, à Ouagadougou, <strong>en</strong> Côte-d’Ivoire et au<br />
Cameroun. Un ami d’<strong>en</strong>fance m’a prêté de l’arg<strong>en</strong>t parce<br />
que je voulais le rejoindre... Les camarades qui étai<strong>en</strong>t<br />
partis rev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t toujours avec beaucoup d’arg<strong>en</strong>t et se mariai<strong>en</strong>t,<br />
tandis que ceux qui restai<strong>en</strong>t au village comme<br />
nous ne pouvai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> faire. Au Gabon, c’est aujourd’hui<br />
très dur, mais c’est quand même bon. »<br />
À cette catégorie de <strong>migrants</strong>, il convi<strong>en</strong>t d’ajouter des Sénégalais v<strong>en</strong>us<br />
des pays limitrophes. En effet, le Gabon est aussi, <strong>en</strong> raison de sa stabilité<br />
politique, la base arrière d’une bonne partie des <strong>migrants</strong> sénégalais<br />
d’<strong>Afrique</strong> c<strong>en</strong>trale. Chaque fois que des troub<strong>les</strong> politiques secou<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />
pays voisins, ils choisiss<strong>en</strong>t spontaném<strong>en</strong>t de s’y replier <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant que<br />
la situation redevi<strong>en</strong>ne normale.<br />
Notons, <strong>en</strong>fin, que si <strong>les</strong> migrations officiel<strong>les</strong> ont parfois <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dré l’arrivée,<br />
même tardive, des famil<strong>les</strong> de <strong>migrants</strong> réguliers, l’émigration clandestine<br />
est presque toujours l’affaire d’hommes seuls.<br />
26 . Jespers<strong>en</strong> 1992.<br />
27 . Migrant soniké, originaire de D., commerçant au marché Membowé.
112 PAPA DEMBA FALL<br />
1. 2. 3. Caractéristiques de la migration<br />
Sans <strong>en</strong>trer dans le détail de la sociologie des <strong>migrants</strong>, on peut dire<br />
qu’ils sont jeunes (53 % ont <strong>en</strong>tre 20 et 35 ans) et de sexe masculin (87 %),<br />
même si <strong>les</strong> études réc<strong>en</strong>tes not<strong>en</strong>t de nouvel<strong>les</strong> t<strong>en</strong>dances, avec l’<strong>en</strong>trée<br />
<strong>en</strong> scène des femmes dans le commerce, la restauration et la prostitution28 .<br />
Un autre fait majeur de cette migration, par rapport à la problématique<br />
privilégiée dans cette étude, est sa conc<strong>en</strong>tration spatiale. En effet,<br />
la distribution géographique des Sénégalais à partir des sources consulaires<br />
indique une conc<strong>en</strong>tration dans <strong>les</strong> vil<strong>les</strong>. Cel<strong>les</strong>-ci constitu<strong>en</strong>t, pour<br />
85 % des <strong>migrants</strong>, <strong>les</strong> lieux de résid<strong>en</strong>ce : Libreville (68 %), Port-G<strong>en</strong>til<br />
(16 %) et (11 %) dans <strong>les</strong> autres vil<strong>les</strong> secondaires. Nous verrons plus loin<br />
comm<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> choisissant la ville pour réaliser son dessein, le migrant r<strong>en</strong>d<br />
ainsi plus visible sa prés<strong>en</strong>ce29 .<br />
Expression du fonctionnem<strong>en</strong>t et du dynamisme de la migration, le regroupem<strong>en</strong>t<br />
des communautés étrangères dans <strong>les</strong> pays d’accueil s’appuie<br />
sur des valeurs propres. Il sécrète ainsi une culture <strong>migratoire</strong> lui permettant<br />
de répondre aux exig<strong>en</strong>ces de l’éloignem<strong>en</strong>t et de l’insertion du migrant,<br />
du moins durant <strong>les</strong> années de gestation de l’émigration.<br />
En offrant au migrant le refuge indisp<strong>en</strong>sable, la communauté d’origine<br />
constitue sa principale référ<strong>en</strong>ce. Ainsi, <strong>les</strong> réseaux mis <strong>en</strong> place au<br />
bout d’une longue tradition d’émigration ont fait du Gabon la quatrième<br />
destination des Sénégalais <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong>, derrière la Gambie, la Côte-d’Ivoire<br />
et la Guinée-Bissau.<br />
La figure 2 indique, <strong>en</strong> dépit des réserves déjà formulées quant à la<br />
fiabilité des chiffres, que l’émigration sénégalaise <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> a pour terrain<br />
privilégié l’<strong>Afrique</strong> de l’Ouest, comme l’ont déjà souligné de nombreuses<br />
études30, mais <strong>les</strong> vicissitudes politiques combinées à la crise économi-<br />
28 . Voir note 16.<br />
29 . Résultat de la conjugaison du croît naturel, de l’exode rural et de l’immigration,<br />
la population urbaine gabonaise (21 % <strong>en</strong> 1965, 36 % <strong>en</strong> 1980, 43 % <strong>en</strong> 1987, 46 %<br />
<strong>en</strong> 1992) est conc<strong>en</strong>trée dans trois vil<strong>les</strong> principa<strong>les</strong> dont l’évolution démographique<br />
est spectaculaire.<br />
30 . Russel, Jacobs<strong>en</strong> & Stanley 1990 ; Becker 1994 ; CERPOD 1995.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 113<br />
Fig. 2. Principa<strong>les</strong> destinations des <strong>migrants</strong> sénégalais <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong><br />
(Sources : MAESE, Direction des Sénégalais de l’Extérieur, 1996)<br />
que ont accru l’intérêt pour l’<strong>Afrique</strong> c<strong>en</strong>trale, <strong>en</strong> particulier , le Gabon, à<br />
partir de 1980. Dès lors que <strong>les</strong> chemins qui <strong>les</strong> mèn<strong>en</strong>t vers la destination<br />
finale sont parsemés d’embûches31 , <strong>les</strong> <strong>migrants</strong> sont convaincus de la nécessité<br />
de resserrer leurs rangs pour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> le projet <strong>migratoire</strong>.<br />
1. 3. Les Gabonaabé : une solidarité agissante<br />
À l’instar des différ<strong>en</strong>ts courants <strong>migratoire</strong>s observés dans le monde,<br />
l’émigration sénégalaise s’appuie sur des réseaux de sociabilité qui favoris<strong>en</strong>t<br />
l’accueil et l’insertion des nouveaux v<strong>en</strong>us. De la même manière que<br />
leurs concitoy<strong>en</strong>s qui ont investi <strong>les</strong> différ<strong>en</strong>ts bassins <strong>migratoire</strong>s de la<br />
31 . Bredeloup 1992.
114 PAPA DEMBA FALL<br />
planète32 , <strong>les</strong> <strong>migrants</strong> sénégalais du Gabon sont remarquablem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong><br />
organisés. Ils ont construit, au fil des années, un espace socialisé sur leur<br />
terre d’accueil. Bi<strong>en</strong> que constituée de sous-<strong>en</strong>semb<strong>les</strong> qui port<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />
marques distinctives des différ<strong>en</strong>ts groupes ethniques qui la compos<strong>en</strong>t, la<br />
communauté sénégalaise forme un bloc soudé avec le wolof pour principale<br />
langue de communication des Sénégalais de l’extérieur . De même, la<br />
singularisation du champ <strong>migratoire</strong> sénégalais <strong>en</strong> terre gabonaise trouve<br />
ses racines dans l’islam et <strong>les</strong> valeurs culturel<strong>les</strong> spécifiques des immigrés<br />
et non dans le nombre. Les lieux de culte, ainsi que <strong>les</strong> regroupem<strong>en</strong>ts<br />
confrériques (Xadaratul jumaa ou regroupem<strong>en</strong>t durant <strong>les</strong> nuits de jeudi<br />
à v<strong>en</strong>dredi des populations de la vallée, ou <strong>les</strong> dahira mourides), et <strong>les</strong><br />
manifestations culturel<strong>les</strong> constitu<strong>en</strong>t un dénominateur commun autour<br />
duquel se construis<strong>en</strong>t, puis se consolid<strong>en</strong>t la pratique de la migration et<br />
son homogénéisation id<strong>en</strong>titaire. On <strong>en</strong> trouve l’expression la plus visible<br />
dans le quartier de Lalala, à Libreville, qui consacre l’aboutissem<strong>en</strong>t d’un<br />
appr<strong>en</strong>tissage et d’une maîtrise communautaire de l’espace <strong>migratoire</strong>.<br />
Les nombreuses associations fondées sur la profession, la caste, l’ethnie,<br />
la région ou le village d’origine n’ont pas vocation à rev<strong>en</strong>diquer des<br />
droits, mais el<strong>les</strong> constitu<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> période de crise surtout, <strong>les</strong> auxiliaires<br />
incontournab<strong>les</strong> de l’administration tant sénégalaise que gabonaise. Par<br />
leur <strong>en</strong>tremise, le migrant arrive presque toujours à surmonter <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong><br />
quotidi<strong>en</strong>s de la migration malgré l’essoufflem<strong>en</strong>t des réseaux 33. La<br />
crise a certes ébranlé la solidarité lég<strong>en</strong>daire dont faisai<strong>en</strong>t preuve <strong>les</strong> primo<strong>migrants</strong>,<br />
mais elle a aussi provoqué une multiplication des réseaux. Les<br />
réseaux d’<strong>en</strong>tre-aide ne sont certes pas toujours visib<strong>les</strong>, mais ils peuv<strong>en</strong>t,<br />
à l’occasion, se mobiliser et insuffler une dynamique nouvelle chez <strong>les</strong> <strong>migrants</strong>.<br />
32 . Sané 1993 ; Schmidt di Friedberg 1995 ; Ebin 1993 ; Robin 1997.<br />
33 . Bâ 1995 ; Bredeloup 1995a.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 115<br />
2. L’IMMIGRATION À L’ÉPREUVE DU TEMPS : L’ÉVOLUTION<br />
DU DISCOURS MIGRATOIRE AU GABON<br />
Il n’existe pas, à proprem<strong>en</strong>t parler, de politique <strong>migratoire</strong> au Gabon<br />
comme dans bi<strong>en</strong> des pays africains 34 . Cep<strong>en</strong>dant, l’observation minutieuse<br />
des attitudes ou comportem<strong>en</strong>ts vis-à-vis de l’immigration permet d’opposer,<br />
dans le temps, deux discours situés aux antipodes l’un de<br />
l’autre :<br />
– le premier, de l’indép<strong>en</strong>dance au début des années 70, fait de l’immigré<br />
un part<strong>en</strong>aire dans la construction du pays ;<br />
– le second, plus réc<strong>en</strong>t, voilé au début et clairem<strong>en</strong>t exprimé par la<br />
suite, pr<strong>en</strong>d une tonalité xénophobe qui atteindra des sommets <strong>en</strong>tre 1990<br />
et 1995.<br />
Entre ces deux périodes, l’année 1985, date des premières mesures restrictives<br />
<strong>en</strong> matière d’immigration apparaît comme une date charnière.<br />
Marquées par <strong>les</strong> politiques d’ajustem<strong>en</strong>t structurel, <strong>les</strong> années 80 introduis<strong>en</strong>t<br />
une nouvelle donne dans l’immigration gabonaise : el<strong>les</strong> constitu<strong>en</strong>t<br />
un véritable tournant dans la perception de l’étranger.<br />
2. 1. Le Gabon terre d’accueil (1960-1985)<br />
La lég<strong>en</strong>daire faib<strong>les</strong>se de la d<strong>en</strong>sité de peuplem<strong>en</strong>t d’un territoire de<br />
267 667 km2 regorgeant de richesses considérab<strong>les</strong> a favorisé, dès l’indép<strong>en</strong>dance,<br />
une migration de travail, ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t alim<strong>en</strong>tée par <strong>les</strong> pays<br />
limitrophes. Le sous-peuplem<strong>en</strong>t (1,68 hbt/km2 <strong>en</strong> 1961) ou déficit humain<br />
35, combiné à l’inégale répartition de la population, faisait de l’immigré<br />
le bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>u. En réalité, le recours à la main-d’œuvre étrangère qui <strong>en</strong> a<br />
résulté, après l’indép<strong>en</strong>dance, est un legs de l’administration coloniale française<br />
qui le favorisa dans beaucoup de territoires africains36. À l’image de la Côte-d’Ivoire qui fit appel aux Voltaïques (actuels<br />
34 . Brou et Charbit 1994.<br />
35 . Bouquerel 1970.<br />
36 . Chall<strong>en</strong>or 1979.
116 PAPA DEMBA FALL<br />
Burkinabè) pour <strong>les</strong> besoins de son développem<strong>en</strong>t agricole37 , le Gabon définira<br />
des conditions avantageuses pour <strong>les</strong> travailleurs expatriés dont l’installation<br />
ne fut soumise qu’à la seule formalité du visa de l’Office national<br />
de la main-d’œuvre et ferma <strong>les</strong> yeux sur la migration clandestine. Pour<br />
pallier <strong>les</strong> défaillances du peuple gabonais, quand il s’est agi de relever <strong>les</strong><br />
Europé<strong>en</strong>s, l’africanisation des emplois fut le premier slogan des pères de<br />
l’indép<strong>en</strong>dance. Consci<strong>en</strong>ts de la l<strong>en</strong>teur des effets de la politique démographique<br />
incitative (allocations familia<strong>les</strong>, gratuité des soins de santé et d’éducation,<br />
etc.), le pouvoir politique n’avait d’autre choix que de favoriser l’immigration.<br />
Dans un pays qui dégage des excéd<strong>en</strong>ts commerciaux substantiels, l’afflux<br />
des étrangers passait inaperçu tant que le libéralisme économique attirait<br />
<strong>les</strong> investissem<strong>en</strong>ts privés dans <strong>les</strong> <strong>en</strong>treprises, presque toutes créées<br />
<strong>en</strong>tre 1960 et 1970. La manne pétrolière et l’exploitation forestière (okoumé)<br />
favorisai<strong>en</strong>t l’État-Provid<strong>en</strong>ce et la politique des grands travaux qui<br />
s’ouvrai<strong>en</strong>t un peu partout38 avant que <strong>les</strong> inquiétants signes macro-économiques,<br />
perceptib<strong>les</strong> dès 1973, la détérioration des termes de l’échange et<br />
le choc pétrolier n’amplifi<strong>en</strong>t le marasme économique. Celui-ci ne décourage<br />
cep<strong>en</strong>dant pas le migrant dans la mesure où le projet <strong>migratoire</strong> ne se<br />
fie pas aux indicateurs économiques, mais à une image intériorisée et<br />
indestructible.Toutefois, la mauvaise santé de l’économie gabonaise, qui se<br />
traduit par une baisse des investissem<strong>en</strong>ts intérieurs bruts (7,3 % <strong>en</strong>tre<br />
1965-73, -0,3 % <strong>en</strong>tre 1973-80 et -3 % <strong>en</strong>tre 1980-87) et, par voie de conséqu<strong>en</strong>ce,<br />
de l’offre d’emploi, avive la t<strong>en</strong>sion sociale et influ<strong>en</strong>ce largem<strong>en</strong>t<br />
l’attitude <strong>en</strong> matière d’immigration.<br />
2. 2. Les <strong>migrants</strong> « boucs émissaires »<br />
Plusieurs facteurs, d’importance inégale, sous-t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t le changem<strong>en</strong>t<br />
de cap opéré depuis 1985 <strong>en</strong> matière d’immigration. Ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’ajouter,<br />
de manière concomitante, à la morosité économique et peser lourdem<strong>en</strong>t<br />
37 . Brou 1992.<br />
38 . Saint Paul 1989.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 117<br />
sur le destin du migrant. Quels sont <strong>les</strong> fondem<strong>en</strong>ts de cette évolution ?<br />
Comm<strong>en</strong>t se traduis<strong>en</strong>t-ils dans <strong>les</strong> faits ?<br />
La face, la dégradation des conditions de vie et l’abs<strong>en</strong>ce de perspectives<br />
de relance ayant conduit à la dévaluation du franc CFA, <strong>en</strong> janvier<br />
1994, constitu<strong>en</strong>t un facteur décisif. Paradoxalem<strong>en</strong>t, l’espoir qui <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t<br />
la flamme <strong>migratoire</strong> reste d’autant plus vivace que le Gabon semble<br />
mieux loti que d’autres pays africains (tabl. 2), mais, à l’intérieur du pays,<br />
cette situation met <strong>en</strong> relief le migrant et précarise sa condition. Elle <strong>en</strong>tame<br />
l’hospitalité du peuple gabonais vis-à-vis de « celui qui vi<strong>en</strong>t manger<br />
son pain ».<br />
Tabl. 2. Situation économique dans quelques pays africains<br />
Pays Population 1992 PIB 1993 PNB/hbt Variation PNB/<br />
(<strong>en</strong> millions hbts) (<strong>en</strong> milliards <strong>en</strong> dollars % annuel<br />
de $<br />
Sénégal 8,03 5,867 730 - 0,3<br />
Gabon 1,23 5,000 4050 - 1,7<br />
Côte-d’Ivoire 13,32 8,397 630 - 5,2<br />
Cameroun 12,54 9,663 770 - 7,3<br />
Congo 2,51 2,318 920 - 1,9<br />
Angola 9,73 - - - 0,9<br />
<strong>Afrique</strong> du 40,70 118,50 290 - 1,5<br />
Source : Banque mondiale, citée par « Le Monde, Bilan économique et social », 1994,<br />
p. 108.
118 PAPA DEMBA FALL<br />
La variable économique, considérée comme vecteur39ou fondem<strong>en</strong>t du<br />
protectionnisme40 , trouve ici un terrain favorable d’expérim<strong>en</strong>tation. Dans<br />
l’exemple gabonais, elle constitue certes un postulat indéniable dans la compréh<strong>en</strong>sion<br />
de l’attrait, puis de la répulsion, mais elle n’<strong>en</strong> demeure pas<br />
moins un paradigme. Aussi peut-on affirmer que son impact41 sur <strong>les</strong> premières<br />
mesures d’expulsion (10 000 Béninois <strong>en</strong> 1978) est réel, mais d’autres<br />
considérations <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ligne de compte. Il faudra d’ailleurs att<strong>en</strong>dre 1985<br />
pour que soi<strong>en</strong>t adoptées <strong>les</strong> premières mesures législatives <strong>en</strong> matière<br />
d’immigration.<br />
Dès lors, l’interrogation sur <strong>les</strong> mesures visant à limiter l’immigration<br />
et leur affirmation appell<strong>en</strong>t d’autres paramètres au premier rang desquels<br />
figur<strong>en</strong>t la croissance démographique et l’évolution politique du Gabon. En<br />
effet, le comblem<strong>en</strong>t progressif du vide démographique par une croissance<br />
naturelle sout<strong>en</strong>ue (tabl. 3) et <strong>les</strong> efforts de formation qui ont comm<strong>en</strong>cé à<br />
produire leurs effets, à partir de 1980, laiss<strong>en</strong>t peu de place à l’immigration,<br />
mais cette assertion n’est valable que dans le secteur formel. L’exemple<br />
gabonais montre que <strong>les</strong> dispositions restrictives n’ont que peu d’effets<br />
sur l’insertion économique des étrangers. Ces derniers sont plus actifs dans<br />
le secteur informel dont ils contrôl<strong>en</strong>t, à la faveur de stratégies transnationa<strong>les</strong>42,<br />
des pans <strong>en</strong>tiers notamm<strong>en</strong>t l’approvisionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> d<strong>en</strong>rées de<br />
première nécessité et <strong>en</strong> bi<strong>en</strong>s d’équipem<strong>en</strong>t.<br />
39 . Tapinos 1993 ; Amin 1995 ; Stalker 1995.<br />
40 . Straubhar 1991 ; Schoorl 1995.<br />
41 . Lututala 1995 ; Lalou 1996.<br />
42. La connexion des réseaux <strong>migratoire</strong>s sénégalais fait l’objet de développem<strong>en</strong>t<br />
nouveaux notamm<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> pays du Nord. Voir Ebin 1990 ; Schmidt di Friedberg 1993 ;<br />
Suarez-Navaz 1995 ; Bruneau 1995.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 119<br />
Tabl. 3 . Évolution de la population gabonaise ( 1921-1991)<br />
Année Population D<strong>en</strong>sité hbts/km 2 % étrangers<br />
1921 338 000 1,26<br />
1926 407 185 1,52<br />
1950 405 400 1,51<br />
1953 487 000 1,81<br />
1959 421 000 1,57<br />
1961 448 000 1,68 4,7 %<br />
1975 500 000 1,86<br />
1980 650 000 2,42<br />
1985 817 000 3,05<br />
1990 1 009 000 3,76<br />
1991 1 011 710 3,77 22,4 %<br />
Sources : Atlas Jeune <strong>Afrique</strong> 1973 ; Rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t général de la Population du<br />
Gabon 1993 ; Cerpod 1995.<br />
Le tableau ci-dessus indique que la croissance démographique n’explique<br />
qu’<strong>en</strong> partie le rejet de l’émigré. Exception faite des zones urbaines où<br />
le migrant est un sérieux concurr<strong>en</strong>t du Gabonais, l’élan démographique<br />
reste très faible comparé aux autres pays du T iers-Monde. Même conjuguée<br />
à la crise économique, la croissance de la population ne lève qu’un<br />
coin du voile sur <strong>les</strong> motivations de la politique de gabonisation initiée <strong>en</strong><br />
1985. En optant pour la préfér<strong>en</strong>ce nationale <strong>en</strong> matière d’emploi salarié,<br />
le gouvernem<strong>en</strong>t accédait à une rev<strong>en</strong>dication populaire qui ne remet pas<br />
fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cause la prés<strong>en</strong>ce étrangère sur le sol gabonais. Du
120 PAPA DEMBA FALL<br />
reste, seuls 500 clandestins, dont 33 Sénégalais, feront l’objet d’expulsion<br />
<strong>en</strong> juillet 1988.<br />
Le facteur déterminant, dans <strong>les</strong> fondem<strong>en</strong>ts de l’attitude anti-<strong>migratoire</strong>,<br />
est sans aucun doute l’évolution politique qu’a connue l’<strong>Afrique</strong> dans<br />
<strong>les</strong> années 90. En effet, si le Parti-État pouvait à lui seul influ<strong>en</strong>cer , voire<br />
réprimer, <strong>les</strong> s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts de xénophobie, le v<strong>en</strong>t de la démocratie a pesé<br />
d’un poids certain sur <strong>les</strong> comportem<strong>en</strong>ts des autorités. En effet, le Gabonais<br />
moy<strong>en</strong> qui voyage peu, <strong>en</strong> raison des justifications qu’il doit fournir ,<br />
accepte difficilem<strong>en</strong>t la prés<strong>en</strong>ce sur son sol d’une importante population<br />
étrangère : 22, 44 % <strong>en</strong> 1993 43 . On retrouve ici la question du seuil de<br />
tolérance <strong>en</strong> matière d’immigration – largem<strong>en</strong>t battue <strong>en</strong> brèche par des<br />
études sci<strong>en</strong>tifiques – dont le rôle sera décisif dans l’attitude du gouvernem<strong>en</strong>t<br />
vis-à-vis de la prés<strong>en</strong>ce étrangère. Le peuple se faisait l’écho du malaise<br />
social relayé par <strong>les</strong> médiats et pris <strong>en</strong> compte par des hommes politiques<br />
dev<strong>en</strong>us <strong>les</strong> porte-drapeaux d’un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t national ou nationaliste<br />
<strong>en</strong> développem<strong>en</strong>t. Ainsi, à partir de 1990, la question de l’immigration<br />
devi<strong>en</strong>t un thème c<strong>en</strong>tral dans le discours politique. Les positions ouvertem<strong>en</strong>t<br />
xénophobes de la population sont reprises par <strong>les</strong> opposants qui s’<strong>en</strong><br />
pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ouvertem<strong>en</strong>t au Présid<strong>en</strong>t de la République prés<strong>en</strong>té comme «<br />
celui qui a fait v<strong>en</strong>ir <strong>les</strong> indésirab<strong>les</strong> ». La légitimité populaire de la rev<strong>en</strong>dication<br />
anti-immigrée pousse alors Bongo à lâcher du <strong>les</strong>t 44.<br />
Aux départs, consécutifs aux émeutes anti-gouvernem<strong>en</strong>ta<strong>les</strong> de 1990<br />
qui ont fait naître la panique dans <strong>les</strong> milieux immigrés, s’ajouteront <strong>les</strong><br />
expulsions de 1991 concernant ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t <strong>les</strong> Mali<strong>en</strong>s, <strong>les</strong> Nigerians<br />
et <strong>les</strong> Équatoguiné<strong>en</strong>s. Mais ces expulsions, dont le Gabon n’a ni le monopole<br />
ni la paternité 45, atteindront leur paroxysme <strong>en</strong> 1995 après la mise <strong>en</strong><br />
place d’un Commissariat à la Gabonisation (1992).<br />
Boucs émissaires commodes, accusés de tous <strong>les</strong> maux, <strong>les</strong> immigrés des<br />
matiti (quartiers populaires) sont t<strong>en</strong>us pour responsab<strong>les</strong> de la criminalité<br />
et de l’insécurité qui règn<strong>en</strong>t dans <strong>les</strong> c<strong>en</strong>tres urbains. Le développe-<br />
43 . CERPOD 1995.<br />
44 . Voir: JAE, juin 1995 et le tract du mystérieux «Comité des chômeurs de Libreville»m<strong>en</strong>açant<br />
de mort <strong>les</strong> étrangers, notamm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> Français.<br />
45 . Afolayan 1988 ; Bredeloup 1995b.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 121<br />
m<strong>en</strong>t des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts nationalistes ou xénophobes trouv<strong>en</strong>t très vite un<br />
écho favorable. Si le caractère fonctionnel du discours xénophobe n’est plus<br />
à démontrer <strong>en</strong> ce qu’il atténue <strong>les</strong> t<strong>en</strong>sions interethniques lat<strong>en</strong>tes au<br />
Gabon, sa prise <strong>en</strong> compte progressive dans le débat politique, que certains<br />
estim<strong>en</strong>t être à l’origine de la victoire de l’opposition aux élections municipa<strong>les</strong><br />
de Libreville <strong>en</strong> novembre 1996 46 , constitue une source supplém<strong>en</strong>taire<br />
d’inquiétudes pour <strong>les</strong> étrangers. Dès le mois d’août 1994, le souci de<br />
repr<strong>en</strong>dre le dessus sur ses adversaires politiques pousse le gouvernem<strong>en</strong>t<br />
à annoncer une série de mesures visant à lutter contre le chômage et la<br />
recrudesc<strong>en</strong>ce du banditisme. En invitant « <strong>les</strong> immigrés à se régulariser<br />
ou à quitter le territoire gabonais avant le 31 janvier 1995 » , il accédait<br />
ainsi à une rev<strong>en</strong>dication de plus <strong>en</strong> plus pressante 47 .<br />
Sans nous appesantir sur le bi<strong>en</strong>-fondé des mesures annoncées, nous<br />
soulignerons que <strong>les</strong> choix offerts aux <strong>migrants</strong> comport<strong>en</strong>t tous des contraintes<br />
léga<strong>les</strong> de taille :<br />
– pour « quitter le territoire », le clandestin doit verser 185 000 F CFA<br />
répartis comme suit : 100 000 F CFA de pénalité pour séjour illégal,<br />
25 000 F CFA pour la délivrance d’un visa de sortie et 60 000 F CFA<br />
de frais de quitus de téléphone, d’eau et d’électricité ;<br />
– le candidat à l’obt<strong>en</strong>tion d’un titre de séjour doit, pour sa part, verser<br />
609 000 F CFA de caution <strong>en</strong> sus d’un billet d’avion et de la pénalité ; soit<br />
près d’un million de francs.<br />
On compr<strong>en</strong>d alors qu’il n’y ait eu que 8000 nouvel<strong>les</strong> attributions de<br />
cartes de séjour, 7000 r<strong>en</strong>ouvellem<strong>en</strong>ts et 15 à 30 000 clandestins dans la<br />
forêt, selon <strong>les</strong> informations parues dans la presse 48. La panique qui régna<br />
dans <strong>les</strong> milieux immigrés <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dra le départ précipité de près de 65 000<br />
étrangers.<br />
46 . Liste conduite par le Père Paul Mbaabesole du Rassemblem<strong>en</strong>t national des Bûcherons.<br />
47 . Preuve du caractère précipité de la mesure : l’ultimatum sera repoussé au 15 février 1995.<br />
48 . Voir JAE, mars 1995.
122 PAPA DEMBA FALL<br />
Les scènes d’exode de Pole Môle (l’embarcadère du c<strong>en</strong>tre de la capitale<br />
gabonaise), ainsi que <strong>les</strong> conc<strong>en</strong>trations des personnes raflées à Gros Bouquet,<br />
ont fait le tour du monde. Ces images ont chagriné plus d’un téléspectateur...<br />
plus que <strong>les</strong> expulsions de Mali<strong>en</strong>s par la France connues sous le<br />
nom de « charters de Pasqua » 49 .<br />
On imagine difficilem<strong>en</strong>t que <strong>les</strong> étrangers, qui s’adonn<strong>en</strong>t à de petits<br />
métiers : v<strong>en</strong>deurs à la sauvette « debout-debout », pêcheurs, cordonniers,<br />
gardi<strong>en</strong>s ou manœuvres, arriv<strong>en</strong>t à satisfaire <strong>les</strong> exig<strong>en</strong>ces gouvernem<strong>en</strong>ta<strong>les</strong>.<br />
En réalité, et aux dires du présid<strong>en</strong>t de l’Assemblée nationale, son<br />
pays a résolum<strong>en</strong>t opté pour une immigration sélective « parce que... ce ne<br />
sont pas <strong>les</strong> pauvres qui vi<strong>en</strong>dront <strong>en</strong>richir le Gabon. Il nous faut des hommes<br />
intellig<strong>en</strong>ts, capab<strong>les</strong> de v<strong>en</strong>dre une force de travail et possédant des<br />
capitaux pour investir... ». La vague xénophobe, qui seule permet de compr<strong>en</strong>dre<br />
de tel<strong>les</strong> mesures, ne manqua pas de préoccuper le présid<strong>en</strong>t Bongo.<br />
Celui-ci avouera publiquem<strong>en</strong>t son scepticisme quant à la « capacité de ses<br />
concitoy<strong>en</strong>s à pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge [<strong>les</strong> petits métiers] » 50 , alors que B. M.<br />
Nzamba du Parti gabonais du Progrès déplorait, à la stupéfaction des couches<br />
populaires, « qu’on s’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ne à des boucs émissaires » 51.<br />
Au-delà de l’analyse des mesures d’expulsion, qui ont une portée générale,<br />
le sort de la communauté sénégalaise laisse à p<strong>en</strong>ser qu’elle a bi<strong>en</strong><br />
passé l’épreuve dans la mesure où elle fut peu touchée par l’ostracisme<br />
dont fir<strong>en</strong>t preuve <strong>les</strong> Gabonais. En effet, la confrontation de sources<br />
parcellaires indique qu’au mieux 400, sur <strong>les</strong> 3000 personnes dont la situation<br />
préoccupait <strong>les</strong> autorités sénégalaises, ont fait <strong>les</strong> frais de l’opération.<br />
Comm<strong>en</strong>t <strong>les</strong> Gabonaabe ont-ils réussi à contourner <strong>les</strong> obstac<strong>les</strong> qui se<br />
dressai<strong>en</strong>t devant eux ?<br />
49 . Anci<strong>en</strong> ministre français de l’intérieur.<br />
50 . Voir L’Union, janvier 1994.<br />
51 . Voir La Voie, janvier 1995 .
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 123<br />
3. LE GABON EST-IL UNE DESTINATION ENCORE VIABLE POUR<br />
LE SÉNÉGALAIS ?<br />
Les développem<strong>en</strong>ts qui précèd<strong>en</strong>t indiqu<strong>en</strong>t que la politique de<br />
gabonisation progressive a peu touché la communauté sénégalaise dont la<br />
côte d’amour est globalem<strong>en</strong>t supérieure à celle de toutes <strong>les</strong> autres communautés<br />
africaines. La t<strong>en</strong>tation est alors grande de privilégier <strong>les</strong> capacités<br />
d’insertion et d’initiative des Sénégalais par la réussite de l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
<strong>migratoire</strong>. Cep<strong>en</strong>dant, l’observation att<strong>en</strong>tive des faits indique que des<br />
facteurs extérieurs ont joué un rôle non négligeable dans le mainti<strong>en</strong> des<br />
<strong>migrants</strong> sénégalais et que <strong>les</strong> événem<strong>en</strong>ts de janvier 1995 influ<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t<br />
largem<strong>en</strong>t leurs comportem<strong>en</strong>ts nouveaux.<br />
3. 1. Un traitem<strong>en</strong>t de faveur ?<br />
Là où <strong>les</strong> ressortissants des pays membres de l’UDEAC 52 n’ont pu infléchir<br />
la chasse à l’étranger, <strong>les</strong> Sénégalais – v<strong>en</strong>us de la lointaine <strong>Afrique</strong><br />
de l’Ouest – ont été relativem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> traités. À leur <strong>en</strong>droit, le gouvernem<strong>en</strong>t<br />
gabonais s’est gardé de parler d’expulsions mais plutôt de rapatriem<strong>en</strong>ts<br />
volontaires. Si <strong>les</strong> associations de Sénégalais mues par la solidarité<br />
n’ont pu régler par el<strong>les</strong>-mêmes <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> problèmes, el<strong>les</strong> ont fait corps<br />
pour impliquer <strong>les</strong> autorités politiques et religieuses de leur pays dans le<br />
dénouem<strong>en</strong>t de la crise. Les services consulaires, <strong>les</strong> chefs religieux et le<br />
gouvernem<strong>en</strong>t contribuèr<strong>en</strong>t, pour une large part, à influ<strong>en</strong>cer l’appareil<br />
d’État gabonais.<br />
Seul poste diplomatique du Sénégal <strong>en</strong> <strong>Afrique</strong> c<strong>en</strong>trale depuis la fermeture<br />
des services consulaires de Kinshasa et de Yaoundé, l’Ambassade<br />
de Libreville pr<strong>en</strong>dra des dispositions uti<strong>les</strong> pour préserver l’intégrité physique<br />
des ressortissants sénégalais et de leurs bi<strong>en</strong>s « <strong>en</strong> violant, au besoin,<br />
52 . L’Union douanière et économique de l’<strong>Afrique</strong> c<strong>en</strong>trale, créée <strong>en</strong> 1964 (RCA, Gabon, Cameroun<br />
et Congo après le retrait du T chad <strong>en</strong> 1968) ambitionne de mettre <strong>en</strong> place un marché<br />
commun. Celui-ci semble mettre l’acc<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong> échanges de bi<strong>en</strong>s au détrim<strong>en</strong>t de la libre<br />
circulation des personnes dont l’accord n’est toujours pas ratifié par le parlem<strong>en</strong>t gabonais.
124 PAPA DEMBA FALL<br />
la loi », de l’aveu même d’un diplomate alors <strong>en</strong> poste à Libreville. Membre<br />
du Groupe africain du Corps diplomatique accrédité à Libreville chargé<br />
d’intercéder auprès du général I. Ngari, Ministre de la Déf<strong>en</strong>se nationale<br />
de la Sécurité et de l’Immigration, l’Ambassadeur du Sénégal ne se priva<br />
pas d’interv<strong>en</strong>ir, à titre personnel, pour régler <strong>les</strong> problèmes de ses concitoy<strong>en</strong>s<br />
et obt<strong>en</strong>ir, par exemple, des disp<strong>en</strong>ses de visa de sortie. Quel<strong>les</strong> que<br />
soi<strong>en</strong>t <strong>les</strong> critiques faites à la mission diplomatique du Sénégal, au Gabon,<br />
qui souffre d’une insuffisance notoire de moy<strong>en</strong>s humains (5 ag<strong>en</strong>ts) et<br />
matériels, « tous <strong>les</strong> étrangers souhaitai<strong>en</strong>t être des Sénégalais <strong>en</strong> ces mom<strong>en</strong>ts<br />
diffici<strong>les</strong>. Certains s’<strong>en</strong> réclamèr<strong>en</strong>t d’ailleurs » 53 . Une cellule de crise,<br />
ouverte dans <strong>les</strong> locaux de la Direction des Sénégalais à Dakar, s’informait<br />
quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t de l’évolution de la situation, preuve de l’intérêt national<br />
porté à la question de l’immigration et de son <strong>en</strong>jeu politique.<br />
Soucieux de l’av<strong>en</strong>ir de leurs discip<strong>les</strong>, grands pourvoyeurs de fonds, <strong>les</strong><br />
marabouts exerceront une pression qui s’avéra déterminante dans l’implication<br />
de l’État sénégalais. Bi<strong>en</strong> servi par la prés<strong>en</strong>ce d’un haut fonctionnaire<br />
sénégalais 54 , v<strong>en</strong>u aider le Gabon dans la restructuration de ses<br />
forces armées, le Sénégal dépêcha son Ministre d’État, Ministre des Affaires<br />
étrangères et des Sénégalais de l’Extérieur, pour une interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong><br />
haut lieu. Il est vraisemblable que cette visite 55 ait été mise au point après<br />
<strong>les</strong> multip<strong>les</strong> interv<strong>en</strong>tions des chefs religieux auprès du présid<strong>en</strong>t Diouf.<br />
Les nombreuses actions déployées à partir de Dakar expliqu<strong>en</strong>t <strong>les</strong> consignes<br />
secrètem<strong>en</strong>t distillées dans la hiérarchie militaire gabonaise pour un<br />
traitem<strong>en</strong>t scrupuleux des Sénégalais : « Chaque fois qu’un Sénégalais était<br />
signalé à Gros Bouquet, <strong>les</strong> diplomates obt<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t vite sa libération » 56.<br />
Passée la crise, le Sénégalais du Gabon se retrouve à nouveau seul. Il<br />
lui faut alors trouver <strong>les</strong> recettes pour exister par lui-même et pér<strong>en</strong>niser<br />
ainsi sa quête d’un mieux-vivre qui s’appar<strong>en</strong>te à une déshér<strong>en</strong>ce 57.<br />
53<br />
. Entreti<strong>en</strong> K. Karamoko, migrant mali<strong>en</strong> expulsé du Gabon <strong>en</strong> 1994 ; convoyeur de bétail au<br />
foirail de Dakar .<br />
54<br />
. Il s’agit de Médoune Fall, diplomate de carrière et anci<strong>en</strong> ministre.<br />
55<br />
. Voir Le Soleil, 13 février 1995.<br />
56<br />
. Voir Le Soleil, 22-23 avril 1995.<br />
57<br />
. Le terme est de Claude Val<strong>en</strong>tin Marie : Confér<strong>en</strong>ce inaugurale du colloque IFAN-
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 125<br />
3. 2. Stratégies de préservation d’un champ <strong>migratoire</strong><br />
Loin de décourager le migrant qui est resté ou s’est replié provisoirem<strong>en</strong>t<br />
dans un autre pays et même celui qui aspire à s’installer , <strong>les</strong> événem<strong>en</strong>ts<br />
réc<strong>en</strong>ts ont <strong>en</strong>richi l’expéri<strong>en</strong>ce <strong>migratoire</strong> des Sénégalais. Le retour<br />
définitif au pays étant peu <strong>en</strong>visagé par le migrant <strong>en</strong>core valide, malgré<br />
ses dénégations, des comportem<strong>en</strong>ts nouveaux sembl<strong>en</strong>t se dessiner dans<br />
sa conduite.<br />
Diversem<strong>en</strong>t interprétées, ces nouvel<strong>les</strong> donnes <strong>migratoire</strong>s sont <strong>en</strong>core<br />
limitées pour mériter l’appellation de stratégies. El<strong>les</strong> s’appar<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t plus à<br />
des velléités repérab<strong>les</strong> à la fois dans la zone d’accueil et dans le pays de<br />
départ. Il est difficile de sout<strong>en</strong>ir que ces attitudes sont réc<strong>en</strong>tes, mais la<br />
crise <strong>les</strong> a indéniablem<strong>en</strong>t amplifiées. En modifiant l’architecture de la<br />
migration sénégalaise, <strong>les</strong> mutations <strong>en</strong> cours boulevers<strong>en</strong>t <strong>les</strong> comportem<strong>en</strong>ts<br />
traditionnellem<strong>en</strong>t observés chez <strong>les</strong> <strong>migrants</strong>. Un constat plutôt<br />
empirique permet de repérer <strong>les</strong> changem<strong>en</strong>ts qui ont trait à la configuration<br />
du mouvem<strong>en</strong>t. Ils constitu<strong>en</strong>t autant de pistes de recherches à fouiller<br />
pour une meilleure compréh<strong>en</strong>sion de la migration internationale des Sénégalais.<br />
3. 2.1. Le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t au regroupem<strong>en</strong>t communautaire<br />
Même si <strong>les</strong> quartiers populaires rest<strong>en</strong>t la zone de prédilection des<br />
<strong>migrants</strong> <strong>en</strong> raison du coût du loyer, on note une dislocation des foyers<br />
communs. Assimilée à une remise <strong>en</strong> cause de la solidarité ethnique chez<br />
<strong>les</strong> Haalpular du Cameroun58, l’abandon du suudu59 place le migrant, qui<br />
débarque fraîchem<strong>en</strong>t sur une terre où il n’a pas de repère, dans une situation<br />
souv<strong>en</strong>t dramatique. En effet, la nécessité de rep<strong>en</strong>ser la stratégie<br />
ORSTOM sur : Systèmes et dynamiques des migrations internationa<strong>les</strong> ouest africaines,<br />
Dakar, 3- 6 décembre 1996. Il r<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> compte de la mobilité accrue des<br />
<strong>migrants</strong> <strong>en</strong> réponse à la fragilité économique et politique des champs <strong>migratoire</strong>s<br />
du monde <strong>en</strong>tier à l’image de celle évoquée par Max Weber.<br />
58 . Bâ 1995 .<br />
59 . Bâ 1995 ; Bredeloup 1996.
126 PAPA DEMBA FALL<br />
<strong>migratoire</strong> a conduit <strong>les</strong> primo-<strong>migrants</strong> à refuser la territorialisation de<br />
leurs communautés <strong>en</strong> terre étrangère. La conc<strong>en</strong>tration des <strong>migrants</strong><br />
d’un même pays dans certains quartiers offrait un point de chute connu<br />
de tout candidat à l’immigration avant même son départ. Le migrant qui<br />
débarque à Libreville peut <strong>en</strong>core se r<strong>en</strong>dre au « Papa Union » 60 – principal<br />
point de ralliem<strong>en</strong>t de la communauté sénégalaise mais ses chances d’y<br />
r<strong>en</strong>contrer un compatriote apte à lui fournir <strong>les</strong> indications recherchées<br />
sont limitées <strong>en</strong> raison de la baisse de la fréqu<strong>en</strong>tation de ce lieu de loisirs<br />
par <strong>les</strong> Sénégalais. Il ne lui reste alors plus que <strong>les</strong> c<strong>en</strong>tres d’activités comme<br />
le marché de Membowé, le meilleur <strong>en</strong>droit pour s’informer sur <strong>les</strong> événem<strong>en</strong>ts<br />
intéressants la vie de sa communauté d’origine.<br />
3. 2.2. Un rapprochem<strong>en</strong>t plus étroit avec la population locale<br />
Jusqu’alors peu développés, <strong>les</strong> contacts avec la population autochtone<br />
sembl<strong>en</strong>t remis au goût du jour : recrutem<strong>en</strong>t et formation de jeunes tailleurs<br />
ou maçons gabonais, mariages ou unions libres. Ces comportem<strong>en</strong>ts tranch<strong>en</strong>t<br />
nettem<strong>en</strong>t avec ceux observés <strong>en</strong> Europe61, même si le fossé racial y<br />
est plus grand. En effet, pour le migrant de la dernière heure, la recherche<br />
effrénée d’un parrain gabonais constitue une alternative à la crise des premiers<br />
réseaux d’accueil et d’insertion structurés autour de sa communauté.<br />
Cette pratique souligne assez l’élargissem<strong>en</strong>t de l’espace de relations du<br />
migrant qui s’appuie non seulem<strong>en</strong>t sur <strong>les</strong> autochtones, mais aussi sur <strong>les</strong><br />
autres communautés étrangères. En réalité, la fréqu<strong>en</strong>tation des mêmes<br />
espaces a fini par rapprocher <strong>les</strong> communautés immigrées au point de susciter<br />
des stratégies transethniques.<br />
Ces relations rest<strong>en</strong>t toutefois superficiel<strong>les</strong> <strong>en</strong> raison de l’inhabituelle<br />
ret<strong>en</strong>ue dont font preuve <strong>les</strong> <strong>migrants</strong> sénégalais dans <strong>les</strong> échanges avec la<br />
population locale. Tout immigré a certes « un père » ou « une mère » d’adoption,<br />
mais ces options sont rarem<strong>en</strong>t dépouillées de calcul et se limit<strong>en</strong>t<br />
bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t à une relation <strong>en</strong>tre deux personnes.<br />
60 . Bar-restaurant situé sur la route de l’aéroport et t<strong>en</strong>u par un Sénégalais.<br />
61 . Schmidt di Friedberg 1993.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 127<br />
Les <strong>en</strong>fants nés au cours du séjour <strong>en</strong> terre gabonaise constitu<strong>en</strong>t des<br />
relais privilégiés pour l’affirmation d’un réseau de relations dans le quartier<br />
où il vit ou à partir de son établissem<strong>en</strong>t scolaire, mais <strong>les</strong> par<strong>en</strong>ts<br />
s’évertu<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t à limiter ces contacts au strict minimum. En effet,<br />
<strong>les</strong> préjugés ethniques et religieux restreign<strong>en</strong>t singulièrem<strong>en</strong>t <strong>les</strong><br />
possibilités d’intégration. De ce point de vue, il n’est pas rare d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre <strong>les</strong><br />
Sénégalais évoquer, avec un humour empreint d’étonnem<strong>en</strong>t, certaines<br />
mœurs loca<strong>les</strong> qui contrast<strong>en</strong>t avec leurs valeurs de civilisation. Il <strong>en</strong> est<br />
ainsi de l’image de « la femme au crâne rasé qui reste debout quand elle<br />
urine ».<br />
3. 2. 3. Un transfert de fonds plus systématique<br />
La perte de bi<strong>en</strong>s <strong>en</strong>registrée par certains <strong>migrants</strong> lors des événem<strong>en</strong>ts<br />
de 1994-95 pousse <strong>les</strong> Sénégalais à <strong>en</strong>visager, avec <strong>les</strong> banques de leur<br />
pays d’origine, des systèmes de transfert de fonds plus sécurisants. Cette<br />
solution est née du souci de pallier <strong>les</strong> problèmes liés à la comp<strong>en</strong>sation des<br />
mandats postaux <strong>en</strong>tre le Sénégal et le Gabon 62. Dans le cas du Gabon, la<br />
Banque internationale pour le Commerce et l’Industrie du Sénégal qui dispose<br />
d’une ag<strong>en</strong>ce locale a pris une longueur d’avance sur ses concurr<strong>en</strong>ts.<br />
D’ailleurs l’idée de banque mouride est largem<strong>en</strong>t sout<strong>en</strong>ue par <strong>les</strong> Sénégalais<br />
du Gabon du fait des succès de Kara International63 qui a ouvert ses<br />
portes aux États-Unis pour le transfert des avoirs des immigrés. De même,<br />
l’investissem<strong>en</strong>t foncier au Sénégal apparaît comme un nouveau créneau.<br />
Si une bonne partie des rev<strong>en</strong>us du migrant est affectée à l’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> des<br />
62 . Du fait de l’importance plus grande des volumes financiers <strong>en</strong>voyés à leurs famil<strong>les</strong> par <strong>les</strong><br />
ressortissants sénégalais, la Poste sénégalaise, conformém<strong>en</strong>t à la législation internationale <strong>en</strong><br />
matière de mandats internationaux, a versé, par anticipation, des sommes qui demeur<strong>en</strong>t impayées<br />
par le trésor public gabonais. Cette question occupera, sans nul doute, une place c<strong>en</strong>trale<br />
dans <strong>les</strong> discussions au sein de la Commission mixte sénégalo-gabonaise chargée d’aplanir <strong>les</strong><br />
difficultés <strong>en</strong> matière de coopération bilatérale, tout comme le non-reversem<strong>en</strong>t des p<strong>en</strong>sions de<br />
retraite des coopérants sénégalais. Il est vraisemblable que <strong>les</strong> reports successifs des assises de<br />
cette instance de consultation sont liés à ces épineux problèmes.<br />
63 . Tall 1995 a.
128 PAPA DEMBA FALL<br />
famil<strong>les</strong> restées au Sénégal64 , le migrant désormais préoccupé par le prestige<br />
lié à la propriété immobilière65 , s’ori<strong>en</strong>te de plus <strong>en</strong> plus vers l’amélioration<br />
qualitative de son habitat (téléphone, ant<strong>en</strong>ne satellitaire, eau, électricité,<br />
etc.).<br />
3. 2. 4. Le redéploiem<strong>en</strong>t spatial du migrant<br />
C’est sans doute la forme la plus spectaculaire et la plus <strong>en</strong> vue des<br />
comportem<strong>en</strong>ts nouveaux chez <strong>les</strong> <strong>migrants</strong> d’<strong>Afrique</strong>66 . Le redéploiem<strong>en</strong>t<br />
trouve ici tout son s<strong>en</strong>s avec <strong>les</strong> départs vers la Côte-d’Ivoire, le Congo, le<br />
Cameroun, qui sont pour certains des retours vers la première destination<br />
ou une étape de leur itinéraire <strong>migratoire</strong>. Aussi, le Gabon qui a, jusqu’alors,<br />
été considéré comme un aboutissem<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>d à dev<strong>en</strong>ir une étape, ou un<br />
relais vers d’autres destinations comme l’Angola, le Mozambique, la Zambie,<br />
l’<strong>Afrique</strong> du Sud, voire l’Amérique du Nord et l’Europe. Au-delà de<br />
l’aptitude du migrant à surmonter l’obstacle de la langue (anglais ou portugais),<br />
qui a été p<strong>en</strong>dant longtemps une barrière, <strong>les</strong> filières de départ sont<br />
peu connues, tout comme la prop<strong>en</strong>sion des <strong>migrants</strong> non productifs (femmes<br />
et <strong>en</strong>fants) à se replier vers la campagne.<br />
CONCLUSION<br />
Cet article montre qu’<strong>en</strong>tre le discours du primo-migrant, qui considère<br />
le Gabon comme un pays qu’il aura contribué à construire, et celui du Gabonais<br />
moy<strong>en</strong>, qui rejette toute idée de partage avec l’étranger, fût-il africain,<br />
le fossé est bi<strong>en</strong> grand... Dès lors, le débat sur l’immigration africaine<br />
se joue sur fond d’antagonismes diffici<strong>les</strong> à concilier. Si surpr<strong>en</strong>ant que ce<br />
puisse paraître, le rejet de l’autre est contemporain de la démocratisation,<br />
qui fait de l’id<strong>en</strong>tité le thème c<strong>en</strong>tral de la mobilisation pour la reconstruc-<br />
64 . Quiminal 1990 ; Parrot 1993.<br />
65 . Salem 1983 ; Tall 1995 b ; Ma Mung 1996.<br />
66 . Blion 1996 ; Bouillon 1996 ; Robin 1994.
PROTECTIONNISME MIGRATOIRE EN AFRIQUE NOIRE 129<br />
tion du pays «miné par le parti au pouvoir», lequel s’est toujours appuyé<br />
sur <strong>les</strong> étrangers.<br />
L’histoire de la migration sénégalaise vers le Gabon indique, au-delà des péripéties<br />
relayées par <strong>les</strong> médiats, le retard accusé par l’intégration africaine qui oblige à recourir<br />
à des solutions bilatéra<strong>les</strong> et préfér<strong>en</strong>tiel<strong>les</strong> pour résoudre, à l’occasion, <strong>les</strong> difficultés<br />
liées à la libre circulation des personnes. C’est ce qui explique le traitem<strong>en</strong>t au cas<br />
par cas et la plus ou moins grande bi<strong>en</strong>veillance à l’<strong>en</strong>droit de ressortissants de tel ou<br />
tel État.<br />
Au mom<strong>en</strong>t où l’espace europé<strong>en</strong> se ferme de plus <strong>en</strong> plus aux courants<br />
v<strong>en</strong>us du Sud, l’abs<strong>en</strong>ce de politique <strong>migratoire</strong> contin<strong>en</strong>tale place l’expatrié<br />
dans une situation plus que délicate. Abandonné à son sort, il doit<br />
trouver, par lui- même, <strong>les</strong> ressources nécessaires à la continuation de sa<br />
quête d’un mieux-être escompté sous d’autres cieux.<br />
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