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Fantine<br />
Victor Hugo<br />
Publication: 1862<br />
Catégorie(s): Fiction, Roman<br />
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Hugo:<br />
Victor-Marie Hugo (26 February<br />
1802 — 22 May 1885) was a French<br />
poet, novelist, playwright, essayist,<br />
visual artist, statesman, human rights<br />
campaigner, and perhaps the most<br />
influential exponent of the Romantic<br />
movement in France. In France, Hugo's<br />
literary reputation rests on his poetic and<br />
dramatic output. Among many volumes<br />
of poetry, Les Contemplations and La<br />
Légende des siècles stand particularly<br />
high in critical esteem, and Hugo is<br />
sometimes identified as the greatest<br />
French poet. In the English-speaking<br />
world his best-known works are often<br />
the novels Les Misérables and Notre-<br />
Dame de Paris (sometimes translated
into English as The Hunchback of Notre-<br />
Dame). Though extremely conservative<br />
in his youth, Hugo moved to the political<br />
left as the decades passed; he became a<br />
passionate supporter of republicanism,<br />
and his work touches upon most of the<br />
political and social issues and artistic<br />
trends of his time. Source: Wikipedia<br />
Disponible sur Feedbooks Hugo:<br />
Cosette (1862)<br />
Marius (1862)<br />
Jean Valjean (1862)<br />
L'idylle rue Plumet et l'épopée rue<br />
Saint-Denis (1862)<br />
La fin de Satan (1886)<br />
Notre-Dame de Paris - 1482<br />
(1831)
Le Dernier Jour d'un condamné<br />
(1829)<br />
Les Contemplations (1859)<br />
Les Burgraves (1843)<br />
Quatrevingt-treize (1873)<br />
Note: Ce livre vous est offert par<br />
Feedbooks.<br />
http://www.feedbooks.com<br />
Il est destiné à une utilisation strictement<br />
personnelle et ne peut en aucun cas être<br />
vendu.
Partie 1<br />
Un juste
1<br />
Chapitre<br />
Monsieur Myriel<br />
[1] En 1815, M. Charles-François-<br />
Bienvenu Myriel était évêque de Digne.<br />
C’était un vieillard d’environ soixantequinze<br />
ans ; il occupait le siège de Digne<br />
depuis 1806.<br />
Quoique ce détail ne touche en aucune<br />
manière au fond même de ce que nous<br />
avons à raconter, il n’est peut-être pas<br />
inutile, ne fût-ce que pour être exact en
tout, d’indiquer ici les bruits et les<br />
propos qui avaient couru sur son compte<br />
au moment où il était arrivé dans le<br />
diocèse. Vrai ou faux, ce qu’on dit des<br />
hommes tient souvent autant de place<br />
dans leur vie et surtout dans leur<br />
destinée que ce qu’ils font. M. Myriel<br />
était fils d’un conseiller au parlement<br />
d’Aix ; noblesse de robe. On contait de<br />
lui que son père, le réservant pour<br />
hériter de sa charge, l’avait marié de<br />
fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans,<br />
suivant un usage assez répandu dans les<br />
familles parlementaires. Charles Myriel,<br />
nonobstant ce mariage, avait, disait-on,<br />
beaucoup fait parler de lui. Il était bien<br />
fait de sa personne, quoique d’assez<br />
petite taille, élégant, gracieux, spirituel ;
toute la première partie de sa vie avait<br />
été donnée au monde et aux galanteries.<br />
La révolution survint, les événements se<br />
précipitèrent, les familles<br />
parlementaires décimées, chassées,<br />
traquées, se dispersèrent. M. Charles<br />
Myriel, dès les premiers jours de la<br />
révolution, émigra en Italie. Sa femme y<br />
mourut d’une maladie de poitrine dont<br />
elle était atteinte depuis longtemps. Ils<br />
n’avaient point d’enfants. Que se passat-il<br />
ensuite dans la destinée de<br />
M. Myriel ? L’écroulement de<br />
l’ancienne société française, la chute de<br />
sa propre famille, les tragiques<br />
spectacles de 93, plus effrayants encore<br />
peut-être pour les émigrés qui les<br />
voyaient de loin avec le grossissement
de l’épouvante, firent-ils germer en lui<br />
des idées de renoncement et de<br />
solitude ? Fut-il, au milieu d’une de ces<br />
distractions et de ces affections qui<br />
occupaient sa vie, subitement atteint<br />
d’un de ces coups mystérieux et terribles<br />
qui viennent quelquefois renverser, en le<br />
frappant au cœur, l’homme que les<br />
catastrophes publiques n’ébranleraient<br />
pas en le frappant dans son existence et<br />
dans sa fortune ? Nul n’aurait pu le dire ;<br />
tout ce qu’on savait, c’est que, lorsqu’il<br />
revint d’Italie, il était prêtre.<br />
En 1804, M. Myriel était curé de B.<br />
(Brignolles). Il était déjà vieux, et vivait<br />
dans une retraite profonde.<br />
Vers l’époque du couronnement, une<br />
petite affaire de sa cure, on ne sait plus
trop quoi, l’amena à Paris. Entre autres<br />
personnes puissantes, il alla solliciter<br />
pour ses paroissiens M. le cardinal<br />
Fesch. Un jour que l’empereur était venu<br />
faire visite à son oncle, le digne curé,<br />
qui attendait dans l’antichambre, se<br />
trouva sur le passage de sa majesté.<br />
Napoléon, se voyant regardé avec une<br />
certaine curiosité par ce vieillard, se<br />
retourna, et dit brusquement :<br />
– Quel est ce bonhomme qui me<br />
regarde ?<br />
– Sire, dit M. Myriel, vous regardez<br />
un bonhomme, et moi je regarde un<br />
grand homme. Chacun de nous peut<br />
profiter.<br />
L’empereur, le soir même, demanda<br />
au cardinal le nom de ce curé, et quelque
temps après M. Myriel fut tout surpris<br />
d’apprendre qu’il était nommé évêque<br />
de Digne.<br />
Qu’y avait-il de vrai, du reste, dans<br />
les récits qu’on faisait sur la première<br />
partie de la vie de M. Myriel ? Personne<br />
ne le savait. Peu de familles avaient<br />
connu la famille Myriel avant la<br />
révolution.<br />
M. Myriel devait subir le sort de tout<br />
nouveau venu dans une petite ville où il<br />
y a beaucoup de bouches qui parlent et<br />
fort peu de têtes qui pensent. Il devait le<br />
subir, quoiqu’il fût évêque et parce qu’il<br />
était évêque. Mais, après tout, les<br />
propos auxquels on mêlait son nom<br />
n’étaient peut-être que des propos ; du<br />
bruit, des mots, des paroles ; moins que
des paroles, des palabres, comme dit<br />
l’énergique langue du midi.<br />
Quoi qu’il en fût, après neuf ans<br />
d’épiscopat et de résidence à Digne,<br />
tous ces racontages, sujets de<br />
conversation qui occupent dans le<br />
premier moment les petites villes et les<br />
petites gens, étaient tombés dans un<br />
oubli profond. Personne n’eût osé en<br />
parler, personne n’eût même osé s’en<br />
souvenir.<br />
M. Myriel était arrivé à Digne<br />
accompagné d’une vieille fille,<br />
mademoiselle Baptistine, qui était sa<br />
sœur et qui avait dix ans de moins que<br />
lui.<br />
Ils avaient pour tout domestique une<br />
servante du même âge que mademoiselle
Baptistine, et appelée madame<br />
Magloire, laquelle, après avoir été la<br />
servante de M. le Curé, prenait<br />
maintenant le double titre de femme de<br />
chambre de mademoiselle et femme de<br />
charge de monseigneur.<br />
Mademoiselle Baptistine était une<br />
personne longue, pâle, mince, douce ;<br />
elle réalisait l’idéal de ce qu’exprime le<br />
mot « respectable » ; car il semble qu’il<br />
soit nécessaire qu’une femme soit mère<br />
pour être vénérable. Elle n’avait jamais<br />
été jolie ; toute sa vie, qui n’avait été<br />
qu’une suite de saintes œuvres, avait fini<br />
par mettre sur elle une sorte de<br />
blancheur et de clarté ; et, en<br />
vieillissant, elle avait gagné ce qu’on<br />
pourrait appeler la beauté de la bonté.
Ce qui avait été de la maigreur dans sa<br />
jeunesse était devenu, dans sa maturité,<br />
de la transparence ; et cette diaphanéité<br />
laissait voir l’ange. C’était une âme plus<br />
encore que ce n’était une vierge. Sa<br />
personne semblait faite d’ombre ; à<br />
peine assez de corps pour qu’il y eût là<br />
un sexe ; un peu de matière contenant une<br />
lueur ; de grands yeux toujours baissés ;<br />
un prétexte pour qu’une âme reste sur la<br />
terre.<br />
Madame Magloire était une petite<br />
vieille, blanche, grasse, replète,<br />
affairée, toujours haletante, à cause de<br />
son activité d’abord, ensuite à cause<br />
d’un asthme.<br />
À son arrivée, on installa M. Myriel<br />
en son palais épiscopal avec les
honneurs voulus par les décrets<br />
impériaux qui classent l’évêque<br />
immédiatement après le maréchal de<br />
camp. Le maire et le président lui firent<br />
la première visite, et lui de son côté fit<br />
la première visite au général et au<br />
préfet.<br />
L’installation terminée, la ville<br />
attendit son évêque à l’œuvre.
2<br />
Chapitre<br />
Monsieur Myriel<br />
devient monseigneur<br />
Bienvenu<br />
Le palais épiscopal de Digne était<br />
attenant à l’hôpital.<br />
Le palais épiscopal était un vaste et<br />
bel hôtel bâti en pierre au<br />
commencement du siècle dernier par<br />
monseigneur Henri Puget, docteur en
théologie de la faculté de Paris, abbé de<br />
Simore, lequel était évêque de Digne en<br />
1712. Ce palais était un vrai logis<br />
seigneurial. Tout y avait grand air, les<br />
appartements de l’évêque, les salons, les<br />
chambres, la cour d’honneur, fort large,<br />
avec promenoirs à arcades, selon<br />
l’ancienne mode florentine, les jardins<br />
plantés de magnifiques arbres. Dans la<br />
salle à manger, longue et superbe galerie<br />
qui était au rez-de-chaussée et s’ouvrait<br />
sur les jardins, monseigneur Henri Puget<br />
avait donné à manger en cérémonie le 29<br />
juillet 1714 à messeigneurs Charles<br />
Brûlart de Genlis, archevêque-prince<br />
d’Embrun, Antoine de Mesgrigny,<br />
capucin, évêque de Grasse, Philippe de<br />
Vendôme, grand prieur de France, abbé
de Saint-Honoré de Lérins, François de<br />
Berton de Grillon, évêque-baron de<br />
Vence, César de Sabran de Forcalquier,<br />
évêque-seigneur de Glandève, et Jean<br />
Soanen, prêtre de l’oratoire, prédicateur<br />
ordinaire du roi, évêque-seigneur de<br />
Senez. Les portraits de ces sept<br />
révérends personnages décoraient cette<br />
salle, et cette date mémorable, 29 juillet<br />
1714, y était gravée en lettres d’or sur<br />
une table de marbre blanc.<br />
L’hôpital était une maison étroite et<br />
basse à un seul étage avec un petit<br />
jardin.<br />
Trois jours après son arrivée,<br />
l’évêque visita l’hôpital. La visite<br />
terminée, il fit prier le directeur de<br />
vouloir bien venir jusque chez lui.
– Monsieur le directeur de l’hôpital,<br />
lui dit-il, combien en ce moment avezvous<br />
de malades ?<br />
– Vingt-six, monseigneur.<br />
– C’est ce que j’avais compté, dit<br />
l’évêque.<br />
– Les lits, reprit le directeur, sont<br />
bien serrés les uns contre les autres.<br />
– C’est ce que j’avais remarqué.<br />
– Les salles ne sont que des<br />
chambres, et l’air s’y renouvelle<br />
difficilement.<br />
– C’est ce qui me semble.<br />
– Et puis, quand il y a un rayon de<br />
soleil, le jardin est bien petit pour les<br />
convalescents.<br />
– C’est ce que je me disais.<br />
– Dans les épidémies, nous avons eu
cette année le typhus, nous avons eu une<br />
suette militaire il y a deux ans, cent<br />
malades quelquefois ; nous ne savons<br />
que faire.<br />
– C’est la pensée qui m’était venue.<br />
– Que voulez-vous, monseigneur ? dit<br />
le directeur, il faut se résigner.<br />
Cette conversation avait lieu dans la<br />
salle à manger-galerie du rez-dechaussée.<br />
L’évêque garda un moment le silence,<br />
puis il se tourna brusquement vers le<br />
directeur de l’hôpital :<br />
– Monsieur, dit-il, combien pensezvous<br />
qu’il tiendrait de lits rien que dans<br />
cette salle ?<br />
– La salle à manger de monseigneur !<br />
s’écria le directeur stupéfait.
L’évêque parcourait la salle du regard<br />
et semblait y faire avec les yeux des<br />
mesures et des calculs.<br />
– Il y tiendrait bien vingt lits ! dit-il,<br />
comme se parlant à lui-même.<br />
Puis élevant la voix :<br />
– Tenez, monsieur le directeur de<br />
l’hôpital, je vais vous dire. Il y a<br />
évidemment une erreur. Vous êtes vingtsix<br />
personnes dans cinq ou six petites<br />
chambres. Nous sommes trois ici, et<br />
nous avons place pour soixante. Il y a<br />
erreur, je vous dis. Vous avez mon logis,<br />
et j’ai le vôtre. Rendez-moi ma maison.<br />
C’est ici chez vous.<br />
Le lendemain, les vingt-six pauvres<br />
étaient installés dans le palais de<br />
l’évêque et l’évêque était à l’hôpital.
M. Myriel n’avait point de bien, sa<br />
famille ayant été ruinée par la<br />
révolution. Sa sœur touchait une rente<br />
viagère de cinq cents francs qui, au<br />
presbytère, suffisait à sa dépense<br />
personnelle. M. Myriel recevait de l’état<br />
comme évêque un traitement de quinze<br />
mille francs. Le jour même où il vint se<br />
loger dans la maison de l’hôpital,<br />
M. Myriel détermina l’emploi de cette<br />
somme une fois pour toutes de la<br />
manière suivante. Nous transcrivons ici<br />
une note écrite de sa main.<br />
Note pour régler les dépenses de ma<br />
maison.<br />
Pour le petit séminaire : quinze<br />
cents livres<br />
Congrégation de la mission : cent
livres<br />
Pour les lazaristes de Montdidier :<br />
cent livres<br />
Séminaire des missions étrangères à<br />
Paris : deux cents livres<br />
Congrégation du Saint-Esprit : cent<br />
cinquante livres<br />
Établissements religieux de la Terre-<br />
Sainte : cent livres<br />
Sociétés de charité maternelle : trois<br />
cents livres<br />
En sus, pour celle d’Arles :<br />
cinquante livres<br />
Œuvre pour l’amélioration des<br />
prisons : quatre cents livres<br />
Œuvre pour le soulagement et la<br />
délivrance des prisonniers : cinq cents<br />
livres
Pour libérer des pères de famille<br />
prisonniers pour dettes : mille livres<br />
Supplément au traitement des<br />
pauvres maîtres d’école du diocèse :<br />
deux mille livres<br />
Grenier d’abondance des Hautes-<br />
Alpes : cent livres<br />
Congrégation des dames de Digne,<br />
de Manosque et de Sisteron, pour<br />
l’enseignement gratuit des filles<br />
indigentes : quinze cents livres<br />
Pour les pauvres : six mille livres<br />
Ma dépense personnelle : mille<br />
livres<br />
Total : quinze mille livres<br />
Pendant tout le temps qu’il occupa le<br />
siège de Digne, M. Myriel ne changea<br />
presque rien à cet arrangement. Il
appelait cela, comme on voit, avoir<br />
réglé les dépenses de sa maison.<br />
Cet arrangement fut accepté avec une<br />
soumission absolue par mademoiselle<br />
Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de<br />
Digne était tout à la fois son frère et son<br />
évêque, son ami selon la nature et son<br />
supérieur selon l’église. Elle l’aimait et<br />
elle le vénérait tout simplement. Quand<br />
il parlait, elle s’inclinait ; quand il<br />
agissait, elle adhérait. La servante seule,<br />
madame Magloire, murmura un peu. M.<br />
l’évêque, on l’a pu remarquer, ne s’était<br />
réservé que mille livres, ce qui, joint à<br />
la pension de mademoiselle Baptistine,<br />
faisait quinze cents francs par an. Avec<br />
ces quinze cents francs [2] , ces deux<br />
vieilles femmes et ce vieillard vivaient.
Et quand un curé de village venait à<br />
Digne, M. l’évêque trouvait encore<br />
moyen de le traiter, grâce à la sévère<br />
économie de madame Magloire et à<br />
l’intelligente administration de<br />
mademoiselle Baptistine.<br />
Un jour, – il était à Digne depuis<br />
environ trois mois, – l’évêque dit :<br />
– Avec tout cela je suis bien gêné !<br />
– Je le crois bien ! s’écria madame<br />
Magloire, Monseigneur n’a seulement<br />
pas réclamé la rente que le département<br />
lui doit pour ses frais de carrosse en<br />
ville et de tournées dans le diocèse.<br />
Pour les évêques d’autrefois c’était<br />
l’usage.<br />
– Tiens ! dit l’évêque, vous avez<br />
raison, madame Magloire.
Il fit sa réclamation.<br />
Quelque temps après, le conseil<br />
général, prenant cette demande en<br />
considération, lui vota une somme<br />
annuelle de trois mille francs, sous cette<br />
rubrique : Allocation à M. l’évêque<br />
pour frais de carrosse, frais de poste et<br />
frais de tournées pastorales.<br />
Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie<br />
locale, et, à cette occasion, un sénateur<br />
de l’empire, ancien membre du conseil<br />
des cinq-cents favorable au dix-huit<br />
brumaire et pourvu près de la ville de<br />
Digne d’une sénatorerie magnifique,<br />
écrivit au ministre des cultes, M. Bigot<br />
de Préameneu, un petit billet irrité et<br />
confidentiel dont nous extrayons ces<br />
lignes authentiques :
« – Des frais de carrosse ? pourquoi<br />
faire dans une ville de moins de quatre<br />
mille habitants ? Des frais de poste et de<br />
tournées ? à quoi bon ces tournées<br />
d’abord ? ensuite comment courir la<br />
poste dans un pays de montagnes ? Il n’y<br />
a pas de routes. On ne va qu’à cheval.<br />
Le pont même de la Durance à Château-<br />
Arnoux peut à peine porter des<br />
charrettes à bœufs. Ces prêtres sont tous<br />
ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le<br />
bon apôtre en arrivant. Maintenant il fait<br />
comme les autres. Il lui faut carrosse et<br />
chaise de poste. Il lui faut du luxe<br />
comme aux anciens évêques. Oh ! toute<br />
cette prêtraille ! Monsieur le comte, les<br />
choses n’iront bien que lorsque<br />
l’empereur nous aura délivrés des
calotins. À bas le pape ! (les affaires se<br />
brouillaient avec Rome). Quant à moi, je<br />
suis pour César tout seul. Etc., etc. »<br />
La chose, en revanche, réjouit fort<br />
madame Magloire.<br />
– Bon, dit-elle à mademoiselle<br />
Baptistine, Monseigneur a commencé<br />
par les autres, mais il a bien fallu qu’il<br />
finît par lui-même. Il a réglé toutes ses<br />
charités. Voilà trois mille livres pour<br />
nous. Enfin !<br />
Le soir même, l’évêque écrivit et<br />
remit à sa sœur une note ainsi conçue :<br />
Frais de carrosse et de tournées.<br />
Pour donner du bouillon de viande<br />
aux malades de l’hôpital : quinze cents<br />
livres.<br />
Pour la société de charité maternelle
d’Aix : deux cent cinquante livres.<br />
Pour la société de charité maternelle<br />
de Draguignan : deux cent cinquante<br />
livres.<br />
Pour les enfants trouvés : cinq cents<br />
livres.<br />
Pour les orphelins : cinq cents<br />
livres.<br />
Total : trois mille livres.<br />
Tel était le budget de M. Myriel.<br />
Quant au casuel épiscopal, rachats de<br />
bans, dispenses, ondoiements,<br />
prédications, bénédictions d’églises ou<br />
de chapelles, mariages, etc., l’évêque le<br />
percevait sur les riches avec d’autant<br />
plus d’âpreté qu’il le donnait aux<br />
pauvres.<br />
Au bout de peu de temps, les
offrandes d’argent affluèrent. Ceux qui<br />
ont et ceux qui manquent frappaient à la<br />
porte de M. Myriel, les uns venant<br />
chercher l’aumône que les autres<br />
venaient y déposer. L’évêque, en moins<br />
d’un an, devint le trésorier de tous les<br />
bienfaits et le caissier de toutes les<br />
détresses. Des sommes considérables<br />
passaient par ses mains ; mais rien ne<br />
put faire qu’il changeât quelque chose à<br />
son genre de vie et qu’il ajoutât le<br />
moindre superflu à son nécessaire.<br />
Loin de là. Comme il y a toujours<br />
encore plus de misère en bas que de<br />
fraternité en haut, tout était donné, pour<br />
ainsi dire, avant d’être reçu ; c’était<br />
comme de l’eau sur une terre sèche ; il<br />
avait beau recevoir de l’argent, il n’en
avait jamais. Alors il se dépouillait.<br />
L’usage étant que les évêques<br />
énoncent leurs noms de baptême en tête<br />
de leurs mandements et de leurs lettres<br />
pastorales, les pauvres gens du pays<br />
avaient choisi, avec une sorte d’instinct<br />
affectueux, dans les noms et prénoms de<br />
l’évêque, celui qui leur présentait un<br />
sens, et ils ne l’appelaient que<br />
monseigneur Bienvenu. Nous ferons<br />
comme eux, et nous le nommerons ainsi<br />
dans l’occasion. Du reste, cette<br />
appellation lui plaisait.<br />
– J’aime ce nom-là, disait-il.<br />
Bienvenu corrige monseigneur.<br />
Nous ne prétendons pas que le<br />
portrait que nous faisons ici soit<br />
vraisemblable ; nous nous bornons à
dire qu’il est ressemblant [3] .
3<br />
Chapitre<br />
À bon évêque dur<br />
évêché<br />
M. l’évêque, pour avoir converti son<br />
carrosse en aumônes, n’en faisait pas<br />
moins ses tournées. C’est un diocèse<br />
fatigant que celui de Digne. Il a fort peu<br />
de plaines, beaucoup de montagnes,<br />
presque pas de routes, on l’a vu tout à<br />
l’heure ; trente-deux cures, quarante et
un vicariats et deux cent quatrevingtcinq<br />
succursales. Visiter tout cela, c’est<br />
une affaire. M. l’évêque en venait à<br />
bout. Il allait à pied quand c’était dans<br />
le voisinage, en carriole dans la plaine,<br />
en cacolet dans la montagne. Les deux<br />
vieilles femmes l’accompagnaient.<br />
Quand le trajet était trop pénible pour<br />
elles, il allait seul.<br />
Un jour, il arriva à Senez, qui est une<br />
ancienne ville épiscopale, monté sur un<br />
âne. Sa bourse, fort à sec dans ce<br />
moment, ne lui avait pas permis d’autre<br />
équipage. Le maire de la ville vint le<br />
recevoir à la porte de l’évêché et le<br />
regardait descendre de son âne avec des<br />
yeux scandalisés. Quelques bourgeois<br />
riaient autour de lui.
– Monsieur le maire, dit l’évêque, et<br />
messieurs les bourgeois, je vois ce qui<br />
vous scandalise ; vous trouvez que c’est<br />
bien de l’orgueil à un pauvre prêtre de<br />
monter une monture qui a été celle de<br />
Jésus-Christ. Je l’ai fait par nécessité, je<br />
vous assure, non par vanité.<br />
Dans ses tournées, il était indulgent et<br />
doux, et prêchait moins qu’il ne causait.<br />
Il ne mettait aucune vertu sur un plateau<br />
inaccessible. Il n’allait jamais chercher<br />
bien loin ses raisonnements et ses<br />
modèles. Aux habitants d’un pays il<br />
citait l’exemple du pays voisin. Dans les<br />
cantons où l’on était dur pour les<br />
nécessiteux, il disait :<br />
– Voyez les gens de Briançon. Ils ont<br />
donné aux indigents, aux veuves et aux
orphelins le droit de faire faucher leurs<br />
prairies trois jours avant tous les autres.<br />
Ils leur rebâtissent gratuitement leurs<br />
maisons quand elles sont en ruines.<br />
Aussi est-ce un pays béni de Dieu.<br />
Durant tout un siècle de cent ans, il n’y a<br />
pas eu un meurtrier.<br />
Dans les villages âpres au gain et à la<br />
moisson, il disait :<br />
– Voyez ceux d’Embrun. Si un père de<br />
famille, au temps de la récolte, a ses fils<br />
au service à l’armée et ses filles en<br />
service à la ville, et qu’il soit malade et<br />
empêché, le curé le recommande au<br />
prône ; et le dimanche, après la messe,<br />
tous les gens du village, hommes,<br />
femmes, enfants, vont dans le champ du<br />
pauvre homme lui faire sa moisson, et
lui rapportent paille et grain dans son<br />
grenier.<br />
Aux familles divisées par des<br />
questions d’argent et d’héritage, il<br />
disait :<br />
– Voyez les montagnards de Devoluy,<br />
pays si sauvage qu’on n’y entend pas le<br />
rossignol une fois en cinquante ans. Eh<br />
bien, quand le père meurt dans une<br />
famille, les garçons s’en vont chercher<br />
fortune, et laissent le bien aux filles, afin<br />
qu’elles puissent trouver des maris.<br />
Aux cantons qui ont le goût des<br />
procès et où les fermiers se ruinent en<br />
papier timbré, il disait :<br />
– Voyez ces bons paysans de la vallée<br />
de Queyras. Ils sont là trois mille âmes.<br />
Mon Dieu ! c’est comme une petite
épublique. On n’y connaît ni le juge, ni<br />
l’huissier. Le maire fait tout. Il répartit<br />
l’impôt, taxe chacun en conscience, juge<br />
les querelles gratis, partage les<br />
patrimoines sans honoraires, rend des<br />
sentences sans frais ; et on lui obéit,<br />
parce que c’est un homme juste parmi<br />
des hommes simples.<br />
Aux villages où il ne trouvait pas de<br />
maître d’école, il citait encore ceux de<br />
Queyras :<br />
– Savez-vous comment ils font ?<br />
disait-il. Comme un petit pays de douze<br />
ou quinze feux ne peut pas toujours<br />
nourrir un magister, ils ont des maîtres<br />
d’école payés par toute la vallée qui<br />
parcourent les villages, passant huit<br />
jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et
enseignant. Ces magisters vont aux<br />
foires, où je les ai vus. On les reconnaît<br />
à des plumes à écrire qu’ils portent dans<br />
la ganse de leur chapeau. Ceux qui<br />
n’enseignent qu’à lire ont une plume,<br />
ceux qui enseignent la lecture et le<br />
calcul ont deux plumes ; ceux qui<br />
enseignent la lecture, le calcul et le latin<br />
ont trois plumes. Ceux-là sont de grands<br />
savants. Mais quelle honte d’être<br />
ignorants ! Faites comme les gens de<br />
Queyras.<br />
Il parlait ainsi, gravement et<br />
paternellement, à défaut d’exemples<br />
inventant des paraboles, allant droit au<br />
but, avec peu de phrases et beaucoup<br />
d’images, ce qui était l’éloquence même<br />
de Jésus-Christ, convaincu et
persuadant.
4<br />
Chapitre<br />
Les œuvres semblables<br />
aux paroles<br />
Sa conversation était affable et gaie. Il<br />
se mettait à la portée des deux vieilles<br />
femmes qui passaient leur vie près de<br />
lui ; quand il riait, c’était le rire d’un<br />
écolier.<br />
Madame Magloire l’appelait<br />
volontiers Votre Grandeur . Un jour, il
se leva de son fauteuil et alla à sa<br />
bibliothèque chercher un livre. Ce livre<br />
était sur un des rayons d’en haut. Comme<br />
l’évêque était d’assez petite taille, il ne<br />
put y atteindre.<br />
– Madame Magloire, dit-il,<br />
apportez-moi une chaise. Ma grandeur<br />
ne va pas jusqu’à cette planche.<br />
Une de ses parentes éloignées,<br />
madame la comtesse de Lô, laissait<br />
rarement échapper une occasion<br />
d’énumérer en sa présence ce qu’elle<br />
appelait « les espérances » de ses trois<br />
fils. Elle avait plusieurs ascendants fort<br />
vieux et proches de la mort dont ses fils<br />
étaient naturellement les héritiers. Le<br />
plus jeune des trois avait à recueillir<br />
d’une grand’tante cent bonnes mille
livres de rentes ; le deuxième était<br />
substitué au titre de duc de son oncle ;<br />
l’aîné devait succéder à la pairie de son<br />
aïeul. L’évêque écoutait habituellement<br />
en silence ces innocents et pardonnables<br />
étalages maternels. Une fois pourtant, il<br />
paraissait plus rêveur que de coutume,<br />
tandis que madame de Lô renouvelait le<br />
détail de toutes ces successions et de<br />
toutes ces « espérances ». Elle<br />
s’interrompit avec quelque impatience :<br />
– Mon Dieu, mon cousin ! mais à quoi<br />
songez-vous donc ?<br />
– Je songe, dit l’évêque, à quelque<br />
chose de singulier qui est, je crois, dans<br />
saint Augustin : « Mettez votre<br />
espérance dans celui auquel on ne<br />
succède point. »
Une autre fois, recevant une lettre de<br />
faire-part du décès d’un gentilhomme du<br />
pays, où s’étalaient en une longue page,<br />
outre les dignités du défunt, toutes les<br />
qualifications féodales et nobiliaires de<br />
tous ses parents :<br />
– Quel bon dos a la mort ! s’écria-t-il.<br />
Quelle admirable charge de titres on lui<br />
fait allègrement porter, et comme il faut<br />
que les hommes aient de l’esprit pour<br />
employer ainsi la tombe à la vanité !<br />
Il avait dans l’occasion une raillerie<br />
douce qui contenait presque toujours un<br />
sens sérieux. Pendant un carême, un<br />
jeune vicaire vint à Digne et prêcha dans<br />
la cathédrale. Il fut assez éloquent. Le<br />
sujet de son sermon était la charité. Il<br />
invita les riches à donner aux indigents,
afin d’éviter l’enfer qu’il peignit le plus<br />
effroyable qu’il put et de gagner le<br />
paradis qu’il fit désirable et charmant. Il<br />
y avait dans l’auditoire un riche<br />
marchand retiré, un peu usurier, nommé<br />
M. Géborand, lequel avait gagné un<br />
demi-million à fabriquer de gros draps,<br />
des serges, des cadis et des gasquets. De<br />
sa vie M. Géborand n’avait fait<br />
l’aumône à un malheureux. À partir de<br />
ce sermon, on remarqua qu’il donnait<br />
tous les dimanches un sou aux vieilles<br />
mendiantes du portail de la cathédrale.<br />
Elles étaient six à se partager cela. Un<br />
jour, l’évêque le vit faisant sa charité et<br />
dit à sa sœur avec un sourire :<br />
– Voilà monsieur Géborand qui<br />
achète pour un sou de paradis.
Quand il s’agissait de charité, il ne se<br />
rebutait pas, même devant un refus, et il<br />
trouvait alors des mots qui faisaient<br />
réfléchir. Une fois, il quêtait pour les<br />
pauvres dans un salon de la ville. Il y<br />
avait là le marquis de Champtercier,<br />
vieux, riche, avare, lequel trouvait<br />
moyen d’être tout ensemble ultraroyaliste<br />
et ultra-voltairien. Cette<br />
variété a existé. L’évêque, arrivé à lui,<br />
lui toucha le bras.<br />
– Monsieur le marquis, il faut que<br />
vous me donniez quelque chose.<br />
Le marquis se retourna et répondit<br />
sèchement :<br />
– Monseigneur, j’ai mes pauvres.<br />
– Donnez-les-moi, dit l’évêque.<br />
Un jour, dans la cathédrale, il fit ce
sermon.<br />
« Mes très chers frères, mes bons<br />
amis, il y a en France treize cent vingt<br />
mille maisons de paysans qui n’ont que<br />
trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept<br />
mille qui ont deux ouvertures, la porte et<br />
une fenêtre, et enfin trois cent quarantesix<br />
mille cabanes qui n’ont qu’une<br />
ouverture, la porte. Et cela, à cause<br />
d’une chose qu’on appelle l’impôt des<br />
portes et fenêtres. Mettez-moi de<br />
pauvres familles, des vieilles femmes,<br />
des petits enfants, dans ces logis-là, et<br />
voyez les fièvres et les maladies.<br />
Hélas ! Dieu donne l’air aux hommes, la<br />
loi le leur vend. Je n’accuse pas la loi,<br />
mais je bénis Dieu. Dans l’Isère, dans le<br />
Var, dans les deux Alpes, les hautes et
les basses, les paysans n’ont pas même<br />
de brouettes, ils transportent les engrais<br />
à dos d’hommes ; ils n’ont pas de<br />
chandelles, et ils brûlent des bâtons<br />
résineux et des bouts de corde trempés<br />
dans la poix résine. C’est comme cela<br />
dans tout le pays haut du Dauphiné. Ils<br />
font le pain pour six mois, ils le font<br />
cuire avec de la bouse de vache séchée.<br />
L’hiver, ils cassent ce pain à coups de<br />
hache et ils le font tremper dans l’eau<br />
vingt-quatre heures pour pouvoir le<br />
manger. – Mes frères, ayez pitié ! voyez<br />
comme on souffre autour de vous. »<br />
Né provençal, il s’était facilement<br />
familiarisé avec tous les patois du midi.<br />
Il disait : « Eh bé ! moussu, sès sagé ? »<br />
comme dans le bas Languedoc. « Onté
anaras passa ? » comme dans les<br />
basses Alpes. « Puerte un bouen<br />
moutou embe un bouen froumage<br />
grase », comme dans le haut Dauphiné.<br />
Ceci plaisait au peuple, et n’avait pas<br />
peu contribué à lui donner accès près de<br />
tous les esprits. Il était dans la<br />
chaumière et dans la montagne comme<br />
chez lui. Il savait dire les choses les<br />
plus grandes dans les idiomes les plus<br />
vulgaires. Parlant toutes les langues, il<br />
entrait dans toutes les âmes.<br />
Du reste, il était le même pour les<br />
gens du monde et pour les gens du<br />
peuple.<br />
Il ne condamnait rien hâtivement, et<br />
sans tenir compte des circonstances<br />
environnantes. Il disait :
– Voyons le chemin par où la faute a<br />
passé.<br />
Étant, comme il se qualifiait lui-même<br />
en souriant, un ex-pécheur, il n’avait<br />
aucun des escarpements du rigorisme, et<br />
il professait assez haut, et sans le<br />
froncement de sourcil des vertueux<br />
féroces, une doctrine qu’on pourrait<br />
résumer à peu près ainsi :<br />
« L’homme a sur lui la chair qui est<br />
tout à la fois son fardeau et sa tentation.<br />
Il la traîne et lui cède.<br />
« Il doit la surveiller, la contenir, la<br />
réprimer, et ne lui obéir qu’à la dernière<br />
extrémité. Dans cette obéissance-là, il<br />
peut encore y avoir de la faute ; mais la<br />
faute, ainsi faite, est vénielle. C’est une<br />
chute, mais une chute sur les genoux, qui
peut s’achever en prière.<br />
« Être un saint, c’est l’exception ; être<br />
un juste, c’est la règle. Errez, défaillez,<br />
péchez, mais soyez des justes.<br />
« Le moins de péché possible, c’est la<br />
loi de l’homme. Pas de péché du tout est<br />
le rêve de l’ange. Tout ce qui est<br />
terrestre est soumis au péché. Le péché<br />
est une gravitation. »<br />
Quand il voyait tout le monde crier<br />
bien fort et s’indigner bien vite :<br />
– Oh ! oh ! disait-il en souriant, il y a<br />
apparence que ceci est un gros crime<br />
que tout le monde commet. Voilà les<br />
hypocrisies effarées qui se dépêchent de<br />
protester et de se mettre à couvert.<br />
Il était indulgent pour les femmes et<br />
les pauvres sur qui pèse le poids de la
société humaine. Il disait :<br />
– Les fautes des femmes, des enfants,<br />
des serviteurs, des faibles, des indigents<br />
et des ignorants sont la faute des maris,<br />
des pères, des maîtres, des forts, des<br />
riches et des savants.<br />
Il disait encore :<br />
– À ceux qui ignorent, enseignez-leur<br />
le plus de choses que vous pourrez ; la<br />
société est coupable de ne pas donner<br />
l’instruction gratis ; elle répond de la<br />
nuit qu’elle produit. Cette âme est pleine<br />
d’ombre, le péché s’y commet. Le<br />
coupable n’est pas celui qui y fait le<br />
péché, mais celui qui y a fait l’ombre.<br />
Comme on voit, il avait une manière<br />
étrange et à lui de juger les choses. Je<br />
soupçonne qu’il avait pris cela dans
l’évangile.<br />
Il entendit un jour conter dans un<br />
salon un procès criminel qu’on<br />
instruisait et qu’on allait juger. Un<br />
misérable homme, par amour pour une<br />
femme et pour l’enfant qu’il avait d’elle,<br />
à bout de ressources, avait fait de la<br />
fausse monnaie. La fausse monnaie était<br />
encore punie de mort à cette époque. La<br />
femme avait été arrêtée émettant la<br />
première pièce fausse fabriquée par<br />
l’homme. On la tenait, mais on n’avait<br />
de preuves que contre elle. Elle seule<br />
pouvait charger son amant et le perdre<br />
en avouant. Elle nia. On insista. Elle<br />
s’obstina à nier. Sur ce, le procureur du<br />
roi avait eu une idée. Il avait supposé<br />
une infidélité de l’amant, et était
parvenu, avec des fragments de lettres<br />
savamment présentés, à persuader à la<br />
malheureuse qu’elle avait une rivale et<br />
que cet homme la trompait. Alors,<br />
exaspérée de jalousie, elle avait<br />
dénoncé son amant, tout avoué, tout<br />
prouvé. L’homme était perdu. Il allait<br />
être prochainement jugé à Aix avec sa<br />
complice. On racontait le fait, et chacun<br />
s’extasiait sur l’habileté du magistrat. En<br />
mettant la jalousie en jeu, il avait fait<br />
jaillir la vérité par la colère, il avait fait<br />
sortir la justice de la vengeance.<br />
L’évêque écoutait tout cela en silence.<br />
Quand ce fut fini, il demanda :<br />
– Où jugera-t-on cet homme et cette<br />
femme ?<br />
– À la cour d’assises.
Il reprit :<br />
– Et où jugera-t-on monsieur le<br />
procureur du roi ?<br />
Il arriva à Digne une aventure<br />
tragique. Un homme fut condamné à mort<br />
pour meurtre. C’était un malheureux pas<br />
tout à fait lettré, pas tout à fait ignorant,<br />
qui avait été bateleur dans les foires et<br />
écrivain public. Le procès occupa<br />
beaucoup la ville. La veille du jour fixé<br />
pour l’exécution du condamné,<br />
l’aumônier de la prison tomba malade. Il<br />
fallait un prêtre pour assister le patient à<br />
ses derniers moments. On alla chercher<br />
le curé. Il paraît qu’il refusa en disant :<br />
Cela ne me regarde pas. Je n’ai que faire<br />
de cette corvée et de ce saltimbanque ;<br />
moi aussi, je suis malade ; d’ailleurs ce
n’est pas là ma place. On rapporta cette<br />
réponse à l’évêque qui dit :<br />
– Monsieur le curé a raison. Ce n’est<br />
pas sa place, c’est la mienne.<br />
Il alla sur-le-champ à la prison, il<br />
descendit au cabanon du<br />
« saltimbanque », il l’appela par son<br />
nom, lui prit la main et lui parla. Il passa<br />
toute la journée et toute la nuit près de<br />
lui, oubliant la nourriture et le sommeil,<br />
priant Dieu pour l’âme du condamné et<br />
priant le condamné pour la sienne<br />
propre. Il lui dit les meilleures vérités<br />
qui sont les plus simples. Il fut père,<br />
frère, ami ; évêque pour bénir seulement.<br />
Il lui enseigna tout, en le rassurant et en<br />
le consolant. Cet homme allait mourir<br />
désespéré. La mort était pour lui comme
un abîme. Debout et frémissant sur ce<br />
seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il<br />
n’était pas assez ignorant pour être<br />
absolument indifférent. Sa<br />
condamnation, secousse profonde, avait<br />
en quelque sorte rompu çà et là autour<br />
de lui cette cloison qui nous sépare du<br />
mystère des choses et que nous appelons<br />
la vie. Il regardait sans cesse au dehors<br />
de ce monde par ces brèches fatales, et<br />
ne voyait que des ténèbres. L’évêque lui<br />
fit voir une clarté.<br />
Le lendemain, quand on vint chercher<br />
le malheureux, l’évêque était là. Il le<br />
suivit. Il se montra aux yeux de la foule<br />
en camail violet et avec sa croix<br />
épiscopale au cou, côte à côte avec ce<br />
misérable lié de cordes.
Il monta sur la charrette avec lui, il<br />
monta sur l’échafaud avec lui. Le<br />
patient, si morne et si accablé la veille,<br />
était rayonnant. Il sentait que son âme<br />
était réconciliée et il espérait Dieu.<br />
L’évêque l’embrassa, et, au moment où<br />
le couteau allait tomber, il lui dit :<br />
– Celui que l’homme tue, Dieu le<br />
ressuscite ; celui que les frères chassent<br />
retrouve le Père. Priez, croyez, entrez<br />
dans la vie ! le Père est là.<br />
Quand il redescendit de l’échafaud, il<br />
avait quelque chose dans son regard qui<br />
fit ranger le peuple. On ne savait ce qui<br />
était le plus admirable de sa pâleur ou<br />
de sa sérénité. En rentrant à cet humble<br />
logis qu’il appelait en souriant son<br />
palais, il dit à sa sœur :
– Je viens d’officier pontificalement.<br />
Comme les choses les plus sublimes<br />
sont souvent aussi les choses les moins<br />
comprises, il y eut dans la ville des gens<br />
qui dirent, en commentant cette conduite<br />
de l’évêque : « C’est de l’affectation. »<br />
Ceci ne fut du reste qu’un propos de<br />
salons. Le peuple, qui n’entend pas<br />
malice aux actions saintes, fut attendri et<br />
admira.<br />
Quant à l’évêque, avoir vu la<br />
guillotine fut pour lui un choc, et il fut<br />
longtemps à s’en remettre.<br />
L’échafaud, en effet, quand il est là,<br />
dressé et debout, a quelque chose qui<br />
hallucine. On peut avoir une certaine<br />
indifférence sur la peine de mort, ne<br />
point se prononcer, dire oui et non, tant
qu’on n’a pas vu de ses yeux une<br />
guillotine ; mais si l’on en rencontre une,<br />
la secousse est violente, il faut se<br />
décider et prendre parti pour ou contre.<br />
Les uns admirent, comme de Maistre [4] ;<br />
les autres exècrent, comme Beccaria. La<br />
guillotine est la concrétion de la loi ;<br />
elle se nomme vindicte ; elle n’est pas<br />
neutre, et ne vous permet pas de rester<br />
neutre. Qui l’aperçoit frissonne du plus<br />
mystérieux des frissons. Toutes les<br />
questions sociales dressent autour de ce<br />
couperet leur point d’interrogation.<br />
L’échafaud est vision. L’échafaud n’est<br />
pas une charpente, l’échafaud n’est pas<br />
une machine, l’échafaud n’est pas une<br />
mécanique inerte faite de bois, de fer et<br />
de cordes. Il semble que ce soit une
sorte d’être qui a je ne sais quelle<br />
sombre initiative ; on dirait que cette<br />
charpente voit, que cette machine entend,<br />
que cette mécanique comprend, que ce<br />
bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans<br />
la rêverie affreuse où sa présence jette<br />
l’âme, l’échafaud apparaît terrible et se<br />
mêlant de ce qu’il fait. L’échafaud est le<br />
complice du bourreau ; il dévore ; il<br />
mange de la chair, il boit du sang.<br />
L’échafaud est une sorte de monstre<br />
fabriqué par le juge et par le<br />
charpentier, un spectre qui semble vivre<br />
d’une espèce de vie épouvantable faite<br />
de toute la mort qu’il a donnée.<br />
Aussi l’impression fut-elle horrible et<br />
profonde ; le lendemain de l’exécution et<br />
beaucoup de jours encore après,
l’évêque parut accablé. La sérénité<br />
presque violente du moment funèbre<br />
avait disparu : le fantôme de la justice<br />
sociale l’obsédait. Lui qui d’ordinaire<br />
revenait de toutes ses actions avec une<br />
satisfaction si rayonnante, il semblait<br />
qu’il se fît un reproche. Par moments, il<br />
se parlait à lui-même, et bégayait à<br />
demi-voix des monologues lugubres. En<br />
voici un que sa sœur entendit un soir et<br />
recueillit :<br />
– Je ne croyais pas que cela fût si<br />
monstrueux. C’est un tort de s’absorber<br />
dans la loi divine au point de ne plus<br />
s’apercevoir de la loi humaine. La mort<br />
n’appartient qu’à Dieu. De quel droit les<br />
hommes touchent-ils à cette chose<br />
inconnue ?
Avec le temps ces impressions<br />
s’atténuèrent, et probablement<br />
s’effacèrent. Cependant on remarqua que<br />
l’évêque évitait désormais de passer sur<br />
la place des exécutions.<br />
On pouvait appeler M. Myriel à toute<br />
heure au chevet des malades et des<br />
mourants. Il n’ignorait pas que là était<br />
son plus grand devoir et son plus grand<br />
travail. Les familles veuves ou<br />
orphelines n’avaient pas besoin de le<br />
demander, il arrivait de lui-même. Il<br />
savait s’asseoir et se taire de longues<br />
heures auprès de l’homme qui avait<br />
perdu la femme qu’il aimait, de la mère<br />
qui avait perdu son enfant. Comme il<br />
savait le moment de se taire, il savait<br />
aussi le moment de parler. Ô admirable
consolateur ! il ne cherchait pas à<br />
effacer la douleur par l’oubli, mais à<br />
l’agrandir et à la dignifier par<br />
l’espérance. Il disait :<br />
– Prenez garde à la façon dont vous<br />
vous tournez vers les morts. Ne songez<br />
pas à ce qui pourrit. Regardez fixement.<br />
Vous apercevrez la lueur vivante de<br />
votre mort bien-aimé au fond du ciel.<br />
Il savait que la croyance est saine. Il<br />
cherchait à conseiller et à calmer<br />
l’homme désespéré en lui indiquant du<br />
doigt l’homme résigné, et à transformer<br />
la douleur qui regarde une fosse en lui<br />
montrant la douleur qui regarde une<br />
étoile.
5<br />
Chapitre<br />
Que monseigneur<br />
Bienvenu faisait durer<br />
– trop longtemps ses<br />
soutanes<br />
La vie intérieure de M. Myriel était<br />
pleine des mêmes pensées que sa vie<br />
publique. Pour qui eût pu la voir de<br />
près, c’eût été un spectacle grave et
charmant que cette pauvreté volontaire<br />
dans laquelle vivait M. l’évêque de<br />
Digne.<br />
Comme tous les vieillards et comme<br />
la plupart des penseurs, il dormait peu [5] .<br />
Ce court sommeil était profond. Le matin<br />
il se recueillait pendant une heure, puis<br />
il disait sa messe, soit à la cathédrale,<br />
soit dans son oratoire. Sa messe dite, il<br />
déjeunait d’un pain de seigle trempé<br />
dans le lait de ses vaches. Puis il<br />
travaillait.<br />
Un évêque est un homme fort occupé ;<br />
il faut qu’il reçoive tous les jours le<br />
secrétaire de l’évêché, qui est<br />
d’ordinaire un chanoine, presque tous<br />
les jours ses grands vicaires. Il a des<br />
congrégations à contrôler, des privilèges
à donner, toute une librairie<br />
ecclésiastique à examiner, paroissiens,<br />
catéchismes diocésains, livres d’heures,<br />
etc., des mandements à écrire, des<br />
prédications à autoriser, des curés et des<br />
maires à mettre d’accord, une<br />
correspondance cléricale, une<br />
correspondance administrative, d’un<br />
côté l’état, de l’autre le Saint-Siège,<br />
mille affaires.<br />
Le temps que lui laissaient ces mille<br />
affaires, ses offices et son bréviaire, il<br />
le donnait d’abord aux nécessiteux, aux<br />
malades et aux affligés ; le temps que les<br />
affligés, les malades et les nécessiteux<br />
lui laissaient, il le donnait au travail.<br />
Tantôt il bêchait la terre dans son jardin,<br />
tantôt il lisait et écrivait. Il n’avait qu’un
mot pour ces deux sortes de travail ; il<br />
appelait cela jardiner.<br />
– L’esprit est un jardin, disait-il.<br />
À midi, il dînait. Le dîner ressemblait<br />
au déjeuner.<br />
Vers deux heures, quand le temps était<br />
beau, il sortait et se promenait à pied<br />
dans la campagne ou dans la ville,<br />
entrant souvent dans les masures. On le<br />
voyait cheminer seul, tout à ses pensées,<br />
l’œil baissé, appuyé sur sa longue<br />
canne, vêtu de sa douillette violette<br />
ouatée et bien chaude, chaussé de bas<br />
violets dans de gros souliers, et coiffé<br />
de son chapeau plat qui laissait passer<br />
par ses trois cornes trois glands d’or à<br />
graine d’épinards.<br />
C’était une fête partout où il
paraissait. On eût dit que son passage<br />
avait quelque chose de réchauffant et de<br />
lumineux. Les enfants et les vieillards<br />
venaient sur le seuil des portes pour<br />
l’évêque comme pour le soleil. Il<br />
bénissait et on le bénissait. On montrait<br />
sa maison à quiconque avait besoin de<br />
quelque chose.<br />
Çà et là, il s’arrêtait, parlait aux petits<br />
garçons et aux petites filles et souriait<br />
aux mères. Il visitait les pauvres tant<br />
qu’il avait de l’argent ; quand il n’en<br />
avait plus, il visitait les riches.<br />
Comme il faisait durer ses soutanes<br />
beaucoup de temps, et qu’il ne voulait<br />
pas qu’on s’en aperçût, il ne sortait<br />
jamais dans la ville autrement qu’avec<br />
sa douillette violette. Cela le gênait un
peu en été.<br />
Le soir à huit heures et demie il<br />
soupait avec sa sœur, madame Magloire<br />
debout derrière eux et les servant à<br />
table. Rien de plus frugal que ce repas.<br />
Si pourtant l’évêque avait un de ses<br />
curés à souper, madame Magloire en<br />
profitait pour servir à Monseigneur<br />
quelque excellent poisson des lacs ou<br />
quelque fin gibier de la montagne. Tout<br />
curé était un prétexte à bon repas ;<br />
l’évêque se laissait faire. Hors de là,<br />
son ordinaire ne se composait guère que<br />
de légumes cuits dans l’eau et de soupe<br />
à l’huile. Aussi disait-on dans la ville :<br />
– Quand l’évêque fait pas chère de<br />
curé, il fait chère de trappiste.<br />
Après son souper, il causait pendant
une demi-heure avec mademoiselle<br />
Baptistine et madame Magloire ; puis il<br />
rentrait dans sa chambre et se remettait à<br />
écrire, tantôt sur des feuilles volantes,<br />
tantôt sur la marge de quelque in-folio. Il<br />
était lettré et quelque peu savant. Il a<br />
laissé cinq ou six manuscrits assez<br />
curieux ; entre autres une dissertation sur<br />
le verset de la Genèse : Au<br />
commencement l’esprit de Dieu flottait<br />
sur les eaux [6] . Il confronte avec ce<br />
verset trois textes : la version arabe qui<br />
dit : Les vents de Dieu soufflaient ;<br />
Flavius Josèphe qui dit : Un vent d’en<br />
haut se précipitait sur la terre, et enfin<br />
la paraphrase chaldaïque d’Onkelos qui<br />
porte : Un vent venant de Dieu soufflait<br />
sur la face des eaux. Dans une autre
dissertation, il examine les œuvres<br />
théologiques de Hugo [7] , évêque de<br />
Ptolémaïs, arrière-grand-oncle de celui<br />
qui écrit ce livre, et il établit qu’il faut<br />
attribuer à cet évêque les divers<br />
opuscules publiés, au siècle dernier,<br />
sous le pseudonyme de Barleycourt.<br />
Parfois au milieu d’une lecture, quel<br />
que fût le livre qu’il eût entre les mains,<br />
il tombait tout à coup dans une<br />
méditation profonde, d’où il ne sortait<br />
que pour écrire quelques lignes sur les<br />
pages mêmes du volume. Ces lignes<br />
souvent n’ont aucun rapport avec le livre<br />
qui les contient. Nous avons sous les<br />
yeux une note écrite par lui sur une des<br />
marges d’un in-quarto intitulé :<br />
Correspondance du lord Germain avec
les généraux Clinton, Cornwallis et les<br />
amiraux de la station de l’Amérique. À<br />
Versailles, chez Poinçot, libraire, et à<br />
Paris, chez Pissot, libraire, quai des<br />
Augustins.<br />
Voici cette note :<br />
« Ô vous qui êtes !<br />
« L’Ecclésiaste vous nomme Toute-<br />
Puissance, les Macchabées vous<br />
nomment Créateur, l’Épître aux<br />
Éphésiens vous nomme Liberté, Baruch<br />
vous nomme Immensité, les Psaumes<br />
vous nomment Sagesse et Vérité, Jean<br />
vous nomme Lumière, les Rois vous<br />
nomment Seigneur, l’Exode vous appelle<br />
Providence, le Lévitique Sainteté,<br />
Esdras Justice, la création vous nomme<br />
Dieu, l’homme vous nomme Père ; mais
Salomon vous nomme Miséricorde, et<br />
c’est là le plus beau de tous vos<br />
noms [8] . »<br />
Vers neuf heures du soir, les deux<br />
femmes se retiraient et montaient à leurs<br />
chambres au premier, le laissant<br />
jusqu’au matin seul au rez-de-chaussée.<br />
Ici il est nécessaire que nous donnions<br />
une idée exacte du logis de M. l’évêque<br />
de Digne.
6<br />
Chapitre<br />
Par qui il faisait<br />
garder sa maison<br />
La maison qu’il habitait se composait,<br />
nous l’avons dit, d’un rez-de-chaussée et<br />
d’un seul étage : trois pièces au rez-dechaussée,<br />
trois chambres au premier, audessus<br />
un grenier. Derrière la maison, un<br />
jardin d’un quart d’arpent. Les deux<br />
femmes occupaient le premier. L’évêque
logeait en bas. La première pièce, qui<br />
s’ouvrait sur la rue, lui servait de salle à<br />
manger, la deuxième de chambre à<br />
coucher, et la troisième d’oratoire. On<br />
ne pouvait sortir de cet oratoire sans<br />
passer par la chambre à coucher, et<br />
sortir de la chambre à coucher sans<br />
passer par la salle à manger. Dans<br />
l’oratoire, au fond, il y avait une alcôve<br />
fermée, avec un lit pour les cas<br />
d’hospitalité. M. l’évêque offrait ce lit<br />
aux curés de campagne que des affaires<br />
ou les besoins de leur paroisse<br />
amenaient à Digne.<br />
La pharmacie de l’hôpital, petit<br />
bâtiment ajouté à la maison et pris sur le<br />
jardin, avait été transformée en cuisine<br />
et en cellier.
Il y avait en outre dans le jardin une<br />
étable qui était l’ancienne cuisine de<br />
l’hospice et où l’évêque entretenait deux<br />
vaches. Quelle que fût la quantité de lait<br />
qu’elles lui donnassent, il en envoyait<br />
invariablement tous les matins la moitié<br />
aux malades de l’hôpital.<br />
– Je paye ma dîme, disait-il.<br />
Sa chambre était assez grande et assez<br />
difficile à chauffer dans la mauvaise<br />
saison. Comme le bois est très cher à<br />
Digne, il avait imaginé de faire faire<br />
dans l’étable à vaches un compartiment<br />
fermé d’une cloison en planches. C’était<br />
là qu’il passait ses soirées dans les<br />
grands froids. Il appelait cela son salon<br />
d’hiver.<br />
Il n’y avait dans ce salon d’hiver,
comme dans la salle à manger, d’autres<br />
meubles qu’une table de bois blanc,<br />
carrée, et quatre chaises de paille. La<br />
salle à manger était ornée en outre d’un<br />
vieux buffet peint en rose à la détrempe.<br />
Du buffet pareil, convenablement habillé<br />
de napperons blancs et de fausses<br />
dentelles, l’évêque avait fait l’autel qui<br />
décorait son oratoire.<br />
Ses pénitentes riches et les saintes<br />
femmes de Digne s’étaient souvent<br />
cotisées pour faire les frais d’un bel<br />
autel neuf à l’oratoire de monseigneur ;<br />
il avait chaque fois pris l’argent et<br />
l’avait donné aux pauvres.<br />
– Le plus beau des autels, disait-il,<br />
c’est l’âme d’un malheureux consolé qui<br />
remercie Dieu.
Il avait dans son oratoire deux chaises<br />
prie-Dieu en paille, et un fauteuil à bras<br />
également en paille dans sa chambre à<br />
coucher. Quand par hasard il recevait<br />
sept ou huit personnes à la fois, le<br />
préfet, ou le général, ou l’état-major du<br />
régiment en garnison, ou quelques élèves<br />
du petit séminaire, on était obligé d’aller<br />
chercher dans l’étable les chaises du<br />
salon d’hiver, dans l’oratoire les prie-<br />
Dieu, et le fauteuil dans la chambre à<br />
coucher ; de cette façon, on pouvait<br />
réunir jusqu’à onze sièges pour les<br />
visiteurs. À chaque nouvelle visite on<br />
démeublait une pièce.<br />
Il arrivait parfois qu’on était douze [9] ;<br />
alors l’évêque dissimulait l’embarras de<br />
la situation en se tenant debout devant la
cheminée si c’était l’hiver, ou en<br />
proposant un tour dans le jardin si<br />
c’était l’été.<br />
Il y avait bien encore dans l’alcôve<br />
fermée une chaise, mais elle était à demi<br />
dépaillée et ne portait que sur trois<br />
pieds, ce qui faisait qu’elle ne pouvait<br />
servir qu’appuyée contre le mur.<br />
Mademoiselle Baptistine avait bien<br />
aussi dans sa chambre une très grande<br />
bergère en bois jadis doré et revêtue de<br />
pékin à fleurs, mais on avait été obligé<br />
de monter cette bergère au premier par<br />
la fenêtre, l’escalier étant trop étroit ;<br />
elle ne pouvait donc pas compter parmi<br />
les en-cas du mobilier.<br />
L’ambition de mademoiselle<br />
Baptistine eût été de pouvoir acheter un
meuble de salon en velours d’Utrecht<br />
jaune à rosaces et en acajou à cou de<br />
cygne, avec canapé. Mais cela eût coûté<br />
au moins cinq cents francs, et, ayant vu<br />
qu’elle n’avait réussi à économiser pour<br />
cet objet que quarante-deux francs dix<br />
sous en cinq ans, elle avait fini par y<br />
renoncer. D’ailleurs qui est-ce qui<br />
atteint son idéal ?<br />
Rien de plus simple à se figurer que<br />
la chambre à coucher de l’évêque. Une<br />
porte-fenêtre donnant sur le jardin, visà-vis<br />
le lit ; un lit d’hôpital, en fer avec<br />
baldaquin de serge verte ; dans l’ombre<br />
du lit, derrière un rideau, les ustensiles<br />
de toilette trahissant encore les<br />
anciennes habitudes élégantes de<br />
l’homme du monde ; deux portes, l’une
près de la cheminée, donnant dans<br />
l’oratoire ; l’autre, près de la<br />
bibliothèque, donnant dans la salle à<br />
manger ; la bibliothèque, grande armoire<br />
vitrée pleine de livres ; la cheminée, de<br />
bois peint en marbre, habituellement<br />
sans feu ; dans la cheminée, une paire de<br />
chenets en fer ornés de deux vases à<br />
guirlandes et cannelures jadis argentés à<br />
l’argent haché, ce qui était un genre de<br />
luxe épiscopal ; au-dessus, à l’endroit<br />
où d’ordinaire on met la glace, un<br />
crucifix de cuivre désargenté fixé sur un<br />
velours noir râpé dans un cadre de bois<br />
dédoré. Près de la porte-fenêtre, une<br />
grande table avec un encrier, chargée de<br />
papiers confus et de gros volumes.<br />
Devant la table, le fauteuil de paille.
Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à<br />
l’oratoire.<br />
Deux portraits dans des cadres ovales<br />
étaient accrochés au mur des deux côtés<br />
du lit. De petites inscriptions dorées sur<br />
le fond neutre de la toile à côté des<br />
figures indiquaient que les portraits<br />
représentaient, l’un, l’abbé de Chaliot,<br />
évêque de Saint-Claude, l’autre, l’abbé<br />
Tourteau, vicaire général d’Agde, abbé<br />
de Grand-Champ, ordre de Cîteaux,<br />
diocèse de Chartres. L’évêque, en<br />
succédant dans cette chambre aux<br />
malades de l’hôpital, y avait trouvé ces<br />
portraits et les y avait laissés. C’étaient<br />
des prêtres, probablement des<br />
donateurs : deux motifs pour qu’il les<br />
respectât. Tout ce qu’il savait de ces
deux personnages, c’est qu’ils avaient<br />
été nommés par le roi, l’un à son évêché,<br />
l’autre à son bénéfice, le même jour, le<br />
27 avril 1785. Madame Magloire ayant<br />
décroché les tableaux pour en secouer la<br />
poussière, l’évêque avait trouvé cette<br />
particularité écrite d’une encre<br />
blanchâtre sur un petit carré de papier<br />
jauni par le temps, collé avec quatre<br />
pains à cacheter derrière le portrait de<br />
l’abbé de Grand-Champ.<br />
Il avait à sa fenêtre un antique rideau<br />
de grosse étoffe de laine qui finit par<br />
devenir tellement vieux que, pour éviter<br />
la dépense d’un neuf, madame Magloire<br />
fut obligée de faire une grande couture<br />
au beau milieu. Cette couture dessinait<br />
une croix. L’évêque le faisait souvent
emarquer.<br />
– Comme cela fait bien ! disait-il.<br />
Toutes les chambres de la maison, au<br />
rez-de-chaussée ainsi qu’au premier,<br />
sans exception, étaient blanchies au lait<br />
de chaux, ce qui est une mode de caserne<br />
et d’hôpital.<br />
Cependant, dans les dernières années,<br />
madame Magloire retrouva, comme on<br />
le verra plus loin, sous le papier<br />
badigeonné, des peintures qui ornaient<br />
l’appartement de mademoiselle<br />
Baptistine. Avant d’être l’hôpital, cette<br />
maison avait été le parloir aux<br />
bourgeois [10] . De là cette décoration. Les<br />
chambres étaient pavées de briques<br />
rouges qu’on lavait toutes les semaines,<br />
avec des nattes de paille tressée devant
tous les lits. Du reste, ce logis, tenu par<br />
deux femmes, était du haut en bas d’une<br />
propreté exquise. C’était le seul luxe<br />
que l’évêque permit. Il disait :<br />
– Cela ne prend rien aux pauvres.<br />
Il faut convenir cependant qu’il lui<br />
restait de ce qu’il avait possédé jadis<br />
six couverts d’argent et une grande<br />
cuiller à soupe que madame Magloire<br />
regardait tous les jours avec bonheur<br />
reluire splendidement sur la grosse<br />
nappe de toile blanche. Et comme nous<br />
peignons ici l’évêque de Digne tel qu’il<br />
était, nous devons ajouter qu’il lui était<br />
arrivé plus d’une fois de dire :<br />
– Je renoncerais difficilement à<br />
manger dans de l’argenterie.<br />
Il faut ajouter à cette argenterie deux
gros flambeaux d’argent massif qui lui<br />
venaient de l’héritage d’une grand’tante.<br />
Ces flambeaux portaient deux bougies de<br />
cire et figuraient habituellement sur la<br />
cheminée de l’évêque. Quand il avait<br />
quelqu’un à dîner, madame Magloire<br />
allumait les deux bougies et mettait les<br />
deux flambeaux sur la table.<br />
Il y avait dans la chambre même de<br />
l’évêque, à la tête de son lit, un petit<br />
placard dans lequel madame Magloire<br />
serrait chaque soir les six couverts<br />
d’argent et la grande cuiller. Il faut dire<br />
qu’on n’en ôtait jamais la clef.<br />
Le jardin, un peu gâté par les<br />
constructions assez laides dont nous<br />
avons parlé, se composait de quatre<br />
allées en croix rayonnant autour d’un
puisard ; une autre allée faisait tout le<br />
tour du jardin et cheminait le long du<br />
mur blanc dont il était enclos. Ces allées<br />
laissaient entre elles quatre carrés<br />
bordés de buis. Dans trois, madame<br />
Magloire cultivait des légumes ; dans le<br />
quatrième, l’évêque avait mis des fleurs.<br />
Il y avait çà et là quelques arbres<br />
fruitiers.<br />
Une fois madame Magloire lui avait<br />
dit avec une sorte de malice douce :<br />
– Monseigneur, vous qui tirez parti de<br />
tout, voilà pourtant un carré inutile. Il<br />
vaudrait mieux avoir là des salades que<br />
des bouquets.<br />
– Madame Magloire, répondit<br />
l’évêque, vous vous trompez. Le beau<br />
est aussi utile que l’utile.
Il ajouta après un silence :<br />
– Plus peut-être.<br />
Ce carré, composé de trois ou quatre<br />
plates-bandes, occupait M. l’évêque<br />
presque autant que ses livres. Il y passait<br />
volontiers une heure ou deux, coupant,<br />
sarclant, et piquant çà et là des trous en<br />
terre où il mettait des graines. Il n’était<br />
pas aussi hostile aux insectes qu’un<br />
jardinier l’eût voulu. Du reste, aucune<br />
prétention à la botanique ; il ignorait les<br />
groupes et le solidisme ; il ne cherchait<br />
pas le moins du monde à décider entre<br />
Tournefort et la méthode naturelle ; il ne<br />
prenait parti ni pour les utricules contre<br />
les cotylédons, ni pour Jussieu contre<br />
Linné. Il n’étudiait pas les plantes ; il<br />
aimait les fleurs. Il respectait beaucoup
les savants, il respectait encore plus les<br />
ignorants, et, sans jamais manquer à ces<br />
deux respects, il arrosait ses platesbandes<br />
chaque soir d’été avec un<br />
arrosoir de fer-blanc peint en vert.<br />
La maison n’avait pas une porte qui<br />
fermât à clef. La porte de la salle à<br />
manger qui, nous l’avons dit, donnait de<br />
plain-pied sur la place de la cathédrale,<br />
était jadis armée de serrures et de<br />
verrous comme une porte de prison.<br />
L’évêque avait fait ôter toutes ces<br />
ferrures, et cette porte, la nuit comme le<br />
jour, n’était fermée qu’au loquet. Le<br />
premier passant venu, à quelque heure<br />
que ce fût, n’avait qu’à la pousser. Dans<br />
les commencements, les deux femmes<br />
avaient été fort tourmentées de cette
porte jamais close ; mais M. de Digne<br />
leur avait dit :<br />
– Faites mettre des verrous à vos<br />
chambres, si cela vous plaît.<br />
Elles avaient fini par partager sa<br />
confiance ou du moins par faire comme<br />
si elles la partageaient. Madame<br />
Magloire seule avait de temps en temps<br />
des frayeurs. Pour ce qui est de<br />
l’évêque, on peut trouver sa pensée<br />
expliquée ou du moins indiquée dans ces<br />
trois lignes écrites par lui sur la marge<br />
d’une bible : « Voici la nuance : la porte<br />
du médecin ne doit jamais être fermée ;<br />
la porte du prêtre doit toujours être<br />
ouverte. »<br />
Sur un autre livre, intitulé<br />
Philosophie de la science médicale, il
avait écrit cette autre note : « Est-ce que<br />
je ne suis pas médecin comme eux ? Moi<br />
aussi j’ai mes malades ; d’abord j’ai les<br />
leurs, qu’ils appellent les malades ; et<br />
puis j’ai les miens, que j’appelle les<br />
malheureux. »<br />
Ailleurs encore il avait écrit : « Ne<br />
demandez pas son nom à qui vous<br />
demande un gîte. C’est surtout celui-là<br />
que son nom embarrasse qui a besoin<br />
d’asile. »<br />
Il advint qu’un digne curé, je ne sais<br />
plus si c’était le curé de Couloubroux ou<br />
le curé de Pompierry, s’avisa de lui<br />
demander un jour, probablement à<br />
l’instigation de madame Magloire, si<br />
Monseigneur était bien sûr de ne pas<br />
commettre jusqu’à un certain point une
imprudence en laissant jour et nuit sa<br />
porte ouverte à la disposition de qui<br />
voulait entrer, et s’il ne craignait pas<br />
enfin qu’il n’arrivât quelque malheur<br />
dans une maison si peu gardée. L’évêque<br />
lui toucha l’épaule avec une gravité<br />
douce et lui dit :<br />
– Nisi Dominus custodierit domum,<br />
in vanum vigilant qui custodiunt<br />
eam [11] .<br />
Puis il parla d’autre chose.<br />
Il disait assez volontiers :<br />
– Il y a la bravoure du prêtre comme<br />
il y a la bravoure du colonel de dragons.<br />
Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être<br />
tranquille.
Chapitre<br />
Cravatte<br />
7<br />
Ici se place naturellement un fait que<br />
nous ne devons pas omettre, car il est de<br />
ceux qui font le mieux voir quel homme<br />
c’était que M. l’évêque de Digne.<br />
Après la destruction de la bande de<br />
Gaspard Bès qui avait infesté les gorges<br />
d’Ollioules, un de ses lieutenants,<br />
Cravatte [12] , se réfugia dans la montagne.<br />
Il se cacha quelque temps avec ses
andits, reste de la troupe de Gaspard<br />
Bès, dans le comté de Nice, puis gagna<br />
le Piémont, et tout à coup reparut en<br />
France, du côté de Barcelonnette. On le<br />
vit à Jauziers d’abord, puis aux Tuiles.<br />
Il se cacha dans les cavernes du Jougde-l’Aigle,<br />
et de là il descendait vers<br />
les hameaux et les villages par les<br />
ravins de l’Ubaye et de l’Ubayette. Il<br />
osa même pousser jusqu’à Embrun,<br />
pénétra une nuit dans la cathédrale et<br />
dévalisa la sacristie. Ses brigandages<br />
désolaient le pays. On mit la<br />
gendarmerie à ses trousses, mais en<br />
vain. Il échappait toujours ; quelquefois<br />
il résistait de vive force. C’était un hardi<br />
misérable. Au milieu de toute cette<br />
terreur, l’évêque arriva. Il faisait sa
tournée. Au Chastelar, le maire vint le<br />
trouver et l’engagea à rebrousser<br />
chemin. Cravatte tenait la montagne<br />
jusqu’à l’Arche, et au delà. Il y avait<br />
danger, même avec une escorte. C’était<br />
exposer inutilement trois ou quatre<br />
malheureux gendarmes.<br />
– Aussi, dit l’évêque, je compte aller<br />
sans escorte.<br />
– Y pensez-vous, monseigneur ?<br />
s’écria le maire.<br />
– J’y pense tellement, que je refuse<br />
absolument les gendarmes et que je vais<br />
partir dans une heure.<br />
– Partir ?<br />
– Partir.<br />
– Seul ?<br />
– Seul.
– Monseigneur ! vous ne ferez pas<br />
cela.<br />
– Il y a là, dans la montagne, reprit<br />
l’évêque, une humble petite commune<br />
grande comme ça, que je n’ai pas vue<br />
depuis trois ans. Ce sont mes bons amis.<br />
De doux et honnêtes bergers. Ils<br />
possèdent une chèvre sur trente qu’ils<br />
gardent. Ils font de fort jolis cordons de<br />
laine de diverses couleurs, et ils jouent<br />
des airs de montagne sur de petites<br />
flûtes à six trous. Ils ont besoin qu’on<br />
leur parle de temps en temps du bon<br />
Dieu. Que diraient-ils d’un évêque qui a<br />
peur ? Que diraient-ils si je n’y allais<br />
pas ?<br />
– Mais, monseigneur, les brigands ! Si<br />
vous rencontrez les brigands !
– Tiens, dit l’évêque, j’y songe. Vous<br />
avez raison. Je puis les rencontrer. Eux<br />
aussi doivent avoir besoin qu’on leur<br />
parle du bon Dieu.<br />
– Monseigneur ! mais c’est une<br />
bande ! c’est un troupeau de loups !<br />
– Monsieur le maire, c’est peut-être<br />
précisément de ce troupeau que Jésus me<br />
fait le pasteur. Qui sait les voies de la<br />
Providence ?<br />
– Monseigneur, ils vous dévaliseront.<br />
– Je n’ai rien.<br />
– Ils vous tueront.<br />
– Un vieux bonhomme de prêtre qui<br />
passe en marmottant ses momeries ?<br />
Bah ! à quoi bon ?<br />
– Ah ! mon Dieu ! si vous alliez les<br />
rencontrer !
– Je leur demanderai l’aumône pour<br />
mes pauvres.<br />
– Monseigneur, n’y allez pas, au nom<br />
du ciel ! vous exposez votre vie.<br />
– Monsieur le maire, dit l’évêque,<br />
n’est-ce décidément que cela ? Je ne<br />
suis pas en ce monde pour garder ma<br />
vie, mais pour garder les âmes [13] .<br />
Il fallut le laisser faire. Il partit,<br />
accompagné seulement d’un enfant qui<br />
s’offrit à lui servir de guide. Son<br />
obstination fit bruit dans le pays, et<br />
effraya très fort.<br />
Il ne voulut emmener ni sa sœur ni<br />
madame Magloire. Il traversa la<br />
montagne à mulet, ne rencontra<br />
personne, et arriva sain et sauf chez ses<br />
« bons amis » les bergers. Il y resta
quinze jours, prêchant, administrant,<br />
enseignant, moralisant. Lorsqu’il fut<br />
proche de son départ, il résolut de<br />
chanter pontificalement un Te Deum. Il<br />
en parla au curé. Mais comment faire ?<br />
pas d’ornements épiscopaux. On ne<br />
pouvait mettre à sa disposition qu’une<br />
chétive sacristie de village avec<br />
quelques vieilles chasubles de damas<br />
usé ornées de galons faux.<br />
– Bah ! dit l’évêque. Monsieur le<br />
curé, annonçons toujours au prône notre<br />
Te Deum. Cela s’arrangera.<br />
On chercha dans les églises<br />
d’alentour. Toutes les magnificences de<br />
ces humbles paroisses réunies n’auraient<br />
pas suffi à vêtir convenablement un<br />
chantre de cathédrale.
Comme on était dans cet embarras,<br />
une grande caisse fut apportée et<br />
déposée au presbytère pour M. l’évêque<br />
par deux cavaliers inconnus qui<br />
repartirent sur-le-champ. On ouvrit la<br />
caisse ; elle contenait une chape de drap<br />
d’or, une mitre ornée de diamants, une<br />
croix archiépiscopale, une crosse<br />
magnifique, tous les vêtements<br />
pontificaux volés un mois auparavant au<br />
trésor de Notre-Dame d’Embrun. Dans<br />
la caisse, il y avait un papier sur lequel<br />
étaient écrits ces mots : Cravatte à<br />
monseigneur Bienvenu.<br />
– Quand je disais que cela<br />
s’arrangerait ! dit l’évêque.<br />
Puis il ajouta en souriant :<br />
– À qui se contente d’un surplis de
curé, Dieu envoie une chape<br />
d’archevêque.<br />
– Monseigneur, murmura le curé en<br />
hochant la tête avec un sourire, Dieu, –<br />
ou le diable.<br />
L’évêque regarda fixement le curé et<br />
reprit avec autorité :<br />
– Dieu !<br />
Quand il revint au Chastelar, et tout le<br />
long de la route, on venait le regarder<br />
par curiosité. Il retrouva au presbytère<br />
du Chastelar mademoiselle Baptistine et<br />
madame Magloire qui l’attendaient, et il<br />
dit à sa sœur :<br />
– Eh bien, avais-je raison ? Le pauvre<br />
prêtre est allé chez ces pauvres<br />
montagnards les mains vides, il en<br />
revient les mains pleines. J’étais parti
n’emportant que ma confiance en Dieu ;<br />
je rapporte le trésor d’une cathédrale.<br />
Le soir, avant de se coucher, il dit<br />
encore :<br />
– Ne craignons jamais les voleurs ni<br />
les meurtriers. Ce sont là les dangers du<br />
dehors, les petits dangers. Craignonsnous<br />
nous-mêmes. Les préjugés, voilà<br />
les voleurs ; les vices, voilà les<br />
meurtriers. Les grands dangers sont au<br />
dedans de nous. Qu’importe ce qui<br />
menace notre tête ou notre bourse ! Ne<br />
songeons qu’à ce qui menace notre âme.<br />
Puis se tournant vers sa sœur :<br />
– Ma sœur, de la part du prêtre jamais<br />
de précaution contre le prochain. Ce que<br />
le prochain fait, Dieu le permet.<br />
Bornons-nous à prier Dieu quand nous
croyons qu’un danger arrive sur nous.<br />
Prions-le, non pour nous, mais pour que<br />
notre frère ne tombe pas en faute à notre<br />
occasion.<br />
Du reste, les événements étaient rares<br />
dans son existence. Nous racontons ceux<br />
que nous savons ; mais d’ordinaire il<br />
passait sa vie à faire toujours les mêmes<br />
choses aux mêmes moments. Un mois de<br />
son année ressemblait à une heure de sa<br />
journée.<br />
Quant à ce que devint « le trésor » de<br />
la cathédrale d’Embrun, on nous<br />
embarrasserait de nous interroger làdessus.<br />
C’étaient là de bien belles<br />
choses, et bien tentantes, et bien bonnes<br />
à voler au profit des malheureux.<br />
Volées, elles l’étaient déjà d’ailleurs.
La moitié de l’aventure était accomplie ;<br />
il ne restait plus qu’à changer la<br />
direction du vol, et qu’à lui faire faire un<br />
petit bout de chemin du côté des<br />
pauvres. Nous n’affirmons rien du reste<br />
à ce sujet. Seulement on a trouvé dans<br />
les papiers de l’évêque une note assez<br />
obscure qui se rapporte peut-être à cette<br />
affaire, et qui est ainsi conçue : La<br />
question est de savoir si cela doit faire<br />
retour à la cathédrale ou à l’hôpital.
8<br />
Chapitre<br />
Philosophie après<br />
boire<br />
Le sénateur dont il a été parlé plus haut<br />
était un homme entendu qui avait fait son<br />
chemin avec une rectitude inattentive à<br />
toutes ces rencontres qui font obstacle et<br />
qu’on nomme conscience, foi jurée,<br />
justice, devoir ; il avait marché droit à<br />
son but et sans broncher une seule fois
dans la ligne de son avancement et de<br />
son intérêt. C’était un ancien procureur,<br />
attendri par le succès, pas méchant<br />
homme du tout, rendant tous les petits<br />
services qu’il pouvait à ses fils, à ses<br />
gendres, à ses parents, même à des<br />
amis ; ayant sagement pris de la vie les<br />
bons côtés, les bonnes occasions, les<br />
bonnes aubaines. Le reste lui semblait<br />
assez bête. Il était spirituel, et juste<br />
assez lettré pour se croire un disciple<br />
d’Épicure en n’étant peut-être qu’un<br />
produit de Pigault-Lebrun [14] . Il riait<br />
volontiers, et agréablement, des choses<br />
infinies et éternelles, et des<br />
« billevesées du bonhomme évêque ». Il<br />
en riait quelquefois, avec une aimable<br />
autorité, devant M. Myriel lui-même, qui
écoutait.<br />
À je ne sais plus quelle cérémonie<br />
demi-officielle, le comte *** (ce<br />
sénateur) et M. Myriel durent dîner chez<br />
le préfet. Au dessert, le sénateur, un peu<br />
égayé, quoique toujours digne, s’écria :<br />
– Parbleu, monsieur l’évêque,<br />
causons. Un sénateur et un évêque se<br />
regardent difficilement sans cligner de<br />
l’œil. Nous sommes deux augures. Je<br />
vais vous faire un aveu. J’ai ma<br />
philosophie.<br />
– Et vous avez raison, répondit<br />
l’évêque. Comme on fait sa philosophie<br />
on se couche. Vous êtes sur le lit de<br />
pourpre, monsieur le sénateur.<br />
Le sénateur, encouragé, reprit :<br />
– Soyons bons enfants.
– Bons diables même, dit l’évêque.<br />
– Je vous déclare, reprit le sénateur,<br />
que le marquis d’Argens, Pyrrhon,<br />
Hobbes et M. Naigeon [15] ne sont pas des<br />
maroufles. J’ai dans ma bibliothèque<br />
tous mes philosophes dorés sur tranche.<br />
– Comme vous-même, monsieur le<br />
comte, interrompit l’évêque.<br />
Le sénateur poursuivit :<br />
– Je hais Diderot ; c’est un idéologue,<br />
un déclamateur et un révolutionnaire, au<br />
fond croyant en Dieu, et plus bigot que<br />
Voltaire. Voltaire s’est moqué de<br />
Needham, et il a eu tort ; car les<br />
anguilles de Needham [16] prouvent que<br />
Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre<br />
dans une cuillerée de pâte de farine<br />
supplée le fiat lux. Supposez la goutte
plus grosse et la cuillerée plus grande,<br />
vous avez le monde. L’homme, c’est<br />
l’anguille. Alors à quoi bon le Père<br />
éternel ? Monsieur l’évêque, l’hypothèse<br />
Jéhovah me fatigue. Elle n’est bonne<br />
qu’à produire des gens maigres qui<br />
songent creux. À bas ce grand Tout qui<br />
me tracasse ! Vive Zéro qui me laisse<br />
tranquille ! De vous à moi, et pour vider<br />
mon sac, et pour me confesser à mon<br />
pasteur comme il convient, je vous<br />
avoue que j’ai du bon sens. Je ne suis<br />
pas fou de votre Jésus qui prêche à tout<br />
bout de champ le renoncement et le<br />
sacrifice. Conseil d’avare à des gueux.<br />
Renoncement ! pourquoi ? Sacrifice ! à<br />
quoi ? Je ne vois pas qu’un loup<br />
s’immole au bonheur d’un autre loup.
Restons donc dans la nature. Nous<br />
sommes au sommet ; ayons la<br />
philosophie supérieure. Que sert d’être<br />
en haut, si l’on ne voit pas plus loin que<br />
le bout du nez des autres ? Vivons<br />
gaîment. La vie, c’est tout. Que l’homme<br />
ait un autre avenir, ailleurs, là-haut, làbas,<br />
quelque part, je n’en crois pas un<br />
traître mot. Ah ! l’on me recommande le<br />
sacrifice et le renoncement, je dois<br />
prendre garde à tout ce que je fais, il<br />
faut que je me casse la tête sur le bien et<br />
le mal, sur le juste et l’injuste, sur le fas<br />
et le nefas [17] . Pourquoi ? parce que<br />
j’aurai à rendre compte de mes actions.<br />
Quand ? après ma mort. Quel bon rêve !<br />
Après ma mort, bien fin qui me pincera.<br />
Faites donc saisir une poignée de cendre
par une main d’ombre. Disons le vrai,<br />
nous qui sommes des initiés et qui avons<br />
levé la jupe d’Isis : il n’y a ni bien, ni<br />
mal ; il y a de la végétation. Cherchons<br />
le réel. Creusons tout à fait. Allons au<br />
fond, que diable ! Il faut flairer la vérité,<br />
fouiller sous terre, et la saisir. Alors<br />
elle vous donne des joies exquises.<br />
Alors vous devenez fort, et vous riez. Je<br />
suis carré par la base, moi. Monsieur<br />
l’évêque, l’immortalité de l’homme est<br />
un écoute-s’il-pleut. Oh ! la charmante<br />
promesse ! Fiez-vous-y. Le bon billet<br />
qu’a Adam ! On est âme, on sera ange,<br />
on aura des ailes bleues aux omoplates.<br />
Aidez-moi donc, n’est-ce pas Tertullien<br />
qui dit que les bienheureux iront d’un<br />
astre à l’autre ? Soit. On sera les
sauterelles des étoiles. Et puis, on verra<br />
Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces<br />
paradis. Dieu est une sornette monstre.<br />
Je ne dirais point cela dans le<br />
Moniteur [18] , parbleu ! mais je le<br />
chuchote entre amis. Inter pocula [19] .<br />
Sacrifier la terre au paradis, c’est lâcher<br />
la proie pour l’ombre. Être dupe de<br />
l’infini ! pas si bête. Je suis néant. Je<br />
m’appelle monsieur le comte Néant,<br />
sénateur. Étais-je avant ma naissance ?<br />
Non. Serai-je après ma mort ? Non. Que<br />
suis-je ? un peu de poussière agrégée<br />
par un organisme. Qu’ai-je à faire sur<br />
cette terre ? J’ai le choix. Souffrir ou<br />
jouir. Où me mènera la souffrance ? Au<br />
néant. Mais j’aurai souffert. Où me<br />
mènera la jouissance ? Au néant. Mais
j’aurai joui. Mon choix est fait. Il faut<br />
être mangeant ou mangé. Je mange.<br />
Mieux vaut être la dent que l’herbe.<br />
Telle est ma sagesse. Après quoi, va<br />
comme je te pousse, le fossoyeur est là,<br />
le Panthéon pour nous autres, tout tombe<br />
dans le grand trou. Fin. Finis.<br />
Liquidation totale. Ceci est l’endroit de<br />
l’évanouissement. La mort est morte,<br />
croyez-moi. Qu’il y ait là quelqu’un qui<br />
ait quelque chose à me dire, je ris d’y<br />
songer. Invention de nourrices.<br />
Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah<br />
pour les hommes. Non, notre lendemain<br />
est de la nuit. Derrière la tombe, il n’y a<br />
plus que des néants égaux. Vous avez été<br />
Sardanapale, vous avez été Vincent de<br />
Paul, cela fait le même rien. Voilà le
vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez<br />
de votre moi pendant que vous le tenez.<br />
En vérité, je vous le dis, monsieur<br />
l’évêque, j’ai ma philosophie, et j’ai<br />
mes philosophes. Je ne me laisse pas<br />
enguirlander par des balivernes. Après<br />
ça, il faut bien quelque chose à ceux qui<br />
sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagnepetit,<br />
aux misérables. On leur donne à<br />
gober les légendes, les chimères, l’âme,<br />
l’immortalité, le paradis, les étoiles. Ils<br />
mâchent cela. Ils le mettent sur leur pain<br />
sec. Qui n’a rien a le bon Dieu. C’est<br />
bien le moins. Je n’y fais point obstacle,<br />
mais je garde pour moi monsieur<br />
Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le<br />
peuple.<br />
L’évêque battit des mains.
– Voilà parler ! s’écria-t-il.<br />
L’excellente chose, et vraiment<br />
merveilleuse, que ce matérialisme-là !<br />
Ne l’a pas qui veut. Ah ! quand on l’a,<br />
on n’est plus dupe ; on ne se laisse pas<br />
bêtement exiler comme Caton, ni lapider<br />
comme Étienne, ni brûler vif comme<br />
Jeanne d’Arc. Ceux qui ont réussi à se<br />
procurer ce matérialisme admirable ont<br />
la joie de se sentir irresponsables, et de<br />
penser qu’ils peuvent dévorer tout, sans<br />
inquiétude, les places, les sinécures, les<br />
dignités, le pouvoir bien ou mal acquis,<br />
les palinodies lucratives, les trahisons<br />
utiles, les savoureuses capitulations de<br />
conscience, et qu’ils entreront dans la<br />
tombe, leur digestion faite. Comme c’est<br />
agréable ! Je ne dis pas cela pour vous,
monsieur le sénateur. Cependant il m’est<br />
impossible de ne point vous féliciter.<br />
Vous autres grands seigneurs, vous avez,<br />
vous le dites, une philosophie à vous et<br />
pour vous, exquise, raffinée, accessible<br />
aux riches seuls, bonne à toutes les<br />
sauces, assaisonnant admirablement les<br />
voluptés de la vie. Cette philosophie est<br />
prise dans les profondeurs et déterrée<br />
par des chercheurs spéciaux. Mais vous<br />
êtes bons princes, et vous ne trouvez pas<br />
mauvais que la croyance au bon Dieu<br />
soit la philosophie du peuple, à peu près<br />
comme l’oie aux marrons est la dinde<br />
aux truffes du pauvre.
9<br />
Chapitre<br />
Le frère raconté par la<br />
sœur<br />
Pour donner une idée du ménage<br />
intérieur de M. l’évêque de Digne et de<br />
la façon dont ces deux saintes filles<br />
subordonnaient leurs actions, leurs<br />
pensées, même leurs instincts de femmes<br />
aisément effrayées, aux habitudes et aux<br />
intentions de l’évêque, sans qu’il eût
même à prendre la peine de parler pour<br />
les exprimer, nous ne pouvons mieux<br />
faire que de transcrire ici une lettre de<br />
mademoiselle Baptistine à madame la<br />
vicomtesse de Boischevron, son amie<br />
d’enfance. Cette lettre est entre nos<br />
mains.<br />
« Digne, 16 décembre 18…<br />
« Ma bonne madame, pas un jour ne<br />
se passe sans que nous parlions de vous.<br />
C’est assez notre habitude, mais il y a<br />
une raison de plus. Figurez-vous qu’en<br />
lavant et époussetant les plafonds et les<br />
murs, madame Magloire a fait des<br />
découvertes ; maintenant nos deux<br />
chambres tapissées de vieux papier<br />
blanchi à la chaux ne dépareraient pas<br />
un château dans le genre du vôtre.
Madame Magloire a déchiré tout le<br />
papier. Il y avait des choses dessous.<br />
Mon salon, où il n’y a pas de meubles,<br />
et dont nous nous servons pour étendre<br />
le linge après les lessives, a quinze<br />
pieds de haut, dix-huit de large carrés,<br />
un plafond peint anciennement avec<br />
dorure, des solives comme chez vous.<br />
C’était recouvert d’une toile, du temps<br />
que c’était l’hôpital. Enfin des boiseries<br />
du temps de nos grand’mères. Mais c’est<br />
ma chambre qu’il faut voir. Madame<br />
Magloire a découvert, sous au moins dix<br />
papiers collés dessus, des peintures,<br />
sans être bonnes, qui peuvent se<br />
supporter. C’est Télémaque reçu<br />
chevalier par Minerve, c’est lui encore<br />
dans les jardins. Le nom m’échappe.
Enfin où les dames romaines se<br />
rendaient une seule nuit. Que vous diraije<br />
? j’ai des romains, des romaines (ici<br />
un mot illisible), et toute la suite.<br />
Madame Magloire a débarbouillé tout<br />
cela, et cet été elle va réparer quelques<br />
petites avaries, revernir le tout, et ma<br />
chambre sera un vrai musée. Elle a<br />
trouvé aussi dans un coin du grenier<br />
deux consoles en bois, genre ancien. On<br />
demandait deux écus de six livres pour<br />
les redorer, mais il vaut bien mieux<br />
donner cela aux pauvres ; d’ailleurs<br />
c’est fort laid, et j’aimerais mieux une<br />
table ronde en acajou.<br />
« Je suis toujours bien heureuse. Mon<br />
frère est si bon. Il donne tout ce qu’il a<br />
aux indigents et aux malades. Nous
sommes très gênés. Le pays est dur<br />
l’hiver, et il faut bien faire quelque<br />
chose pour ceux qui manquent. Nous<br />
sommes à peu près chauffés et éclairés.<br />
Vous voyez que ce sont de grandes<br />
douceurs.<br />
« Mon frère a ses habitudes à lui.<br />
Quand il cause, il dit qu’un évêque doit<br />
être ainsi. Figurez-vous que la porte de<br />
la maison n’est jamais fermée. Entre qui<br />
veut, et l’on est tout de suite chez mon<br />
frère. Il ne craint rien, même la nuit.<br />
C’est là sa bravoure à lui, comme il dit.<br />
« Il ne veut pas que je craigne pour<br />
lui, ni que madame Magloire craigne. Il<br />
s’expose à tous les dangers, et il ne veut<br />
même pas que nous ayons l’air de nous<br />
en apercevoir. Il faut savoir le
comprendre.<br />
« Il sort par la pluie, il marche dans<br />
l’eau, il voyage en hiver. Il n’a pas peur<br />
de la nuit, des routes suspectes ni des<br />
rencontres.<br />
« L’an dernier, il est allé tout seul<br />
dans un pays de voleurs. Il n’a pas voulu<br />
nous emmener. Il est resté quinze jours<br />
absent. À son retour, il n’avait rien eu,<br />
on le croyait mort, et il se portait bien, et<br />
il a dit : « Voilà comme on m’a volé ! »<br />
Et il a ouvert une malle pleine de tous<br />
les bijoux de la cathédrale d’Embrun,<br />
que les voleurs lui avaient donnés.<br />
« Cette fois-là, en revenant, comme<br />
j’étais allée à sa rencontre à deux lieues<br />
avec d’autres de ses amis, je n’ai pu<br />
m’empêcher de le gronder un peu, en
ayant soin de ne parler que pendant que<br />
la voiture faisait du bruit, afin que<br />
personne autre ne pût entendre.<br />
« Dans les premiers temps, je me<br />
disais : il n’y a pas de dangers qui<br />
l’arrêtent, il est terrible. À présent j’ai<br />
fini par m’y accoutumer. Je fais signe à<br />
madame Magloire pour qu’elle ne le<br />
contrarie pas. Il se risque comme il veut.<br />
Moi j’emmène madame Magloire, je<br />
rentre dans ma chambre, je prie pour lui,<br />
et je m’endors. Je suis tranquille, parce<br />
que je sais bien que s’il lui arrivait<br />
malheur, ce serait ma fin. Je m’en irais<br />
au bon Dieu avec mon frère et mon<br />
évêque. Madame Magloire a eu plus de<br />
peine que moi à s’habituer à ce qu’elle<br />
appelait ses imprudences. Mais à
présent le pli est pris. Nous prions<br />
toutes les deux, nous avons peur<br />
ensemble, et nous nous endormons. Le<br />
diable entrerait dans la maison qu’on le<br />
laisserait faire. Après tout, que<br />
craignons-nous dans cette maison ? Il y a<br />
toujours quelqu’un avec nous, qui est le<br />
plus fort. Le diable peut y passer, mais<br />
le bon Dieu l’habite.<br />
« Voilà qui me suffit. Mon frère n’a<br />
plus même besoin de me dire un mot<br />
maintenant. Je le comprends sans qu’il<br />
parle, et nous nous abandonnons à la<br />
Providence.<br />
« Voilà comme il faut être avec un<br />
homme qui a du grand dans l’esprit.<br />
« J’ai questionné mon frère pour le<br />
renseignement que vous me demandez
sur la famille de Faux. Vous savez<br />
comme il sait tout et comme il a des<br />
souvenirs, car il est toujours très bon<br />
royaliste. C’est de vrai une très ancienne<br />
famille normande de la généralité de<br />
Caen. Il y a cinq cents ans d’un Raoul de<br />
Faux, d’un Jean de Faux et d’un Thomas<br />
de Faux, qui étaient des gentilshommes,<br />
dont un seigneur de Rochefort. Le<br />
dernier était Guy-Étienne-Alexandre, et<br />
était maître de camp, et quelque chose<br />
dans les chevau-légers de Bretagne. Sa<br />
fille Marie-Louise a épousé Adrien-<br />
Charles de Gramont, fils du duc Louis<br />
de Gramont, pair de France, colonel des<br />
gardes françaises et lieutenant général<br />
des armées. On écrit Faux, Fauq et<br />
Faoucq.
« Bonne madame, recommandez-nous<br />
aux prières de votre saint parent, M. le<br />
cardinal. Quant à votre chère Sylvanie,<br />
elle a bien fait de ne pas prendre les<br />
courts instants qu’elle passe près de<br />
vous pour m’écrire. Elle se porte bien,<br />
travaille selon vos désirs, m’aime<br />
toujours. C’est tout ce que je veux. Son<br />
souvenir par vous m’est arrivé. Je m’en<br />
trouve heureuse. Ma santé n’est pas trop<br />
mauvaise, et cependant je maigris tous<br />
les jours davantage. Adieu, le papier me<br />
manque et me force de vous quitter.<br />
Mille bonnes choses.<br />
« Baptistine.<br />
« P. S. Madame votre belle-sœur est<br />
toujours ici avec sa jeune famille. Votre<br />
petit-neveu est charmant. Savez-vous
qu’il a cinq ans bientôt ! Hier il a vu<br />
passer un cheval auquel on avait mis des<br />
genouillères, et il disait : « Qu’est-ce<br />
qu’il a donc aux genoux ? » Il est si<br />
gentil, cet enfant ! Son petit frère traîne<br />
un vieux balai dans l’appartement<br />
comme une voiture, et dit : « Hu ! » »<br />
Comme on le voit par cette lettre, ces<br />
deux femmes savaient se plier aux<br />
façons d’être de l’évêque avec ce génie<br />
particulier de la femme qui comprend<br />
l’homme mieux que l’homme ne se<br />
comprend. L’évêque de Digne, sous cet<br />
air doux et candide qui ne se démentait<br />
jamais, faisait parfois des choses<br />
grandes, hardies et magnifiques, sans<br />
paraître même s’en douter. Elles en<br />
tremblaient, mais elles le laissaient
faire. Quelquefois madame Magloire<br />
essayait une remontrance avant ; jamais<br />
pendant ni après. Jamais on ne le<br />
troublait, ne fût-ce que par un signe,<br />
dans une action commencée. À de<br />
certains moments, sans qu’il eût besoin<br />
de le dire, lorsqu’il n’en avait peut-être<br />
pas lui-même conscience, tant sa<br />
simplicité était parfaite, elles sentaient<br />
vaguement qu’il agissait comme évêque ;<br />
alors elles n’étaient plus que deux<br />
ombres dans la maison. Elles le<br />
servaient passivement, et, si c’était<br />
obéir que de disparaître, elles<br />
disparaissaient. Elles savaient, avec une<br />
admirable délicatesse d’instinct, que de<br />
certaines sollicitudes peuvent gêner.<br />
Aussi, même le croyant en péril, elles
comprenaient, je ne dis pas sa pensée,<br />
mais sa nature, jusqu’au point de ne plus<br />
veiller sur lui. Elles le confiaient à<br />
Dieu.<br />
D’ailleurs Baptistine disait, comme<br />
on vient de le lire, que la fin de son frère<br />
serait la sienne. Madame Magloire ne le<br />
disait pas, mais elle le savait.
10<br />
Chapitre<br />
L’évêque en présence<br />
d’une lumière<br />
inconnue<br />
[20] À une époque un peu postérieure à la<br />
date de la lettre citée dans les pages<br />
précédentes, il fit une chose, à en croire<br />
toute la ville, plus risquée encore que sa<br />
promenade à travers les montagnes des
andits.<br />
Il y avait près de Digne, dans la<br />
campagne, un homme qui vivait<br />
solitaire. Cet homme, disons tout de<br />
suite le gros mot, était un ancien<br />
conventionnel. Il se nommait G.<br />
On parlait du conventionnel G [21] .<br />
dans le petit monde de Digne avec une<br />
sorte d’horreur. Un conventionnel, vous<br />
figurez-vous cela ? Cela existait du<br />
temps qu’on se tutoyait et qu’on disait :<br />
citoyen. Cet homme était à peu près un<br />
monstre. Il n’avait pas voté la mort du<br />
roi, mais presque. C’était un quasirégicide.<br />
Il avait été terrible. Comment,<br />
au retour des princes légitimes, n’avaiton<br />
pas traduit cet homme-là devant une<br />
cour prévôtale ? On ne lui eût pas coupé
la tête, si vous voulez, il faut de la<br />
clémence, soit ; mais un bon<br />
bannissement à vie. Un exemple enfin !<br />
etc., etc. C’était un athée d’ailleurs,<br />
comme tous ces gens-là. – Commérages<br />
des oies sur le vautour.<br />
Était-ce du reste un vautour que G. ?<br />
Oui, si l’on en jugeait par ce qu’il y<br />
avait de farouche dans sa solitude.<br />
N’ayant pas voté la mort du roi, il<br />
n’avait pas été compris dans les décrets<br />
d’exil et avait pu rester en France [22] .<br />
Il habitait, à trois quarts d’heure de la<br />
ville, loin de tout hameau, loin de tout<br />
chemin, on ne sait quel repli perdu d’un<br />
vallon très sauvage. Il avait là, disait-on,<br />
une espèce de champ, un trou, un<br />
repaire. Pas de voisins ; pas même de
passants. Depuis qu’il demeurait dans ce<br />
vallon, le sentier qui y conduisait avait<br />
disparu sous l’herbe. On parlait de cet<br />
endroit-là comme de la maison du<br />
bourreau.<br />
Pourtant l’évêque songeait, et de<br />
temps en temps regardait l’horizon à<br />
l’endroit où un bouquet d’arbres<br />
marquait le vallon du vieux<br />
conventionnel, et il disait :<br />
– Il y a là une âme qui est seule.<br />
Et au fond de sa pensée il ajoutait :<br />
« Je lui dois ma visite. »<br />
Mais, avouons-le, cette idée, au<br />
premier abord naturelle, lui<br />
apparaissait, après un moment de<br />
réflexion, comme étrange et impossible,<br />
et presque repoussante. Car, au fond, il
partageait l’impression générale, et le<br />
conventionnel lui inspirait, sans qu’il<br />
s’en rendît clairement compte, ce<br />
sentiment qui est comme la frontière de<br />
la haine et qu’exprime si bien le mot<br />
éloignement.<br />
Toutefois, la gale de la brebis doitelle<br />
faire reculer le pasteur ? Non. Mais<br />
quelle brebis !<br />
Le bon évêque était perplexe.<br />
Quelquefois il allait de ce côté-là, puis<br />
il revenait. Un jour enfin le bruit se<br />
répandit dans la ville qu’une façon de<br />
jeune pâtre qui servait le conventionnel<br />
G. dans sa bauge était venu chercher un<br />
médecin ; que le vieux scélérat se<br />
mourait, que la paralysie le gagnait, et<br />
qu’il ne passerait pas la nuit.
– Dieu merci ! ajoutaient quelquesuns.<br />
L’évêque prit son bâton, mit son<br />
pardessus à cause de sa soutane un peu<br />
trop usée, comme nous l’avons dit, et<br />
aussi à cause du vent du soir qui ne<br />
devait pas tarder à souffler, et partit.<br />
Le soleil déclinait et touchait presque<br />
à l’horizon, quand l’évêque arriva à<br />
l’endroit excommunié. Il reconnut avec<br />
un certain battement de cœur qu’il était<br />
près de la tanière. Il enjamba un fossé,<br />
franchit une haie, leva un échalier, entra<br />
dans un courtil délabré, fit quelques pas<br />
assez hardiment, et tout à coup, au fond<br />
de la friche, derrière une haute<br />
broussaille, il aperçut la caverne.<br />
C’était une cabane toute basse,
indigente, petite et propre, avec une<br />
treille clouée à la façade.<br />
Devant la porte, dans une vieille<br />
chaise à roulettes, fauteuil du paysan, il<br />
y avait un homme en cheveux blancs qui<br />
souriait au soleil.<br />
Près du vieillard assis se tenait<br />
debout un jeune garçon, le petit pâtre. Il<br />
tendait au vieillard une jatte de lait.<br />
Pendant que l’évêque regardait, le<br />
vieillard éleva la voix :<br />
– Merci, dit-il, je n’ai plus besoin de<br />
rien.<br />
Et son sourire quitta le soleil pour<br />
s’arrêter sur l’enfant.<br />
L’évêque s’avança. Au bruit qu’il fit<br />
en marchant, le vieux homme assis<br />
tourna la tête, et son visage exprima
toute la quantité de surprise qu’on peut<br />
avoir après une longue vie.<br />
– Depuis que je suis ici, dit-il, voilà<br />
la première fois qu’on entre chez moi.<br />
Qui êtes-vous, monsieur ?<br />
L’évêque répondit :<br />
– Je me nomme Bienvenu Myriel.<br />
– Bienvenu Myriel ! j’ai entendu<br />
prononcer ce nom. Est-ce que c’est vous<br />
que le peuple appelle monseigneur<br />
Bienvenu ?<br />
– C’est moi.<br />
Le vieillard reprit avec un demisourire<br />
:<br />
– En ce cas, vous êtes mon évêque ?<br />
– Un peu.<br />
– Entrez, monsieur.<br />
Le conventionnel tendit la main à
l’évêque, mais l’évêque ne la prit pas.<br />
L’évêque se borna à dire :<br />
– Je suis satisfait de voir qu’on<br />
m’avait trompé. Vous ne me semblez,<br />
certes, pas malade.<br />
– Monsieur, répondit le vieillard, je<br />
vais guérir.<br />
Il fit une pause et dit :<br />
– Je mourrai dans trois heures.<br />
Puis il reprit :<br />
– Je suis un peu médecin ; je sais de<br />
quelle façon la dernière heure vient.<br />
Hier, je n’avais que les pieds froids ;<br />
aujourd’hui, le froid a gagné les genoux ;<br />
maintenant je le sens qui monte jusqu’à<br />
la ceinture ; quand il sera au cœur, je<br />
m’arrêterai. Le soleil est beau, n’est-ce<br />
pas ? je me suis fait rouler dehors pour
jeter un dernier coup d’œil sur les<br />
choses, vous pouvez me parler, cela ne<br />
me fatigue point. Vous faites bien de<br />
venir regarder un homme qui va mourir.<br />
Il est bon que ce moment-là ait des<br />
témoins. On a des manies ; j’aurais<br />
voulu aller jusqu’à l’aube. Mais je sais<br />
que j’en ai à peine pour trois heures. Il<br />
fera nuit. Au fait, qu’importe ! Finir est<br />
une affaire simple. On n’a pas besoin du<br />
matin pour cela. Soit. Je mourrai à la<br />
belle étoile.<br />
Le vieillard se tourna vers le pâtre.<br />
– Toi, va te coucher. Tu as veillé<br />
l’autre nuit. Tu es fatigué.<br />
L’enfant rentra dans la cabane.<br />
Le vieillard le suivit des yeux et<br />
ajouta comme se parlant à lui-même :
– Pendant qu’il dormira, je mourrai.<br />
Les deux sommeils peuvent faire bon<br />
voisinage.<br />
L’évêque n’était pas ému comme il<br />
semble qu’il aurait pu l’être. Il ne<br />
croyait pas sentir Dieu dans cette façon<br />
de mourir. Disons tout, car les petites<br />
contradictions des grands cœurs veulent<br />
être indiquées comme le reste, lui qui,<br />
dans l’occasion, riait si volontiers de Sa<br />
Grandeur, il était quelque peu choqué de<br />
ne pas être appelé monseigneur, et il<br />
était presque tenté de répliquer : citoyen.<br />
Il lui vint une velléité de familiarité<br />
bourrue, assez ordinaire aux médecins et<br />
aux prêtres, mais qui ne lui était pas<br />
habituelle, à lui. Cet homme, après tout,<br />
ce conventionnel, ce représentant du
peuple, avait été un puissant de la terre ;<br />
pour la première fois de sa vie peut-être,<br />
l’évêque se sentit en humeur de sévérité.<br />
Le conventionnel cependant le<br />
considérait avec une cordialité modeste,<br />
où l’on eût pu démêler l’humilité qui<br />
sied quand on est si près de sa mise en<br />
poussière.<br />
L’évêque, de son côté, quoiqu’il se<br />
gardât ordinairement de la curiosité,<br />
laquelle, selon lui, était contiguë à<br />
l’offense, ne pouvait s’empêcher<br />
d’examiner le conventionnel avec une<br />
attention qui, n’ayant pas sa source dans<br />
la sympathie, lui eût été probablement<br />
reprochée par sa conscience vis-à-vis<br />
de tout autre homme. Un conventionnel<br />
lui faisait un peu l’effet d’être hors la
loi, même hors la loi de charité.<br />
G., calme, le buste presque droit, la<br />
voix vibrante, était un de ces grands<br />
octogénaires qui font l’étonnement du<br />
physiologiste. La révolution a eu<br />
beaucoup de ces hommes proportionnés<br />
à l’époque. On sentait dans ce vieillard<br />
l’homme à l’épreuve. Si près de sa fin,<br />
il avait conservé tous les gestes de la<br />
santé. Il y avait dans son coup d’œil<br />
clair, dans son accent ferme, dans son<br />
robuste mouvement d’épaules, de quoi<br />
déconcerter la mort. Azraël, l’ange<br />
mahométan du sépulcre, eût rebroussé<br />
chemin et eût cru se tromper de porte. G.<br />
semblait mourir parce qu’il le voulait<br />
bien. Il y avait de la liberté dans son<br />
agonie. Les jambes seulement étaient
immobiles. Les ténèbres le tenaient par<br />
là. Les pieds étaient morts et froids, et la<br />
tête vivait de toute la puissance de la vie<br />
et paraissait en pleine lumière. G., en ce<br />
grave moment, ressemblait à ce roi du<br />
conte oriental, chair par en haut, marbre<br />
par en bas.<br />
Une pierre était là. L’évêque s’y assit.<br />
L’exorde fut ex abrupto.<br />
– Je vous félicite, dit-il du ton dont on<br />
réprimande. Vous n’avez toujours pas<br />
voté la mort du roi.<br />
Le conventionnel ne parut pas<br />
remarquer le sous-entendu amer caché<br />
dans ce mot : toujours. Il répondit. Tout<br />
sourire avait disparu de sa face.<br />
– Ne me félicitez pas trop, monsieur ;<br />
j’ai voté la fin du tyran.
C’était l’accent austère en présence<br />
de l’accent sévère.<br />
– Que voulez-vous dire ? reprit<br />
l’évêque.<br />
– Je veux dire que l’homme a un<br />
tyran, l’ignorance. J’ai voté la fin de ce<br />
tyran-là. Ce tyran-là a engendré la<br />
royauté qui est l’autorité prise dans le<br />
faux, tandis que la science est l’autorité<br />
prise dans le vrai. L’homme ne doit être<br />
gouverné que par la science.<br />
– Et la conscience, ajouta l’évêque.<br />
– C’est la même chose. La<br />
conscience, c’est la quantité de science<br />
innée que nous avons en nous.<br />
Monseigneur Bienvenu écoutait, un<br />
peu étonné, ce langage très nouveau pour<br />
lui. Le conventionnel poursuivit :
– Quant à Louis XVI, j’ai dit non. Je<br />
ne me crois pas le droit de tuer un<br />
homme ; mais je me sens le devoir<br />
d’exterminer le mal. J’ai voté la fin du<br />
tyran. C’est-à-dire la fin de la<br />
prostitution pour la femme, la fin de<br />
l’esclavage pour l’homme, la fin de la<br />
nuit pour l’enfant. En votant la<br />
république, j’ai voté cela. J’ai voté la<br />
fraternité, la concorde, l’aurore ! J’ai<br />
aidé à la chute des préjugés et des<br />
erreurs. Les écroulements des erreurs et<br />
des préjugés font de la lumière. Nous<br />
avons fait tomber le vieux monde, nous<br />
autres, et le vieux monde, vase des<br />
misères, en se renversant sur le genre<br />
humain, est devenu une urne de joie.<br />
– Joie mêlée, dit l’évêque.
– Vous pourriez dire joie troublée, et<br />
aujourd’hui, après ce fatal retour du<br />
passé qu’on nomme 1814, joie disparue.<br />
Hélas, l’œuvre a été incomplète, j’en<br />
conviens ; nous avons démoli l’ancien<br />
régime dans les faits, nous n’avons pu<br />
entièrement le supprimer dans les idées.<br />
Détruire les abus, cela ne suffit pas ; il<br />
faut modifier les mœurs. Le moulin n’y<br />
est plus, le vent y est encore.<br />
– Vous avez démoli. Démolir peut<br />
être utile ; mais je me défie d’une<br />
démolition compliquée de colère.<br />
– Le droit a sa colère, monsieur<br />
l’évêque, et la colère du droit est un<br />
élément du progrès. N’importe, et quoi<br />
qu’on en dise, la révolution française est<br />
le plus puissant pas du genre humain
depuis l’avènement du Christ.<br />
Incomplète, soit ; mais sublime. Elle a<br />
dégagé toutes les inconnues sociales.<br />
Elle a adouci les esprits ; elle a calmé,<br />
apaisé, éclairé ; elle a fait couler sur la<br />
terre des flots de civilisation. Elle a été<br />
bonne. La révolution française, c’est le<br />
sacre de l’humanité.<br />
L’évêque ne put s’empêcher de<br />
murmurer :<br />
– Oui ? 93 !<br />
Le conventionnel se dressa sur sa<br />
chaise avec une solennité presque<br />
lugubre, et, autant qu’un mourant peut<br />
s’écrier, il s’écria :<br />
– Ah ! vous y voilà ! 93 ! J’attendais<br />
ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant<br />
quinze cents ans. Au bout de quinze
siècles, il a crevé. Vous faites le procès<br />
au coup de tonnerre.<br />
L’évêque sentit, sans se l’avouer<br />
peut-être, que quelque chose en lui était<br />
atteint. Pourtant il fit bonne contenance.<br />
Il répondit :<br />
– Le juge parle au nom de la justice ;<br />
le prêtre parle au nom de la pitié, qui<br />
n’est autre chose qu’une justice plus<br />
élevée. Un coup de tonnerre ne doit pas<br />
se tromper.<br />
Et il ajouta en regardant fixement le<br />
conventionnel.<br />
– Louis XVII ?<br />
Le conventionnel étendit la main et<br />
saisit le bras de l’évêque :<br />
– Louis XVII ! Voyons, sur qui<br />
pleurez-vous ? Est-ce sur l’enfant
innocent ? alors, soit. Je pleure avec<br />
vous. Est-ce sur l’enfant royal ? je<br />
demande à réfléchir. Pour moi, le frère<br />
de Cartouche, enfant innocent, pendu<br />
sous les aisselles en place de Grève<br />
jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour le<br />
seul crime d’avoir été le frère de<br />
Cartouche, n’est pas moins douloureux<br />
que le petit-fils de Louis XV, enfant<br />
innocent, martyrisé dans la tour du<br />
Temple pour le seul crime d’avoir été le<br />
petit-fils de Louis XV.<br />
– Monsieur, dit l’évêque, je n’aime<br />
pas ces rapprochements de noms.<br />
– Cartouche ? Louis XV ? pour lequel<br />
des deux réclamez-vous ?<br />
Il y eut un moment de silence.<br />
L’évêque regrettait presque d’être venu,
et pourtant il se sentait vaguement et<br />
étrangement ébranlé.<br />
Le conventionnel reprit :<br />
– Ah ! monsieur le prêtre, vous<br />
n’aimez pas les crudités du vrai. Christ<br />
les aimait, lui. Il prenait une verge et il<br />
époussetait le temple. Son fouet plein<br />
d’éclairs était un rude diseur de vérités.<br />
Quand il s’écriait : Sinite parvulos [23] …,<br />
il ne distinguait pas entre les petits<br />
enfants. Il ne se fût pas gêné de<br />
rapprocher le dauphin de Barabbas du<br />
dauphin d’Hérode. Monsieur,<br />
l’innocence est sa couronne à ellemême.<br />
L’innocence n’a que faire d’être<br />
altesse. Elle est aussi auguste<br />
déguenillée que fleurdelysée.<br />
– C’est vrai, dit l’évêque à voix
asse.<br />
– J’insiste, continua le conventionnel<br />
G. Vous m’avez nommé Louis XVII.<br />
Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous<br />
les innocents, sur tous les martyrs, sur<br />
tous les enfants, sur ceux d’en bas<br />
comme sur ceux d’en haut ? J’en suis.<br />
Mais alors, je vous l’ai dit, il faut<br />
remonter plus haut que 93, et c’est avant<br />
Louis XVII qu’il faut commencer nos<br />
larmes. Je pleurerai sur les enfants des<br />
rois avec vous, pourvu que vous<br />
pleuriez avec moi sur les petits du<br />
peuple.<br />
– Je pleure sur tous, dit l’évêque.<br />
– Également ! s’écria G., et si la<br />
balance doit pencher, que ce soit du côté<br />
du peuple. Il y a plus longtemps qu’il
souffre.<br />
Il y eut encore un silence. Ce fut le<br />
conventionnel qui le rompit. Il se<br />
souleva sur un coude, prit entre son<br />
pouce et son index replié un peu de sa<br />
joue, comme on fait machinalement<br />
lorsqu’on interroge et qu’on juge, et<br />
interpella l’évêque avec un regard plein<br />
de toutes les énergies de l’agonie. Ce fut<br />
presque une explosion.<br />
– Oui, monsieur, il y a longtemps que<br />
le peuple souffre. Et puis, tenez, ce n’est<br />
pas tout cela, que venez-vous me<br />
questionner et me parler de Louis XVII ?<br />
Je ne vous connais pas, moi. Depuis que<br />
je suis dans ce pays, j’ai vécu dans cet<br />
enclos, seul, ne mettant pas les pieds<br />
dehors, ne voyant personne que cet
enfant qui m’aide. Votre nom est, il est<br />
vrai, arrivé confusément jusqu’à moi, et,<br />
je dois le dire, pas très mal prononcé ;<br />
mais cela ne signifie rien ; les gens<br />
habiles ont tant de manières d’en faire<br />
accroire à ce brave bonhomme de<br />
peuple. À propos, je n’ai pas entendu le<br />
bruit de votre voiture, vous l’aurez sans<br />
doute laissée derrière le taillis, là-bas, à<br />
l’embranchement de la route. Je ne vous<br />
connais pas, vous dis-je. Vous m’avez<br />
dit que vous étiez l’évêque, mais cela ne<br />
me renseigne point sur votre personne<br />
morale. En somme, je vous répète ma<br />
question. Qui êtes-vous ? Vous êtes un<br />
évêque, c’est-à-dire un prince de<br />
l’église, un de ces hommes dorés,<br />
armoriés, rentés, qui ont de grosses
prébendes, – l’évêché de Digne, quinze<br />
mille francs de fixe, dix mille francs de<br />
casuel, total, vingt-cinq mille francs, –<br />
qui ont des cuisines, qui ont des livrées,<br />
qui font bonne chère, qui mangent des<br />
poules d’eau le vendredi, qui se<br />
pavanent, laquais devant, laquais<br />
derrière, en berline de gala, et qui ont<br />
des palais, et qui roulent carrosse au<br />
nom de Jésus-Christ qui allait pieds<br />
nus ! Vous êtes un prélat ; rentes, palais,<br />
chevaux, valets, bonne table, toutes les<br />
sensualités de la vie, vous avez cela<br />
comme les autres, et comme les autres<br />
vous en jouissez, c’est bien, mais cela<br />
en dit trop ou pas assez ; cela ne<br />
m’éclaire pas sur votre valeur<br />
intrinsèque et essentielle, à vous qui
venez avec la prétention probable de<br />
m’apporter de la sagesse. À qui est-ce<br />
que je parle ? Qui êtes-vous ?<br />
L’évêque baissa la tête et répondit :<br />
– Vermis sum [24] .<br />
– Un ver de terre en carrosse !<br />
grommela le conventionnel.<br />
C’était le tour du conventionnel d’être<br />
hautain, et de l’évêque d’être humble.<br />
L’évêque reprit avec douceur.<br />
– Monsieur, soit. Mais expliquez-moi<br />
en quoi mon carrosse, qui est là à deux<br />
pas derrière les arbres, en quoi ma<br />
bonne table et les poules d’eau que je<br />
mange le vendredi, en quoi mes vingtcinq<br />
mille livres de rentes, en quoi mon<br />
palais et mes laquais prouvent que la<br />
pitié n’est pas une vertu, que la
clémence n’est pas un devoir, et que 93<br />
n’a pas été inexorable.<br />
Le conventionnel passa la main sur<br />
son front comme pour en écarter un<br />
nuage.<br />
– Avant de vous répondre, dit-il, je<br />
vous prie de me pardonner. Je viens<br />
d’avoir un tort, monsieur. Vous êtes chez<br />
moi, vous êtes mon hôte. Je vous dois<br />
courtoisie. Vous discutez mes idées, il<br />
sied que je me borne à combattre vos<br />
raisonnements. Vos richesses et vos<br />
jouissances sont des avantages que j’ai<br />
contre vous dans le débat, mais il est de<br />
bon goût de ne pas m’en servir. Je vous<br />
promets de ne plus en user.<br />
– Je vous remercie, dit l’évêque.<br />
G. reprit :
– Revenons à l’explication que vous<br />
me demandiez. Où en étions-nous ? Que<br />
me disiez-vous ? que 93 a été<br />
inexorable ?<br />
– Inexorable, oui, dit l’évêque. Que<br />
pensez-vous de Marat battant des mains<br />
à la guillotine ?<br />
– Que pensez-vous de Bossuet<br />
chantant le Te Deum [25] sur les<br />
dragonnades ?<br />
La réponse était dure, mais elle allait<br />
au but avec la rigidité d’une pointe<br />
d’acier. L’évêque en tressaillit ; il ne lui<br />
vint aucune riposte, mais il était froissé<br />
de cette façon de nommer Bossuet. Les<br />
meilleurs esprits ont leurs fétiches, et<br />
parfois se sentent vaguement meurtris<br />
des manques de respect de la logique.
Le conventionnel commençait à<br />
haleter ; l’asthme de l’agonie, qui se<br />
mêle aux derniers souffles, lui<br />
entrecoupait la voix ; cependant il avait<br />
encore une parfaite lucidité d’âme dans<br />
les yeux. Il continua :<br />
– Disons encore quelques mots çà et<br />
là, je veux bien. En dehors de la<br />
révolution qui, prise dans son ensemble,<br />
est une immense affirmation humaine,<br />
93, hélas ! est une réplique. Vous le<br />
trouvez inexorable, mais toute la<br />
monarchie, monsieur ? Carrier est un<br />
bandit ; mais quel nom donnez-vous à<br />
Montrevel ? Fouquier-Tinville est un<br />
gueux, mais quel est votre avis sur<br />
Lamoignon-Bâville ? Maillard est<br />
affreux, mais Saulx-Tavannes, s’il vous
plaît ? Le père Duchêne est féroce, mais<br />
quelle épithète m’accorderez-vous pour<br />
le père Letellier ? Jourdan-Coupe-Tête<br />
est un monstre, mais moindre que M. le<br />
marquis de Louvois [26] . Monsieur,<br />
monsieur, je plains Marie-Antoinette,<br />
archiduchesse et reine, mais je plains<br />
aussi cette pauvre femme huguenote qui,<br />
en 1685, sous Louis le Grand, monsieur,<br />
allaitant son enfant, fut liée, nue jusqu’à<br />
la ceinture, à un poteau, l’enfant tenu à<br />
distance ; le sein se gonflait de lait et le<br />
cœur d’angoisse. Le petit, affamé et<br />
pâle, voyait ce sein, agonisait et criait,<br />
et le bourreau disait à la femme, mère et<br />
nourrice : « Abjure ! » lui donnant à<br />
choisir entre la mort de son enfant et la<br />
mort de sa conscience [27] . Que dites-vous
de ce supplice de Tantale accommodé à<br />
une mère ? Monsieur, retenez bien ceci :<br />
la révolution française a eu ses raisons.<br />
Sa colère sera absoute par l’avenir. Son<br />
résultat, c’est le monde meilleur. De ses<br />
coups les plus terribles, il sort une<br />
caresse pour le genre humain. J’abrège.<br />
Je m’arrête, j’ai trop beau jeu.<br />
D’ailleurs je me meurs.<br />
Et, cessant de regarder l’évêque, le<br />
conventionnel acheva sa pensée en ces<br />
quelques mots tranquilles :<br />
– Oui, les brutalités du progrès<br />
s’appellent révolutions. Quand elles sont<br />
finies, on reconnaît ceci : que le genre<br />
humain a été rudoyé, mais qu’il a<br />
marché.<br />
Le conventionnel ne se doutait pas
qu’il venait d’emporter successivement<br />
l’un après l’autre tous les<br />
retranchements intérieurs de l’évêque. Il<br />
en restait un pourtant, et de ce<br />
retranchement, suprême ressource de la<br />
résistance de monseigneur Bienvenu,<br />
sortit cette parole où reparut presque<br />
toute la rudesse du commencement :<br />
– Le progrès doit croire en Dieu. Le<br />
bien ne peut pas avoir de serviteur<br />
impie. C’est un mauvais conducteur du<br />
genre humain que celui qui est athée.<br />
Le vieux représentant du peuple ne<br />
répondit pas. Il eut un tremblement. Il<br />
regarda le ciel, et une larme germa<br />
lentement dans ce regard. Quand la<br />
paupière fut pleine, la larme coula le<br />
long de sa joue livide, et il dit presque
en bégayant, bas et se parlant à luimême,<br />
l’œil perdu dans les<br />
profondeurs :<br />
– Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes !<br />
L’évêque eut une sorte<br />
d’inexprimable commotion. Après un<br />
silence, le vieillard leva un doigt vers le<br />
ciel, et dit :<br />
– L’infini est. Il est là. Si l’infini<br />
n’avait pas de moi, le moi serait sa<br />
borne ; il ne serait pas infini ; en<br />
d’autres termes, il ne serait pas. Or il<br />
est. Donc il a un moi. Ce moi de l’infini,<br />
c’est Dieu.<br />
Le mourant avait prononcé ces<br />
dernières paroles d’une voix haute et<br />
avec le frémissement de l’extase, comme<br />
s’il voyait quelqu’un. Quand il eut parlé,
ses yeux se fermèrent. L’effort l’avait<br />
épuisé. Il était évident qu’il venait de<br />
vivre en une minute les quelques heures<br />
qui lui restaient. Ce qu’il venait de dire<br />
l’avait approché de celui qui est dans la<br />
mort. L’instant suprême arrivait.<br />
L’évêque le comprit, le moment<br />
pressait, c’était comme prêtre qu’il était<br />
venu ; de l’extrême froideur, il était<br />
passé par degrés à l’émotion extrême ; il<br />
regarda ces yeux fermés, il prit cette<br />
vieille main ridée et glacée, et se pencha<br />
vers le moribond :<br />
– Cette heure est celle de Dieu. Ne<br />
trouvez-vous pas qu’il serait regrettable<br />
que nous nous fussions rencontrés en<br />
vain ?<br />
Le conventionnel rouvrit les yeux.
Une gravité où il y avait de l’ombre<br />
s’empreignit sur son visage.<br />
– Monsieur l’évêque, dit-il, avec une<br />
lenteur qui venait peut-être plus encore<br />
de la dignité de l’âme que de la<br />
défaillance des forces, j’ai passé ma vie<br />
dans la méditation, l’étude et la<br />
contemplation. J’avais soixante ans<br />
quand mon pays m’a appelé, et m’a<br />
ordonné de me mêler de ses affaires.<br />
J’ai obéi. Il y avait des abus, je les ai<br />
combattus ; il y avait des tyrannies, je<br />
les ai détruites ; il y avait des droits et<br />
des principes, je les ai proclamés et<br />
confessés. Le territoire était envahi, je<br />
l’ai défendu ; la France était menacée,<br />
j’ai offert ma poitrine. Je n’étais pas<br />
riche ; je suis pauvre. J’ai été l’un des
maîtres de l’État, les caves du Trésor<br />
étaient encombrées d’espèces au point<br />
qu’on était forcé d’étançonner les murs,<br />
prêts à se fendre sous le poids de l’or et<br />
de l’argent, je dînais rue de l’Arbre-Sec<br />
à vingt-deux sous par tête. J’ai secouru<br />
les opprimés, j’ai soulagé les souffrants.<br />
J’ai déchiré la nappe de l’autel, c’est<br />
vrai ; mais c’était pour panser les<br />
blessures de la patrie. J’ai toujours<br />
soutenu la marche en avant du genre<br />
humain vers la lumière, et j’ai résisté<br />
quelquefois au progrès sans pitié. J’ai,<br />
dans l’occasion, protégé mes propres<br />
adversaires, vous autres. Et il y a à<br />
Peteghem en Flandre, à l’endroit même<br />
où les rois mérovingiens avaient leur<br />
palais d’été, un couvent d’urbanistes [28] ,
l’abbaye de Sainte-Claire en Beaulieu,<br />
que j’ai sauvé en 1793. J’ai fait mon<br />
devoir selon mes forces, et le bien que<br />
j’ai pu. Après quoi j’ai été chassé,<br />
traqué, poursuivi, persécuté, noirci,<br />
raillé, conspué, maudit, proscrit. Depuis<br />
bien des années déjà, avec mes cheveux<br />
blancs, je sens que beaucoup de gens se<br />
croient sur moi le droit de mépris, j’ai<br />
pour la pauvre foule ignorante visage de<br />
damné, et j’accepte, ne haïssant<br />
personne, l’isolement de la haine.<br />
Maintenant, j’ai quatrevingt-six ans ; je<br />
vais mourir. Qu’est-ce que vous venez<br />
me demander ?<br />
– Votre bénédiction, dit l’évêque.<br />
Et il s’agenouilla.<br />
Quand l’évêque releva la tête, la face
du conventionnel était devenue auguste.<br />
Il venait d’expirer.<br />
L’évêque rentra chez lui<br />
profondément absorbé dans on ne sait<br />
quelles pensées. Il passa toute la nuit en<br />
prière. Le lendemain, quelques braves<br />
curieux essayèrent de lui parler du<br />
conventionnel G. ; il se borna à montrer<br />
le ciel. À partir de ce moment, il<br />
redoubla de tendresse et de fraternité<br />
pour les petits et les souffrants.<br />
Toute allusion à ce « vieux scélérat<br />
de G. » le faisait tomber dans une<br />
préoccupation singulière. Personne ne<br />
pourrait dire que le passage de cet esprit<br />
devant le sien et le reflet de cette grande<br />
conscience sur la sienne ne fût pas pour<br />
quelque chose dans son approche de la
perfection.<br />
Cette « visite pastorale » fut<br />
naturellement une occasion de<br />
bourdonnement pour les petites coteries<br />
locales :<br />
– Était-ce la place d’un évêque que le<br />
chevet d’un tel mourant ? Il n’y avait<br />
évidemment pas de conversion à<br />
attendre. Tous ces révolutionnaires sont<br />
relaps. Alors pourquoi y aller ? Qu’a-til<br />
été regarder là ? Il fallait donc qu’il<br />
fût bien curieux d’un emportement d’âme<br />
par le diable.<br />
Un jour, une douairière, de la variété<br />
impertinente qui se croit spirituelle, lui<br />
adressa cette saillie :<br />
– Monseigneur, on demande quand<br />
Votre Grandeur aura le bonnet rouge.
– Oh ! oh ! voilà une grosse couleur,<br />
répondit l’évêque. Heureusement que<br />
ceux qui la méprisent dans un bonnet la<br />
vénèrent dans un chapeau.
11<br />
Chapitre<br />
Une restriction<br />
On risquerait fort de se tromper si l’on<br />
concluait de là que monseigneur<br />
Bienvenu fût « un évêque philosophe »<br />
ou « un curé patriote ». Sa rencontre, ce<br />
qu’on pourrait presque appeler sa<br />
conjonction avec le conventionnel G.,<br />
lui laissa une sorte d’étonnement qui le<br />
rendit plus doux encore. Voilà tout.<br />
Quoique monseigneur Bienvenu n’ait
été rien moins qu’un homme politique,<br />
c’est peut-être ici le lieu d’indiquer, très<br />
brièvement, quelle fut son attitude dans<br />
les événements d’alors, en supposant<br />
que monseigneur Bienvenu ait jamais<br />
songé à avoir une attitude.<br />
Remontons donc en arrière de<br />
quelques années.<br />
Quelque temps après l’élévation de<br />
M. Myriel à l’épiscopat, l’empereur<br />
l’avait fait baron de l’empire, en même<br />
temps que plusieurs autres évêques.<br />
L’arrestation du pape eut lieu, comme on<br />
sait, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809 ;<br />
à cette occasion, M. Myriel fut appelé<br />
par Napoléon au synode des évêques de<br />
France et d’Italie convoqué à Paris. Ce<br />
synode se tint à Notre-Dame et
s’assembla pour la première fois le 15<br />
juin 1811 sous la présidence de M. le<br />
cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre<br />
des quatrevingt-quinze évêques qui s’y<br />
rendirent [29] . Mais il n’assista qu’à une<br />
séance et à trois ou quatre conférences<br />
particulières. Évêque d’un diocèse<br />
montagnard, vivant si près de la nature,<br />
dans la rusticité et le dénûment, il paraît<br />
qu’il apportait parmi ces personnages<br />
éminents des idées qui changeaient la<br />
température de l’assemblée. Il revint<br />
bien vite à Digne. On le questionna sur<br />
ce prompt retour, il répondit :<br />
– Je les gênais. L’air du dehors leur<br />
venait par moi. Je leur faisais l’effet<br />
d’une porte ouverte [30] .<br />
Une autre fois il dit :
– Que voulez-vous ? ces<br />
messeigneurs-là sont des princes. Moi,<br />
je ne suis qu’un pauvre évêque paysan.<br />
Le fait est qu’il avait déplu. Entre<br />
autres choses étranges, il lui serait<br />
échappé de dire, un soir qu’il se trouvait<br />
chez un de ses collègues les plus<br />
qualifiés :<br />
– Les belles pendules ! les beaux<br />
tapis ! les belles livrées ! Ce doit être<br />
bien importun ! Oh ! que je ne voudrais<br />
pas avoir tout ce superflu-là à me crier<br />
sans cesse aux oreilles : Il y a des gens<br />
qui ont faim ! il y a des gens qui ont<br />
froid ! il y a des pauvres ! il y a des<br />
pauvres !<br />
Disons-le en passant, ce ne serait pas<br />
une haine intelligente que la haine du
luxe. Cette haine impliquerait la haine<br />
des arts. Cependant, chez les gens<br />
d’église, en dehors de la représentation<br />
et des cérémonies, le luxe est un tort. Il<br />
semble révéler des habitudes peu<br />
réellement charitables. Un prêtre opulent<br />
est un contre-sens. Le prêtre doit se tenir<br />
près des pauvres. Or peut-on toucher<br />
sans cesse, et nuit et jour, à toutes les<br />
détresses, à toutes les infortunes, à<br />
toutes les indigences, sans avoir soimême<br />
sur soi un peu de cette sainte<br />
misère, comme la poussière du travail ?<br />
Se figure-t-on un homme qui est près<br />
d’un brasier, et qui n’a pas chaud ? Se<br />
figure-t-on un ouvrier qui travaille sans<br />
cesse à une fournaise, et qui n’a ni un<br />
cheveu brûlé, ni un ongle noirci, ni une
goutte de sueur, ni un grain de cendre au<br />
visage ? La première preuve de la<br />
charité chez le prêtre, chez l’évêque<br />
surtout, c’est la pauvreté. C’était là sans<br />
doute ce que pensait M. l’évêque de<br />
Digne.<br />
Il ne faudrait pas croire d’ailleurs<br />
qu’il partageait sur certains points<br />
délicats ce que nous appellerions « les<br />
idées du siècle ». Il se mêlait peu aux<br />
querelles théologiques du moment et se<br />
taisait sur les questions où sont<br />
compromis l’Église et l’État ; mais si on<br />
l’eût beaucoup pressé, il paraît qu’on<br />
l’eût trouvé plutôt ultramontain que<br />
gallican. Comme nous faisons un portrait<br />
et que nous ne voulons rien cacher, nous<br />
sommes forcé d’ajouter qu’il fut glacial
pour Napoléon déclinant. À partir de<br />
1813, il adhéra ou il applaudit à toutes<br />
les manifestations hostiles. Il refusa de<br />
le voir à son passage au retour de l’île<br />
d’Elbe, et s’abstint d’ordonner dans son<br />
diocèse les prières publiques pour<br />
l’empereur pendant les Cent-Jours [31] .<br />
Outre sa sœur, mademoiselle<br />
Baptistine, il avait deux frères : l’un<br />
général, l’autre préfet. Il écrivait assez<br />
souvent à tous les deux. Il tint quelque<br />
temps rigueur au premier, parce qu’ayant<br />
un commandement en Provence, à<br />
l’époque du débarquement de Cannes, le<br />
général s’était mis à la tête de douze<br />
cents hommes et avait poursuivi<br />
l’empereur comme quelqu’un qui veut le<br />
laisser échapper. Sa correspondance
esta plus affectueuse pour l’autre frère,<br />
l’ancien préfet, brave et digne homme<br />
qui vivait retiré à Paris, rue Cassette.<br />
Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi<br />
lui, son heure d’esprit de parti, son<br />
heure d’amertume, son nuage. L’ombre<br />
des passions du moment traversa ce<br />
doux et grand esprit occupé des choses<br />
éternelles. Certes, un pareil homme eût<br />
mérité de n’avoir pas d’opinions<br />
politiques. Qu’on ne se méprenne pas<br />
sur notre pensée, nous ne confondons<br />
point ce qu’on appelle « opinions<br />
politiques » avec la grande aspiration au<br />
progrès, avec la sublime foi patriotique,<br />
démocratique et humaine, qui, de nos<br />
jours, doit être le fond même de toute<br />
intelligence généreuse. Sans approfondir
des questions qui ne touchent<br />
qu’indirectement au sujet de ce livre,<br />
nous disons simplement ceci : Il eût été<br />
beau que monseigneur Bienvenu n’eût<br />
pas été royaliste et que son regard ne se<br />
fût pas détourné un seul instant de cette<br />
contemplation sereine où l’on voit<br />
rayonner distinctement, au-dessus du vaet-vient<br />
orageux des choses humaines,<br />
ces trois pures lumières, la Vérité, la<br />
Justice, la Charité.<br />
Tout en convenant que ce n’était point<br />
pour une fonction politique que Dieu<br />
avait créé monseigneur Bienvenu, nous<br />
eussions compris et admiré la<br />
protestation au nom du droit et de la<br />
liberté, l’opposition fière, la résistance<br />
périlleuse et juste à Napoléon tout-
puissant. Mais ce qui nous plaît vis-àvis<br />
de ceux qui montent nous plaît moins<br />
vis-à-vis de ceux qui tombent. Nous<br />
n’aimons le combat que tant qu’il y a<br />
danger ; et, dans tous les cas, les<br />
combattants de la première heure ont<br />
seuls le droit d’être les exterminateurs<br />
de la dernière. Qui n’a pas été<br />
accusateur opiniâtre pendant la<br />
prospérité doit se taire devant<br />
l’écroulement. Le dénonciateur du<br />
succès est le seul légitime justicier de la<br />
chute. Quant à nous, lorsque la<br />
Providence s’en mêle et frappe, nous la<br />
laissons faire. 1812 commence à nous<br />
désarmer. En 1813, la lâche rupture de<br />
silence de ce corps législatif taciturne<br />
enhardi par les catastrophes n’avait que
de quoi indigner, et c’était un tort<br />
d’applaudir ; en 1814, devant ces<br />
maréchaux trahissant, devant ce sénat<br />
passant d’une fange à l’autre, insultant<br />
après avoir divinisé, devant cette<br />
idolâtrie lâchant pied et crachant sur<br />
l’idole, c’était un devoir de détourner la<br />
tête ; en 1815, comme les suprêmes<br />
désastres étaient dans l’air, comme la<br />
France avait le frisson de leur approche<br />
sinistre, comme on pouvait vaguement<br />
distinguer Waterloo ouvert devant<br />
Napoléon, la douloureuse acclamation<br />
de l’armée et du peuple au condamné du<br />
destin n’avait rien de risible, et, toute<br />
réserve faite sur le despote, un cœur<br />
comme l’évêque de Digne n’eût peutêtre<br />
pas dû méconnaître ce qu’avait
d’auguste et de touchant, au bord de<br />
l’abîme, l’étroit embrassement d’une<br />
grande nation et d’un grand homme.<br />
À cela près, il était et il fut, en toute<br />
chose, juste, vrai, équitable, intelligent,<br />
humble et digne ; bienfaisant, et<br />
bienveillant, ce qui est une autre<br />
bienfaisance. C’était un prêtre, un sage,<br />
et un homme. Même, il faut le dire, dans<br />
cette opinion politique que nous venons<br />
de lui reprocher et que nous sommes<br />
disposé à juger presque sévèrement, il<br />
était tolérant et facile, peut-être plus que<br />
nous qui parlons ici. – Le portier de la<br />
maison de ville avait été placé là par<br />
l’empereur. C’était un vieux sousofficier<br />
de la vieille garde, légionnaire<br />
d’Austerlitz, bonapartiste comme
l’aigle. Il échappait dans l’occasion à ce<br />
pauvre diable de ces paroles peu<br />
réfléchies que la loi d’alors [32] qualifiait<br />
propos séditieux. Depuis que le profil<br />
impérial avait disparu de la légion<br />
d’honneur, il ne s’habillait jamais dans<br />
l’ordonnance, comme il disait, afin de<br />
ne pas être forcé de porter sa croix. Il<br />
avait ôté lui-même dévotement l’effigie<br />
impériale de la croix que Napoléon lui<br />
avait donnée, cela faisait un trou, et il<br />
n’avait rien voulu mettre à la place.<br />
« Plutôt mourir, disait-il, que de porter<br />
sur mon cœur les trois crapauds ! » Il<br />
raillait volontiers tout haut Louis XVIII.<br />
« Vieux goutteux à guêtres d’anglais ! »<br />
disait-il, « qu’il s’en aille en Prusse<br />
avec son salsifis ! [33] » Heureux de
éunir dans la même imprécation les<br />
deux choses qu’il détestait le plus, la<br />
Prusse et l’Angleterre. Il en fit tant qu’il<br />
perdit sa place. Le voilà sans pain sur le<br />
pavé avec femme et enfants. L’évêque le<br />
fit venir, le gronda doucement, et le<br />
nomma suisse de la cathédrale.<br />
M. Myriel était dans le diocèse le<br />
vrai pasteur, l’ami de tous.<br />
En neuf ans, à force de saintes actions<br />
et de douces manières, monseigneur<br />
Bienvenu avait rempli la ville de Digne<br />
d’une sorte de vénération tendre et<br />
filiale. Sa conduite même envers<br />
Napoléon avait été acceptée et comme<br />
tacitement pardonnée par le peuple, bon<br />
troupeau faible, qui adorait son<br />
empereur, mais qui aimait son évêque.
12<br />
Chapitre<br />
Solitude de<br />
monseigneur Bienvenu<br />
Il y a presque toujours autour d’un<br />
évêque une escouade de petits abbés<br />
comme autour d’un général une volée de<br />
jeunes officiers. C’est là ce que ce<br />
charmant saint François de Sales appelle<br />
quelque part « les prêtres blancs-becs ».<br />
Toute carrière a ses aspirants qui font
cortège aux arrivés. Pas une puissance<br />
qui n’ait son entourage ; pas une fortune<br />
qui n’ait sa cour. Les chercheurs<br />
d’avenir tourbillonnent autour du présent<br />
splendide. Toute métropole a son étatmajor.<br />
Tout évêque un peu influent a<br />
près de lui sa patrouille de chérubins<br />
séminaristes, qui fait la ronde et<br />
maintient le bon ordre dans le palais<br />
épiscopal, et qui monte la garde autour<br />
du sourire de monseigneur. Agréer à un<br />
évêque, c’est le pied à l’étrier pour un<br />
sous-diacre. Il faut bien faire son<br />
chemin ; l’apostolat ne dédaigne pas le<br />
canonicat.<br />
De même qu’il y a ailleurs les gros<br />
bonnets, il y a dans l’église les grosses<br />
mitres. Ce sont les évêques bien en cour,
iches, rentés, habiles, acceptés du<br />
monde, sachant prier, sans doute, mais<br />
sachant aussi solliciter, peu scrupuleux<br />
de faire faire antichambre en leur<br />
personne à tout un diocèse, traits d’union<br />
entre la sacristie et la diplomatie, plutôt<br />
abbés que prêtres, plutôt prélats<br />
qu’évêques. Heureux qui les approche !<br />
Gens en crédit qu’ils sont, ils font<br />
pleuvoir autour d’eux, sur les empressés<br />
et les favorisés, et sur toute cette<br />
jeunesse qui sait plaire, les grasses<br />
paroisses, les prébendes, les<br />
archidiaconats, les aumôneries et les<br />
fonctions cathédrales, en attendant les<br />
dignités épiscopales. En avançant euxmêmes,<br />
ils font progresser leurs<br />
satellites ; c’est tout un système solaire
en marche. Leur rayonnement empourpre<br />
leur suite. Leur prospérité s’émiette sur<br />
la cantonade en bonnes petites<br />
promotions. Plus grand diocèse au<br />
patron, plus grosse cure au favori. Et<br />
puis Rome est là. Un évêque qui sait<br />
devenir archevêque, un archevêque qui<br />
sait devenir cardinal, vous emmène<br />
comme conclaviste, vous entrez dans la<br />
rote, vous avez le pallium [34] , vous voilà<br />
auditeur, vous voilà camérier, vous<br />
voilà monsignor, et de la Grandeur à<br />
Imminence il n’y a qu’un pas, et entre<br />
Imminence et la Sainteté il n’y a que la<br />
fumée d’un scrutin. Toute calotte peut<br />
rêver la tiare. Le prêtre est de nos jours<br />
le seul homme qui puisse régulièrement<br />
devenir roi ; et quel roi ! le roi suprême.
Aussi quelle pépinière d’aspirations<br />
qu’un séminaire ! Que d’enfants de<br />
chœur rougissants, que de jeunes abbés<br />
ont sur la tête le pot au lait de Perrette !<br />
Comme l’ambition s’intitule aisément<br />
vocation, qui sait ? de bonne foi peutêtre<br />
et se trompant elle-même, béate<br />
qu’elle est !<br />
Monseigneur Bienvenu, humble,<br />
pauvre, particulier, n’était pas compté<br />
parmi les grosses mitres. Cela était<br />
visible à l’absence complète de jeunes<br />
prêtres autour de lui. On a vu qu’à Paris<br />
« il n’avait pas pris ». Pas un avenir ne<br />
songeait à se greffer sur ce vieillard<br />
solitaire. Pas une ambition en herbe ne<br />
faisait la folie de verdir à son ombre.<br />
Ses chanoines et ses grands vicaires
étaient de bons vieux hommes, un peu<br />
peuple comme lui, murés comme lui<br />
dans ce diocèse sans issue sur le<br />
cardinalat, et qui ressemblaient à leur<br />
évêque, avec cette différence qu’eux<br />
étaient finis, et que lui était achevé. On<br />
sentait si bien l’impossibilité de croître<br />
près de monseigneur Bienvenu qu’à<br />
peine sortis du séminaire, les jeunes<br />
gens ordonnés par lui se faisaient<br />
recommander aux archevêques d’Aix ou<br />
d’Auch, et s’en allaient bien vite. Car<br />
enfin, nous le répétons, on veut être<br />
poussé. Un saint qui vit dans un excès<br />
d’abnégation est un voisinage<br />
dangereux ; il pourrait bien vous<br />
communiquer par contagion une pauvreté<br />
incurable, l’ankylose des articulations
utiles à l’avancement, et, en somme, plus<br />
de renoncement que vous n’en voulez ; et<br />
l’on fuit cette vertu galeuse. De là<br />
l’isolement de monseigneur Bienvenu.<br />
Nous vivons dans une société sombre.<br />
Réussir, voilà l’enseignement qui tombe<br />
goutte à goutte de la corruption en<br />
surplomb.<br />
Soit dit en passant, c’est une chose<br />
assez hideuse que le succès. Sa fausse<br />
ressemblance avec le mérite trompe les<br />
hommes. Pour la foule, la réussite a<br />
presque le même profil que la<br />
suprématie. Le succès, ce ménechme du<br />
talent, a une dupe : l’histoire. Juvénal et<br />
Tacite seuls en bougonnent. De nos<br />
jours, une philosophie à peu près<br />
officielle est entrée en domesticité chez
lui, porte la livrée du succès, et fait le<br />
service de son antichambre. Réussissez :<br />
théorie. Prospérité suppose Capacité.<br />
Gagnez à la loterie, vous voilà un habile<br />
homme. Qui triomphe est vénéré.<br />
Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la<br />
chance, vous aurez le reste ; soyez<br />
heureux, on vous croira grand. En dehors<br />
des cinq ou six exceptions immenses qui<br />
font l’éclat d’un siècle, l’admiration<br />
contemporaine n’est guère que myopie.<br />
Dorure est or. Être le premier venu, cela<br />
ne gâte rien, pourvu qu’on soit le<br />
parvenu. Le vulgaire est un vieux<br />
Narcisse qui s’adore lui-même et qui<br />
applaudit le vulgaire. Cette faculté<br />
énorme par laquelle on est Moïse,<br />
Eschyle, Dante, Michel-Ange ou
Napoléon, la multitude la décerne<br />
d’emblée et par acclamation à<br />
quiconque atteint son but dans quoi que<br />
ce soit. Qu’un notaire se transfigure en<br />
député, qu’un faux Corneille fasse<br />
Tiridate [35] , qu’un eunuque parvienne à<br />
posséder un harem, qu’un Prudhomme<br />
militaire gagne par accident la bataille<br />
décisive d’une époque, qu’un<br />
apothicaire invente les semelles de<br />
carton pour l’armée de Sambre-et-<br />
Meuse et se construise, avec ce carton<br />
vendu pour du cuir, quatre cent mille<br />
livres de rente, qu’un porte-balle épouse<br />
l’usure et la fasse accoucher de sept ou<br />
huit millions dont il est le père et dont<br />
elle est la mère, qu’un prédicateur<br />
devienne évêque par le nasillement,
qu’un intendant de bonne maison soit si<br />
riche en sortant de service qu’on le fasse<br />
ministre des finances, les hommes<br />
appellent cela Génie, de même qu’ils<br />
appellent Beauté la figure de<br />
Mousqueton [36] et Majesté l’encolure de<br />
Claude. Ils confondent avec les<br />
constellations de l’abîme les étoiles que<br />
font dans la vase molle du bourbier les<br />
pattes des canards.
13<br />
Chapitre<br />
Ce qu’il croyait<br />
Au point de vue de l’orthodoxie, nous<br />
n’avons point à sonder M. l’évêque de<br />
Digne. Devant une telle âme, nous ne<br />
nous sentons en humeur que de respect.<br />
La conscience du juste doit être crue sur<br />
parole. D’ailleurs, de certaines natures<br />
étant données, nous admettons le<br />
développement possible de toutes les<br />
beautés de la vertu humaine dans une
croyance différente de la nôtre.<br />
Que pensait-il de ce dogme-ci ou de<br />
ce mystère-là ? Ces secrets du for<br />
intérieur ne sont connus que de la tombe<br />
où les âmes entrent nues. Ce dont nous<br />
sommes certain, c’est que jamais les<br />
difficultés de foi ne se résolvaient pour<br />
lui en hypocrisie. Aucune pourriture<br />
n’est possible au diamant. Il croyait le<br />
plus qu’il pouvait. Credo in Patrem,<br />
s’écriait-il souvent. Puisant d’ailleurs<br />
dans les bonnes œuvres cette quantité de<br />
satisfaction qui suffit à la conscience, et<br />
qui vous dit tout bas : « Tu es avec<br />
Dieu. »<br />
Ce que nous croyons devoir noter,<br />
c’est que, en dehors, pour ainsi dire, et<br />
au delà de sa foi, l’évêque avait un
excès d’amour. C’est par là, quia<br />
multum amavit [37] , qu’il était jugé<br />
vulnérable par les « hommes sérieux »,<br />
les « personnes graves » et les « gens<br />
raisonnables » ; locutions favorites de<br />
notre triste monde où l’égoïsme reçoit le<br />
mot d’ordre du pédantisme. Qu’était-ce<br />
que cet excès d’amour ? C’était une<br />
bienveillance sereine, débordant les<br />
hommes, comme nous l’avons indiqué<br />
déjà, et, dans l’occasion, s’étendant<br />
jusqu’aux choses. Il vivait sans dédain.<br />
Il était indulgent pour la création de<br />
Dieu. Tout homme, même le meilleur, a<br />
en lui une dureté irréfléchie qu’il tient en<br />
réserve pour l’animal. L’évêque de<br />
Digne n’avait point cette dureté-là,<br />
particulière à beaucoup de prêtres
pourtant. Il n’allait pas jusqu’au<br />
bramine, mais il semblait avoir médité<br />
cette parole de l’Ecclésiaste : « Sait-on<br />
où va l’âme des animaux ? » Les<br />
laideurs de l’aspect, les difformités de<br />
l’instinct, ne le troublaient pas et ne<br />
l’indignaient pas. Il en était ému,<br />
presque attendri. Il semblait que, pensif,<br />
il en allât chercher, au delà de la vie<br />
apparente, la cause, l’explication ou<br />
l’excuse. Il semblait par moments<br />
demander à Dieu des commutations. Il<br />
examinait sans colère, et avec l’œil du<br />
linguiste qui déchiffre un palimpseste, la<br />
quantité de chaos qui est encore dans la<br />
nature. Cette rêverie faisait parfois<br />
sortir de lui des mots étranges. Un matin,<br />
il était dans son jardin ; il se croyait
seul, mais sa sœur marchait derrière lui<br />
sans qu’il la vît ; tout à coup, il s’arrêta,<br />
et il regarda quelque chose à terre ;<br />
c’était une grosse araignée, noire, velue,<br />
horrible. Sa sœur l’entendit qui disait :<br />
– Pauvre bête ! ce n’est pas sa faute.<br />
Pourquoi ne pas dire ces enfantillages<br />
presque divins de la bonté ? Puérilités,<br />
soit ; mais ces puérilités sublimes ont<br />
été celles de saint François d’Assise et<br />
de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une<br />
entorse pour n’avoir pas voulu écraser<br />
une fourmi.<br />
Ainsi vivait cet homme juste.<br />
Quelquefois, il s’endormait dans son<br />
jardin, et alors il n’était rien de plus<br />
vénérable.<br />
Monseigneur Bienvenu avait été jadis,
à en croire les récits sur sa jeunesse et<br />
même sur sa virilité, un homme<br />
passionné, peut-être violent. Sa<br />
mansuétude universelle était moins un<br />
instinct de nature que le résultat d’une<br />
grande conviction filtrée dans son cœur<br />
à travers la vie et lentement tombée en<br />
lui, pensée à pensée ; car, dans un<br />
caractère comme dans un rocher, il peut<br />
y avoir des trous de gouttes d’eau. Ces<br />
creusements-là sont ineffaçables ; ces<br />
formations-là sont indestructibles.<br />
En 1815, nous croyons l’avoir dit, il<br />
atteignit soixante-quinze ans, mais il<br />
n’en paraissait pas avoir plus de<br />
soixante. Il n’était pas grand ; il avait<br />
quelque embonpoint, et, pour le<br />
combattre, il faisait volontiers de
longues marches à pied, il avait le pas<br />
ferme et n’était que fort peu courbé,<br />
détail d’où nous ne prétendons rien<br />
conclure ; Grégoire XVI, à quatrevingts<br />
ans, se tenait droit et souriant, ce qui ne<br />
l’empêchait pas d’être un mauvais<br />
évêque. Monseigneur Bienvenu avait ce<br />
que le peuple appelle « une belle tête »,<br />
mais si aimable qu’on oubliait qu’elle<br />
était belle.<br />
Quand il causait avec cette gaîté<br />
enfantine qui était une de ses grâces, et<br />
dont nous avons déjà parlé, on se sentait<br />
à l’aise près de lui, il semblait que de<br />
toute sa personne il sortît de la joie. Son<br />
teint coloré et frais, toutes ses dents bien<br />
blanches qu’il avait conservées et que<br />
son rire faisait voir, lui donnaient cet air
ouvert et facile qui fait dire d’un<br />
homme : « C’est un bon enfant », et d’un<br />
vieillard : « C’est un bonhomme ».<br />
C’était, on s’en souvient, l’effet qu’il<br />
avait fait à Napoléon. Au premier abord<br />
et pour qui le voyait pour la première<br />
fois, ce n’était guère qu’un bonhomme en<br />
effet. Mais si l’on restait quelques<br />
heures près de lui, et pour peu qu’on le<br />
vît pensif, le bonhomme se transfigurait<br />
peu à peu et prenait je ne sais quoi<br />
d’imposant ; son front large et sérieux,<br />
auguste par les cheveux blancs, devenait<br />
auguste aussi par la méditation ; la<br />
majesté se dégageait de cette bonté, sans<br />
que la bonté cessât de rayonner ; on<br />
éprouvait quelque chose de l’émotion<br />
qu’on aurait si l’on voyait un ange
souriant ouvrir lentement ses ailes sans<br />
cesser de sourire [38] . Le respect, un<br />
respect inexprimable, vous pénétrait par<br />
degrés et vous montait au cœur, et l’on<br />
sentait qu’on avait devant soi une de ces<br />
âmes fortes, éprouvées et indulgentes,<br />
où la pensée est si grande qu’elle ne<br />
peut plus être que douce.<br />
Comme on l’a vu, la prière, la<br />
célébration des offices religieux,<br />
l’aumône, la consolation aux affligés, la<br />
culture d’un coin de terre, la fraternité,<br />
la frugalité, l’hospitalité, le<br />
renoncement, la confiance, l’étude, le<br />
travail remplissaient chacune des<br />
journées de sa vie. Remplissaient est<br />
bien le mot, et certes cette journée de<br />
l’évêque était bien pleine jusqu’aux
ords de bonnes pensées, de bonnes<br />
paroles et de bonnes actions. Cependant<br />
elle n’était pas complète si le temps<br />
froid ou pluvieux l’empêchait d’aller<br />
passer, le soir, quand les deux femmes<br />
s’étaient retirées, une heure ou deux<br />
dans son jardin avant de s’endormir. Il<br />
semblait que ce fût une sorte de rite pour<br />
lui de se préparer au sommeil par la<br />
méditation en présence des grands<br />
spectacles du ciel nocturne.<br />
Quelquefois, à une heure même assez<br />
avancée de la nuit, si les deux vieilles<br />
filles ne dormaient pas, elles<br />
l’entendaient marcher lentement dans les<br />
allées. Il était là, seul avec lui-même,<br />
recueilli, paisible, adorant, comparant la<br />
sérénité de son cœur à la sérénité de
l’éther, ému dans les ténèbres par les<br />
splendeurs visibles des constellations et<br />
les splendeurs invisibles de Dieu,<br />
ouvrant son âme aux pensées qui<br />
tombent de l’inconnu. Dans ces<br />
moments-là, offrant son cœur à l’heure<br />
où les fleurs nocturnes offrent leur<br />
parfum, allumé comme une lampe au<br />
centre de la nuit étoilée, se répandant en<br />
extase au milieu du rayonnement<br />
universel de la création, il n’eût pu peutêtre<br />
dire lui-même ce qui se passait dans<br />
son esprit, il sentait quelque chose<br />
s’envoler hors de lui et quelque chose<br />
descendre en lui. Mystérieux échanges<br />
des gouffres de l’âme avec les gouffres<br />
de l’univers !<br />
Il songeait à la grandeur et à la
présence de Dieu ; à l’éternité future,<br />
étrange mystère ; à l’éternité passée,<br />
mystère plus étrange encore ; à tous les<br />
infinis qui s’enfonçaient sous ses yeux<br />
dans tous les sens ; et, sans chercher à<br />
comprendre l’incompréhensible, il le<br />
regardait. Il n’étudiait pas Dieu, il s’en<br />
éblouissait. Il considérait ces<br />
magnifiques rencontres des atomes qui<br />
donnent des aspects à la matière,<br />
révèlent les forces en les constatant,<br />
créent les individualités dans l’unité, les<br />
proportions dans l’étendue,<br />
l’innombrable dans l’infini, et par la<br />
lumière produisent la beauté. Ces<br />
rencontres se nouent et se dénouent sans<br />
cesse ; de là la vie et la mort.<br />
Il s’asseyait sur un banc de bois
adossé à une treille décrépite, et il<br />
regardait les astres à travers les<br />
silhouettes chétives et rachitiques de ses<br />
arbres fruitiers. Ce quart d’arpent, si<br />
pauvrement planté, si encombré de<br />
masures et de hangars, lui était cher et<br />
lui suffisait.<br />
Que fallait-il de plus à ce vieillard,<br />
qui partageait le loisir de sa vie, où il y<br />
avait si peu de loisir, entre le jardinage<br />
le jour et la contemplation la nuit ? Cet<br />
étroit enclos, ayant les cieux pour<br />
plafond, n’était-ce pas assez pour<br />
pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses<br />
œuvres les plus charmantes et dans ses<br />
œuvres les plus sublimes ? N’est-ce pas<br />
là tout, en effet, et que désirer au delà ?<br />
Un petit jardin pour se promener, et
l’immensité pour rêver. À ses pieds ce<br />
qu’on peut cultiver et cueillir ; sur sa<br />
tête ce qu’on peut étudier et méditer ;<br />
quelques fleurs sur la terre et toutes les<br />
étoiles dans le ciel.
14<br />
Chapitre<br />
Ce qu’il pensait<br />
Un dernier mot.<br />
Comme cette nature de détails<br />
pourrait, particulièrement au moment où<br />
nous sommes, et pour nous servir d’une<br />
expression actuellement à la mode,<br />
donner à l’évêque de Digne une certaine<br />
physionomie « panthéiste », et faire<br />
croire, soit à son blâme, soit à sa<br />
louange, qu’il y avait en lui une de ces
philosophies personnelles, propres à<br />
notre siècle, qui germent quelquefois<br />
dans les esprits solitaires et s’y<br />
construisent et y grandissent jusqu’à y<br />
remplacer les religions, nous insistons<br />
sur ceci que pas un de ceux qui ont<br />
connu monseigneur Bienvenu ne se fût<br />
cru autorisé à penser rien de pareil. Ce<br />
qui éclairait cet homme, c’était le cœur.<br />
Sa sagesse était faite de la lumière qui<br />
vient de là.<br />
Point de systèmes, beaucoup<br />
d’œuvres. Les spéculations abstruses<br />
contiennent du vertige ; rien n’indique<br />
qu’il hasardât son esprit dans les<br />
apocalypses. L’apôtre peut être hardi,<br />
mais l’évêque doit être timide. Il se fût<br />
probablement fait scrupule de sonder
trop avant de certains problèmes<br />
réservés en quelque sorte aux grands<br />
esprits terribles. Il y a de l’horreur<br />
sacrée sous les porches de l’énigme ;<br />
ces ouvertures sombres sont là béantes,<br />
mais quelque chose vous dit, à vous<br />
passant de la vie, qu’on n’entre pas.<br />
Malheur à qui y pénètre ! Les génies,<br />
dans les profondeurs inouïes de<br />
l’abstraction et de la spéculation pure,<br />
situés pour ainsi dire au-dessus des<br />
dogmes, proposent leurs idées à Dieu.<br />
Leur prière offre audacieusement la<br />
discussion. Leur adoration interroge.<br />
Ceci est la religion directe, pleine<br />
d’anxiété et de responsabilité pour qui<br />
en tente les escarpements.<br />
La méditation humaine n’a point de
limite. À ses risques et périls, elle<br />
analyse et creuse son propre<br />
éblouissement. On pourrait presque dire<br />
que, par une sorte de réaction splendide,<br />
elle en éblouit la nature ; le mystérieux<br />
monde qui nous entoure rend ce qu’il<br />
reçoit, il est probable que les<br />
contemplateurs sont contemplés. Quoi<br />
qu’il en soit, il y a sur la terre des<br />
hommes – sont-ce des hommes ? – qui<br />
aperçoivent distinctement au fond des<br />
horizons du rêve les hauteurs de<br />
l’absolu, et qui ont la vision terrible de<br />
la montagne infinie. Monseigneur<br />
Bienvenu n’était point de ces hommeslà,<br />
monseigneur Bienvenu n’était pas un<br />
génie. Il eût redouté ces sublimités d’où<br />
quelques-uns, très grands même, comme
Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la<br />
démence. Certes, ces puissantes rêveries<br />
ont leur utilité morale, et par ces routes<br />
ardues on s’approche de la perfection<br />
idéale. Lui, il prenait le sentier qui<br />
abrège : l’évangile. Il n’essayait point<br />
de faire faire à sa chasuble les plis du<br />
manteau d’Élie, il ne projetait aucun<br />
rayon d’avenir sur le roulis ténébreux<br />
des événements, il ne cherchait pas à<br />
condenser en flamme la lueur des<br />
choses, il n’avait rien du prophète et<br />
rien du mage. Cette âme simple aimait,<br />
voilà tout.<br />
Qu’il dilatât la prière jusqu’à une<br />
aspiration surhumaine, cela est<br />
probable ; mais on ne peut pas plus prier<br />
trop qu’aimer trop ; et, si c’était une
hérésie de prier au delà des textes,<br />
sainte Thérèse et saint Jérôme seraient<br />
des hérétiques.<br />
Il se penchait sur ce qui gémit et sur<br />
ce qui expie. L’univers lui apparaissait<br />
comme une immense maladie ; il sentait<br />
partout de la fièvre, il auscultait partout<br />
de la souffrance, et, sans chercher à<br />
deviner l’énigme, il tâchait de panser la<br />
plaie. Le redoutable spectacle des<br />
choses créées développait en lui<br />
l’attendrissement ; il n’était occupé qu’à<br />
trouver pour lui-même et à inspirer aux<br />
autres la meilleure manière de plaindre<br />
et de soulager. Ce qui existe était pour<br />
ce bon et rare prêtre un sujet permanent<br />
de tristesse cherchant à consoler.<br />
Il y a des hommes qui travaillent à
l’extraction de l’or ; lui, il travaillait à<br />
l’extraction de la pitié. L’universelle<br />
misère était sa mine. La douleur partout<br />
n’était qu’une occasion de bonté<br />
toujours. Aimez-vous les uns les autres ;<br />
il déclarait cela complet, ne souhaitait<br />
rien de plus, et c’était là toute sa<br />
doctrine. Un jour, cet homme qui se<br />
croyait « philosophe », ce sénateur, déjà<br />
nommé, dit à l’évêque :<br />
– Mais voyez donc le spectacle du<br />
monde ; guerre de tous contre tous ; le<br />
plus fort a le plus d’esprit. Votre aimezvous<br />
les uns les autres est une bêtise.<br />
– Eh bien, répondit monseigneur<br />
Bienvenu sans disputer, si c’est une<br />
bêtise, l’âme doit s’y enfermer comme la<br />
perle dans l’huître.
Il s’y enfermait donc, il y vivait, il<br />
s’en satisfaisait absolument, laissant de<br />
côté les questions prodigieuses qui<br />
attirent et qui épouvantent, les<br />
perspectives insondables de<br />
l’abstraction, les précipices de la<br />
métaphysique, toutes ces profondeurs<br />
convergentes, pour l’apôtre à Dieu, pour<br />
l’athée au néant : la destinée, le bien et<br />
le mal, la guerre de l’être contre l’être,<br />
la conscience de l’homme, le<br />
somnambulisme pensif de l’animal, la<br />
transformation par la mort, la<br />
récapitulation d’existences que contient<br />
le tombeau, la greffe incompréhensible<br />
des amours successifs sur le moi<br />
persistant, l’essence, la substance, le Nil<br />
et l’Ens [39] , l’âme, la nature, la liberté, la
nécessité ; problèmes à pic, épaisseurs<br />
sinistres, où se penchent les<br />
gigantesques archanges de l’esprit<br />
humain ; formidables abîmes que<br />
Lucrèce, Manou [40] , saint Paul et Dante<br />
contemplent avec cet œil fulgurant qui<br />
semble, en regardant fixement l’infini, y<br />
faire éclore des étoiles.<br />
Monseigneur Bienvenu était<br />
simplement un homme qui constatait du<br />
dehors les questions mystérieuses sans<br />
les scruter, sans les agiter, et sans en<br />
troubler son propre esprit, et qui avait<br />
dans l’âme le grave respect de l’ombre.
Partie 2<br />
La chute
1<br />
Chapitre<br />
Le soir d’un jour de<br />
marche<br />
[41] Dans les premiers jours du mois<br />
d’octobre 1815 [42] , une heure environ<br />
avant le coucher du soleil, un homme qui<br />
voyageait à pied entrait dans la petite<br />
ville de Digne. Les rares habitants qui se<br />
trouvaient en ce moment à leurs fenêtres<br />
ou sur le seuil de leurs maisons
egardaient ce voyageur avec une sorte<br />
d’inquiétude. Il était difficile de<br />
rencontrer un passant d’un aspect plus<br />
misérable. C’était un homme de<br />
moyenne taille, trapu et robuste, dans la<br />
force de l’âge. Il pouvait avoir quarantesix<br />
ou quarante-huit ans [43] . Une<br />
casquette à visière de cuir rabattue<br />
cachait en partie son visage brûlé par le<br />
soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa<br />
chemise de grosse toile jaune, rattachée<br />
au col par une petite ancre d’argent,<br />
laissait voir sa poitrine velue ; il avait<br />
une cravate tordue en corde, un pantalon<br />
de coutil bleu, usé et râpé, blanc à un<br />
genou, troué à l’autre, une vieille blouse<br />
grise en haillons, rapiécée à l’un des<br />
coudes d’un morceau de drap vert cousu
avec de la ficelle, sur le dos un sac de<br />
soldat fort plein, bien bouclé et tout<br />
neuf, à la main un énorme bâton noueux,<br />
les pieds sans bas dans des souliers<br />
ferrés, la tête tondue et la barbe longue.<br />
La sueur, la chaleur, le voyage à pied,<br />
la poussière, ajoutaient je ne sais quoi<br />
de sordide à cet ensemble délabré.<br />
Les cheveux étaient ras, et pourtant<br />
hérissés ; car ils commençaient à<br />
pousser un peu, et semblaient n’avoir<br />
pas été coupés depuis quelque temps.<br />
Personne ne le connaissait. Ce n’était<br />
évidemment qu’un passant. D’où venaitil<br />
? Du midi. Des bords de la mer peutêtre.<br />
Car il faisait son entrée dans Digne<br />
par la même rue qui sept mois<br />
auparavant avait vu passer l’empereur
Napoléon allant de Cannes à Paris [44] .<br />
Cet homme avait dû marcher tout le jour.<br />
Il paraissait très fatigué. Des femmes de<br />
l’ancien bourg qui est au bas de la ville<br />
l’avaient vu s’arrêter sous les arbres du<br />
boulevard Gassendi et boire à la<br />
fontaine qui est à l’extrémité de la<br />
promenade. Il fallait qu’il eût bien soif,<br />
car des enfants qui le suivaient le virent<br />
encore s’arrêter, et boire, deux cents pas<br />
plus loin, à la fontaine de la place du<br />
marché.<br />
Arrivé au coin de la rue Poichevert, il<br />
tourna à gauche et se dirigea vers la<br />
mairie. Il y entra, puis sortit un quart<br />
d’heure après. Un gendarme était assis<br />
près de la porte sur le banc de pierre où<br />
le général Drouot monta le 4 mars pour
lire à la foule effarée des habitants de<br />
Digne la proclamation du golfe Juan.<br />
L’homme ôta sa casquette et salua<br />
humblement le gendarme.<br />
Le gendarme, sans répondre à son<br />
salut, le regarda avec attention, le suivit<br />
quelque temps des yeux, puis entra dans<br />
la maison de ville.<br />
Il y avait alors à Digne une belle<br />
auberge à l’enseigne de la Croix-de-<br />
Colbas. Cette auberge avait pour<br />
hôtelier un nommé Jacquin Labarre,<br />
homme considéré dans la ville pour sa<br />
parenté avec un autre Labarre, qui tenait<br />
à Grenoble l’auberge des Trois-<br />
Dauphins et qui avait servi dans les<br />
guides. Lors du débarquement de<br />
l’empereur, beaucoup de bruits avaient
couru dans le pays sur cette auberge des<br />
Trois-Dauphins. On contait que le<br />
général Bertrand, déguisé en charretier,<br />
y avait fait de fréquents voyages au mois<br />
de janvier, et qu’il y avait distribué des<br />
croix d’honneur à des soldats et des<br />
poignées de napoléons à des bourgeois.<br />
La réalité est que l’empereur, entré dans<br />
Grenoble, avait refusé de s’installer à<br />
l’hôtel de la préfecture ; il avait<br />
remercié le maire en disant : Je vais<br />
chez un brave homme que je connais, et<br />
il était allé aux Trois-Dauphins. Cette<br />
gloire du Labarre des Trois-Dauphins<br />
se reflétait à vingt-cinq lieues de<br />
distance jusque sur le Labarre de la<br />
Croix-de-Colbas. On disait de lui dans<br />
la ville : C’est le cousin de celui de
Grenoble.<br />
L’homme se dirigea vers cette<br />
auberge, qui était la meilleure du pays. Il<br />
entra dans la cuisine, laquelle s’ouvrait<br />
de plain-pied sur la rue. Tous les<br />
fourneaux étaient allumés ; un grand feu<br />
flambait gaîment dans la cheminée.<br />
L’hôte, qui était en même temps le chef,<br />
allait de l’âtre aux casseroles, fort<br />
occupé et surveillant un excellent dîner<br />
destiné à des rouliers qu’on entendait<br />
rire et parler à grand bruit dans une salle<br />
voisine. Quiconque a voyagé sait que<br />
personne ne fait meilleure chère que les<br />
rouliers. Une marmotte grasse, flanquée<br />
de perdrix blanches et de coqs de<br />
bruyère, tournait sur une longue broche<br />
devant le feu ; sur les fourneaux
cuisaient deux grosses carpes du lac de<br />
Lauzet et une truite du lac d’Alloz.<br />
L’hôte, entendant la porte s’ouvrir et<br />
entrer un nouveau venu, dit sans lever<br />
les yeux de ses fourneaux :<br />
– Que veut monsieur ?<br />
– Manger et coucher, dit l’homme.<br />
– Rien de plus facile, reprit l’hôte.<br />
En ce moment il tourna la tête,<br />
embrassa d’un coup d’œil tout<br />
l’ensemble du voyageur, et ajouta :<br />
– … en payant.<br />
L’homme tira une grosse bourse de<br />
cuir de la poche de sa blouse et<br />
répondit :<br />
– J’ai de l’argent.<br />
– En ce cas on est à vous, dit l’hôte.<br />
L’homme remit sa bourse en poche, se
déchargea de son sac, le posa à terre<br />
près de la porte, garda son bâton à la<br />
main, et alla s’asseoir sur une escabelle<br />
basse près du feu. Digne est dans la<br />
montagne. Les soirées d’octobre y sont<br />
froides.<br />
Cependant, tout en allant et venant,<br />
l’homme considérait le voyageur.<br />
– Dîne-t-on bientôt ? dit l’homme.<br />
– Tout à l’heure, dit l’hôte.<br />
Pendant que le nouveau venu se<br />
chauffait, le dos tourné, le digne<br />
aubergiste Jacquin Labarre tira un<br />
crayon de sa poche, puis il déchira le<br />
coin d’un vieux journal qui traînait sur<br />
une petite table près de la fenêtre. Sur la<br />
marge blanche il écrivit une ligne ou<br />
deux, plia sans cacheter et remit ce
chiffon de papier à un enfant qui<br />
paraissait lui servir tout à la fois de<br />
marmiton et de laquais. L’aubergiste dit<br />
un mot à l’oreille du marmiton, et<br />
l’enfant partit en courant dans la<br />
direction de la mairie.<br />
Le voyageur n’avait rien vu de tout<br />
cela.<br />
Il demanda encore une fois :<br />
– Dîne-t-on bientôt ?<br />
– Tout à l’heure, dit l’hôte.<br />
L’enfant revint. Il rapportait le papier.<br />
L’hôte le déplia avec empressement,<br />
comme quelqu’un qui attend une<br />
réponse. Il parut lire attentivement, puis<br />
hocha la tête, et resta un moment pensif.<br />
Enfin il fit un pas vers le voyageur qui<br />
semblait plongé dans des réflexions peu
sereines.<br />
– Monsieur, dit-il, je ne puis vous<br />
recevoir.<br />
L’homme se dressa à demi sur son<br />
séant.<br />
– Comment ! avez-vous peur que je ne<br />
paye pas ? voulez-vous que je paye<br />
d’avance ? J’ai de l’argent, vous dis-je.<br />
– Ce n’est pas cela.<br />
– Quoi donc ?<br />
– Vous avez de l’argent…<br />
– Oui, dit l’homme.<br />
– Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de<br />
chambre.<br />
L’homme reprit tranquillement :<br />
– Mettez-moi à l’écurie.<br />
– Je ne puis.<br />
– Pourquoi ?
– Les chevaux prennent toute la place.<br />
– Eh bien, repartit l’homme, un coin<br />
dans le grenier. Une botte de paille.<br />
Nous verrons cela après dîner.<br />
– Je ne puis vous donner à dîner.<br />
Cette déclaration, faite d’un ton<br />
mesuré, mais ferme, parut grave à<br />
l’étranger. Il se leva.<br />
– Ah bah ! mais je meurs de faim,<br />
moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai<br />
fait douze lieues. Je paye. Je veux<br />
manger.<br />
– Je n’ai rien, dit l’hôte.<br />
L’homme éclata de rire et se tourna<br />
vers la cheminée et les fourneaux.<br />
– Rien ! et tout cela ?<br />
– Tout cela m’est retenu.<br />
– Par qui ?
– Par ces messieurs les rouliers.<br />
– Combien sont-ils ?<br />
– Douze.<br />
– Il y a là à manger pour vingt.<br />
– Ils ont tout retenu et tout payé<br />
d’avance.<br />
L’homme se rassit et dit sans hausser<br />
la voix :<br />
– Je suis à l’auberge, j’ai faim, et je<br />
reste.<br />
L’hôte alors se pencha à son oreille,<br />
et lui dit d’un accent qui le fit<br />
tressaillir :<br />
– Allez-vous en.<br />
Le voyageur était courbé en cet instant<br />
et poussait quelques braises dans le feu<br />
avec le bout ferré de son bâton, il se<br />
retourna vivement, et, comme il ouvrait
la bouche pour répliquer, l’hôte le<br />
regarda fixement et ajouta toujours à<br />
voix basse :<br />
– Tenez, assez de paroles comme<br />
cela. Voulez-vous que je vous dise votre<br />
nom ? Vous vous appelez Jean Valjean.<br />
Maintenant voulez-vous que je vous dise<br />
qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je<br />
me suis douté de quelque chose, j’ai<br />
envoyé à la mairie, et voici ce qu’on<br />
m’a répondu. Savez-vous lire ?<br />
En parlant ainsi il tendait à l’étranger,<br />
tout déplié, le papier qui venait de<br />
voyager de l’auberge à la mairie, et de<br />
la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un<br />
regard. L’aubergiste reprit après un<br />
silence :<br />
– J’ai l’habitude d’être poli avec tout
le monde. Allez-vous-en.<br />
L’homme baissa la tête, ramassa le<br />
sac qu’il avait déposé à terre, et s’en<br />
alla.<br />
Il prit la grande rue. Il marchait<br />
devant lui au hasard, rasant de près les<br />
maisons, comme un homme humilié et<br />
triste. Il ne se retourna pas une seule<br />
fois. S’il s’était retourné, il aurait vu<br />
l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur<br />
le seuil de sa porte, entouré de tous les<br />
voyageurs de son auberge et de tous les<br />
passants de la rue, parlant vivement et le<br />
désignant du doigt, et, aux regards de<br />
défiance et d’effroi du groupe, il aurait<br />
deviné qu’avant peu son arrivée serait<br />
l’événement de toute la ville.<br />
Il ne vit rien de tout cela. Les gens
accablés ne regardent pas derrière eux.<br />
Ils ne savent que trop que le mauvais<br />
sort les suit.<br />
Il chemina ainsi quelque temps,<br />
marchant toujours, allant à l’aventure<br />
par des rues qu’il ne connaissait pas,<br />
oubliant la fatigue, comme cela arrive<br />
dans la tristesse. Tout à coup il sentit<br />
vivement la faim. La nuit approchait. Il<br />
regarda autour de lui pour voir s’il ne<br />
découvrirait pas quelque gîte.<br />
La belle hôtellerie s’était fermée pour<br />
lui ; il cherchait quelque cabaret bien<br />
humble, quelque bouge bien pauvre.<br />
Précisément une lumière s’allumait au<br />
bout de la rue ; une branche de pin,<br />
pendue à une potence en fer, se dessinait<br />
sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla.
C’était en effet un cabaret. Le cabaret<br />
qui est dans la rue de Chaffaut.<br />
Le voyageur s’arrêta un moment, et<br />
regarda par la vitre l’intérieur de la<br />
salle basse du cabaret, éclairée par une<br />
petite lampe sur une table et par un<br />
grand feu dans la cheminée. Quelques<br />
hommes y buvaient. L’hôte se chauffait.<br />
La flamme faisait bruire une marmite de<br />
fer accrochée à la crémaillère.<br />
On entre dans ce cabaret, qui est aussi<br />
une espèce d’auberge, par deux portes.<br />
L’une donne sur la rue, l’autre s’ouvre<br />
sur une petite cour pleine de fumier.<br />
Le voyageur n’osa pas entrer par la<br />
porte de la rue. Il se glissa dans la cour,<br />
s’arrêta encore, puis leva timidement le<br />
loquet et poussa la porte.
– Qui va là ? dit le maître.<br />
– Quelqu’un qui voudrait souper et<br />
coucher.<br />
– C’est bon. Ici on soupe et on<br />
couche.<br />
Il entra. Tous les gens qui buvaient se<br />
retournèrent. La lampe l’éclairait d’un<br />
côté, le feu de l’autre. On l’examina<br />
quelque temps pendant qu’il défaisait<br />
son sac.<br />
L’hôte lui dit :<br />
– Voilà du feu. Le souper cuit dans la<br />
marmite. Venez vous chauffer,<br />
camarade.<br />
Il alla s’asseoir près de l’âtre. Il<br />
allongea devant le feu ses pieds meurtris<br />
par la fatigue ; une bonne odeur sortait<br />
de la marmite. Tout ce qu’on pouvait
distinguer de son visage sous sa<br />
casquette baissée prit une vague<br />
apparence de bien-être mêlée à cet autre<br />
aspect si poignant que donne l’habitude<br />
de la souffrance.<br />
C’était d’ailleurs un profil ferme,<br />
énergique et triste. Cette physionomie<br />
était étrangement composée ; elle<br />
commençait par paraître humble et<br />
finissait par sembler sévère. L’œil<br />
luisait sous les sourcils comme un feu<br />
sous une broussaille.<br />
Cependant un des hommes attablés<br />
était un poissonnier qui, avant d’entrer<br />
au cabaret de la rue de Chaffaut, était<br />
allé mettre son cheval à l’écurie chez<br />
Labarre. Le hasard faisait que le matin<br />
même il avait rencontré cet étranger de
mauvaise mine, cheminant entre Bras<br />
d’Asse et… (j’ai oublié le nom. Je crois<br />
que c’est Escoublon). Or, en le<br />
rencontrant, l’homme, qui paraissait déjà<br />
très fatigué, lui avait demandé de le<br />
prendre en croupe ; à quoi le<br />
poissonnier n’avait répondu qu’en<br />
doublant le pas. Ce poissonnier faisait<br />
partie, une demi-heure auparavant, du<br />
groupe qui entourait Jacquin Labarre, et<br />
lui-même avait raconté sa désagréable<br />
rencontre du matin aux gens de la Croixde-Colbas.<br />
Il fit de sa place au<br />
cabaretier un signe imperceptible. Le<br />
cabaretier vint à lui. Ils échangèrent<br />
quelques paroles à voix basse. L’homme<br />
était retombé dans ses réflexions.<br />
Le cabaretier revint à la cheminée,
posa brusquement sa main sur l’épaule<br />
de l’homme, et lui dit :<br />
– Tu vas t’en aller d’ici.<br />
L’étranger se retourna et répondit<br />
avec douceur.<br />
– Ah ! vous savez ?<br />
– Oui.<br />
– On m’a renvoyé de l’autre auberge.<br />
– Et l’on te chasse de celle-ci.<br />
– Où voulez-vous que j’aille ?<br />
– Ailleurs.<br />
L’homme prit son bâton et son sac, et<br />
s’en alla.<br />
Comme il sortait, quelques enfants,<br />
qui l’avaient suivi depuis la Croix-de-<br />
Colbas et qui semblaient l’attendre, lui<br />
jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas<br />
avec colère et les menaça de son bâton ;
les enfants se dispersèrent comme une<br />
volée d’oiseaux.<br />
Il passa devant la prison. À la porte<br />
pendait une chaîne de fer attachée à une<br />
cloche. Il sonna.<br />
Un guichet s’ouvrit.<br />
– Monsieur le guichetier, dit-il en<br />
ôtant respectueusement sa casquette,<br />
voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger<br />
pour cette nuit ?<br />
Une voix répondit :<br />
– Une prison n’est pas une auberge.<br />
Faites-vous arrêter. On vous ouvrira.<br />
Le guichet se referma.<br />
Il entra dans une petite rue où il y a<br />
beaucoup de jardins. Quelques-uns ne<br />
sont enclos que de haies, ce qui égaye la<br />
rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit
une petite maison d’un seul étage dont la<br />
fenêtre était éclairée. Il regarda par cette<br />
vitre comme il avait fait pour le cabaret.<br />
C’était une grande chambre blanchie à la<br />
chaux, avec un lit drapé d’indienne<br />
imprimée, et un berceau dans un coin,<br />
quelques chaises de bois et un fusil à<br />
deux coups accroché au mur. Une table<br />
était servie au milieu de la chambre. Une<br />
lampe de cuivre éclairait la nappe de<br />
grosse toile blanche, le broc d’étain<br />
luisant comme l’argent et plein de vin et<br />
la soupière brune qui fumait. À cette<br />
table était assis un homme d’une<br />
quarantaine d’années, à la figure joyeuse<br />
et ouverte, qui faisait sauter un petit<br />
enfant sur ses genoux. Près de lui, une<br />
femme toute jeune allaitait un autre
enfant. Le père riait, l’enfant riait, la<br />
mère souriait.<br />
L’étranger resta un moment rêveur<br />
devant ce spectacle doux et calmant.<br />
Que se passait-il en lui ? Lui seul eût pu<br />
le dire. Il est probable qu’il pensa que<br />
cette maison joyeuse serait hospitalière,<br />
et que là où il voyait tant de bonheur il<br />
trouverait peut-être un peu de pitié.<br />
Il frappa au carreau un petit coup très<br />
faible.<br />
On n’entendit pas.<br />
Il frappa un second coup.<br />
Il entendit la femme qui disait :<br />
– Mon homme, il me semble qu’on<br />
frappe.<br />
– Non, répondit le mari.<br />
Il frappa un troisième coup.
Le mari se leva, prit la lampe, et alla<br />
à la porte qu’il ouvrit.<br />
C’était un homme de haute taille,<br />
demi-paysan, demi-artisan. Il portait un<br />
vaste tablier de cuir qui montait jusqu’à<br />
son épaule gauche, et dans lequel<br />
faisaient ventre un marteau, un mouchoir<br />
rouge, une poire à poudre, toutes sortes<br />
d’objets que la ceinture retenait comme<br />
dans une poche. Il renversait la tête en<br />
arrière ; sa chemise largement ouverte et<br />
rabattue montrait son cou de taureau,<br />
blanc et nu. Il avait d’épais sourcils,<br />
d’énormes favoris noirs, les yeux à fleur<br />
de tête, le bas du visage en museau, et<br />
sur tout cela cet air d’être chez soi qui<br />
est une chose inexprimable.<br />
– Monsieur, dit le voyageur, pardon.
En payant, pourriez-vous me donner une<br />
assiettée de soupe et un coin pour<br />
dormir dans ce hangar qui est là dans ce<br />
jardin ? Dites, pourriez-vous ? En<br />
payant ?<br />
– Qui êtes-vous ? demanda le maître<br />
du logis.<br />
L’homme répondit :<br />
– J’arrive de Puy-Moisson. J’ai<br />
marché toute la journée. J’ai fait douze<br />
lieues. Pourriez-vous ? En payant ?<br />
– Je ne refuserais pas, dit le paysan,<br />
de loger quelqu’un de bien qui payerait.<br />
Mais pourquoi n’allez-vous pas à<br />
l’auberge.<br />
– Il n’y a pas de place.<br />
– Bah ! pas possible. Ce n’est pas<br />
jour de foire ni de marché. Êtes-vous
allé chez Labarre ?<br />
– Oui.<br />
– Eh bien ?<br />
Le voyageur répondit avec embarras :<br />
– Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu.<br />
– Êtes-vous allé chez chose, de la rue<br />
de Chaffaut ?<br />
L’embarras de l’étranger croissait. Il<br />
balbutia :<br />
– Il ne m’a pas reçu non plus.<br />
Le visage du paysan prit une<br />
expression de défiance, il regarda le<br />
nouveau venu de la tête aux pieds, et tout<br />
à coup il s’écria avec une sorte de<br />
frémissement :<br />
– Est-ce que vous seriez l’homme ?…<br />
Il jeta un nouveau coup d’œil sur<br />
l’étranger, fit trois pas en arrière, posa
la lampe sur la table et décrocha son<br />
fusil du mur.<br />
Cependant aux paroles du paysan :<br />
Est-ce que vous seriez l’homme ?… la<br />
femme s’était levée, avait pris ses deux<br />
enfants dans ses bras et s’était réfugiée<br />
précipitamment derrière son mari,<br />
regardant l’étranger avec épouvante, la<br />
gorge nue, les yeux effarés, en<br />
murmurant tout bas : Tso-maraude [45] .<br />
Tout cela se fit en moins de temps<br />
qu’il ne faut pour se le figurer. Après<br />
avoir examiné quelques instants<br />
l’homme comme on examine une vipère,<br />
le maître du logis revint à la porte et<br />
dit :<br />
– Va-t’en.<br />
– Par grâce, reprit l’homme, un verre
d’eau.<br />
– Un coup de fusil ! dit le paysan.<br />
Puis il referma la porte violemment,<br />
et l’homme l’entendit tirer deux gros<br />
verrous. Un moment après, la fenêtre se<br />
ferma au volet, et un bruit de barre de<br />
fer qu’on posait parvint au dehors.<br />
La nuit continuait de tomber. Le vent<br />
froid des Alpes soufflait. À la lueur du<br />
jour expirant, l’étranger aperçut dans un<br />
des jardins qui bordent la rue une sorte<br />
de hutte qui lui parut maçonnée en<br />
mottes de gazon. Il franchit résolument<br />
une barrière de bois et se trouva dans le<br />
jardin. Il s’approcha de la hutte ; elle<br />
avait pour porte une étroite ouverture<br />
très basse et elle ressemblait à ces<br />
constructions que les cantonniers se
âtissent au bord des routes. Il pensa<br />
sans doute que c’était en effet le logis<br />
d’un cantonnier ; il souffrait du froid et<br />
de la faim ; il s’était résigné à la faim,<br />
mais c’était du moins là un abri contre le<br />
froid. Ces sortes de logis ne sont<br />
habituellement pas occupés la nuit. Il se<br />
coucha à plat ventre et se glissa dans la<br />
hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un<br />
assez bon lit de paille. Il resta un<br />
moment étendu sur ce lit, sans pouvoir<br />
faire un mouvement tant il était fatigué.<br />
Puis, comme son sac sur son dos le<br />
gênait et que c’était d’ailleurs un<br />
oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler<br />
une des courroies. En ce moment un<br />
grondement farouche se fit entendre. Il<br />
leva les yeux. La tête d’un dogue énorme
se dessinait dans l’ombre à l’ouverture<br />
de la hutte.<br />
C’était la niche d’un chien.<br />
Il était lui-même vigoureux et<br />
redoutable ; il s’arma de son bâton, il se<br />
fit de son sac un bouclier, et sortit de la<br />
niche comme il put, non sans élargir les<br />
déchirures de ses haillons.<br />
Il sortit également du jardin, mais à<br />
reculons, obligé, pour tenir le dogue en<br />
respect, d’avoir recours à cette<br />
manœuvre du bâton que les maîtres en<br />
ce genre d’escrime appellent la rose<br />
couverte.<br />
Quand il eut, non sans peine, repassé<br />
la barrière et qu’il se retrouva dans la<br />
rue, seul, sans gîte, sans toit, sans abri,<br />
chassé même de ce lit de paille et de
cette niche misérable, il se laissa tomber<br />
plutôt qu’il ne s’assit sur une pierre, et il<br />
paraît qu’un passant qui traversait<br />
l’entendit s’écrier :<br />
– Je ne suis pas même un chien !<br />
Bientôt il se releva et se remit à<br />
marcher. Il sortit de la ville, espérant<br />
trouver quelque arbre ou quelque meule<br />
dans les champs, et s’y abriter.<br />
Il chemina ainsi quelque temps, la tête<br />
toujours baissée. Quand il se sentit loin<br />
de toute habitation humaine, il leva les<br />
yeux et chercha autour de lui. Il était<br />
dans un champ ; il avait devant lui une<br />
de ces collines basses couvertes de<br />
chaume coupé ras, qui après la moisson<br />
ressemblent à des têtes tondues.<br />
L’horizon était tout noir ; ce n’était
pas seulement le sombre de la nuit ;<br />
c’étaient des nuages très bas qui<br />
semblaient s’appuyer sur la colline<br />
même et qui montaient, emplissant tout<br />
le ciel. Cependant, comme la lune allait<br />
se lever et qu’il flottait encore au zénith<br />
un reste de clarté crépusculaire, ces<br />
nuages formaient au haut du ciel une<br />
sorte de voûte blanchâtre d’où tombait<br />
sur la terre une lueur.<br />
La terre était donc plus éclairée que<br />
le ciel, ce qui est un effet<br />
particulièrement sinistre, et la colline,<br />
d’un pauvre et chétif contour, se<br />
dessinait vague et blafarde sur l’horizon<br />
ténébreux. Tout cet ensemble était<br />
hideux, petit, lugubre et borné. Rien dans<br />
le champ ni sur la colline qu’un arbre
difforme qui se tordait en frissonnant à<br />
quelques pas du voyageur.<br />
Cet homme était évidemment très loin<br />
d’avoir de ces délicates habitudes<br />
d’intelligence et d’esprit qui font qu’on<br />
est sensible aux aspects mystérieux des<br />
choses ; cependant il y avait dans ce<br />
ciel, dans cette colline, dans cette plaine<br />
et dans cet arbre, quelque chose de si<br />
profondément désolé qu’après un<br />
moment d’immobilité et de rêverie, il<br />
rebroussa chemin brusquement. Il y a<br />
des instants où la nature semble hostile.<br />
Il revint sur ses pas. Les portes de<br />
Digne étaient fermées. Digne, qui a<br />
soutenu des sièges dans les guerres de<br />
religion, était encore entourée en 1815<br />
de vieilles murailles flanquées de tours
carrées qu’on a démolies depuis. Il<br />
passa par une brèche et rentra dans la<br />
ville.<br />
Il pouvait être huit heures du soir.<br />
Comme il ne connaissait pas les rues, il<br />
recommença sa promenade à l’aventure.<br />
Il parvint ainsi à la préfecture, puis au<br />
séminaire. En passant sur la place de la<br />
cathédrale, il montra le poing à l’église.<br />
Il y a au coin de cette place une<br />
imprimerie. C’est là que furent<br />
imprimées pour la première fois les<br />
proclamations de l’empereur et de la<br />
garde impériale à l’armée, apportées de<br />
l’île d’Elbe et dictées par Napoléon luimême.<br />
Épuisé de fatigue et n’espérant plus<br />
rien, il se coucha sur le banc de pierre
qui est à la porte de cette imprimerie.<br />
Une vieille femme sortait de l’église<br />
en ce moment. Elle vit cet homme étendu<br />
dans l’ombre.<br />
– Que faites-vous là, mon ami ? ditelle.<br />
Il répondit durement et avec colère :<br />
– Vous le voyez, bonne femme, je me<br />
couche.<br />
La bonne femme, bien digne de ce<br />
nom en effet, était madame la marquise<br />
de R.<br />
– Sur ce banc ? reprit-elle.<br />
– J’ai eu pendant dix-neuf ans un<br />
matelas de bois, dit l’homme, j’ai<br />
aujourd’hui un matelas de pierre.<br />
– Vous avez été soldat ?<br />
– Oui, bonne femme. Soldat.
– Pourquoi n’allez-vous pas à<br />
l’auberge ?<br />
– Parce que je n’ai pas d’argent.<br />
– Hélas, dit madame de R., je n’ai<br />
dans ma bourse que quatre sous.<br />
– Donnez toujours.<br />
L’homme prit les quatre sous.<br />
Madame de R. continua :<br />
– Vous ne pouvez vous loger avec si<br />
peu dans une auberge. Avez-vous essayé<br />
pourtant ? Il est impossible que vous<br />
passiez ainsi la nuit. Vous avez sans<br />
doute froid et faim. On aurait pu vous<br />
loger par charité.<br />
– J’ai frappé à toutes les portes.<br />
– Eh bien ?<br />
– Partout on m’a chassé.<br />
La « bonne femme » toucha le bras de
l’homme et lui montra de l’autre côté de<br />
la place une petite maison basse à côté<br />
de l’évêché.<br />
– Vous avez, reprit-elle, frappé à<br />
toutes les portes ?<br />
– Oui.<br />
– Avez-vous frappé à celle-là ?<br />
– Non.<br />
– Frappez-y.
2<br />
Chapitre<br />
La prudence conseillée<br />
à la sagesse<br />
Ce soir-là, M. l’évêque de Digne, après<br />
sa promenade en ville, était resté assez<br />
tard enfermé dans sa chambre. Il<br />
s’occupait d’un grand travail sur les<br />
Devoirs [46] , lequel est malheureusement<br />
demeuré inachevé. Il dépouillait<br />
soigneusement tout ce que les Pères et
les Docteurs ont dit sur cette grave<br />
matière. Son livre était divisé en deux<br />
parties ; premièrement les devoirs de<br />
tous, deuxièmement les devoirs de<br />
chacun, selon la classe à laquelle il<br />
appartient. Les devoirs de tous sont les<br />
grands devoirs. Il y en a quatre. Saint<br />
Matthieu les indique : devoirs envers<br />
Dieu (Matth., VI), devoirs envers soimême<br />
(Matth., V, 29, 30), devoirs<br />
envers le prochain (Matth., VII, 12),<br />
devoirs envers les créatures (Matth., VI,<br />
20, 25). Pour les autres devoirs,<br />
l’évêque les avait trouvés indiqués et<br />
prescrits ailleurs ; aux souverains et aux<br />
sujets, dans l’Épître aux Romains ; aux<br />
magistrats, aux épouses, aux mères et<br />
aux jeunes hommes, par saint Pierre ;
aux maris, aux pères, aux enfants et aux<br />
serviteurs, dans l’Épître aux Éphésiens ;<br />
aux fidèles, dans l’Épître aux Hébreux ;<br />
aux vierges, dans l’Épître aux<br />
Corinthiens [47] . Il faisait laborieusement<br />
de toutes ces prescriptions un ensemble<br />
harmonieux qu’il voulait présenter aux<br />
âmes.<br />
Il travaillait encore à huit heures,<br />
écrivant assez incommodément sur de<br />
petits carrés de papier avec un gros<br />
livre ouvert sur ses genoux, quand<br />
madame Magloire entra, selon son<br />
habitude, pour prendre l’argenterie dans<br />
le placard près du lit. Un moment après,<br />
l’évêque, sentant que le couvert était mis<br />
et que sa sœur l’attendait peut-être,<br />
ferma son livre, se leva de sa table et
entra dans la salle à manger.<br />
La salle à manger était une pièce<br />
oblongue à cheminée, avec porte sur la<br />
rue (nous l’avons dit), et fenêtre sur le<br />
jardin.<br />
Madame Magloire achevait en effet<br />
de mettre le couvert.<br />
Tout en vaquant au service, elle<br />
causait avec mademoiselle Baptistine.<br />
Une lampe était sur la table ; la table<br />
était près de la cheminée. Un assez bon<br />
feu était allumé.<br />
On peut se figurer facilement ces deux<br />
femmes qui avaient toutes deux passé<br />
soixante ans : madame Magloire petite,<br />
grasse, vive ; mademoiselle Baptistine,<br />
douce, mince, frêle, un peu plus grande<br />
que son frère, vêtue d’une robe de soie
puce, couleur à la mode en 1806, qu’elle<br />
avait achetée alors à Paris et qui lui<br />
durait encore. Pour emprunter des<br />
locutions vulgaires qui ont le mérite de<br />
dire avec un seul mot une idée qu’une<br />
page suffirait à peine à exprimer,<br />
madame Magloire avait l’air d’une<br />
paysanne et mademoiselle Baptistine<br />
d’une dame. Madame Magloire avait un<br />
bonnet blanc à tuyaux, au cou une<br />
jeannette d’or, le seul bijou de femme<br />
qu’il y eût dans la maison, un fichu très<br />
blanc sortant de la robe de bure noire à<br />
manches larges et courtes, un tablier de<br />
toile de coton à carreaux rouges et verts,<br />
noué à la ceinture d’un ruban vert, avec<br />
pièce d’estomac pareille rattachée par<br />
deux épingles aux deux coins d’en haut,
aux pieds de gros souliers et des bas<br />
jaunes comme les femmes de Marseille.<br />
La robe de mademoiselle Baptistine<br />
était coupée sur les patrons de 1806,<br />
taille courte, fourreau étroit, manches à<br />
épaulettes, avec pattes et boutons. Elle<br />
cachait ses cheveux gris sous une<br />
perruque frisée dite à l’enfant. Madame<br />
Magloire avait l’air intelligent, vif et<br />
bon ; les deux angles de sa bouche<br />
inégalement relevés et la lèvre<br />
supérieure plus grosse que la lèvre<br />
inférieure lui donnaient quelque chose<br />
de bourru et d’impérieux. Tant que<br />
monseigneur se taisait, elle lui parlait<br />
résolûment avec un mélange de respect<br />
et de liberté ; mais dès que monseigneur<br />
parlait, on a vu cela, elle obéissait
passivement comme mademoiselle.<br />
Mademoiselle Baptistine ne parlait<br />
même pas. Elle se bornait à obéir et à<br />
complaire. Même quand elle était jeune,<br />
elle n’était pas jolie, elle avait de gros<br />
yeux bleus à fleur de tête et le nez long<br />
et busqué ; mais tout son visage, toute sa<br />
personne, nous l’avons dit en<br />
commençant, respiraient une ineffable<br />
bonté. Elle avait toujours été prédestinée<br />
à la mansuétude ; mais la foi, la charité,<br />
l’espérance, ces trois vertus qui<br />
chauffent doucement l’âme, avaient<br />
élevé peu à peu cette mansuétude<br />
jusqu’à la sainteté. La nature n’en avait<br />
fait qu’une brebis, la religion en avait<br />
fait un ange. Pauvre sainte fille ! doux<br />
souvenir disparu ! Mademoiselle
Baptistine a depuis raconté tant de fois<br />
ce qui s’était passé à l’évêché cette<br />
soirée-là, que plusieurs personnes qui<br />
vivent encore s’en rappellent les<br />
moindres détails.<br />
Au moment où M. l’évêque entra,<br />
madame Magloire parlait avec quelque<br />
vivacité. Elle entretenait mademoiselle<br />
d’un sujet qui lui était familier et auquel<br />
l’évêque était accoutumé. Il s’agissait du<br />
loquet de la porte d’entrée.<br />
Il paraît que, tout en allant faire<br />
quelques provisions pour le souper,<br />
madame Magloire avait entendu dire des<br />
choses en divers lieux. On parlait d’un<br />
rôdeur de mauvaise mine ; qu’un<br />
vagabond suspect serait arrivé, qu’il<br />
devait être quelque part dans la ville, et
qu’il se pourrait qu’il y eût de<br />
méchantes rencontres pour ceux qui<br />
s’aviseraient de rentrer tard chez eux<br />
cette nuit-là. Que la police était bien mal<br />
faite du reste, attendu que M. le préfet et<br />
M. le maire ne s’aimaient pas, et<br />
cherchaient à se nuire en faisant arriver<br />
des événements. Que c’était donc aux<br />
gens sages à faire la police eux-mêmes<br />
et à se bien garder, et qu’il faudrait<br />
avoir soin de dûment clore, verrouiller<br />
et barricader sa maison, et de bien<br />
fermer ses portes.<br />
Madame Magloire appuya sur ce<br />
dernier mot ; mais l’évêque venait de sa<br />
chambre où il avait eu assez froid, il<br />
s’était assis devant la cheminée et se<br />
chauffait, et puis il pensait à autre chose.
Il ne releva pas le mot à effet que<br />
madame Magloire venait de laisser<br />
tomber. Elle le répéta. Alors,<br />
mademoiselle Baptistine, voulant<br />
satisfaire madame Magloire sans<br />
déplaire à son frère, se hasarda à dire<br />
timidement :<br />
– Mon frère, entendez-vous ce que dit<br />
madame Magloire ?<br />
– J’en ai entendu vaguement quelque<br />
chose, répondit l’évêque.<br />
Puis tournant à demi sa chaise, mettant<br />
ses deux mains sur ses genoux, et levant<br />
vers la vieille servante son visage<br />
cordial et facilement joyeux, que le feu<br />
éclairait d’en bas :<br />
– Voyons. Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?<br />
Nous sommes donc dans quelque gros
danger ?<br />
Alors madame Magloire recommença<br />
toute l’histoire, en l’exagérant quelque<br />
peu, sans s’en douter. Il paraîtrait qu’un<br />
bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de<br />
mendiant dangereux serait en ce moment<br />
dans la ville. Il s’était présenté pour<br />
loger chez Jacquin Labarre qui n’avait<br />
pas voulu le recevoir. On l’avait vu<br />
arriver par le boulevard Gassendi et<br />
rôder dans les rues à la brume. Un<br />
homme de sac et de corde avec une<br />
figure terrible.<br />
– Vraiment ? dit l’évêque.<br />
Ce consentement à l’interroger<br />
encouragea madame Magloire ; cela lui<br />
semblait indiquer que l’évêque n’était<br />
pas loin de s’alarmer ; elle poursuivit
triomphante :<br />
– Oui, monseigneur. C’est comme<br />
cela. Il y aura quelque malheur cette nuit<br />
dans la ville. Tout le monde le dit. Avec<br />
cela que la police est si mal faite<br />
(répétition inutile). Vivre dans un pays<br />
de montagnes, et n’avoir pas même de<br />
lanternes la nuit dans les rues ! On sort.<br />
Des fours, quoi ! Et je dis, monseigneur,<br />
et mademoiselle que voilà dit comme<br />
moi…<br />
– Moi, interrompit la sœur, je ne dis<br />
rien. Ce que mon frère fait est bien fait.<br />
Madame Magloire continua comme<br />
s’il n’y avait pas eu de protestation :<br />
– Nous disons que cette maison-ci<br />
n’est pas sûre du tout ; que, si<br />
monseigneur le permet, je vais aller dire
à Paulin Musebois, le serrurier, qu’il<br />
vienne remettre les anciens verrous de la<br />
porte ; on les a là, c’est une minute ; et je<br />
dis qu’il faut des verrous, monseigneur,<br />
ne serait-ce que pour cette nuit ; car je<br />
dis qu’une porte qui s’ouvre du dehors<br />
avec un loquet, par le premier passant<br />
venu, rien n’est plus terrible ; avec cela<br />
que monseigneur a l’habitude de<br />
toujours dire d’entrer, et que d’ailleurs,<br />
même au milieu de la nuit, ô mon Dieu !<br />
on n’a pas besoin d’en demander la<br />
permission…<br />
En ce moment, on frappa à la porte un<br />
coup assez violent.<br />
– Entrez, dit l’évêque.
3<br />
Chapitre<br />
Héroïsme de<br />
l’obéissance passive<br />
[48] La porte s’ouvrit.<br />
Elle s’ouvrit vivement, toute grande,<br />
comme si quelqu’un la poussait avec<br />
énergie et résolution.<br />
Un homme entra.<br />
Cet homme, nous le connaissons déjà.<br />
C’est le voyageur que nous avons vu tout
à l’heure errer cherchant un gîte.<br />
Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant<br />
la porte ouverte derrière lui. Il avait son<br />
sac sur l’épaule, son bâton à la main,<br />
une expression rude, hardie, fatiguée et<br />
violente dans les yeux. Le feu de la<br />
cheminée l’éclairait. Il était hideux.<br />
C’était une sinistre apparition.<br />
Madame Magloire n’eut pas même la<br />
force de jeter un cri. Elle tressaillit, et<br />
resta béante.<br />
Mademoiselle Baptistine se retourna,<br />
aperçut l’homme qui entrait et se dressa<br />
à demi d’effarement, puis, ramenant peu<br />
à peu sa tête vers la cheminée, elle se<br />
mit à regarder son frère et son visage<br />
redevint profondément calme et serein.<br />
L’évêque fixait sur l’homme un œil
tranquille.<br />
Comme il ouvrait la bouche, sans<br />
doute pour demander au nouveau venu<br />
ce qu’il désirait, l’homme appuya ses<br />
deux mains à la fois sur son bâton,<br />
promena ses yeux tour à tour sur le<br />
vieillard et les femmes, et, sans attendre<br />
que l’évêque parlât, dit d’une voix<br />
haute :<br />
– Voici. Je m’appelle Jean Valjean.<br />
Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf<br />
ans au bagne. Je suis libéré depuis<br />
quatre jours et en route pour Pontarlier<br />
qui est ma destination. Quatre jours et<br />
que je marche depuis Toulon.<br />
Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à<br />
pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays,<br />
j’ai été dans une auberge, on m’a
envoyé à cause de mon passeport jaune<br />
que j’avais montré à la mairie. Il avait<br />
fallu. J’ai été à une autre auberge. On<br />
m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez<br />
l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai<br />
été à la prison, le guichetier n’a pas<br />
ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien.<br />
Ce chien m’a mordu et m’a chassé,<br />
comme s’il avait été un homme. On<br />
aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en<br />
suis allé dans les champs pour coucher à<br />
la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile.<br />
J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y<br />
avait pas de bon Dieu pour empêcher de<br />
pleuvoir, et je suis rentré dans la ville<br />
pour y trouver le renfoncement d’une<br />
porte. Là, dans la place, j’allais me<br />
coucher sur une pierre. Une bonne
femme m’a montré votre maison et m’a<br />
dit : « Frappe là ». J’ai frappé. Qu’estce<br />
que c’est ici ? êtes-vous une<br />
auberge ? J’ai de l’argent. Ma masse.<br />
Cent neuf francs quinze sous que j’ai<br />
gagnés au bagne par mon travail en dixneuf<br />
ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela<br />
me fait ? j’ai de l’argent. Je suis très<br />
fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien<br />
faim. Voulez-vous que je reste ?<br />
– Madame Magloire, dit l’évêque,<br />
vous mettrez un couvert de plus.<br />
L’homme fit trois pas et s’approcha<br />
de la lampe qui était sur la table.<br />
– Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait<br />
pas bien compris, ce n’est pas ça. Avezvous<br />
entendu ? Je suis un galérien. Un<br />
forçat. Je viens des galères.
Il tira de sa poche une grande feuille<br />
de papier jaune qu’il déplia.<br />
– Voilà mon passeport. Jaune, comme<br />
vous voyez. Cela sert à me faire chasser<br />
de partout où je suis. Voulez-vous lire ?<br />
Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il<br />
y a une école pour ceux qui veulent.<br />
Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le<br />
passeport : « Jean Valjean, forçat libéré,<br />
natif de… – cela vous est égal… – Est<br />
resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans<br />
pour vol avec effraction. Quatorze ans<br />
pour avoir tenté de s’évader quatre fois.<br />
Cet homme est très dangereux. » –<br />
Voilà ! Tout le monde m’a jeté dehors.<br />
Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce<br />
une auberge ? Voulez-vous me donner à<br />
manger et à coucher ? avez-vous une
écurie ?<br />
– Madame Magloire, dit l’évêque,<br />
vous mettrez des draps blancs au lit de<br />
l’alcôve.<br />
Nous avons déjà expliqué de quelle<br />
nature était l’obéissance des deux<br />
femmes.<br />
Madame Magloire sortit pour<br />
exécuter ces ordres. L’évêque se tourna<br />
vers l’homme.<br />
– Monsieur, asseyez-vous et chauffezvous.<br />
Nous allons souper dans un<br />
instant, et l’on fera votre lit pendant que<br />
vous souperez.<br />
Ici l’homme comprit tout à fait.<br />
L’expression de son visage, jusqu’alors<br />
sombre et dure, s’empreignit de<br />
stupéfaction, de doute, de joie, et devint
extraordinaire. Il se mit à balbutier<br />
comme un homme fou :<br />
– Vrai ? quoi ? vous me gardez ? vous<br />
ne me chassez pas ! un forçat ! Vous<br />
m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez<br />
pas ! Va-t-en, chien ! qu’on me dit<br />
toujours. Je croyais bien que vous me<br />
chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite<br />
qui je suis. Oh ! la brave femme qui m’a<br />
enseigné ici ! Je vais souper ! un lit ! Un<br />
lit avec des matelas et des draps !<br />
comme tout le monde ! il y a dix-neuf<br />
ans que je n’ai couché dans un lit ! Vous<br />
voulez bien que je ne m’en aille pas !<br />
Vous êtes de dignes gens ! D’ailleurs<br />
j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon,<br />
monsieur l’aubergiste, comment vous<br />
appelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on
voudra. Vous êtes un brave homme.<br />
Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?<br />
– Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui<br />
demeure ici.<br />
– Un prêtre ! reprit l’homme. Oh ! un<br />
brave homme de prêtre ! Alors vous ne<br />
me demandez pas d’argent ? Le curé,<br />
n’est-ce pas ? le curé de cette grande<br />
église ? Tiens ! c’est vrai, que je suis<br />
bête ! je n’avais pas vu votre calotte !<br />
Tout en parlant, il avait déposé son<br />
sac et son bâton dans un coin, puis remis<br />
son passeport dans sa poche, et il s’était<br />
assis. Mademoiselle Baptistine le<br />
considérait avec douceur. Il continua :<br />
– Vous êtes humain, monsieur le curé.<br />
Vous n’avez pas de mépris. C’est bien<br />
bon un bon prêtre. Alors vous n’avez
pas besoin que je paye ?<br />
– Non, dit l’évêque, gardez votre<br />
argent. Combien avez-vous ? ne m’avezvous<br />
pas dit cent neuf francs ?<br />
– Quinze sous, ajouta l’homme.<br />
– Cent neuf francs quinze sous. Et<br />
combien de temps avez-vous mis à<br />
gagner cela ?<br />
– Dix-neuf ans.<br />
– Dix-neuf ans !<br />
L’évêque soupira profondément.<br />
L’homme poursuivit :<br />
– J’ai encore tout mon argent. Depuis<br />
quatre jours je n’ai dépensé que vingtcinq<br />
sous que j’ai gagnés en aidant à<br />
décharger des voitures à Grasse.<br />
Puisque vous êtes abbé, je vais vous<br />
dire, nous avions un aumônier au bagne.
Et puis un jour j’ai vu un évêque.<br />
Monseigneur, qu’on appelle. C’était<br />
l’évêque de la Majore, à Marseille.<br />
C’est le curé qui est sur les curés. Vous<br />
savez, pardon, je dis mal cela, mais pour<br />
moi, c’est si loin ! – Vous comprenez,<br />
nous autres ! Il a dit la messe au milieu<br />
du bagne, sur un autel, il avait une chose<br />
pointue, en or, sur la tête. Au grand jour<br />
de midi, cela brillait. Nous étions en<br />
rang. Des trois côtés. Avec les canons,<br />
mèche allumée, en face de nous. Nous ne<br />
voyions pas bien. Il a parlé, mais il était<br />
trop au fond, nous n’entendions pas.<br />
Voilà ce que c’est qu’un évêque.<br />
Pendant qu’il parlait, l’évêque était<br />
allé pousser la porte qui était restée<br />
toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle<br />
apportait un couvert qu’elle mit sur la<br />
table.<br />
– Madame Magloire, dit l’évêque,<br />
mettez ce couvert le plus près possible<br />
du feu.<br />
Et se tournant vers son hôte :<br />
– Le vent de nuit est dur dans les<br />
Alpes. Vous devez avoir froid,<br />
monsieur ?<br />
Chaque fois qu’il disait ce mot<br />
monsieur, avec sa voix doucement grave<br />
et de si bonne compagnie, le visage de<br />
l’homme s’illuminait. Monsieur à un<br />
forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé<br />
de la Méduse. L’ignominie a soif de<br />
considération.<br />
– Voici, reprit l’évêque, une lampe
qui éclaire bien mal.<br />
Madame Magloire comprit, et elle<br />
alla chercher sur la cheminée de la<br />
chambre à coucher de monseigneur les<br />
deux chandeliers d’argent qu’elle posa<br />
sur la table tout allumés.<br />
– Monsieur le curé, dit l’homme, vous<br />
êtes bon. Vous ne me méprisez pas.<br />
Vous me recevez chez vous. Vous<br />
allumez vos cierges pour moi. Je ne<br />
vous ai pourtant pas caché d’où je viens<br />
et que je suis un homme malheureux.<br />
L’évêque, assis près de lui, lui toucha<br />
doucement la main.<br />
– Vous pouviez ne pas me dire qui<br />
vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison,<br />
c’est la maison de Jésus-Christ. Cette<br />
porte ne demande pas à celui qui entre
s’il a un nom, mais s’il a une douleur.<br />
Vous souffrez ; vous avez faim et soif ;<br />
soyez le bienvenu. Et ne me remerciez<br />
pas, ne me dites pas que je vous reçois<br />
chez moi. Personne n’est ici chez soi,<br />
excepté celui qui a besoin d’un asile. Je<br />
vous le dis à vous qui passez, vous êtes<br />
ici chez vous plus que moi-même. Tout<br />
ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin<br />
de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant<br />
que vous me le disiez, vous en avez un<br />
que je savais.<br />
L’homme ouvrit des yeux étonnés.<br />
– Vrai ? vous saviez comment je<br />
m’appelle ?<br />
– Oui, répondit l’évêque, vous vous<br />
appelez mon frère.<br />
– Tenez, monsieur le curé ! s’écria
l’homme, j’avais bien faim en entrant<br />
ici ; mais vous êtes si bon qu’à présent<br />
je ne sais plus ce que j’ai ; cela m’a<br />
passé.<br />
L’évêque le regarda et lui dit :<br />
– Vous avez bien souffert ?<br />
– Oh ! la casaque rouge, le boulet au<br />
pied, une planche pour dormir, le chaud,<br />
le froid, le travail, la chiourme, les<br />
coups de bâton ! La double chaîne pour<br />
rien. Le cachot pour un mot. Même<br />
malade au lit, la chaîne. Les chiens, les<br />
chiens sont plus heureux ! Dix-neuf ans !<br />
J’en ai quarante-six. À présent, le<br />
passeport jaune ! Voilà.<br />
– Oui, reprit l’évêque, vous sortez<br />
d’un lieu de tristesse. Écoutez. Il y aura<br />
plus de joie au ciel pour le visage en
larmes d’un pécheur repentant que pour<br />
la robe blanche de cent justes. Si vous<br />
sortez de ce lieu douloureux avec des<br />
pensées de haine et de colère contre les<br />
hommes, vous êtes digne de pitié ; si<br />
vous en sortez avec des pensées de<br />
bienveillance, de douceur et de paix,<br />
vous valez mieux qu’aucun de nous.<br />
Cependant madame Magloire avait<br />
servi le souper. Une soupe faite avec de<br />
l’eau, de l’huile, du pain et du sel, un<br />
peu de lard, un morceau de viande de<br />
mouton, des figues, un fromage frais, et<br />
un gros pain de seigle. Elle avait d’ellemême<br />
ajouté à l’ordinaire de M.<br />
l’évêque une bouteille de vieux vin de<br />
Mauves [49] .<br />
Le visage de l’évêque prit tout à coup
cette expression de gaîté propre aux<br />
natures hospitalières :<br />
– À table ! dit-il vivement.<br />
Comme il en avait coutume lorsque<br />
quelque étranger soupait avec lui, il fit<br />
asseoir l’homme à sa droite.<br />
Mademoiselle Baptistine, parfaitement<br />
paisible et naturelle, prit place à sa<br />
gauche.<br />
L’évêque dit le bénédicité, puis servit<br />
lui-même la soupe, selon son habitude.<br />
L’homme se mit à manger avidement.<br />
Tout à coup l’évêque dit :<br />
– Mais il me semble qu’il manque<br />
quelque chose sur cette table.<br />
Madame Magloire en effet n’avait mis<br />
que les trois couverts absolument<br />
nécessaires. Or c’était l’usage de la
maison, quand l’évêque avait quelqu’un<br />
à souper, de disposer sur la nappe les<br />
six couverts d’argent, étalage innocent.<br />
Ce gracieux semblant de luxe était une<br />
sorte d’enfantillage plein de charme<br />
dans cette maison douce et sévère qui<br />
élevait la pauvreté jusqu’à la dignité.<br />
Madame Magloire comprit<br />
l’observation, sortit sans dire un mot, et<br />
un moment après les trois couverts<br />
réclamés par l’évêque brillaient sur la<br />
nappe, symétriquement arrangés devant<br />
chacun des trois convives.
4<br />
Chapitre<br />
Détails sur les<br />
fromageries de<br />
Pontarlier<br />
Maintenant, pour donner une idée de ce<br />
qui se passa à cette table, nous ne<br />
saurions mieux faire que de transcrire<br />
ici un passage d’une lettre de<br />
mademoiselle Baptistine à madame de<br />
Boischevron, où la conversation du
forçat et de l’évêque est racontée avec<br />
une minutie naïve :<br />
…………………………………<br />
« … Cet homme ne faisait aucune<br />
attention à personne. Il mangeait avec<br />
une voracité d’affamé. Cependant, après<br />
la soupe, il a dit :<br />
« – Monsieur le curé du bon Dieu,<br />
tout ceci est encore bien trop bon pour<br />
moi, mais je dois dire que les rouliers<br />
qui n’ont pas voulu me laisser manger<br />
avec eux font meilleure chère que vous.<br />
« Entre nous, l’observation m’a un<br />
peu choquée. Mon frère a répondu :<br />
« – Ils ont plus de fatigue que moi.<br />
« – Non, a repris cet homme, ils ont<br />
plus d’argent. Vous êtes pauvre. Je vois<br />
bien. Vous n’êtes peut-être pas même
curé. Êtes-vous curé seulement ? Ah !<br />
par exemple, si le bon Dieu était juste,<br />
vous devriez bien être curé.<br />
« – Le bon Dieu est plus que juste, a<br />
dit mon frère.<br />
« Un moment après il a ajouté :<br />
« – Monsieur Jean Valjean, c’est à<br />
Pontarlier que vous allez ?<br />
« – Avec itinéraire obligé.<br />
« Je crois bien que c’est comme cela<br />
que l’homme a dit. Puis il a continué :<br />
« – Il faut que je sois en route demain<br />
à la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si<br />
les nuits sont froides, les journées sont<br />
chaudes.<br />
« – Vous allez là, a repris mon frère,<br />
dans un bon pays. À la révolution, ma<br />
famille a été ruinée, je me suis réfugié
en Franche-Comté d’abord, et j’y ai<br />
vécu quelque temps du travail de mes<br />
bras. J’avais de la bonne volonté. J’ai<br />
trouvé à m’y occuper. On n’a qu’à<br />
choisir. Il y a des papeteries, des<br />
tanneries, des distilleries, des huileries,<br />
des fabriques d’horlogerie en grand, des<br />
fabriques d’acier, des fabriques de<br />
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont<br />
quatre à Lods, à Châtillon, à Audincourt<br />
et à Beure qui sont très considérables…<br />
« Je crois ne pas me tromper et que ce<br />
sont bien là les noms que mon frère a<br />
cités, puis il s’est interrompu et m’a<br />
adressé la parole :<br />
« – Chère sœur, n’avons-nous pas des<br />
parents dans ce pays-là ?<br />
« J’ai répondu :
« – Nous en avions, entre autres M. de<br />
Lucenet [50] qui était capitaine des portes<br />
à Pontarlier dans l’ancien régime.<br />
« – Oui, a repris mon frère, mais en<br />
93 on n’avait plus de parents, on n’avait<br />
que ses bras. J’ai travaillé. Ils ont dans<br />
le pays de Pontarlier, où vous allez,<br />
monsieur Valjean, une industrie toute<br />
patriarcale [51] et toute charmante, ma<br />
sœur. Ce sont leurs fromageries qu’ils<br />
appellent fruitières.<br />
« Alors mon frère, tout en faisant<br />
manger cet homme, lui a expliqué très en<br />
détail ce que c’était que les fruitières de<br />
Pontarlier ; – qu’on en distinguait deux<br />
sortes : – les grosses granges, qui sont<br />
aux riches, et où il y a quarante ou<br />
cinquante vaches, lesquelles produisent
sept à huit milliers de fromages par été ;<br />
les fruitières d’association, qui sont aux<br />
pauvres ; ce sont les paysans de la<br />
moyenne montagne qui mettent leurs<br />
vaches en commun et partagent les<br />
produits. – Ils prennent à leurs gages un<br />
fromager qu’ils appellent le grurin ; – le<br />
grurin reçoit le lait des associés trois<br />
fois par jour et marque les quantités sur<br />
une taille double ; – c’est vers la fin<br />
d’avril que le travail des fromageries<br />
commence ; c’est vers la mi-juin que les<br />
fromagers conduisent leurs vaches dans<br />
la montagne.<br />
« L’homme se ranimait tout en<br />
mangeant. Mon frère lui faisait boire de<br />
ce bon vin de Mauves dont il ne boit pas<br />
lui-même parce qu’il dit que c’est du vin
cher. Mon frère lui disait tous ces<br />
détails avec cette gaîté aisée que vous<br />
lui connaissez, entremêlant ses paroles<br />
de façons gracieuses pour moi. Il est<br />
beaucoup revenu sur ce bon état de<br />
grurin, comme s’il eût souhaité que cet<br />
homme comprît, sans le lui conseiller<br />
directement et durement, que ce serait un<br />
asile pour lui. Une chose m’a frappée.<br />
Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh<br />
bien ! mon frère, pendant tout le souper,<br />
ni de toute la soirée, à l’exception de<br />
quelques paroles sur Jésus quand il est<br />
entré, n’a pas dit un mot qui pût rappeler<br />
à cet homme qui il était ni apprendre à<br />
cet homme qui était mon frère. C’était<br />
bien une occasion en apparence de faire<br />
un peu de sermon et d’appuyer l’évêque
sur le galérien pour laisser la marque du<br />
passage. Il eût paru peut-être à un autre<br />
que c’était le cas, ayant ce malheureux<br />
sous la main, de lui nourrir l’âme en<br />
même temps que le corps et de lui faire<br />
quelque reproche assaisonné de morale<br />
et de conseil, ou bien un peu de<br />
commisération avec exhortation de se<br />
mieux conduire à l’avenir. Mon frère ne<br />
lui a même pas demandé de quel pays il<br />
était, ni son histoire. Car dans son<br />
histoire il y a sa faute, et mon frère<br />
semblait éviter tout ce qui pouvait l’en<br />
faire souvenir. C’est au point qu’à un<br />
certain moment, comme mon frère<br />
parlait des montagnards de Pontarlier,<br />
qui ont un doux travail près du ciel et<br />
qui, ajoutait-il, sont heureux parce
qu’ils sont innocents, il s’est arrêté<br />
court, craignant qu’il n’y eût dans ce mot<br />
qui lui échappait quelque chose qui pût<br />
froisser l’homme. À force d’y réfléchir,<br />
je crois avoir compris ce qui se passait<br />
dans le cœur de mon frère. Il pensait<br />
sans doute que cet homme, qui s’appelle<br />
Jean Valjean, n’avait que trop sa misère<br />
présente à l’esprit, que le mieux était de<br />
l’en distraire, et de lui faire croire, ne<br />
fût-ce qu’un moment, qu’il était une<br />
personne comme une autre, en étant pour<br />
lui tout ordinaire. N’est-ce pas là en<br />
effet bien entendre la charité ? N’y a-t-il<br />
pas, bonne madame, quelque chose de<br />
vraiment évangélique dans cette<br />
délicatesse qui s’abstient de sermon, de<br />
morale et d’allusion, et la meilleure
pitié, quand un homme a un point<br />
douloureux, n’est-ce pas de n’y point<br />
toucher du tout ? Il m’a semblé que ce<br />
pouvait être là la pensée intérieure de<br />
mon frère. Dans tous les cas, ce que je<br />
puis dire, c’est que, s’il a eu toutes ces<br />
idées, il n’en a rien marqué, même pour<br />
moi ; il a été d’un bout à l’autre le même<br />
homme que tous les soirs, et il a soupé<br />
avec ce Jean Valjean du même air et de<br />
la même façon qu’il aurait soupé avec<br />
M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le<br />
curé de la paroisse.<br />
« Vers la fin, comme nous étions aux<br />
figues, on a cogné à la porte. C’était la<br />
mère Gerbaud avec son petit dans ses<br />
bras. Mon frère a baisé l’enfant au front,<br />
et m’a emprunté quinze sous que j’avais
sur moi pour les donner à la mère<br />
Gerbaud. L’homme pendant ce temps-là<br />
ne faisait pas grande attention. Il ne<br />
parlait plus et paraissait très fatigué. La<br />
pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère<br />
a dit les grâces, puis il s’est tourné vers<br />
cet homme, et il lui a dit : Vous devez<br />
avoir bien besoin de votre lit. Madame<br />
Magloire a enlevé le couvert bien vite.<br />
J’ai compris qu’il fallait nous retirer<br />
pour laisser dormir ce voyageur, et nous<br />
sommes montées toutes les deux. J’ai<br />
cependant envoyé madame Magloire un<br />
instant après porter sur le lit de cet<br />
homme une peau de chevreuil de la<br />
Forêt-Noire [52] qui est dans ma chambre.<br />
Les nuits sont glaciales, et cela tient<br />
chaud. C’est dommage que cette peau
soit vieille ; tout le poil s’en va. Mon<br />
frère l’a achetée du temps qu’il était en<br />
Allemagne, à Tottlingen, près des<br />
sources du Danube, ainsi que le petit<br />
couteau à manche d’ivoire dont je me<br />
sers à table.<br />
« Madame Magloire est remontée<br />
presque tout de suite, nous nous sommes<br />
mises à prier Dieu dans le salon où l’on<br />
étend le linge, et puis nous sommes<br />
rentrées chacune dans notre chambre<br />
sans nous rien dire. »
5<br />
Chapitre<br />
Tranquillité<br />
Après avoir donné le bonsoir à sa<br />
sœur, monseigneur Bienvenu prit sur la<br />
table un des deux flambeaux d’argent,<br />
remit l’autre à son hôte, et lui dit :<br />
– Monsieur, je vais vous conduire à<br />
votre chambre.<br />
L’homme le suivit.<br />
Comme on a pu le remarquer dans ce
qui a été dit plus haut, le logis était<br />
distribué de telle sorte que, pour passer<br />
dans l’oratoire où était l’alcôve ou pour<br />
en sortir, il fallait traverser la chambre à<br />
coucher de l’évêque.<br />
Au moment où ils traversaient cette<br />
chambre, madame Magloire serrait<br />
l’argenterie dans le placard qui était au<br />
chevet du lit. C’était le dernier soin<br />
qu’elle prenait chaque soir avant de<br />
s’aller coucher.<br />
L’évêque installa son hôte dans<br />
l’alcôve. Un lit blanc et frais y était<br />
dressé. L’homme posa le flambeau sur<br />
une petite table.<br />
– Allons, dit l’évêque, faites une<br />
bonne nuit. Demain matin, avant de<br />
partir, vous boirez une tasse de lait de
nos vaches, tout chaud.<br />
– Merci, monsieur l’abbé, dit<br />
l’homme.<br />
À peine eut-il prononcé ces paroles<br />
pleines de paix que, tout à coup et sans<br />
transition, il eut un mouvement étrange et<br />
qui eût glacé d’épouvante les deux<br />
saintes filles si elles en eussent été<br />
témoins. Aujourd’hui même il nous est<br />
difficile de nous rendre compte de ce<br />
qui le poussait en ce moment. Voulait-il<br />
donner un avertissement ou jeter une<br />
menace ? Obéissait-il simplement à une<br />
sorte d’impulsion instinctive et obscure<br />
pour lui-même ? Il se tourna<br />
brusquement vers le vieillard, croisa les<br />
bras, et, fixant sur son hôte un regard<br />
sauvage, il s’écria d’une voix rauque :
– Ah çà ! décidément ! vous me logez<br />
chez vous près de vous comme cela !<br />
Il s’interrompit et ajouta avec un rire<br />
où il y avait quelque chose de<br />
monstrueux :<br />
– Avez-vous bien fait toutes vos<br />
réflexions ? Qui est-ce qui vous dit que<br />
je n’ai pas assassiné ?<br />
L’évêque leva les yeux vers le<br />
plafond et répondit :<br />
– Cela regarde le bon Dieu.<br />
Puis, gravement et remuant les lèvres<br />
comme quelqu’un qui prie ou qui se<br />
parle à lui-même, il dressa les deux<br />
doigts de sa main droite et bénit<br />
l’homme qui ne se courba pas, et, sans<br />
tourner la tête et sans regarder derrière<br />
lui, il rentra dans sa chambre.
Quand l’alcôve était habitée, un grand<br />
rideau de serge tiré de part en part dans<br />
l’oratoire cachait l’autel. L’évêque<br />
s’agenouilla en passant devant ce rideau<br />
et fit une courte prière.<br />
Un moment après, il était dans son<br />
jardin, marchant, rêvant, contemplant,<br />
l’âme et la pensée tout entières à ces<br />
grandes choses mystérieuses que Dieu<br />
montre la nuit aux yeux qui restent<br />
ouverts.<br />
Quant à l’homme, il était vraiment si<br />
fatigué qu’il n’avait même pas profité de<br />
ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa<br />
bougie avec sa narine à la manière des<br />
forçats et s’était laissé tomber tout<br />
habillé sur le lit, où il s’était tout de<br />
suite profondément endormi.
Minuit sonnait comme l’évêque<br />
rentrait de son jardin dans son<br />
appartement.<br />
Quelques minutes après, tout dormait<br />
dans la petite maison.
6<br />
Chapitre<br />
Jean Valjean<br />
Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se<br />
réveilla.<br />
Jean Valjean était d’une pauvre<br />
famille de paysans de la Brie. Dans son<br />
enfance, il n’avait pas appris à lire.<br />
Quand il eut l’âge d’homme, il était<br />
émondeur à Faverolles. Sa mère<br />
s’appelait Jeanne Mathieu ; son père<br />
s’appelait Jean Valjean, ou Vlajean,
sobriquet probablement, et contraction<br />
de Voilà Jean.<br />
Jean Valjean était d’un caractère<br />
pensif sans être triste, ce qui est le<br />
propre des natures affectueuses. Somme<br />
toute, pourtant, c’était quelque chose<br />
d’assez endormi et d’assez insignifiant,<br />
en apparence du moins, que Jean<br />
Valjean. Il avait perdu en très bas âge<br />
son père et sa mère. Sa mère était morte<br />
d’une fièvre de lait mal soignée. Son<br />
père, émondeur comme lui, s’était tué en<br />
tombant d’un arbre. Il n’était resté à Jean<br />
Valjean qu’une sœur plus âgée que lui,<br />
veuve, avec sept enfants, filles et<br />
garçons. Cette sœur avait élevé Jean<br />
Valjean, et tant qu’elle eut son mari elle<br />
logea et nourrit son jeune frère. Le mari
mourut. L’aîné des sept enfants avait huit<br />
ans, le dernier un an. Jean Valjean venait<br />
d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième<br />
année. Il remplaça le père, et soutint à<br />
son tour sa sœur qui l’avait élevé. Cela<br />
se fit simplement, comme un devoir,<br />
même avec quelque chose de bourru de<br />
la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se<br />
dépensait ainsi dans un travail rude et<br />
mal payé. On ne lui avait jamais connu<br />
de « bonne amie » dans le pays. Il<br />
n’avait pas eu le temps d’être amoureux.<br />
Le soir il rentrait fatigué et mangeait<br />
sa soupe sans dire un mot. Sa sœur,<br />
mère Jeanne, pendant qu’il mangeait, lui<br />
prenait souvent dans son écuelle le<br />
meilleur de son repas, le morceau de<br />
viande, la tranche de lard, le cœur de
chou, pour le donner à quelqu’un de ses<br />
enfants ; lui, mangeant toujours, penché<br />
sur la table, presque la tête dans sa<br />
soupe, ses longs cheveux tombant autour<br />
de son écuelle et cachant ses yeux, avait<br />
l’air de ne rien voir et laissait faire. Il y<br />
avait à Faverolles, pas loin de la<br />
chaumière Valjean, de l’autre côté de la<br />
ruelle, une fermière appelée Marie-<br />
Claude ; les enfants Valjean,<br />
habituellement affamés, allaient<br />
quelquefois emprunter au nom de leur<br />
mère une pinte de lait à Marie-Claude,<br />
qu’ils buvaient derrière une haie ou dans<br />
quelque coin d’allée, s’arrachant le pot,<br />
et si hâtivement que les petites filles<br />
s’en répandaient sur leur tablier et dans<br />
leur goulotte. La mère, si elle eût su
cette maraude, eût sévèrement corrigé<br />
les délinquants. Jean Valjean, brusque et<br />
bougon, payait en arrière de la mère la<br />
pinte de lait à Marie-Claude, et les<br />
enfants n’étaient pas punis.<br />
Il gagnait dans la saison de<br />
l’émondage vingt-quatre sous par jour,<br />
puis il se louait comme moissonneur,<br />
comme manœuvre, comme garçon de<br />
ferme bouvier, comme homme de peine.<br />
Il faisait ce qu’il pouvait. Sa sœur<br />
travaillait de son côté, mais que faire<br />
avec sept petits enfants ? [53] C’était un<br />
triste groupe que la misère enveloppa et<br />
étreignit peu à peu. Il arriva qu’un hiver<br />
fut rude. Jean n’eut pas d’ouvrage. La<br />
famille n’eut pas de pain. Pas de pain. À<br />
la lettre. Sept enfants !
Un dimanche soir, Maubert Isabeau,<br />
boulanger sur la place de l’Église, à<br />
Faverolles, se disposait à se coucher,<br />
lorsqu’il entendit un coup violent dans la<br />
devanture grillée et vitrée de sa<br />
boutique. Il arriva à temps pour voir un<br />
bras passé à travers un trou fait d’un<br />
coup de poing dans la grille et dans la<br />
vitre. Le bras saisit un pain et l’emporta.<br />
Isabeau sortit en hâte ; le voleur<br />
s’enfuyait à toutes jambes ; Isabeau<br />
courut après lui et l’arrêta. Le voleur<br />
avait jeté le pain, mais il avait encore le<br />
bras ensanglanté. C’était Jean Valjean.<br />
Ceci se passait en 1795. Jean Valjean<br />
fut traduit devant les tribunaux du temps<br />
« pour vol avec effraction la nuit dans<br />
une maison habitée ». Il avait un fusil
dont il se servait mieux que tireur au<br />
monde, il était quelque peu braconnier ;<br />
ce qui lui nuisit. Il y a contre les<br />
braconniers un préjugé légitime. Le<br />
braconnier, de même que le<br />
contrebandier, côtoie de fort près le<br />
brigand. Pourtant, disons-le en passant,<br />
il y a encore un abîme entre ces races<br />
d’hommes et le hideux assassin des<br />
villes. Le braconnier vit dans la forêt ;<br />
le contrebandier vit dans la montagne ou<br />
sur la mer. Les villes font des hommes<br />
féroces parce qu’elles font des hommes<br />
corrompus. La montagne, la mer, la<br />
forêt, font des hommes sauvages. Elles<br />
développent le côté farouche, mais<br />
souvent sans détruire le côté humain.<br />
Jean Valjean fut déclaré coupable.
Les termes du code étaient formels. Il y<br />
a dans notre civilisation des heures<br />
redoutables ; ce sont les moments où la<br />
pénalité prononce un naufrage. Quelle<br />
minute funèbre que celle où la société<br />
s’éloigne et consomme l’irréparable<br />
abandon d’un être pensant ! Jean Valjean<br />
fut condamné à cinq ans de galères.<br />
Le 22 avril 1796, on cria dans Paris<br />
la victoire de Montenotte remportée par<br />
le général en chef de l’armée d’Italie,<br />
que le message du Directoire aux Cinq-<br />
Cents, du 2 floréal an IV, appelle<br />
Buona-Parte ; ce même jour une grande<br />
chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean<br />
fit partie de cette chaîne. Un ancien<br />
guichetier de la prison, qui a près de<br />
quatrevingt-dix ans aujourd’hui, se
souvient encore parfaitement de ce<br />
malheureux qui fut ferré à l’extrémité du<br />
quatrième cordon dans l’angle nord de<br />
la cour. Il était assis à terre comme tous<br />
les autres. Il paraissait ne rien<br />
comprendre à sa position, sinon qu’elle<br />
était horrible. Il est probable qu’il y<br />
démêlait aussi, à travers les vagues<br />
idées d’un pauvre homme ignorant de<br />
tout, quelque chose d’excessif. Pendant<br />
qu’on rivait à grands coups de marteau<br />
derrière sa tête le boulon de son carcan,<br />
il pleurait, les larmes l’étouffaient, elles<br />
l’empêchaient de parler, il parvenait<br />
seulement à dire de temps en temps :<br />
J’étais émondeur à Faverolles. Puis,<br />
tout en sanglotant, il élevait sa main<br />
droite et l’abaissait graduellement sept
fois comme s’il touchait successivement<br />
sept têtes inégales, et par ce geste on<br />
devinait que la chose quelconque qu’il<br />
avait faite, il l’avait faite pour vêtir et<br />
nourrir sept petits enfants.<br />
Il partit pour Toulon. Il y arriva après<br />
un voyage de vingt-sept jours, sur une<br />
charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il<br />
fut revêtu de la casaque rouge. Tout<br />
s’effaça de ce qui avait été sa vie,<br />
jusqu’à son nom ; il ne fut même plus<br />
Jean Valjean ; il fut le numéro 24601.<br />
Que devint la sœur ? que devinrent les<br />
sept enfants ? Qui est-ce qui s’occupe de<br />
cela ? Que devient la poignée de feuilles<br />
du jeune arbre scié par le pied ?<br />
C’est toujours la même histoire. Ces<br />
pauvres êtres vivants, ces créatures de
Dieu, sans appui désormais, sans guide,<br />
sans asile, s’en allèrent au hasard, qui<br />
sait même ? chacun de leur côté peutêtre,<br />
et s’enfoncèrent peu à peu dans<br />
cette froide brume où s’engloutissent les<br />
destinées solitaires, mornes ténèbres où<br />
disparaissent successivement tant de<br />
têtes infortunées dans la sombre marche<br />
du genre humain. Ils quittèrent le pays.<br />
Le clocher de ce qui avait été leur<br />
village les oublia ; la borne de ce qui<br />
avait été leur champ les oublia ; après<br />
quelques années de séjour au bagne,<br />
Jean Valjean lui-même les oublia. Dans<br />
ce cœur où il y avait eu une plaie, il y<br />
eut une cicatrice. Voilà tout. À peine,<br />
pendant tout le temps qu’il passa à<br />
Toulon, entendit-il parler une seule fois
de sa sœur. C’était, je crois, vers la fin<br />
de la quatrième année de sa captivité. Je<br />
ne sais plus par quelle voie ce<br />
renseignement lui parvint. Quelqu’un,<br />
qui les avait connus au pays, avait vu sa<br />
sœur. Elle était à Paris. Elle habitait une<br />
pauvre rue près de Saint-Sulpice, la rue<br />
du Geindre [54] . Elle n’avait plus avec<br />
elle qu’un enfant, un petit garçon, le<br />
dernier. Où étaient les six autres ? Elle<br />
ne le savait peut-être pas elle-même.<br />
Tous les matins elle allait à une<br />
imprimerie rue du Sabot, n° 3, où elle<br />
était plieuse et brocheuse. Il fallait être<br />
là à six heures du matin, bien avant le<br />
jour l’hiver. Dans la maison de<br />
l’imprimerie il y avait une école, elle<br />
menait à cette école son petit garçon qui
avait sept ans. Seulement, comme elle<br />
entrait à l’imprimerie à six heures et que<br />
l’école n’ouvrait qu’à sept, il fallait que<br />
l’enfant attendît, dans la cour, que<br />
l’école ouvrit, une heure ; l’hiver, une<br />
heure de nuit, en plein air. On ne voulait<br />
pas que l’enfant entrât dans<br />
l’imprimerie, parce qu’il gênait, disaiton.<br />
Les ouvriers voyaient le matin en<br />
passant ce pauvre petit être assis sur le<br />
pavé, tombant de sommeil, et souvent<br />
endormi dans l’ombre, accroupi et plié<br />
sur son panier. Quand il pleuvait, une<br />
vieille femme, la portière, en avait<br />
pitié ; elle le recueillait dans son bouge<br />
où il n’y avait qu’un grabat, un rouet et<br />
deux chaises de bois, et le petit dormait<br />
là dans un coin, se serrant contre le chat
pour avoir moins froid. À sept heures,<br />
l’école ouvrait et il y entrait. Voilà ce<br />
qu’on dit à Jean Valjean. On l’en<br />
entretint un jour, ce fut un moment, un<br />
éclair, comme une fenêtre brusquement<br />
ouverte sur la destinée de ces êtres qu’il<br />
avait aimés, puis tout se referma ; il n’en<br />
entendit plus parler, et ce fut pour<br />
jamais. Plus rien n’arriva d’eux à lui ;<br />
jamais il ne les revit, jamais il ne les<br />
rencontra, et, dans la suite de cette<br />
douloureuse histoire, on ne les<br />
retrouvera plus.<br />
Vers la fin de cette quatrième année,<br />
le tour d’évasion de Jean Valjean arriva.<br />
Ses camarades l’aidèrent comme cela se<br />
fait dans ce triste lieu. Il s’évada. Il erra<br />
deux jours en liberté dans les champs ;
si c’est être libre que d’être traqué ; de<br />
tourner la tête à chaque instant ; de<br />
tressaillir au moindre bruit ; d’avoir<br />
peur de tout, du toit qui fume, de<br />
l’homme qui passe, du chien qui aboie,<br />
du cheval qui galope, de l’heure qui<br />
sonne, du jour parce qu’on voit, de la<br />
nuit parce qu’on ne voit pas, de la route,<br />
du sentier, du buisson, du sommeil. Le<br />
soir du second jour, il fut repris. Il<br />
n’avait ni mangé ni dormi depuis trentesix<br />
heures. Le tribunal maritime le<br />
condamna pour ce délit à une<br />
prolongation de trois ans, ce qui lui fit<br />
huit ans. La sixième année, ce fut encore<br />
son tour de s’évader ; il en usa, mais il<br />
ne put consommer sa fuite. Il avait<br />
manqué à l’appel. On tira le coup de
canon, et à la nuit les gens de ronde le<br />
trouvèrent caché sous la quille d’un<br />
vaisseau en construction ; il résista aux<br />
gardes-chiourme qui le saisirent.<br />
Évasion et rébellion. Ce fait prévu par<br />
le code spécial fut puni d’une<br />
aggravation de cinq ans, dont deux ans<br />
de double chaîne. Treize ans. La<br />
dixième année, son tour revint, il en<br />
profita encore. Il ne réussit pas mieux.<br />
Trois ans pour cette nouvelle tentative.<br />
Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant<br />
la treizième année qu’il essaya une<br />
dernière fois et ne réussit qu’à se faire<br />
reprendre après quatre heures<br />
d’absence. Trois ans pour ces quatre<br />
heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il<br />
fut libéré ; il était entré là en 1796 pour
avoir cassé un carreau et pris un pain.<br />
Place pour une courte parenthèse.<br />
C’est la seconde fois que, dans ses<br />
études sur la question pénale et sur la<br />
damnation par la loi, l’auteur de ce livre<br />
rencontre le vol d’un pain, comme point<br />
de départ du désastre d’une destinée.<br />
Claude Gueux [55] avait volé un pain ;<br />
Jean Valjean avait volé un pain. Une<br />
statistique anglaise constate qu’à<br />
Londres quatre vols sur cinq ont pour<br />
cause immédiate la faim [56] .<br />
Jean Valjean était entré au bagne<br />
sanglotant et frémissant ; il en sortit<br />
impassible. Il y était entré désespéré ; il<br />
en sortit sombre.<br />
Que s’était-il passé dans cette âme ?
7<br />
Chapitre<br />
Le dedans du<br />
désespoir<br />
Essayons de le dire.<br />
Il faut bien que la société regarde ces<br />
choses puisque c’est elle qui les fait.<br />
C’était, nous l’avons dit, un ignorant ;<br />
mais ce n’était pas un imbécile. La<br />
lumière naturelle était allumée en lui. Le<br />
malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta
le peu de jour qu’il y avait dans cet<br />
esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au<br />
cachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil<br />
du bagne, sur le lit de planches des<br />
forçats, il se replia en sa conscience et<br />
réfléchit.<br />
Il se constitua tribunal.<br />
Il commença par se juger lui-même.<br />
Il reconnut qu’il n’était pas un<br />
innocent injustement puni. Il s’avoua<br />
qu’il avait commis une action extrême et<br />
blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas<br />
refusé ce pain s’il l’avait demandé ; que<br />
dans tous les cas il eût mieux valu<br />
l’attendre, soit de la pitié, soit du<br />
travail ; que ce n’est pas tout à fait une<br />
raison sans réplique de dire : peut-on<br />
attendre quand on a faim ? que d’abord
il est très rare qu’on meure littéralement<br />
de faim ; ensuite que, malheureusement<br />
ou heureusement, l’homme est ainsi fait<br />
qu’il peut souffrir longtemps et<br />
beaucoup, moralement et physiquement,<br />
sans mourir ; qu’il fallait donc de la<br />
patience ; que cela eût mieux valu même<br />
pour ces pauvres petits enfants ; que<br />
c’était un acte de folie, à lui, malheureux<br />
homme chétif, de prendre violemment au<br />
collet la société tout entière et de se<br />
figurer qu’on sort de la misère par le<br />
vol ; que c’était, dans tous les cas, une<br />
mauvaise porte pour sortir de la misère<br />
que celle par où l’on entre dans<br />
l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.<br />
Puis il se demanda :<br />
S’il était le seul qui avait eu tort dans
sa fatale histoire ? Si d’abord ce n’était<br />
pas une chose grave qu’il eût, lui<br />
travailleur, manqué de travail, lui<br />
laborieux, manqué de pain. Si, ensuite,<br />
la faute commise et avouée, le châtiment<br />
n’avait pas été féroce et outré. S’il n’y<br />
avait pas plus d’abus de la part de la loi<br />
dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus<br />
de la part du coupable dans la faute. S’il<br />
n’y avait pas excès de poids dans un des<br />
plateaux de la balance, celui où est<br />
l’expiation. Si la surcharge de la peine<br />
n’était point l’effacement du délit, et<br />
n’arrivait pas à ce résultat : de retourner<br />
la situation, de remplacer la faute du<br />
délinquant par la faute de la répression,<br />
de faire du coupable la victime et du<br />
débiteur le créancier, et de mettre
définitivement le droit du côté de celuilà<br />
même qui l’avait violé. Si cette peine,<br />
compliquée des aggravations<br />
successives pour les tentatives<br />
d’évasion, ne finissait pas par être une<br />
sorte d’attentat du plus fort sur le plus<br />
faible, un crime de la société sur<br />
l’individu, un crime qui recommençait<br />
tous les jours, un crime qui durait dixneuf<br />
ans.<br />
Il se demanda si la société humaine<br />
pouvait avoir le droit de faire également<br />
subir à ses membres, dans un cas son<br />
imprévoyance déraisonnable, et dans<br />
l’autre cas sa prévoyance impitoyable,<br />
et de saisir à jamais un pauvre homme<br />
entre un défaut et un excès, défaut de<br />
travail, excès de châtiment. S’il n’était
pas exorbitant que la société traitât ainsi<br />
précisément ses membres les plus mal<br />
dotés dans la répartition de biens que<br />
fait le hasard, et par conséquent les plus<br />
dignes de ménagements.<br />
Ces questions faites et résolues, il<br />
jugea la société et la condamna.<br />
Il la condamna sans haine.<br />
Il la fit responsable du sort qu’il<br />
subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peutêtre<br />
pas à lui en demander compte un<br />
jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y<br />
avait pas équilibre entre le dommage<br />
qu’il avait causé et le dommage qu’on<br />
lui causait ; il conclut enfin que son<br />
châtiment n’était pas, à la vérité, une<br />
injustice, mais qu’à coup sûr c’était une<br />
iniquité.
La colère peut être folle et absurde ;<br />
on peut être irrité à tort ; on n’est indigné<br />
que lorsqu’on a raison au fond par<br />
quelque côté. Jean Valjean se sentait<br />
indigné.<br />
Et puis, la société humaine ne lui<br />
avait fait que du mal. Jamais il n’avait<br />
vu d’elle que ce visage courroucé<br />
qu’elle appelle sa justice et qu’elle<br />
montre à ceux qu’elle frappe. Les<br />
hommes ne l’avaient touché que pour le<br />
meurtrir. Tout contact avec eux lui avait<br />
été un coup. Jamais, depuis son enfance,<br />
depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais<br />
il n’avait rencontré une parole amie et<br />
un regard bienveillant. De souffrance en<br />
souffrance il arriva peu à peu à cette<br />
conviction que la vie était une guerre ; et
que dans cette guerre il était le vaincu. Il<br />
n’avait d’autre arme que sa haine. Il<br />
résolut de l’aiguiser au bagne et de<br />
l’emporter en s’en allant.<br />
Il y avait à Toulon une école pour la<br />
chiourme tenue par des frères<br />
ignorantins où l’on enseignait le plus<br />
nécessaire à ceux de ces malheureux qui<br />
avaient de la bonne volonté. Il fut du<br />
nombre des hommes de bonne volonté. Il<br />
alla à l’école à quarante ans, et apprit à<br />
lire, à écrire, à compter. Il sentit que<br />
fortifier son intelligence, c’était fortifier<br />
sa haine. Dans certains cas, l’instruction<br />
et la lumière peuvent servir de rallonge<br />
au mal.<br />
Cela est triste à dire, après avoir jugé<br />
la société qui avait fait son malheur, il
jugea la providence qui avait fait la<br />
société.<br />
Il la condamna aussi.<br />
Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de<br />
torture et d’esclavage, cette âme monta<br />
et tomba en même temps. Il y entra de la<br />
lumière d’un côté et des ténèbres de<br />
l’autre.<br />
Jean Valjean n’était pas, on l’a vu,<br />
d’une nature mauvaise. Il était encore<br />
bon lorsqu’il arriva au bagne. Il y<br />
condamna la société et sentit qu’il<br />
devenait méchant, il y condamna la<br />
providence et sentit qu’il devenait<br />
impie.<br />
Ici il est difficile de ne pas méditer un<br />
instant.<br />
La nature humaine se transforme-t-elle
ainsi de fond en comble et tout à fait ?<br />
L’homme créé bon par Dieu peut-il être<br />
fait méchant par l’homme ? L’âme peutelle<br />
être refaite tout d’une pièce par la<br />
destinée, et devenir mauvaise, la<br />
destinée étant mauvaise ? Le cœur peutil<br />
devenir difforme et contracter des<br />
laideurs et des infirmités incurables sous<br />
la pression d’un malheur<br />
disproportionné, comme la colonne<br />
vertébrale sous une voûte trop basse ?<br />
N’y a-t-il pas dans toute âme humaine,<br />
n’y avait-il pas dans l’âme de Jean<br />
Valjean en particulier, une première<br />
étincelle, un élément divin, incorruptible<br />
dans ce monde, immortel dans l’autre,<br />
que le bien peut développer, attiser,<br />
allumer, enflammer et faire rayonner
splendidement, et que le mal ne peut<br />
jamais entièrement éteindre ?<br />
Questions graves et obscures, à la<br />
dernière desquelles tout physiologiste<br />
eût probablement répondu non, et sans<br />
hésiter, s’il eût vu à Toulon, aux heures<br />
de repos qui étaient pour Jean Valjean<br />
des heures de rêverie, assis, les bras<br />
croisés, sur la barre de quelque<br />
cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé<br />
dans sa poche pour l’empêcher de<br />
traîner, ce galérien morne, sérieux,<br />
silencieux et pensif, paria des lois qui<br />
regardait l’homme avec colère, damné<br />
de la civilisation qui regardait le ciel<br />
avec sévérité.<br />
Certes, et nous ne voulons pas le<br />
dissimuler, le physiologiste observateur
eût vu là une misère irrémédiable, il eût<br />
plaint peut-être ce malade du fait de la<br />
loi, mais il n’eût pas même essayé de<br />
traitement ; il eût détourné le regard des<br />
cavernes qu’il aurait entrevues dans<br />
cette âme ; et, comme Dante de la porte<br />
de l’enfer, il eût effacé de cette<br />
existence le mot que le doigt de Dieu<br />
écrit pourtant sur le front de tout<br />
homme : Espérance !<br />
Cet état de son âme que nous avons<br />
tenté d’analyser était-il aussi<br />
parfaitement clair pour Jean Valjean que<br />
nous avons essayé de le rendre pour<br />
ceux qui nous lisent ? Jean Valjean<br />
voyait-il distinctement, après leur<br />
formation, et avait-il vu distinctement, à<br />
mesure qu’ils se formaient, tous les
éléments dont se composait sa misère<br />
morale ? Cet homme rude et illettré<br />
s’était-il bien nettement rendu compte de<br />
la succession d’idées par laquelle il<br />
était, degré à degré, monté et descendu<br />
jusqu’aux lugubres aspects qui étaient<br />
depuis tant d’années déjà l’horizon<br />
intérieur de son esprit ? Avait-il bien<br />
conscience de tout ce qui s’était passé<br />
en lui et de tout ce qui s’y remuait ?<br />
C’est ce que nous n’oserions dire ; c’est<br />
même ce que nous ne croyons pas. Il y<br />
avait trop d’ignorance dans Jean Valjean<br />
pour que, même après tant de malheur, il<br />
n’y restât pas beaucoup de vague. Par<br />
moments il ne savait pas même bien au<br />
juste ce qu’il éprouvait. Jean Valjean<br />
était dans les ténèbres ; il souffrait dans
les ténèbres ; il haïssait dans les<br />
ténèbres ; on eût pu dire qu’il haïssait<br />
devant lui. Il vivait habituellement dans<br />
cette ombre, tâtonnant comme un aveugle<br />
et comme un rêveur. Seulement, par<br />
intervalles, il lui venait tout à coup, de<br />
lui-même ou du dehors, une secousse de<br />
colère, un surcroît de souffrance, un pâle<br />
et rapide éclair qui illuminait toute son<br />
âme, et faisait brusquement apparaître<br />
partout autour de lui, en avant et en<br />
arrière, aux lueurs d’une lumière<br />
affreuse, les hideux précipices et les<br />
sombres perspectives de sa destinée.<br />
L’éclair passé, la nuit retombait, et où<br />
était-il ? il ne le savait plus.<br />
Le propre des peines de cette nature,<br />
dans lesquelles domine ce qui est
impitoyable, c’est-à-dire ce qui est<br />
abrutissant, c’est de transformer peu à<br />
peu, par une sorte de transfiguration<br />
stupide, un homme en une bête fauve.<br />
Quelquefois en une bête féroce. Les<br />
tentatives d’évasion de Jean Valjean,<br />
successives et obstinées, suffiraient à<br />
prouver cet étrange travail fait par la loi<br />
sur l’âme humaine. Jean Valjean eût<br />
renouvelé ces tentatives, si parfaitement<br />
inutiles et folles, autant de fois que<br />
l’occasion s’en fût présentée, sans<br />
songer un instant au résultat, ni aux<br />
expériences déjà faites. Il s’échappait<br />
impétueusement comme le loup qui<br />
trouve la cage ouverte. L’instinct lui<br />
disait : sauve-toi ! Le raisonnement lui<br />
eût dit : reste ! Mais, devant une
tentation si violente, le raisonnement<br />
avait disparu ; il n’y avait plus que<br />
l’instinct. La bête seule agissait. Quand<br />
il était repris, les nouvelles sévérités<br />
qu’on lui infligeait ne servaient qu’à<br />
l’effarer davantage.<br />
Un détail que nous ne devons pas<br />
omettre, c’est qu’il était d’une force<br />
physique dont n’approchait pas un des<br />
habitants du bagne. À la fatigue, pour<br />
filer un câble, pour virer un cabestan,<br />
Jean Valjean valait quatre hommes. Il<br />
soulevait et soutenait parfois d’énormes<br />
poids sur son dos, et remplaçait dans<br />
l’occasion cet instrument qu’on appelle<br />
cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où<br />
a pris nom, soit dit en passant, la rue<br />
Montorgueil près des halles de Paris.
Ses camarades l’avaient surnommé<br />
Jean-le-Cric. Une fois, comme on<br />
réparait le balcon de l’hôtel de ville de<br />
Toulon, une des admirables cariatides<br />
de Puget qui soutiennent ce balcon se<br />
descella et faillit tomber. Jean Valjean,<br />
qui se trouvait là, soutint de l’épaule la<br />
cariatide et donna le temps aux ouvriers<br />
d’arriver.<br />
Sa souplesse dépassait encore sa<br />
vigueur. Certains forçats, rêveurs<br />
perpétuels d’évasions, finissent par faire<br />
de la force et de l’adresse combinées<br />
une véritable science. C’est la science<br />
des muscles. Toute une statique<br />
mystérieuse est quotidiennement<br />
pratiquée par les prisonniers, ces<br />
éternels envieux des mouches et des
oiseaux. Gravir une verticale, et trouver<br />
des points d’appui là où l’on voit à<br />
peine une saillie, était un jeu pour Jean<br />
Valjean. Étant donné un angle de mur,<br />
avec la tension de son dos et de ses<br />
jarrets, avec ses coudes et ses talons<br />
emboîtés dans les aspérités de la pierre,<br />
il se hissait comme magiquement à un<br />
troisième étage. Quelquefois il montait<br />
ainsi jusqu’au toit du bagne.<br />
Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait<br />
quelque émotion extrême pour lui<br />
arracher, une ou deux fois l’an, ce<br />
lugubre rire du forçat qui est comme un<br />
écho du rire du démon. À le voir, il<br />
semblait occupé à regarder<br />
continuellement quelque chose de<br />
terrible.
Il était absorbé en effet.<br />
À travers les perceptions maladives<br />
d’une nature incomplète et d’une<br />
intelligence accablée, il sentait<br />
confusément qu’une chose monstrueuse<br />
était sur lui. Dans cette pénombre<br />
obscure et blafarde où il rampait,<br />
chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il<br />
essayait d’élever son regard, il voyait,<br />
avec une terreur mêlée de rage,<br />
s’échafauder, s’étager et monter à perte<br />
de vue au-dessus de lui, avec des<br />
escarpements horribles, une sorte<br />
d’entassement effrayant de choses, de<br />
lois, de préjugés, d’hommes et de faits,<br />
dont les contours lui échappaient, dont la<br />
masse l’épouvantait, et qui n’était autre<br />
chose que cette prodigieuse pyramide
que nous appelons la civilisation. Il<br />
distinguait çà et là dans cet ensemble<br />
fourmillant et difforme, tantôt près de<br />
lui, tantôt loin et sur des plateaux<br />
inaccessibles, quelque groupe, quelque<br />
détail vivement éclairé, ici l’argousin et<br />
son bâton, ici le gendarme et son sabre,<br />
là-bas l’archevêque mitré, tout en haut,<br />
dans une sorte de soleil, l’empereur<br />
couronné et éblouissant. Il lui semblait<br />
que ces splendeurs lointaines, loin de<br />
dissiper sa nuit, la rendaient plus<br />
funèbre et plus noire. Tout cela, lois,<br />
préjugés, faits, hommes, choses, allait et<br />
venait au-dessus de lui, selon le<br />
mouvement compliqué et mystérieux que<br />
Dieu imprime à la civilisation, marchant<br />
sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi
de paisible dans la cruauté et<br />
d’inexorable dans l’indifférence. Âmes<br />
tombées au fond de l’infortune possible,<br />
malheureux hommes perdus au plus bas<br />
de ces limbes où l’on ne regarde plus,<br />
les réprouvés de la loi sentent peser de<br />
tout son poids sur leur tête cette société<br />
humaine, si formidable pour qui est<br />
dehors, si effroyable pour qui est<br />
dessous.<br />
Dans cette situation, Jean Valjean<br />
songeait, et quelle pouvait être la nature<br />
de sa rêverie ?<br />
Si le grain de mil sous la meule avait<br />
des pensées, il penserait sans doute ce<br />
que pensait Jean Valjean.<br />
Toutes ces choses, réalités pleines de<br />
spectres, fantasmagories pleines de
éalités, avaient fini par lui créer une<br />
sorte d’état intérieur presque<br />
inexprimable.<br />
Par moments, au milieu de son travail<br />
du bagne, il s’arrêtait. Il se mettait à<br />
penser. Sa raison, à la fois plus mûre et<br />
plus troublée qu’autrefois, se révoltait.<br />
Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait<br />
absurde ; tout ce qui l’entourait lui<br />
paraissait impossible. Il se disait : c’est<br />
un rêve. Il regardait l’argousin debout à<br />
quelques pas de lui ; l’argousin lui<br />
semblait un fantôme ; tout à coup le<br />
fantôme lui donnait un coup de bâton.<br />
La nature visible existait à peine pour<br />
lui. Il serait presque vrai de dire qu’il<br />
n’y avait point pour Jean Valjean de<br />
soleil, ni de beaux jours d’été, ni de ciel
ayonnant, ni de fraîches aubes d’avril.<br />
Je ne sais quel jour de soupirail éclairait<br />
habituellement son âme.<br />
Pour résumer, en terminant, ce qui<br />
peut être résumé et traduit en résultats<br />
positifs dans tout ce que nous venons<br />
d’indiquer, nous nous bornerons à<br />
constater qu’en dix-neuf ans, Jean<br />
Valjean, l’inoffensif émondeur de<br />
Faverolles, le redoutable galérien de<br />
Toulon, était devenu capable, grâce à la<br />
manière dont le bagne l’avait façonné,<br />
de deux espèces de mauvaises actions :<br />
premièrement, d’une mauvaise action<br />
rapide, irréfléchie, pleine<br />
d’étourdissement, toute d’instinct, sorte<br />
de représaille pour le mal souffert ;<br />
deuxièmement, d’une mauvaise action
grave, sérieuse, débattue en conscience<br />
et méditée avec les idées fausses que<br />
peut donner un pareil malheur. Ses<br />
préméditations passaient par les trois<br />
phases successives que les natures d’une<br />
certaine trempe peuvent seules<br />
parcourir, raisonnement, volonté,<br />
obstination. Il avait pour mobiles<br />
l’indignation habituelle, l’amertume de<br />
l’âme, le profond sentiment des iniquités<br />
subies, la réaction, même contre les<br />
bons, les innocents et les justes, s’il y en<br />
a. Le point de départ comme le point<br />
d’arrivée de toutes ses pensées était la<br />
haine de la loi humaine ; cette haine qui,<br />
si elle n’est arrêtée dans son<br />
développement par quelque incident<br />
providentiel, devient, dans un temps
donné, la haine de la société, puis la<br />
haine du genre humain, puis la haine de<br />
la création, et se traduit par un vague et<br />
incessant et brutal désir de nuire,<br />
n’importe à qui, à un être vivant<br />
quelconque. – Comme on voit, ce n’était<br />
pas sans raison que le passeport<br />
qualifiait Jean Valjean d’homme très<br />
dangereux.<br />
D’année en année, cette âme s’était<br />
desséchée de plus en plus, lentement,<br />
mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À<br />
sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans<br />
qu’il n’avait versé une larme.
8<br />
Chapitre<br />
L’onde et l’ombre<br />
Un homme à la mer !<br />
Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas.<br />
Le vent souffle, ce sombre navire-là a<br />
une route qu’il est forcé de continuer. Il<br />
passe.<br />
L’homme disparaît, puis reparaît, il<br />
plonge et remonte à la surface, il<br />
appelle, il tend les bras, on ne l’entend<br />
pas ; le navire, frissonnant sous
l’ouragan, est tout à sa manœuvre, les<br />
matelots et les passagers ne voient même<br />
plus l’homme submergé ; sa misérable<br />
tête n’est qu’un point dans l’énormité<br />
des vagues.<br />
Il jette des cris désespérés dans les<br />
profondeurs. Quel spectre que cette<br />
voile qui s’en va ! Il la regarde, il la<br />
regarde frénétiquement. Elle s’éloigne,<br />
elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à<br />
l’heure, il était de l’équipage, il allait et<br />
venait sur le pont avec les autres, il<br />
avait sa part de respiration et de soleil,<br />
il était un vivant. Maintenant, que s’estil<br />
donc passé ? Il a glissé, il est tombé,<br />
c’est fini.<br />
Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a<br />
plus sous les pieds que de la fuite et de
l’écroulement. Les flots déchirés et<br />
déchiquetés par le vent l’environnent<br />
hideusement, les roulis de l’abîme<br />
l’emportent, tous les haillons de l’eau<br />
s’agitent autour de sa tête, une populace<br />
de vagues crache sur lui, de confuses<br />
ouvertures le dévorent à demi ; chaque<br />
fois qu’il enfonce, il entrevoit des<br />
précipices pleins de nuit ; d’affreuses<br />
végétations inconnues le saisissent, lui<br />
nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent<br />
qu’il devient abîme, il fait partie de<br />
l’écume, les flots se le jettent de l’un à<br />
l’autre, il boit l’amertume, l’océan lâche<br />
s’acharne à le noyer, l’énormité joue<br />
avec son agonie. Il semble que toute<br />
cette eau soit de la haine.<br />
Il lutte pourtant, il essaie de se
défendre, il essaie de se soutenir, il fait<br />
effort, il nage. Lui, cette pauvre force<br />
tout de suite épuisée, il combat<br />
l’inépuisable.<br />
Où donc est le navire ? Là-bas. À<br />
peine visible dans les pâles ténèbres de<br />
l’horizon.<br />
Les rafales soufflent ; toutes les<br />
écumes l’accablent. Il lève les yeux et ne<br />
voit que les lividités des nuages. Il<br />
assiste, agonisant, à l’immense démence<br />
de la mer. Il est supplicié par cette folie.<br />
Il entend des bruits étrangers à l’homme<br />
qui semblent venir d’au delà de la terre<br />
et d’on ne sait quel dehors effrayant.<br />
Il y a des oiseaux dans les nuées, de<br />
même qu’il y a des anges au-dessus des<br />
détresses humaines, mais que peuvent-
ils pour lui ? Cela vole, chante et plane,<br />
et lui, il râle.<br />
Il se sent enseveli à la fois par ces<br />
deux infinis, l’océan et le ciel ; l’un est<br />
une tombe, l’autre est un linceul.<br />
La nuit descend, voilà des heures<br />
qu’il nage, ses forces sont à bout ; ce<br />
navire, cette chose lointaine où il y avait<br />
des hommes, s’est effacé ; il est seul<br />
dans le formidable gouffre<br />
crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il<br />
se tord, il sent au-dessous de lui les<br />
vagues monstres de l’invisible ; il<br />
appelle.<br />
Il n’y a plus d’hommes. Où est Dieu ?<br />
Il appelle. Quelqu’un ! quelqu’un ! Il<br />
appelle toujours.<br />
Rien à l’horizon. Rien au ciel.
Il implore l’étendue, la vague, l’algue,<br />
l’écueil ; cela est sourd. Il supplie la<br />
tempête ; la tempête imperturbable<br />
n’obéit qu’à l’infini.<br />
Autour de lui, l’obscurité, la brume,<br />
la solitude, le tumulte orageux et<br />
inconscient, le plissement indéfini des<br />
eaux farouches. En lui l’horreur et la<br />
fatigue. Sous lui la chute. Pas de point<br />
d’appui. Il songe aux aventures<br />
ténébreuses du cadavre dans l’ombre<br />
illimitée. Le froid sans fond le paralyse.<br />
Ses mains se crispent et se ferment et<br />
prennent du néant. Vents, nuées,<br />
tourbillons, souffles, étoiles inutiles !<br />
Que faire ? Le désespéré s’abandonne,<br />
qui est las prend le parti de mourir, il se<br />
laisse faire, il se laisse aller, il lâche
prise, et le voilà qui roule à jamais dans<br />
les profondeurs lugubres de<br />
l’engloutissement.<br />
Ô marche implacable des sociétés<br />
humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes<br />
chemin faisant ! Océan où tombe tout ce<br />
que laisse tomber la loi ! Disparition<br />
sinistre du secours ! ô mort morale !<br />
La mer, c’est l’inexorable nuit sociale<br />
où la pénalité jette ses damnés. La mer,<br />
c’est l’immense misère.<br />
L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre,<br />
peut devenir un cadavre. Qui la<br />
ressuscitera ?
9<br />
Chapitre<br />
Nouveaux griefs<br />
Quand vint l’heure de la sortie du bagne,<br />
quand Jean Valjean entendit à son<br />
oreille ce mot étrange : tu es libre ! le<br />
moment fut invraisemblable et inouï, un<br />
rayon de vive lumière, un rayon de la<br />
vraie lumière des vivants pénétra<br />
subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda<br />
point à pâlir. Jean Valjean avait été<br />
ébloui de l’idée de la liberté. Il avait cru
à une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que<br />
c’était qu’une liberté à laquelle on<br />
donne un passeport jaune.<br />
Et autour de cela bien des amertumes.<br />
Il avait calculé que sa masse, pendant<br />
son séjour au bagne, aurait dû s’élever à<br />
cent soixante et onze francs. Il est juste<br />
d’ajouter qu’il avait oublié de faire<br />
entrer dans ses calculs le repos forcé<br />
des dimanches et fêtes qui, pour dix-neuf<br />
ans, entraînait une diminution de vingtquatre<br />
francs environ. Quoi qu’il en fût,<br />
cette masse avait été réduite, par<br />
diverses retenues locales, à la somme de<br />
cent neuf francs quinze sous, qui lui<br />
avait été comptée à sa sortie.<br />
Il n’y avait rien compris, et se croyait<br />
lésé. Disons le mot, volé.
Le lendemain de sa libération, à<br />
Grasse, il vit devant la porte d’une<br />
distillerie de fleurs d’oranger des<br />
hommes qui déchargeaient des ballots. Il<br />
offrit ses services. La besogne pressait,<br />
on les accepta. Il se mit à l’ouvrage. Il<br />
était intelligent, robuste et adroit ; il<br />
faisait de son mieux ; le maître<br />
paraissait content. Pendant qu’il<br />
travaillait, un gendarme passa, le<br />
remarqua, et lui demanda ses papiers. Il<br />
fallut montrer le passeport jaune. Cela<br />
fait, Jean Valjean reprit son travail. Un<br />
peu auparavant, il avait questionné l’un<br />
des ouvriers sur ce qu’ils gagnaient à<br />
cette besogne par jour ; on lui avait<br />
répondu : trente sous. Le soir venu,<br />
comme il était forcé de repartir le
lendemain matin, il se présenta devant le<br />
maître de la distillerie et le pria de le<br />
payer. Le maître ne proféra pas une<br />
parole, et lui remit vingt-cinq sous. Il<br />
réclama. On lui répondit : cela est assez<br />
bon pour toi. Il insista. Le maître le<br />
regarda entre les deux yeux et lui dit :<br />
Gare le bloc [57] .<br />
Là encore il se considéra comme<br />
volé [58] .<br />
La société, l’état, en lui diminuant sa<br />
masse, l’avait volé en grand.<br />
Maintenant, c’était le tour de l’individu<br />
qui le volait en petit.<br />
Libération n’est pas délivrance. On<br />
sort du bagne, mais non de la<br />
condamnation.<br />
Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse.
On a vu de quelle façon il avait été<br />
accueilli à Digne.
10<br />
Chapitre<br />
L’homme réveillé<br />
Donc, comme deux heures du matin<br />
sonnaient à l’horloge de la cathédrale,<br />
Jean Valjean se réveilla.<br />
Ce qui le réveilla, c’est que le lit était<br />
trop bon. Il y avait vingt ans bientôt qu’il<br />
n’avait couché dans un lit, et quoiqu’il<br />
ne se fût pas déshabillé, la sensation<br />
était trop nouvelle pour ne pas troubler<br />
son sommeil.
Il avait dormi plus de quatre heures.<br />
Sa fatigue était passée. Il était<br />
accoutumé à ne pas donner beaucoup<br />
d’heures au repos.<br />
Il ouvrit les yeux, et regarda un<br />
moment dans l’obscurité autour de lui,<br />
puis il les referma pour se rendormir.<br />
Quand beaucoup de sensations<br />
diverses ont agité la journée, quand des<br />
choses préoccupent l’esprit, on s’endort,<br />
mais on ne se rendort pas. Le sommeil<br />
vient plus aisément qu’il ne revient.<br />
C’est ce qui arriva à Jean Valjean. Il ne<br />
put se rendormir, et il se mit à penser.<br />
Il était dans un de ces moments où les<br />
idées qu’on a dans l’esprit sont troubles.<br />
Il avait une sorte de va-et-vient obscur<br />
dans le cerveau. Ses souvenirs anciens
et ses souvenirs immédiats y flottaient<br />
pêle-mêle et s’y croisaient confusément,<br />
perdant leurs formes, se grossissant<br />
démesurément, puis disparaissant tout à<br />
coup comme dans une eau fangeuse et<br />
agitée. Beaucoup de pensées lui<br />
venaient, mais il y en avait une qui se<br />
représentait continuellement et qui<br />
chassait toutes les autres. Cette pensée,<br />
nous allons la dire tout de suite : – Il<br />
avait remarqué les six couverts d’argent<br />
et la grande cuiller que madame<br />
Magloire avait posés sur la table.<br />
Ces six couverts d’argent<br />
l’obsédaient. – Ils étaient là. – À<br />
quelques pas. – À l’instant où il avait<br />
traversé la chambre d’à côté pour venir<br />
dans celle où il était, la vieille servante
les mettait dans un petit placard à la tête<br />
du lit. – Il avait bien remarqué ce<br />
placard. – À droite, en entrant par la<br />
salle à manger. – Ils étaient massifs. – Et<br />
de vieille argenterie. – Avec la grande<br />
cuiller, on en tirerait au moins deux<br />
cents francs. – Le double de ce qu’il<br />
avait gagné en dix-neuf ans. – Il est vrai<br />
qu’il eût gagné davantage si<br />
l’administration ne l’avait pas volé.<br />
Son esprit oscilla toute une grande<br />
heure dans des fluctuations auxquelles se<br />
mêlait bien quelque lutte. Trois heures<br />
sonnèrent. Il rouvrit les yeux, se dressa<br />
brusquement sur son séant, étendit le<br />
bras et tâta son havresac qu’il avait jeté<br />
dans le coin de l’alcôve, puis il laissa<br />
pendre ses jambes et poser ses pieds à
terre, et se trouva, presque sans savoir<br />
comment, assis sur son lit.<br />
Il resta un certain temps rêveur dans<br />
cette attitude qui eût eu quelque chose de<br />
sinistre pour quelqu’un qui l’eût aperçu<br />
ainsi dans cette ombre, seul éveillé dans<br />
la maison endormie. Tout à coup il se<br />
baissa, ôta ses souliers et les posa<br />
doucement sur la natte près du lit, puis il<br />
reprit sa posture de rêverie et redevint<br />
immobile.<br />
Au milieu de cette méditation hideuse,<br />
les idées que nous venons d’indiquer<br />
remuaient sans relâche son cerveau,<br />
entraient, sortaient, rentraient, faisaient<br />
sur lui une sorte de pesée ; et puis il<br />
songeait aussi, sans savoir pourquoi, et<br />
avec cette obstination machinale de la
êverie, à un forçat nommé Brevet qu’il<br />
avait connu au bagne, et dont le pantalon<br />
n’était retenu que par une seule bretelle<br />
de coton tricoté. Le dessin en damier de<br />
cette bretelle lui revenait sans cesse à<br />
l’esprit.<br />
Il demeurait dans cette situation, et y<br />
fût peut-être resté indéfiniment jusqu’au<br />
lever du jour, si l’horloge n’eût sonné un<br />
coup, – le quart ou la demie. Il sembla<br />
que ce coup lui eût dit : allons !<br />
Il se leva debout, hésita encore un<br />
moment, et écouta ; tout se taisait dans la<br />
maison ; alors il marcha droit et à petits<br />
pas vers la fenêtre qu’il entrevoyait. La<br />
nuit n’était pas très obscure ; c’était une<br />
pleine lune sur laquelle couraient de<br />
larges nuées chassées par le vent. Cela
faisait au dehors des alternatives<br />
d’ombre et de clarté, des éclipses, puis<br />
des éclaircies, et au dedans une sorte de<br />
crépuscule. Ce crépuscule, suffisant<br />
pour qu’on pût se guider, intermittent à<br />
cause des nuages, ressemblait à l’espèce<br />
de lividité qui tombe d’un soupirail de<br />
cave devant lequel vont et viennent des<br />
passants. Arrivé à la fenêtre, Jean<br />
Valjean l’examina. Elle était sans<br />
barreaux, donnait sur le jardin et n’était<br />
fermée, selon la mode du pays, que<br />
d’une petite clavette. Il l’ouvrit, mais,<br />
comme un air froid et vif entra<br />
brusquement dans la chambre, il la<br />
referma tout de suite. Il regarda le jardin<br />
de ce regard attentif qui étudie plus<br />
encore qu’il ne regarde. Le jardin était
enclos d’un mur blanc assez bas, facile à<br />
escalader. Au fond, au delà, il distingua<br />
des têtes d’arbres également espacées,<br />
ce qui indiquait que ce mur séparait le<br />
jardin d’une avenue ou d’une ruelle<br />
plantée.<br />
Ce coup d’œil jeté, il fit le<br />
mouvement d’un homme déterminé,<br />
marcha à son alcôve, prit son havresac,<br />
l’ouvrit, le fouilla, en tira quelque chose<br />
qu’il posa sur le lit, mit ses souliers<br />
dans une des poches, referma le tout,<br />
chargea le sac sur ses épaules, se<br />
couvrit de sa casquette dont il baissa la<br />
visière sur ses yeux, chercha son bâton<br />
en tâtonnant, et l’alla poser dans l’angle<br />
de la fenêtre, puis revint au lit et saisit<br />
résolûment l’objet qu’il y avait déposé.
Cela ressemblait à une barre de fer<br />
courte, aiguisée comme un épieu à l’une<br />
de ses extrémités.<br />
Il eût été difficile de distinguer dans<br />
les ténèbres pour quel emploi avait pu<br />
être façonné ce morceau de fer. C’était<br />
peut-être un levier ? C’était peut-être<br />
une massue ?<br />
Au jour on eût pu reconnaître que ce<br />
n’était autre chose qu’un chandelier de<br />
mineur [59] . On employait alors<br />
quelquefois les forçats à extraire de la<br />
roche des hautes collines qui<br />
environnent Toulon, et il n’était pas rare<br />
qu’ils eussent à leur disposition des<br />
outils de mineur. Les chandeliers des<br />
mineurs sont en fer massif, terminés à<br />
leur extrémité inférieure par une pointe
au moyen de laquelle on les enfonce<br />
dans le rocher.<br />
Il prit ce chandelier dans sa main<br />
droite, et retenant son haleine,<br />
assourdissant son pas, il se dirigea vers<br />
la porte de la chambre voisine, celle de<br />
l’évêque, comme on sait. Arrivé à cette<br />
porte, il la trouva entrebâillée. L’évêque<br />
ne l’avait point fermée.
11<br />
Chapitre<br />
Ce qu’il fait<br />
Jean Valjean écouta. Aucun bruit.<br />
Il poussa la porte.<br />
Il la poussa du bout du doigt,<br />
légèrement, avec cette douceur furtive et<br />
inquiète d’un chat qui veut entrer.<br />
La porte céda à la pression et fit un<br />
mouvement imperceptible et silencieux<br />
qui élargit un peu l’ouverture.<br />
Il attendit un moment, puis poussa la
porte une seconde fois, plus hardiment.<br />
Elle continua de céder en silence.<br />
L’ouverture était assez grande<br />
maintenant pour qu’il pût passer. Mais il<br />
y avait près de la porte une petite table<br />
qui faisait avec elle un angle gênant et<br />
qui barrait l’entrée.<br />
Jean Valjean reconnut la difficulté. Il<br />
fallait à toute force que l’ouverture fût<br />
encore élargie.<br />
Il prit son parti, et poussa une<br />
troisième fois la porte, plus<br />
énergiquement que les deux premières.<br />
Cette fois il y eut un gond mal huilé qui<br />
jeta tout à coup dans cette obscurité un<br />
cri rauque et prolongé.<br />
Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce<br />
gond sonna dans son oreille avec
quelque chose d’éclatant et de<br />
formidable comme le clairon du<br />
jugement dernier.<br />
Dans les grossissements fantastiques<br />
de la première minute, il se figura<br />
presque que ce gond venait de s’animer<br />
et de prendre tout à coup une vie<br />
terrible, et qu’il aboyait comme un chien<br />
pour avertir tout le monde et réveiller<br />
les gens endormis.<br />
Il s’arrêta, frissonnant, éperdu, et<br />
retomba de la pointe du pied sur le<br />
talon. Il entendait ses artères battre dans<br />
ses tempes comme deux marteaux de<br />
forge, et il lui semblait que son souffle<br />
sortait de sa poitrine avec le bruit du<br />
vent qui sort d’une caverne. Il lui<br />
paraissait impossible que l’horrible
clameur de ce gond irrité n’eût pas<br />
ébranlé toute la maison comme une<br />
secousse de tremblement de terre ; la<br />
porte, poussée par lui, avait pris<br />
l’alarme et avait appelé ; le vieillard<br />
allait se lever, les deux vieilles femmes<br />
allaient crier, on viendrait à l’aide ;<br />
avant un quart d’heure, la ville serait en<br />
rumeur et la gendarmerie sur pied. Un<br />
moment il se crut perdu.<br />
Il demeura où il était, pétrifié comme<br />
la statue de sel, n’osant faire un<br />
mouvement.<br />
Quelques minutes s’écoulèrent. La<br />
porte s’était ouverte toute grande. Il se<br />
hasarda à regarder dans la chambre.<br />
Rien n’y avait bougé. Il prêta l’oreille.<br />
Rien ne remuait dans la maison. Le bruit
du gond rouillé n’avait éveillé personne.<br />
Ce premier danger était passé, mais il<br />
y avait encore en lui un affreux tumulte.<br />
Il ne recula pas pourtant. Même quand il<br />
s’était cru perdu, il n’avait pas reculé. Il<br />
ne songea plus qu’à finir vite. Il fit un<br />
pas et entra dans la chambre.<br />
Cette chambre était dans un calme<br />
parfait. On y distinguait çà et là des<br />
formes confuses et vagues qui, au jour,<br />
étaient des papiers épars sur une table,<br />
des in-folio ouverts, des volumes<br />
empilés sur un tabouret, un fauteuil<br />
chargé de vêtements, un prie-Dieu, et qui<br />
à cette heure n’étaient plus que des coins<br />
ténébreux et des places blanchâtres. Jean<br />
Valjean avança avec précaution en<br />
évitant de se heurter aux meubles. Il
entendait au fond de la chambre la<br />
respiration égale et tranquille de<br />
l’évêque endormi.<br />
Il s’arrêta tout à coup. Il était près du<br />
lit. Il y était arrivé plus tôt qu’il n’aurait<br />
cru.<br />
La nature mêle quelquefois ses effets<br />
et ses spectacles à nos actions avec une<br />
espèce d’à-propos sombre et intelligent,<br />
comme si elle voulait nous faire<br />
réfléchir. Depuis près d’une demi-heure<br />
un grand nuage couvrait le ciel. Au<br />
moment où Jean Valjean s’arrêta en face<br />
du lit, ce nuage se déchira, comme s’il<br />
l’eût fait exprès, et un rayon de lune,<br />
traversant la longue fenêtre, vint éclairer<br />
subitement le visage pâle de l’évêque. Il<br />
dormait paisiblement. Il était presque
vêtu dans son lit, à cause des nuits<br />
froides des Basses-Alpes, d’un vêtement<br />
de laine brune qui lui couvrait les bras<br />
jusqu’aux poignets. Sa tête était<br />
renversée sur l’oreiller dans l’attitude<br />
abandonnée du repos ; il laissait pendre<br />
hors du lit sa main ornée de l’anneau<br />
pastoral et d’où étaient tombées tant de<br />
bonnes œuvres et de saintes actions.<br />
Toute sa face s’illuminait d’une vague<br />
expression de satisfaction, d’espérance<br />
et de béatitude. C’était plus qu’un<br />
sourire et presque un rayonnement. Il y<br />
avait sur son front l’inexprimable<br />
réverbération d’une lumière qu’on ne<br />
voyait pas. L’âme des justes pendant le<br />
sommeil contemple un ciel mystérieux.<br />
Un reflet de ce ciel était sur l’évêque.
C’était en même temps une<br />
transparence lumineuse, car ce ciel était<br />
au dedans de lui. Ce ciel, c’était sa<br />
conscience.<br />
Au moment où le rayon de lune vint se<br />
superposer, pour ainsi dire, à cette<br />
clarté intérieure, l’évêque endormi<br />
apparut comme dans une gloire. Cela<br />
pourtant resta doux et voilé d’un demijour<br />
ineffable. Cette lune dans le ciel,<br />
cette nature assoupie, ce jardin sans un<br />
frisson, cette maison si calme, l’heure,<br />
le moment, le silence, ajoutaient je ne<br />
sais quoi de solennel et d’indicible au<br />
vénérable repos de ce sage, et<br />
enveloppaient d’une sorte d’auréole<br />
majestueuse et sereine ces cheveux<br />
blancs et ces yeux fermés, cette figure où
tout était espérance et où tout était<br />
confiance, cette tête de vieillard et ce<br />
sommeil d’enfant.<br />
Il y avait presque de la divinité dans<br />
cet homme ainsi auguste à son insu.<br />
Jean Valjean, lui, était dans l’ombre,<br />
son chandelier de fer à la main, debout,<br />
immobile, effaré de ce vieillard<br />
lumineux. Jamais il n’avait rien vu de<br />
pareil. Cette confiance l’épouvantait. Le<br />
monde moral n’a pas de plus grand<br />
spectacle que celui-là : une conscience<br />
troublée et inquiète, parvenue au bord<br />
d’une mauvaise action, et contemplant le<br />
sommeil d’un juste.<br />
Ce sommeil, dans cet isolement, et<br />
avec un voisin tel que lui, avait quelque<br />
chose de sublime qu’il sentait
vaguement, mais impérieusement.<br />
Nul n’eût pu dire ce qui se passait en<br />
lui, pas même lui. Pour essayer de s’en<br />
rendre compte, il faut rêver ce qu’il y a<br />
de plus violent en présence de ce qu’il y<br />
a de plus doux. Sur son visage même on<br />
n’eût rien pu distinguer avec certitude.<br />
C’était une sorte d’étonnement hagard. Il<br />
regardait cela. Voilà tout. Mais quelle<br />
était sa pensée ? Il eût été impossible de<br />
le deviner. Ce qui était évident, c’est<br />
qu’il était ému et bouleversé. Mais de<br />
quelle nature était cette émotion ?<br />
Son œil ne se détachait pas du<br />
vieillard. La seule chose qui se dégageât<br />
clairement de son attitude et de sa<br />
physionomie, c’était une étrange<br />
indécision. On eût dit qu’il hésitait entre
les deux abîmes, celui où l’on se perd et<br />
celui où l’on se sauve. Il semblait prêt à<br />
briser ce crâne ou à baiser cette main.<br />
Au bout de quelques instants, son bras<br />
gauche se leva lentement vers son front,<br />
et il ôta sa casquette, puis son bras<br />
retomba avec la même lenteur, et Jean<br />
Valjean rentra dans sa contemplation, sa<br />
casquette dans la main gauche, sa<br />
massue dans la main droite, ses cheveux<br />
hérissés sur sa tête farouche.<br />
L’évêque continuait de dormir dans<br />
une paix profonde sous ce regard<br />
effrayant.<br />
Un reflet de lune faisait confusément<br />
visible au-dessus de la cheminée le<br />
crucifix qui semblait leur ouvrir les bras<br />
à tous les deux, avec une bénédiction
pour l’un et un pardon pour l’autre.<br />
Tout à coup Jean Valjean remit sa<br />
casquette sur son front, puis marcha<br />
rapidement, le long du lit, sans regarder<br />
l’évêque, droit au placard qu’il<br />
entrevoyait près du chevet ; il leva le<br />
chandelier de fer comme pour forcer la<br />
serrure ; la clef y était ; il l’ouvrit ; la<br />
première chose qui lui apparut fut le<br />
panier d’argenterie ; il le prit, traversa<br />
la chambre à grands pas sans précaution<br />
et sans s’occuper du bruit, gagna la<br />
porte, rentra dans l’oratoire, ouvrit la<br />
fenêtre, saisit un bâton, enjamba l’appui<br />
du rez-de-chaussée, mit l’argenterie<br />
dans son sac, jeta le panier, franchit le<br />
jardin, sauta par-dessus le mur comme<br />
un tigre, et s’enfuit.
12<br />
Chapitre<br />
L’évêque travaille<br />
Le lendemain, au soleil levant,<br />
monseigneur Bienvenu se promenait<br />
dans son jardin. Madame Magloire<br />
accourut vers lui toute bouleversée.<br />
– Monseigneur, monseigneur, cria-telle,<br />
votre grandeur sait-elle où est le<br />
panier d’argenterie ?<br />
– Oui, dit l’évêque.<br />
– Jésus-Dieu soit béni ! reprit-elle. Je
ne savais ce qu’il était devenu.<br />
L’évêque venait de ramasser le panier<br />
dans une plate-bande. Il le présenta à<br />
madame Magloire.<br />
– Le voilà.<br />
– Eh bien ? dit-elle. Rien dedans ! et<br />
l’argenterie ?<br />
– Ah ! repartit l’évêque. C’est donc<br />
l’argenterie qui vous occupe ? Je ne sais<br />
où elle est.<br />
– Grand bon Dieu ! elle est volée !<br />
C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée !<br />
En un clin d’œil, avec toute sa<br />
vivacité de vieille alerte, madame<br />
Magloire courut à l’oratoire, entra dans<br />
l’alcôve et revint vers l’évêque.<br />
L’évêque venait de se baisser et<br />
considérait en soupirant un plant de
cochléaria des Guillons que le panier<br />
avait brisé en tombant à travers la platebande.<br />
Il se redressa au cri de madame<br />
Magloire.<br />
– Monseigneur, l’homme est parti !<br />
l’argenterie est volée !<br />
Tout en poussant cette exclamation,<br />
ses yeux tombaient sur un angle du jardin<br />
où l’on voyait des traces d’escalade. Le<br />
chevron du mur avait été arraché.<br />
– Tenez ! c’est par là qu’il s’en est<br />
allé. Il a sauté dans la ruelle Cochefilet !<br />
Ah ! l’abomination ! Il nous a volé notre<br />
argenterie !<br />
L’évêque resta un moment silencieux,<br />
puis leva son œil sérieux, et dit à<br />
madame Magloire avec douceur :<br />
– Et d’abord, cette argenterie était-
elle à nous ?<br />
Madame Magloire resta interdite. Il y<br />
eut encore un silence, puis l’évêque<br />
continua :<br />
– Madame Magloire, je détenais à tort<br />
et depuis longtemps cette argenterie.<br />
Elle était aux pauvres. Qu’était-ce que<br />
cet homme ? Un pauvre évidemment.<br />
– Hélas Jésus ! repartit madame<br />
Magloire. Ce n’est pas pour moi ni pour<br />
mademoiselle. Cela nous est bien égal.<br />
Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi<br />
monseigneur va-t-il manger maintenant ?<br />
L’évêque la regarda d’un air étonné.<br />
– Ah çà mais ! est-ce qu’il n’y a pas<br />
des couverts d’étain ?<br />
Madame Magloire haussa les épaules.<br />
– L’étain a une odeur.
– Alors, des couverts de fer.<br />
Madame Magloire fit une grimace<br />
significative.<br />
– Le fer a un goût.<br />
– Eh bien, dit l’évêque, des couverts<br />
de bois.<br />
Quelques instants après, il déjeunait à<br />
cette même table où Jean Valjean s’était<br />
assis la veille. Tout en déjeunant,<br />
monseigneur Bienvenu faisait gaîment<br />
remarquer à sa sœur qui ne disait rien et<br />
à madame Magloire qui grommelait<br />
sourdement qu’il n’est nullement besoin<br />
d’une cuiller ni d’une fourchette, même<br />
en bois, pour tremper un morceau de<br />
pain dans une tasse de lait.<br />
– Aussi a-t-on idée ! disait madame<br />
Magloire toute seule en allant et venant,
ecevoir un homme comme cela ! et le<br />
loger à côté de soi ! et quel bonheur<br />
encore qu’il n’ait fait que voler ! Ah<br />
mon Dieu ! cela fait frémir quand on<br />
songe !<br />
Comme le frère et la sœur allaient se<br />
lever de table, on frappa à la porte.<br />
– Entrez, dit l’évêque.<br />
La porte s’ouvrit. Un groupe étrange<br />
et violent apparut sur le seuil. Trois<br />
hommes en tenaient un quatrième au<br />
collet. Les trois hommes étaient des<br />
gendarmes ; l’autre était Jean Valjean.<br />
Un brigadier de gendarmerie, qui<br />
semblait conduire le groupe, était près<br />
de la porte. Il entra et s’avança vers<br />
l’évêque en faisant le salut militaire.<br />
– Monseigneur… dit-il.
À ce mot Jean Valjean, qui était<br />
morne et semblait abattu, releva la tête<br />
d’un air stupéfait.<br />
– Monseigneur ! murmura-t-il. Ce<br />
n’est donc pas le curé ?…<br />
– Silence ! dit un gendarme. C’est<br />
monseigneur l’évêque.<br />
Cependant monseigneur Bienvenu<br />
s’était approché aussi vivement que son<br />
grand âge le lui permettait.<br />
– Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en<br />
regardant Jean Valjean. Je suis aise de<br />
vous voir. Et bien mais ! je vous avais<br />
donné les chandeliers aussi, qui sont en<br />
argent comme le reste et dont vous<br />
pourrez bien avoir deux cents francs.<br />
Pourquoi ne les avez-vous pas emportés<br />
avec vos couverts ?
Jean Valjean ouvrit les yeux et<br />
regarda le vénérable évêque avec une<br />
expression qu’aucune langue humaine ne<br />
pourrait rendre.<br />
– Monseigneur, dit le brigadier de<br />
gendarmerie, ce que cet homme disait<br />
était donc vrai ? Nous l’avons rencontré.<br />
Il allait comme quelqu’un qui s’en va.<br />
Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait<br />
cette argenterie…<br />
– Et il vous a dit, interrompit l’évêque<br />
en souriant, qu’elle lui avait été donnée<br />
par un vieux bonhomme de prêtre chez<br />
lequel il avait passé la nuit ? Je vois la<br />
chose. Et vous l’avez ramené ici ? C’est<br />
une méprise.<br />
– Comme cela, reprit le brigadier,<br />
nous pouvons le laisser aller ?
– Sans doute, répondit l’évêque.<br />
Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean<br />
qui recula.<br />
– Est-ce que c’est vrai qu’on me<br />
laisse ? dit-il d’une voix presque<br />
inarticulée et comme s’il parlait dans le<br />
sommeil.<br />
– Oui, on te laisse, tu n’entends donc<br />
pas ? dit un gendarme.<br />
– Mon ami, reprit l’évêque, avant de<br />
vous en aller, voici vos chandeliers.<br />
Prenez-les.<br />
Il alla à la cheminée, prit les deux<br />
flambeaux d’argent et les apporta à Jean<br />
Valjean. Les deux femmes le regardaient<br />
faire sans un mot, sans un geste, sans un<br />
regard qui pût déranger l’évêque.<br />
Jean Valjean tremblait de tous ses
membres. Il prit les deux chandeliers<br />
machinalement et d’un air égaré.<br />
– Maintenant, dit l’évêque, allez en<br />
paix. – À propos, quand vous<br />
reviendrez, mon ami, il est inutile de<br />
passer par le jardin. Vous pourrez<br />
toujours entrer et sortir par la porte de la<br />
rue. Elle n’est fermée qu’au loquet jour<br />
et nuit.<br />
Puis se tournant vers la gendarmerie :<br />
– Messieurs, vous pouvez vous<br />
retirer.<br />
Les gendarmes s’éloignèrent.<br />
Jean Valjean était comme un homme<br />
qui va s’évanouir.<br />
L’évêque s’approcha de lui, et lui dit<br />
à voix basse :<br />
– N’oubliez pas, n’oubliez jamais que
vous m’avez promis d’employer cet<br />
argent à devenir honnête homme.<br />
Jean Valjean, qui n’avait aucun<br />
souvenir d’avoir rien promis, resta<br />
interdit. L’évêque avait appuyé sur ces<br />
paroles en les prononçant. Il reprit avec<br />
une sorte de solennité :<br />
– Jean Valjean, mon frère, vous<br />
n’appartenez plus au mal, mais au bien.<br />
C’est votre âme que je vous achète ; je<br />
la retire aux pensées noires et à l’esprit<br />
de perdition, et je la donne à Dieu.
13<br />
Chapitre<br />
Petit-Gervais<br />
Jean Valjean sortit de la ville comme<br />
s’il s’échappait. Il se mit à marcher en<br />
toute hâte dans les champs, prenant les<br />
chemins et les sentiers qui se<br />
présentaient sans s’apercevoir qu’il<br />
revenait à chaque instant sur ses pas. Il<br />
erra ainsi toute la matinée, n’ayant pas<br />
mangé et n’ayant pas faim. Il était en<br />
proie à une foule de sensations
nouvelles. Il se sentait une sorte de<br />
colère ; il ne savait contre qui. Il n’eût<br />
pu dire s’il était touché ou humilié. Il lui<br />
venait par moments un attendrissement<br />
étrange qu’il combattait et auquel il<br />
opposait l’endurcissement de ses vingt<br />
dernières années. Cet état le fatiguait. Il<br />
voyait avec inquiétude s’ébranler au<br />
dedans de lui l’espèce de calme affreux<br />
que l’injustice de son malheur lui avait<br />
donné. Il se demandait qu’est-ce qui<br />
remplacerait cela. Parfois il eût<br />
vraiment mieux aimé être en prison avec<br />
les gendarmes, et que les choses ne se<br />
fussent point passées ainsi ; cela l’eût<br />
moins agité. Bien que la saison fût assez<br />
avancée, il y avait encore çà et là dans<br />
les haies quelques fleurs tardives dont
l’odeur, qu’il traversait en marchant, lui<br />
rappelait des souvenirs d’enfance. Ces<br />
souvenirs lui étaient presque<br />
insupportables, tant il y avait longtemps<br />
qu’ils ne lui étaient apparus.<br />
Des pensées inexprimables<br />
s’amoncelèrent ainsi en lui toute la<br />
journée.<br />
Comme le soleil déclinait au<br />
couchant, allongeant sur le sol l’ombre<br />
du moindre caillou, Jean Valjean était<br />
assis derrière un buisson dans une<br />
grande plaine rousse absolument<br />
déserte. Il n’y avait à l’horizon que les<br />
Alpes. Pas même le clocher d’un village<br />
lointain. Jean Valjean pouvait être à<br />
trois lieues de Digne. Un sentier qui<br />
coupait la plaine passait à quelques pas
du buisson.<br />
Au milieu de cette méditation qui<br />
n’eût pas peu contribué à rendre ses<br />
haillons effrayants pour quelqu’un qui<br />
l’eût rencontré, il entendit un bruit<br />
joyeux.<br />
Il tourna la tête, et vit venir par le<br />
sentier un petit savoyard d’une dizaine<br />
d’années qui chantait, sa vielle au flanc<br />
et sa boîte à marmotte sur le dos ; un de<br />
ces doux et gais enfants qui vont de pays<br />
en pays, laissant voir leurs genoux par<br />
les trous de leur pantalon.<br />
Tout en chantant l’enfant interrompait<br />
de temps en temps sa marche et jouait<br />
aux osselets avec quelques pièces de<br />
monnaie qu’il avait dans sa main, toute<br />
sa fortune probablement. Parmi cette
monnaie il y avait une pièce de quarante<br />
sous.<br />
L’enfant s’arrêta à côté du buisson<br />
sans voir Jean Valjean et fit sauter sa<br />
poignée de sous que jusque-là il avait<br />
reçue avec assez d’adresse tout entière<br />
sur le dos de sa main.<br />
Cette fois la pièce de quarante sous<br />
lui échappa, et vint rouler vers la<br />
broussaille jusqu’à Jean Valjean.<br />
Jean Valjean posa le pied dessus.<br />
Cependant l’enfant avait suivi sa<br />
pièce du regard, et l’avait vu.<br />
Il ne s’étonna point et marcha droit à<br />
l’homme.<br />
C’était un lieu absolument solitaire.<br />
Aussi loin que le regard pouvait<br />
s’étendre, il n’y avait personne dans la
plaine ni dans le sentier. On n’entendait<br />
que les petits cris faibles d’une nuée<br />
d’oiseaux de passage qui traversaient le<br />
ciel à une hauteur immense. L’enfant<br />
tournait le dos au soleil qui lui mettait<br />
des fils d’or dans les cheveux et qui<br />
empourprait d’une lueur sanglante la<br />
face sauvage de Jean Valjean.<br />
– Monsieur, dit le petit savoyard,<br />
avec cette confiance de l’enfance qui se<br />
compose d’ignorance et d’innocence, –<br />
ma pièce ?<br />
– Comment t’appelles-tu ? dit Jean<br />
Valjean.<br />
– Petit-Gervais, monsieur.<br />
– Va-t’en, dit Jean Valjean.<br />
– Monsieur, reprit l’enfant, rendezmoi<br />
ma pièce.
Jean Valjean baissa la tête et ne<br />
répondit pas.<br />
L’enfant recommença :<br />
– Ma pièce, monsieur !<br />
L’œil de Jean Valjean resta fixé à<br />
terre.<br />
– Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce<br />
blanche ! mon argent !<br />
Il semblait que Jean Valjean<br />
n’entendît point. L’enfant le prit au<br />
collet de sa blouse et le secoua. Et en<br />
même temps il faisait effort pour<br />
déranger le gros soulier ferré posé sur<br />
son trésor.<br />
– Je veux ma pièce ! ma pièce de<br />
quarante sous !<br />
L’enfant pleurait. La tête de Jean<br />
Valjean se releva. Il était toujours assis.
Ses yeux étaient troubles. Il considéra<br />
l’enfant avec une sorte d’étonnement,<br />
puis il étendit la main vers son bâton et<br />
cria d’une voix terrible :<br />
– Qui est là ?<br />
– Moi, monsieur, répondit l’enfant.<br />
Petit-Gervais ! moi ! moi ! Rendez-moi<br />
mes quarante sous, s’il vous plaît ! Ôtez<br />
votre pied, monsieur, s’il vous plaît !<br />
Puis irrité, quoique tout petit, et<br />
devenant presque menaçant :<br />
– Ah, çà, ôterez-vous votre pied ?<br />
Ôtez donc votre pied, voyons.<br />
– Ah ! c’est encore toi ! dit Jean<br />
Valjean, et se dressant brusquement tout<br />
debout, le pied toujours sur la pièce<br />
d’argent, il ajouta : – Veux-tu bien te<br />
sauver !
L’enfant effaré le regarda, puis<br />
commença à trembler de la tête aux<br />
pieds, et, après quelques secondes de<br />
stupeur, se mit à s’enfuir en courant de<br />
toutes ses forces sans oser tourner le cou<br />
ni jeter un cri.<br />
Cependant à une certaine distance<br />
l’essoufflement le força de s’arrêter, et<br />
Jean Valjean, à travers sa rêverie,<br />
l’entendit qui sanglotait.<br />
Au bout de quelques instants l’enfant<br />
avait disparu.<br />
Le soleil s’était couché.<br />
L’ombre se faisait autour de Jean<br />
Valjean. Il n’avait pas mangé de la<br />
journée ; il est probable qu’il avait la<br />
fièvre.<br />
Il était resté debout, et n’avait pas
changé d’attitude depuis que l’enfant<br />
s’était enfui. Son souffle soulevait sa<br />
poitrine à des intervalles longs et<br />
inégaux. Son regard, arrêté à dix ou<br />
douze pas devant lui, semblait étudier<br />
avec une attention profonde la forme<br />
d’un vieux tesson de faïence bleue [60]<br />
tombé dans l’herbe. Tout à coup il<br />
tressaillit ; il venait de sentir le froid du<br />
soir.<br />
Il raffermit sa casquette sur son front,<br />
chercha machinalement à croiser et à<br />
boutonner sa blouse, fit un pas, et se<br />
baissa pour reprendre à terre son bâton.<br />
En ce moment il aperçut la pièce de<br />
quarante sous que son pied avait à demi<br />
enfoncée dans la terre et qui brillait<br />
parmi les cailloux.
Ce fut comme une commotion<br />
galvanique. Qu’est-ce que c’est que ça ?<br />
dit-il entre ses dents. Il recula de trois<br />
pas, puis s’arrêta, sans pouvoir détacher<br />
son regard de ce point que son pied<br />
avait foulé l’instant d’auparavant,<br />
comme si cette chose qui luisait là dans<br />
l’obscurité eût été un œil ouvert fixé sur<br />
lui.<br />
Au bout de quelques minutes, il<br />
s’élança convulsivement vers la pièce<br />
d’argent, la saisit, et, se redressant, se<br />
mit à regarder au loin dans la plaine,<br />
jetant à la fois ses yeux vers tous les<br />
points de l’horizon, debout et frissonnant<br />
comme une bête fauve effarée qui<br />
cherche un asile.<br />
Il ne vit rien. La nuit tombait, la
plaine était froide et vague, de grandes<br />
brumes violettes montaient dans la clarté<br />
crépusculaire.<br />
Il dit : « Ah ! » et se mit à marcher<br />
rapidement dans une certaine direction,<br />
du côté où l’enfant avait disparu. Après<br />
une centaine de pas, il s’arrêta, regarda,<br />
et ne vit rien.<br />
Alors il cria de toute sa force :<br />
« Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! »<br />
Il se tut, et attendit.<br />
Rien ne répondit.<br />
La campagne était déserte et morne. Il<br />
était environné de l’étendue. Il n’y avait<br />
rien autour de lui qu’une ombre où se<br />
perdait son regard et un silence où sa<br />
voix se perdait.<br />
Une bise glaciale soufflait, et donnait
aux choses autour de lui une sorte de vie<br />
lugubre. Des arbrisseaux secouaient<br />
leurs petits bras maigres avec une furie<br />
incroyable. On eût dit qu’ils menaçaient<br />
et poursuivaient quelqu’un.<br />
Il recommença à marcher, puis il se<br />
mit à courir, et de temps en temps il<br />
s’arrêtait, et criait dans cette solitude,<br />
avec une voix qui était ce qu’on pouvait<br />
entendre de plus formidable et de plus<br />
désolé : « Petit-Gervais ! Petit-<br />
Gervais ! »<br />
Certes, si l’enfant l’eût entendu, il eût<br />
eu peur et se fût bien gardé de se<br />
montrer. Mais l’enfant était sans doute<br />
déjà bien loin.<br />
Il rencontra un prêtre qui était à<br />
cheval. Il alla à lui et lui dit :
– Monsieur le curé, avez-vous vu<br />
passer un enfant ?<br />
– Non, dit le prêtre.<br />
– Un nommé Petit-Gervais ?<br />
– Je n’ai vu personne.<br />
Il tira deux pièces de cinq francs de<br />
sa sacoche et les remit au prêtre.<br />
– Monsieur le curé, voici pour vos<br />
pauvres. – Monsieur le curé, c’est un<br />
petit d’environ dix ans qui a une<br />
marmotte, je crois, et une vielle. Il allait.<br />
Un de ces savoyards, vous savez ?<br />
– Je ne l’ai point vu.<br />
– Petit-Gervais ? il n’est point des<br />
villages d’ici ? pouvez-vous me dire ?<br />
– Si c’est comme vous dites, mon ami,<br />
c’est un petit enfant étranger. Cela passe<br />
dans le pays. On ne les connaît pas.
Jean Valjean prit violemment deux<br />
autres écus de cinq francs qu’il donna au<br />
prêtre.<br />
– Pour vos pauvres, dit-il.<br />
Puis il ajouta avec égarement :<br />
– Monsieur l’abbé, faites-moi arrêter.<br />
Je suis un voleur.<br />
Le prêtre piqua des deux et s’enfuit<br />
très effrayé.<br />
Jean Valjean se remit à courir dans la<br />
direction qu’il avait d’abord prise.<br />
Il fit de la sorte un assez long chemin,<br />
regardant, appelant, criant, mais il ne<br />
rencontra plus personne. Deux ou trois<br />
fois il courut dans la plaine vers quelque<br />
chose qui lui faisait l’effet d’un être<br />
couché ou accroupi ; ce n’était que des<br />
broussailles ou des roches à fleur de
terre. Enfin, à un endroit où trois<br />
sentiers se croisaient, il s’arrêta. La lune<br />
s’était levée. Il promena sa vue au loin<br />
et appela une dernière fois : « Petit-<br />
Gervais ! Petit-Gervais ! Petit-<br />
Gervais ! » Son cri s’éteignit dans la<br />
brume, sans même éveiller un écho. Il<br />
murmura encore : « Petit-Gervais ! »<br />
mais d’une voix faible et presque<br />
inarticulée. Ce fut là son dernier effort ;<br />
ses jarrets fléchirent brusquement sous<br />
lui comme si une puissance invisible<br />
l’accablait tout à coup du poids de sa<br />
mauvaise conscience ; il tomba épuisé<br />
sur une grosse pierre, les poings dans<br />
ses cheveux et le visage dans ses<br />
genoux, et il cria : « Je suis un<br />
misérable ! »
Alors son cœur creva et il se mit à<br />
pleurer. C’était la première fois qu’il<br />
pleurait depuis dix-neuf ans.<br />
Quand Jean Valjean était sorti de chez<br />
l’évêque, on l’a vu, il était hors de tout<br />
ce qui avait été sa pensée jusque-là. Il<br />
ne pouvait se rendre compte de ce qui se<br />
passait en lui. Il se raidissait contre<br />
l’action angélique et contre les douces<br />
paroles du vieillard. « Vous m’avez<br />
promis de devenir honnête homme. Je<br />
vous achète votre âme. Je la retire à<br />
l’esprit de perversité et je la donne au<br />
bon Dieu. » Cela lui revenait sans cesse.<br />
Il opposait à cette indulgence céleste<br />
l’orgueil, qui est en nous comme la<br />
forteresse du mal. Il sentait<br />
indistinctement que le pardon de ce
prêtre était le plus grand assaut et la plus<br />
formidable attaque dont il eût encore été<br />
ébranlé ; que son endurcissement serait<br />
définitif s’il résistait à cette clémence ;<br />
que, s’il cédait, il faudrait renoncer à<br />
cette haine dont les actions des autres<br />
hommes avaient rempli son âme pendant<br />
tant d’années, et qui lui plaisait ; que<br />
cette fois il fallait vaincre ou être<br />
vaincu, et que la lutte, une lutte<br />
colossale et décisive, était engagée entre<br />
sa méchanceté à lui et la bonté de cet<br />
homme.<br />
En présence de toutes ces lueurs, il<br />
allait comme un homme ivre. Pendant<br />
qu’il marchait ainsi, les yeux hagards,<br />
avait-il une perception distincte de ce<br />
qui pourrait résulter pour lui de son
aventure à Digne ? Entendait-il tous ces<br />
bourdonnements mystérieux qui<br />
avertissent ou importunent l’esprit à de<br />
certains moments de la vie ? Une voix<br />
lui disait-elle à l’oreille qu’il venait de<br />
traverser l’heure solennelle de sa<br />
destinée, qu’il n’y avait plus de milieu<br />
pour lui, que si désormais il n’était pas<br />
le meilleur des hommes il en serait le<br />
pire, qu’il fallait pour ainsi dire que<br />
maintenant il montât plus haut que<br />
l’évêque ou retombât plus bas que le<br />
galérien, que s’il voulait devenir bon il<br />
fallait qu’il devînt ange ; que s’il voulait<br />
rester méchant il fallait qu’il devînt<br />
monstre ?<br />
Ici encore il faut se faire ces<br />
questions que nous nous sommes déjà
faites ailleurs, recueillait-il confusément<br />
quelque ombre de tout ceci dans sa<br />
pensée ? Certes, le malheur, nous<br />
l’avons dit, fait l’éducation de<br />
l’intelligence ; cependant il est douteux<br />
que Jean Valjean fût en état de démêler<br />
tout ce que nous indiquons ici. Si ces<br />
idées lui arrivaient, il les entrevoyait<br />
plutôt qu’il ne les voyait, et elles ne<br />
réussissaient qu’à le jeter dans un<br />
trouble insupportable et presque<br />
douloureux. Au sortir de cette chose<br />
difforme et noire qu’on appelle le bagne,<br />
l’évêque lui avait fait mal à l’âme<br />
comme une clarté trop vive lui eût fait<br />
mal aux yeux en sortant des ténèbres. La<br />
vie future, la vie possible qui s’offrait<br />
désormais à lui toute pure et toute
ayonnante le remplissait de<br />
frémissements et d’anxiété. Il ne savait<br />
vraiment plus où il en était. Comme une<br />
chouette qui verrait brusquement se<br />
lever le soleil, le forçat avait été ébloui<br />
et comme aveuglé par la vertu [61] .<br />
Ce qui était certain, ce dont il ne se<br />
doutait pas, c’est qu’il n’était déjà plus<br />
le même homme, c’est que tout était<br />
changé en lui, c’est qu’il n’était plus en<br />
son pouvoir de faire que l’évêque ne lui<br />
eût pas parlé et ne l’eût pas touché.<br />
Dans cette situation d’esprit, il avait<br />
rencontré Petit-Gervais et lui avait volé<br />
ses quarante sous. Pourquoi ? Il n’eût<br />
assurément pu l’expliquer ; était-ce un<br />
dernier effet et comme un suprême effort<br />
des mauvaises pensées qu’il avait
apportées du bagne, un reste<br />
d’impulsion, un résultat de ce qu’on<br />
appelle en statique la force acquise ?<br />
C’était cela, et c’était aussi peut-être<br />
moins encore que cela. Disons-le<br />
simplement, ce n’était pas lui qui avait<br />
volé, ce n’était pas l’homme, c’était la<br />
bête qui, par habitude et par instinct,<br />
avait stupidement posé le pied sur cet<br />
argent, pendant que l’intelligence se<br />
débattait au milieu de tant d’obsessions<br />
inouïes et nouvelles. Quand<br />
l’intelligence se réveilla et vit cette<br />
action de la brute, Jean Valjean recula<br />
avec angoisse et poussa un cri<br />
d’épouvante.<br />
C’est que, phénomène étrange et qui<br />
n’était possible que dans la situation où
il était, en volant cet argent à cet enfant,<br />
il avait fait une chose dont il n’était déjà<br />
plus capable.<br />
Quoi qu’il en soit, cette dernière<br />
mauvaise action eut sur lui un effet<br />
décisif ; elle traversa brusquement ce<br />
chaos qu’il avait dans l’intelligence et le<br />
dissipa, mit d’un côté les épaisseurs<br />
obscures et de l’autre la lumière, et agit<br />
sur son âme, dans l’état où elle se<br />
trouvait, comme de certains réactifs<br />
chimiques agissent sur un mélange<br />
trouble en précipitant un élément et en<br />
clarifiant l’autre.<br />
Tout d’abord, avant même de<br />
s’examiner et de réfléchir, éperdu,<br />
comme quelqu’un qui cherche à se<br />
sauver, il tâcha de retrouver l’enfant
pour lui rendre son argent, puis, quand il<br />
reconnut que cela était inutile et<br />
impossible, il s’arrêta désespéré. Au<br />
moment où il s’écria : « je suis un<br />
misérable ! » il venait de s’apercevoir<br />
tel qu’il était, et il était déjà à ce point<br />
séparé de lui-même, qu’il lui semblait<br />
qu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il<br />
avait là devant lui, en chair et en os, le<br />
bâton à la main, la blouse sur les reins,<br />
son sac rempli d’objets volés sur le dos,<br />
avec son visage résolu et morne, avec sa<br />
pensée pleine de projets abominables, le<br />
hideux galérien Jean Valjean.<br />
L’excès du malheur, nous l’avons<br />
remarqué, l’avait fait en quelque sorte<br />
visionnaire. Ceci fut donc comme une<br />
vision. Il vit véritablement ce Jean
Valjean, cette face sinistre devant lui. Il<br />
fut presque au moment de se demander<br />
qui était cet homme, et il en eut horreur.<br />
Son cerveau était dans un de ces<br />
moments violents et pourtant<br />
affreusement calmes où la rêverie est si<br />
profonde qu’elle absorbe la réalité. On<br />
ne voit plus les objets qu’on a autour de<br />
soi, et l’on voit comme en dehors de soi<br />
les figures qu’on a dans l’esprit.<br />
Il se contempla donc, pour ainsi dire,<br />
face à face, et en même temps, à travers<br />
cette hallucination, il voyait dans une<br />
profondeur mystérieuse une sorte de<br />
lumière qu’il prit d’abord pour un<br />
flambeau. En regardant avec plus<br />
d’attention cette lumière qui apparaissait<br />
à sa conscience, il reconnut qu’elle avait
la forme humaine, et que ce flambeau<br />
était l’évêque.<br />
Sa conscience considéra tour à tour<br />
ces deux hommes ainsi placés devant<br />
elle, l’évêque et Jean Valjean. Il n’avait<br />
pas fallu moins que le premier pour<br />
détremper le second. Par un de ces effets<br />
singuliers qui sont propres à ces sortes<br />
d’extases, à mesure que sa rêverie se<br />
prolongeait, l’évêque grandissait et<br />
resplendissait à ses yeux, Jean Valjean<br />
s’amoindrissait et s’effaçait. À un<br />
certain moment il ne fut plus qu’une<br />
ombre. Tout à coup il disparut. L’évêque<br />
seul était resté.<br />
Il remplissait toute l’âme de ce<br />
misérable d’un rayonnement magnifique.<br />
Jean Valjean pleura longtemps. Il
pleura à chaudes larmes, il pleura à<br />
sanglots, avec plus de faiblesse qu’une<br />
femme, avec plus d’effroi qu’un enfant.<br />
Pendant qu’il pleurait, le jour se<br />
faisait de plus en plus dans son cerveau,<br />
un jour extraordinaire, un jour ravissant<br />
et terrible à la fois. Sa vie passée, sa<br />
première faute, sa longue expiation, son<br />
abrutissement extérieur, son<br />
endurcissement intérieur, sa mise en<br />
liberté réjouie par tant de plans de<br />
vengeance, ce qui lui était arrivé chez<br />
l’évêque, la dernière chose qu’il avait<br />
faite, ce vol de quarante sous à un<br />
enfant, crime d’autant plus lâche et<br />
d’autant plus monstrueux qu’il venait<br />
après le pardon de l’évêque, tout cela<br />
lui revint et lui apparut, clairement, mais
dans une clarté qu’il n’avait jamais vue<br />
jusque-là. Il regarda sa vie, et elle lui<br />
parut horrible ; son âme, et elle lui parut<br />
affreuse. Cependant un jour doux était<br />
sur cette vie et sur cette âme. Il lui<br />
semblait qu’il voyait Satan à la lumière<br />
du paradis.<br />
Combien d’heures pleura-t-il ainsi ?<br />
que fit-il après avoir pleuré ? où alla-til<br />
? on ne l’a jamais su. Il paraît<br />
seulement avéré que, dans cette même<br />
nuit, le voiturier qui faisait à cette<br />
époque le service de Grenoble et qui<br />
arrivait à Digne vers trois heures du<br />
matin, vit en traversant la rue de<br />
l’évêché un homme dans l’attitude de la<br />
prière, à genoux sur le pavé, dans<br />
l’ombre, devant la porte de monseigneur
Bienvenu.
Partie 3<br />
En l’année 1817
1<br />
Chapitre<br />
L’année 1817<br />
[62] 1817 est l’année que Louis XVIII,<br />
avec un certain aplomb royal qui ne<br />
manquait pas de fierté, qualifiait la<br />
vingt-deuxième de son règne. C’est<br />
l’année où M. Bruguière de Sorsum était<br />
célèbre. Toutes les boutiques des<br />
perruquiers, espérant la poudre et le<br />
retour de l’oiseau royal, étaient<br />
badigeonnées d’azur et fleurdelysées.
C’était le temps candide où le comte<br />
Lynch [63] siégeait tous les dimanches<br />
comme marguillier au banc d’œuvre de<br />
Saint-Germain-des-Prés en habit de pair<br />
de France, avec son cordon rouge et son<br />
long nez, et cette majesté de profil<br />
particulière à un homme qui a fait une<br />
action d’éclat. L’action d’éclat commise<br />
par M. Lynch était ceci : avoir, étant<br />
maire de Bordeaux, le 12 mars 1814,<br />
donné la ville un peu trop tôt à M. le duc<br />
d’Angoulême. De là sa pairie. En 1817,<br />
la mode engloutissait les petits garçons<br />
de quatre à six ans sous de vastes<br />
casquettes en cuir maroquiné à oreillons<br />
assez ressemblantes à des mitres<br />
d’esquimaux. L’armée française était<br />
vêtue de blanc, à l’autrichienne ; les
égiments s’appelaient légions ; au lieu<br />
de chiffres ils portaient les noms des<br />
départements. Napoléon était à Sainte-<br />
Hélène, et, comme l’Angleterre lui<br />
refusait du drap vert, il faisait retourner<br />
ses vieux habits. En 1817, Pellegrini<br />
chantait, mademoiselle Bigottini<br />
dansait ; Potier régnait ; Odry n’existait<br />
pas encore. Madame Saqui succédait à<br />
Forioso. Il y avait encore des Prussiens<br />
en France. M. Delalot était un<br />
personnage. La légitimité venait de<br />
s’affirmer en coupant le poing, puis la<br />
tête, à Pleignier, à Carbonneau et à<br />
Tolleron. Le prince de Talleyrand, grand<br />
chambellan, et l’abbé Louis, ministre<br />
désigné des finances, se regardaient en<br />
riant du rire de deux augures ; tous deux
avaient célébré, le 14 juillet 1790, la<br />
messe de la Fédération au Champ de<br />
Mars ; Talleyrand l’avait dite comme<br />
évêque, Louis l’avait servie comme<br />
diacre. En 1817, dans les contre-allées<br />
de ce même Champ de Mars, on<br />
apercevait de gros cylindres de bois,<br />
gisant sous la pluie, pourrissant dans<br />
l’herbe, peints en bleu avec des traces<br />
d’aigles et d’abeilles dédorées.<br />
C’étaient les colonnes qui, deux ans<br />
auparavant, avaient soutenu l’estrade de<br />
l’empereur au Champ de Mai [64] . Elles<br />
étaient noircies çà et là de la brûlure du<br />
bivouac des Autrichiens baraqués près<br />
du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces<br />
colonnes avaient disparu dans les feux<br />
de ces bivouacs et avaient chauffé les
larges mains des kaiserlicks. Le Champ<br />
de Mai avait eu cela de remarquable<br />
qu’il avait été tenu au mois de juin et au<br />
Champ de Mars. En cette année 1817,<br />
deux choses étaient populaires : le<br />
Voltaire-Touquet [65] et la tabatière à la<br />
Charte. L’émotion parisienne la plus<br />
récente était le crime de Dautun qui<br />
avait jeté la tête de son frère dans le<br />
bassin du Marché-aux-Fleurs. On<br />
commençait à faire au ministère de la<br />
marine une enquête sur cette fatale<br />
frégate de la Méduse qui devait couvrir<br />
de honte Chaumareix et de gloire<br />
Géricault. Le colonel Selves allait en<br />
Égypte pour y devenir Soliman pacha.<br />
Le palais des Thermes, rue de la Harpe,<br />
servait de boutique à un tonnelier. On
voyait encore sur la plate-forme de la<br />
tour octogone de l’hôtel de Cluny [66] la<br />
petite logette en planches qui avait servi<br />
d’observatoire à Messier, astronome de<br />
la marine sous Louis XVI. La duchesse<br />
de Duras lisait à trois ou quatre amis [67] ,<br />
dans son boudoir meublé d’X en satin<br />
bleu ciel, Ourika inédite. On grattait les<br />
N au Louvre. Le pont d’Austerlitz<br />
abdiquait et s’intitulait pont du Jardin du<br />
Roi, double énigme qui déguisait à la<br />
fois le pont d’Austerlitz et le jardin des<br />
Plantes. Louis XVIII, préoccupé, tout en<br />
annotant du coin de l’ongle Horace, des<br />
héros qui se font empereurs et des<br />
sabotiers qui se font dauphins, avait<br />
deux soucis : Napoléon et Mathurin<br />
Bruneau. L’académie française donnait
pour sujet de prix : Le bonheur que<br />
procure l’étude [68] . M. Bellart était<br />
officiellement éloquent. On voyait<br />
germer à son ombre ce futur avocat<br />
général de Broë, promis aux sarcasmes<br />
de Paul-Louis Courier. Il y avait un faux<br />
Chateaubriand appelé Marchangy, en<br />
attendant qu’il y eût un faux Marchangy<br />
appelé d’Arlincourt. Claire d’Albe et<br />
Malek-Adel étaient des chefs-d’œuvre ;<br />
madame Cottin était déclarée le premier<br />
écrivain de l’époque. L’institut laissait<br />
rayer de sa liste l’académicien<br />
Napoléon Bonaparte. Une ordonnance<br />
royale érigeait Angoulême en école de<br />
marine, car, le duc d’Angoulême étant<br />
grand amiral, il était évident que la ville<br />
d’Angoulême avait de droit toutes les
qualités d’un port de mer [69] , sans quoi le<br />
principe monarchique eût été entamé. On<br />
agitait en conseil des ministres la<br />
question de savoir si l’on devait tolérer<br />
les vignettes représentant des voltiges<br />
qui assaisonnaient les affiches de<br />
Franconi et qui attroupaient les<br />
polissons des rues. M. Paër, auteur de<br />
l’Agnese, bonhomme à la face carrée qui<br />
avait une verrue sur la joue, dirigeait les<br />
petits concerts intimes de la marquise de<br />
Sassenaye, rue de la Ville-l’Évêque.<br />
Toutes les jeunes filles chantaient<br />
l’Ermite de Saint-Avelle, paroles<br />
d’Edmond Géraud. Le Nain jaune se<br />
transformait en Miroir. Le café Lemblin<br />
tenait pour l’empereur contre le café<br />
Valois qui tenait pour les Bourbons. On
venait de marier à une princesse de<br />
Sicile [70] M. le duc de Berry, déjà<br />
regardé du fond de l’ombre par Louvel.<br />
Il y avait un an que madame de Staël<br />
était morte. Les gardes du corps<br />
sifflaient mademoiselle Mars. Les<br />
grands journaux étaient tout petits. Le<br />
format était restreint, mais la liberté était<br />
g r a n d e . Le Constitutionnel était<br />
constitutionnel. La Minerve [71] appelait<br />
Chateaubriand Chateaubriant. Ce t<br />
faisait beaucoup rire les bourgeois aux<br />
dépens du grand écrivain. Dans des<br />
journaux vendus, des journalistes<br />
prostitués insultaient les proscrits de<br />
1815 ; David n’avait plus de talent,<br />
Arnault [72] n’avait plus d’esprit, Carnot<br />
n’avait plus de probité ; Soult n’avait
gagné aucune bataille ; il est vrai que<br />
Napoléon n’avait plus de génie.<br />
Personne n’ignore qu’il est assez rare<br />
que les lettres adressées par la poste à<br />
un exilé lui parviennent, les polices se<br />
faisant un religieux devoir de les<br />
intercepter. Le fait n’est point nouveau ;<br />
Descartes banni s’en plaignait. Or,<br />
David ayant, dans un journal belge,<br />
montré quelque humeur de ne pas<br />
recevoir les lettres qu’on lui écrivait,<br />
ceci paraissait plaisant aux feuilles<br />
royalistes qui bafouaient à cette<br />
occasion le proscrit. Dire : les<br />
régicides, ou dire : les votants, dire :<br />
les ennemis, ou dire : les alliés, dire :<br />
Napoléon, ou dire : Buonaparte, cela<br />
séparait deux hommes plus qu’un abîme.
Tous les gens de bons sens convenaient<br />
que l’ère des révolutions était à jamais<br />
fermée par le roi Louis XVIII, surnommé<br />
« l’immortel auteur de la charte ». Au<br />
terre-plein du Pont-Neuf, on sculptait le<br />
m o t Redivivus, sur le piédestal qui<br />
attendait la statue de Henri IV [73] . M. Piet<br />
ébauchait, rue Thérèse, n° 4, son<br />
conciliabule pour consolider la<br />
monarchie. Les chefs de la droite<br />
disaient dans les conjonctures graves :<br />
« Il faut écrire à Bacot ». MM. Canuel,<br />
O’Mahony et de Chappedelaine<br />
esquissaient, un peu approuvés de<br />
Monsieur, ce qui devait être plus tard<br />
« la conspiration du bord de l’eau [74] ».<br />
L’Épingle Noire [75] complotait de son<br />
côté. Delaverderie s’abouchait avec
Trogoff. M. Decazes, esprit dans une<br />
certaine mesure libéral, dominait.<br />
Chateaubriand [76] , debout tous les matins<br />
devant sa fenêtre du n° 27 de la rue<br />
Saint-Dominique, en pantalon à pieds et<br />
en pantoufles, ses cheveux gris coiffés<br />
d’un madras, les yeux fixés sur un<br />
miroir, une trousse complète de<br />
chirurgien dentiste ouverte devant lui, se<br />
curait les dents, qu’il avait charmantes,<br />
tout en dictant des variantes de la<br />
Monarchie selon la Charte à<br />
M. Pilorge, son secrétaire. La critique<br />
faisant autorité préférait Lafon à Talma.<br />
M. de Féletz signait A. ; M. Hoffmann<br />
signait Z. [77] Charles Nodier écrivait<br />
Thérèse Aubert. Le divorce était aboli.<br />
Les lycées s’appelaient collèges. Les
collégiens, ornés au collet d’une fleur de<br />
lys d’or, s’y gourmaient à propos du roi<br />
de Rome. La contre-police du château<br />
dénonçait à son altesse royale Madame<br />
le portrait, partout exposé, de M. le duc<br />
d’Orléans, lequel avait meilleure mine<br />
en uniforme de colonel général des<br />
houzards que M. le duc de Berry en<br />
uniforme de colonel général des<br />
dragons ; grave inconvénient. La ville de<br />
Paris faisait redorer à ses frais le dôme<br />
des Invalides. Les hommes sérieux se<br />
demandaient ce que ferait, dans telle ou<br />
telle occasion, M. de Trinquelague ;<br />
M. Clausel de Montals [78] se séparait,<br />
sur divers points, de M. Clausel de<br />
Coussergues ; M. de Salaberry n’était<br />
pas content. Le comédien Picard, qui
était de l’Académie dont le comédien<br />
Molière n’avait pu être, faisait jouer les<br />
deux Philibert à l’Odéon, sur le fronton<br />
duquel l’arrachement des lettres laissait<br />
encore lire distinctement : THÉÂTRE<br />
DE L’IMPÉRATRICE. On prenait parti<br />
pour ou contre Cugnet de Montarlot.<br />
Fabvier était factieux ; Bavoux était<br />
révolutionnaire. Le libraire Pélicier<br />
publiait une édition de Voltaire [79] , sous<br />
ce titre : Œuvres de Voltaire, de<br />
l’Académie française. « Cela fait venir<br />
les acheteurs », disait cet éditeur naïf.<br />
L’opinion générale était que M. Charles<br />
Loyson [80] , serait le génie du siècle ;<br />
l’envie commençait à le mordre, signe<br />
de gloire ; et l’on faisait sur lui ce vers :<br />
Même quand Loyson vole, on sent
qu’il a des pattes.<br />
Le cardinal Fesch refusant de se<br />
démettre, M. de Pins, archevêque<br />
d’Amasie, administrait le diocèse de<br />
Lyon [81] . La querelle de la vallée des<br />
Dappes commençait entre la Suisse et la<br />
France par un mémoire du capitaine<br />
Dufour, depuis général. Saint-Simon,<br />
ignoré, échafaudait son rêve sublime. Il<br />
y avait à l’académie des sciences un<br />
Fourier célèbre que la postérité a oublié<br />
et dans je ne sais quel grenier un Fourier<br />
obscur dont l’avenir se souviendra. Lord<br />
Byron [82] commençait à poindre ; une<br />
note d’un poème de Millevoye<br />
l’annonçait à la France en ces termes :<br />
un certain lord Baron. David d’Angers<br />
s’essayait à pétrir le marbre [83] . L’abbé
Caron parlait avec éloge, en petit comité<br />
de séminaristes, dans le cul-de-sac des<br />
Feuillantines, d’un prêtre inconnu<br />
nommé Félicité Robert qui a été plus<br />
tard Lamennais [84] . Une chose qui fumait<br />
et clapotait sur la Seine avec le bruit<br />
d’un chien qui nage allait et venait sous<br />
les fenêtres des Tuileries, du pont Royal<br />
au pont Louis XV c’était une mécanique<br />
bonne à pas grand’chose, une espèce de<br />
joujou, une rêverie d’inventeur songecreux,<br />
une utopie : un bateau à vapeur [85] .<br />
Les Parisiens regardaient cette inutilité<br />
avec indifférence. M. de Vaublanc [86] ,<br />
réformateur de l’Institut par coup d’État,<br />
ordonnance et fournée, auteur distingué<br />
de plusieurs académiciens, après en<br />
avoir fait, ne pouvait parvenir à l’être.
Le faubourg Saint-Germain et la<br />
pavillon Marsan [87] souhaitaient pour<br />
préfet de police M. Delaveau, à cause<br />
de sa dévotion. Dupuytren et Récamier<br />
se prenaient de querelle à l’amphithéâtre<br />
de l’École de médecine et se menaçaient<br />
du poing à propos de la divinité de<br />
Jésus-Christ. Cuvier, un œil sur la<br />
Genèse et l’autre sur la nature,<br />
s’efforçait de plaire à la réaction bigote<br />
en mettant les fossiles d’accord avec les<br />
textes et en faisant flatter Moïse par les<br />
mastodontes. M. François de<br />
Neufchâteau [88] , louable cultivateur de la<br />
mémoire de Parmentier, faisait mille<br />
efforts pour que pomme de terre fût<br />
p r o no nc é e parmentière, et n’y<br />
réussissait point. L’abbé Grégoire,
ancien évêque, ancien conventionnel,<br />
ancien sénateur, était passé dans la<br />
polémique royaliste à l’état « d’infâme<br />
Grégoire [89] ». Cette locution que nous<br />
venons d’employer : passer à l’état de,<br />
était dénoncée comme néologisme par<br />
M. Royer-Collard [90] . On pouvait<br />
distinguer encore à sa blancheur, sous la<br />
troisième arche du pont d’Iéna, la pierre<br />
neuve avec laquelle, deux ans<br />
auparavant, on avait bouché le trou de<br />
mine pratiqué par Blücher pour faire<br />
sauter le pont. La justice appelait à sa<br />
barre un homme qui, en voyant entrer le<br />
comte d’Artois à Notre-Dame, avait dit<br />
tout haut : Sapristi ! je regrette le temps<br />
où je voyais Bonaparte et Talma entrer<br />
bras dessus bras dessous au Bal-
Sauvage [91] . Propos séditieux. Six mois<br />
de prison. Des traîtres se montraient<br />
déboutonnés ; des hommes qui avaient<br />
passé à l’ennemi la veille d’une bataille<br />
ne cachaient rien de la récompense et<br />
marchaient impudiquement en plein<br />
soleil dans le cynisme des richesses et<br />
des dignités ; des déserteurs de Ligny et<br />
des Quatre-Bras [92] , dans le débraillé de<br />
leur turpitude payée, étalaient leur<br />
dévouement monarchique tout nu ;<br />
oubliant ce qui est écrit en Angleterre<br />
sur la muraille intérieure des waterclosets<br />
publics : Please adjust your<br />
dress before leaving [93] .<br />
Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage<br />
confusément de l’année 1817, oubliée<br />
aujourd’hui. L’histoire néglige presque
toutes ces particularités, et ne peut faire<br />
autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant<br />
ces détails, qu’on appelle à tort petits, –<br />
il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni<br />
petites feuilles dans la végétation, – sont<br />
utiles. C’est de la physionomie des<br />
années que se compose la figure des<br />
siècles.<br />
En cette année 1817, quatre jeunes<br />
Parisiens firent « une bonne farce ».
2<br />
Chapitre<br />
Double quatuor<br />
Ces Parisiens étaient l’un de Toulouse,<br />
l’autre de Limoges, le troisième de<br />
Cahors et le quatrième de Montauban ;<br />
mais ils étaient étudiants, et qui dit<br />
étudiant dit parisien ; étudier à Paris,<br />
c’est naître à Paris.<br />
Ces jeunes gens étaient insignifiants ;<br />
tout le monde a vu ces figures-là ; quatre<br />
échantillons du premier venu ; ni bons ni
mauvais, ni savants ni ignorants, ni des<br />
génies ni des imbéciles ; beaux de ce<br />
charmant avril qu’on appelle vingt ans.<br />
C’étaient quatre Oscars quelconques,<br />
car à cette époque les Arthurs<br />
n’existaient pas encore. Brûlez pour lui<br />
les parfums d’Arabie, s’écriait la<br />
romance, Oscar s’avance, Oscar, je<br />
vais le voir [94] ! On sortait d’Ossian,<br />
l’élégance était scandinave et<br />
calédonienne, le genre anglais pur ne<br />
devait prévaloir que plus tard, et le<br />
premier des Arthurs, Wellington, venait<br />
à peine de gagner la bataille de<br />
Waterloo.<br />
Ces Oscars s’appelaient l’un Félix<br />
Tholomyès, de Toulouse ; l’autre<br />
Listolier, de Cahors ; l’autre Fameuil, de
Limoges ; le dernier Blachevelle, de<br />
Montauban. Naturellement chacun avait<br />
sa maîtresse. Blachevelle aimait<br />
Favourite, ainsi nommée parce qu’elle<br />
était allée en Angleterre ; Listolier<br />
adorait Dahlia, qui avait pris pour nom<br />
de guerre un nom de fleur ; Fameuil<br />
idolâtrait Zéphine, abrégé de Joséphine ;<br />
Tholomyès avait Fantine, dite la<br />
Blonde [95] à cause de ses beaux cheveux<br />
couleur de soleil.<br />
Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine<br />
étaient quatre ravissantes filles,<br />
parfumées et radieuses, encore un peu<br />
ouvrières, n’ayant pas tout à fait quitté<br />
leur aiguille, dérangées par les<br />
amourettes, mais ayant sur le visage un<br />
reste de la sérénité du travail et dans
l’âme cette fleur d’honnêteté qui dans la<br />
femme survit à la première chute. Il y<br />
avait une des quatre qu’on appelait la<br />
jeune, parce qu’elle était la cadette ; et<br />
une qu’on appelait la vieille. La vieille<br />
avait vingt-trois ans. Pour ne rien celer,<br />
les trois premières étaient plus<br />
expérimentées, plus insouciantes et plus<br />
envolées dans le bruit de la vie que<br />
Fantine la Blonde, qui en était à sa<br />
première illusion.<br />
Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite,<br />
n’en auraient pu dire autant. Il y avait<br />
déjà plus d’un épisode à leur roman à<br />
peine commencé, et l’amoureux, qui<br />
s’appelait Adolphe au premier chapitre,<br />
se trouvait être Alphonse au second, et<br />
Gustave au troisième. Pauvreté et
coquetterie sont deux conseillères<br />
fatales ; l’une gronde, l’autre flatte ; et<br />
les belles filles du peuple les ont toutes<br />
les deux qui leur parlent bas à l’oreille,<br />
chacune de son côté. Ces âmes mal<br />
gardées écoutent. De là les chutes<br />
qu’elles font et les pierres qu’on leur<br />
jette. On les accable avec la splendeur<br />
de tout ce qui est immaculé et<br />
inaccessible. Hélas ! si la Yungfrau<br />
avait faim ?<br />
Favourite, ayant été en Angleterre,<br />
avait pour admiratrices Zéphine et<br />
Dahlia. Elle avait eu de très bonne heure<br />
un chez-soi. Son père était un vieux<br />
professeur de mathématiques brutal et<br />
qui gasconnait ; point marié, courant le<br />
cachet malgré l’âge. Ce professeur, étant
jeune, avait vu un jour la robe d’une<br />
femme de chambre s’accrocher à un<br />
garde-cendre ; il était tombé amoureux<br />
de cet accident. Il en était résulté<br />
Favourite. Elle rencontrait de temps en<br />
temps son père, qui la saluait. Un matin,<br />
une vieille femme à l’air béguin était<br />
entrée chez elle et lui avait dit : – Vous<br />
ne me connaissez pas, mademoiselle ? –<br />
Non. – Je suis ta mère. – Puis la vieille<br />
avait ouvert le buffet, bu et mangé, fait<br />
apporter un matelas qu’elle avait, et<br />
s’était installée. Cette mère, grognon et<br />
dévote, ne parlait jamais à Favourite,<br />
restait des heures sans souffler mot,<br />
déjeunait, dînait et soupait comme<br />
quatre, et descendait faire salon chez le<br />
portier, où elle disait du mal de sa fille.
Ce qui avait entraîné Dahlia vers<br />
Listolier, vers d’autres peut-être, vers<br />
l’oisiveté, c’était d’avoir de trop jolis<br />
ongles roses. Comment faire travailler<br />
ces ongles-là ? Qui veut rester vertueuse<br />
ne doit pas avoir pitié de ses mains.<br />
Quant à Zéphine, elle avait conquis<br />
Fameuil par sa petite manière mutine et<br />
caressante de dire : « Oui, monsieur ».<br />
Les jeunes gens étant camarades, les<br />
jeunes filles étaient amies. Ces amourslà<br />
sont toujours doublés de ces amitiéslà.<br />
Sage et philosophe, c’est deux ; et ce<br />
qui le prouve, c’est que, toutes réserves<br />
faites sur ces petits ménages irréguliers,<br />
Favourite, Zéphine et Dahlia étaient des<br />
filles philosophes, et Fantine une fille
sage.<br />
Sage, dira-t-on ? et Tholomyès ?<br />
Salomon répondrait que l’amour fait<br />
partie de la sagesse. Nous nous bornons<br />
à dire que l’amour de Fantine était un<br />
premier amour, un amour unique, un<br />
amour fidèle.<br />
Elle était la seule des quatre qui ne fût<br />
tutoyée que par un seul.<br />
Fantine était un de ces êtres comme il<br />
en éclôt, pour ainsi dire, au fond du<br />
peuple. Sortie des plus insondables<br />
épaisseurs de l’ombre sociale, elle avait<br />
au front le signe de l’anonyme et de<br />
l’inconnu. Elle était née à Montreuil-surmer.<br />
De quels parents ? Qui pourrait le<br />
dire ? On ne lui avait jamais connu ni<br />
père ni mère. Elle se nommait Fantine.
Pourquoi Fantine ? On ne lui avait<br />
jamais connu d’autre nom. À l’époque<br />
de sa naissance, le Directoire existait<br />
encore. Point de nom de famille, elle<br />
n’avait pas de famille ; point de nom de<br />
baptême, l’église n’était plus là. Elle<br />
s’appela comme il plut au premier<br />
passant qui la rencontra toute petite,<br />
allant pieds nus dans la rue. Elle reçut<br />
un nom comme elle recevait l’eau des<br />
nuées sur son front quand il pleuvait. On<br />
l’appela la petite Fantine. Personne n’en<br />
savait davantage. Cette créature humaine<br />
était venue dans la vie comme cela. À<br />
dix ans, Fantine quitta la ville et s’alla<br />
mettre en service chez des fermiers des<br />
environs. À quinze ans, elle vint à Paris<br />
« chercher fortune ». Fantine était belle
et resta pure le plus longtemps qu’elle<br />
put. C’était une jolie blonde avec de<br />
belles dents. Elle avait de l’or et des<br />
perles pour dot, mais son or était sur sa<br />
tête et ses perles étaient dans sa bouche.<br />
Elle travailla pour vivre ; puis,<br />
toujours pour vivre, car le cœur a sa<br />
faim aussi, elle aima.<br />
Elle aima Tholomyès.<br />
Amourette pour lui, passion pour elle.<br />
Les rues du quartier latin, qu’emplit le<br />
fourmillement des étudiants et des<br />
grisettes, virent le commencement de ce<br />
songe. Fantine, dans ces dédales de la<br />
colline du Panthéon, où tant d’aventures<br />
se nouent et se dénouent, avait fui<br />
longtemps Tholomyès, mais de façon à<br />
le rencontrer toujours. Il y a une manière
d’éviter qui ressemble à chercher. Bref,<br />
l’églogue eut lieu.<br />
Blachevelle, Listolier et Fameuil<br />
formaient une sorte de groupe dont<br />
Tholomyès était la tête. C’était lui qui<br />
avait l’esprit.<br />
Tholomyès était l’antique étudiant<br />
vieux ; il était riche ; il avait quatre<br />
mille francs de rente ; quatre mille<br />
francs de rente, splendide scandale sur<br />
la montagne Sainte-Geneviève.<br />
Tholomyès était un viveur de trente ans,<br />
mal conservé. Il était ridé et édenté ; et<br />
il ébauchait une calvitie dont il disait<br />
lui-même sans tristesse : crâne à trente<br />
ans, genou [96] à quarante. Il digérait<br />
médiocrement, et il lui était venu un<br />
larmoiement à un œil. Mais à mesure
que sa jeunesse s’éteignait, il allumait sa<br />
gaîté ; il remplaçait ses dents par des<br />
lazzis, ses cheveux par la joie, sa santé<br />
par l’ironie, et son œil qui pleurait riait<br />
sans cesse. Il était délabré, mais tout en<br />
fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage bien<br />
avant l’âge, battait en retraite en bon<br />
ordre, éclatait de rire, et l’on n’y voyait<br />
que du feu. Il avait eu une pièce refusée<br />
au Vaudeville. Il faisait çà et là des vers<br />
quelconques. En outre, il doutait<br />
supérieurement de toute chose, grande<br />
force aux yeux des faibles. Donc, étant<br />
ironique et chauve, il était le chef. Iron<br />
est un mot anglais qui veut dire fer.<br />
Serait-ce de là que viendrait ironie ?<br />
Un jour Tholomyès prit à part les trois<br />
autres, fit un geste d’oracle, et leur dit :
– Il y a bientôt un an que Fantine,<br />
Dahlia, Zéphine et Favourite nous<br />
demandent de leur faire une surprise.<br />
Nous la leur avons promise<br />
solennellement. Elles nous en parlent<br />
toujours, à moi surtout. De même qu’à<br />
Naples les vieilles femmes crient à saint<br />
Janvier : Faccia gialluta, fa o miracolo.<br />
Face jaune, fais ton miracle ! nos belles<br />
me disent sans cesse : « Tholomyès,<br />
quand accoucheras-tu de ta surprise ? »<br />
En même temps nos parents nous<br />
écrivent. Scie des deux côtés. Le<br />
moment me semble venu. Causons.<br />
Sur ce, Tholomyès baissa la voix, et<br />
articula mystérieusement quelque chose<br />
de si gai qu’un vaste et enthousiaste<br />
ricanement sortit des quatre bouches à la
fois et que Blachevelle s’écria :<br />
– Ça, c’est une idée !<br />
Un estaminet plein de fumée se<br />
présenta, ils y entrèrent, et le reste de<br />
leur conférence se perdit dans l’ombre.<br />
Le résultat de ces ténèbres fut une<br />
éblouissante partie de plaisir qui eut lieu<br />
le dimanche suivant, les quatre jeunes<br />
gens invitant les quatre jeunes filles.
3<br />
Chapitre<br />
Quatre à quatre<br />
Ce qu’était une partie de campagne<br />
d’étudiants et de grisettes, il y a<br />
quarante-cinq ans, on se le représente<br />
malaisément aujourd’hui. Paris n’a plus<br />
les mêmes environs ; la figure de ce<br />
qu’on pourrait appeler la vie<br />
circumparisienne a complètement changé<br />
depuis un demi-siècle ; où il y avait le<br />
coucou, il y a le wagon ; où il y avait la
patache, il y a le bateau à vapeur ; on dit<br />
aujourd’hui Fécamp comme on disait<br />
Saint-Cloud. Le Paris de 1862 est une<br />
ville qui a la France pour banlieue.<br />
Les quatre couples accomplirent<br />
consciencieusement toutes les folies<br />
champêtres possibles alors. On entrait<br />
dans les vacances, et c’était une chaude<br />
et claire journée d’été. La veille,<br />
Favourite, la seule qui sût écrire, avait<br />
écrit ceci à Tholomyès au nom des<br />
quatre : « C’est un bonne heure de sortir<br />
de bonheur. » C’est pourquoi ils se<br />
levèrent à cinq heures du matin. Puis ils<br />
allèrent à Saint-Cloud par le coche,<br />
regardèrent la cascade à sec, et<br />
s’écrièrent : « Cela doit être bien beau<br />
quand il y a de l’eau ! » déjeunèrent à la
Tête-Noire, où Castaing [97] n’avait pas<br />
encore passé, se payèrent une partie de<br />
bagues au quinconce du grand bassin,<br />
montèrent à la lanterne de Diogène,<br />
jouèrent des macarons à la roulette du<br />
pont de Sèvres, cueillirent des bouquets<br />
à Puteaux, achetèrent des mirlitons à<br />
Neuilly, mangèrent partout des<br />
chaussons de pommes, furent<br />
parfaitement heureux.<br />
Les jeunes filles bruissaient et<br />
bavardaient comme des fauvettes<br />
échappées. C’était un délire. Elles<br />
donnaient par moments de petites tapes<br />
aux jeunes gens. Ivresse matinale de la<br />
vie ! Adorables années ! L’aile des<br />
libellules frissonne. Oh ! qui que vous<br />
soyez [98] , vous souvenez-vous ? Avez-
vous marché dans les broussailles, en<br />
écartant les branches à cause de la tête<br />
charmante qui vient derrière vous ?<br />
Avez-vous glissé en riant sur quelque<br />
talus mouillé par la pluie avec une<br />
femme aimée qui vous retient par la<br />
main et qui s’écrie : « Ah ! mes<br />
brodequins tout neufs ! dans quel état ils<br />
sont [99] ! »<br />
Disons tout de suite que cette joyeuse<br />
contrariété, une ondée, manqua à cette<br />
compagnie de belle humeur, quoique<br />
Favourite eût dit en partant, avec un<br />
accent magistral et maternel : Les<br />
limaces se promènent dans les sentiers.<br />
Signe de pluie, mes enfants.<br />
Toutes quatre étaient follement jolies.<br />
Un bon vieux poète classique, alors en
enom, un bonhomme qui avait une<br />
Éléonore, M. le chevalier de Labouïsse,<br />
errant ce jour-là sous les marronniers de<br />
Saint-Cloud, les vit passer vers dix<br />
heures du matin ; il s’écria : Il y en a<br />
une de trop, songeant aux Grâces.<br />
Favourite, l’amie de Blachevelle, celle<br />
de vingt-trois ans, la vieille, courait en<br />
avant sous les grandes branches vertes,<br />
sautait les fossés, enjambait éperdument<br />
les buissons, et présidait cette gaîté avec<br />
une verve de jeune faunesse. Zéphine et<br />
Dahlia, que le hasard avait faites belles<br />
de façon qu’elles se faisaient valoir en<br />
se rapprochant et se complétaient, ne se<br />
quittaient point, par instinct de<br />
coquetterie plus encore que par amitié,<br />
et, appuyées l’une à l’autre, prenaient
des poses anglaises ; les premiers<br />
keepsakes [100] venaient de paraître, la<br />
mélancolie pointait pour les femmes,<br />
comme, plus tard, le byronisme pour les<br />
hommes, et les cheveux du sexe tendre<br />
commençaient à s’éplorer. Zéphine et<br />
Dahlia étaient coiffées en rouleaux.<br />
Listolier et Fameuil, engagés dans une<br />
discussion sur leurs professeurs,<br />
expliquaient à Fantine la différence qu’il<br />
y avait entre M. Delvincourt et<br />
M. Blondeau [101] .<br />
Blachevelle semblait avoir été créé<br />
expressément pour porter sur son bras le<br />
dimanche le châle-ternaux [102] boiteux de<br />
Favourite.<br />
Tholomyès suivait, dominant le<br />
groupe. Il était très gai, mais on sentait
en lui le gouvernement ; il y avait de la<br />
dictature dans sa jovialité ; son ornement<br />
principal était un pantalon jambesd’éléphant,<br />
en nankin, avec sous-pieds<br />
de tresse de cuivre ; il avait un puissant<br />
rotin de deux cents francs à la main, et,<br />
comme il se permettait tout, une chose<br />
étrange appelée cigare, à la bouche.<br />
Rien n’étant sacré pour lui, il fumait.<br />
– Ce Tholomyès est étonnant, disaient<br />
les autres avec vénération. Quels<br />
pantalons ! quelle énergie !<br />
Quant à Fantine, c’était la joie. Ses<br />
dents splendides avaient évidemment<br />
reçu de Dieu une fonction, le rire. Elle<br />
portait à sa main plus volontiers que sur<br />
sa tête son petit chapeau de paille<br />
cousue, aux longues brides blanches. Ses
épais cheveux blonds, enclins à flotter et<br />
facilement dénoués et qu’il fallait<br />
rattacher sans cesse, semblaient faits<br />
pour la fuite de Galatée sous les saules.<br />
Ses lèvres roses babillaient avec<br />
enchantement. Les coins de sa bouche<br />
voluptueusement relevés, comme aux<br />
mascarons antiques d’Érigone, avaient<br />
l’air d’encourager les audaces ; mais ses<br />
longs cils pleins d’ombre s’abaissaient<br />
discrètement sur ce brouhaha du bas du<br />
visage comme pour mettre le holà. Toute<br />
sa toilette avait on ne sait quoi de<br />
chantant et de flambant. Elle avait une<br />
robe de barège mauve, de petits<br />
souliers-cothurnes mordorés dont les<br />
rubans traçaient des X sur son fin bas<br />
blanc à jour, et cette espèce de spencer
en mousseline, invention marseillaise,<br />
dont le nom, canezou, corruption du mot<br />
quinze août prononcé à la Canebière,<br />
signifie beau temps, chaleur et midi. Les<br />
trois autres, moins timides, nous l’avons<br />
dit, étaient décolletées tout net, ce qui,<br />
l’été, sous des chapeaux couverts de<br />
fleurs, a beaucoup de grâce et<br />
d’agacerie ; mais, à côté de ces<br />
ajustements hardis, le canezou de la<br />
blonde Fantine, avec ses transparences,<br />
ses indiscrétions et ses réticences,<br />
cachant et montrant à la fois, semblait<br />
une trouvaille provocante de la décence,<br />
et la fameuse cour d’amour, présidée par<br />
la vicomtesse de Cette aux yeux vert de<br />
mer, eût peut-être donné le prix de la<br />
coquetterie à ce canezou qui concourait
pour la chasteté. Le plus naïf est<br />
quelquefois le plus savant. Cela arrive.<br />
Éclatante de face, délicate de profil,<br />
les yeux d’un bleu profond, les<br />
paupières grasses, les pieds cambrés et<br />
petits, les poignets et les chevilles<br />
admirablement emboîtés, la peau<br />
blanche laissant voir çà et là les<br />
arborescences azurées des veines, la<br />
joue puérile et franche, le cou robuste<br />
des Junons éginétiques, la nuque forte et<br />
souple, les épaules modelées comme par<br />
Coustou, ayant au centre une voluptueuse<br />
fossette visible à travers la mousseline ;<br />
une gaîté glacée de rêverie ; sculpturale<br />
et exquise ; telle était Fantine ; et l’on<br />
devinait sous ces chiffons une statue, et<br />
dans cette statue une âme.
Fantine était belle, sans trop le savoir.<br />
Les rares songeurs, prêtres mystérieux<br />
du beau, qui confrontent silencieusement<br />
toute chose à la perfection, eussent<br />
entrevu en cette petite ouvrière, à travers<br />
la transparence de la grâce parisienne,<br />
l’antique euphonie sacrée. Cette fille de<br />
l’ombre avait de la race. Elle était belle<br />
sous les deux espèces, qui sont le style<br />
et le rhythme. Le style est la forme de<br />
l’idéal ; le rhythme en est le mouvement.<br />
Nous avons dit que Fantine était la<br />
joie, Fantine était aussi la pudeur.<br />
Pour un observateur qui l’eût étudiée<br />
attentivement, ce qui se dégageait d’elle,<br />
à travers toute cette ivresse de l’âge, de<br />
la saison et de l’amourette, c’était une<br />
invincible expression de retenue et de
modestie. Elle restait un peu étonnée. Ce<br />
chaste étonnement-là est la nuance qui<br />
sépare Psyché de Vénus. Fantine avait<br />
les longs doigts blancs et fins de la<br />
vestale qui remue les cendres du feu<br />
sacré avec une épingle d’or. Quoiqu’elle<br />
n’eût rien refusé, on ne le verra que trop,<br />
à Tholomyès, son visage, au repos, était<br />
souverainement virginal ; une sorte de<br />
dignité sérieuse et presque austère<br />
l’envahissait soudainement à de<br />
certaines heures, et rien n’était singulier<br />
et troublant comme de voir la gaîté s’y<br />
éteindre si vite et le recueillement y<br />
succéder sans transition à<br />
l’épanouissement. Cette gravité subite,<br />
parfois sévèrement accentuée,<br />
ressemblait au dédain d’une déesse. Son
front, son nez et son menton offraient cet<br />
équilibre de ligne, très distinct de<br />
l’équilibre de proportion, et d’où résulte<br />
l’harmonie du visage ; dans l’intervalle<br />
si caractéristique qui sépare la base du<br />
nez de la lèvre supérieure, elle avait ce<br />
pli imperceptible et charmant, signe<br />
mystérieux de la chasteté qui rendit<br />
Barberousse amoureux d’une Diane<br />
trouvée dans les fouilles d’Icône.<br />
L’amour est une faute ; soit. Fantine<br />
était l’innocence surnageant sur la faute.
4<br />
Chapitre<br />
Tholomyès est si<br />
joyeux – qu’il chante<br />
une chanson espagnole<br />
Cette journée-là était d’un bout à l’autre<br />
faite d’aurore. Toute la nature semblait<br />
avoir congé, et rire. Les parterres de<br />
Saint-Cloud embaumaient ; le souffle de<br />
la Seine remuait vaguement les feuilles ;<br />
les branches gesticulaient dans le vent ;
les abeilles mettaient les jasmins au<br />
pillage ; toute une bohème de papillons<br />
s’ébattait dans les achillées, les trèfles<br />
et les folles avoines ; il y avait dans<br />
l’auguste parc du roi de France un tas de<br />
vagabonds, les oiseaux.<br />
Les quatre joyeux couples, mêlés au<br />
soleil, aux champs, aux fleurs, aux<br />
arbres, resplendissaient.<br />
Et, dans cette communauté de paradis,<br />
parlant, chantant, courant, dansant,<br />
chassant aux papillons, cueillant des<br />
liserons, mouillant leurs bas à jour roses<br />
dans les hautes herbes, fraîches, folles,<br />
point méchantes, toutes recevaient un<br />
peu çà et là les baisers de tous, excepté<br />
Fantine, enfermée dans sa vague<br />
résistance rêveuse et farouche, et qui
aimait.<br />
– Toi, lui disait Favourite, tu as<br />
toujours l’air chose [103] .<br />
Ce sont là les joies. Ces passages de<br />
couples heureux sont un appel profond à<br />
la vie et à la nature, et font sortir de tout<br />
la caresse et la lumière. Il y avait une<br />
fois une fée qui fit les prairies et les<br />
arbres exprès pour les amoureux. De là<br />
cette éternelle école buissonnière des<br />
amants qui recommence sans cesse et<br />
qui durera tant qu’il y aura des buissons<br />
et des écoliers. De là la popularité du<br />
printemps parmi les penseurs. Le<br />
patricien et le gagne-petit, le duc et pair<br />
et le robin, les gens de la cour et les<br />
gens de la ville, comme on parlait<br />
autrefois, tous sont sujets de cette fée.
On rit, on se cherche, il y a dans l’air<br />
une clarté d’apothéose, quelle<br />
transfiguration que d’aimer ! Les clercs<br />
de notaire sont des dieux. Et les petits<br />
cris, les poursuites dans l’herbe, les<br />
tailles prises au vol, ces jargons qui sont<br />
des mélodies, ces adorations qui<br />
éclatent dans la façon de dire une<br />
syllabe, ces cerises arrachées d’une<br />
bouche à l’autre, tout cela flamboie et<br />
passe dans des gloires célestes. Les<br />
belles filles font un doux gaspillage<br />
d’elles-mêmes. On croit que cela ne<br />
finira jamais. Les philosophes, les<br />
poètes, les peintres regardent ces<br />
extases et ne savent qu’en faire, tant cela<br />
les éblouit. Le départ pour Cythère !<br />
s’écrie Watteau ; Lancret, le peintre de
la roture, contemple ses bourgeois<br />
envolés dans le bleu ; Diderot tend les<br />
bras à toutes ces amourettes, et d’Urfé y<br />
mêle des druides.<br />
Après le déjeuner les quatre couples<br />
étaient allés voir, dans ce qu’on appelait<br />
alors le carré du roi, une plante<br />
nouvellement arrivée de l’Inde, dont le<br />
nom nous échappe en ce moment, et qui<br />
à cette époque attirait tout Paris à Saint-<br />
Cloud ; c’était un bizarre et charmant<br />
arbrisseau haut sur tige, dont les<br />
innombrables branches fines comme des<br />
fils, ébouriffées, sans feuilles, étaient<br />
couvertes d’un million de petites<br />
rosettes blanches ; ce qui faisait que<br />
l’arbuste avait l’air d’une chevelure<br />
pouilleuse de fleurs. Il y avait toujours
foule à l’admirer.<br />
L’arbuste vu, Tholomyès s’était<br />
écrié : « J’offre des ânes ! » et, prix fait<br />
avec un ânier, ils étaient revenus par<br />
Vanves et Issy. À Issy, incident. Le parc,<br />
Bien National possédé à cette époque<br />
par le munitionnaire Bourguin, était<br />
d’aventure tout grand ouvert. Ils avaient<br />
franchi la grille, visité l’anachorète<br />
mannequin dans sa grotte, essayé les<br />
petits effets mystérieux du fameux<br />
cabinet des miroirs, lascif traquenard<br />
digne d’un satyre devenu millionnaire ou<br />
de Turcaret métamorphosé en Priape. Ils<br />
avaient robustement secoué le grand filet<br />
balançoire attaché aux deux châtaigniers<br />
célébrés par l’abbé de Bernis. Tout en y<br />
balançant ces belles l’une après l’autre,
ce qui faisait, parmi les rires universels,<br />
des plis de jupe envolée où Greuze eût<br />
trouvé son compte, le toulousain<br />
Tholomyès, quelque peu espagnol,<br />
Toulouse est cousine de Tolosa,<br />
chantait, sur une mélopée mélancolique,<br />
la vieille chanson gallega probablement<br />
inspirée par quelque belle fille lancée à<br />
toute volée sur une corde entre deux<br />
arbres :<br />
Soy de Badajoz.<br />
Amor me llama.<br />
Toda mi alma<br />
Es en mi ojos<br />
Porque enseñas<br />
À tus piernas [104] .<br />
Fantine seule refusa de se<br />
balancer [105] .
– Je n’aime pas qu’on ait du genre<br />
comme ça, murmura assez aigrement<br />
Favourite.<br />
Les ânes quittés, joie nouvelle ; on<br />
passa la Seine en bateau, et de Passy, à<br />
pied, ils gagnèrent la barrière de<br />
l’Étoile. Ils étaient, on s’en souvient,<br />
debout depuis cinq heures du matin ;<br />
mais, bah ! il n’y a pas de lassitude le<br />
dimanche, disait Favourite ; le<br />
dimanche, la fatigue ne travaille pas.<br />
Vers trois heures les quatre couples,<br />
effarés de bonheur, dégringolaient aux<br />
montagnes russes, édifice singulier qui<br />
occupait alors les hauteurs Beaujon [106]<br />
et dont on apercevait la ligne serpentante<br />
au-dessus des arbres des Champs-<br />
Élysées.
De temps en temps Favourite<br />
s’écriait :<br />
– Et la surprise ? je demande la<br />
surprise.<br />
– Patience, répondait Tholomyès.
5<br />
Chapitre<br />
Chez Bombarda<br />
Les montagnes russes épuisées, on avait<br />
songé au dîner ; et le radieux huitain,<br />
enfin un peu las, s’était échoué au<br />
cabaret Bombarda, succursale qu’avait<br />
établie aux Champs-Élysées ce fameux<br />
restaurateur Bombarda, dont on voyait<br />
alors l’enseigne rue de Rivoli à côté du<br />
passage Delorme.<br />
Une chambre grande, mais laide, avec
alcôve et lit au fond (vu la plénitude du<br />
cabaret le dimanche, il avait fallu<br />
accepter ce gîte) ; deux fenêtres d’où<br />
l’on pouvait contempler, à travers les<br />
ormes, le quai et la rivière ; un<br />
magnifique rayon d’août effleurant les<br />
fenêtres ; deux tables ; sur l’une une<br />
triomphante montagne de bouquets mêlés<br />
à des chapeaux d’hommes et de femmes ;<br />
à l’autre les quatre couples attablés<br />
autour d’un joyeux encombrement de<br />
plats, d’assiettes, de verres et de<br />
bouteilles ; des cruchons de bière mêlés<br />
à des flacons de vin ; peu d’ordre sur la<br />
table, quelque désordre dessous ;<br />
Ils faisaient sous la table<br />
Un bruit, un trique-trac de pieds<br />
épouvantable
dit Molière [107] .<br />
Voilà où en était vers quatre heures et<br />
demie du soir la bergerade commencée à<br />
cinq heures du matin. Le soleil déclinait,<br />
l’appétit s’éteignait.<br />
Les Champs-Élysées, pleins de soleil<br />
et de foule, n’étaient que lumière et<br />
poussière, deux choses dont se compose<br />
la gloire. Les chevaux de Marly, ces<br />
marbres hennissants, se cabraient dans<br />
un nuage d’or. Les carrosses allaient et<br />
venaient. Un escadron de magnifiques<br />
gardes du corps, clairon en tête,<br />
descendait l’avenue de Neuilly ; le<br />
drapeau blanc, vaguement rose au soleil<br />
couchant, flottait sur le dôme des<br />
Tuileries. La place de la Concorde,<br />
redevenue alors place Louis XV,
egorgeait de promeneurs contents.<br />
Beaucoup portaient la fleur de lys<br />
d’argent [108] suspendue au ruban blanc<br />
moiré qui, en 1817, n’avait pas encore<br />
tout à fait disparu des boutonnières. Çà<br />
et là au milieu des passants faisant<br />
cercle et applaudissant, des rondes de<br />
petites filles jetaient au vent une bourrée<br />
bourbonienne alors célèbre, destinée à<br />
foudroyer les Cent-Jours, et qui avait<br />
pour ritournelle :<br />
Rendez-nous notre père de Gand,<br />
Rendez-nous notre père.<br />
Des tas de faubouriens endimanchés,<br />
parfois même fleurdelysés comme les<br />
bourgeois, épars dans le grand carré et<br />
dans le carré Marigny, jouaient aux<br />
bagues et tournaient sur les chevaux de
ois ; d’autres buvaient ; quelques-uns,<br />
apprentis imprimeurs, avaient des<br />
bonnets de papier ; on entendait leurs<br />
rires. Tout était radieux. C’était un<br />
temps de paix incontestable et de<br />
profonde sécurité royaliste ; c’était<br />
l’époque où un rapport intime et spécial<br />
du préfet de police Anglès au roi sur les<br />
faubourgs de Paris se terminait par ces<br />
lignes : « Tout bien considéré, sire, il<br />
n’y a rien à craindre de ces gens-là. Ils<br />
sont insouciants et indolents comme des<br />
chats. Le bas peuple des provinces est<br />
remuant, celui de Paris ne l’est pas. Ce<br />
sont tous petits hommes. Sire, il en<br />
faudrait deux bout à bout pour faire un<br />
de vos grenadiers. Il n’y a point de<br />
crainte du côté de la populace de la
capitale. Il est remarquable que la taille<br />
a encore décru dans cette population<br />
depuis cinquante ans ; et le peuple des<br />
faubourgs de Paris est plus petit<br />
qu’avant la révolution. Il n’est point<br />
dangereux. En somme, c’est de la<br />
canaille bonne. »<br />
Qu’un chat puisse se changer en lion,<br />
les préfets de police ne le croient pas<br />
possible ; cela est pourtant, et c’est là le<br />
miracle du peuple de Paris. Le chat<br />
d’ailleurs, si méprisé du comte Anglès,<br />
avait l’estime des républiques antiques ;<br />
il incarnait à leurs yeux la liberté, et,<br />
comme pour servir de pendant à la<br />
Minerve aptère du Pirée, il y avait sur la<br />
place publique de Corinthe le colosse de<br />
bronze d’un chat. La police naïve de la
estauration voyait trop « en beau » le<br />
peuple de Paris. Ce n’est point, autant<br />
qu’on le croit, de la « canaille bonne ».<br />
Le Parisien est au Français ce que<br />
l’Athénien était au Grec ; personne ne<br />
dort mieux que lui, personne n’est plus<br />
franchement frivole et paresseux que lui,<br />
personne mieux que lui n’a l’air<br />
d’oublier ; qu’on ne s’y fie pas pourtant ;<br />
il est propre à toute sorte de<br />
nonchalance, mais, quand il y a de la<br />
gloire au bout, il est admirable à toute<br />
espèce de furie. Donnez-lui une pique, il<br />
fera le 10 août ; donnez-lui un fusil, vous<br />
aurez Austerlitz. Il est le point d’appui<br />
de Napoléon et la ressource de Danton.<br />
S’agit-il de la patrie ? il s’enrôle ;<br />
s’agit-il de la liberté ? il dépave. Gare !
ses cheveux pleins de colère sont<br />
épiques ; sa blouse se drape en<br />
chlamyde. Prenez garde. De la première<br />
rue Greneta [109] venue, il fera des<br />
fourches caudines. Si l’heure sonne, ce<br />
faubourien va grandir, ce petit homme va<br />
se lever, et il regardera d’une façon<br />
terrible, et son souffle deviendra<br />
tempête, et il sortira de cette pauvre<br />
poitrine grêle assez de vent pour<br />
déranger les plis des Alpes. C’est grâce<br />
au faubourien de Paris que la révolution,<br />
mêlée aux armées, conquiert l’Europe. Il<br />
chante, c’est sa joie [110] . Proportionnez<br />
sa chanson à sa nature, et vous verrez !<br />
Tant qu’il n’a pour refrain que la<br />
Carmagnole, il ne renverse que<br />
Louis XVI ; faites-lui chanter la
Marseillaise, il délivrera le monde.<br />
Cette note écrite en marge du rapport<br />
Anglès, nous revenons à nos quatre<br />
couples. Le dîner, comme nous l’avons<br />
dit, s’achevait.
6<br />
Chapitre<br />
Chapitre où l’on<br />
s’adore<br />
Propos de table et propos d’amour ; les<br />
uns sont aussi insaisissables que les<br />
autres ; les propos d’amour sont des<br />
nuées, les propos de table sont des<br />
fumées.<br />
Fameuil et Dahlia fredonnaient ;<br />
Tholomyès buvait ; Zéphine riait,
Fantine souriait. Listolier soufflait dans<br />
une trompette de bois achetée à Saint-<br />
Cloud. Favourite regardait tendrement<br />
Blachevelle et disait :<br />
– Blachevelle, je t’adore.<br />
Ceci amena une question de<br />
Blachevelle :<br />
– Qu’est-ce que tu ferais, Favourite,<br />
si je cessais de t’aimer ?<br />
– Moi ! s’écria Favourite. Ah ! ne dis<br />
pas cela, même pour rire ! Si tu cessais<br />
de m’aimer, je te sauterais après, je te<br />
grifferais, je te grafignerais, je te<br />
jetterais de l’eau, je te ferais arrêter [111] .<br />
Blachevelle sourit avec la fatuité<br />
voluptueuse d’un homme chatouillé à<br />
l’amour-propre. Favourite reprit :<br />
– Oui, je crierais à la garde ! Ah ! je
me gênerais par exemple ! Canaille !<br />
Blachevelle, extasié, se renversa sur<br />
sa chaise et ferma orgueilleusement les<br />
deux yeux.<br />
Dahlia, tout en mangeant, dit bas à<br />
Favourite dans le brouhaha :<br />
– Tu l’idolâtres donc bien, ton<br />
Blachevelle ?<br />
– Moi, je le déteste, répondit<br />
Favourite du même ton en ressaisissant<br />
sa fourchette. Il est avare. J’aime le petit<br />
d’en face de chez moi. Il est très bien, ce<br />
jeune homme-là, le connais-tu ? On voit<br />
qu’il a le genre d’être acteur. J’aime les<br />
acteurs. Sitôt qu’il rentre, sa mère dit :<br />
« Ah ! mon Dieu ! ma tranquillité est<br />
perdue. Le voilà qui va crier. Mais, mon<br />
ami, tu me casses la tête ! » Parce qu’il
va dans la maison, dans des greniers à<br />
rats, dans des trous noirs, si haut qu’il<br />
peut monter, – et chanter, et déclamer,<br />
est-ce que je sais, moi ? qu’on l’entend<br />
d’en bas ! Il gagne déjà vingt sous par<br />
jour chez un avoué à écrire de la<br />
chicane. Il est fils d’un ancien chantre de<br />
Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah ! il est<br />
très bien. Il m’idolâtre tant qu’un jour<br />
qu’il me voyait faire de la pâte pour des<br />
crêpes, il m’a dit : Mamselle, faites des<br />
beignets de vos gants et je les<br />
mangerai. Il n’y a que les artistes pour<br />
dire des choses comme ça. Ah ! il est<br />
très bien. Je suis en train d’être insensée<br />
de ce petit-là. C’est égal, je dis à<br />
Blachevelle que je l’adore. Comme je<br />
mens ! Hein ? comme je mens !
Favourite fit une pause, et continua :<br />
– Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n’a<br />
fait que pleuvoir tout l’été, le vent<br />
m’agace, le vent ne décolère pas,<br />
Blachevelle est très pingre, c’est à peine<br />
s’il y a des petits pois au marché, on ne<br />
sait que manger, j’ai le spleen, comme<br />
disent les Anglais, le beurre est si cher !<br />
et puis, vois, c’est une horreur, nous<br />
dînons dans un endroit où il y a un lit, ça<br />
me dégoûte de la vie.
7<br />
Chapitre<br />
Sagesse de Tholomyès<br />
Cependant, tandis que quelques-uns<br />
chantaient, les autres causaient<br />
tumultueusement, et tous ensemble ; ce<br />
n’était plus que du bruit. Tholomyès<br />
intervint :<br />
– Ne parlons point au hasard ni trop<br />
vite, s’écria-t-il. Méditons si nous<br />
voulons être éblouissants. Trop<br />
d’improvisation vide bêtement l’esprit.
Bière qui coule n’amasse point de<br />
mousse. Messieurs, pas de hâte. Mêlons<br />
la majesté à la ripaille ; mangeons avec<br />
recueillement ; festinons lentement. Ne<br />
nous pressons pas. Voyez le printemps ;<br />
s’il se dépêche, il est flambé, c’est-àdire<br />
gelé. L’excès de zèle perd les<br />
pêchers et les abricotiers. L’excès de<br />
zèle tue la grâce et la joie des bons<br />
dîners. Pas de zèle, messieurs ! Grimod<br />
de la Reynière est de l’avis de<br />
Talleyrand.<br />
Une sourde rébellion gronda dans le<br />
groupe.<br />
– Tholomyès, laisse-nous tranquilles,<br />
dit Blachevelle.<br />
– À bas le tyran ! dit Fameuil.<br />
– Bombarda, Bombance et
Bamboche ! cria Listolier.<br />
– Le dimanche existe, reprit Fameuil.<br />
– Nous sommes sobres, ajouta<br />
Listolier.<br />
– Tholomyès, fit Blachevelle,<br />
contemple mon calme.<br />
– Tu en es le marquis, répondit<br />
Tholomyès.<br />
Ce médiocre jeu de mots fit l’effet<br />
d’une pierre dans une mare. Le marquis<br />
de Montcalm était un royaliste alors<br />
célèbre. Toutes les grenouilles se turent.<br />
– Amis, s’écria Tholomyès, de<br />
l’accent d’un homme qui ressaisit<br />
l’empire, remettez-vous. Il ne faut pas<br />
que trop de stupeur accueille ce<br />
calembour tombé du ciel. Tout ce qui<br />
tombe de la sorte n’est pas
nécessairement digne d’enthousiasme et<br />
de respect. Le calembour est la fiente de<br />
l’esprit qui vole. Le lazzi tombe<br />
n’importe où ; et l’esprit, après la ponte<br />
d’une bêtise, s’enfonce dans l’azur. Une<br />
tache blanchâtre qui s’aplatit sur le<br />
rocher n’empêche pas le condor de<br />
planer. Loin de moi l’insulte au<br />
calembour ! Je l’honore dans la<br />
proportion de ses mérites ; rien de plus.<br />
Tout ce qu’il y a de plus auguste, de plus<br />
sublime et de plus charmant dans<br />
l’humanité, et peut-être hors de<br />
l’humanité, a fait des jeux de mots.<br />
Jésus-Christ a fait un calembour sur<br />
saint Pierre [112] , Moïse sur Isaac,<br />
Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur<br />
Octave. Et notez que ce calembour de
Cléopâtre a précédé la bataille<br />
d’Actium, et que, sans lui, personne ne<br />
se souviendrait de la ville de Toryne,<br />
nom grec qui signifie cuiller à pot. Cela<br />
concédé, je reviens à mon exhortation.<br />
Mes frères, je le répète, pas de zèle, pas<br />
de tohu-bohu, pas d’excès, même en<br />
pointes, gaîtés, liesses et jeux de mots.<br />
Écoutez-moi, j’ai la prudence<br />
d’Amphiaraüs [113] et la calvitie de César.<br />
Il faut une limite, même aux rébus. Est<br />
modus in rebus [114] . Il faut une limite,<br />
même aux dîners. Vous aimez les<br />
chaussons aux pommes, mesdames, n’en<br />
abusez pas. Il faut, même en chaussons,<br />
du bon sens et de l’art. La gloutonnerie<br />
châtie le glouton. Gula punit Gulax [115] .<br />
L’indigestion est chargée par le bon
Dieu de faire de la morale aux estomacs.<br />
Et, retenez ceci : chacune de nos<br />
passions, même l’amour, a un estomac<br />
qu’il ne faut pas trop remplir. En toute<br />
chose il faut écrire à temps le mot finis,<br />
il faut se contenir, quand cela devient<br />
urgent, tirer le verrou sur son appétit,<br />
mettre au violon sa fantaisie et se mener<br />
soi-même au poste. Le sage est celui qui<br />
sait à un moment donné opérer sa propre<br />
arrestation. Ayez quelque confiance en<br />
moi. Parce que j’ai fait un peu mon<br />
droit, à ce que me disent mes examens,<br />
parce que je sais la différence qu’il y a<br />
entre la question mue et la question<br />
pendante, parce que j’ai soutenu une<br />
thèse en latin sur la manière dont on<br />
donnait la torture à Rome au temps où
Munatius Demens était questeur du<br />
Parricide [116] , parce que je vais être<br />
docteur, à ce qu’il paraît, il ne s’ensuit<br />
pas de toute nécessité que je sois un<br />
imbécile. Je vous recommande la<br />
modération dans vos désirs. Vrai comme<br />
je m’appelle Félix Tholomyès, je parle<br />
bien. Heureux celui qui, lorsque l’heure<br />
a sonné, prend un parti héroïque, et<br />
abdique comme Sylla, ou Origène [117] !<br />
Favourite écoutait avec une attention<br />
profonde.<br />
– Félix [118] ! dit-elle, quel joli mot !<br />
j’aime ce nom-là. C’est en latin. Ça veut<br />
dire Prosper.<br />
Tholomyès poursuivit :<br />
– Quirites, gentlemen, Caballeros,<br />
mes amis ! voulez-vous ne sentir aucun
aiguillon et vous passer de lit nuptial et<br />
braver l’amour ? Rien de plus simple.<br />
Voici la recette : la limonade, l’exercice<br />
outré, le travail forcé, éreintez-vous,<br />
traînez des blocs, ne dormez pas,<br />
veillez, gorgez-vous de boissons<br />
nitreuses et de tisanes de nymphæas,<br />
savourez des émulsions de pavots et<br />
d’agnuscastus, assaisonnez-moi cela<br />
d’une diète sévère, crevez de faim, et<br />
joignez-y les bains froids, les ceintures<br />
d’herbes, l’application d’une plaque de<br />
plomb, les lotions avec la liqueur de<br />
Saturne et les fomentations avec<br />
l’oxycrat.<br />
– J’aime mieux une femme, dit<br />
Listolier.<br />
– La femme ! reprit Tholomyès,
méfiez-vous-en. Malheur à celui qui se<br />
livre au cœur changeant de la femme !<br />
La femme est perfide et tortueuse. Elle<br />
déteste le serpent par jalousie de métier.<br />
Le serpent, c’est la boutique en face.<br />
– Tholomyès, cria Blachevelle, tu es<br />
ivre !<br />
– Pardieu ! dit Tholomyès.<br />
– Alors sois gai, reprit Blachevelle.<br />
– J’y consens, répondit Tholomyès.<br />
Et, remplissant son verre, il se leva :<br />
– Gloire au vin ! Nunc te, Bacche,<br />
canam [119] ! Pardon, mesdemoiselles,<br />
c’est de l’espagnol. Et la preuve,<br />
señoras, la voici : tel peuple, telle<br />
futaille. L’arrobe de Castille contient<br />
seize litres, le cantaro d’Alicante douze,<br />
l’almude des Canaries vingt-cinq, le
cuartin des Baléares vingt-six, la botte<br />
du czar Pierre trente. Vive ce czar qui<br />
était grand, et vive sa botte qui était plus<br />
grande encore ! Mesdames, un conseil<br />
d’ami : trompez-vous de voisin, si bon<br />
vous semble. Le propre de l’amour,<br />
c’est d’errer [120] . L’amourette n’est pas<br />
faite pour s’accroupir et s’abrutir<br />
comme une servante anglaise qui a le<br />
calus du scrobage [121] aux genoux. Elle<br />
n’est pas faite pour cela, elle erre<br />
gaîment, la douce amourette ! On a dit :<br />
l’erreur est humaine ; moi je dis :<br />
l’erreur est amoureuse. Mesdames, je<br />
vous idolâtre toutes. Ô Zéphine, ô<br />
Joséphine, figure plus que chiffonnée,<br />
vous seriez charmante, si vous n’étiez de<br />
travers. Vous avez l’air d’un joli visage
sur lequel, par mégarde, on s’est assis.<br />
Quant à Favourite, ô nymphes et muses !<br />
un jour que Blachevelle passait le<br />
ruisseau de la rue Guérin-Boisseau, il<br />
vit une belle fille aux bas blancs et bien<br />
tirés qui montrait ses jambes. Ce<br />
prologue lui plut, et Blachevelle aima.<br />
Celle qu’il aima était Favourite. Ô<br />
Favourite, tu as des lèvres ioniennes. Il<br />
y avait un peintre grec, appelé<br />
Euphorion [122] , qu’on avait surnommé le<br />
peintre des lèvres. Ce Grec seul eût été<br />
digne de peindre ta bouche ! Écoute !<br />
avant toi, il n’y avait pas de créature<br />
digne de ce nom. Tu es faite pour<br />
recevoir la pomme comme Vénus ou<br />
pour la manger comme Ève. La beauté<br />
commence à toi. Je viens de parler
d’Ève, c’est toi qui l’as créée. Tu<br />
mérites le brevet d’invention de la jolie<br />
femme. Ô Favourite, je cesse de vous<br />
tutoyer, parce que je passe de la poésie<br />
à la prose. Vous parliez de mon nom tout<br />
à l’heure. Cela m’a attendri ; mais, qui<br />
que nous soyons, méfions-nous des<br />
noms. Ils peuvent se tromper. Je me<br />
nomme Félix et ne suis pas heureux. Les<br />
mots sont des menteurs. N’acceptons pas<br />
aveuglément les indications qu’ils nous<br />
donnent. Ce serait une erreur d’écrire à<br />
Liège pour avoir des bouchons et à Pau<br />
pour avoir des gants. Miss Dahlia, à<br />
votre place, je m’appellerais Rosa. Il<br />
faut que la fleur sente bon et que la<br />
femme ait de l’esprit. Je ne dis rien de<br />
Fantine, c’est une songeuse, une rêveuse,
une pensive, une sensitive ; c’est un<br />
fantôme ayant la forme d’une nymphe et<br />
la pudeur d’une nonne, qui se fourvoie<br />
dans la vie de grisette, mais qui se<br />
réfugie dans les illusions, et qui chante,<br />
et qui prie, et qui regarde l’azur sans<br />
trop savoir ce qu’elle voit ni ce qu’elle<br />
fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un<br />
jardin où il y a plus d’oiseaux qu’il n’en<br />
existe ! Ô Fantine, sache ceci : moi<br />
Tholomyès, je suis une illusion ; mais<br />
elle ne m’entend même pas, la blonde<br />
fille des chimères ! Du reste, tout en elle<br />
est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce<br />
clarté matinale. Ô Fantine, fille digne de<br />
vous appeler marguerite [123] ou perle,<br />
vous êtes une femme du plus bel orient.<br />
Mesdames, un deuxième conseil : ne
vous mariez point ; le mariage est une<br />
greffe ; cela prend bien ou mal ; fuyez ce<br />
risque. Mais, bah ! qu’est-ce que je<br />
chante là ? Je perds mes paroles. Les<br />
filles sont incurables sur l’épousaille ; et<br />
tout ce que nous pouvons dire, nous<br />
autres sages, n’empêchera point les<br />
giletières et les piqueuses de bottines de<br />
rêver des maris enrichis de diamants.<br />
Enfin, soit ; mais, belles, retenez ceci :<br />
vous mangez trop de sucre. Vous n’avez<br />
qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter<br />
du sucre. Ô sexe rongeur, tes jolies<br />
petites dents blanches adorent le sucre.<br />
Or, écoutez bien, le sucre est un sel.<br />
Tout sel est desséchant. Le sucre est le<br />
plus desséchant de tous les sels. Il<br />
pompe à travers les veines les liquides
du sang ; de là la coagulation, puis la<br />
solidification du sang ; de là les<br />
tubercules dans le poumon ; de là la<br />
mort. Et c’est pourquoi le diabète<br />
confine à la phthisie. Donc ne croquez<br />
pas de sucre, et vous vivrez ! Je me<br />
tourne vers les hommes. Messieurs,<br />
faites des conquêtes. Pillez-vous les uns<br />
aux autres sans remords vos bienaimées.<br />
Chassez-croisez. En amour, il<br />
n’y a pas d’amis. Partout où il y a une<br />
jolie femme l’hostilité est ouverte. Pas<br />
de quartier, guerre à outrance ! Une jolie<br />
femme est un casus belli ; une jolie<br />
femme est un flagrant délit [124] . Toutes<br />
les invasions de l’histoire sont<br />
déterminées par des cotillons. La femme<br />
est le droit de l’homme. Romulus a
enlevé les Sabines [125] , Guillaume a<br />
enlevé les Saxonnes, César a enlevé les<br />
Romaines. L’homme qui n’est pas aimé<br />
plane comme un vautour sur les amantes<br />
d’autrui ; et quant à moi, à tous ces<br />
infortunés qui sont veufs, je jette la<br />
proclamation sublime de Bonaparte à<br />
l’armée d’Italie : « Soldats, vous<br />
manquez de tout. L’ennemi en a. »<br />
Tholomyès s’interrompit.<br />
– Souffle, Tholomyès, dit<br />
Blachevelle.<br />
En même temps, Blachevelle, appuyé<br />
de Listolier et de Fameuil, entonna sur<br />
un air de complainte une de ces<br />
chansons d’atelier composées des<br />
premiers mots venus, rimées richement<br />
et pas du tout, vides de sens comme le
geste de l’arbre et le bruit du vent, qui<br />
naissent de la vapeur des pipes et se<br />
dissipent et s’envolent avec elle. Voici<br />
par quel couplet le groupe donna la<br />
réplique à la harangue de Tholomyès :<br />
Les pères dindons donnèrent<br />
De l’argent à un agent<br />
Pour que mons Clermont-Tonnerre<br />
Fût fait pape à la Saint-Jean ;<br />
Mais Clermont ne put pas être<br />
Fait pape, n’étant pas prêtre ;<br />
Alors leur agent rageant<br />
Leur rapporta leur argent.<br />
Ceci n’était pas fait pour calmer<br />
l’improvisation de Tholomyès ; il vida<br />
son verre, le remplit, et recommença.<br />
– À bas la sagesse ! oubliez tout ce<br />
que j’ai dit. Ne soyons ni prudes, ni
prudents, ni prud’hommes. Je porte un<br />
toast à l’allégresse ; soyons allègres !<br />
Complétons notre cours de droit par la<br />
folie et la nourriture. Indigestion et<br />
digeste [126] . Que Justinien soit le mâle et<br />
que Ripaille soit la femelle ! Joie dans<br />
les profondeurs ! Vis, ô création ! Le<br />
monde est un gros diamant ! Je suis<br />
heureux. Les oiseaux sont étonnants.<br />
Quelle fête partout ! Le rossignol est un<br />
Elleviou [127] gratis. Été, je te salue. Ô<br />
Luxembourg, ô Géorgiques de la rue<br />
Madame et de l’allée de<br />
l’Observatoire ! Ô pioupious rêveurs ! ô<br />
toutes ces bonnes charmantes qui, tout en<br />
gardant des enfants, s’amusent à en<br />
ébaucher ! Les pampas de l’Amérique<br />
me plairaient, si je n’avais les arcades
de l’Odéon. Mon âme s’envole dans les<br />
forêts vierges et dans les savanes. Tout<br />
est beau. Les mouches bourdonnent dans<br />
les rayons. Le soleil a éternué le colibri.<br />
Embrasse-moi, Fantine !<br />
Il se trompa, et embrassa Favourite.
8<br />
Chapitre<br />
Mort d’un cheval<br />
[128] – On dîne mieux chez Edon [129] que<br />
chez Bombarda, s’écria Zéphine.<br />
– Je préfère Bombarda à Edon,<br />
déclara Blachevelle. Il a plus de luxe.<br />
C’est plus asiatique. Voyez la salle d’en<br />
bas. Il y a des glaces sur les murs.<br />
– J’en aime mieux dans mon assiette,<br />
dit Favourite.<br />
Blachevelle insista :
– Regardez les couteaux. Les manches<br />
sont en argent chez Bombarda, et en os<br />
chez Edon. Or, l’argent est plus précieux<br />
que l’os.<br />
– Excepté pour ceux qui ont un menton<br />
d’argent, observa Tholomyès.<br />
Il regardait en cet instant-là le dôme<br />
des Invalides, visible des fenêtres de<br />
Bombarda.<br />
Il y eut une pause.<br />
– Tholomyès, cria Fameuil, tout à<br />
l’heure, Listolier et moi, nous avions une<br />
discussion.<br />
– Une discussion est bonne, répondit<br />
Tholomyès, une querelle vaut mieux.<br />
– Nous disputions philosophie.<br />
– Soit.<br />
– Lequel préfères-tu de Descartes ou
de Spinosa ?<br />
– Désaugiers, dit Tholomyès.<br />
Cet arrêt rendu, il but et reprit :<br />
– Je consens à vivre. Tout n’est pas<br />
fini sur la terre, puisqu’on peut encore<br />
déraisonner. J’en rends grâces aux dieux<br />
immortels. On ment, mais on rit. On<br />
affirme, mais on doute. L’inattendu<br />
jaillit du syllogisme. C’est beau. Il est<br />
encore ici-bas des humains qui savent<br />
joyeusement ouvrir et fermer la boîte à<br />
surprises du paradoxe. Ceci, mesdames,<br />
que vous buvez d’un air tranquille, est<br />
du vin de Madère, sachez-le, du cru de<br />
Coural das Freiras qui est à trois cent<br />
dix-sept toises au-dessus du niveau de la<br />
mer ! Attention en buvant ! trois cent<br />
dix-sept toises ! et monsieur Bombarda,
le magnifique restaurateur, vous donne<br />
ces trois cent dix-sept toises pour quatre<br />
francs cinquante centimes !<br />
Fameuil interrompit de nouveau :<br />
– Tholomyès, tes opinions font loi.<br />
Quel est ton auteur favori ?<br />
– Ber…<br />
– Quin ?<br />
– Non. Choux.<br />
Et Tholomyès poursuivit :<br />
– Honneur à Bombarda ! il égalerait<br />
Munophis d’Elephanta s’il pouvait me<br />
cueillir une almée, et Thygélion de<br />
Chéronée s’il pouvait m’apporter une<br />
hétaïre ! car, ô mesdames, il y avait des<br />
Bombarda en Grèce et en Égypte. C’est<br />
Apulée [130] qui nous l’apprend. Hélas !<br />
toujours les mêmes choses et rien de
nouveau. Plus rien d’inédit dans la<br />
création du créateur ! Nil sub sole<br />
novum [131] , dit Salomon ; amor omnibus<br />
idem [132] , dit Virgile ; et Carabine monte<br />
avec Carabin dans la galiote de Saint-<br />
Cloud, comme Aspasie s’embarquait<br />
avec Périclès sur la flotte de Samos. Un<br />
dernier mot. Savez-vous ce que c’était<br />
qu’Aspasie, mesdames ? Quoiqu’elle<br />
vécût dans un temps où les femmes<br />
n’avaient pas encore d’âme, c’était une<br />
âme ; une âme d’une nuance rose et<br />
pourpre, plus embrasée que le feu, plus<br />
franche que l’aurore. Aspasie était une<br />
créature en qui se touchaient les deux<br />
extrêmes de la femme ; c’était la<br />
prostituée déesse. Socrate, plus Manon<br />
Lescaut. Aspasie fut créée pour le cas
où il faudrait une catin à Prométhée.<br />
Tholomyès, lancé, se serait<br />
difficilement arrêté, si un cheval ne se<br />
fût abattu sur le quai en cet instant-là<br />
même. Du choc, la charrette et l’orateur<br />
restèrent court. C’était une jument<br />
beauceronne, vieille et maigre et digne<br />
de l’équarrisseur [133] , qui traînait une<br />
charrette fort lourde. Parvenue devant<br />
Bombarda, la bête, épuisée et accablée,<br />
avait refusé d’aller plus loin. Cet<br />
incident avait fait de la foule. À peine le<br />
charretier, jurant et indigné, avait-il eu<br />
le temps de prononcer avec l’énergie<br />
convenable le mot sacramentel : mâtin !<br />
appuyé d’un implacable coup de fouet,<br />
que la haridelle était tombée pour ne<br />
plus se relever. Au brouhaha des
passants, les gais auditeurs de<br />
Tholomyès tournèrent la tête, et<br />
Tholomyès en profita pour clore son<br />
allocution par cette strophe<br />
mélancolique :<br />
Elle était de ce monde où coucous et<br />
carrosses<br />
Ont le même destin,<br />
Et, rosse, elle a vécu ce que vivent<br />
les rosses,<br />
L’espace d’un : mâtin [134] !<br />
– Pauvre cheval, soupira Fantine.<br />
Et Dahlia s’écria :<br />
– Voilà Fantine qui va se mettre à<br />
plaindre les chevaux ! Peut-on être<br />
fichue bête comme ça !<br />
En ce moment, Favourite, croisant les<br />
bras et renversant la tête en arrière,
egarda résolûment Tholomyès et dit :<br />
– Ah çà ! et la surprise ?<br />
– Justement. L’instant est arrivé,<br />
répondit Tholomyès. Messieurs, l’heure<br />
de surprendre ces dames a sonné.<br />
Mesdames, attendez-nous un moment.<br />
– Cela commence par un baiser, dit<br />
Blachevelle.<br />
– Sur le front, ajouta Tholomyès.<br />
Chacun déposa gravement un baiser<br />
sur le front de sa maîtresse ; puis ils se<br />
dirigèrent vers la porte tous les quatre à<br />
la file, en mettant leur doigt sur la<br />
bouche.<br />
Favourite battit des mains à leur<br />
sortie.<br />
– C’est déjà amusant, dit-elle.<br />
– Ne soyez pas trop longtemps,
murmura Fantine. Nous vous attendons.
9<br />
Chapitre<br />
Fin joyeuse de la joie<br />
Les jeunes filles, restées seules,<br />
s’accoudèrent deux à deux sur l’appui<br />
des fenêtres, jasant, penchant leur tête et<br />
se parlant d’une croisée à l’autre.<br />
Elles virent les jeunes gens sortir du<br />
cabaret Bombarda bras dessus bras<br />
dessous ; ils se retournèrent, leur firent<br />
des signes en riant, et disparurent dans<br />
cette poudreuse cohue du dimanche qui
envahit hebdomadairement les Champs-<br />
Élysées.<br />
– Ne soyez pas longtemps ! cria<br />
Fantine.<br />
– Que vont-ils nous rapporter ? dit<br />
Zéphine.<br />
– Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia.<br />
– Moi, reprit Favourite, je veux que<br />
ce soit en or.<br />
Elles furent bientôt distraites par le<br />
mouvement du bord de l’eau qu’elles<br />
distinguaient dans les branches des<br />
grands arbres et qui les divertissait fort.<br />
C’était l’heure du départ des mallesposte<br />
et des diligences. Presque toutes<br />
les messageries du midi et de l’ouest<br />
passaient alors par les Champs-Élysées.<br />
La plupart suivaient le quai et sortaient
par la barrière de Passy. De minute en<br />
minute, quelque grosse voiture peinte en<br />
jaune et en noir, pesamment chargée,<br />
bruyamment attelée, difforme à force de<br />
malles, de bâches et de valises, pleine<br />
de têtes tout de suite disparues, broyant<br />
la chaussée, changeant tous les pavés en<br />
briquets, se ruait à travers la foule avec<br />
toutes les étincelles d’une forge, de la<br />
poussière pour fumée, et un air de furie.<br />
Ce vacarme réjouissait les jeunes filles.<br />
Favourite s’exclamait :<br />
– Quel tapage ! on dirait des tas de<br />
chaînes qui s’envolent.<br />
Il arriva une fois qu’une de ces<br />
voitures qu’on distinguait difficilement<br />
dans l’épaisseur des ormes, s’arrêta un<br />
moment, puis repartit au galop. Cela
étonna Fantine.<br />
– C’est particulier ! dit-elle. Je<br />
croyais que la diligence ne s’arrêtait<br />
jamais.<br />
Favourite haussa les épaules.<br />
– Cette Fantine est surprenante. Je<br />
viens la voir par curiosité. Elle s’éblouit<br />
des choses les plus simples. Une<br />
supposition ; je suis un voyageur, je dis<br />
à la diligence : je vais en avant, vous me<br />
prendrez sur le quai en passant. La<br />
diligence passe, me voit, s’arrête, et me<br />
prend. Cela se fait tous les jours. Tu ne<br />
connais pas la vie, ma chère.<br />
Un certain temps s’écoula ainsi. Tout<br />
à coup Favourite eut le mouvement de<br />
quelqu’un qui se réveille.<br />
– Eh bien, fit-elle, et la surprise ?
– À propos, oui, reprit Dahlia, la<br />
fameuse surprise ?<br />
– Ils sont bien longtemps ! dit Fantine.<br />
Comme Fantine achevait ce soupir, le<br />
garçon qui avait servi le dîner entra. Il<br />
tenait à la main quelque chose qui<br />
ressemblait à une lettre.<br />
– Qu’est-ce que cela ? demanda<br />
Favourite.<br />
Le garçon répondit :<br />
– C’est un papier que ces messieurs<br />
ont laissé pour ces dames.<br />
– Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout<br />
de suite ?<br />
– Parce que ces messieurs, reprit le<br />
garçon, ont commandé de ne le remettre<br />
à ces dames qu’au bout d’une heure.<br />
Favourite arracha le papier des mains
du garçon. C’était une lettre en effet.<br />
– Tiens ! dit-elle. Il n’y a pas<br />
d’adresse. Mais voici ce qui est écrit<br />
dessus :<br />
CECI EST LA SURPRISE.<br />
Elle décacheta vivement la lettre,<br />
l’ouvrit et lut (elle savait lire) :<br />
« Ô nos amantes !<br />
« Sachez que nous avons des parents.<br />
Des parents, vous ne connaissez pas<br />
beaucoup ça. Ça s’appelle des pères et<br />
mères dans le code civil, puéril et<br />
honnête. Or, ces parents gémissent, ces<br />
vieillards nous réclament, ces bons<br />
hommes et ces bonnes femmes nous<br />
appellent enfants prodigues, ils<br />
souhaitent nos retours, et nous offrent de<br />
tuer des veaux. Nous leur obéissons,
étant vertueux. À l’heure où vous lirez<br />
ceci, cinq chevaux fougueux nous<br />
rapporteront à nos papas et à nos<br />
mamans. Nous fichons le camp, comme<br />
dit Bossuet. Nous partons, nous sommes<br />
partis. Nous fuyons dans les bras de<br />
Laffitte et sur les ailes de Caillard. La<br />
diligence de Toulouse nous arrache à<br />
l’abîme, et l’abîme c’est vous, ô nos<br />
belles petites ! Nous rentrons dans la<br />
société, dans le devoir et dans l’ordre,<br />
au grand trot, à raison de trois lieues à<br />
l’heure. Il importe à la patrie que nous<br />
soyons, comme tout le monde, préfets,<br />
pères de famille, gardes champêtres et<br />
conseillers d’État. Vénérez-nous. Nous<br />
nous sacrifions. Pleurez-nous<br />
rapidement et remplacez-nous vite. Si
cette lettre vous déchire, rendez-le-lui.<br />
Adieu.<br />
« Pendant près de deux ans, nous vous<br />
avons rendues heureuses. Ne nous en<br />
gardez pas rancune.<br />
« Signé : BLACHEVELLE.<br />
« FAMEUIL.<br />
« LISTOLIER.<br />
« FÉLIX THOLOMYÈS<br />
« POST-SCRIPTUM. Le dîner est<br />
payé. »<br />
Les quatre jeunes filles se<br />
regardèrent.<br />
Favourite rompit la première le<br />
silence.<br />
– Eh bien ! s’écria-t-elle, c’est tout de<br />
même une bonne farce.<br />
– C’est très drôle, dit Zéphine.
– Ce doit être Blachevelle qui a eu<br />
cette idée-là, reprit Favourite. Ça me<br />
rend amoureuse de lui. Sitôt parti, sitôt<br />
aimé. Voilà l’histoire.<br />
– Non, dit Dahlia, c’est une idée à<br />
Tholomyès. Ça se reconnaît.<br />
– En ce cas, reprit Favourite, mort à<br />
Blachevelle et vive Tholomyès !<br />
– Vive Tholomyès ! crièrent Dahlia et<br />
Zéphine.<br />
Et elles éclatèrent de rire.<br />
Fantine rit comme les autres.<br />
Une heure après, quand elle fut<br />
rentrée dans sa chambre, elle pleura.<br />
C’était, nous l’avons dit, son premier<br />
amour ; elle s’était donnée à ce<br />
Tholomyès comme à un mari, et la<br />
pauvre fille avait un enfant.
Partie 4<br />
Confier, c’est<br />
quelquefois livrer
1<br />
Chapitre<br />
Une mère qui en<br />
rencontre une autre<br />
Il y avait, dans le premier quart de ce<br />
siècle, à Montfermeil [135] , près de Paris,<br />
une façon de gargote qui n’existe plus<br />
aujourd’hui. Cette gargote était tenue par<br />
des gens appelés Thénardier, mari et<br />
femme. Elle était située dans la ruelle du<br />
Boulanger. On voyait au-dessus de la
porte une planche clouée à plat sur le<br />
mur. Sur cette planche était peint<br />
quelque chose qui ressemblait à un<br />
homme portant sur son dos un autre<br />
homme, lequel avait de grosses<br />
épaulettes de général dorées avec de<br />
larges étoiles argentées ; des taches<br />
rouges figuraient du sang ; le reste du<br />
tableau était de la fumée et représentait<br />
probablement une bataille. Au bas on<br />
lisait cette inscription : Au Sergent de<br />
Waterloo.<br />
Rien n’est plus ordinaire qu’un<br />
tombereau ou une charrette à la porte<br />
d’une auberge. Cependant le véhicule<br />
ou, pour mieux dire, le fragment de<br />
véhicule qui encombrait la rue devant la<br />
gargote du Sergent de Waterloo, un soir
du printemps de 1818, eût certainement<br />
attiré par sa masse l’attention d’un<br />
peintre qui eût passé là.<br />
C’était l’avant-train d’un de ces<br />
fardiers [136] , usités dans les pays de<br />
forêts, et qui servent à charrier des<br />
madriers et des troncs d’arbres. Cet<br />
avant-train se composait d’un massif<br />
essieu de fer à pivot où s’emboîtait un<br />
lourd timon, et que supportaient deux<br />
roues démesurées. Tout cet ensemble<br />
était trapu, écrasant et difforme. On eût<br />
dit l’affût d’un canon géant. Les ornières<br />
avaient donné aux roues, aux jantes, aux<br />
moyeux, à l’essieu et au timon, une<br />
couche de vase, hideux badigeonnage<br />
jaunâtre assez semblable à celui dont on<br />
orne volontiers les cathédrales. Le bois
disparaissait sous la boue et le fer sous<br />
la rouille. Sous l’essieu pendait en<br />
draperie une grosse chaîne digne de<br />
Goliath forçat. Cette chaîne faisait<br />
songer, non aux poutres qu’elle avait<br />
fonction de transporter, mais aux<br />
mastodontes et aux mammons qu’elle eût<br />
pu atteler ; elle avait un air de bagne,<br />
mais de bagne cyclopéen et surhumain,<br />
et elle semblait détachée de quelque<br />
monstre. Homère y eût lié Polyphème et<br />
Shakespeare Caliban.<br />
Pourquoi cet avant-train de fardier<br />
était-il à cette place dans la rue ?<br />
D’abord, pour encombrer la rue ; ensuite<br />
pour achever de se rouiller. Il y a dans<br />
le vieil ordre social une foule<br />
d’institutions qu’on trouve de la sorte
sur son passage en plein air et qui n’ont<br />
pas pour être là d’autres raisons.<br />
Le centre de la chaîne pendait sous<br />
l’essieu assez près de terre, et sur la<br />
courbure, comme sur la corde d’une<br />
balançoire, étaient assises et groupées,<br />
ce soir-là, dans un entrelacement exquis,<br />
deux petites filles, l’une d’environ deux<br />
ans et demi, l’autre de dix-huit mois, la<br />
plus petite dans les bras de la plus<br />
grande. Un mouchoir savamment noué<br />
les empêchait de tomber. Une mère avait<br />
vu cette effroyable chaîne, et avait dit :<br />
Tiens ! voilà un joujou pour mes enfants.<br />
Les deux enfants, du reste<br />
gracieusement attifées, et avec quelque<br />
recherche, rayonnaient ; on eût dit deux<br />
roses dans de la ferraille ; leurs yeux
étaient un triomphe ; leurs fraîches joues<br />
riaient. L’une était châtain, l’autre était<br />
brune. Leurs naïfs visages étaient deux<br />
étonnements ravis ; un buisson fleuri qui<br />
était près de là envoyait aux passants<br />
des parfums qui semblaient venir<br />
d’elles ; celle de dix-huit mois montrait<br />
son gentil ventre nu avec cette chaste<br />
indécence de la petitesse. Au-dessus et<br />
autour de ces deux têtes délicates,<br />
pétries dans le bonheur et trempées dans<br />
la lumière, le gigantesque avant-train,<br />
noir de rouille, presque terrible, tout<br />
enchevêtré de courbes et d’angles<br />
farouches, s’arrondissait comme un<br />
porche de caverne. À quelques pas,<br />
accroupie sur le seuil de l’auberge, la<br />
mère, femme d’un aspect peu avenant du
este, mais touchante en ce moment-là,<br />
balançait les deux enfants au moyen<br />
d’une longue ficelle, les couvant des<br />
yeux de peur d’accident avec cette<br />
expression animale et céleste propre à la<br />
maternité ; à chaque va-et-vient, les<br />
hideux anneaux jetaient un bruit strident<br />
qui ressemblait à un cri de colère ; les<br />
petites filles s’extasiaient, le soleil<br />
couchant se mêlait à cette joie, et rien<br />
n’était charmant comme ce caprice du<br />
hasard, qui avait fait d’une chaîne de<br />
titans une escarpolette de chérubins.<br />
Tout en berçant ses deux petites, la<br />
mère chantonnait d’une voix fausse une<br />
romance alors célèbre :<br />
Il le faut, disait un guerrier…<br />
Sa chanson et la contemplation de ses
filles l’empêchaient d’entendre et de<br />
voir ce qui se passait dans la rue.<br />
Cependant quelqu’un s’était approché<br />
d’elle, comme elle commençait le<br />
premier couplet de la romance, et tout à<br />
coup elle entendit une voix qui disait<br />
très près de son oreille :<br />
– Vous avez là deux jolis enfants,<br />
madame.<br />
– À la belle et tendre Imogine [137] .<br />
répondit la mère, continuant sa<br />
romance, puis elle tourna la tête.<br />
Une femme était devant elle, à<br />
quelques pas. Cette femme, elle aussi,<br />
avait un enfant qu’elle portait dans ses<br />
bras.<br />
Elle portait en outre un assez gros sac<br />
de nuit qui semblait fort lourd.
L’enfant de cette femme était un des<br />
plus divins êtres qu’on pût voir. C’était<br />
une fille de deux à trois ans. Elle eût pu<br />
jouter avec les deux autres pour la<br />
coquetterie de l’ajustement ; elle avait<br />
un bavolet de linge fin, des rubans à sa<br />
brassière et de la valenciennes à son<br />
bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait<br />
voir sa cuisse blanche, potelée et ferme.<br />
Elle était admirablement rose et bien<br />
portante. La belle petite donnait envie de<br />
mordre dans les pommes de ses joues.<br />
On ne pouvait rien dire de ses yeux,<br />
sinon qu’ils devaient être très grands et<br />
qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle<br />
dormait.<br />
Elle dormait de ce sommeil d’absolue<br />
confiance propre à son âge. Les bras des
mères sont faits de tendresse ; les<br />
enfants y dorment profondément.<br />
Quant à la mère, l’aspect en était<br />
pauvre et triste. Elle avait la mise d’une<br />
ouvrière qui tend à redevenir paysanne.<br />
Elle était jeune. Était-elle belle ? peutêtre<br />
; mais avec cette mise il n’y<br />
paraissait pas. Ses cheveux, d’où<br />
s’échappait une mèche blonde,<br />
semblaient fort épais, mais<br />
disparaissaient sévèrement sous une<br />
coiffe de béguine, laide, serrée, étroite,<br />
et nouée au menton. Le rire montre les<br />
belles dents quand on en a ; mais elle ne<br />
riait point. Ses yeux ne semblaient pas<br />
être secs depuis très longtemps. Elle<br />
était pâle ; elle avait l’air très lasse et un<br />
peu malade ; elle regardait sa fille
endormie dans ses bras avec cet air<br />
particulier d’une mère qui a nourri son<br />
enfant. Un large mouchoir bleu, comme<br />
ceux où se mouchent les invalides, plié<br />
en fichu, masquait lourdement sa taille.<br />
Elle avait les mains hâlées et toutes<br />
piquées de taches de rousseur, l’index<br />
durci et déchiqueté par l’aiguille, une<br />
mante brune de laine bourrue, une robe<br />
de toile et de gros souliers. C’était<br />
Fantine.<br />
C’était Fantine. Difficile à<br />
reconnaître. Pourtant, à l’examiner<br />
attentivement, elle avait toujours sa<br />
beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un<br />
commencement d’ironie, ridait sa joue<br />
droite. Quant à sa toilette, cette aérienne<br />
toilette de mousseline et de rubans qui
semblait faite avec de la gaîté, de la<br />
folie et de la musique, pleine de grelots<br />
et parfumée de lilas, elle s’était<br />
évanouie comme ces beaux givres<br />
éclatants qu’on prend pour des diamants<br />
au soleil ; ils fondent et laissent la<br />
branche toute noire.<br />
Dix mois s’étaient écoulés depuis « la<br />
bonne farce ».<br />
Que s’était-il passé pendant ces dix<br />
mois ? on le devine.<br />
Après l’abandon, la gêne. Fantine<br />
avait tout de suite perdu de vue<br />
Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien,<br />
brisé du côté des hommes, s’était défait<br />
du côté des femmes ; on les eût bien<br />
étonnées, quinze jours après, si on leur<br />
eût dit qu’elles étaient amies ; cela
n’avait plus de raison d’être. Fantine<br />
était restée seule. Le père de son enfant<br />
parti, – hélas ! ces ruptures-là sont<br />
irrévocables, – elle se trouva<br />
absolument isolée, avec l’habitude du<br />
travail de moins et le goût du plaisir de<br />
plus. Entraînée par sa liaison avec<br />
Tholomyès à dédaigner le petit métier<br />
qu’elle savait, elle avait négligé ses<br />
débouchés ; ils s’étaient fermés. Nulle<br />
ressource. Fantine savait à peine lire et<br />
ne savait pas écrire ; on lui avait<br />
seulement appris dans son enfance à<br />
signer son nom ; elle avait fait écrire par<br />
un écrivain public une lettre à<br />
Tholomyès, puis une seconde, puis une<br />
troisième. Tholomyès n’avait répondu à<br />
aucune. Un jour, Fantine entendit des
commères dire en regardant sa fille :<br />
– Est-ce qu’on prend ces enfants-là au<br />
sérieux ? on hausse les épaules de ces<br />
enfants-là !<br />
Alors elle songea à Tholomyès qui<br />
haussait les épaules de son enfant et qui<br />
ne prenait pas cet être innocent au<br />
sérieux ; et son cœur devint sombre à<br />
l’endroit de cet homme. Quel parti<br />
prendre pourtant ? Elle ne savait plus à<br />
qui s’adresser. Elle avait commis une<br />
faute, mais le fond de sa nature, on s’en<br />
souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit<br />
vaguement qu’elle était à la veille de<br />
tomber dans la détresse, et de glisser<br />
dans le pire. Il fallait du courage ; elle<br />
en eut, et se roidit. L’idée lui vint de<br />
retourner dans sa ville natale, à
Montreuil-sur-mer. Là quelqu’un peutêtre<br />
la connaîtrait et lui donnerait du<br />
travail. Oui ; mais il faudrait cacher sa<br />
faute. Et elle entrevoyait confusément la<br />
nécessité possible d’une séparation plus<br />
douloureuse encore que la première. Son<br />
cœur se serra, mais elle prit sa<br />
résolution. Fantine, on le verra, avait la<br />
farouche bravoure de la vie.<br />
Elle avait déjà vaillamment renoncé à<br />
la parure, s’était vêtue de toile, et avait<br />
mis toute sa soie, tous ses chiffons, tous<br />
ses rubans et toutes ses dentelles sur sa<br />
fille, seule vanité qui lui restât, et sainte<br />
celle-là. Elle vendit tout ce qu’elle<br />
avait, ce qui lui produisit deux cents<br />
francs ; ses petites dettes payées, elle<br />
n’eut plus que quatrevingts francs
environ. À vingt-deux ans, par une belle<br />
matinée de printemps, elle quittait Paris,<br />
emportant son enfant sur son dos.<br />
Quelqu’un qui les eût vues passer toutes<br />
les deux eût pitié. Cette femme n’avait<br />
au monde que cet enfant, et cet enfant<br />
n’avait au monde que cette femme.<br />
Fantine avait nourri sa fille ; cela lui<br />
avait fatigué la poitrine, et elle toussait<br />
un peu.<br />
Nous n’aurons plus occasion de<br />
parler de M. Félix Tholomyès. Bornonsnous<br />
à dire que, vingt ans plus tard, sous<br />
le roi Louis-Philippe, c’était un gros<br />
avoué de province, influent et riche,<br />
électeur sage et juré très sévère ;<br />
toujours homme de plaisir [138] .<br />
Vers le milieu du jour, après avoir,
pour se reposer, cheminé de temps en<br />
temps, moyennant trois ou quatre sous<br />
par lieue, dans ce qu’on appelait alors<br />
les Petites Voitures des Environs de<br />
Paris, Fantine se trouvait à Montfermeil,<br />
dans la ruelle du Boulanger.<br />
Comme elle passait devant l’auberge<br />
Thénardier, les deux petites filles,<br />
enchantées sur leur escarpolette monstre,<br />
avaient été pour elle une sorte<br />
d’éblouissement, et elle s’était arrêtée<br />
devant cette vision de joie.<br />
Il y a des charmes. Ces deux petites<br />
filles en furent un pour cette mère.<br />
Elle les considérait, toute émue. La<br />
présence des anges est une annonce de<br />
paradis. Elle crut voir au dessus de cette<br />
auberge le mystérieux ICI de la
providence. Ces deux petites étaient si<br />
évidemment heureuses ! Elle les<br />
regardait, elle les admirait, tellement<br />
attendrie qu’au moment où la mère<br />
reprenait haleine entre deux vers de sa<br />
chanson, elle ne put s’empêcher de lui<br />
dire ce mot qu’on vient de lire :<br />
– Vous avez là deux jolis enfants,<br />
madame.<br />
Les créatures les plus féroces sont<br />
désarmées par la caresse à leurs petits.<br />
La mère leva la tête et remercia, et fit<br />
asseoir la passante sur le banc de la<br />
porte, elle-même étant sur le seuil. Les<br />
deux femmes causèrent.<br />
– Je m’appelle madame Thénardier,<br />
dit la mère des deux petites. Nous tenons<br />
cette auberge.
Puis, toujours à sa romance, elle<br />
reprit entre ses dents :<br />
Il le faut, je suis chevalier,<br />
Et je pars pour la Palestine.<br />
Cette madame Thénardier [139] était une<br />
femme rousse, charnue, anguleuse ; le<br />
type femme-à-soldat dans toute sa<br />
disgrâce. Et, chose bizarre, avec un air<br />
penché qu’elle devait à des lectures<br />
romanesques. C’était une minaudière<br />
hommasse. De vieux romans qui se sont<br />
éraillés sur des imaginations de<br />
gargotières ont de ces effets-là. Elle<br />
était jeune encore ; elle avait à peine<br />
trente ans. Si cette femme, qui était<br />
accroupie, se fût tenue droite, peut-être<br />
sa haute taille et sa carrure de colosse<br />
ambulant propre aux foires, eussent-
elles dès l’abord effarouché la<br />
voyageuse, troublé sa confiance, et fait<br />
évanouir ce que nous avons à raconter.<br />
Une personne qui est assise au lieu<br />
d’être debout, les destinées tiennent à<br />
cela.<br />
La voyageuse raconta son histoire, un<br />
peu modifiée :<br />
Qu’elle était ouvrière ; que son mari<br />
était mort ; que le travail lui manquait à<br />
Paris, et qu’elle allait en chercher<br />
ailleurs ; dans son pays ; qu’elle avait<br />
quitté Paris, le matin même, à pied ; que,<br />
comme elle portait son enfant, se sentant<br />
fatiguée, et ayant rencontré la voiture de<br />
Villemomble, elle y était montée ; que<br />
de Villemomble elle était venue à<br />
Montfermeil à pied, que la petite avait
un peu marché, mais pas beaucoup, c’est<br />
si jeune, et qu’il avait fallu la prendre, et<br />
que le bijou s’était endormi.<br />
Et sur ce mot elle donna à sa fille un<br />
baiser passionné qui la réveilla.<br />
L’enfant ouvrit les yeux, de grands yeux<br />
bleus comme ceux de sa mère, et<br />
regarda, quoi ? rien, tout, avec cet air<br />
sérieux et quelquefois sévère des petits<br />
enfants, qui est un mystère de leur<br />
lumineuse innocence devant nos<br />
crépuscules de vertus. On dirait qu’ils<br />
se sentent anges et qu’ils nous savent<br />
hommes. Puis l’enfant se mit à rire, et,<br />
quoique la mère la retint, glissa à terre<br />
avec l’indomptable énergie d’un petit<br />
être qui veut courir. Tout à coup elle<br />
aperçut les deux autres sur leur
alançoire, s’arrêta court, et tira la<br />
langue, signe d’admiration.<br />
La mère Thénardier détacha ses filles,<br />
les fit descendre de l’escarpolette, et<br />
dit :<br />
– Amusez-vous toutes les trois.<br />
Ces âges-là s’apprivoisent vite, et au<br />
bout d’une minute les petites Thénardier<br />
jouaient avec la nouvelle venue à faire<br />
des trous dans la terre, plaisir immense.<br />
Cette nouvelle venue était très gaie ;<br />
la bonté de la mère est écrite dans la<br />
gaîté du marmot ; elle avait pris un brin<br />
de bois qui lui servait de pelle, et elle<br />
creusait énergiquement une fosse bonne<br />
pour une mouche. Ce que fait le<br />
fossoyeur devient riant, fait par l’enfant.<br />
Les deux femmes continuaient de
causer.<br />
– Comment s’appelle votre mioche ?<br />
– Cosette.<br />
Cosette, lisez Euphrasie. La petite se<br />
nommait Euphrasie. Mais d’Euphrasie la<br />
mère avait fait Cosette, par ce doux et<br />
gracieux instinct des mères et du peuple<br />
qui change Josefa en Pepita [140] et<br />
Françoise en Sillette. C’est là un genre<br />
de dérivés qui dérange et déconcerte<br />
toute la science des étymologistes. Nous<br />
avons connu une grand’mère qui avait<br />
réussi à faire de Théodore, Gnon.<br />
– Quel âge a-t-elle ?<br />
– Elle va sur trois ans.<br />
– C’est comme mon aînée.<br />
Cependant les trois petites filles<br />
étaient groupées dans une posture
d’anxiété profonde et de béatitude ; un<br />
événement avait lieu ; un gros ver venait<br />
de sortir de terre ; et elles avaient peur,<br />
et elles étaient en extase.<br />
Leurs fronts radieux se touchaient ; on<br />
eût dit trois têtes dans une auréole.<br />
– Les enfants, s’écria la mère<br />
Thénardier, comme ça se connaît tout de<br />
suite ! les voilà qu’on jurerait trois<br />
sœurs !<br />
Ce mot fut l’étincelle qu’attendait<br />
probablement l’autre mère. Elle saisit la<br />
main de la Thénardier, la regarda<br />
fixement, et lui dit :<br />
– Voulez-vous me garder mon enfant ?<br />
La Thénardier eut un de ces<br />
mouvements surpris qui ne sont ni le<br />
consentement ni le refus.
La mère de Cosette poursuivit :<br />
– Voyez-vous, je ne peux pas<br />
emmener ma fille au pays. L’ouvrage ne<br />
le permet pas. Avec un enfant, on ne<br />
trouve pas à se placer. Ils sont si<br />
ridicules dans ce pays-là. C’est le bon<br />
Dieu qui m’a fait passer devant votre<br />
auberge. Quand j’ai vu vos petites si<br />
jolies et si propres et si contentes, cela<br />
m’a bouleversée. J’ai dit : voilà une<br />
bonne mère. C’est ça ; ça fera trois<br />
sœurs. Et puis, je ne serai pas longtemps<br />
à revenir. Voulez-vous me garder mon<br />
enfant ?<br />
– Il faudrait voir, dit la Thénardier.<br />
– Je donnerais six francs par mois.<br />
Ici une voix d’homme cria du fond de<br />
la gargote :
– Pas à moins de sept francs. Et six<br />
mois payés d’avance.<br />
– Six fois sept quarante-deux, dit la<br />
Thénardier.<br />
– Je les donnerai, dit la mère.<br />
– Et quinze francs en dehors pour les<br />
premiers frais, ajouta la voix d’homme.<br />
– Total cinquante-sept francs, dit la<br />
madame Thénardier. Et à travers ces<br />
chiffres, elle chantonnait vaguement :<br />
Il le faut, disait un guerrier.<br />
– Je les donnerai, dit la mère, j’ai<br />
quatrevingts francs. Il me restera de quoi<br />
aller au pays. En allant à pied. Je<br />
gagnerai de l’argent là-bas, et dès que<br />
j’en aurai un peu, je reviendrai chercher<br />
l’amour.<br />
La voix d’homme reprit :
– La petite a un trousseau ?<br />
– C’est mon mari, dit la Thénardier.<br />
– Sans doute elle a un trousseau, le<br />
pauvre trésor. J’ai bien vu que c’était<br />
votre mari. Et un beau trousseau encore !<br />
un trousseau insensé. Tout par<br />
douzaines ; et des robes de soie comme<br />
une dame. Il est là dans mon sac de nuit.<br />
– Il faudra le donner, repartit la voix<br />
d’homme.<br />
– Je crois bien que je le donnerai ! dit<br />
la mère. Ce serait cela qui serait drôle si<br />
je laissais ma fille toute nue !<br />
La face du maître apparut.<br />
– C’est bon, dit-il.<br />
Le marché fut conclu. La mère passa<br />
la nuit à l’auberge, donna son argent et<br />
laissa son enfant, renoua son sac de nuit
dégonflé du trousseau et léger<br />
désormais, et partit le lendemain matin,<br />
comptant revenir bientôt. On arrange<br />
tranquillement ces départs-là, mais ce<br />
sont des désespoirs.<br />
Une voisine des Thénardier rencontra<br />
cette mère comme elle s’en allait, et s’en<br />
revint en disant :<br />
– Je viens de voir une femme qui<br />
pleure dans la rue, que c’est un<br />
déchirement.<br />
Quand la mère de Cosette fut partie,<br />
l’homme dit à la femme :<br />
– Cela va me payer mon effet de cent<br />
dix francs qui échoit demain. Il me<br />
manquait cinquante francs. Sais-tu que<br />
j’aurais eu l’huissier et un protêt ? Tu as<br />
fait là une bonne souricière avec tes
petites.<br />
– Sans m’en douter, dit la femme.
2<br />
Chapitre<br />
Première esquisse de<br />
deux figures louches<br />
La souris prise était bien chétive ; mais<br />
le chat se réjouit même d’une souris<br />
maigre.<br />
Qu’était-ce que les Thénardier ?<br />
Disons-en un mot dès à présent. Nous<br />
compléterons le croquis plus tard.<br />
Ces êtres appartenaient à cette classe
âtarde composée de gens grossiers<br />
parvenus et de gens intelligents déchus,<br />
qui est entre la classe dite moyenne et la<br />
classe dite inférieure, et qui combine<br />
quelques-uns des défauts de la seconde<br />
avec presque tous les vices de la<br />
première, sans avoir le généreux élan de<br />
l’ouvrier ni l’ordre honnête du<br />
bourgeois.<br />
C’étaient de ces natures naines qui, si<br />
quelque feu sombre les chauffe par<br />
hasard, deviennent facilement<br />
monstrueuses. Il y avait dans la femme le<br />
fond d’une brute et dans l’homme<br />
l’étoffe d’un gueux. Tous deux étaient au<br />
plus haut degré susceptibles de l’espèce<br />
de hideux progrès qui se fait dans le<br />
sens du mal. Il existe des âmes
écrevisses reculant continuellement vers<br />
les ténèbres, rétrogradant dans la vie<br />
plutôt qu’elles n’y avancent, employant<br />
l’expérience à augmenter leur difformité,<br />
empirant sans cesse, et s’empreignant de<br />
plus en plus d’une noirceur croissante.<br />
Cet homme et cette femme étaient de ces<br />
âmes-là.<br />
Le Thénardier particulièrement était<br />
gênant pour le physionomiste. On n’a<br />
qu’à regarder certains hommes pour s’en<br />
défier, on les sent ténébreux à leurs deux<br />
extrémités. Ils sont inquiets derrière eux<br />
et menaçants devant eux. Il y a en eux de<br />
l’inconnu. On ne peut pas plus répondre<br />
de ce qu’ils ont fait que de ce qu’ils<br />
feront. L’ombre qu’ils ont dans le regard<br />
les dénonce. Rien qu’en les entendant
dire un mot ou qu’en les voyant faire un<br />
geste on entrevoit de sombres secrets<br />
dans leur passé et de sombres mystères<br />
dans leur avenir.<br />
Ce Thénardier, s’il fallait l’en croire,<br />
avait été soldat ; sergent, disait-il ; il<br />
avait fait probablement la campagne de<br />
1815, et s’était même comporté assez<br />
bravement, à ce qu’il paraît. Nous<br />
verrons plus tard ce qu’il en était.<br />
L’enseigne de son cabaret était une<br />
allusion à l’un de ses faits d’armes. Il<br />
l’avait peinte lui-même, car il savait<br />
faire un peu de tout ; mal.<br />
C’était l’époque où l’antique roman<br />
classique, qui, après avoir été Clélie,<br />
n’était plus que Lodoïska, toujours<br />
noble, mais de plus en plus vulgaire,
tombé de mademoiselle de Scudéri à<br />
madame Barthélemy-Hadot, et de<br />
madame de Lafayette à madame<br />
Bournon-Malarme, incendiait l’âme<br />
aimante des portières de Paris et<br />
ravageait même un peu la banlieue [141] .<br />
Madame Thénardier était juste assez<br />
intelligente pour lire ces espèces de<br />
livres. Elle s’en nourrissait. Elle y<br />
noyait ce qu’elle avait de cervelle ; cela<br />
lui avait donné, tant qu’elle avait été très<br />
jeune, et même un peu plus tard, une<br />
sorte d’attitude pensive près de son<br />
mari, coquin d’une certaine profondeur,<br />
ruffian lettré à la grammaire près,<br />
grossier et fin en même temps, mais, en<br />
fait de sentimentalisme, lisant Pigault-<br />
Lebrun, et pour « tout ce qui touche le
sexe », comme il disait dans son jargon,<br />
butor correct et sans mélange. Sa femme<br />
avait quelque douze ou quinze ans de<br />
moins que lui. Plus tard, quand les<br />
cheveux romanesquement pleureurs<br />
commencèrent à grisonner, quand la<br />
Mégère se dégagea de la Paméla, la<br />
Thénardier ne fut plus qu’une grosse<br />
méchante femme ayant savouré des<br />
romans bêtes. Or on ne lit pas<br />
impunément des niaiseries. Il en résulta<br />
que sa fille aînée se nomma Éponine.<br />
Quant à la cadette, la pauvre petite faillit<br />
se nommer Gulnare ; elle dut à je ne sais<br />
quelle heureuse diversion faite par un<br />
roman de Ducray-Duminil, de ne<br />
s’appeler qu’Azelma [142] .<br />
Au reste, pour le dire en passant, tout
n’est pas ridicule et superficiel dans<br />
cette curieuse époque à laquelle nous<br />
faisons ici allusion, et qu’on pourrait<br />
appeler l’anarchie des noms de baptême.<br />
À côté de l’élément romanesque, que<br />
nous venons d’indiquer, il y a le<br />
symptôme social. Il n’est pas rare<br />
aujourd’hui que le garçon bouvier se<br />
nomme Arthur, Alfred ou Alphonse [143] ,<br />
et que le vicomte – s’il y a encore des<br />
vicomtes – se nomme Thomas, Pierre ou<br />
Jacques. Ce déplacement qui met le nom<br />
« élégant » sur le plébéien et le nom<br />
campagnard sur l’aristocrate n’est autre<br />
chose qu’un remous d’égalité.<br />
L’irrésistible pénétration du souffle<br />
nouveau est là comme en tout. Sous cette<br />
discordance apparente, il y a une chose
grande et profonde : la révolution<br />
française.
3<br />
Chapitre<br />
L’Alouette<br />
Il ne suffit pas d’être méchant pour<br />
prospérer. La gargote allait mal.<br />
Grâce aux cinquante-sept francs de la<br />
voyageuse, Thénardier avait pu éviter un<br />
protêt et faire honneur à sa signature. Le<br />
mois suivant ils eurent encore besoin<br />
d’argent ; la femme porta à Paris et<br />
engagea au Mont-de-Piété le trousseau<br />
de Cosette pour une somme de soixante
francs. Dès que cette somme fut<br />
dépensée, les Thénardier<br />
s’accoutumèrent à ne plus voir dans la<br />
petite fille qu’un enfant qu’ils avaient<br />
chez eux par charité, et la traitèrent en<br />
conséquence. Comme elle n’avait plus<br />
de trousseau, on l’habilla des vieilles<br />
jupes et des vieilles chemises des<br />
petites Thénardier, c’est-à-dire de<br />
haillons. On la nourrit des restes de tout<br />
le monde, un peu mieux que le chien et<br />
un peu plus mal que le chat. Le chat et le<br />
chien étaient du reste ses commensaux<br />
habituels ; Cosette mangeait avec eux<br />
sous la table dans une écuelle de bois<br />
pareille à la leur.<br />
La mère qui s’était fixée, comme on le<br />
verra plus tard, à Montreuil-sur-mer,
écrivait, ou, pour mieux dire, faisait<br />
écrire tous les mois afin d’avoir des<br />
nouvelles de son enfant. Les Thénardier<br />
répondaient invariablement : Cosette est<br />
à merveille.<br />
Les six premiers mois révolus, la<br />
mère envoya sept francs pour le<br />
septième mois, et continua assez<br />
exactement ses envois de mois en mois.<br />
L’année n’était pas finie que le<br />
Thénardier dit :<br />
– Une belle grâce qu’elle nous fait là !<br />
que veut-elle que nous fassions avec ses<br />
sept francs ?<br />
Et il écrivit pour exiger douze francs.<br />
La mère, à laquelle ils persuadaient que<br />
son enfant était heureuse « et venait<br />
bien », se soumit et envoya les douze
francs.<br />
Certaines natures ne peuvent aimer<br />
d’un côté sans haïr de l’autre. La mère<br />
Thénardier aimait passionnément ses<br />
deux filles à elle, ce qui fit qu’elle<br />
détesta l’étrangère. Il est triste de songer<br />
que l’amour d’une mère peut avoir de<br />
vilains aspects. Si peu de place que<br />
Cosette tînt chez elle, il lui semblait que<br />
cela était pris aux siens, et que cette<br />
petite diminuait l’air que ses filles<br />
respiraient. Cette femme, comme<br />
beaucoup de femmes de sa sorte, avait<br />
une somme de caresses et une somme de<br />
coups et d’injures à dépenser chaque<br />
jour. Si elle n’avait pas eu Cosette, il est<br />
certain que ses filles, tout idolâtrées<br />
qu’elles étaient, auraient tout reçu ; mais
l’étrangère leur rendit le service de<br />
détourner les coups sur elle. Ses filles<br />
n’eurent que les caresses. Cosette ne<br />
faisait pas un mouvement qui ne fît<br />
pleuvoir sur sa tête une grêle de<br />
châtiments violents et immérités. Doux<br />
être faible qui ne devait rien comprendre<br />
à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie,<br />
grondée, rudoyée, battue et voyant à côté<br />
d’elle deux petites créatures comme<br />
elle, qui vivaient dans un rayon<br />
d’aurore !<br />
La Thénardier étant méchante pour<br />
Cosette, Éponine et Azelma furent<br />
méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sont<br />
que des exemplaires de la mère. Le<br />
format est plus petit, voilà tout.<br />
Une année s’écoula, puis une autre.
On disait dans le village :<br />
– Ces Thénardier sont de braves gens.<br />
Ils ne sont pas riches, et ils élèvent un<br />
pauvre enfant qu’on leur a abandonné<br />
chez eux !<br />
On croyait Cosette oubliée par sa<br />
mère.<br />
Cependant le Thénardier, ayant appris<br />
par on ne sait quelles voies obscures<br />
que l’enfant était probablement bâtard et<br />
que la mère ne pouvait l’avouer, exigea<br />
quinze francs par mois, disant que « la<br />
créature » grandissait et « mangeait », et<br />
menaçant de la renvoyer. « Quelle ne<br />
m’embête pas ! s’écriait-il, je lui<br />
bombarde son mioche tout au beau<br />
milieu de ses cachotteries. Il me faut de<br />
l’augmentation. » La mère paya les
quinze francs.<br />
D’année en année, l’enfant grandit, et<br />
sa misère aussi.<br />
Tant que Cosette fut toute petite, elle<br />
fut le souffre-douleur des deux autres<br />
enfants ; dès qu’elle se mit à se<br />
développer un peu, c’est-à-dire avant<br />
même qu’elle eût cinq ans, elle devint la<br />
servante de la maison.<br />
Cinq ans, dira-t-on, c’est<br />
invraisemblable. Hélas, c’est vrai. La<br />
souffrance sociale commence à tout âge.<br />
N’avons-nous pas vu, récemment, le<br />
procès d’un nommé Dumolard, orphelin<br />
devenu bandit, qui, dès l’âge de cinq<br />
ans, disent les documents officiels, étant<br />
seul au monde « travaillait pour vivre, et<br />
volait. »
On fit faire à Cosette les<br />
commissions, balayer les chambres, la<br />
cour, la rue, laver la vaisselle, porter<br />
même des fardeaux. Les Thénardier se<br />
crurent d’autant plus autorisés à agir<br />
ainsi que la mère qui était toujours à<br />
Montreuil-sur-mer commença à mal<br />
payer. Quelques mois restèrent en<br />
souffrance.<br />
Si cette mère fût revenue à<br />
Montfermeil au bout de ces trois années,<br />
elle n’eût point reconnu son enfant.<br />
Cosette, si jolie et si fraîche à son<br />
arrivée dans cette maison, était<br />
maintenant maigre et blême. Elle avait je<br />
ne sais quelle allure inquiète.<br />
Sournoise ! disaient les Thénardier.<br />
L’injustice l’avait faite hargneuse et
la misère l’avait rendue laide. Il ne lui<br />
restait plus que ses beaux yeux qui<br />
faisaient peine, parce que, grands<br />
comme ils étaient, il semblait qu’on y vît<br />
une plus grande quantité de tristesse.<br />
C’était une chose navrante de voir,<br />
l’hiver, ce pauvre enfant, qui n’avait pas<br />
encore six ans, grelottant sous de<br />
vieilles loques de toile trouées, balayer<br />
la rue avant le jour avec un énorme balai<br />
dans ses petites mains rouges et une<br />
larme dans ses grands yeux.<br />
Dans le pays on l’appelait<br />
l’Alouette [144] . Le peuple, qui aime les<br />
figures, s’était plu à nommer de ce nom<br />
ce petit être pas plus gros qu’un oiseau,<br />
tremblant, effarouché et frissonnant,<br />
éveillé le premier chaque matin dans la
maison et dans le village, toujours dans<br />
la rue ou dans les champs avant l’aube.<br />
Seulement la pauvre Alouette ne<br />
chantait jamais.
Partie 5<br />
La descente
1<br />
Chapitre<br />
Histoire d’un progrès<br />
dans les verroteries<br />
noires<br />
Cette mère cependant qui, au dire des<br />
gens de Montfermeil, semblait avoir<br />
abandonné son enfant, que devenaitelle<br />
? où était-elle ? que faisait-elle ?<br />
Après avoir laissé sa petite Cosette<br />
aux Thénardier, elle avait continué son
chemin et était arrivée à Montreuil-surmer<br />
[145] .<br />
C’était, on se le rappelle, en 1818.<br />
Fantine avait quitté sa province<br />
depuis une dizaine d’années. Montreuilsur-mer<br />
avait changé d’aspect. Tandis<br />
que Fantine descendait lentement de<br />
misère en misère, sa ville natale avait<br />
prospéré.<br />
Depuis deux ans environ, il s’y était<br />
accompli un de ces faits industriels qui<br />
sont les grands événements des petits<br />
pays.<br />
Ce détail importe, et nous croyons<br />
utile de le développer ; nous dirions<br />
presque, de le souligner.<br />
De temps immémorial, Montreuil-surmer<br />
avait pour industrie spéciale
l’imitation des jais anglais et des<br />
verroteries noires [146] d’Allemagne.<br />
Cette industrie avait toujours végété, à<br />
cause de la cherté des matières<br />
premières qui réagissait sur la maind’œuvre.<br />
Au moment où Fantine revint à<br />
Montreuil-sur-mer, une transformation<br />
inouïe s’était opérée dans cette<br />
production des « articles noirs ». Vers la<br />
fin de 1815, un homme, un inconnu, était<br />
venu s’établir dans la ville et avait eu<br />
l’idée de substituer, dans cette<br />
fabrication, la gomme laque à la résine<br />
et, pour les bracelets en particulier, les<br />
coulants en tôle simplement rapprochée<br />
aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit<br />
changement avait été une révolution.<br />
Ce tout petit changement en effet avait
prodigieusement réduit le prix de la<br />
matière première, ce qui avait permis,<br />
premièrement, d’élever le prix de la<br />
main-d’œuvre, bienfait pour le pays ;<br />
deuxièmement, d’améliorer la<br />
fabrication, avantage pour le<br />
consommateur ; troisièmement, de<br />
vendre à meilleur marché tout en triplant<br />
le bénéfice, profit pour le manufacturier.<br />
Ainsi pour une idée trois résultats.<br />
En moins de trois ans, l’auteur de ce<br />
procédé était devenu riche, ce qui est<br />
bien, et avait tout fait riche autour de lui,<br />
ce qui est mieux. Il était étranger au<br />
département. De son origine, on ne<br />
savait rien ; de ses commencements, peu<br />
de chose.<br />
On contait qu’il était venu dans la
ville avec fort peu d’argent, quelques<br />
centaines de francs tout au plus.<br />
C’est de ce mince capital, mis au<br />
service d’une idée ingénieuse, fécondé<br />
par l’ordre et par la pensée, qu’il avait<br />
tiré sa fortune et la fortune de tout ce<br />
pays.<br />
À son arrivée à Montreuil-sur-mer, il<br />
n’avait que les vêtements, la tournure et<br />
le langage d’un ouvrier.<br />
Il paraît que, le jour même où il<br />
faisait obscurément son entrée dans la<br />
petite ville de Montreuil-sur-mer, à la<br />
tombée d’un soir de décembre, le sac au<br />
dos et le bâton d’épine à la main, un<br />
gros incendie venait d’éclater à la<br />
maison commune. Cet homme s’était jeté<br />
dans le feu, et avait sauvé, au péril de sa
vie, deux enfants qui se trouvaient être<br />
ceux du capitaine de gendarmerie ; ce<br />
qui fait qu’on n’avait pas songé à lui<br />
demander son passeport. Depuis lors, on<br />
avait su son nom. Il s’appelait le père<br />
Madeleine.
2<br />
Chapitre<br />
M. Madeleine<br />
C’était un homme d’environ cinquante<br />
ans, qui avait l’air préoccupé et qui était<br />
bon. Voilà tout ce qu’on en pouvait dire.<br />
Grâce aux progrès rapides de cette<br />
industrie qu’il avait si admirablement<br />
remaniée, Montreuil-sur-mer était<br />
devenu un centre d’affaires<br />
considérable. L’Espagne, qui consomme<br />
beaucoup de jais noir, y commandait
chaque année des achats immenses.<br />
Montreuil-sur-mer, pour ce commerce,<br />
faisait presque concurrence à Londres et<br />
à Berlin. Les bénéfices du père<br />
Madeleine étaient tels que, dès la<br />
deuxième année, il avait pu bâtir une<br />
grande fabrique dans laquelle il y avait<br />
deux vastes ateliers, l’un pour les<br />
hommes, l’autre pour les femmes.<br />
Quiconque avait faim pouvait s’y<br />
présenter, et était sûr de trouver là de<br />
l’emploi et du pain. Le père Madeleine<br />
demandait aux hommes de la bonne<br />
volonté, aux femmes des mœurs pures, à<br />
tous de la probité. Il avait divisé les<br />
ateliers afin de séparer les sexes et que<br />
les filles et les femmes pussent rester<br />
sages. Sur ce point, il était inflexible.
C’était le seul où il fût en quelque sorte<br />
intolérant. Il était d’autant plus fondé à<br />
cette sévérité que, Montreuil-sur-mer<br />
étant une ville de garnison, les occasions<br />
de corruption abondaient. Du reste sa<br />
venue avait été un bienfait, et sa<br />
présence était une providence. Avant<br />
l’arrivée du père Madeleine, tout<br />
languissait dans le pays ; maintenant tout<br />
y vivait de la vie saine du travail. Une<br />
forte circulation échauffait tout et<br />
pénétrait partout. Le chômage et la<br />
misère étaient inconnus. Il n’y avait pas<br />
de poche si obscure où il n’y eût un peu<br />
d’argent, pas de logis si pauvre où il n’y<br />
eût un peu de joie.<br />
Le père Madeleine employait tout le<br />
monde. Il n’exigeait qu’une chose :
soyez honnête homme ! soyez honnête<br />
fille !<br />
Comme nous l’avons dit, au milieu de<br />
cette activité dont il était la cause et le<br />
pivot, le père Madeleine faisait sa<br />
fortune, mais, chose assez singulière<br />
dans un simple homme de commerce, il<br />
ne paraissait point que ce fût là son<br />
principal souci. Il semblait qu’il songeât<br />
beaucoup aux autres et peu à lui. En<br />
1820, on lui connaissait une somme de<br />
six cent trente mille francs placée à son<br />
nom chez Laffitte ; mais avant de se<br />
réserver ces six cent trente mille francs,<br />
il avait dépensé plus d’un million pour<br />
la ville et pour les pauvres.<br />
L’hôpital était mal doté ; il y avait<br />
fondé dix lits. Montreuil-sur-mer est
divisé en ville haute et ville basse. La<br />
ville basse, qu’il habitait, n’avait qu’une<br />
école, méchante masure qui tombait en<br />
ruine ; il en avait construit deux, une<br />
pour les filles, l’autre pour les garçons.<br />
Il allouait de ses deniers aux deux<br />
instituteurs une indemnité double de leur<br />
maigre traitement officiel, et un jour, à<br />
quelqu’un qui s’en étonnait, il dit : « Les<br />
deux premiers fonctionnaires de l’état,<br />
c’est la nourrice et le maître d’école. »<br />
Il avait créé à ses frais une salle d’asile,<br />
chose alors presque inconnue en France,<br />
et une caisse de secours pour les<br />
ouvriers vieux et infirmes. Sa<br />
manufacture étant un centre, un nouveau<br />
quartier où il y avait bon nombre de<br />
familles indigentes avait rapidement
surgi autour de lui ; il y avait établi une<br />
pharmacie gratuite.<br />
Dans les premiers temps, quand on le<br />
vit commencer, les bonnes âmes dirent :<br />
C’est un gaillard qui veut s’enrichir.<br />
Quand on le vit enrichir le pays avant de<br />
s’enrichir lui-même, les mêmes bonnes<br />
âmes dirent : C’est un ambitieux. Cela<br />
semblait d’autant plus probable que cet<br />
homme était religieux, et même<br />
pratiquait dans une certaine mesure,<br />
chose fort bien vue à cette époque. Il<br />
allait régulièrement entendre une basse<br />
messe tous les dimanches. Le député<br />
local, qui flairait partout des<br />
concurrences, ne tarda pas à s’inquiéter<br />
de cette religion. Ce député, qui avait<br />
été membre du corps législatif de
l’empire, partageait les idées religieuses<br />
d’un père de l’oratoire connu sous le<br />
nom de Fouché, duc d’Otrante, dont il<br />
avait été la créature et l’ami. À huis clos<br />
il riait de Dieu doucement. Mais quand<br />
il vit le riche manufacturier Madeleine<br />
aller à la basse messe de sept heures, il<br />
entrevit un candidat possible, et résolut<br />
de le dépasser ; il prit un confesseur<br />
jésuite et alla à la grand’messe et à<br />
vêpres. L’ambition en ce temps-là était,<br />
dans l’acception directe du mot, une<br />
course au clocher. Les pauvres<br />
profitèrent de cette terreur comme le bon<br />
Dieu, car l’honorable député fonda aussi<br />
deux lits à l’hôpital ; ce qui fit douze.<br />
Cependant en 1819 le bruit se<br />
répandit un matin dans la ville que, sur
la présentation de M. le préfet, et en<br />
considération des services rendus au<br />
pays, le père Madeleine allait être<br />
nommé par le roi maire de Montreuilsur-mer.<br />
Ceux qui avaient déclaré ce<br />
nouveau venu « un ambitieux », saisirent<br />
avec transport cette occasion que tous<br />
les hommes souhaitent de s’écrier :<br />
« Là ! qu’est-ce que nous avions dit ? »<br />
Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur.<br />
Le bruit était fondé. Quelques jours<br />
après, la nomination parut dans le<br />
Moniteur. Le lendemain, le père<br />
Madeleine refusa.<br />
Dans cette même année 1819, les<br />
produits du nouveau procédé inventé par<br />
Madeleine figurèrent à l’exposition de<br />
l’industrie [147] ; sur le rapport du jury, le
oi nomma l’inventeur chevalier de la<br />
Légion d’honneur. Nouvelle rumeur dans<br />
la petite ville. Eh bien ! c’est la croix<br />
qu’il voulait ! Le père Madeleine refusa<br />
la croix.<br />
Décidément cet homme était une<br />
énigme. Les bonnes âmes se tirèrent<br />
d’affaire en disant : Après tout, c’est une<br />
espèce d’aventurier.<br />
On l’a vu, le pays lui devait<br />
beaucoup, les pauvres lui devaient tout ;<br />
il était si utile qu’il avait bien fallu<br />
qu’on finît par l’honorer, et il était si<br />
doux qu’il avait bien fallu qu’on finît par<br />
l’aimer ; ses ouvriers en particulier<br />
l’adoraient, et il portait cette adoration<br />
avec une sorte de gravité mélancolique.<br />
Quand il fut constaté riche, « les
personnes de la société » le saluèrent, et<br />
on l’appela dans la ville monsieur<br />
Madeleine ; ses ouvriers et les enfants<br />
continuèrent de l’appeler le père<br />
Madeleine, et c’était la chose qui le<br />
faisait le mieux sourire. À mesure qu’il<br />
montait, les invitations pleuvaient sur<br />
lui. « La société » le réclamait. Les<br />
petits salons guindés de Montreuil-surmer<br />
qui, bien entendu, se fussent dans<br />
les premiers temps fermés à l’artisan,<br />
s’ouvrirent à deux battants au<br />
millionnaire. On lui fit mille avances. Il<br />
refusa.<br />
Cette fois encore les bonnes âmes ne<br />
furent point empêchées.<br />
– C’est un homme ignorant et de basse<br />
éducation. On ne sait d’où cela sort. Il
ne saurait pas se tenir dans le monde. Il<br />
n’est pas du tout prouvé qu’il sache lire.<br />
Quand on l’avait vu gagner de<br />
l’argent, on avait dit : c’est un marchand.<br />
Quand on l’avait vu semer son argent, on<br />
avait dit : c’est un ambitieux. Quand on<br />
l’avait vu repousser les honneurs, on<br />
avait dit : c’est un aventurier. Quand on<br />
le vit repousser le monde, on dit : c’est<br />
une brute.<br />
En 1820, cinq ans après son arrivée à<br />
Montreuil-sur-mer, les services qu’il<br />
avait rendus au pays étaient si éclatants,<br />
le vœu de la contrée fut tellement<br />
unanime, que le roi le nomma de<br />
nouveau maire de la ville. Il refusa<br />
encore, mais le préfet résista à son refus,<br />
tous les notables vinrent le prier, le
peuple en pleine rue le suppliait,<br />
l’insistance fut si vive qu’il finit par<br />
accepter. On remarqua que ce qui parut<br />
surtout le déterminer, ce fut l’apostrophe<br />
presque irritée d’une vieille femme du<br />
peuple qui lui cria du seuil de sa porte<br />
avec humeur : Un bon maire, c’est utile.<br />
Est-ce qu’on recule devant du bien<br />
qu’on peut faire ?<br />
Ce fut là la troisième phase de son<br />
ascension. Le père Madeleine était<br />
devenu monsieur Madeleine, monsieur<br />
Madeleine devint monsieur le maire.
3<br />
Chapitre<br />
Sommes déposées chez<br />
Laffitte<br />
Du reste, il était demeuré aussi simple<br />
que le premier jour. Il avait les cheveux<br />
gris, l’œil sérieux, le teint hâlé d’un<br />
ouvrier, le visage pensif d’un<br />
philosophe. Il portait habituellement un<br />
chapeau à bords larges et une longue<br />
redingote de gros drap, boutonnée
jusqu’au menton. Il remplissait ses<br />
fonctions de maire, mais hors de là il<br />
vivait solitaire. Il parlait à peu de<br />
monde. Il se dérobait aux politesses,<br />
saluait de côté, s’esquivait vite, souriait<br />
pour se dispenser de causer, donnait<br />
pour se dispenser de sourire. Les<br />
femmes disaient de lui : Quel bon ours !<br />
Son plaisir était de se promener dans les<br />
champs.<br />
Il prenait ses repas toujours seul, avec<br />
un livre ouvert devant lui où il lisait. Il<br />
avait une petite bibliothèque bien faite.<br />
Il aimait les livres ; les livres sont des<br />
amis froids et sûrs. À mesure que le<br />
loisir lui venait avec la fortune, il<br />
semblait qu’il en profitât pour cultiver<br />
son esprit. Depuis qu’il était à
Montreuil-sur-mer, on remarquait que<br />
d’année en année son langage devenait<br />
plus poli, plus choisi et plus doux.<br />
Il emportait volontiers un fusil dans<br />
ses promenades, mais il s’en servait<br />
rarement. Quand cela lui arrivait par<br />
aventure, il avait un tir infaillible qui<br />
effrayait. Jamais il ne tuait un animal<br />
inoffensif. Jamais il ne tirait un petit<br />
oiseau.<br />
Quoiqu’il ne fût plus jeune, on contait<br />
qu’il était d’une force prodigieuse. Il<br />
offrait un coup de main à qui en avait<br />
besoin, relevait un cheval, poussait à<br />
une roue embourbée, arrêtait par les<br />
cornes un taureau échappé. Il avait<br />
toujours ses poches pleines de monnaie<br />
en sortant et vides en rentrant. Quand il
passait dans un village, les marmots<br />
déguenillés couraient joyeusement après<br />
lui et l’entouraient comme une nuée de<br />
moucherons.<br />
On croyait deviner qu’il avait dû<br />
vivre jadis de la vie des champs, car il<br />
avait toutes sortes de secrets utiles qu’il<br />
enseignait aux paysans. Il leur apprenait<br />
à détruire la teigne des blés en<br />
aspergeant le grenier et en inondant les<br />
fentes du plancher d’une dissolution de<br />
sel commun, et à chasser les charançons<br />
en suspendant partout, aux murs et aux<br />
toits, dans les héberges et dans les<br />
maisons, de l’orviot en fleur. Il avait des<br />
« recettes [148] » pour extirper d’un champ<br />
la luzette, la nielle, la vesce, la<br />
gaverolle, la queue-de-renard, toutes les
herbes parasites qui mangent le blé. Il<br />
défendait une lapinière contre les rats<br />
rien qu’avec l’odeur d’un petit cochon<br />
de Barbarie qu’il y mettait.<br />
Un jour il voyait des gens du pays très<br />
occupés à arracher des orties. Il regarda<br />
ce tas de plantes déracinées et déjà<br />
desséchées, et dit :<br />
– C’est mort. Cela serait pourtant bon<br />
si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie<br />
est jeune, la feuille est un légume<br />
excellent ; quand elle vieillit, elle a des<br />
filaments et des fibres comme le chanvre<br />
et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de<br />
chanvre. Hachée, l’ortie est bonne pour<br />
la volaille ; broyée, elle est bonne pour<br />
les bêtes à cornes. La graine de l’ortie<br />
mêlée au fourrage donne du luisant au
poil des animaux ; la racine mêlée au sel<br />
produit une belle couleur jaune. C’est du<br />
reste un excellent foin qu’on peut<br />
faucher deux fois. Et que faut-il à<br />
l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle<br />
culture. Seulement la graine tombe à<br />
mesure qu’elle mûrit, et est difficile à<br />
récolter. Voilà tout. Avec quelque peine<br />
qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on<br />
la néglige, elle devient nuisible. Alors<br />
on la tue. Que d’hommes ressemblent à<br />
l’ortie !<br />
Il ajouta après un silence :<br />
– Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni<br />
mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il<br />
n’y a que de mauvais cultivateurs.<br />
Les enfants l’aimaient encore parce<br />
qu’il savait faire de charmants petits
ouvrages avec de la paille et des noix de<br />
coco.<br />
Quand il voyait la porte d’une église<br />
tendue de noir, il entrait ; il recherchait<br />
un enterrement comme d’autres<br />
recherchent un baptême. Le veuvage et<br />
le malheur d’autrui l’attiraient à cause<br />
de sa grande douceur ; il se mêlait aux<br />
amis en deuil, aux familles vêtues de<br />
noir, aux prêtres gémissant autour d’un<br />
cercueil. Il semblait donner volontiers<br />
pour texte à ses pensées ces psalmodies<br />
funèbres pleines de la vision d’un autre<br />
monde. L’œil au ciel, il écoutait, avec<br />
une sorte d’aspiration vers tous les<br />
mystères de l’infini, ces voix tristes qui<br />
chantent sur le bord de l’abîme obscur<br />
de la mort.
Il faisait une foule de bonnes actions<br />
en se cachant comme on se cache pour<br />
les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée,<br />
le soir, dans les maisons ; il montait<br />
furtivement des escaliers. Un pauvre<br />
diable, en rentrant dans son galetas,<br />
trouvait que sa porte avait été ouverte,<br />
quelquefois même forcée, dans son<br />
absence. Le pauvre homme se récriait :<br />
quelque malfaiteur est venu ! Il entrait, et<br />
la première chose qu’il voyait, c’était<br />
une pièce d’or oubliée sur un meuble.<br />
« Le malfaiteur » qui était venu, c’était<br />
le père Madeleine.<br />
Il était affable et triste. Le peuple<br />
disait : « Voilà un homme riche qui n’a<br />
pas l’air fier. Voilà un homme heureux<br />
qui n’a pas l’air content. »
Quelques-uns prétendaient que c’était<br />
un personnage mystérieux, et affirmaient<br />
qu’on n’entrait jamais dans sa chambre,<br />
laquelle était une vraie cellule<br />
d’anachorète meublée de sabliers ailés<br />
et enjolivée de tibias en croix et de têtes<br />
de mort. Cela se disait beaucoup, si bien<br />
que quelques jeunes femmes élégantes et<br />
malignes de Montreuil-sur-mer vinrent<br />
chez lui un jour, et lui demandèrent :<br />
– Monsieur le maire, montrez-nous<br />
donc votre chambre. On dit que c’est une<br />
grotte.<br />
Il sourit, et les introduisit sur-lechamp<br />
dans cette « grotte ». Elles furent<br />
bien punies de leur curiosité. C’était une<br />
chambre garnie tout bonnement de<br />
meubles d’acajou assez laids comme
tous les meubles de ce genre et tapissée<br />
de papier à douze sous. Elles n’y purent<br />
rien remarquer que deux flambeaux de<br />
forme vieillie qui étaient sur la<br />
cheminée et qui avaient l’air d’être en<br />
argent, « car ils étaient contrôlés ».<br />
Observation pleine de l’esprit des<br />
petites villes.<br />
On n’en continua pas moins de dire<br />
que personne ne pénétrait dans cette<br />
chambre et que c’était une caverne<br />
d’ermite, un rêvoir, un trou, un tombeau.<br />
On se chuchotait aussi qu’il avait des<br />
sommes « immenses » déposées chez<br />
Laffitte, avec cette particularité qu’elles<br />
étaient toujours à sa disposition<br />
immédiate, de telle sorte, ajoutait-on,<br />
que M. Madeleine pourrait arriver un
matin chez Laffitte, signer un reçu et<br />
emporter ses deux ou trois millions en<br />
dix minutes. Dans la réalité ces « deux<br />
ou trois millions » se réduisaient, nous<br />
l’avons dit, à six cent trente ou quarante<br />
mille francs.
4<br />
Chapitre<br />
M. Madeleine en deuil<br />
Au commencement de 1821 [149] , les<br />
journaux annoncèrent la mort de<br />
M. Myriel, évêque de Digne,<br />
« surnommé monseigneur Bienvenu », et<br />
trépassé en odeur de sainteté à l’âge de<br />
quatrevingt-deux ans.<br />
L’évêque de Digne, pour ajouter ici<br />
un détail que les journaux omirent, était,<br />
quand il mourut, depuis plusieurs années
aveugle, et content d’être aveugle, sa<br />
sœur étant près de lui.<br />
Disons-le en passant, être aveugle [150]<br />
et être aimé, c’est en effet, sur cette terre<br />
où rien n’est complet, une des formes les<br />
plus étrangement exquises du bonheur.<br />
Avoir continuellement à ses côtés une<br />
femme, une fille, une sœur, un être<br />
charmant, qui est là parce que vous avez<br />
besoin d’elle et parce qu’elle ne peut se<br />
passer de vous, se savoir indispensable<br />
à qui nous est nécessaire, pouvoir<br />
incessamment mesurer son affection à la<br />
quantité de présence qu’elle nous donne,<br />
et se dire : puisqu’elle me consacre tout<br />
son temps, c’est que j’ai tout son cœur ;<br />
voir la pensée à défaut de la figure,<br />
constater la fidélité d’un être dans
l’éclipse du monde, percevoir le<br />
frôlement d’une robe comme un bruit<br />
d’ailes, l’entendre aller et venir, sortir,<br />
rentrer, parler, chanter, et songer qu’on<br />
est le centre de ces pas, de cette parole,<br />
de ce chant, manifester à chaque minute<br />
sa propre attraction, se sentir d’autant<br />
plus puissant qu’on est plus infirme,<br />
devenir dans l’obscurité, et par<br />
l’obscurité, l’astre autour duquel gravite<br />
cet ange, peu de félicités égalent cellelà.<br />
Le suprême bonheur de la vie, c’est<br />
la conviction qu’on est aimé ; aimé pour<br />
soi-même, disons mieux, aimé malgré<br />
soi-même ; cette conviction, l’aveugle<br />
l’a. Dans cette détresse, être servi, c’est<br />
être caressé. Lui manque-t-il quelque<br />
chose ? Non. Ce n’est point perdre la
lumière qu’avoir l’amour. Et quel<br />
amour ! un amour entièrement fait de<br />
vertu. Il n’y a point de cécité où il y a<br />
certitude. L’âme à tâtons cherche l’âme,<br />
et la trouve. Et cette âme trouvée et<br />
prouvée est une femme. Une main vous<br />
soutient, c’est la sienne ; une bouche<br />
effleure votre front, c’est sa bouche ;<br />
vous entendez une respiration tout près<br />
de vous, c’est elle. Tout avoir d’elle,<br />
depuis son culte jusqu’à sa pitié, n’être<br />
jamais quitté, avoir cette douce faiblesse<br />
qui vous secourt, s’appuyer sur ce<br />
roseau inébranlable, toucher de ses<br />
mains la providence et pouvoir la<br />
prendre dans ses bras, Dieu palpable,<br />
quel ravissement ! Le cœur, cette céleste<br />
fleur obscure, entre dans un
épanouissement mystérieux. On ne<br />
donnerait pas cette ombre pour toute la<br />
clarté. L’âme ange est là, sans cesse là ;<br />
si elle s’éloigne, c’est pour revenir ; elle<br />
s’efface comme le rêve et reparaît<br />
comme la réalité. On sent de la chaleur<br />
qui approche, la voilà. On déborde de<br />
sérénité, de gaîté et d’extase ; on est un<br />
rayonnement dans la nuit. Et mille petits<br />
soins. Des riens qui sont énormes dans<br />
ce vide. Les plus ineffables accents de<br />
la voix féminine employés à vous<br />
bercer, et suppléant pour vous à<br />
l’univers évanoui. On est caressé avec<br />
de l’âme. On ne voit rien, mais on se<br />
sent adoré. C’est un paradis de ténèbres.<br />
C’est de ce paradis que monseigneur<br />
Bienvenu était passé à l’autre.
L’annonce de sa mort fut reproduite<br />
par le journal local de Montreuil-surmer.<br />
M. Madeleine parut le lendemain<br />
tout en noir avec un crêpe à son chapeau.<br />
On remarqua dans la ville ce deuil, et<br />
l’on jasa. Cela parut une lueur sur<br />
l’origine de M. Madeleine. On en<br />
conclut qu’il avait quelque alliance avec<br />
le vénérable évêque. Il drape pour<br />
l’évêque de Digne, dirent les salons ;<br />
cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui<br />
donna subitement et d’emblée une<br />
certaine considération dans le monde<br />
noble de Montreuil-sur-mer. Le<br />
microscopique faubourg Saint-Germain<br />
de l’endroit songea à faire cesser la<br />
quarantaine de M. Madeleine, parent<br />
probable d’un évêque. M. Madeleine
s’aperçut de l’avancement qu’il obtenait<br />
à plus de révérences des vieilles<br />
femmes et à plus de sourires des jeunes.<br />
Un soir, une doyenne de ce petit grand<br />
monde-là, curieuse par droit<br />
d’ancienneté, se hasarda à lui<br />
demander :<br />
– Monsieur le maire est sans doute<br />
cousin du feu évêque de Digne ?<br />
Il dit :<br />
– Non, madame.<br />
– Mais, reprit la douairière, vous en<br />
portez le deuil ?<br />
Il répondit :<br />
– C’est que dans ma jeunesse j’ai été<br />
laquais dans sa famille.<br />
Une remarque qu’on faisait encore,<br />
c’est que, chaque fois qu’il passait dans
la ville un jeune savoyard courant le<br />
pays et cherchant des cheminées à<br />
ramoner, M. le maire le faisait appeler,<br />
lui demandait son nom, et lui donnait de<br />
l’argent. Les petits savoyards se le<br />
disaient, et il en passait beaucoup.
5<br />
Chapitre<br />
Vagues éclairs à<br />
l’horizon<br />
Peu à peu, et avec le temps, toutes les<br />
oppositions étaient tombées. Il y avait eu<br />
d’abord contre M. Madeleine, sorte de<br />
loi que subissent toujours ceux qui<br />
s’élèvent, des noirceurs et des<br />
calomnies, puis ce ne fut plus que des<br />
méchancetés, puis ce ne fut que des
malices, puis cela s’évanouit tout à fait ;<br />
le respect devint complet, unanime,<br />
cordial, et il arriva un moment, vers<br />
1821, où ce mot : monsieur le maire, fut<br />
prononcé à Montreuil-sur-mer presque<br />
du même accent que ce mot :<br />
monseigneur l’évêque, était prononcé à<br />
Digne en 1815. On venait de dix lieues à<br />
la ronde consulter M. Madeleine. Il<br />
terminait les différends, il empêchait les<br />
procès, il réconciliait les ennemis.<br />
Chacun le prenait pour juge de son bon<br />
droit. Il semblait qu’il eût pour âme le<br />
livre de la loi naturelle. Ce fut comme<br />
une contagion de vénération qui, en six<br />
ou sept ans et de proche en proche,<br />
gagna tout le pays.<br />
Un seul homme, dans la ville et dans
l’arrondissement, se déroba absolument<br />
à cette contagion, et, quoi que fît le père<br />
Madeleine, y demeura rebelle, comme si<br />
une sorte d’instinct, incorruptible et<br />
imperturbable, l’éveillait et l’inquiétait.<br />
Il semblerait en effet qu’il existe dans<br />
certains hommes un véritable instinct<br />
bestial, pur et intègre comme tout<br />
instinct, qui crée les antipathies et les<br />
sympathies, qui sépare fatalement une<br />
nature d’une autre nature, qui n’hésite<br />
pas, qui ne se trouble, ne se tait et ne se<br />
dément jamais, clair dans son obscurité,<br />
infaillible, impérieux, réfractaire à tous<br />
les conseils de l’intelligence et à tous<br />
les dissolvants de la raison, et qui, de<br />
quelque façon que les destinées soient<br />
faites, avertit secrètement l’homme-
chien de la présence de l’homme-chat, et<br />
l’homme-renard de la présence de<br />
l’homme-lion.<br />
Souvent, quand M. Madeleine passait<br />
dans une rue, calme, affectueux, entouré<br />
des bénédictions de tous, il arrivait<br />
qu’un homme de haute taille, vêtu d’une<br />
redingote gris de fer, armé d’une grosse<br />
canne et coiffé d’un chapeau rabattu, se<br />
retournait brusquement derrière lui, et le<br />
suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eût<br />
disparu, croisant les bras, secouant<br />
lentement la tête, et haussant sa lèvre<br />
supérieure avec sa lèvre inférieure<br />
jusqu’à son nez, sorte de grimace<br />
significative qui pourrait se traduire<br />
par : « Mais qu’est-ce que c’est que cet<br />
homme-là ? – Pour sûr je l’ai vu quelque
part. – En tout cas, je ne suis toujours<br />
pas sa dupe. »<br />
Ce personnage, grave d’une gravité<br />
presque menaçante, était de ceux qui,<br />
même rapidement entrevus, préoccupent<br />
l’observateur.<br />
Il se nommait Javert, et il était de la<br />
police.<br />
Il remplissait à Montreuil-sur-mer les<br />
fonctions pénibles, mais utiles,<br />
d’inspecteur. Il n’avait pas vu les<br />
commencements de Madeleine. Javert<br />
devait le poste qu’il occupait à la<br />
protection de M. Chabouillet, le<br />
secrétaire du ministre d’État, comte<br />
Anglès, alors préfet de police à Paris.<br />
Quand Javert était arrivé à Montreuilsur-mer,<br />
la fortune du grand
manufacturier était déjà faite, et le père<br />
Madeleine était devenu monsieur<br />
Madeleine.<br />
Certains officiers de police ont une<br />
physionomie à part et qui se complique<br />
d’un air de bassesse mêlé à un air<br />
d’autorité. Javert avait cette<br />
physionomie, moins la bassesse.<br />
Dans notre conviction, si les âmes<br />
étaient visibles aux yeux, on verrait<br />
distinctement cette chose étrange que<br />
chacun des individus de l’espèce<br />
humaine correspond à quelqu’une des<br />
espèces de la création animale ; et l’on<br />
pourrait reconnaître aisément cette<br />
vérité à peine entrevue par le penseur,<br />
que, depuis l’huître jusqu’à l’aigle,<br />
depuis le porc jusqu’au tigre, tous les
animaux sont dans l’homme et que<br />
chacun d’eux est dans un homme.<br />
Quelquefois même plusieurs d’entre eux<br />
à la fois.<br />
Les animaux ne sont autre chose que<br />
les figures de nos vertus et de nos vices,<br />
errantes devant nos yeux, les fantômes<br />
visibles de nos âmes. Dieu nous les<br />
montre pour nous faire réfléchir.<br />
Seulement, comme les animaux ne sont<br />
que des ombres, Dieu ne les a point faits<br />
éducables dans le sens complet du mot ;<br />
à quoi bon ? Au contraire, nos âmes<br />
étant des réalités et ayant une fin qui leur<br />
est propre, Dieu leur a donné<br />
l’intelligence, c’est-à-dire l’éducation<br />
possible. L’éducation sociale bien faite<br />
peut toujours tirer d’une âme, quelle
qu’elle soit, l’utilité qu’elle contient.<br />
Ceci soit dit, bien entendu, au point de<br />
vue restreint de la vie terrestre<br />
apparente, et sans préjuger la question<br />
profonde de la personnalité antérieure et<br />
ultérieure des êtres qui ne sont pas<br />
l’homme. Le moi visible n’autorise en<br />
aucune façon le penseur à nier le moi<br />
latent. Cette réserve faite, passons.<br />
Maintenant, si l’on admet un moment<br />
avec nous que dans tout homme il y a<br />
une des espèces animales de la création,<br />
il nous sera facile de dire ce que c’était<br />
que l’officier de paix Javert.<br />
Les paysans asturiens sont convaincus<br />
que dans toute portée de louve il y a un<br />
chien, lequel est tué par la mère, sans<br />
quoi en grandissant il dévorerait les
autres petits [151] .<br />
Donnez une face humaine à ce chien<br />
fils d’une louve, et ce sera Javert.<br />
Javert était né dans une prison d’une<br />
tireuse de cartes dont le mari était aux<br />
galères. En grandissant, il pensa qu’il<br />
était en dehors de la société et désespéra<br />
d’y rentrer jamais. Il remarqua que la<br />
société maintient irrémissiblement en<br />
dehors d’elle deux classes d’hommes,<br />
ceux qui l’attaquent et ceux qui la<br />
gardent ; il n’avait le choix qu’entre ces<br />
deux classes ; en même temps il se<br />
sentait je ne sais quel fond de rigidité,<br />
de régularité et de probité, compliqué<br />
d’une inexprimable haine pour cette race<br />
de bohèmes dont il était. Il entra dans la<br />
police.
Il y réussit. À quarante ans il était<br />
inspecteur.<br />
Il avait dans sa jeunesse été employé<br />
dans les chiourmes du midi.<br />
Avant d’aller plus loin, entendonsnous<br />
sur ce mot face humaine que nous<br />
appliquions tout à l’heure à Javert.<br />
La face humaine de Javert consistait<br />
en un nez camard, avec deux profondes<br />
narines vers lesquelles montaient sur ses<br />
deux joues d’énormes favoris. On se<br />
sentait mal à l’aise la première fois<br />
qu’on voyait ces deux forêts et ces deux<br />
cavernes. Quand Javert riait, ce qui était<br />
rare et terrible, ses lèvres minces<br />
s’écartaient, et laissaient voir, non<br />
seulement ses dents, mais ses gencives,<br />
et il se faisait autour de son nez un
plissement épaté et sauvage comme sur<br />
un mufle de bête fauve. Javert sérieux<br />
était un dogue ; lorsqu’il riait, c’était un<br />
tigre. Du reste, peu de crâne, beaucoup<br />
de mâchoire, les cheveux cachant le<br />
front et tombant sur les sourcils, entre<br />
les deux yeux un froncement central<br />
permanent comme une étoile de colère,<br />
le regard obscur, la bouche pincée et<br />
redoutable, l’air du commandement<br />
féroce.<br />
Cet homme était composé de deux<br />
sentiments très simples, et relativement<br />
très bons, mais qu’il faisait presque<br />
mauvais à force de les exagérer : le<br />
respect de l’autorité, la haine de la<br />
rébellion ; et à ses yeux le vol, le<br />
meurtre, tous les crimes, n’étaient que
des formes de la rébellion. Il<br />
enveloppait dans une sorte de foi<br />
aveugle et profonde tout ce qui a une<br />
fonction dans l’État, depuis le premier<br />
ministre jusqu’au garde champêtre. Il<br />
couvrait de mépris, d’aversion et de<br />
dégoût tout ce qui avait franchi une fois<br />
le seuil légal du mal. Il était absolu et<br />
n’admettait pas d’exceptions. D’une part<br />
il disait :<br />
– Le fonctionnaire ne peut se<br />
tromper ; le magistrat n’a jamais tort.<br />
D’autre part il disait :<br />
– Ceux-ci sont irrémédiablement<br />
perdus. Rien de bon n’en peut sortir.<br />
Il partageait pleinement l’opinion de<br />
ces esprits extrêmes qui attribuent à la<br />
loi humaine je ne sais quel pouvoir de
faire ou, si l’on veut, de constater des<br />
damnés, et qui mettent un Styx au bas de<br />
la société. Il était stoïque, sérieux,<br />
austère ; rêveur triste ; humble et hautain<br />
comme les fanatiques. Son regard était<br />
une vrille. Cela était froid et cela<br />
perçait. Toute sa vie tenait dans ces<br />
deux mots : veiller et surveiller. Il avait<br />
introduit la ligne droite dans ce qu’il y a<br />
de plus tortueux au monde ; il avait la<br />
conscience de son utilité, la religion de<br />
ses fonctions, et il était espion comme<br />
on est prêtre. Malheur à qui tombait sous<br />
sa main ! Il eût arrêté son père s’évadant<br />
du bagne et dénoncé sa mère en rupture<br />
de ban. Et il l’eût fait avec cette sorte de<br />
satisfaction intérieure que donne la<br />
vertu. Avec cela une vie de privations,
l’isolement, l’abnégation, la chasteté,<br />
jamais une distraction. C’était le devoir<br />
implacable, la police comprise comme<br />
les Spartiates comprenaient Sparte, un<br />
guet impitoyable, une honnêteté<br />
farouche, un mouchard marmoréen,<br />
Brutus dans Vidocq.<br />
Toute la personne de Javert exprimait<br />
l’homme qui épie et qui se dérobe.<br />
L’école mystique de Joseph de<br />
Maistre [152] , laquelle à cette époque<br />
assaisonnait de haute cosmogonie ce<br />
qu’on appelait les journaux ultras, n’eût<br />
pas manqué de dire que Javert était un<br />
symbole. On ne voyait pas son front qui<br />
disparaissait sous son chapeau, on ne<br />
voyait pas ses yeux qui se perdaient sous<br />
ses sourcils, on ne voyait pas son
menton qui plongeait dans sa cravate, on<br />
ne voyait pas ses mains qui rentraient<br />
dans ses manches, on ne voyait pas sa<br />
canne qu’il portait sous sa redingote.<br />
Mais l’occasion venue, on voyait tout à<br />
coup sortir de toute cette ombre, comme<br />
d’une embuscade, un front anguleux et<br />
étroit, un regard funeste, un menton<br />
menaçant, des mains énormes ; et un<br />
gourdin monstrueux.<br />
À ses moments de loisir, qui étaient<br />
peu fréquents, tout en haïssant les livres,<br />
il lisait ; ce qui fait qu’il n’était pas<br />
complètement illettré. Cela se<br />
reconnaissait à quelque emphase dans la<br />
parole.<br />
Il n’avait aucun vice, nous l’avons dit.<br />
Quand il était content de lui, il
s’accordait une prise de tabac. Il tenait à<br />
l’humanité par là.<br />
On comprendra sans peine que Javert<br />
était l’effroi de toute cette classe que la<br />
statistique annuelle du ministère de la<br />
justice désigne sous la rubrique : Gens<br />
sans aveu. Le nom de Javert prononcé<br />
les mettait en déroute ; la face de Javert<br />
apparaissant les pétrifiait.<br />
Tel était cet homme formidable.<br />
Javert était comme un œil toujours<br />
fixé sur M. Madeleine. Œil plein de<br />
soupçon et de conjectures.<br />
M. Madeleine avait fini par s’en<br />
apercevoir, mais il sembla que cela fût<br />
insignifiant pour lui. Il ne fit pas même<br />
une question à Javert, il ne le cherchait<br />
ni ne l’évitait, et il portait, sans paraître
y faire attention, ce regard gênant et<br />
presque pesant. Il traitait Javert comme<br />
tout le monde, avec aisance et bonté.<br />
À quelques paroles échappées à<br />
Javert, on devinait qu’il avait recherché<br />
secrètement, avec cette curiosité qui<br />
tient à la race et où il entre autant<br />
d’instinct que de volonté, toutes les<br />
traces antérieures que le père Madeleine<br />
avait pu laisser ailleurs. Il paraissait<br />
savoir, et il disait parfois à mots<br />
couverts, que quelqu’un avait pris<br />
certaines informations dans un certain<br />
pays sur une certaine famille disparue.<br />
Une fois il lui arriva de dire, se parlant<br />
à lui-même :<br />
– Je crois que je le tiens !<br />
Puis il resta trois jours pensif sans
prononcer une parole. Il paraît que le fil<br />
qu’il croyait tenir s’était rompu.<br />
Du reste, et ceci est le correctif<br />
nécessaire à ce que le sens de certains<br />
mots pourrait présenter de trop absolu, il<br />
ne peut y avoir rien de vraiment<br />
infaillible dans une créature humaine, et<br />
le propre de l’instinct est précisément de<br />
pouvoir être troublé, dépisté et dérouté.<br />
Sans quoi il serait supérieur à<br />
l’intelligence, et la bête se trouverait<br />
avoir une meilleure lumière que<br />
l’homme.<br />
Javert était évidemment quelque peu<br />
déconcerté par le complet naturel et la<br />
tranquillité de M. Madeleine.<br />
Un jour pourtant son étrange manière<br />
d’être parut faire impression sur
M. Madeleine. Voici à quelle occasion.
6<br />
Chapitre<br />
Le père Fauchelevent<br />
M. Madeleine passait un matin dans une<br />
ruelle non pavée de Montreuil-sur-mer.<br />
Il entendit du bruit et vit un groupe à<br />
quelque distance. Il y alla. Un vieux<br />
homme, nommé le père Fauchelevent,<br />
venait de tomber sous sa charrette dont<br />
le cheval s’était abattu.<br />
Ce Fauchelevent était un des rares<br />
ennemis qu’eût encore M. Madeleine à
cette époque. Lorsque Madeleine était<br />
arrivé dans le pays, Fauchelevent,<br />
ancien tabellion et paysan presque lettré,<br />
avait un commerce qui commençait à<br />
aller mal. Fauchelevent avait vu ce<br />
simple ouvrier qui s’enrichissait, tandis<br />
que lui, maître, se ruinait. Cela l’avait<br />
rempli de jalousie, et il avait fait ce<br />
qu’il avait pu en toute occasion pour<br />
nuire à Madeleine. Puis la faillite était<br />
venue, et, vieux, n’ayant plus à lui<br />
qu’une charrette et un cheval, sans<br />
famille et sans enfants du reste, pour<br />
vivre il s’était fait charretier.<br />
Le cheval avait les deux cuisses<br />
cassées et ne pouvait se relever. Le<br />
vieillard était engagé entre les roues. La<br />
chute avait été tellement malheureuse
que toute la voiture pesait sur sa<br />
poitrine. La charrette était assez<br />
lourdement chargée. Le père<br />
Fauchelevent poussait des râles<br />
lamentables. On avait essayé de le tirer,<br />
mais en vain. Un effort désordonné, une<br />
aide maladroite, une secousse à faux<br />
pouvaient l’achever. Il était impossible<br />
de le dégager autrement qu’en soulevant<br />
la voiture par-dessous. Javert, qui était<br />
survenu au moment de l’accident, avait<br />
envoyé chercher un cric.<br />
M. Madeleine arriva. On s’écarta<br />
avec respect.<br />
– À l’aide ! criait le vieux<br />
Fauchelevent. Qui est-ce qui est bon<br />
enfant pour sauver le vieux ?<br />
M. Madeleine se tourna vers les
assistants :<br />
– A-t-on un cric ?<br />
– On en est allé quérir un, répondit un<br />
paysan.<br />
– Dans combien de temps l’aura-ton<br />
?<br />
– On est allé au plus près, au lieu<br />
Flachot, où il y a un maréchal ; mais<br />
c’est égal, il faudra bien un bon quart<br />
d’heure.<br />
– Un quart d’heure ! s’écria<br />
Madeleine.<br />
Il avait plu la veille, le sol était<br />
détrempé, la charrette s’enfonçait dans<br />
la terre à chaque instant et comprimait<br />
de plus en plus la poitrine du vieux<br />
charretier. Il était évident qu’avant cinq<br />
minutes il aurait les côtes brisées.
– Il est impossible d’attendre un quart<br />
d’heure, dit Madeleine aux paysans qui<br />
regardaient.<br />
– Il faut bien !<br />
– Mais il ne sera plus temps ! Vous ne<br />
voyez donc pas que la charrette<br />
s’enfonce ?<br />
– Dame !<br />
– Écoutez, reprit Madeleine, il y a<br />
encore assez de place sous la voiture<br />
pour qu’un homme s’y glisse et la<br />
soulève avec son dos. Rien qu’une<br />
demi-minute, et l’on tirera le pauvre<br />
homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait des<br />
reins et du cœur ? Cinq louis d’or à<br />
gagner !<br />
Personne ne bougea dans le groupe.<br />
– Dix louis, dit Madeleine.
Les assistants baissaient les yeux. Un<br />
d’eux murmura :<br />
– Il faudrait être diablement fort. Et<br />
puis, on risque de se faire écraser !<br />
– Allons ! recommença Madeleine,<br />
vingt louis !<br />
Même silence.<br />
– Ce n’est pas la bonne volonté qui<br />
leur manque, dit une voix.<br />
M. Madeleine se retourna, et reconnut<br />
Javert. Il ne l’avait pas aperçu en<br />
arrivant.<br />
Javert continua :<br />
– C’est la force. Il faudrait être un<br />
terrible homme pour faire la chose de<br />
lever une voiture comme cela sur son<br />
dos.<br />
Puis, regardant fixement
M. Madeleine, il poursuivit en appuyant<br />
sur chacun des mots qu’il prononçait :<br />
– Monsieur Madeleine, je n’ai jamais<br />
connu qu’un seul homme capable de<br />
faire ce que vous demandez là.<br />
Madeleine tressaillit.<br />
Javert ajouta avec un air<br />
d’indifférence, mais sans quitter des<br />
yeux Madeleine :<br />
– C’était un forçat.<br />
– Ah ! dit Madeleine.<br />
– Du bagne de Toulon.<br />
Madeleine devint pâle.<br />
Cependant la charrette continuait à<br />
s’enfoncer lentement. Le père<br />
Fauchelevent râlait et hurlait :<br />
– J’étouffe ! Ça me brise les côtes !<br />
Un cric ! quelque chose ! Ah !
Madeleine regarda autour de lui :<br />
– Il n’y a donc personne qui veuille<br />
gagner vingt louis et sauver la vie à ce<br />
pauvre vieux ?<br />
Aucun des assistants ne remua. Javert<br />
reprit :<br />
– Je n’ai jamais connu qu’un homme<br />
qui pût remplacer un cric. C’était ce<br />
forçat.<br />
– Ah ! voilà que ça m’écrase ! cria le<br />
vieillard.<br />
Madeleine leva la tête, rencontra<br />
l’œil de faucon de Javert toujours<br />
attaché sur lui, regarda les paysans<br />
immobiles, et sourit tristement. Puis,<br />
sans dire une parole, il tomba à<br />
genoux [153] , et avant même que la foule<br />
eût eu le temps de jeter un cri, il était
sous la voiture.<br />
Il y eut un affreux moment d’attente et<br />
de silence.<br />
On vit Madeleine presque à plat<br />
ventre sous ce poids effrayant essayer<br />
deux fois en vain de rapprocher ses<br />
coudes de ses genoux. On lui cria :<br />
– Père Madeleine ! retirez-vous de<br />
là !<br />
Le vieux Fauchelevent lui-même lui<br />
dit :<br />
– Monsieur Madeleine ! allez-vousen<br />
! C’est qu’il faut que je meure, voyezvous<br />
! Laissez-moi ! Vous allez vous<br />
faire écraser aussi !<br />
Madeleine ne répondit pas.<br />
Les assistants haletaient. Les roues<br />
avaient continué de s’enfoncer, et il était
déjà devenu presque impossible que<br />
Madeleine sortît de dessous la voiture.<br />
Tout à coup on vit l’énorme masse<br />
s’ébranler, la charrette se soulevait<br />
lentement, les roues sortaient à demi de<br />
l’ornière. On entendit une voix étouffée<br />
qui criait :<br />
– Dépêchez-vous ! aidez !<br />
C’était Madeleine qui venait de faire<br />
un dernier effort.<br />
Ils se précipitèrent. Le dévouement<br />
d’un seul avait donné de la force et du<br />
courage à tous. La charrette fut enlevée<br />
par vingt bras. Le vieux Fauchelevent<br />
était sauvé.<br />
Madeleine se releva. Il était blême,<br />
quoique ruisselant de sueur. Ses habits<br />
étaient déchirés et couverts de boue.
Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait<br />
les genoux et l’appelait le bon Dieu. Lui,<br />
il avait sur le visage je ne sais quelle<br />
expression de souffrance heureuse et<br />
céleste, et il fixait son œil tranquille sur<br />
Javert qui le regardait toujours.
7<br />
Chapitre<br />
Fauchelevent devient<br />
jardinier à Paris<br />
Fauchelevent s’était démis la rotule dans<br />
sa chute. Le père Madeleine le fit<br />
transporter dans une infirmerie qu’il<br />
avait établie pour ses ouvriers dans le<br />
bâtiment même de sa fabrique et qui était<br />
desservie par deux sœurs de charité. Le<br />
lendemain matin, le vieillard trouva un
illet de mille francs sur sa table de nuit,<br />
avec ce mot de la main du père<br />
Madeleine : Je vous achète votre<br />
charrette et votre cheval. La charrette<br />
était brisée et le cheval était mort.<br />
Fauchelevent guérit, mais son genou<br />
resta ankylosé. M. Madeleine, par les<br />
recommandations des sœurs et de son<br />
curé, fit placer le bonhomme comme<br />
jardinier dans un couvent de femmes du<br />
quartier Saint-Antoine à Paris.<br />
Quelque temps après, M. Madeleine<br />
fut nommé maire. La première fois que<br />
Javert vit M. Madeleine revêtu de<br />
l’écharpe qui lui donnait toute autorité<br />
sur la ville, il éprouva cette sorte de<br />
frémissement qu’éprouverait un dogue<br />
qui flairerait un loup sous les habits de
son maître. À partir de ce moment, il<br />
l’évita le plus qu’il put. Quand les<br />
besoins du service l’exigeaient<br />
impérieusement et qu’il ne pouvait faire<br />
autrement que de se trouver avec M. le<br />
maire, il lui parlait avec un respect<br />
profond.<br />
Cette prospérité créée à Montreuilsur-mer<br />
par le père Madeleine avait,<br />
outre les signes visibles que nous avons<br />
indiqués, un autre symptôme qui, pour<br />
n’être pas visible, n’était pas moins<br />
significatif. Ceci ne trompe jamais.<br />
Quand la population souffre, quand le<br />
travail manque, quand le commerce est<br />
nul, le contribuable résiste à l’impôt par<br />
pénurie, épuise et dépasse les délais, et<br />
l’état dépense beaucoup d’argent en
frais de contrainte et de rentrée. Quand<br />
le travail abonde, quand le pays est<br />
heureux et riche, l’impôt se paye<br />
aisément et coûte peu à l’état. On peut<br />
dire que la misère et la richesse<br />
publiques ont un thermomètre infaillible,<br />
les frais de perception de l’impôt. En<br />
sept ans, les frais de perception de<br />
l’impôt s’étaient réduits des trois quarts<br />
dans l’arrondissement de Montreuil-surmer,<br />
ce qui faisait fréquemment citer cet<br />
arrondissement entre tous par M. de<br />
Villèle, alors ministre des finances.<br />
Telle était la situation du pays,<br />
lorsque Fantine y revint. Personne ne se<br />
souvenait plus d’elle. Heureusement la<br />
porte de la fabrique de M. Madeleine<br />
était comme un visage ami. Elle s’y
présenta, et fut admise dans l’atelier des<br />
femmes. Le métier était tout nouveau<br />
pour Fantine, elle n’y pouvait être bien<br />
adroite, elle ne tirait donc de sa journée<br />
de travail que peu de chose, mais enfin<br />
cela suffisait, le problème était résolu,<br />
elle gagnait sa vie.
8<br />
Chapitre<br />
Madame Victurnien<br />
dépense trente-cinq<br />
francs pour la morale<br />
Quand Fantine vit qu’elle vivait, elle eut<br />
un moment de joie. Vivre honnêtement<br />
de son travail, quelle grâce du ciel ! Le<br />
goût du travail lui revint vraiment. Elle<br />
acheta un miroir, se réjouit d’y regarder<br />
sa jeunesse, ses beaux cheveux et ses
elles dents, oublia beaucoup de choses,<br />
ne songea plus qu’à sa Cosette et à<br />
l’avenir possible, et fut presque<br />
heureuse. Elle loua une petite chambre et<br />
la meubla à crédit sur son travail futur ;<br />
reste de ses habitudes de désordre.<br />
Ne pouvant pas dire qu’elle était<br />
mariée, elle s’était bien gardée, comme<br />
nous l’avons déjà fait entrevoir, de<br />
parler de sa petite fille.<br />
En ces commencements, on l’a vu,<br />
elle payait exactement les Thénardier.<br />
Comme elle ne savait que signer, elle<br />
était obligée de leur écrire par un<br />
écrivain public.<br />
Elle écrivait souvent. Cela fut<br />
remarqué. On commença à dire tout bas<br />
dans l’atelier des femmes que Fantine
« écrivait des lettres » et qu’« elle avait<br />
des allures ».<br />
Il n’y a rien de tel pour épier les<br />
actions des gens que ceux qu’elles ne<br />
regardent pas. – Pourquoi ce monsieur<br />
ne vient-il jamais qu’à la brune ?<br />
pourquoi monsieur un tel n’accroche-t-il<br />
jamais sa clef au clou le jeudi ?<br />
pourquoi prend-il toujours les petites<br />
rues ? pourquoi madame descend-elle<br />
toujours de son fiacre avant d’arriver à<br />
la maison ? pourquoi envoie-t-elle<br />
acheter un cahier de papier à lettres,<br />
quand elle en a « plein sa papeterie ? »<br />
etc., etc. – Il existe des êtres qui, pour<br />
connaître le mot de ces énigmes,<br />
lesquelles leur sont du reste parfaitement<br />
indifférentes, dépensent plus d’argent,
prodiguent plus de temps, se donnent<br />
plus de peine qu’il n’en faudrait pour<br />
dix bonnes actions ; et cela,<br />
gratuitement, pour le plaisir, sans être<br />
payés de la curiosité autrement que par<br />
la curiosité. Ils suivront celui-ci ou<br />
celle-là des jours entiers, feront faction<br />
des heures à des coins de rue, sous des<br />
portes d’allées, la nuit, par le froid et<br />
par la pluie, corrompront des<br />
commissionnaires, griseront des cochers<br />
de fiacre et des laquais, achèteront une<br />
femme de chambre, feront acquisition<br />
d’un portier. Pourquoi ? pour rien. Pur<br />
acharnement de voir, de savoir et de<br />
pénétrer. Pure démangeaison de dire. Et<br />
souvent ces secrets connus, ces mystères<br />
publiés, ces énigmes éclairées du grand
jour, entraînent des catastrophes [154] , des<br />
duels, des faillites, des familles ruinées,<br />
des existences brisées, à la grande joie<br />
de ceux qui ont « tout découvert » sans<br />
intérêt et par pur instinct. Chose triste.<br />
Certaines personnes sont méchantes<br />
uniquement par besoin de parler. Leur<br />
conversation, causerie dans le salon,<br />
bavardage dans l’antichambre, est<br />
comme ces cheminées qui usent vite le<br />
bois ; il leur faut beaucoup de<br />
combustible ; et le combustible, c’est le<br />
prochain.<br />
On observa donc Fantine.<br />
Avec cela, plus d’une était jalouse de<br />
ses cheveux blonds et de ses dents<br />
blanches.<br />
On constata que dans l’atelier, au
milieu des autres, elle se détournait<br />
souvent pour essuyer une larme.<br />
C’étaient les moments où elle songeait à<br />
son enfant ; peut-être aussi à l’homme<br />
qu’elle avait aimé.<br />
C’est un douloureux labeur que la<br />
rupture des sombres attaches du passé.<br />
On constata qu’elle écrivait, au moins<br />
deux fois par mois, toujours à la même<br />
adresse, et qu’elle affranchissait la<br />
lettre. On parvint à se procurer<br />
l’adresse : Monsieur, Monsieur<br />
Thénardier, aubergiste, à Montfermeil .<br />
On fit jaser au cabaret l’écrivain public,<br />
vieux bonhomme qui ne pouvait pas<br />
emplir son estomac de vin rouge sans<br />
vider sa poche aux secrets. Bref, on sut<br />
que Fantine avait un enfant. « Ce devait
être une espèce de fille. » Il se trouva<br />
une commère qui fit le voyage de<br />
Montfermeil, parla aux Thénardier, et dit<br />
à son retour : « Pour mes trente-cinq<br />
francs, j’en ai eu le cœur net. J’ai vu<br />
l’enfant ! »<br />
La commère qui fit cela était une<br />
gorgone appelée madame Victurnien,<br />
gardienne et portière de la vertu de tout<br />
le monde. Madame Victurnien avait<br />
cinquante-six ans, et doublait le masque<br />
de la laideur du masque de la vieillesse.<br />
Voix chevrotante, esprit capricant. Cette<br />
vieille femme avait été jeune, chose<br />
étonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93,<br />
elle avait épousé un moine échappé du<br />
cloître en bonnet rouge et passé des<br />
bernardins aux jacobins. Elle était
sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse,<br />
presque venimeuse ; tout en se souvenant<br />
de son moine dont elle était veuve, et qui<br />
l’avait fort domptée et pliée. C’était une<br />
ortie où l’on voyait le froissement du<br />
froc. À la restauration, elle s’était faite<br />
bigote, et si énergiquement que les<br />
prêtres lui avaient pardonné son moine.<br />
Elle avait un petit bien qu’elle léguait<br />
bruyamment à une communauté<br />
religieuse. Elle était fort bien vue à<br />
l’évêché d’Arras. Cette madame<br />
Victurnien donc alla à Montfermeil, et<br />
revint en disant : « J’ai vu l’enfant ».<br />
Tout cela prit du temps. Fantine était<br />
depuis plus d’un an à la fabrique,<br />
lorsqu’un matin la surveillante de<br />
l’atelier lui remit, de la part de M. le
maire, cinquante francs, en lui disant<br />
qu’elle ne faisait plus partie de l’atelier<br />
et en l’engageant, de la part de M. le<br />
maire, à quitter le pays.<br />
C’était précisément dans ce même<br />
mois que les Thénardier, après avoir<br />
demandé douze francs au lieu de six,<br />
venaient d’exiger quinze francs au lieu<br />
de douze.<br />
Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait<br />
s’en aller du pays, elle devait son loyer<br />
et ses meubles. Cinquante francs ne<br />
suffisaient pas pour acquitter cette dette.<br />
Elle balbutia quelques mots suppliants.<br />
La surveillante lui signifia qu’elle eût à<br />
sortir sur-le-champ de l’atelier. Fantine<br />
n’était du reste qu’une ouvrière<br />
médiocre. Accablée de honte plus
encore que de désespoir, elle quitta<br />
l’atelier et rentra dans sa chambre. Sa<br />
faute était donc maintenant connue de<br />
tous !<br />
Elle ne se sentit plus la force de dire<br />
un mot. On lui conseilla de voir M. le<br />
maire ; elle n’osa pas. M. le maire lui<br />
donnait cinquante francs, parce qu’il<br />
était bon, et la chassait, parce qu’il était<br />
juste. Elle plia sous cet arrêt.
9<br />
Chapitre<br />
Succès de Madame<br />
Victurnien<br />
La veuve du moine fut donc bonne à<br />
quelque chose.<br />
Du reste, M. Madeleine n’avait rien<br />
su de tout cela. Ce sont là de ces<br />
combinaisons d’événements dont la vie<br />
est pleine. M. Madeleine avait pour<br />
habitude de n’entrer presque jamais dans
l’atelier des femmes. Il avait mis à la<br />
tête de cet atelier une vieille fille, que le<br />
curé lui avait donnée, et il avait toute<br />
confiance dans cette surveillante,<br />
personne vraiment respectable, ferme,<br />
équitable, intègre, remplie de la charité<br />
qui consiste à donner, mais n’ayant pas<br />
au même degré la charité qui consiste à<br />
comprendre et à pardonner.<br />
M. Madeleine se remettait de tout sur<br />
elle. Les meilleurs hommes sont souvent<br />
forcés de déléguer leur autorité. C’est<br />
dans cette pleine puissance et avec la<br />
conviction qu’elle faisait bien, que la<br />
surveillante avait instruit le procès, jugé,<br />
condamné et exécuté Fantine.<br />
Quant aux cinquante francs, elle les<br />
avait donnés sur une somme que
M. Madeleine lui confiait pour aumônes<br />
et secours aux ouvrières et dont elle ne<br />
rendait pas compte.<br />
Fantine s’offrit comme servante dans<br />
le pays ; elle alla d’une maison à l’autre.<br />
Personne ne voulut d’elle. Elle n’avait<br />
pu quitter la ville. Le marchand fripier<br />
auquel elle devait ses meubles, quels<br />
meubles ! lui avait dit : « Si vous vous<br />
en allez, je vous fais arrêter comme<br />
voleuse. » Le propriétaire auquel elle<br />
devait son loyer, lui avait dit : « Vous<br />
êtes jeune et jolie, vous pouvez payer. »<br />
Elle partagea les cinquante francs entre<br />
le propriétaire et le fripier, rendit au<br />
marchand les trois quarts de son<br />
mobilier, ne garda que le nécessaire, et<br />
se trouva sans travail, sans état, n’ayant
plus que son lit, et devant encore<br />
environ cent francs.<br />
Elle se mit à coudre de grosses<br />
chemises pour les soldats de la garnison,<br />
et gagnait douze sous par jour. Sa fille<br />
lui en coûtait dix. C’est en ce moment<br />
qu’elle commença à mal payer les<br />
Thénardier.<br />
Cependant une vieille femme qui lui<br />
allumait sa chandelle quand elle rentrait<br />
le soir, lui enseigna l’art de vivre dans<br />
la misère. Derrière vivre de peu, il y a<br />
vivre de rien. Ce sont deux chambres ; la<br />
première est obscure, la seconde est<br />
noire.<br />
Fantine apprit comment on se passe<br />
tout à fait de feu en hiver, comment on<br />
renonce à un oiseau qui vous mange un
liard de millet tous les deux jours,<br />
comment on fait de son jupon sa<br />
couverture et de sa couverture son<br />
jupon, comment on ménage sa chandelle<br />
en prenant son repas à la lumière de la<br />
fenêtre d’en face. On ne sait pas tout ce<br />
que certains êtres faibles, qui ont vieilli<br />
dans le dénûment et l’honnêteté, savent<br />
tirer d’un sou. Cela finit par être un<br />
talent. Fantine acquit ce sublime talent et<br />
reprit un peu de courage.<br />
À cette époque, elle disait à une<br />
voisine :<br />
– Bah ! je me dis : en ne dormant que<br />
cinq heures et en travaillant tout le reste<br />
à mes coutures, je parviendrai bien<br />
toujours à gagner à peu près du pain. Et<br />
puis, quand on est triste, on mange
moins. Eh bien ! des souffrances, des<br />
inquiétudes, un peu de pain d’un côté,<br />
des chagrins de l’autre, tout cela me<br />
nourrira.<br />
Dans cette détresse, avoir sa petite<br />
fille eût été un étrange bonheur. Elle<br />
songea à la faire venir. Mais quoi ! lui<br />
faire partager son dénûment ! Et puis,<br />
elle devait aux Thénardier ! comment<br />
s’acquitter ? Et le voyage ! comment le<br />
payer ?<br />
La vieille qui lui avait donné ce qu’on<br />
pourrait appeler des leçons de vie<br />
indigente était une sainte fille nommée<br />
Marguerite, dévote de la bonne<br />
dévotion, pauvre, et charitable pour les<br />
pauvres et même pour les riches, sachant<br />
tout juste assez écrire pour signer
Margueritte, et croyant en Dieu, ce qui<br />
est la science.<br />
Il y a beaucoup de ces vertus-là en<br />
bas ; un jour elles seront en haut. Cette<br />
vie a un lendemain.<br />
Dans les premiers temps, Fantine<br />
avait été si honteuse qu’elle n’avait pas<br />
osé sortir.<br />
Quand elle était dans la rue, elle<br />
devinait qu’on se retournait derrière elle<br />
et qu’on la montrait du doigt ; tout le<br />
monde la regardait et personne ne la<br />
saluait ; le mépris âcre et froid des<br />
passants lui pénétrait dans la chair et<br />
dans l’âme comme une bise.<br />
Dans les petites villes, il semble<br />
qu’une malheureuse soit nue sous les<br />
sarcasmes et la curiosité de tous. À
Paris, du moins, personne ne vous<br />
connaît, et cette obscurité est un<br />
vêtement. Oh ! comme elle eût souhaité<br />
venir à Paris ! Impossible.<br />
Il fallut bien s’accoutumer à la<br />
déconsidération, comme elle s’était<br />
accoutumée à l’indigence. Peu à peu elle<br />
en prit son parti. Après deux ou trois<br />
mois elle secoua la honte et se remit à<br />
sortir comme si de rien n’était.<br />
– Cela m’est bien égal, dit-elle.<br />
Elle alla et vint, la tête haute, avec un<br />
sourire amer, et sentit qu’elle devenait<br />
effrontée.<br />
Madame Victurnien quelquefois la<br />
voyait passer de sa fenêtre, remarquait<br />
la détresse de « cette créature », grâce à<br />
elle « remise à sa place », et se
félicitait. Les méchants ont un bonheur<br />
noir.<br />
L’excès du travail fatiguait Fantine, et<br />
la petite toux sèche qu’elle avait<br />
augmenta. Elle disait quelquefois à sa<br />
voisine Marguerite : « Tâtez donc<br />
comme mes mains sont chaudes. »<br />
Cependant le matin, quand elle<br />
peignait avec un vieux peigne cassé ses<br />
beaux cheveux qui ruisselaient comme<br />
de la soie floche, elle avait une minute<br />
de coquetterie heureuse.
10<br />
Chapitre<br />
Suite du succès<br />
Elle avait été congédiée vers la fin de<br />
l’hiver ; l’été se passa, mais l’hiver<br />
revint. Jours courts, moins de travail.<br />
L’hiver, point de chaleur, point de<br />
lumière, point de midi, le soir touche au<br />
matin, brouillard, crépuscule, la fenêtre<br />
est grise, on n’y voit pas clair. Le ciel<br />
est un soupirail. Toute la journée est une<br />
cave. Le soleil a l’air d’un pauvre.
L’affreuse saison ! L’hiver change en<br />
pierre l’eau du ciel et le cœur de<br />
l’homme [155] . Ses créanciers la<br />
harcelaient.<br />
Fantine gagnait trop peu. Ses dettes<br />
avaient grossi. Les Thénardier, mal<br />
payés, lui écrivaient à chaque instant des<br />
lettres dont le contenu la désolait et dont<br />
le port la ruinait. Un jour ils lui<br />
écrivirent que sa petite Cosette était<br />
toute nue par le froid qu’il faisait,<br />
qu’elle avait besoin d’une jupe de laine,<br />
et qu’il fallait au moins que la mère<br />
envoyât dix francs pour cela. Elle reçut<br />
la lettre, et la froissa dans ses mains tout<br />
le jour. Le soir elle entra chez un barbier<br />
qui habitait le coin de la rue, et défit son<br />
peigne. Ses admirables cheveux blonds
lui tombèrent jusqu’aux reins.<br />
– Les beaux cheveux ! s’écria le<br />
barbier.<br />
– Combien m’en donneriez-vous ? ditelle.<br />
– Dix francs.<br />
– Coupez-les [156] .<br />
Elle acheta une jupe de tricot et<br />
l’envoya aux Thénardier.<br />
Cette jupe fit les Thénardier furieux.<br />
C’était de l’argent qu’ils voulaient. Ils<br />
donnèrent la jupe à Éponine. La pauvre<br />
Alouette continua de frissonner.<br />
Fantine pensa : « Mon enfant n’a plus<br />
froid. Je l’ai habillée de mes cheveux. »<br />
Elle mettait de petits bonnets ronds qui<br />
cachaient sa tête tondue et avec lesquels<br />
elle était encore jolie.
Un travail ténébreux se faisait dans le<br />
cœur de Fantine. Quand elle vit qu’elle<br />
ne pouvait plus se coiffer, elle<br />
commença à tout prendre en haine autour<br />
d’elle. Elle avait longtemps partagé la<br />
vénération de tous pour le père<br />
Madeleine ; cependant, à force de se<br />
répéter que c’était lui qui l’avait<br />
chassée, et qu’il était la cause de son<br />
malheur, elle en vint à le haïr lui aussi,<br />
lui surtout. Quand elle passait devant la<br />
fabrique aux heures où les ouvriers sont<br />
sur la porte, elle affectait de rire et de<br />
chanter.<br />
Une vieille ouvrière qui la vit une fois<br />
chanter et rire de cette façon dit :<br />
– Voilà une fille qui finira mal.<br />
Elle prit un amant, le premier venu, un
homme qu’elle n’aimait pas, par<br />
bravade, avec la rage dans le cœur.<br />
C’était un misérable, une espèce de<br />
musicien mendiant, un oisif gueux, qui la<br />
battait, et qui la quitta comme elle<br />
l’avait pris, avec dégoût.<br />
Elle adorait son enfant.<br />
Plus elle descendait, plus tout<br />
devenait sombre autour d’elle, plus ce<br />
doux petit ange rayonnait dans le fond de<br />
son âme. Elle disait : Quand je serai<br />
riche, j’aurai ma Cosette avec moi ; et<br />
elle riait. La toux ne la quittait pas, et<br />
elle avait des sueurs dans le dos.<br />
Un jour elle reçut des Thénardier une<br />
lettre ainsi conçue :<br />
« Cosette est malade d’une maladie<br />
qui est dans le pays. Une fièvre miliaire,
qu’ils appellent. Il faut des drogues<br />
chères. Cela nous ruine et nous ne<br />
pouvons plus payer. Si vous ne nous<br />
envoyez pas quarante francs avant huit<br />
jours, la petite est morte. »<br />
Elle se mit à rire aux éclats, et elle dit<br />
à sa vieille voisine :<br />
– Ah ! ils sont bons ! quarante francs !<br />
que ça ! ça fait deux napoléons ! Où<br />
veulent-ils que je les prenne ? Sont-ils<br />
bêtes, ces paysans !<br />
Cependant elle alla dans l’escalier<br />
près d’une lucarne et relut la lettre.<br />
Puis elle descendit l’escalier et sortit<br />
en courant et en sautant, riant toujours.<br />
Quelqu’un qui la rencontra lui dit :<br />
– Qu’est-ce que vous avez donc à être<br />
si gaie ?
Elle répondit :<br />
– C’est une bonne bêtise que viennent<br />
de m’écrire des gens de la campagne. Ils<br />
me demandent quarante francs. Paysans,<br />
va !<br />
Comme elle passait sur la place, elle<br />
vit beaucoup de monde qui entourait une<br />
voiture de forme bizarre sur l’impériale<br />
de laquelle pérorait tout debout un<br />
homme vêtu de rouge. C’était un bateleur<br />
dentiste en tournée, qui offrait au public<br />
des râteliers complets, des opiats, des<br />
poudres et des élixirs.<br />
Fantine se mêla au groupe et se mit à<br />
rire comme les autres de cette harangue<br />
où il y avait de l’argot pour la canaille<br />
et du jargon pour les gens comme il faut.<br />
L’arracheur de dents vit cette belle fille
qui riait, et s’écria tout à coup :<br />
– Vous avez de jolies dents, la fille<br />
qui riez là. Si vous voulez me vendre<br />
vos deux palettes, je vous donne de<br />
chaque un napoléon d’or.<br />
– Qu’est-ce que c’est que ça, mes<br />
palettes ? demanda Fantine.<br />
– Les palettes, reprit le professeur<br />
dentiste, c’est les dents de devant, les<br />
deux d’en haut.<br />
– Quelle horreur ! s’écria Fantine.<br />
– Deux napoléons ! grommela une<br />
vieille édentée qui était là. Qu’en voilà<br />
une qui est heureuse !<br />
Fantine s’enfuit, et se boucha les<br />
oreilles pour ne pas entendre la voix<br />
enrouée de l’homme qui lui criait : –<br />
Réfléchissez, la belle ! deux napoléons,
ça peut servir. Si le cœur vous en dit,<br />
venez ce soir à l’auberge du Tillac<br />
d’argent, vous m’y trouverez.<br />
Fantine rentra, elle était furieuse et<br />
conta la chose à sa bonne voisine<br />
Marguerite :<br />
– Comprenez-vous cela ? ne voilà-t-il<br />
pas un abominable homme ? comment<br />
laisse-t-on des gens comme cela aller<br />
dans le pays ! M’arracher mes deux<br />
dents de devant ! mais je serais<br />
horrible ! Les cheveux repoussent, mais<br />
les dents ! Ah ! le monstre d’homme !<br />
j’aimerais mieux me jeter d’un<br />
cinquième la tête la première sur le<br />
pavé ! Il m’a dit qu’il serait ce soir au<br />
Tillac d’argent.<br />
– Et qu’est-ce qu’il offrait ? demanda
Marguerite.<br />
– Deux napoléons.<br />
– Cela fait quarante francs.<br />
– Oui, dit Fantine, cela fait quarante<br />
francs.<br />
Elle resta pensive, et se mit à son<br />
ouvrage. Au bout d’un quart d’heure,<br />
elle quitta sa couture et alla relire la<br />
lettre des Thénardier sur l’escalier.<br />
En rentrant, elle dit à Marguerite qui<br />
travaillait près d’elle :<br />
– Qu’est-ce que c’est donc que cela,<br />
une fièvre miliaire [157] ? Savez-vous ?<br />
– Oui, répondit la vieille fille, c’est<br />
une maladie.<br />
– Ça a donc besoin de beaucoup de<br />
drogues ?<br />
– Oh ! des drogues terribles.
– Où ça vous prend-il ?<br />
– C’est une maladie qu’on a comme<br />
ça.<br />
– Cela attaque donc les enfants ?<br />
– Surtout les enfants.<br />
– Est-ce qu’on en meurt ?<br />
– Très bien, dit Marguerite.<br />
Fantine sortit et alla encore une fois<br />
relire la lettre sur l’escalier.<br />
Le soir elle descendit, et on la vit qui<br />
se dirigeait du côté de la rue de Paris où<br />
sont les auberges.<br />
Le lendemain matin, comme<br />
Marguerite entrait dans la chambre de<br />
Fantine avant le jour, car elles<br />
travaillaient toujours ensemble et de<br />
cette façon n’allumaient qu’une<br />
chandelle pour deux, elle trouva Fantine
assise sur son lit, pâle, glacée. Elle ne<br />
s’était pas couchée. Son bonnet était<br />
tombé sur ses genoux. La chandelle avait<br />
brûlé toute la nuit et était presque<br />
entièrement consumée.<br />
Marguerite s’arrêta sur le seuil,<br />
pétrifiée de cet énorme désordre, et<br />
s’écria :<br />
– Seigneur ! la chandelle qui est toute<br />
brûlée ! il s’est passé des événements !<br />
Puis elle regarda Fantine qui tournait<br />
vers elle sa tête sans cheveux.<br />
Fantine depuis la veille avait vieilli<br />
de dix ans.<br />
– Jésus ! fit Marguerite, qu’est-ce que<br />
vous avez, Fantine ?<br />
– Je n’ai rien, répondit Fantine. Au<br />
contraire. Mon enfant ne mourra pas de
cette affreuse maladie, faute de secours.<br />
Je suis contente.<br />
En parlant ainsi, elle montrait à la<br />
vieille fille deux napoléons qui<br />
brillaient sur la table.<br />
– Ah, Jésus Dieu ! dit Marguerite.<br />
Mais c’est une fortune ! Où avez-vous eu<br />
ces louis d’or ?<br />
– Je les ai eus, répondit Fantine.<br />
En même temps elle sourit. La<br />
chandelle éclairait son visage. C’était un<br />
sourire sanglant. Une salive rougeâtre<br />
lui souillait le coin des lèvres, et elle<br />
avait un trou noir dans la bouche.<br />
Les deux dents étaient arrachées.<br />
Elle envoya les quarante francs à<br />
Montfermeil.<br />
Du reste c’était une ruse des
Thénardier pour avoir de l’argent.<br />
Cosette n’était pas malade.<br />
Fantine jeta son miroir par la fenêtre.<br />
Depuis longtemps elle avait quitté sa<br />
cellule du second pour une mansarde<br />
fermée d’un loquet sous le toit ; un de<br />
ces galetas dont le plafond fait angle<br />
avec le plancher et vous heurte à chaque<br />
instant la tête. Le pauvre ne peut aller au<br />
fond de sa chambre comme au fond de sa<br />
destinée qu’en se courbant de plus en<br />
plus. Elle n’avait plus de lit, il lui restait<br />
une loque qu’elle appelait sa couverture,<br />
un matelas à terre et une chaise<br />
dépaillée. Un petit rosier qu’elle avait<br />
s’était desséché dans un coin, oublié.<br />
Dans l’autre coin, il y avait un pot à<br />
beurre à mettre l’eau, qui gelait l’hiver,
et où les différents niveaux de l’eau<br />
restaient longtemps marqués par des<br />
cercles de glace. Elle avait perdu la<br />
honte, elle perdit la coquetterie. Dernier<br />
signe. Elle sortait avec des bonnets<br />
sales. Soit faute de temps, soit<br />
indifférence, elle ne raccommodait plus<br />
son linge. À mesure que les talons<br />
s’usaient, elle tirait ses bas dans ses<br />
souliers. Cela se voyait à de certains<br />
plis perpendiculaires. Elle rapiéçait son<br />
corset, vieux et usé, avec des morceaux<br />
de calicot qui se déchiraient au moindre<br />
mouvement. Les gens auxquels elle<br />
devait, lui faisaient « des scènes », et ne<br />
lui laissaient aucun repos. Elle les<br />
trouvait dans la rue, elle les retrouvait<br />
dans son escalier. Elle passait des nuits
à pleurer et à songer. Elle avait les yeux<br />
très brillants, et elle sentait une douleur<br />
fixe dans l’épaule, vers le haut de<br />
l’omoplate gauche. Elle toussait<br />
beaucoup. Elle haïssait profondément le<br />
père Madeleine, et ne se plaignait pas.<br />
Elle cousait dix-sept heures par jour ;<br />
mais un entrepreneur du travail des<br />
prisons, qui faisait travailler les<br />
prisonnières au rabais, fit tout à coup<br />
baisser les prix, ce qui réduisit la<br />
journée des ouvrières libres à neuf sous.<br />
Dix-sept heures de travail, et neuf sous<br />
par jour ! Ses créanciers étaient plus<br />
impitoyables que jamais. Le fripier, qui<br />
avait repris presque tous les meubles,<br />
lui disait sans cesse : Quand me<br />
payeras-tu, coquine ? Que voulait-on
d’elle, bon Dieu ! Elle se sentait traquée<br />
et il se développait en elle quelque<br />
chose de la bête farouche. Vers le même<br />
temps, le Thénardier lui écrivit que<br />
décidément il avait attendu avec<br />
beaucoup trop de bonté, et qu’il lui<br />
fallait cent francs, tout de suite ; sinon<br />
qu’il mettrait à la porte la petite Cosette,<br />
toute convalescente de sa grande<br />
maladie, par le froid, par les chemins, et<br />
qu’elle deviendrait ce qu’elle pourrait,<br />
et qu’elle crèverait, si elle voulait.<br />
« Cent francs, songea Fantine ! Mais où<br />
y a-t-il un état à gagner cent sous par<br />
jour ? »<br />
– Allons ! dit-elle, vendons le<br />
reste [158] .<br />
L’infortunée se fit fille publique.
11<br />
Chapitre<br />
Christus nos liberavit<br />
[159] Qu’est-ce que c’est que cette histoire<br />
de Fantine ? C’est la société achetant<br />
une esclave.<br />
À qui ? À la misère.<br />
À la faim, au froid, à l’isolement, à<br />
l’abandon, au dénûment. Marché<br />
douloureux. Une âme pour un morceau<br />
de pain. La misère offre, la société<br />
accepte.
La sainte loi de Jésus-Christ gouverne<br />
notre civilisation, mais elle ne la pénètre<br />
pas encore. On dit que l’esclavage a<br />
disparu de la civilisation européenne.<br />
C’est une erreur. Il existe toujours, mais<br />
il ne pèse plus que sur la femme, et il<br />
s’appelle prostitution.<br />
Il pèse sur la femme, c’est-à-dire sur<br />
la grâce, sur la faiblesse, sur la beauté,<br />
sur la maternité. Ceci n’est pas une des<br />
moindres hontes de l’homme.<br />
Au point de ce douloureux drame où<br />
nous sommes arrivés, il ne reste plus<br />
rien à Fantine de ce qu’elle a été<br />
autrefois. Elle est devenue marbre en<br />
devenant boue. Qui la touche a froid.<br />
Elle passe, elle vous subit et elle vous<br />
ignore ; elle est la figure déshonorée et
sévère. La vie et l’ordre social lui ont<br />
dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout<br />
ce qui lui arrivera. Elle a tout ressenti,<br />
tout supporté, tout éprouvé, tout souffert,<br />
tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée<br />
de cette résignation qui ressemble à<br />
l’indifférence comme la mort ressemble<br />
au sommeil. Elle n’évite plus rien. Elle<br />
ne craint plus rien. Tombe sur elle toute<br />
la nuée et passe sur elle tout l’océan !<br />
que lui importe ! c’est une éponge<br />
imbibée.<br />
Elle le croit du moins, mais c’est une<br />
erreur de s’imaginer qu’on épuise le sort<br />
et qu’on touche le fond de quoi que ce<br />
soit.<br />
Hélas ! qu’est-ce que toutes ces<br />
destinées ainsi poussées pêle-mêle ? où
vont-elles ? pourquoi sont-elles ainsi ?<br />
Celui qui sait cela voit toute l’ombre.<br />
Il est seul. Il s’appelle Dieu.
12<br />
Chapitre<br />
Le désœuvrement de<br />
M. Bamatabois<br />
Il y a dans toutes les petites villes, et il y<br />
avait à Montreuil-sur-mer en particulier,<br />
une classe de jeunes gens qui grignotent<br />
quinze cents livres de rente en province<br />
du même air dont leurs pareils dévorent<br />
à Paris deux cent mille francs par an. Ce<br />
sont des êtres de la grande espèce
neutre ; hongres, parasites, nuls, qui ont<br />
un peu de terre, un peu de sottise et un<br />
peu d’esprit, qui seraient des rustres<br />
dans un salon et se croient des<br />
gentilshommes au cabaret, qui disent :<br />
mes prés, mes bois, mes paysans, sifflent<br />
les actrices du théâtre pour prouver<br />
qu’ils sont gens de goût, querellent les<br />
officiers de la garnison pour montrer<br />
qu’ils sont gens de guerre, chassent,<br />
fument, bâillent, boivent, sentent le<br />
tabac, jouent au billard, regardent les<br />
voyageurs descendre de diligence,<br />
vivent au café, dînent à l’auberge, ont un<br />
chien qui mange les os sous la table et<br />
une maîtresse qui pose les plats dessus,<br />
tiennent à un sou, exagèrent les modes,<br />
admirent la tragédie, méprisent les
femmes, usent leurs vieilles bottes,<br />
copient Londres à travers Paris et Paris<br />
à travers Pont-à-Mousson, vieillissent<br />
hébétés, ne travaillent pas, ne servent à<br />
rien et ne nuisent pas à grand’chose.<br />
M. Félix Tholomyès, resté dans sa<br />
province et n’ayant jamais vu Paris,<br />
serait un de ces hommes-là.<br />
S’ils étaient plus riches, on dirait : ce<br />
sont des élégants ; s’ils étaient plus<br />
pauvres, on dirait : ce sont des fainéants.<br />
Ce sont tout simplement des désœuvrés.<br />
Parmi ces désœuvrés, il y a des<br />
ennuyeux, des ennuyés, des rêvasseurs,<br />
et quelques drôles.<br />
Dans ce temps-là, un élégant se<br />
composait d’un grand col, d’une grande<br />
cravate, d’une montre à breloques, de
trois gilets superposés de couleurs<br />
différentes, le bleu et le rouge en<br />
dedans, d’un habit couleur olive à taille<br />
courte, à queue de morue, à double<br />
rangée de boutons d’argent serrés les<br />
uns contre les autres et montant jusque<br />
sur l’épaule, et d’un pantalon olive plus<br />
clair, orné sur les deux coutures d’un<br />
nombre de côtes indéterminé, mais<br />
toujours impair, variant de une à onze,<br />
limite qui n’était jamais franchie.<br />
Ajoutez à cela des souliers-bottes avec<br />
de petits fers au talon, un chapeau à<br />
haute forme et à bords étroits, des<br />
cheveux en touffe, une énorme canne [160] ,<br />
et une conversation rehaussée des<br />
calembours de Potier. Sur le tout des<br />
éperons et des moustaches. À cette
époque, des moustaches voulaient dire<br />
bourgeois et des éperons voulaient dire<br />
piéton.<br />
L’élégant de province portait les<br />
éperons plus longs et les moustaches<br />
plus farouches.<br />
C’était le temps de la lutte des<br />
républiques de l’Amérique méridionale<br />
contre le roi d’Espagne, de Bolivar<br />
contre Morillo. Les chapeaux à petits<br />
bords étaient royalistes et se nommaient<br />
des morillos ; les libéraux portaient des<br />
chapeaux à larges bords qui s’appelaient<br />
des bolivars.<br />
Huit ou dix mois donc après ce qui a<br />
été raconté dans les pages précédentes,<br />
vers les premiers jours de janvier 1823,<br />
un soir qu’il avait neigé [161] , un de ces
élégants, un de ces désœuvrés, un « bien<br />
pensant », car il avait un morillo, de<br />
plus chaudement enveloppé d’un de ces<br />
grands manteaux qui complétaient dans<br />
les temps froids le costume à la mode,<br />
se divertissait à harceler une créature<br />
qui rôdait en robe de bal et toute<br />
décolletée avec des fleurs sur la tête<br />
devant la vitre du café des officiers. Cet<br />
élégant fumait, car c’était décidément la<br />
mode.<br />
Chaque fois que cette femme passait<br />
devant lui, il lui jetait, avec une bouffée<br />
de la fumée de son cigare, quelque<br />
apostrophe qu’il croyait spirituelle et<br />
gaie, comme : – Que tu es laide ! –<br />
Veux-tu te cacher ! – Tu n’as pas de<br />
dents ! etc., etc. – Ce monsieur
s’appelait monsieur Bamatabois. La<br />
femme, triste spectre paré qui allait et<br />
venait sur la neige, ne lui répondait pas,<br />
ne le regardait même pas, et n’en<br />
accomplissait pas moins en silence et<br />
avec une régularité sombre sa<br />
promenade qui la ramenait de cinq<br />
minutes en cinq minutes sous le<br />
sarcasme, comme le soldat condamné<br />
qui revient sous les verges. Ce peu<br />
d’effet piqua sans doute l’oisif qui,<br />
profitant d’un moment où elle se<br />
retournait, s’avança derrière elle à pas<br />
de loup et en étouffant son rire, se<br />
baissa, prit sur le pavé une poignée de<br />
neige et la lui plongea brusquement dans<br />
le dos entre ses deux épaules nues. La<br />
fille poussa un rugissement, se tourna,
ondit comme une panthère, et se rua sur<br />
l’homme, lui enfonçant ses ongles dans<br />
le visage, avec les plus effroyables<br />
paroles qui puissent tomber du corps de<br />
garde dans le ruisseau. Ces injures,<br />
vomies d’une voix enrouée par l’eau-devie,<br />
sortaient hideusement d’une bouche<br />
à laquelle manquaient en effet les deux<br />
dents de devant. C’était la Fantine.<br />
Au bruit que cela fit, les officiers<br />
sortirent en foule du café, les passants<br />
s’amassèrent, et il se forma un grand<br />
cercle riant, huant et applaudissant,<br />
autour de ce tourbillon composé de deux<br />
êtres où l’on avait peine à reconnaître un<br />
homme et une femme, l’homme se<br />
débattant, son chapeau à terre, la femme<br />
frappant des pieds et des poings,
décoiffée, hurlant, sans dents et sans<br />
cheveux, livide de colère, horrible.<br />
Tout à coup un homme de haute taille<br />
sortit vivement de la foule, saisit la<br />
femme à son corsage de satin couvert de<br />
boue, et lui dit : Suis-moi !<br />
La femme leva la tête ; sa voix<br />
furieuse s’éteignit subitement. Ses yeux<br />
étaient vitreux, de livide elle était<br />
devenue pâle, et elle tremblait d’un<br />
tremblement de terreur. Elle avait<br />
reconnu Javert.<br />
L’élégant avait profité de l’incident<br />
pour s’esquiver.
13<br />
Chapitre<br />
Solution de quelques<br />
questions de police<br />
municipale<br />
[162] Javert écarta les assistants, rompit le<br />
cercle et se mit à marcher à grands pas<br />
vers le bureau de police qui est à<br />
l’extrémité de la place, traînant après lui<br />
la misérable. Elle se laissait faire
machinalement. Ni lui ni elle ne disaient<br />
un mot. La nuée des spectateurs, au<br />
paroxysme de la joie, suivait avec des<br />
quolibets. La suprême misère, occasion<br />
d’obscénités.<br />
Arrivé au bureau de police qui était<br />
une salle basse chauffée par un poêle et<br />
gardée par un poste, avec une porte<br />
vitrée et grillée sur la rue, Javert ouvrit<br />
la porte, entra avec Fantine, et referma<br />
la porte derrière lui, au grand<br />
désappointement des curieux qui se<br />
haussèrent sur la pointe du pied et<br />
allongèrent le cou devant la vitre trouble<br />
du corps de garde, cherchant à voir. La<br />
curiosité est une gourmandise. Voir,<br />
c’est dévorer.<br />
En entrant, la Fantine alla tomber dans
un coin, immobile et muette, accroupie<br />
comme une chienne qui a peur.<br />
Le sergent du poste apporta une<br />
chandelle allumée sur une table. Javert<br />
s’assit, tira de sa poche une feuille de<br />
papier timbré et se mit à écrire.<br />
Ces classes de femmes sont<br />
entièrement remises par nos lois à la<br />
discrétion de la police. Elle en fait ce<br />
qu’elle veut, les punit comme bon lui<br />
semble, et confisque à son gré ces deux<br />
tristes choses qu’elles appellent leur<br />
industrie et leur liberté. Javert était<br />
impassible ; son visage sérieux ne<br />
trahissait aucune émotion. Pourtant il<br />
était gravement et profondément<br />
préoccupé. C’était un de ces moments où<br />
il exerçait sans contrôle, mais avec tous
les scrupules d’une conscience sévère,<br />
son redoutable pouvoir discrétionnaire.<br />
En cet instant, il le sentait, son escabeau<br />
d’agent de police était un tribunal. Il<br />
jugeait. Il jugeait, et il condamnait. Il<br />
appelait tout ce qu’il pouvait avoir<br />
d’idées dans l’esprit autour de la grande<br />
chose qu’il faisait. Plus il examinait le<br />
fait de cette fille, plus il se sentait<br />
révolté. Il était évident qu’il venait de<br />
voir commettre un crime. Il venait de<br />
voir, là dans la rue, la société,<br />
représentée par un propriétaireélecteur<br />
[163] , insultée et attaquée par une<br />
créature en dehors de tout. Une<br />
prostituée avait attenté à un bourgeois. Il<br />
avait vu cela, lui Javert. Il écrivait en<br />
silence.
Quand il eut fini, il signa, plia le<br />
papier et dit au sergent du poste, en le<br />
lui remettant :<br />
– Prenez trois hommes, et menez cette<br />
fille au bloc.<br />
Puis se tournant vers la Fantine :<br />
– Tu en as pour six mois.<br />
La malheureuse tressaillit.<br />
– Six mois ! six mois de prison ! Six<br />
mois à gagner sept sous par jour ! Mais<br />
que deviendra Cosette ? ma fille ! ma<br />
fille ! Mais je dois encore plus de cent<br />
francs aux Thénardier, monsieur<br />
l’inspecteur, savez-vous cela ?<br />
Elle se traîna sur la dalle mouillée<br />
par les bottes boueuses de tous ces<br />
hommes, sans se lever, joignant les<br />
mains, faisant de grands pas avec ses
genoux.<br />
– Monsieur Javert, dit-elle, je vous<br />
demande grâce. Je vous assure que je<br />
n’ai pas eu tort. Si vous aviez vu le<br />
commencement, vous auriez vu ! je vous<br />
jure le bon Dieu que je n’ai pas eu tort.<br />
C’est ce monsieur le bourgeois que je ne<br />
connais pas qui m’a mis de la neige dans<br />
le dos. Est-ce qu’on a le droit de nous<br />
mettre de la neige dans le dos quand<br />
nous passons comme cela tranquillement<br />
sans faire de mal à personne ? Cela m’a<br />
saisie. Je suis un peu malade, voyezvous<br />
! Et puis il y avait déjà un peu de<br />
temps qu’il me disait des raisons. Tu es<br />
laide ! tu n’as pas de dents ! Je le sais<br />
bien que je n’ai plus mes dents. Je ne<br />
faisais rien, moi ; je disais : c’est un
monsieur qui s’amuse. J’étais honnête<br />
avec lui, je ne lui parlais pas. C’est à cet<br />
instant-là qu’il m’a mis de la neige.<br />
Monsieur Javert, mon bon monsieur<br />
l’inspecteur ! est-ce qu’il n’y a personne<br />
là qui ait vu pour vous dire que c’est<br />
bien vrai ? J’ai peut-être eu tort de me<br />
fâcher. Vous savez, dans le premier<br />
moment, on n’est pas maître. On a des<br />
vivacités. Et puis, quelque chose de si<br />
froid qu’on vous met dans le dos à<br />
l’heure que vous ne vous y attendez pas !<br />
J’ai eu tort d’abîmer le chapeau de ce<br />
monsieur. Pourquoi s’est-il en allé ? Je<br />
lui demanderais pardon. Oh ! mon Dieu,<br />
cela me serait bien égal de lui demander<br />
pardon. Faites-moi grâce pour<br />
aujourd’hui cette fois, monsieur Javert.
Tenez, vous ne savez pas ça, dans les<br />
prisons on ne gagne que sept sous, ce<br />
n’est pas la faute du gouvernement, mais<br />
on gagne sept sous, et figurez-vous que<br />
j’ai cent francs à payer, ou autrement on<br />
me renverra ma petite. Ô mon Dieu ! je<br />
ne peux pas l’avoir avec moi. C’est si<br />
vilain ce que je fais ! Ô ma Cosette, ô<br />
mon petit ange de la bonne sainte<br />
Vierge, qu’est-ce qu’elle deviendra,<br />
pauvre loup ! Je vais vous dire, c’est les<br />
Thénardier, des aubergistes, des<br />
paysans, ça n’a pas de raisonnement. Il<br />
leur faut de l’argent. Ne me mettez pas<br />
en prison ! Voyez-vous, c’est une petite<br />
qu’on mettrait à même sur la grande<br />
route, va comme tu pourras, en plein<br />
cœur d’hiver, il faut avoir pitié de cette
chose-là, mon bon monsieur Javert. Si<br />
c’était plus grand, ça gagnerait sa vie,<br />
mais ça ne peut pas, à ces âges-là. Je ne<br />
suis pas une mauvaise femme au fond.<br />
Ce n’est pas la lâcheté et la gourmandise<br />
qui ont fait de moi ça. J’ai bu de l’eaude-vie,<br />
c’est par misère. Je ne l’aime<br />
pas, mais cela étourdit. Quand j’étais<br />
plus heureuse, on n’aurait eu qu’à<br />
regarder dans mes armoires, on aurait<br />
bien vu que je n’étais pas une femme<br />
coquette qui a du désordre. J’avais du<br />
linge, beaucoup de linge. Ayez pitié de<br />
moi, monsieur Javert !<br />
Elle parlait ainsi, brisée en deux,<br />
secouée par les sanglots, aveuglée par<br />
les larmes, la gorge nue, se tordant les<br />
mains, toussant d’une toux sèche et
courte, balbutiant tout doucement avec la<br />
voix de l’agonie. La grande douleur est<br />
un rayon divin et terrible qui transfigure<br />
les misérables. À ce moment-là, la<br />
Fantine était redevenue belle. À de<br />
certains instants, elle s’arrêtait et baisait<br />
tendrement le bas de la redingote du<br />
mouchard [164] . Elle eût attendri un cœur<br />
de granit, mais on n’attendrit pas un<br />
cœur de bois.<br />
– Allons ! dit Javert, je t’ai écoutée.<br />
As-tu bien tout dit ? Marche à présent !<br />
Tu as tes six mois ; le Père éternel en<br />
personne n’y pourrait plus rien.<br />
À cette solennelle parole, le Père<br />
éternel en personne n’y pourrait plus<br />
rien, elle comprit que l’arrêt était<br />
prononcé. Elle s’affaissa sur elle-même
en murmurant :<br />
– Grâce !<br />
Javert tourna le dos.<br />
Les soldats la saisirent par les bras.<br />
Depuis quelques minutes, un homme<br />
était entré sans qu’on eût pris garde à<br />
lui. Il avait refermé la porte, s’y était<br />
adossé, et avait entendu les prières<br />
désespérées de la Fantine.<br />
Au moment où les soldats mirent la<br />
main sur la malheureuse, qui ne voulait<br />
pas se lever, il fit un pas, sortit de<br />
l’ombre, et dit :<br />
– Un instant, s’il vous plaît !<br />
Javert leva les yeux et reconnut<br />
M. Madeleine. Il ôta son chapeau, et<br />
saluant avec une sorte de gaucherie<br />
fâchée :
– Pardon, monsieur le maire…<br />
Ce mot, monsieur le maire, fit sur la<br />
Fantine un effet étrange. Elle se dressa<br />
debout tout d’une pièce comme un<br />
spectre qui sort de terre, repoussa les<br />
soldats des deux bras, marcha droit à<br />
M. Madeleine avant qu’on eût pu la<br />
retenir, et le regardant fixement, l’air<br />
égaré, elle cria :<br />
– Ah ! c’est donc toi qui es monsieur<br />
le maire !<br />
Puis elle éclata de rire et lui cracha<br />
au visage.<br />
M. Madeleine s’essuya le visage, et<br />
dit :<br />
– Inspecteur Javert, mettez cette<br />
femme en liberté.<br />
Javert se sentit au moment de devenir
fou. Il éprouvait en cet instant, coup sur<br />
coup, et presque mêlées ensemble, les<br />
plus violentes émotions qu’il eût<br />
ressenties de sa vie. Voir une fille<br />
publique cracher au visage d’un maire,<br />
cela était une chose si monstrueuse que,<br />
dans ses suppositions les plus<br />
effroyables, il eût regardé comme un<br />
sacrilège de le croire possible. D’un<br />
autre côté, dans le fond de sa pensée, il<br />
faisait confusément un rapprochement<br />
hideux entre ce qu’était cette femme et<br />
ce que pouvait être ce maire, et alors il<br />
entrevoyait avec horreur je ne sais quoi<br />
de tout simple dans ce prodigieux<br />
attentat. Mais quand il vit ce maire, ce<br />
magistrat, s’essuyer tranquillement le<br />
visage et dire : mettez cette femme en
liberté, il eut comme un éblouissement<br />
de stupeur ; la pensée et la parole lui<br />
manquèrent également ; la somme de<br />
l’étonnement possible était dépassée<br />
pour lui. Il resta muet.<br />
Ce mot n’avait pas porté un coup<br />
moins étrange à la Fantine. Elle leva son<br />
bras nu et se cramponna à la clef du<br />
poêle comme une personne qui<br />
chancelle. Cependant elle regardait tout<br />
autour d’elle et elle se mit à parler à<br />
voix basse, comme si elle se parlait à<br />
elle-même.<br />
– En liberté ! qu’on me laisse aller !<br />
que je n’aille pas en prison six mois !<br />
Qui est-ce qui a dit cela ? Il n’est pas<br />
possible qu’on ait dit cela. J’ai mal<br />
entendu. Ça ne peut pas être ce monstre
de maire ! Est-ce que c’est vous, mon<br />
bon monsieur Javert, qui avez dit qu’on<br />
me mette en liberté ? Oh ! voyez-vous !<br />
je vais vous dire et vous me laisserez<br />
aller. Ce monstre de maire, ce vieux<br />
gredin de maire, c’est lui qui est cause<br />
de tout. Figurez-vous, monsieur Javert,<br />
qu’il m’a chassée ! à cause d’un tas de<br />
gueuses qui tiennent des propos dans<br />
l’atelier. Si ce n’est pas là une horreur !<br />
renvoyer une pauvre fille qui fait<br />
honnêtement son ouvrage ! Alors je n’ai<br />
plus gagné assez, et tout le malheur est<br />
venu. D’abord il y a une amélioration<br />
que ces messieurs de la police devraient<br />
bien faire, ce serait d’empêcher les<br />
entrepreneurs des prisons de faire du<br />
tort aux pauvres gens. Je vais vous
expliquer cela, voyez-vous. Vous gagnez<br />
douze sous dans les chemises, cela<br />
tombe à neuf sous, il n’y a plus moyen<br />
de vivre. Il faut donc devenir ce qu’on<br />
peut. Moi, j’avais ma petite Cosette, j’ai<br />
bien été forcée de devenir une mauvaise<br />
femme. Vous comprenez à présent, que<br />
c’est ce gueux de maire qui a tout fait le<br />
mal. Après cela, j’ai piétiné le chapeau<br />
de ce monsieur bourgeois devant le café<br />
des officiers. Mais lui, il m’avait perdu<br />
toute ma robe avec sa neige. Nous<br />
autres, nous n’avons qu’une robe de<br />
soie, pour le soir. Voyez-vous, je n’ai<br />
jamais fait de mal exprès, vrai, monsieur<br />
Javert, et je vois partout des femmes<br />
bien plus méchantes que moi qui sont<br />
bien plus heureuses. Ô monsieur Javert,
c’est vous qui avez dit qu’on me mette<br />
dehors, n’est-ce pas ? Prenez des<br />
informations, parlez à mon propriétaire,<br />
maintenant je paye mon terme, on vous<br />
dira bien que je suis honnête. Ah ! mon<br />
Dieu, je vous demande pardon, j’ai<br />
touché, sans faire attention, à la clef du<br />
poêle, et cela fait fumer.<br />
M. Madeleine l’écoutait avec une<br />
attention profonde. Pendant qu’elle<br />
parlait, il avait fouillé dans son gilet, en<br />
avait tiré sa bourse et l’avait ouverte.<br />
Elle était vide. Il l’avait remise dans sa<br />
poche. Il dit à la Fantine :<br />
– Combien avez-vous dit que vous<br />
deviez ?<br />
La Fantine, qui ne regardait que<br />
Javert, se retourna de son côté :
– Est-ce que je te parle à toi !<br />
Puis s’adressant aux soldats :<br />
– Dites donc, vous autres, avez-vous<br />
vu comme je te vous lui ai craché à la<br />
figure ? Ah ! vieux scélérat de maire, tu<br />
viens ici pour me faire peur, mais je n’ai<br />
pas peur de toi. J’ai peur de monsieur<br />
Javert. J’ai peur de mon bon monsieur<br />
Javert !<br />
En parlant ainsi elle se retourna vers<br />
l’inspecteur :<br />
– Avec ça, voyez-vous, monsieur<br />
l’inspecteur, il faut être juste. Je<br />
comprends que vous êtes juste, monsieur<br />
l’inspecteur. Au fait, c’est tout simple,<br />
un homme qui joue à mettre un peu de<br />
neige dans le dos d’une femme, ça les<br />
faisait rire, les officiers, il faut bien
qu’on se divertisse à quelque chose,<br />
nous autres nous sommes là pour qu’on<br />
s’amuse, quoi ! Et puis, vous, vous<br />
venez, vous êtes bien forcé de mettre<br />
l’ordre, vous emmenez la femme qui a<br />
tort, mais en y réfléchissant, comme<br />
vous êtes bon, vous dites qu’on me mette<br />
en liberté, c’est pour la petite, parce que<br />
six mois en prison, cela m’empêcherait<br />
de nourrir mon enfant. Seulement n’y<br />
reviens plus, coquine ! Oh ! je n’y<br />
reviendrai plus, monsieur Javert ! on me<br />
fera tout ce qu’on voudra maintenant, je<br />
ne bougerai plus. Seulement,<br />
aujourd’hui, voyez-vous, j’ai crié parce<br />
que cela m’a fait mal, je ne m’attendais<br />
pas du tout à cette neige de ce monsieur,<br />
et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas
très bien, je tousse, j’ai là dans<br />
l’estomac comme une boule qui me<br />
brûle, que le médecin me dit : soignezvous.<br />
Tenez, tâtez, donnez votre main,<br />
n’ayez pas peur, c’est ici.<br />
Elle ne pleurait plus, sa voix était<br />
caressante, elle appuyait sur sa gorge<br />
blanche et délicate la grosse main rude<br />
de Javert, et elle le regardait en souriant.<br />
Tout à coup elle rajusta vivement le<br />
désordre de ses vêtements, fit retomber<br />
les plis de sa robe qui en se traînant<br />
s’était relevée presque à la hauteur du<br />
genou, et marcha vers la porte en disant<br />
à demi-voix aux soldats avec un signe de<br />
tête amical :<br />
– Les enfants, monsieur l’inspecteur a<br />
dit qu’on me lâche, je m’en vas.
Elle mit la main sur le loquet. Un pas<br />
de plus, elle était dans la rue.<br />
Javert jusqu’à cet instant était resté<br />
debout, immobile, l’œil fixé à terre,<br />
posé de travers au milieu de cette scène<br />
comme une statue dérangée qui attend<br />
qu’on la mette quelque part.<br />
Le bruit que fit le loquet le réveilla. Il<br />
releva la tête avec une expression<br />
d’autorité souveraine, expression<br />
toujours d’autant plus effrayante que le<br />
pouvoir se trouve placé plus bas, féroce<br />
chez la bête fauve, atroce chez l’homme<br />
de rien.<br />
– Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pas<br />
que cette drôlesse s’en va ! Qui est-ce<br />
qui vous a dit de la laisser aller ?<br />
– Moi, dit Madeleine.
La Fantine à la voix de Javert avait<br />
tremblé et lâché le loquet comme un<br />
voleur pris lâche l’objet volé. À la voix<br />
de Madeleine, elle se retourna, et à<br />
partir de ce moment, sans qu’elle<br />
prononçât un mot, sans qu’elle osât<br />
même laisser sortir son souffle<br />
librement, son regard alla tour à tour de<br />
Madeleine à Javert et de Javert à<br />
Madeleine, selon que c’était l’un ou<br />
l’autre qui parlait.<br />
Il était évident qu’il fallait que Javert<br />
eût été, comme on dit, « jeté hors des<br />
gonds » pour qu’il se fût permis<br />
d’apostropher le sergent comme il<br />
l’avait fait, après l’invitation du maire<br />
de mettre Fantine en liberté. En était-il<br />
venu à oublier la présence de monsieur
le maire ? Avait-il fini par se déclarer à<br />
lui-même qu’il était impossible qu’une<br />
« autorité » eût donné un pareil ordre, et<br />
que bien certainement monsieur le maire<br />
avait dû dire sans le vouloir une chose<br />
pour une autre ? Ou bien, devant les<br />
énormités dont il était témoin depuis<br />
deux heures, se disait-il qu’il fallait<br />
revenir aux suprêmes résolutions, qu’il<br />
était nécessaire que le petit se fit grand,<br />
que le mouchard se transformât en<br />
magistrat, que l’homme de police devînt<br />
homme de justice, et qu’en cette<br />
extrémité prodigieuse l’ordre, la loi, la<br />
morale, le gouvernement, la société tout<br />
entière, se personnifiaient en lui Javert ?<br />
Quoi qu’il en soit, quand<br />
M. Madeleine eut dit ce moi qu’on vient
d’entendre, on vit l’inspecteur de police<br />
Javert se tourner vers monsieur le maire,<br />
pâle, froid, les lèvres bleues, le regard<br />
désespéré, tout le corps agité d’un<br />
tremblement imperceptible, et, chose<br />
inouïe, lui dire, l’œil baissé, mais la<br />
voix ferme :<br />
– Monsieur le maire, cela ne se peut<br />
pas.<br />
– Comment ? dit M. Madeleine.<br />
– Cette malheureuse a insulté un<br />
bourgeois.<br />
– Inspecteur Javert, repartit<br />
M. Madeleine avec un accent conciliant<br />
et calme, écoutez. Vous êtes un honnête<br />
homme, et je ne fais nulle difficulté de<br />
m’expliquer avec vous. Voici le vrai. Je<br />
passais sur la place comme vous
emmeniez cette femme, il y avait encore<br />
des groupes, je me suis informé, j’ai tout<br />
su, c’est le bourgeois qui a eu tort et qui,<br />
en bonne police, eût dû être arrêté.<br />
Javert reprit :<br />
– Cette misérable vient d’insulter<br />
monsieur le maire.<br />
– Ceci me regarde, dit M. Madeleine.<br />
Mon injure est à moi peut-être. J’en puis<br />
faire ce que je veux.<br />
– Je demande pardon à monsieur le<br />
maire. Son injure n’est pas à lui, elle est<br />
à la justice.<br />
– Inspecteur Javert, répliqua<br />
M. Madeleine, la première justice, c’est<br />
la conscience. J’ai entendu cette femme.<br />
Je sais ce que je fais.<br />
– Et moi, monsieur le maire, je ne sais
pas ce que je vois.<br />
– Alors contentez-vous d’obéir.<br />
– J’obéis à mon devoir. Mon devoir<br />
veut que cette femme fasse six mois de<br />
prison.<br />
M. Madeleine répondit avec douceur :<br />
– Écoutez bien ceci. Elle n’en fera<br />
pas un jour.<br />
À cette parole décisive, Javert osa<br />
regarder le maire fixement, et lui dit,<br />
mais avec un son de voix toujours<br />
profondément respectueux :<br />
– Je suis au désespoir de résister à<br />
monsieur le maire, c’est la première fois<br />
de ma vie, mais il daignera me permettre<br />
de lui faire observer que je suis dans la<br />
limite de mes attributions. Je reste,<br />
puisque monsieur le maire le veut, dans
le fait du bourgeois. J’étais là. C’est<br />
cette fille qui s’est jetée sur monsieur<br />
Bamatabois, qui est électeur et<br />
propriétaire de cette belle maison à<br />
balcon qui fait le coin de l’esplanade, à<br />
trois étages et toute en pierre de taille.<br />
Enfin, il y a des choses dans ce monde !<br />
Quoi qu’il en soit, monsieur le maire,<br />
cela, c’est un fait de police de la rue qui<br />
me regarde, et je retiens la femme<br />
Fantine.<br />
Alors M. Madeleine croisa les bras et<br />
dit avec une voix sévère que personne<br />
dans la ville n’avait encore entendue :<br />
– Le fait dont vous parlez est un fait<br />
de police municipale. Aux termes des<br />
articles neuf, onze, quinze et soixante-six<br />
du code d’instruction criminelle, j’en
suis juge. J’ordonne que cette femme<br />
soit mise en liberté.<br />
Javert voulut tenter un dernier effort.<br />
– Mais, monsieur le maire…<br />
– Je vous rappelle, à vous, l’article<br />
quatrevingt-un de la loi du 13 décembre<br />
1799 sur la détention arbitraire.<br />
– Monsieur le maire, permettez…<br />
– Plus un mot.<br />
– Pourtant…<br />
– Sortez, dit M. Madeleine.<br />
Javert reçut le coup, debout, de face,<br />
et en pleine poitrine comme un soldat<br />
russe. Il salua jusqu’à terre monsieur le<br />
maire, et sortit.<br />
Fantine se rangea de la porte et le<br />
regarda avec stupeur passer devant elle.<br />
Cependant elle aussi était en proie à
un bouleversement étrange. Elle venait<br />
de se voir en quelque sorte disputée par<br />
deux puissances opposées. Elle avait vu<br />
lutter devant ses yeux deux hommes<br />
tenant dans leurs mains sa liberté, sa vie,<br />
son âme, son enfant ; l’un de ces hommes<br />
la tirait du côté de l’ombre, l’autre la<br />
ramenait vers la lumière. Dans cette<br />
lutte, entrevue à travers les<br />
grossissements de l’épouvante, ces deux<br />
hommes lui étaient apparus comme deux<br />
géants ; l’un parlait comme son démon,<br />
l’autre parlait comme son bon ange.<br />
L’ange avait vaincu le démon, et, chose<br />
qui la faisait frissonner de la tête aux<br />
pieds, cet ange, ce libérateur, c’était<br />
précisément l’homme qu’elle abhorrait,<br />
ce maire qu’elle avait si longtemps
considéré comme l’auteur de tous ses<br />
maux, ce Madeleine ! et au moment<br />
même où elle venait de l’insulter d’une<br />
façon hideuse, il la sauvait ! S’était-elle<br />
donc trompée ? Devait-elle donc<br />
changer toute son âme ?… Elle ne<br />
savait, elle tremblait. Elle écoutait<br />
éperdue, elle regardait effarée, et à<br />
chaque parole que disait M. Madeleine,<br />
elle sentait fondre et s’écrouler en elle<br />
les affreuses ténèbres de la haine et<br />
naître dans son cœur je ne sais quoi de<br />
réchauffant et d’ineffable qui était de la<br />
joie, de la confiance et de l’amour.<br />
Quand Javert fut sorti, M. Madeleine<br />
se tourna vers elle, et lui dit avec une<br />
voix lente, ayant peine à parler comme<br />
un homme sérieux qui ne veut pas
pleurer :<br />
– Je vous ai entendue. Je ne savais<br />
rien de ce que vous avez dit. Je crois<br />
que c’est vrai, et je sens que c’est vrai.<br />
J’ignorais même que vous eussiez quitté<br />
mes ateliers. Pourquoi ne vous êtes-vous<br />
pas adressée à moi ? Mais voici : je<br />
payerai vos dettes, je ferai venir votre<br />
enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous<br />
vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. Je<br />
me charge de votre enfant et de vous.<br />
Vous ne travaillerez plus, si vous<br />
voulez. Je vous donnerai tout l’argent<br />
qu’il vous faudra. Vous redeviendrez<br />
honnête en redevenant heureuse. Et<br />
même, écoutez, je vous le déclare dès à<br />
présent, si tout est comme vous le dites,<br />
et je n’en doute pas, vous n’avez jamais
cessé d’être vertueuse et sainte devant<br />
Dieu. Oh ! pauvre femme !<br />
C’en était plus que la pauvre Fantine<br />
n’en pouvait supporter. Avoir Cosette !<br />
sortir de cette vie infâme ! vivre libre,<br />
riche, heureuse, honnête, avec Cosette !<br />
voir brusquement s’épanouir au milieu<br />
de sa misère toutes ces réalités du<br />
paradis ! Elle regarda comme hébétée<br />
cet homme qui lui parlait, et ne put que<br />
jeter deux ou trois sanglots : oh ! oh !<br />
oh ! Ses jarrets plièrent, elle se mit à<br />
genoux devant M. Madeleine, et, avant<br />
qu’il eût pu l’en empêcher, il sentit<br />
qu’elle lui prenait la main et que ses<br />
lèvres s’y posaient.<br />
Puis elle s’évanouit.
Partie 6<br />
Javert
1<br />
Chapitre<br />
Commencement du<br />
repos<br />
M. Madeleine fit transporter la Fantine à<br />
cette infirmerie qu’il avait dans sa<br />
propre maison. Il la confia aux sœurs<br />
qui la mirent au lit. Une fièvre ardente<br />
était survenue. Elle passa une partie de<br />
la nuit à délirer et à parler haut.<br />
Cependant elle finit par s’endormir.
Le lendemain vers midi Fantine se<br />
réveilla, elle entendit une respiration<br />
tout près de son lit, elle écarta son<br />
rideau et vit M. Madeleine debout qui<br />
regardait quelque chose au-dessus de sa<br />
tête. Ce regard était plein de pitié et<br />
d’angoisse et suppliait. Elle en suivit la<br />
direction et vit qu’il s’adressait à un<br />
crucifix cloué au mur.<br />
M. Madeleine était désormais<br />
transfiguré aux yeux de Fantine. Il lui<br />
paraissait enveloppé de lumière. Il était<br />
absorbé dans une sorte de prière. Elle le<br />
considéra longtemps sans oser<br />
l’interrompre. Enfin elle lui dit<br />
timidement :<br />
– Que faites-vous donc là ?<br />
M. Madeleine était à cette place
depuis une heure. Il attendait que Fantine<br />
se réveillât. Il lui prit la main, lui tâta le<br />
pouls, et répondit :<br />
– Comment êtes-vous ?<br />
– Bien, j’ai dormi, dit-elle, je crois<br />
que je vais mieux. Ce ne sera rien.<br />
Lui reprit, répondant à la question<br />
qu’elle lui avait adressée d’abord,<br />
comme s’il ne faisait que de l’entendre :<br />
– Je priais le martyr qui est là-haut.<br />
Et il ajouta dans sa pensée : « Pour la<br />
martyre qui est ici-bas. »<br />
M. Madeleine avait passé la nuit et la<br />
matinée à s’informer. Il savait tout<br />
maintenant. Il connaissait dans tous ses<br />
poignants détails l’histoire de Fantine. Il<br />
continua :<br />
– Vous avez bien souffert, pauvre
mère. Oh ! ne vous plaignez pas, vous<br />
avez à présent la dot des élus. C’est de<br />
cette façon que les hommes font des<br />
anges. Ce n’est point leur faute ; ils ne<br />
savent pas s’y prendre autrement.<br />
Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez<br />
est la première forme du ciel. Il fallait<br />
commencer par là.<br />
Il soupira profondément. Elle<br />
cependant lui souriait avec ce sublime<br />
sourire auquel il manquait deux dents.<br />
Javert dans cette même nuit avait écrit<br />
une lettre. Il remit lui-même cette lettre<br />
le lendemain matin au bureau de poste<br />
de Montreuil-sur-mer. Elle était pour<br />
Paris, et la suscription portait : À<br />
monsieur Chabouillet, secrétaire de<br />
monsieur le préfet de police. Comme
l’affaire du corps de garde s’était<br />
ébruitée, la directrice du bureau de<br />
poste et quelques autres personnes qui<br />
virent la lettre avant le départ et qui<br />
reconnurent l’écriture de Javert sur<br />
l’adresse, pensèrent que c’était sa<br />
démission qu’il envoyait.<br />
M. Madeleine se hâta d’écrire aux<br />
Thénardier. Fantine leur devait cent<br />
vingt francs. Il leur envoya trois cents<br />
francs en leur disant de se payer sur<br />
cette somme, et d’amener tout de suite<br />
l’enfant à Montreuil-sur-mer où sa mère<br />
malade la réclamait.<br />
Ceci éblouit le Thénardier.<br />
– Diable ! dit-il à sa femme, ne<br />
lâchons pas l’enfant. Voilà que cette<br />
mauviette va devenir une vache à lait. Je
devine. Quelque jocrisse se sera<br />
amouraché de la mère.<br />
Il riposta par un mémoire de cinq<br />
cents et quelques francs fort bien fait.<br />
Dans ce mémoire figuraient pour plus de<br />
trois cents francs deux notes<br />
incontestables, l’une d’un médecin,<br />
l’autre d’un apothicaire, lesquels avaient<br />
soigné et médicamenté dans deux<br />
longues maladies Éponine et Azelma.<br />
Cosette, nous l’avons dit, n’avait pas été<br />
malade. Ce fut l’affaire d’une toute<br />
petite substitution de noms. Thénardier<br />
mit au bas du mémoire : reçu à compte<br />
trois cents francs.<br />
M. Madeleine envoya tout de suite<br />
trois cents autres francs et écrivit :<br />
Dépêchez-vous d’amener Cosette.
– Christi ! dit le Thénardier, ne<br />
lâchons pas l’enfant.<br />
Cependant Fantine ne se rétablissait<br />
point. Elle était toujours à l’infirmerie.<br />
Les sœurs n’avaient d’abord reçu et<br />
soigné « cette fille » qu’avec<br />
répugnance. Qui a vu les bas-reliefs de<br />
Reims se souvient du gonflement de la<br />
lèvre inférieure des vierges sages<br />
regardant les vierges folles. Cet antique<br />
mépris des vestales pour les<br />
ambulaïes [165] est un des plus profonds<br />
instincts de la dignité féminine ; les<br />
sœurs l’avaient éprouvé, avec le<br />
redoublement qu’ajoute la religion.<br />
Mais, en peu de jours, Fantine les avait<br />
désarmées. Elle avait toutes sortes de<br />
paroles humbles et douces, et la mère
qui était en elle attendrissait. Un jour les<br />
sœurs l’entendirent qui disait à travers<br />
la fièvre :<br />
– J’ai été une pécheresse, mais quand<br />
j’aurai mon enfant près de moi, cela<br />
voudra dire que Dieu m’a pardonné.<br />
Pendant que j’étais dans le mal, je<br />
n’aurais pas voulu avoir ma Cosette<br />
avec moi, je n’aurais pas pu supporter<br />
ses yeux étonnés et tristes. C’était pour<br />
elle pourtant que je faisais le mal, et<br />
c’est ce qui fait que Dieu me pardonne.<br />
Je sentirai la bénédiction du bon Dieu<br />
quand Cosette sera ici. Je la regarderai,<br />
cela me fera du bien de voir cette<br />
innocente. Elle ne sait rien du tout. C’est<br />
un ange, voyez-vous, mes sœurs. À cet<br />
âge-là, les ailes, ça n’est pas encore
tombé.<br />
M. Madeleine l’allait voir deux fois<br />
par jour, et chaque fois elle lui<br />
demandait :<br />
– Verrai-je bientôt ma Cosette ?<br />
Il lui répondait :<br />
– Peut-être demain matin. D’un<br />
moment à l’autre elle arrivera, je<br />
l’attends.<br />
Et le visage pâle de la mère rayonnait.<br />
– Oh ! disait-elle, comme je vais être<br />
heureuse !<br />
Nous venons de dire qu’elle ne se<br />
rétablissait pas. Au contraire, son état<br />
semblait s’aggraver de semaine en<br />
semaine. Cette poignée de neige<br />
appliquée à nu sur la peau entre les deux<br />
omoplates avait déterminé une
suppression subite de transpiration à la<br />
suite de laquelle la maladie qu’elle<br />
couvait depuis plusieurs années finit par<br />
se déclarer violemment. On commençait<br />
alors à suivre pour l’étude et le<br />
traitement des maladies de poitrine les<br />
belles indications de Laënnec [166] . Le<br />
médecin ausculta Fantine et hocha la<br />
tête.<br />
M. Madeleine dit au médecin :<br />
– Eh bien ?<br />
– N’a-t-elle pas un enfant qu’elle<br />
désire voir ? dit le médecin.<br />
– Oui.<br />
– Eh bien, hâtez-vous de le faire<br />
venir.<br />
M. Madeleine eut un tressaillement.<br />
Fantine lui demanda :
– Qu’a dit le médecin ?<br />
M. Madeleine s’efforça de sourire.<br />
– Il a dit de faire venir bien vite votre<br />
enfant. Que cela vous rendra la santé.<br />
– Oh ! reprit-elle, il a raison ! Mais<br />
qu’est-ce qu’ils ont donc ces Thénardier<br />
à me garder ma Cosette ! Oh ! elle va<br />
venir. Voici enfin que je vois le bonheur<br />
tout près de moi !<br />
Le Thénardier cependant ne « lâchait<br />
pas l’enfant » et donnait cent mauvaises<br />
raisons. Cosette était un peu souffrante<br />
pour se mettre en route l’hiver. Et puis il<br />
y avait un reste de petites dettes criardes<br />
dans le pays dont il rassemblait les<br />
factures, etc., etc.<br />
– J’enverrai quelqu’un chercher<br />
Cosette, dit le père Madeleine. S’il le
faut, j’irai moi-même.<br />
Il écrivit sous la dictée de Fantine<br />
cette lettre qu’il lui fit signer :<br />
« Monsieur Thénardier,<br />
« Vous remettrez Cosette à la<br />
personne.<br />
« On vous payera toutes les petites<br />
choses.<br />
« J’ai l’honneur de vous saluer avec<br />
considération.<br />
« Fantine. »<br />
Sur ces entrefaites, il survint un grave<br />
incident. Nous avons beau tailler de<br />
notre mieux le bloc mystérieux dont<br />
notre vie est faite, la veine noire de la<br />
destinée y reparaît toujours.
2<br />
Chapitre<br />
Comment Jean peut<br />
devenir Champ<br />
Un matin, M. Madeleine était dans son<br />
cabinet, occupé à régler d’avance<br />
quelques affaires pressantes de la mairie<br />
pour le cas où il se déciderait à ce<br />
voyage de Montfermeil, lorsqu’on vint<br />
lui dire que l’inspecteur de police Javert<br />
demandait à lui parler. En entendant
prononcer ce nom, M. Madeleine ne put<br />
se défendre d’une impression<br />
désagréable. Depuis l’aventure du<br />
bureau de police, Javert l’avait plus que<br />
jamais évité, et M. Madeleine ne l’avait<br />
point revu.<br />
– Faites entrer, dit-il.<br />
Javert entra.<br />
M. Madeleine était resté assis près de<br />
la cheminée, une plume à la main, l’œil<br />
sur un dossier qu’il feuilletait et qu’il<br />
annotait, et qui contenait des procèsverbaux<br />
de contraventions à la police de<br />
la voirie. Il ne se dérangea point pour<br />
Javert. Il ne pouvait s’empêcher de<br />
songer à la pauvre Fantine, et il lui<br />
convenait d’être glacial.<br />
Javert salua respectueusement M. le
maire qui lui tournait le dos. M. le maire<br />
ne le regarda pas et continua d’annoter<br />
son dossier.<br />
Javert fit deux ou trois pas dans le<br />
cabinet, et s’arrêta sans rompre le<br />
silence.<br />
Un physionomiste qui eût été familier<br />
avec la nature de Javert, qui eût étudié<br />
depuis longtemps ce sauvage au service<br />
de la civilisation, ce composé bizarre du<br />
Romain, du Spartiate, du moine et du<br />
caporal, cet espion incapable d’un<br />
mensonge, ce mouchard vierge, un<br />
physionomiste qui eût su sa secrète et<br />
ancienne aversion pour M. Madeleine,<br />
son conflit avec le maire au sujet de la<br />
Fantine, et qui eût considéré Javert en ce<br />
moment, se fût dit : que s’est-il passé ?
Il était évident, pour qui eût connu cette<br />
conscience droite, claire, sincère, probe,<br />
austère et féroce, que Javert sortait de<br />
quelque grand événement intérieur.<br />
Javert n’avait rien dans l’âme qu’il ne<br />
l’eût aussi sur le visage. Il était, comme<br />
les gens violents, sujet aux revirements<br />
brusques. Jamais sa physionomie n’avait<br />
été plus étrange et plus inattendue. En<br />
entrant, il s’était incliné devant<br />
M. Madeleine avec un regard où il n’y<br />
avait ni rancune, ni colère, ni défiance,<br />
il s’était arrêté à quelques pas derrière<br />
le fauteuil du maire ; et maintenant il se<br />
tenait là, debout, dans une attitude<br />
presque disciplinaire, avec la rudesse<br />
naïve et froide d’un homme qui n’a<br />
jamais été doux et qui a toujours été
patient ; il attendait, sans dire un mot,<br />
sans faire un mouvement, dans une<br />
humilité vraie et dans une résignation<br />
tranquille, qu’il plût à monsieur le maire<br />
de se retourner, calme, sérieux, le<br />
chapeau à la main, les yeux baissés,<br />
avec une expression qui tenait le milieu<br />
entre le soldat devant son officier et le<br />
coupable devant son juge. Tous les<br />
sentiments comme tous les souvenirs<br />
qu’on eût pu lui supposer avaient<br />
disparu. Il n’y avait plus rien sur ce<br />
visage impénétrable et simple comme le<br />
granit, qu’une morne tristesse. Toute sa<br />
personne respirait l’abaissement et la<br />
fermeté, et je ne sais quel accablement<br />
courageux.<br />
Enfin M. le maire posa sa plume et se
tourna à demi.<br />
– Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il,<br />
Javert ?<br />
Javert demeura un instant silencieux<br />
comme s’il se recueillait, puis éleva la<br />
voix avec une sorte de solennité triste<br />
qui n’excluait pourtant pas la<br />
simplicité :<br />
– Il y a, monsieur le maire, qu’un acte<br />
coupable a été commis.<br />
– Quel acte ?<br />
– Un agent inférieur de l’autorité a<br />
manqué de respect à un magistrat de la<br />
façon la plus grave. Je viens, comme<br />
c’est mon devoir, porter le fait à votre<br />
connaissance.<br />
– Quel est cet agent ? demanda<br />
M. Madeleine.
– Moi, dit Javert.<br />
– Vous ?<br />
– Moi.<br />
– Et quel est le magistrat qui aurait à<br />
se plaindre de l’agent ?<br />
– Vous, monsieur le maire.<br />
M. Madeleine se dressa sur son<br />
fauteuil. Javert poursuivit, l’air sévère et<br />
les yeux toujours baissés :<br />
– Monsieur le maire, je viens vous<br />
prier de vouloir bien provoquer près de<br />
l’autorité ma destitution.<br />
M. Madeleine stupéfait ouvrit la<br />
bouche. Javert l’interrompit.<br />
– Vous direz, j’aurais pu donner ma<br />
démission, mais cela ne suffit pas.<br />
Donner sa démission, c’est honorable.<br />
J’ai failli, je dois être puni. Il faut que je
sois chassé.<br />
Et après une pause, il ajouta :<br />
– Monsieur le maire, vous avez été<br />
sévère pour moi l’autre jour injustement.<br />
Soyez-le aujourd’hui justement.<br />
– Ah çà ! pourquoi ? s’écria<br />
M. Madeleine. Quel est ce galimatias ?<br />
qu’est-ce que cela veut dire ? où y a-t-il<br />
un acte coupable commis contre moi par<br />
vous ? qu’est-ce que vous m’avez fait ?<br />
quels torts avez-vous envers moi ? Vous<br />
vous accusez, vous voulez être<br />
remplacé…<br />
– Chassé, dit Javert.<br />
– Chassé, soit. C’est fort bien. Je ne<br />
comprends pas.<br />
– Vous allez comprendre, monsieur le<br />
maire.
Javert soupira du fond de sa poitrine<br />
et reprit toujours froidement et<br />
tristement :<br />
– Monsieur le maire, il y a six<br />
semaines, à la suite de cette scène pour<br />
cette fille, j’étais furieux, je vous ai<br />
dénoncé.<br />
– Dénoncé !<br />
– À la préfecture de police de Paris.<br />
M. Madeleine, qui ne riait pas<br />
beaucoup plus souvent que Javert, se mit<br />
à rire.<br />
– Comme maire ayant empiété sur la<br />
police ?<br />
– Comme ancien forçat.<br />
Le maire devint livide.<br />
Javert, qui n’avait pas levé les yeux,<br />
continua :
– Je le croyais. Depuis longtemps<br />
j’avais des idées. Une ressemblance,<br />
des renseignements que vous avez fait<br />
prendre à Faverolles, votre force des<br />
reins, l’aventure du vieux Fauchelevent,<br />
votre adresse au tir, votre jambe qui<br />
traîne un peu, est-ce que je sais, moi ?<br />
des bêtises ! mais enfin je vous prenais<br />
pour un nommé Jean Valjean.<br />
– Un nommé ?… Comment dites-vous<br />
ce nom-là ?<br />
– Jean Valjean. C’est un forçat que<br />
j’avais vu il y a vingt ans quand j’étais<br />
adjudant-garde-chiourme à Toulon. En<br />
sortant du bagne, ce Jean Valjean avait,<br />
à ce qu’il paraît, volé chez un évêque,<br />
puis il avait commis un autre vol à main<br />
armée, dans un chemin public, sur un
petit savoyard. Depuis huit ans il s’était<br />
dérobé, on ne sait comment, et on le<br />
cherchait. Moi je m’étais figuré… –<br />
Enfin, j’ai fait cette chose ! La colère<br />
m’a décidé, je vous ai dénoncé à la<br />
préfecture.<br />
M. Madeleine, qui avait ressaisi le<br />
dossier depuis quelques instants, reprit<br />
avec un accent de parfaite indifférence :<br />
– Et que vous a-t-on répondu ?<br />
– Que j’étais fou.<br />
– Eh bien ?<br />
– Eh bien, on avait raison.<br />
– C’est heureux que vous le<br />
reconnaissiez !<br />
– Il faut bien, puisque le véritable<br />
Jean Valjean est trouvé.<br />
La feuille que tenait M. Madeleine lui
échappa des mains, il leva la tête,<br />
regarda fixement Javert, et dit avec un<br />
accent inexprimable :<br />
– Ah !<br />
Javert poursuivit :<br />
– Voilà ce que c’est, monsieur le<br />
maire. Il paraît qu’il y avait dans le<br />
pays, du côté d’Ailly-le-Haut-Clocher,<br />
une espèce de bonhomme qu’on appelait<br />
le père Champmathieu. C’était très<br />
misérable. On n’y faisait pas attention.<br />
Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela<br />
vit. Dernièrement, cet automne, le père<br />
Champmathieu a été arrêté pour un vol<br />
de pommes à cidre, commis chez… –<br />
enfin n’importe ! Il y a eu vol, mur<br />
escaladé, branches de l’arbre cassées.<br />
On a arrêté mon Champmathieu. Il avait
encore la branche de pommier à la main.<br />
On coffre le drôle. Jusqu’ici ce n’est pas<br />
beaucoup plus qu’une affaire<br />
correctionnelle. Mais voici qui est de la<br />
providence. La geôle étant en mauvais<br />
état, monsieur le juge d’instruction<br />
trouve à propos de faire transférer<br />
Champmathieu à Arras où est la prison<br />
départementale. Dans cette prison<br />
d’Arras, il y a un ancien forçat nommé<br />
Brevet qui est détenu pour je ne sais<br />
quoi et qu’on a fait guichetier de<br />
chambrée parce qu’il se conduit bien.<br />
Monsieur le maire, Champmathieu n’est<br />
pas plus tôt débarqué que voilà Brevet<br />
qui s’écrie : « Eh mais ! je connais cet<br />
homme-là. C’est un fagot [167] . Regardezmoi<br />
donc, bonhomme ! Vous êtes Jean
Valjean ! – Jean Valjean ! qui ça Jean<br />
Valjean ? Le Champmathieu joue<br />
l’étonné. – Ne fais donc pas le sinvre,<br />
dit Brevet. Tu es Jean Valjean ! Tu as<br />
été au bagne de Toulon. Il y a vingt ans.<br />
Nous y étions ensemble. – Le<br />
Champmathieu nie. Parbleu ! vous<br />
comprenez. On approfondit. On me<br />
fouille cette aventure-là. Voici ce qu’on<br />
trouve : ce Champmathieu, il y a une<br />
trentaine d’années, a été ouvrier<br />
émondeur d’arbres dans plusieurs pays,<br />
notamment à Faverolles. Là on perd sa<br />
trace. Longtemps après, on le revoit en<br />
Auvergne, puis à Paris, où il dit avoir<br />
été charron et avoir eu une fille<br />
blanchisseuse, mais cela n’est pas<br />
prouvé ; enfin dans ce pays-ci. Or, avant
d’aller au bagne pour vol qualifié,<br />
qu’était Jean Valjean ? émondeur. Où ?<br />
à Faverolles. Autre fait. Ce Valjean<br />
s’appelait de son nom de baptême Jean<br />
et sa mère se nommait de son nom de<br />
famille Mathieu. Quoi de plus naturel<br />
que de penser qu’en sortant du bagne il<br />
aura pris le nom de sa mère pour se<br />
cacher et se sera fait appeler Jean<br />
Mathieu ? Il va en Auvergne. De Jean la<br />
prononciation du pays fait Chan, on<br />
l’appelle Chan Mathieu. Notre homme<br />
se laisse faire et le voilà transformé en<br />
Champmathieu. Vous me suivez, n’est-ce<br />
pas ? On s’informe à Faverolles. La<br />
famille de Jean Valjean n’y est plus. On<br />
ne sait plus où elle est. Vous savez, dans<br />
ces classes-là, il y a souvent de ces
évanouissements d’une famille. On<br />
cherche, on ne trouve plus rien. Ces<br />
gens-là, quand ce n’est pas de la boue,<br />
c’est de la poussière. Et puis, comme le<br />
commencement de ces histoires date de<br />
trente ans, il n’y a plus personne à<br />
Faverolles qui ait connu Jean Valjean.<br />
On s’informe à Toulon. Avec Brevet, il<br />
n’y a plus que deux forçats qui aient vu<br />
Jean Valjean. Ce sont les condamnés à<br />
vie Cochepaille et Chenildieu. On les<br />
extrait du bagne et on les fait venir. On<br />
les confronte au prétendu<br />
Champmathieu. Ils n’hésitent pas. Pour<br />
eux comme pour Brevet, c’est Jean<br />
Valjean. Même âge, il a cinquantequatre<br />
ans, même taille, même air, même<br />
homme enfin, c’est lui. C’est en ce
moment-là même que j’envoyais ma<br />
dénonciation à la préfecture de Paris. On<br />
me répond que je perds l’esprit et que<br />
Jean Valjean est à Arras au pouvoir de<br />
la justice. Vous concevez si cela<br />
m’étonne, moi qui croyais tenir ici ce<br />
même Jean Valjean ! J’écris à monsieur<br />
le juge d’instruction. Il me fait venir, on<br />
m’amène le Champmathieu…<br />
– Eh bien ? interrompit M. Madeleine.<br />
Javert répondit avec son visage<br />
incorruptible et triste :<br />
– Monsieur le maire, la vérité est la<br />
vérité. J’en suis fâché, mais c’est cet<br />
homme-là qui est Jean Valjean. Moi<br />
aussi je l’ai reconnu.<br />
M. Madeleine reprit d’une voix très<br />
basse :
– Vous êtes sûr ?<br />
Javert se mit à rire de ce rire<br />
douloureux qui échappe à une conviction<br />
profonde :<br />
– Oh, sûr !<br />
Il demeura un moment pensif, prenant<br />
machinalement des pincées de poudre de<br />
bois dans la sébille à sécher l’encre qui<br />
était sur la table, et il ajouta :<br />
– Et même, maintenant que je vois le<br />
vrai Jean Valjean, je ne comprends pas<br />
comment j’ai pu croire autre chose. Je<br />
vous demande pardon, monsieur le<br />
maire.<br />
En adressant cette parole suppliante et<br />
grave à celui qui, six semaines<br />
auparavant, l’avait humilié en plein<br />
corps de garde et lui avait dit :
« sortez ! » Javert, cet homme hautain,<br />
était à son insu plein de simplicité et de<br />
dignité. M. Madeleine ne répondit à sa<br />
prière que par cette question brusque :<br />
– Et que dit cet homme ?<br />
– Ah, dame ! monsieur le maire,<br />
l’affaire est mauvaise. Si c’est Jean<br />
Valjean, il y a récidive. Enjamber un<br />
mur, casser une branche, chiper des<br />
pommes, pour un enfant, c’est une<br />
polissonnerie ; pour un homme, c’est un<br />
délit ; pour un forçat, c’est un crime.<br />
Escalade et vol, tout y est. Ce n’est plus<br />
la police correctionnelle, c’est la cour<br />
d’assises. Ce n’est plus quelques jours<br />
de prison, ce sont les galères à<br />
perpétuité. Et puis, il y a l’affaire du<br />
petit savoyard que j’espère bien qui
eviendra. Diable ! il y a de quoi se<br />
débattre, n’est-ce pas ? Oui, pour un<br />
autre que Jean Valjean. Mais Jean<br />
Valjean est un sournois. C’est encore là<br />
que je le reconnais. Un autre sentirait<br />
que cela chauffe ; il se démènerait, il<br />
crierait, la bouilloire chante devant le<br />
feu, il ne voudrait pas être Jean Valjean,<br />
et cætera. Lui, il n’a pas l’air de<br />
comprendre, il dit : Je suis<br />
Champmathieu, je ne sors pas de là ! Il a<br />
l’air étonné, il fait la brute, c’est bien<br />
mieux. Oh ! le drôle est habile. Mais<br />
c’est égal, les preuves sont là. Il est<br />
reconnu par quatre personnes, le vieux<br />
coquin sera condamné. C’est porté aux<br />
assises, à Arras. Je vais y aller pour<br />
témoigner. Je suis cité.
M. Madeleine s’était remis à son<br />
bureau, avait ressaisi son dossier, et le<br />
feuilletait tranquillement, lisant et<br />
écrivant tour à tour comme un homme<br />
affairé. Il se tourna vers Javert :<br />
– Assez, Javert. Au fait, tous ces<br />
détails m’intéressent fort peu. Nous<br />
perdons notre temps, et nous avons des<br />
affaires pressées. Javert, vous allez vous<br />
rendre sur-le-champ chez la bonne<br />
femme Buseaupied qui vend des herbes<br />
là-bas au coin de la rue Saint-Saulve.<br />
Vous lui direz de déposer sa plainte<br />
contre le charretier Pierre Chesnelong.<br />
Cet homme est un brutal qui a failli<br />
écraser cette femme et son enfant. Il faut<br />
qu’il soit puni. Vous irez ensuite chez<br />
M. Charcellay, rue Montre-de-
Champigny. Il se plaint qu’il y a une<br />
gouttière de la maison voisine qui verse<br />
l’eau de la pluie chez lui, et qui affouille<br />
les fondations de sa maison. Après vous<br />
constaterez des contraventions de police<br />
qu’on me signale rue Guibourg chez la<br />
veuve Doris, et rue du Garraud-Blanc<br />
chez madame Renée Le Bossé, et vous<br />
dresserez procès-verbal. Mais je vous<br />
donne là beaucoup de besogne. N’allezvous<br />
pas être absent ? ne m’avez-vous<br />
pas dit que vous alliez à Arras pour<br />
cette affaire dans huit ou dix jours ?…<br />
– Plus tôt que cela, monsieur le maire.<br />
– Quel jour donc ?<br />
– Mais je croyais avoir dit à monsieur<br />
le maire que cela se jugeait demain et<br />
que je partais par la diligence cette nuit.
M. Madeleine fit un mouvement<br />
imperceptible.<br />
– Et combien de temps durera<br />
l’affaire ?<br />
– Un jour tout au plus. L’arrêt sera<br />
prononcé au plus tard demain dans la<br />
nuit. Mais je n’attendrai pas l’arrêt, qui<br />
ne peut manquer. Sitôt ma déposition<br />
faite, je reviendrai ici.<br />
– C’est bon, dit M. Madeleine.<br />
Et il congédia Javert d’un signe de<br />
main.<br />
Javert ne s’en alla pas.<br />
– Pardon, monsieur le maire, dit-il.<br />
– Qu’est-ce encore ? demanda<br />
M. Madeleine.<br />
– Monsieur le maire, il me reste une<br />
chose à vous rappeler.
– Laquelle ?<br />
– C’est que je dois être destitué.<br />
M. Madeleine se leva.<br />
– Javert, vous êtes un homme<br />
d’honneur, et je vous estime. Vous vous<br />
exagérez votre faute. Ceci d’ailleurs est<br />
encore une offense qui me concerne.<br />
Javert, vous êtes digne de monter et non<br />
de descendre. J’entends que vous<br />
gardiez votre place.<br />
Javert regarda M. Madeleine avec sa<br />
prunelle candide au fond de laquelle il<br />
semblait qu’on vit cette conscience peu<br />
éclairée, mais rigide et chaste, et il dit<br />
d’une voix tranquille :<br />
– Monsieur le maire, je ne puis vous<br />
accorder cela.<br />
– Je vous répète, répliqua
M. Madeleine, que la chose me regarde.<br />
Mais Javert, attentif à sa seule pensée,<br />
continua :<br />
– Quant à exagérer, je n’exagère<br />
point. Voici comment je raisonne. Je<br />
vous ai soupçonné injustement. Cela, ce<br />
n’est rien. C’est notre droit à nous autres<br />
de soupçonner, quoiqu’il y ait pourtant<br />
abus à soupçonner au-dessus de soi.<br />
Mais, sans preuves, dans un accès de<br />
colère, dans le but de me venger, je vous<br />
ai dénoncé comme forçat, vous, un<br />
homme respectable, un maire, un<br />
magistrat ! ceci est grave. Très grave.<br />
J’ai offensé l’autorité dans votre<br />
personne, moi, agent de l’autorité ! Si<br />
l’un de mes subordonnés avait fait ce<br />
que j’ai fait, je l’aurais déclaré indigne
du service, et chassé. Eh bien ? – Tenez,<br />
monsieur le maire, encore un mot. J’ai<br />
souvent été sévère dans ma vie. Pour les<br />
autres. C’était juste. Je faisais bien.<br />
Maintenant, si je n’étais pas sévère pour<br />
moi, tout ce que j’ai fait de juste<br />
deviendrait injuste. Est-ce que je dois<br />
m’épargner plus que les autres ? Non.<br />
Quoi ! je n’aurais été bon qu’à châtier<br />
autrui, et pas moi ! mais je serais un<br />
misérable ! mais ceux qui disent : ce<br />
gueux de Javert ! auraient raison !<br />
Monsieur le maire, je ne souhaite pas<br />
que vous me traitiez avec bonté, votre<br />
bonté m’a fait faire assez de mauvais<br />
sang quand elle était pour les autres. Je<br />
n’en veux pas pour moi. La bonté qui<br />
consiste à donner raison à la fille
publique contre le bourgeois, à l’agent<br />
de police contre le maire, à celui qui est<br />
en bas contre celui qui est en haut, c’est<br />
ce que j’appelle de la mauvaise bonté.<br />
C’est avec cette bonté-là que la société<br />
se désorganise. Mon Dieu ! c’est bien<br />
facile d’être bon, le malaisé c’est d’être<br />
juste. Allez ! si vous aviez été ce que je<br />
croyais, je n’aurais pas été bon pour<br />
vous, moi ! vous auriez vu ! Monsieur le<br />
maire, je dois me traiter comme je<br />
traiterais tout autre. Quand je réprimais<br />
des malfaiteurs, quand je sévissais sur<br />
des gredins, je me suis souvent dit à<br />
moi-même : toi, si tu bronches, si jamais<br />
je te prends en faute, sois tranquille ! –<br />
J’ai bronché, je me prends en faute, tant<br />
pis ! Allons, renvoyé, cassé, chassé !
c’est bon. J’ai des bras, je travaillerai à<br />
la terre, cela m’est égal. Monsieur le<br />
maire, le bien du service veut un<br />
exemple. Je demande simplement la<br />
destitution de l’inspecteur Javert.<br />
Tout cela était prononcé d’un accent<br />
humble, fier, désespéré et convaincu qui<br />
donnait je ne sais quelle grandeur<br />
bizarre à cet étrange honnête homme.<br />
– Nous verrons, fit M. Madeleine.<br />
Et il lui tendit la main.<br />
Javert recula, et dit d’un ton<br />
farouche :<br />
– Pardon, monsieur le maire, mais<br />
cela ne doit pas être. Un maire ne donne<br />
pas la main à un mouchard.<br />
Il ajouta entre ses dents :<br />
– Mouchard, oui ; du moment où j’ai
mésusé de la police, je ne suis plus<br />
qu’un mouchard.<br />
Puis il salua profondément, et se<br />
dirigea vers la porte.<br />
Là il se retourna, et, les yeux toujours<br />
baissés :<br />
– Monsieur le maire, dit-il, je<br />
continuerai le service jusqu’à ce que je<br />
sois remplacé.<br />
Il sortit. M. Madeleine resta rêveur,<br />
écoutant ce pas ferme et assuré qui<br />
s’éloignait sur le pavé du corridor.
Partie 7<br />
L’affaire<br />
Champmathieu
1<br />
Chapitre<br />
La sœur Simplice<br />
Les incidents qu’on va lire n’ont pas<br />
tous été connus à Montreuil-sur-mer,<br />
mais le peu qui en a percé a laissé dans<br />
cette ville un tel souvenir, que ce serait<br />
une grave lacune dans ce livre si nous ne<br />
les racontions dans leurs moindres<br />
détails.<br />
Dans ces détails, le lecteur<br />
rencontrera deux ou trois circonstances
invraisemblables que nous maintenons<br />
par respect pour la vérité.<br />
Dans l’après-midi qui suivit la visite<br />
de Javert, M. Madeleine alla voir la<br />
Fantine comme d’habitude.<br />
Avant de pénétrer près de Fantine, il<br />
fit demander la sœur Simplice. Les deux<br />
religieuses qui faisaient le service de<br />
l’infirmerie, dames lazaristes comme<br />
toutes les sœurs de charité, s’appelaient<br />
sœur Perpétue et sœur Simplice.<br />
La sœur Perpétue était la première<br />
villageoise venue, grossièrement sœur<br />
de charité, entrée chez Dieu comme on<br />
entre en place. Elle était religieuse<br />
comme on est cuisinière. Ce type n’est<br />
point très rare. Les ordres monastiques<br />
acceptent volontiers cette lourde poterie
paysanne, aisément façonnée en capucin<br />
ou en ursuline. Ces rusticités s’utilisent<br />
pour les grosses besognes de la<br />
dévotion. La transition d’un bouvier à un<br />
carme n’a rien de heurté ; l’un devient<br />
l’autre sans grand travail ; le fond<br />
commun d’ignorance du village et du<br />
cloître est une préparation toute faite, et<br />
met tout de suite le campagnard de<br />
plain-pied avec le moine. Un peu<br />
d’ampleur au sarrau, et voilà un froc. La<br />
sœur Perpétue était une forte religieuse,<br />
de Marines, près Pontoise, patoisant,<br />
psalmodiant, bougonnant, sucrant la<br />
tisane selon le bigotisme ou l’hypocrisie<br />
du grabataire, brusquant les malades,<br />
bourrue avec les mourants, leur jetant<br />
presque Dieu au visage, lapidant
l’agonie avec des prières en colère,<br />
hardie, honnête et rougeaude.<br />
La sœur Simplice était blanche d’une<br />
blancheur de cire. Près de sœur<br />
Perpétue, c’était le cierge à côté de la<br />
chandelle. Vincent de Paul a divinement<br />
fixé la figure de la sœur de charité dans<br />
ces admirables paroles où il mêle tant<br />
de liberté à tant de servitude : « Elles<br />
n’auront pour monastère que la maison<br />
des malades, pour cellule qu’une<br />
chambre de louage, pour chapelle que<br />
l’église de leur paroisse, pour cloître<br />
que les rues de la ville ou les salles des<br />
hôpitaux, pour clôture que l’obéissance,<br />
pour grille que la crainte de Dieu, pour<br />
voile que la modestie. » Cet idéal était<br />
vivant dans la sœur Simplice. Personne
n’eût pu dire l’âge de la sœur Simplice ;<br />
elle n’avait jamais été jeune et semblait<br />
ne devoir jamais être vieille. C’était une<br />
personne – nous n’osons dire une femme<br />
– calme, austère, de bonne compagnie,<br />
froide, et qui n’avait jamais menti. Elle<br />
était si douce qu’elle paraissait fragile ;<br />
plus solide d’ailleurs que le granit. Elle<br />
touchait aux malheureux avec de<br />
charmants doigts fins et purs. Il y avait,<br />
pour ainsi dire, du silence dans sa<br />
parole ; elle parlait juste le nécessaire,<br />
et elle avait un son de voix qui eût tout à<br />
la fois édifié un confessionnal et<br />
enchanté un salon. Cette délicatesse<br />
s’accommodait de la robe de bure,<br />
trouvant à ce rude contact un rappel<br />
continuel du ciel et de Dieu. Insistons
sur un détail. N’avoir jamais menti,<br />
n’avoir jamais dit, pour un intérêt<br />
quelconque, même indifféremment, une<br />
chose qui ne fût la vérité, la sainte<br />
vérité, c’était le trait distinctif de la<br />
sœur Simplice ; c’était l’accent de sa<br />
vertu. Elle était presque célèbre dans la<br />
congrégation pour cette véracité<br />
imperturbable. L’abbé Sicard [168] parle<br />
de la sœur Simplice dans une lettre au<br />
sourd-muet Massieu. Si sincères, si<br />
loyaux et si purs que nous soyons, nous<br />
avons tous sur notre candeur au moins la<br />
fêlure du petit mensonge innocent. Elle,<br />
point. Petit mensonge, mensonge<br />
innocent, est-ce que cela existe ? Mentir,<br />
c’est l’absolu du mal. Peu mentir n’est<br />
pas possible ; celui qui ment, ment tout
le mensonge ; mentir, c’est la face même<br />
du démon ; Satan a deux noms, il<br />
s’appelle Satan et il s’appelle<br />
Mensonge. Voilà ce qu’elle pensait. Et<br />
comme elle pensait, elle pratiquait. Il en<br />
résultait cette blancheur dont nous avons<br />
parlé, blancheur qui couvrait de son<br />
rayonnement même ses lèvres et ses<br />
yeux. Son sourire était blanc, son regard<br />
était blanc. Il n’y avait pas une toile<br />
d’araignée, pas un grain de poussière à<br />
la vitre de cette conscience. En entrant<br />
dans l’obédience de saint Vincent de<br />
Paul, elle avait pris le nom de Simplice<br />
par choix spécial. Simplice de Sicile, on<br />
le sait, est cette sainte qui aima mieux se<br />
laisser arracher les deux seins que de<br />
répondre, étant née à Syracuse, qu’elle
était née à Ségeste, mensonge qui la<br />
sauvait. Cette patronne convenait à cette<br />
âme.<br />
La sœur Simplice, en entrant dans<br />
l’ordre, avait deux défauts dont elle<br />
s’était peu à peu corrigée ; elle avait eu<br />
le goût des friandises et elle avait aimé<br />
à recevoir des lettres. Elle ne lisait<br />
jamais qu’un livre de prières en gros<br />
caractères et en latin. Elle ne comprenait<br />
pas le latin, mais elle comprenait le<br />
livre.<br />
La pieuse fille avait pris en affection<br />
Fantine, y sentant probablement de la<br />
vertu latente, et s’était dévouée à la<br />
soigner presque exclusivement.<br />
M. Madeleine emmena à part la sœur<br />
Simplice et lui recommanda Fantine
avec un accent singulier dont la sœur se<br />
souvint plus tard.<br />
En quittant la sœur, il s’approcha de<br />
Fantine.<br />
Fantine attendait chaque jour<br />
l’apparition de M. Madeleine comme on<br />
attend un rayon de chaleur et de joie.<br />
Elle disait aux sœurs :<br />
– Je ne vis que lorsque monsieur le<br />
maire est là.<br />
Elle avait ce jour-là beaucoup de<br />
fièvre. Dès qu’elle vit M. Madeleine,<br />
elle lui demanda :<br />
– Et Cosette ?<br />
Il répondit en souriant :<br />
– Bientôt.<br />
M. Madeleine fut avec Fantine comme<br />
à l’ordinaire. Seulement il resta une
heure au lieu d’une demi-heure, au grand<br />
contentement de Fantine. Il fit mille<br />
instances à tout le monde pour que rien<br />
ne manquât à la malade. On remarqua<br />
qu’il y eut un moment où son visage<br />
devint très sombre. Mais cela s’expliqua<br />
quand on sut que le médecin s’était<br />
penché à son oreille et lui avait dit :<br />
– Elle baisse beaucoup.<br />
Puis il rentra à la mairie, et le garçon<br />
de bureau le vit examiner avec attention<br />
une carte routière de France qui était<br />
suspendue dans son cabinet. Il écrivit<br />
quelques chiffres au crayon sur un<br />
papier.
2<br />
Chapitre<br />
Perspicacité de maître<br />
Scaufflaire<br />
De la mairie il se rendit au bout de la<br />
ville chez un Flamand, maître<br />
Scaufflaër, francisé Scaufflaire, qui<br />
louait des chevaux et des « cabriolets à<br />
volonté ».<br />
Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus<br />
court était de prendre une rue peu
fréquentée où était le presbytère de la<br />
paroisse que M. Madeleine habitait. Le<br />
curé était, disait-on, un homme digne et<br />
respectable, et de bon conseil. À<br />
l’instant où M. Madeleine arriva devant<br />
le presbytère, il n’y avait dans la rue<br />
qu’un passant, et ce passant remarqua<br />
ceci : M. le maire, après avoir dépassé<br />
la maison curiale, s’arrêta, demeura<br />
immobile, puis revint sur ses pas et<br />
rebroussa chemin jusqu’à la porte du<br />
presbytère, qui était une porte bâtarde<br />
avec marteau de fer. Il mit vivement la<br />
main au marteau, et le souleva ; puis il<br />
s’arrêta de nouveau, et resta court, et<br />
comme pensif, et, après quelques<br />
secondes, au lieu de laisser bruyamment<br />
retomber le marteau, il le reposa
doucement et reprit son chemin avec une<br />
sorte de hâte qu’il n’avait pas<br />
auparavant.<br />
M. Madeleine trouva maître<br />
Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un<br />
harnais.<br />
– Maître Scaufflaire, demanda-t-il,<br />
avez-vous un bon cheval ?<br />
– Monsieur le maire, dit le Flamand,<br />
tous mes chevaux sont bons.<br />
Qu’entendez-vous par un bon cheval ?<br />
– J’entends un cheval qui puisse faire<br />
vingt lieues en un jour.<br />
– Diable ! fit le Flamand, vingt<br />
lieues !<br />
– Oui.<br />
– Attelé à un cabriolet ?<br />
– Oui.
– Et combien de temps se reposera-til<br />
après la course ?<br />
– Il faut qu’il puisse au besoin<br />
repartir le lendemain.<br />
– Pour refaire le même trajet ?<br />
– Oui.<br />
– Diable ! diable ! et c’est vingt<br />
lieues ?<br />
M. Madeleine tira de sa poche le<br />
papier où il avait crayonné des chiffres.<br />
Il les montra au Flamand. C’étaient les<br />
chiffres 5, 6, 8 ½.<br />
– Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et<br />
demi, autant dire vingt lieues.<br />
– Monsieur le maire, reprit le<br />
Flamand, j’ai votre affaire. Mon petit<br />
cheval blanc. Vous avez dû le voir<br />
passer quelquefois. C’est une petite bête
du bas Boulonnais. C’est plein de feu.<br />
On a voulu d’abord en faire un cheval de<br />
selle. Bah ! il ruait, il flanquait tout le<br />
monde par terre. On le croyait vicieux,<br />
on ne savait qu’en faire. Je l’ai acheté.<br />
Je l’ai mis au cabriolet. Monsieur, c’est<br />
cela qu’il voulait ; il est doux comme<br />
une fille, il va le vent. Ah ! par exemple,<br />
il ne faudrait pas lui monter sur le dos.<br />
Ce n’est pas son idée d’être cheval de<br />
selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui,<br />
porter, non ; il faut croire qu’il s’est dit<br />
ça.<br />
– Et il fera la course ?<br />
– Vos vingt lieues. Toujours au grand<br />
trot, et en moins de huit heures. Mais<br />
voici à quelles conditions.<br />
– Dites.
– Premièrement, vous le ferez souffler<br />
une heure à moitié chemin ; il mangera,<br />
et on sera là pendant qu’il mangera pour<br />
empêcher le garçon de l’auberge de lui<br />
voler son avoine ; car j’ai remarqué que<br />
dans les auberges l’avoine est plus<br />
souvent bue par les garçons d’écurie que<br />
mangée par les chevaux.<br />
– On sera là.<br />
– Deuxièmement… Est-ce pour<br />
monsieur le maire le cabriolet ?<br />
– Oui.<br />
– Monsieur le maire sait conduire ?<br />
– Oui.<br />
– Eh bien, monsieur le maire<br />
voyagera seul et sans bagage afin de ne<br />
point charger le cheval.<br />
– Convenu.
– Mais monsieur le maire, n’ayant<br />
personne avec lui, sera obligé de<br />
prendre la peine de surveiller lui-même<br />
l’avoine.<br />
– C’est dit.<br />
– Il me faudra trente francs par jour.<br />
Les jours de repos payés. Pas un liard<br />
de moins, et la nourriture de la bête à la<br />
charge de monsieur le maire.<br />
M. Madeleine tira trois napoléons de<br />
sa bourse et les mit sur la table.<br />
– Voilà deux jours d’avance.<br />
– Quatrièmement, pour une course<br />
pareille un cabriolet serait trop lourd et<br />
fatiguerait le cheval. Il faudrait que<br />
monsieur le maire consentît à voyager<br />
dans un petit tilbury que j’ai.<br />
– J’y consens.
– C’est léger, mais c’est découvert.<br />
– Cela m’est égal.<br />
– Monsieur le maire a-t-il réfléchi<br />
que nous sommes en hiver ?…<br />
M. Madeleine ne répondit pas. Le<br />
Flamand reprit :<br />
– Qu’il fait très froid ?<br />
M. Madeleine garda le silence.<br />
Maître Scaufflaire continua :<br />
– Qu’il peut pleuvoir ?<br />
M. Madeleine leva la tête et dit :<br />
– Le tilbury et le cheval seront devant<br />
ma porte demain à quatre heures et<br />
demie du matin.<br />
– C’est entendu, monsieur le maire,<br />
répondit Scaufflaire, puis, grattant avec<br />
l’ongle de son pouce une tache qui était<br />
dans le bois de la table, il reprit de cet
air insouciant que les Flamands savent si<br />
bien mêler à leur finesse :<br />
– Mais voilà que j’y songe à présent !<br />
monsieur le maire ne me dit pas où il va.<br />
Où est-ce que va monsieur le maire ?<br />
Il ne songeait pas à autre chose depuis<br />
le commencement de la conversation,<br />
mais il ne savait pourquoi il n’avait pas<br />
osé faire cette question.<br />
– Votre cheval a-t-il de bonnes<br />
jambes de devant ? dit M. Madeleine.<br />
– Oui, monsieur le maire. Vous le<br />
soutiendrez un peu dans les descentes. Y<br />
a-t-il beaucoup de descentes d’ici où<br />
vous allez ?<br />
– N’oubliez pas d’être à ma porte à<br />
quatre heures et demie du matin, très<br />
précises, répondit M. Madeleine ; et il
sortit.<br />
Le Flamand resta « tout bête »,<br />
comme il disait lui-même quelque temps<br />
après.<br />
Monsieur le maire était sorti depuis<br />
deux ou trois minutes, lorsque la porte<br />
se rouvrit ; c’était M. le maire. Il avait<br />
toujours le même air impassible et<br />
préoccupé.<br />
– Monsieur Scaufflaire, dit-il, à<br />
quelle somme estimez-vous le cheval et<br />
le tilbury que vous me louerez, l’un<br />
portant l’autre ?<br />
– L’un traînant l’autre, monsieur le<br />
maire, dit le Flamand avec un gros rire.<br />
– Soit. Eh bien !<br />
– Est-ce que monsieur le maire veut<br />
me les acheter ?
– Non, mais à tout événement, je veux<br />
vous les garantir. À mon retour vous me<br />
rendrez la somme. Combien estimezvous<br />
cabriolet et cheval ?<br />
– À cinq cents francs, monsieur le<br />
maire.<br />
– Les voici.<br />
M. Madeleine posa un billet de<br />
banque sur la table, puis sortit et cette<br />
fois ne rentra plus.<br />
Maître Scaufflaire regretta<br />
affreusement de n’avoir point dit mille<br />
francs. Du reste le cheval et le tilbury,<br />
en bloc, valaient cent écus.<br />
Le Flamand appela sa femme, et lui<br />
conta la chose. Où diable monsieur le<br />
maire peut-il aller ? Ils tinrent conseil.<br />
– Il va à Paris, dit la femme.
– Je ne crois pas, dit le mari.<br />
M. Madeleine avait oublié sur la<br />
cheminée le papier où il avait tracé des<br />
chiffres. Le Flamand le prit et l’étudia.<br />
– Cinq, six, huit et demi ? cela doit<br />
marquer des relais de poste.<br />
Il se tourna vers sa femme.<br />
– J’ai trouvé.<br />
– Comment ?<br />
– Il y a cinq lieues d’ici à Hesdin, six<br />
de Hesdin à Saint-Pol, huit et demie de<br />
Saint-Pol à Arras. Il va à Arras.<br />
Cependant M. Madeleine était rentré<br />
chez lui.<br />
Pour revenir de chez maître<br />
Scaufflaire, il avait pris le plus long,<br />
comme si la porte du presbytère avait<br />
été pour lui une tentation, et qu’il eût
voulu l’éviter. Il était monté dans sa<br />
chambre et s’y était enfermé, ce qui<br />
n’avait rien que de simple, car il se<br />
couchait volontiers de bonne heure.<br />
Pourtant la concierge de la fabrique, qui<br />
était en même temps l’unique servante<br />
de M. Madeleine, observa que sa<br />
lumière s’éteignit à huit heures et demie,<br />
et elle le dit au caissier qui rentrait, en<br />
ajoutant :<br />
– Est-ce que monsieur le maire est<br />
malade ? je lui ai trouvé l’air un peu<br />
singulier.<br />
Ce caissier habitait une chambre<br />
située précisément au-dessous de la<br />
chambre de M. Madeleine. Il ne prit<br />
point garde aux paroles de la portière,<br />
se coucha et s’endormit. Vers minuit, il
se réveilla brusquement ; il avait<br />
entendu à travers son sommeil un bruit<br />
au-dessus de sa tête. Il écouta. C’était un<br />
pas qui allait et venait, comme si l’on<br />
marchait dans la chambre en haut. Il<br />
écouta plus attentivement, et reconnut le<br />
pas de M. Madeleine. Cela lui parut<br />
étrange ; habituellement aucun bruit ne<br />
se faisait dans la chambre de<br />
M. Madeleine avant l’heure de son<br />
lever. Un moment après le caissier<br />
entendit quelque chose qui ressemblait à<br />
une armoire qu’on ouvre et qu’on<br />
referme. Puis on dérangea un meuble, il<br />
y eut un silence, et le pas recommença.<br />
Le caissier se dressa sur son séant,<br />
s’éveilla tout à fait, regarda, et à travers<br />
les vitres de sa croisée aperçut sur le
mur d’en face la réverbération rougeâtre<br />
d’une fenêtre éclairée. À la direction<br />
des rayons, ce ne pouvait être que la<br />
fenêtre de la chambre de M. Madeleine.<br />
La réverbération tremblait comme si elle<br />
venait plutôt d’un feu allumé que d’une<br />
lumière. L’ombre des châssis vitrés ne<br />
s’y dessinait pas, ce qui indiquait que la<br />
fenêtre était toute grande ouverte. Par le<br />
froid qu’il faisait, cette fenêtre ouverte<br />
était surprenante. Le caissier se<br />
rendormit. Une heure ou deux après, il<br />
se réveilla encore. Le même pas, lent et<br />
régulier, allait et venait toujours audessus<br />
de sa tête.<br />
La réverbération se dessinait toujours<br />
sur le mur, mais elle était maintenant<br />
pâle et paisible comme le reflet d’une
lampe ou d’une bougie. La fenêtre était<br />
toujours ouverte.<br />
Voici ce qui se passait dans la<br />
chambre de M. Madeleine.
3<br />
Chapitre<br />
Une tempête sous un<br />
crâne<br />
Le lecteur a sans doute deviné que<br />
M. Madeleine n’est autre que Jean<br />
Valjean.<br />
Nous avons déjà regardé dans les<br />
profondeurs de cette conscience ; le<br />
moment est venu d’y regarder encore.<br />
Nous ne le faisons pas sans émotion et
sans tremblement. Il n’existe rien de plus<br />
terrifiant que cette sorte de<br />
contemplation. L’œil de l’esprit ne peut<br />
trouver nulle part plus d’éblouissements<br />
ni plus de ténèbres que dans l’homme ; il<br />
ne peut se fixer sur aucune chose qui soit<br />
plus redoutable, plus compliquée, plus<br />
mystérieuse et plus infinie. Il y a un<br />
spectacle plus grand que la mer, c’est le<br />
ciel ; il y a un spectacle plus grand que<br />
le ciel, c’est l’intérieur de l’âme.<br />
Faire le poème de la conscience<br />
humaine, ne fût-ce qu’à propos d’un seul<br />
homme, ne fût-ce qu’à propos du plus<br />
infime des hommes, ce serait fondre<br />
toutes les épopées dans une épopée<br />
supérieure et définitive. La conscience,<br />
c’est le chaos des chimères, des
convoitises et des tentatives, la<br />
fournaise des rêves, l’antre des idées<br />
dont on a honte ; c’est le<br />
pandémonium [169] des sophismes, c’est le<br />
champ de bataille des passions. À de<br />
certaines heures, pénétrez à travers la<br />
face livide d’un être humain qui<br />
réfléchit, et regardez derrière, regardez<br />
dans cette âme, regardez dans cette<br />
obscurité. Il y a là, sous le silence<br />
extérieur, des combats de géants comme<br />
dans Homère, des mêlées de dragons et<br />
d’hydres et des nuées de fantômes<br />
comme dans Milton, des spirales<br />
visionnaires comme chez Dante. Chose<br />
sombre que cet infini que tout homme<br />
porte en soi et auquel il mesure avec<br />
désespoir les volontés de son cerveau et
les actions de sa vie !<br />
Alighieri rencontra un jour une<br />
sinistre porte devant laquelle il<br />
hésita [170] . En voici une aussi devant<br />
nous, au seuil de laquelle nous hésitons.<br />
Entrons pourtant.<br />
Nous n’avons que peu de chose à<br />
ajouter à ce que le lecteur connaît déjà<br />
de ce qui était arrivé à Jean Valjean<br />
depuis l’aventure de Petit-Gervais. À<br />
partir de ce moment, on l’a vu, il fut un<br />
autre homme. Ce que l’évêque avait<br />
voulu faire de lui, il l’exécuta. Ce fut<br />
plus qu’une transformation, ce fut une<br />
transfiguration.<br />
Il réussit à disparaître, vendit<br />
l’argenterie de l’évêque, ne gardant que<br />
les flambeaux, comme souvenir, se
glissa de ville en ville, traversa la<br />
France, vint à Montreuil-sur-mer, eut<br />
l’idée que nous avons dite, accomplit ce<br />
que nous avons raconté, parvint à se<br />
faire insaisissable et inaccessible, et<br />
désormais, établi à Montreuil-sur-mer,<br />
heureux de sentir sa conscience attristée<br />
par son passé et la première moitié de<br />
son existence démentie par la dernière,<br />
il vécut paisible, rassuré et espérant,<br />
n’ayant plus que deux pensées : cacher<br />
son nom, et sanctifier sa vie ; échapper<br />
aux hommes, et revenir à Dieu.<br />
Ces deux pensées étaient si<br />
étroitement mêlées dans son esprit<br />
qu’elles n’en formaient qu’une seule ;<br />
elles étaient toutes deux également<br />
absorbantes et impérieuses, et
dominaient ses moindres actions.<br />
D’ordinaire elles étaient d’accord pour<br />
régler la conduite de sa vie ; elles le<br />
tournaient vers l’ombre ; elles le<br />
faisaient bienveillant et simple ; elles lui<br />
conseillaient les mêmes choses.<br />
Quelquefois cependant il y avait conflit<br />
entre elles. Dans ce cas-là, on s’en<br />
souvient, l’homme que tout le pays de<br />
Montreuil-sur-mer appelait<br />
M. Madeleine ne balançait pas à<br />
sacrifier la première à la seconde, sa<br />
sécurité à sa vertu. Ainsi, en dépit de<br />
toute réserve et de toute prudence, il<br />
avait gardé les chandeliers de l’évêque,<br />
porté son deuil, appelé et interrogé tous<br />
les petits savoyards qui passaient, pris<br />
des renseignements sur les familles de
Faverolles, et sauvé la vie au vieux<br />
Fauchelevent, malgré les inquiétantes<br />
insinuations de Javert. Il semblait, nous<br />
l’avons déjà remarqué, qu’il pensât, à<br />
l’exemple de tous ceux qui ont été sages,<br />
saints et justes, que son premier devoir<br />
n’était pas envers lui.<br />
Toutefois, il faut le dire, jamais rien<br />
de pareil ne s’était encore présenté.<br />
Jamais les deux idées qui gouvernaient<br />
le malheureux homme dont nous<br />
racontons les souffrances n’avaient<br />
engagé une lutte si sérieuse. Il le comprit<br />
confusément, mais profondément, dès les<br />
premières paroles que prononça Javert,<br />
en entrant dans son cabinet. Au moment<br />
où fut si étrangement articulé ce nom<br />
qu’il avait enseveli sous tant
d’épaisseurs, il fut saisi de stupeur et<br />
comme enivré par la sinistre bizarrerie<br />
de sa destinée, et, à travers cette stupeur,<br />
il eut ce tressaillement qui précède les<br />
grandes secousses ; il se courba comme<br />
un chêne à l’approche d’un orage,<br />
comme un soldat à l’approche d’un<br />
assaut. Il sentit venir sur sa tête des<br />
ombres pleines de foudres et d’éclairs.<br />
Tout en écoutant parler Javert, il eut une<br />
première pensée d’aller, de courir, de se<br />
dénoncer, de tirer ce Champmathieu de<br />
prison et de s’y mettre ; cela fut<br />
douloureux et poignant comme une<br />
incision dans la chair vive, puis cela<br />
passa, et il se dit : « Voyons ! voyons ! »<br />
Il réprima ce premier mouvement<br />
généreux et recula devant l’héroïsme.
Sans doute, il serait beau qu’après les<br />
saintes paroles de l’évêque, après tant<br />
d’années de repentir et d’abnégation, au<br />
milieu d’une pénitence admirablement<br />
commencée, cet homme, même en<br />
présence d’une si terrible conjoncture,<br />
n’eût pas bronché un instant et eût<br />
continué de marcher du même pas vers<br />
ce précipice ouvert au fond duquel était<br />
le ciel ; cela serait beau, mais cela ne fut<br />
pas ainsi. Il faut bien que nous rendions<br />
compte des choses qui<br />
s’accomplissaient dans cette âme, et<br />
nous ne pouvons dire que ce qui y était.<br />
Ce qui l’emporta tout d’abord, ce fut<br />
l’instinct de la conservation ; il rallia en<br />
hâte ses idées, étouffa ses émotions,<br />
considéra la présence de Javert, ce
grand péril, ajourna toute résolution<br />
avec la fermeté de l’épouvante,<br />
s’étourdit sur ce qu’il y avait à faire, et<br />
reprit son calme comme un lutteur<br />
ramasse son bouclier.<br />
Le reste de la journée il fut dans cet<br />
état, un tourbillon au dedans, une<br />
tranquillité profonde au dehors ; il ne<br />
prit que ce qu’on pourrait appeler « les<br />
mesures conservatoires ». Tout était<br />
encore confus et se heurtait dans son<br />
cerveau ; le trouble y était tel qu’il ne<br />
voyait distinctement la forme d’aucune<br />
idée ; et lui-même n’aurait pu rien dire<br />
de lui-même, si ce n’est qu’il venait de<br />
recevoir un grand coup. Il se rendit<br />
comme d’habitude près du lit de douleur<br />
de Fantine et prolongea sa visite, par un
instinct de bonté, se disant qu’il fallait<br />
agir ainsi et la bien recommander aux<br />
sœurs pour le cas où il arriverait qu’il<br />
eût à s’absenter. Il sentit vaguement<br />
qu’il faudrait peut-être aller à Arras, et,<br />
sans être le moins du monde décidé à ce<br />
voyage, il se dit qu’à l’abri de tout<br />
soupçon comme il l’était, il n’y avait<br />
point d’inconvénient à être témoin de ce<br />
qui se passerait, et il retint le tilbury de<br />
Scaufflaire, afin d’être préparé à tout<br />
événement.<br />
Il dîna avec assez d’appétit.<br />
Rentré dans sa chambre il se<br />
recueillit.<br />
Il examina la situation et la trouva<br />
inouïe ; tellement inouïe qu’au milieu de<br />
sa rêverie, par je ne sais quelle
impulsion d’anxiété presque<br />
inexplicable, il se leva de sa chaise et<br />
ferma sa porte au verrou. Il craignait<br />
qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se<br />
barricadait contre le possible.<br />
Un moment après il souffla sa<br />
lumière. Elle le gênait.<br />
Il lui semblait qu’on pouvait le voir.<br />
Qui, on ?<br />
Hélas ! ce qu’il voulait mettre à la<br />
porte était entré ; ce qu’il voulait<br />
aveugler, le regardait. Sa conscience.<br />
Sa conscience, c’est-à-dire Dieu.<br />
Pourtant, dans le premier moment, il<br />
se fit illusion ; il eut un sentiment de<br />
sûreté et de solitude ; le verrou tiré, il se<br />
crut imprenable ; la chandelle éteinte, il<br />
se sentit invisible. Alors il prit
possession de lui-même ; il posa ses<br />
coudes sur la table, appuya la tête sur sa<br />
main, et se mit à songer dans les<br />
ténèbres.<br />
– Où en suis-je ? – Est-ce que je ne<br />
rêve pas ? Que m’a-t-on dit ? – Est-il<br />
bien vrai que j’aie vu ce Javert et qu’il<br />
m’ait parlé ainsi ? – Que peut être ce<br />
Champmathieu ? – Il me ressemble<br />
donc ? – Est-ce possible ? – Quand je<br />
pense qu’hier j’étais si tranquille et si<br />
loin de me douter de rien ! – Qu’est-ce<br />
que je faisais donc hier à pareille<br />
heure ? – Qu’y a-t-il dans cet incident ?<br />
– Comment se dénouera-t-il ? – Que<br />
faire ?<br />
Voilà dans quelle tourmente il était.<br />
Son cerveau avait perdu la force de
etenir ses idées, elles passaient comme<br />
des ondes, et il prenait son front dans<br />
ses deux mains pour les arrêter.<br />
De ce tumulte qui bouleversait sa<br />
volonté et sa raison, et dont il cherchait<br />
à tirer une évidence et une résolution,<br />
rien ne se dégageait que l’angoisse.<br />
Sa tête était brûlante. Il alla à la<br />
fenêtre et l’ouvrit toute grande. Il n’y<br />
avait pas d’étoiles au ciel. Il revint<br />
s’asseoir près de la table.<br />
La première heure s’écoula ainsi.<br />
Peu à peu cependant des linéaments<br />
vagues commencèrent à se former et à se<br />
fixer dans sa méditation, et il put<br />
entrevoir avec la précision de la réalité,<br />
non l’ensemble de la situation, mais<br />
quelques détails.
Il commença par reconnaître que, si<br />
extraordinaire et si critique que fût cette<br />
situation, il en était tout à fait le maître.<br />
Sa stupeur ne fit que s’en accroître.<br />
Indépendamment du but sévère et<br />
religieux que se proposaient ses actions,<br />
tout ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour<br />
n’était autre chose qu’un trou qu’il<br />
creusait pour y enfouir son nom. Ce qu’il<br />
avait toujours le plus redouté, dans ses<br />
heures de repli sur lui-même, dans ses<br />
nuits d’insomnie, c’était d’entendre<br />
jamais prononcer ce nom ; il se disait<br />
que ce serait là pour lui la fin de tout ;<br />
que le jour où ce nom reparaîtrait, il<br />
ferait évanouir autour de lui sa vie<br />
nouvelle, et qui sait même peut-être ? au<br />
dedans de lui sa nouvelle âme. Il
frémissait de la seule pensée que c’était<br />
possible. Certes, si quelqu’un lui eût dit<br />
en ces moments-là qu’une heure<br />
viendrait où ce nom retentirait à son<br />
oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean,<br />
sortirait tout à coup de la nuit et se<br />
dresserait devant lui, où cette lumière<br />
formidable faite pour dissiper le mystère<br />
dont il s’enveloppait resplendirait<br />
subitement sur sa tête ; et que ce nom ne<br />
le menacerait pas, que cette lumière ne<br />
produirait qu’une obscurité plus épaisse,<br />
que ce voile déchiré accroîtrait le<br />
mystère ; que ce tremblement de terre<br />
consoliderait son édifice, que ce<br />
prodigieux incident n’aurait d’autre<br />
résultat, si bon lui semblait, à lui, que de<br />
rendre son existence à la fois plus claire
et plus impénétrable, et que, de sa<br />
confrontation avec le fantôme de Jean<br />
Valjean, le bon et digne bourgeois<br />
monsieur Madeleine sortirait plus<br />
honoré, plus paisible et plus respecté<br />
que jamais, – si quelqu’un lui eût dit<br />
cela, il eût hoché la tête et regardé ces<br />
paroles comme insensées. Eh bien ! tout<br />
cela venait précisément d’arriver, tout<br />
cet entassement de l’impossible était un<br />
fait, et Dieu avait permis que ces choses<br />
folles devinssent des choses réelles !<br />
Sa rêverie continuait de s’éclaircir. Il<br />
se rendait de plus en plus compte de sa<br />
position.<br />
Il lui semblait qu’il venait de<br />
s’éveiller de je ne sais quel sommeil, et<br />
qu’il se trouvait glissant sur une pente au
milieu de la nuit, debout, frissonnant,<br />
reculant en vain, sur le bord extrême<br />
d’un abîme. Il entrevoyait distinctement<br />
dans l’ombre un inconnu, un étranger,<br />
que la destinée prenait pour lui et<br />
poussait dans le gouffre à sa place. Il<br />
fallait, pour que le gouffre se refermât,<br />
que quelqu’un y tombât, lui ou l’autre.<br />
Il n’avait qu’à laisser faire.<br />
La clarté devint complète, et il<br />
s’avoua ceci : – Que sa place était vide<br />
aux galères, qu’il avait beau faire,<br />
qu’elle l’y attendait toujours, que le vol<br />
de Petit-Gervais l’y ramenait, que cette<br />
place vide l’attendrait et l’attirerait<br />
jusqu’à ce qu’il y fût, que cela était<br />
inévitable et fatal. – Et puis il se dit : –<br />
Qu’en ce moment il avait un remplaçant,
qu’il paraissait qu’un nommé<br />
Champmathieu avait cette mauvaise<br />
chance, et que, quant à lui, présent<br />
désormais au bagne dans la personne de<br />
ce Champmathieu, présent dans la<br />
société sous le nom de M. Madeleine, il<br />
n’avait plus rien à redouter, pourvu qu’il<br />
n’empêchât pas les hommes de sceller<br />
sur la tête de ce Champmathieu cette<br />
pierre de l’infamie qui, comme la pierre<br />
du sépulcre, tombe une fois et ne se<br />
relève jamais.<br />
Tout cela était si violent et si étrange<br />
qu’il se fit soudain en lui cette espèce de<br />
mouvement indescriptible qu’aucun<br />
homme n’éprouve plus de deux ou trois<br />
fois dans sa vie, sorte de convulsion de<br />
la conscience qui remue tout ce que le
cœur a de douteux, qui se compose<br />
d’ironie, de joie et de désespoir, et<br />
qu’on pourrait appeler un éclat de rire<br />
intérieur.<br />
Il ralluma brusquement sa bougie.<br />
– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoi estce<br />
que j’ai peur ? qu’est-ce que j’ai à<br />
songer comme cela ? Me voilà sauvé.<br />
Tout est fini. Je n’avais plus qu’une<br />
porte entr’ouverte par laquelle mon<br />
passé pouvait faire irruption dans ma<br />
vie ; cette porte, la voilà murée ! à<br />
jamais ! Ce Javert qui me trouble depuis<br />
si longtemps, ce redoutable instinct qui<br />
semblait m’avoir deviné, qui m’avait<br />
deviné, pardieu ! et qui me suivait<br />
partout, cet affreux chien de chasse<br />
toujours en arrêt sur moi, le voilà
dérouté, occupé ailleurs, absolument<br />
dépisté ! Il est satisfait désormais, il me<br />
laissera tranquille, il tient son Jean<br />
Valjean ! Qui sait même, il est probable<br />
qu’il voudra quitter la ville ! Et tout cela<br />
s’est fait sans moi ! Et je n’y suis pour<br />
rien ! Ah çà, mais ! qu’est-ce qu’il y a<br />
de malheureux dans ceci ? Des gens qui<br />
me verraient, parole d’honneur !<br />
croiraient qu’il m’est arrivé une<br />
catastrophe ! Après tout, s’il y a du mal<br />
pour quelqu’un, ce n’est aucunement de<br />
ma faute. C’est la providence qui a tout<br />
fait. C’est qu’elle veut cela<br />
apparemment ! Ai-je le droit de<br />
déranger ce qu’elle arrange ? Qu’est-ce<br />
que je demande à présent ? De quoi estce<br />
que je vais me mêler ? Cela ne me
egarde pas. Comment ! je ne suis pas<br />
content ! Mais qu’est-ce qu’il me faut<br />
donc ? Le but auquel j’aspire depuis tant<br />
d’années, le songe de mes nuits, l’objet<br />
de mes prières au ciel, la sécurité, je<br />
l’atteins ! C’est Dieu qui le veut. Je n’ai<br />
rien à faire contre la volonté de Dieu. Et<br />
pourquoi Dieu le veut-il ? Pour que je<br />
continue ce que j’ai commencé, pour que<br />
je fasse le bien, pour que je sois un jour<br />
un grand et encourageant exemple, pour<br />
qu’il soit dit qu’il y a eu enfin un peu de<br />
bonheur attaché à cette pénitence que<br />
j’ai subie et à cette vertu où je suis<br />
revenu ! Vraiment je ne comprends pas<br />
pourquoi j’ai eu peur tantôt d’entrer chez<br />
ce brave curé et de tout lui raconter<br />
comme à un confesseur, et de lui
demander conseil, c’est évidemment là<br />
ce qu’il m’aurait dit. C’est décidé,<br />
laissons aller les choses ! laissons faire<br />
le bon Dieu !<br />
Il se parlait ainsi dans les profondeurs<br />
de sa conscience, penché sur ce qu’on<br />
pourrait appeler son propre abîme. Il se<br />
leva de sa chaise, et se mit à marcher<br />
dans la chambre. – Allons, dit-il, n’y<br />
pensons plus. Voilà une résolution<br />
prise ! – Mais il ne sentit aucune joie.<br />
Au contraire.<br />
On n’empêche pas plus la pensée de<br />
revenir à une idée que la mer de revenir<br />
à un rivage. Pour le matelot, cela<br />
s’appelle la marée ; pour le coupable,<br />
cela s’appelle le remords. Dieu soulève<br />
l’âme comme l’océan.
Au bout de peu d’instants, il eut beau<br />
faire, il reprit ce sombre dialogue dans<br />
lequel c’était lui qui parlait et lui qui<br />
écoutait, disant ce qu’il eût voulu taire,<br />
écoutant ce qu’il n’eût pas voulu<br />
entendre, cédant à cette puissance<br />
mystérieuse qui lui disait : pense !<br />
comme elle disait il y a deux mille ans à<br />
un autre condamné, marche !<br />
Avant d’aller plus loin et pour être<br />
pleinement compris, insistons sur une<br />
observation nécessaire.<br />
Il est certain qu’on se parle à soimême,<br />
il n’est pas un être pensant qui ne<br />
l’ait éprouvé. On peut dire même que le<br />
verbe n’est jamais un plus magnifique<br />
mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur<br />
d’un homme, de la pensée à la
conscience et qu’il retourne de la<br />
conscience à la pensée. C’est dans ce<br />
sens seulement qu’il faut entendre les<br />
mots souvent employés dans ce chapitre,<br />
il dit, il s’écria. On se dit, on se parle,<br />
on s’écrie en soi-même, sans que le<br />
silence extérieur soit rompu. Il y a un<br />
grand tumulte ; tout parle en nous,<br />
excepté la bouche. Les réalités de l’âme,<br />
pour n’être point visibles et palpables,<br />
n’en sont pas moins des réalités.<br />
Il se demanda donc où il en était. Il<br />
s’interrogea sur cette « résolution<br />
prise ». Il se confessa à lui-même [171]<br />
que tout ce qu’il venait d’arranger dans<br />
son esprit était monstrueux, que « laisser<br />
aller les choses, laisser faire le bon<br />
Dieu », c’était tout simplement horrible.
Laisser s’accomplir cette méprise de la<br />
destinée et des hommes, ne pas<br />
l’empêcher, s’y prêter par son silence,<br />
ne rien faire enfin, c’était faire tout !<br />
c’était le dernier degré de l’indignité<br />
hypocrite ! c’était un crime bas, lâche,<br />
sournois, abject, hideux !<br />
Pour la première fois depuis huit<br />
années, le malheureux homme venait de<br />
sentir la saveur amère d’une mauvaise<br />
pensée et d’une mauvaise action.<br />
Il la recracha avec dégoût.<br />
Il continua de se questionner. Il se<br />
demanda sévèrement ce qu’il avait<br />
entendu par ceci : « Mon but est<br />
atteint ! » Il se déclara que sa vie avait<br />
un but en effet. Mais quel but ? cacher<br />
son nom ? tromper la police ? Était-ce
pour une chose si petite qu’il avait fait<br />
tout ce qu’il avait fait ? Est-ce qu’il<br />
n’avait pas un autre but, qui était le<br />
grand, qui était le vrai ? Sauver, non sa<br />
personne, mais son âme. Redevenir<br />
honnête et bon. Être un juste ! est-ce que<br />
ce n’était pas là surtout, là uniquement,<br />
ce qu’il avait toujours voulu, ce que<br />
l’évêque lui avait ordonné ? – Fermer la<br />
porte à son passé ? Mais il ne la fermait<br />
pas, grand Dieu ! il la rouvrait en faisant<br />
une action infâme ! mais il redevenait un<br />
voleur, et le plus odieux des voleurs ! il<br />
volait à un autre son existence, sa vie, sa<br />
paix, sa place au soleil ! il devenait un<br />
assassin ! il tuait, il tuait moralement un<br />
misérable homme, il lui infligeait cette<br />
affreuse mort vivante, cette mort à ciel
ouvert, qu’on appelle le bagne ! Au<br />
contraire, se livrer, sauver cet homme<br />
frappé d’une si lugubre erreur, reprendre<br />
son nom, redevenir par devoir le forçat<br />
Jean Valjean, c’était là vraiment achever<br />
sa résurrection, et fermer à jamais<br />
l’enfer d’où il sortait ! Y retomber en<br />
apparence, c’était en sortir en réalité ! Il<br />
fallait faire cela ! il n’avait rien fait s’il<br />
ne faisait pas cela ! toute sa vie était<br />
inutile, toute sa pénitence était perdue, et<br />
il n’y avait plus qu’à dire : à quoi bon ?<br />
Il sentait que l’évêque était là, que<br />
l’évêque était d’autant plus présent qu’il<br />
était mort, que l’évêque le regardait<br />
fixement, que désormais le maire<br />
Madeleine avec toutes ses vertus lui<br />
serait abominable, et que le galérien
Jean Valjean serait admirable et pur<br />
devant lui. Que les hommes voyaient son<br />
masque, mais que l’évêque voyait sa<br />
face. Que les hommes voyaient sa vie,<br />
mais que l’évêque voyait sa conscience.<br />
Il fallait donc aller à Arras, délivrer le<br />
faux Jean Valjean, dénoncer le<br />
véritable ! Hélas ! c’était là le plus<br />
grand des sacrifices, la plus poignante<br />
des victoires, le dernier pas à franchir ;<br />
mais il le fallait. Douloureuse destinée !<br />
il n’entrerait dans la sainteté aux yeux de<br />
Dieu que s’il rentrait dans l’infamie aux<br />
yeux des hommes !<br />
– Eh bien, dit-il, prenons ce parti !<br />
faisons notre devoir ! sauvons cet<br />
homme !<br />
Il prononça ces paroles à haute voix,
sans s’apercevoir qu’il parlait tout haut.<br />
Il prit ses livres, les vérifia et les mit<br />
en ordre. Il jeta au feu une liasse de<br />
créances qu’il avait sur de petits<br />
commerçants gênés. Il écrivit une lettre<br />
qu’il cacheta et sur l’enveloppe de<br />
laquelle on aurait pu lire, s’il y avait eu<br />
quelqu’un dans sa chambre en cet<br />
instant : À Monsieur Laffitte, banquier,<br />
rue d’Artois, à Paris.<br />
Il tira d’un secrétaire un portefeuille<br />
qui contenait quelques billets de banque<br />
et le passeport dont il s’était servi cette<br />
même année pour aller aux élections.<br />
Qui l’eût vu pendant qu’il<br />
accomplissait ces divers actes auxquels<br />
se mêlait une méditation si grave, ne se<br />
fût pas douté de ce qui se passait en lui.
Seulement par moments ses lèvres<br />
remuaient ; dans d’autres instants il<br />
relevait la tête et fixait son regard sur un<br />
point quelconque de la muraille, comme<br />
s’il y avait précisément là quelque chose<br />
qu’il voulait éclaircir ou interroger.<br />
La lettre à M. Laffitte terminée, il la<br />
mit dans sa poche ainsi que le<br />
portefeuille, et recommença à marcher.<br />
Sa rêverie n’avait point dévié. Il<br />
continuait de voir clairement son devoir<br />
écrit en lettres lumineuses qui<br />
flamboyaient devant ses yeux et se<br />
déplaçaient avec son regard : – Va !<br />
nomme-toi ! dénonce-toi ! –<br />
Il voyait de même, et comme si elles<br />
se fussent mues devant lui avec des<br />
formes sensibles, les deux idées qui
avaient été jusque-là la double règle de<br />
sa vie : cacher son nom, sanctifier son<br />
âme. Pour la première fois, elles lui<br />
apparaissaient absolument distinctes, et<br />
il voyait la différence qui les séparait. Il<br />
reconnaissait que l’une de ces idées était<br />
nécessairement bonne, tandis que l’autre<br />
pouvait devenir mauvaise ; que celle-là<br />
était le dévouement et que celle-ci était<br />
la personnalité ; que l’une disait : le<br />
prochain, et que l’autre disait : moi ;<br />
que l’une venait de la lumière et que<br />
l’autre venait de la nuit.<br />
Elles se combattaient, il les voyait se<br />
combattre. À mesure qu’il songeait,<br />
elles avaient grandi devant l’œil de son<br />
esprit ; elles avaient maintenant des<br />
statures colossales ; et il lui semblait
qu’il voyait lutter au dedans de luimême,<br />
dans cet infini dont nous parlions<br />
tout à l’heure, au milieu des obscurités<br />
et des lueurs, une déesse et une géante.<br />
Il était plein d’épouvante, mais il lui<br />
semblait que la bonne pensée<br />
l’emportait.<br />
Il sentait qu’il touchait à l’autre<br />
moment décisif de sa conscience et de sa<br />
destinée ; que l’évêque avait marqué la<br />
première phase de sa vie nouvelle, et<br />
que ce Champmathieu en marquait la<br />
seconde. Après la grande crise, la<br />
grande épreuve.<br />
Cependant la fièvre, un instant<br />
apaisée, lui revenait peu à peu. Mille<br />
pensées le traversaient, mais elles<br />
continuaient de le fortifier dans sa
ésolution.<br />
Un moment il s’était dit : – qu’il<br />
prenait peut-être la chose trop vivement,<br />
qu’après tout ce Champmathieu n’était<br />
pas intéressant, qu’en somme il avait<br />
volé.<br />
Il se répondit : – Si cet homme a en<br />
effet volé quelques pommes, c’est un<br />
mois de prison. Il y a loin de là aux<br />
galères. Et qui sait même ? a-t-il volé ?<br />
est-ce prouvé ? Le nom de Jean Valjean<br />
l’accable et semble dispenser de<br />
preuves. Les procureurs du roi<br />
n’agissent-ils pas habituellement ainsi ?<br />
On le croit voleur, parce qu’on le sait<br />
forçat.<br />
Dans un autre instant, cette idée lui<br />
vint que, lorsqu’il se serait dénoncé,
peut-être on considérerait l’héroïsme de<br />
son action, et sa vie honnête depuis sept<br />
ans, et ce qu’il avait fait pour le pays, et<br />
qu’on lui ferait grâce.<br />
Mais cette supposition s’évanouit<br />
bien vite, et il sourit amèrement en<br />
songeant que le vol des quarante sous à<br />
Petit-Gervais le faisait récidiviste, que<br />
cette affaire reparaîtrait certainement et,<br />
aux termes précis de la loi, le ferait<br />
passible des travaux forcés à perpétuité.<br />
Il se détourna de toute illusion, se<br />
détacha de plus en plus de la terre et<br />
chercha la consolation et la force<br />
ailleurs. Il se dit qu’il fallait faire son<br />
devoir ; que peut-être même ne serait-il<br />
pas plus malheureux après avoir fait son<br />
devoir qu’après l’avoir éludé ; que s’il
laissait faire, s’il restait à Montreuilsur-mer,<br />
sa considération, sa bonne<br />
renommée, ses bonnes œuvres, la<br />
déférence, la vénération, sa charité, sa<br />
richesse, sa popularité, sa vertu, seraient<br />
assaisonnées d’un crime ; et quel goût<br />
auraient toutes ces choses saintes liées à<br />
cette chose hideuse ! tandis que, s’il<br />
accomplissait son sacrifice, au bagne, au<br />
poteau, au carcan, au bonnet vert, au<br />
travail sans relâche, à la honte sans<br />
pitié, il se mêlerait une idée céleste !<br />
Enfin il se dit qu’il y avait nécessité,<br />
que sa destinée était ainsi faite, qu’il<br />
n’était pas maître de déranger les<br />
arrangements d’en haut, que dans tous<br />
les cas il fallait choisir : ou la vertu au<br />
dehors et l’abomination au dedans, ou la
sainteté au dedans et l’infamie au<br />
dehors.<br />
À remuer tant d’idées lugubres, son<br />
courage ne défaillait pas, mais son<br />
cerveau se fatiguait. Il commençait à<br />
penser malgré lui à d’autres choses, à<br />
des choses indifférentes.<br />
Ses artères battaient violemment dans<br />
ses tempes. Il allait et venait toujours.<br />
Minuit sonna d’abord à la paroisse, puis<br />
à la maison de ville. Il compta les douze<br />
coups aux deux horloges, et il compara<br />
le son des deux cloches. Il se rappela à<br />
cette occasion que quelques jours<br />
auparavant il avait vu chez un marchand<br />
de ferrailles une vieille cloche à vendre<br />
sur laquelle ce nom était écrit : Antoine<br />
Albin de Romainville [172] .
Il avait froid. Il alluma un peu de feu.<br />
Il ne songea pas à fermer la fenêtre.<br />
Cependant il était retombé dans sa<br />
stupeur. Il lui fallait faire un assez grand<br />
effort pour se rappeler à quoi il songeait<br />
avant que minuit sonnât. Il y parvint<br />
enfin.<br />
– Ah ! oui, se dit-il, j’avais pris la<br />
résolution de me dénoncer.<br />
Et puis tout à coup il pensa à la<br />
Fantine.<br />
– Tiens ! dit-il, et cette pauvre<br />
femme !<br />
Ici une crise nouvelle se déclara.<br />
Fantine, apparaissant brusquement<br />
dans sa rêverie, y fut comme un rayon<br />
d’une lumière inattendue. Il lui sembla<br />
que tout changeait d’aspect autour de lui,
il s’écria :<br />
– Ah çà, mais ! jusqu’ici je n’ai<br />
considéré que moi ! je n’ai eu égard<br />
qu’à ma convenance ! Il me convient de<br />
me taire ou de me dénoncer, – cacher ma<br />
personne ou sauver mon âme, – être un<br />
magistrat méprisable et respecté ou un<br />
galérien infâme et vénérable, c’est moi,<br />
c’est toujours moi, ce n’est que moi !<br />
Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme tout<br />
cela ! Ce sont des formes diverses de<br />
l’égoïsme, mais c’est de l’égoïsme ! Si<br />
je songeais un peu aux autres ? La<br />
première sainteté est de penser à autrui.<br />
Voyons, examinons. Moi excepté, moi<br />
effacé, moi oublié, qu’arrivera-t-il de<br />
tout ceci ? – Si je me dénonce ? on me<br />
prend. On lâche ce Champmathieu, on
me remet aux galères, c’est bien. Et<br />
puis ? Que se passe-t-il ici ? Ah ! ici, il<br />
y a un pays, une ville, des fabriques, une<br />
industrie, des ouvriers, des hommes, des<br />
femmes, des vieux grands-pères, des<br />
enfants, des pauvres gens ! J’ai créé tout<br />
ceci, je fais vivre tout cela ; partout où il<br />
y a une cheminée qui fume, c’est moi qui<br />
ai mis le tison dans le feu et la viande<br />
dans la marmite ; j’ai fait l’aisance, la<br />
circulation, le crédit ; avant moi il n’y<br />
avait rien ; j’ai relevé, vivifié, animé,<br />
fécondé, stimulé, enrichi tout le pays ;<br />
moi de moins, c’est l’âme de moins. Je<br />
m’ôte, tout meurt. – Et cette femme qui a<br />
tant souffert, qui a tant de mérites dans<br />
sa chute, dont j’ai causé sans le vouloir<br />
tout le malheur ! Et cet enfant que je
voulais aller chercher, que j’ai promis à<br />
la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussi<br />
quelque chose à cette femme, en<br />
réparation du mal que je lui ai fait ? Si<br />
je disparais, qu’arrive-t-il ? La mère<br />
meurt. L’enfant devient ce qu’il peut.<br />
Voilà ce qui se passe, si je me dénonce.<br />
– Si je ne me dénonce pas ? Voyons, si<br />
je ne me dénonce pas ?<br />
Après s’être fait cette question, il<br />
s’arrêta ; il eut comme un moment<br />
d’hésitation et de tremblement ; mais ce<br />
moment dura peu, et il se répondit avec<br />
calme :<br />
– Eh bien, cet homme va aux galères,<br />
c’est vrai, mais, que diable ! il a volé !<br />
J’ai beau me dire qu’il n’a pas volé, il a<br />
volé ! Moi, je reste ici, je continue.
Dans dix ans j’aurai gagné dix millions,<br />
je les répands dans le pays, je n’ai rien à<br />
moi, qu’est-ce que cela me fait ? Ce<br />
n’est pas pour moi ce que je fais ! La<br />
prospérité de tous va croissant, les<br />
industries s’éveillent et s’excitent, les<br />
manufactures et les usines se multiplient,<br />
les familles, cent familles, mille<br />
familles ! sont heureuses ; la contrée se<br />
peuple ; il naît des villages où il n’y a<br />
que des fermes, il naît des fermes où il<br />
n’y a rien ; la misère disparaît, et avec<br />
la misère disparaissent la débauche, la<br />
prostitution, le vol, le meurtre, tous les<br />
vices, tous les crimes ! Et cette pauvre<br />
mère élève son enfant ! et voilà tout un<br />
pays riche et honnête ! Ah çà, j’étais fou,<br />
j’étais absurde, qu’est-ce que je parlais
donc de me dénoncer ? Il faut faire<br />
attention, vraiment, et ne rien précipiter.<br />
Quoi ! parce qu’il m’aura plu de faire le<br />
grand et le généreux, – c’est du<br />
mélodrame, après tout ! – parce que je<br />
n’aurai songé qu’à moi, qu’à moi seul,<br />
quoi ! pour sauver d’une punition peutêtre<br />
un peu exagérée, mais juste au fond,<br />
on ne sait qui, un voleur, un drôle<br />
évidemment, il faudra que tout un pays<br />
périsse ! il faudra qu’une pauvre femme<br />
crève à l’hôpital ! qu’une pauvre petite<br />
fille crève sur le pavé ! comme des<br />
chiens ! Ah ! mais c’est abominable !<br />
Sans même que la mère ait revu son<br />
enfant ! sans que l’enfant ait presque<br />
connu sa mère ! Et tout ça pour ce vieux<br />
gredin de voleur de pommes qui, à coup
sûr, a mérité les galères pour autre<br />
chose, si ce n’est pour cela ! Beaux<br />
scrupules qui sauvent un coupable et qui<br />
sacrifient des innocents, qui sauvent un<br />
vieux vagabond, lequel n’a plus que<br />
quelques années à vivre au bout du<br />
compte et ne sera guère plus malheureux<br />
au bagne que dans sa masure, et qui<br />
sacrifient toute une population, mères,<br />
femmes, enfants ! Cette pauvre petite<br />
Cosette qui n’a que moi au monde et qui<br />
est sans doute en ce moment toute bleue<br />
de froid dans le bouge de ces<br />
Thénardier ! Voilà encore des canailles<br />
ceux-là ! Et je manquerais à mes devoirs<br />
envers tous ces pauvres êtres ! Et je<br />
m’en irais me dénoncer ! Et je ferais<br />
cette inepte sottise ! Mettons tout au pis.
Supposons qu’il y ait une mauvaise<br />
action pour moi dans ceci et que ma<br />
conscience me la reproche un jour,<br />
accepter, pour le bien d’autrui, ces<br />
reproches qui ne chargent que moi, cette<br />
mauvaise action qui ne compromet que<br />
mon âme, c’est là qu’est le dévouement,<br />
c’est là qu’est la vertu.<br />
Il se leva, il se remit à marcher. Cette<br />
fois il lui semblait qu’il était content.<br />
On ne trouve les diamants que dans<br />
les ténèbres de la terre ; on ne trouve les<br />
vérités que dans les profondeurs de la<br />
pensée. Il lui semblait qu’après être<br />
descendu dans ces profondeurs, après<br />
avoir longtemps tâtonné au plus noir de<br />
ces ténèbres, il venait enfin de trouver<br />
un de ces diamants, une de ces vérités, et
qu’il la tenait dans sa main ; et il<br />
s’éblouissait à la regarder.<br />
– Oui, pensa-t-il, c’est cela. Je suis<br />
dans le vrai. J’ai la solution. Il faut finir<br />
par s’en tenir à quelque chose. Mon<br />
parti est pris. Laissons faire ! Ne<br />
vacillons plus, ne reculons plus. Ceci est<br />
dans l’intérêt de tous, non dans le mien.<br />
Je suis Madeleine, je reste Madeleine.<br />
Malheur à celui qui est Jean Valjean !<br />
Ce n’est plus moi. Je ne connais pas cet<br />
homme [173] , je ne sais plus ce que c’est,<br />
s’il se trouve que quelqu’un est Jean<br />
Valjean à cette heure, qu’il s’arrange !<br />
cela ne me regarde pas. C’est un nom de<br />
fatalité qui flotte dans la nuit, s’il<br />
s’arrête et s’abat sur une tête, tant pis<br />
pour elle !
Il se regarda dans le petit miroir qui<br />
était sur sa cheminée, et dit :<br />
– Tiens ! cela m’a soulagé de prendre<br />
une résolution ! Je suis tout autre à<br />
présent.<br />
Il marcha encore quelques pas, puis il<br />
s’arrêta court :<br />
– Allons ! dit-il, il ne faut hésiter<br />
devant aucune des conséquences de la<br />
résolution prise. Il y a encore des fils<br />
qui m’attachent à ce Jean Valjean. Il faut<br />
les briser ! Il y a ici, dans cette chambre<br />
même, des objets qui m’accuseraient,<br />
des choses muettes qui seraient des<br />
témoins, c’est dit, il faut que tout cela<br />
disparaisse.<br />
Il fouilla dans sa poche, en tira sa<br />
bourse, l’ouvrit, et y prit une petite clef.
Il introduisit cette clef dans une<br />
serrure dont on voyait à peine le trou,<br />
perdu qu’il était dans les nuances les<br />
plus sombres du dessin qui couvrait le<br />
papier collé sur le mur. Une cachette<br />
s’ouvrit, une espèce de fausse armoire<br />
ménagée entre l’angle de la muraille et<br />
le manteau de la cheminée. Il n’y avait<br />
dans cette cachette que quelques<br />
guenilles, un sarrau de toile bleue, un<br />
vieux pantalon, un vieux havresac, et un<br />
gros bâton d’épine ferré aux deux bouts.<br />
Ceux qui avaient vu Jean Valjean à<br />
l’époque où il traversait Digne, en<br />
octobre 1815, eussent aisément reconnu<br />
toutes les pièces de ce misérable<br />
accoutrement.<br />
Il les avait conservées [174] comme il
avait conservé les chandeliers d’argent,<br />
pour se rappeler toujours son point de<br />
départ. Seulement il cachait ceci qui<br />
venait du bagne, et il laissait voir les<br />
flambeaux qui venaient de l’évêque.<br />
Il jeta un regard furtif vers la porte,<br />
comme s’il eût craint qu’elle ne s’ouvrît<br />
malgré le verrou qui la fermait ; puis<br />
d’un mouvement vif et brusque et d’une<br />
seule brassée, sans même donner un<br />
coup d’œil à ces choses qu’il avait si<br />
religieusement et si périlleusement<br />
gardées pendant tant d’années, il prit<br />
tout, haillons, bâton, havresac, et jeta<br />
tout au feu.<br />
Il referma la fausse armoire, et,<br />
redoublant de précautions, désormais<br />
inutiles puisqu’elle était vide, en cacha
la porte derrière un gros meuble qu’il y<br />
poussa.<br />
Au bout de quelques secondes, la<br />
chambre et le mur d’en face furent<br />
éclairés d’une grande réverbération<br />
rouge et tremblante. Tout brûlait. Le<br />
bâton d’épine pétillait et jetait des<br />
étincelles jusqu’au milieu de la<br />
chambre.<br />
Le havresac, en se consumant avec<br />
d’affreux chiffons qu’il contenait, avait<br />
mis à nu quelque chose qui brillait dans<br />
la cendre. En se penchant, on eût<br />
aisément reconnu une pièce d’argent.<br />
Sans doute la pièce de quarante sous<br />
volée au petit savoyard.<br />
Lui ne regardait pas le feu et marchait,<br />
allant et venant toujours du même pas.
Tout à coup ses yeux tombèrent sur<br />
les deux flambeaux d’argent que la<br />
réverbération faisait reluire vaguement<br />
sur la cheminée.<br />
– Tiens ! pensa-t-il, tout Jean Valjean<br />
est encore là-dedans. Il faut aussi<br />
détruire cela.<br />
Il prit les deux flambeaux.<br />
Il y avait assez de feu pour qu’on pût<br />
les déformer promptement et en faire une<br />
sorte de lingot méconnaissable.<br />
Il se pencha sur le foyer et s’y chauffa<br />
un instant. Il eut un vrai bien-être. – La<br />
bonne chaleur ! dit-il.<br />
Il remua le brasier avec un des deux<br />
chandeliers.<br />
Une minute de plus, et ils étaient dans<br />
le feu.
En ce moment il lui sembla qu’il<br />
entendait une voix qui criait au dedans<br />
de lui :<br />
– Jean Valjean ! Jean Valjean !<br />
Ses cheveux se dressèrent, il devint<br />
comme un homme qui écoute une chose<br />
terrible.<br />
– Oui, c’est cela, achève ! disait la<br />
voix. Complète ce que tu fais ! détruis<br />
ces flambeaux ! anéantis ce souvenir !<br />
oublie l’évêque ! oublie tout ! perds ce<br />
Champmathieu ! va, c’est bien.<br />
Applaudis-toi ! Ainsi, c’est convenu,<br />
c’est résolu, c’est dit, voilà un homme,<br />
voilà un vieillard qui ne sait ce qu’on lui<br />
veut, qui n’a rien fait peut-être, un<br />
innocent, dont ton nom fait tout le<br />
malheur, sur qui ton nom pèse comme un
crime, qui va être pris pour toi, qui va<br />
être condamné, qui va finir ses jours<br />
dans l’abjection et dans l’horreur ! c’est<br />
bien. Sois honnête homme, toi. Reste<br />
monsieur le maire, reste honorable et<br />
honoré, enrichis la ville, nourris des<br />
indigents, élève des orphelins, vis<br />
heureux, vertueux et admiré, et pendant<br />
ce temps-là, pendant que tu seras ici<br />
dans la joie et dans la lumière, il y aura<br />
quelqu’un qui aura ta casaque rouge, qui<br />
portera ton nom dans l’ignominie et qui<br />
traînera ta chaîne au bagne ! Oui, c’est<br />
bien arrangé ainsi ! Ah ! misérable !<br />
La sueur lui coulait du front. Il<br />
attachait sur les flambeaux un œil<br />
hagard. Cependant ce qui parlait en lui<br />
n’avait pas fini. La voix continuait :
– Jean Valjean ! il y aura autour de toi<br />
beaucoup de voix qui feront un grand<br />
bruit, qui parleront bien haut, et qui te<br />
béniront, et une seule que personne<br />
n’entendra et qui te maudira dans les<br />
ténèbres. Eh bien ! écoute, infâme !<br />
toutes ces bénédictions retomberont<br />
avant d’arriver au ciel, et il n’y aura que<br />
la malédiction qui montera jusqu’à<br />
Dieu !<br />
Cette voix, d’abord toute faible et qui<br />
s’était élevée du plus obscur de sa<br />
conscience, était devenue par degrés<br />
éclatante et formidable, et il l’entendait<br />
maintenant à son oreille. Il lui semblait<br />
qu’elle était sortie de lui-même et<br />
qu’elle parlait à présent en dehors de<br />
lui. Il crut entendre les dernières paroles
si distinctement qu’il regarda dans la<br />
chambre avec une sorte de terreur.<br />
– Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda-t-il<br />
à haute voix, et tout égaré.<br />
Puis il reprit avec un rire qui<br />
ressemblait au rire d’un idiot :<br />
– Que je suis bête ! il ne peut y avoir<br />
personne.<br />
Il y avait quelqu’un ; mais celui qui y<br />
était n’était pas de ceux que l’œil<br />
humain peut voir.<br />
Il posa les flambeaux sur la cheminée.<br />
Alors il reprit cette marche monotone<br />
et lugubre qui troublait dans ses rêves et<br />
réveillait en sursaut l’homme endormi<br />
au-dessous de lui.<br />
Cette marche le soulageait et<br />
l’enivrait en même temps. Il semble que
parfois dans les occasions suprêmes on<br />
se remue pour demander conseil à tout<br />
ce qu’on peut rencontrer en se déplaçant.<br />
Au bout de quelques instants il ne savait<br />
plus où il en était.<br />
Il reculait maintenant avec une égale<br />
épouvante devant les deux résolutions<br />
qu’il avait prises tour à tour. Les deux<br />
idées qui le conseillaient lui<br />
paraissaient aussi funestes l’une que<br />
l’autre. – Quelle fatalité ! quelle<br />
rencontre que ce Champmathieu pris<br />
pour lui ! Être précipité justement par le<br />
moyen que la providence paraissait<br />
d’abord avoir employé pour l’affermir !<br />
Il y eut un moment où il considéra<br />
l’avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se<br />
livrer ! Il envisagea avec un immense
désespoir tout ce qu’il faudrait quitter,<br />
tout ce qu’il faudrait reprendre. Il<br />
faudrait donc dire adieu à cette existence<br />
si bonne, si pure, si radieuse, à ce<br />
respect de tous, à l’honneur, à la<br />
liberté ! Il n’irait plus se promener dans<br />
les champs, il n’entendrait plus chanter<br />
les oiseaux au mois de mai, il ne ferait<br />
plus l’aumône aux petits enfants ! Il ne<br />
sentirait plus la douceur des regards de<br />
reconnaissance et d’amour fixés sur lui !<br />
Il quitterait cette maison qu’il avait<br />
bâtie, cette chambre, cette petite<br />
chambre ! Tout lui paraissait charmant à<br />
cette heure. Il ne lirait plus dans ces<br />
livres, il n’écrirait plus sur cette petite<br />
table de bois blanc ! Sa vieille portière,<br />
la seule servante qu’il eût, ne lui
monterait plus son café le matin. Grand<br />
Dieu ! au lieu de cela, la chiourme, le<br />
carcan, la veste rouge, la chaîne au pied,<br />
la fatigue, le cachot, le lit de camp,<br />
toutes ces horreurs connues ! À son âge,<br />
après avoir été ce qu’il était ! Si encore<br />
il était jeune ! Mais, vieux, être tutoyé<br />
par le premier venu, être fouillé par le<br />
garde-chiourme, recevoir le coup de<br />
bâton de l’argousin ! avoir les pieds nus<br />
dans des souliers ferrés ! tendre matin et<br />
soir sa jambe au marteau du rondier qui<br />
visite la manille ! subir la curiosité des<br />
étrangers auxquels on dirait : Celui-là,<br />
c’est le fameux Jean Valjean, qui a été<br />
maire à Montreuil-sur-mer ! Le soir,<br />
ruisselant de sueur, accablé de lassitude,<br />
le bonnet vert sur les yeux, remonter
deux à deux, sous le fouet du sergent,<br />
l’escalier-échelle du bagne flottant !<br />
Oh ! quelle misère ! La destinée peutelle<br />
donc être méchante comme un être<br />
intelligent et devenir monstrueuse<br />
comme le cœur humain !<br />
Et, quoi qu’il fît, il retombait toujours<br />
sur ce poignant dilemme qui était au<br />
fond de sa rêverie : – rester dans le<br />
paradis, et y devenir démon ! rentrer<br />
dans l’enfer, et y devenir ange !<br />
Que faire, grand Dieu ! que faire ?<br />
La tourmente dont il était sorti avec<br />
tant de peine se déchaîna de nouveau en<br />
lui. Ses idées recommencèrent à se<br />
mêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de<br />
stupéfié et de machinal qui est propre au<br />
désespoir. Ce nom de Romainville lui
evenait sans cesse à l’esprit avec deux<br />
vers d’une chanson qu’il avait entendue<br />
autrefois. Il songeait que Romainville<br />
est un petit bois près Paris où les jeunes<br />
gens amoureux vont cueillir des lilas au<br />
mois d’avril.<br />
Il chancelait au dehors comme au<br />
dedans. Il marchait comme un petit<br />
enfant qu’on laisse aller seul.<br />
À de certains moments, luttant contre<br />
sa lassitude, il faisait effort pour<br />
ressaisir son intelligence. Il tâchait de se<br />
poser une dernière fois, et<br />
définitivement, le problème sur lequel il<br />
était en quelque sorte tombé<br />
d’épuisement. Faut-il se dénoncer ?<br />
Faut-il se taire ? – Il ne réussissait à rien<br />
voir de distinct. Les vagues aspects de
tous les raisonnements ébauchés par sa<br />
rêverie tremblaient et se dissipaient l’un<br />
après l’autre en fumée. Seulement il<br />
sentait que, à quelque parti qu’il<br />
s’arrêtât, nécessairement, et sans qu’il<br />
fût possible d’y échapper, quelque chose<br />
de lui allait mourir ; qu’il entrait dans un<br />
sépulcre à droite comme à gauche ; qu’il<br />
accomplissait une agonie, l’agonie de<br />
son bonheur ou l’agonie de sa vertu.<br />
Hélas ! toutes ses irrésolutions<br />
l’avaient repris. Il n’était pas plus<br />
avancé qu’au commencement.<br />
Ainsi se débattait sous l’angoisse<br />
cette malheureuse âme. Dix-huit cents<br />
ans avant cet homme infortuné, l’être<br />
mystérieux, en qui se résument toutes les<br />
saintetés et toutes les souffrances de
l’humanité, avait aussi lui, pendant que<br />
les oliviers frémissaient au vent<br />
farouche de l’infini, longtemps écarté de<br />
la main l’effrayant calice qui lui<br />
apparaissait ruisselant d’ombre et<br />
débordant de ténèbres dans des<br />
profondeurs pleines d’étoiles.
4<br />
Chapitre<br />
Formes que prend la<br />
souffrance pendant le<br />
sommeil<br />
Trois heures du matin venaient de<br />
sonner, et il y avait cinq heures qu’il<br />
marchait ainsi, presque sans<br />
interruption, lorsqu’il se laissa tomber<br />
sur sa chaise.
Il s’y endormit et fit un rêve [175] .<br />
Ce rêve, comme la plupart des rêves,<br />
ne se rapportait à la situation que par je<br />
ne sais quoi de funeste et de poignant,<br />
mais il lui fit impression. Ce cauchemar<br />
le frappa tellement que plus tard il l’a<br />
écrit. C’est un des papiers écrits de sa<br />
main qu’il a laissés. Nous croyons<br />
devoir transcrire ici cette chose<br />
textuellement.<br />
Quel que soit ce rêve, l’histoire de<br />
cette nuit serait incomplète si nous<br />
l’omettions. C’est la sombre aventure<br />
d’une âme malade.<br />
Le voici. Sur l’enveloppe nous<br />
trouvons cette ligne écrite : Le rêve que<br />
j’ai eu cette nuit-là.<br />
« J’étais dans une campagne. Une
grande campagne triste où il n’y avait<br />
pas d’herbe. Il ne me semblait pas qu’il<br />
fît jour ni qu’il fît nuit.<br />
« Je me promenais avec mon frère, le<br />
frère de mes années d’enfance, ce frère<br />
auquel je dois dire que je ne pense<br />
jamais et dont je ne me souviens presque<br />
plus [176] .<br />
« Nous causions, et nous rencontrions<br />
des passants. Nous parlions d’une<br />
voisine que nous avions eue autrefois, et<br />
qui, depuis qu’elle demeurait sur la rue,<br />
travaillait la fenêtre toujours ouverte.<br />
Tout en causant, nous avions froid à<br />
cause de cette fenêtre ouverte.<br />
« Il n’y avait pas d’arbres dans la<br />
campagne.<br />
« Nous vîmes un homme qui passa
près de nous. C’était un homme tout nu,<br />
couleur de cendre, monté sur un cheval<br />
couleur de terre. L’homme n’avait pas<br />
de cheveux ; on voyait son crâne et des<br />
veines sur son crâne. Il tenait à la main<br />
une baguette qui était souple comme un<br />
sarment de vigne et lourde comme du<br />
fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.<br />
« Mon frère me dit : Prenons par le<br />
chemin creux.<br />
« Il y avait un chemin creux où l’on ne<br />
voyait pas une broussaille ni un brin de<br />
mousse. Tout était couleur de terre,<br />
même le ciel. Au bout de quelques pas,<br />
on ne me répondit plus quand je parlais.<br />
Je m’aperçus que mon frère n’était plus<br />
avec moi.<br />
« J’entrai dans un village que je vis.
Je songeai que ce devait être là<br />
Romainville (pourquoi Romainville ?)<br />
[177] .<br />
« La première rue où j’entrai était<br />
déserte. J’entrai dans une seconde rue.<br />
Derrière l’angle que faisaient les deux<br />
rues, il y avait un homme debout contre<br />
le mur. Je dis à cet homme : – Quel est<br />
ce pays ? où suis-je ? L’homme ne<br />
répondit pas. Je vis la porte d’une<br />
maison ouverte, j’y entrai.<br />
« La première chambre était déserte.<br />
J’entrai dans la seconde. Derrière la<br />
porte de cette chambre, il y avait un<br />
homme debout contre le mur. Je<br />
demandai à cet homme : – À qui est cette<br />
maison ? où suis-je ? L’homme ne<br />
répondit pas. La maison avait un jardin.
« Je sortis de la maison et j’entrai<br />
dans le jardin. Le jardin était désert.<br />
Derrière le premier arbre, je trouvai un<br />
homme qui se tenait debout. Je dis à cet<br />
homme : – Quel est ce jardin ? où suisje<br />
? L’homme ne répondit pas.<br />
« J’errai dans le village, et je<br />
m’aperçus que c’était une ville. Toutes<br />
les rues étaient désertes, toutes les<br />
portes étaient ouvertes. Aucun être<br />
vivant ne passait dans les rues, ne<br />
marchait dans les chambres ou ne se<br />
promenait dans les jardins. Mais il y<br />
avait derrière chaque angle de mur,<br />
derrière chaque porte, derrière chaque<br />
arbre, un homme debout qui se taisait.<br />
On n’en voyait jamais qu’un à la fois.<br />
Ces hommes me regardaient passer.
« Je sortis de la ville et je me mis à<br />
marcher dans les champs.<br />
« Au bout de quelque temps, je me<br />
retournai, et je vis une grande foule qui<br />
venait derrière moi. Je reconnus tous les<br />
hommes que j’avais vus dans la ville. Ils<br />
avaient des têtes étranges. Ils ne<br />
semblaient pas se hâter, et cependant ils<br />
marchaient plus vite que moi. Ils ne<br />
faisaient aucun bruit en marchant. En un<br />
instant, cette foule me rejoignit et<br />
m’entoura. Les visages de ces hommes<br />
étaient couleur de terre.<br />
« Alors le premier que j’avais vu et<br />
questionné en entrant dans la ville me<br />
dit : – Où allez-vous ? Est-ce que vous<br />
ne savez pas que vous êtes mort depuis<br />
longtemps ?
« J’ouvris la bouche pour répondre, et<br />
je m’aperçus qu’il n’y avait personne<br />
autour de moi. »<br />
Il se réveilla. Il était glacé. Un vent<br />
qui était froid comme le vent du matin<br />
faisait tourner dans leurs gonds les<br />
châssis de la croisée restée ouverte. Le<br />
feu s’était éteint. La bougie touchait à sa<br />
fin. Il était encore nuit noire.<br />
Il se leva, il alla à la fenêtre. Il n’y<br />
avait toujours pas d’étoiles au ciel.<br />
De sa fenêtre on voyait la cour de la<br />
maison et la rue. Un bruit sec et dur qui<br />
résonna tout à coup sur le sol lui fit<br />
baisser les yeux.<br />
Il vit au-dessous de lui deux étoiles<br />
rouges dont les rayons s’allongeaient et<br />
se raccourcissaient bizarrement dans
l’ombre.<br />
Comme sa pensée était encore à demi<br />
submergée dans la brume des rêves, –<br />
tiens ! songea-t-il, il n’y en a pas dans le<br />
ciel. Elles sont sur la terre maintenant.<br />
Cependant ce trouble se dissipa, un<br />
second bruit pareil au premier acheva de<br />
le réveiller ; il regarda, et il reconnut<br />
que ces deux étoiles étaient les lanternes<br />
d’une voiture. À la clarté qu’elles<br />
jetaient, il put distinguer la forme de<br />
cette voiture. C’était un tilbury attelé<br />
d’un petit cheval blanc. Le bruit qu’il<br />
avait entendu, c’étaient les coups de<br />
pied du cheval sur le pavé.<br />
– Qu’est-ce que c’est que cette<br />
voiture ? se dit-il. Qui est-ce qui vient<br />
donc si matin ?
En ce moment on frappa un petit coup<br />
à la porte de sa chambre.<br />
Il frissonna de la tête aux pieds, et<br />
cria d’une voix terrible :<br />
– Qui est là ?<br />
Quelqu’un répondit :<br />
– Moi, monsieur le maire.<br />
Il reconnut la voix de la vieille<br />
femme, sa portière.<br />
– Eh bien, reprit-il, qu’est-ce que<br />
c’est ?<br />
– Monsieur le maire, il est tout à<br />
l’heure cinq heures du matin.<br />
– Qu’est-ce que cela me fait ?<br />
– Monsieur le maire, c’est le<br />
cabriolet.<br />
– Quel cabriolet ?<br />
– Le tilbury.
– Quel tilbury ?<br />
– Est-ce que monsieur le maire n’a<br />
pas fait demander un tilbury ?<br />
– Non, dit-il.<br />
– Le cocher dit qu’il vient chercher<br />
monsieur le maire.<br />
– Quel cocher ?<br />
– Le cocher de M. Scaufflaire.<br />
– M. Scaufflaire ?<br />
Ce nom le fit tressaillir comme si un<br />
éclair lui eût passé devant la face.<br />
– Ah ! oui ! reprit-il, M. Scaufflaire.<br />
Si la vieille femme l’eût pu voir en ce<br />
moment, elle eût été épouvantée.<br />
Il se fit un assez long silence. Il<br />
examinait d’un air stupide la flamme de<br />
la bougie et prenait autour de la mèche<br />
de la cire brûlante qu’il roulait dans ses
doigts. La vieille attendait. Elle se<br />
hasarda pourtant à élever encore la<br />
voix :<br />
– Monsieur le maire, que faut-il que<br />
je réponde ?<br />
– Dites que c’est bien, et que je<br />
descends.
5<br />
Chapitre<br />
Bâtons dans les roues<br />
Le service des postes d’Arras à<br />
Montreuil-sur-mer se faisait encore à<br />
cette époque par de petites malles du<br />
temps de l’empire. Ces malles étaient<br />
des cabriolets à deux roues, tapissés de<br />
cuir fauve au dedans, suspendus sur des<br />
ressorts à pompe, et n’ayant que deux<br />
places, l’une pour le courrier, l’autre<br />
pour le voyageur. Les roues étaient
armées de ces longs moyeux offensifs<br />
qui tiennent les autres voitures à<br />
distance et qu’on voit encore sur les<br />
routes d’Allemagne. Le coffre aux<br />
dépêches, immense boîte oblongue, était<br />
placé derrière le cabriolet et faisait<br />
corps avec lui. Ce coffre était peint en<br />
noir et le cabriolet en jaune.<br />
Ces voitures, auxquelles rien ne<br />
ressemble aujourd’hui, avaient je ne sais<br />
quoi de difforme et de bossu, et, quand<br />
on les voyait passer de loin et ramper<br />
dans quelque route à l’horizon, elles<br />
ressemblaient à ces insectes qu’on<br />
appelle, je crois, termites, et qui, avec<br />
un petit corsage, traînent un gros arrièretrain.<br />
Elles allaient, du reste, fort vite.<br />
La malle partie d’Arras toutes les nuits à
une heure, après le passage du courrier<br />
de Paris, arrivait à Montreuil-sur-mer un<br />
peu avant cinq heures du matin.<br />
Cette nuit-là, la malle qui descendait<br />
à Montreuil-sur-mer par la route de<br />
Hesdin accrocha, au tournant d’une rue,<br />
au moment où elle entrait dans la ville,<br />
un petit tilbury attelé d’un cheval blanc,<br />
qui venait en sens inverse et dans lequel<br />
il n’y avait qu’une personne, un homme<br />
enveloppé d’un manteau. La roue du<br />
tilbury reçut un choc assez rude. Le<br />
courrier cria à cet homme d’arrêter,<br />
mais le voyageur n’écouta pas, et<br />
continua sa route au grand trot.<br />
– Voilà un homme diablement pressé !<br />
dit le courrier.<br />
L’homme qui se hâtait ainsi, c’est
celui que nous venons de voir se<br />
débattre dans des convulsions dignes à<br />
coup sûr de pitié.<br />
Où allait-il ? Il n’eût pu le dire.<br />
Pourquoi se hâtait-il ? Il ne savait. Il<br />
allait au hasard devant lui. Où ? À Arras<br />
sans doute ; mais il allait peut-être<br />
ailleurs aussi. Par moments il le sentait,<br />
et il tressaillait.<br />
Il s’enfonçait dans cette nuit comme<br />
dans un gouffre. Quelque chose le<br />
poussait, quelque chose l’attirait. Ce qui<br />
se passait en lui, personne ne pourrait le<br />
dire, tous le comprendront. Quel homme<br />
n’est entré, au moins une fois en sa vie,<br />
dans cette obscure caverne de<br />
l’inconnu ?<br />
Du reste il n’avait rien résolu, rien
décidé, rien arrêté, rien fait. Aucun des<br />
actes de sa conscience n’avait été<br />
définitif. Il était plus que jamais comme<br />
au premier moment.<br />
Pourquoi allait-il à Arras ?<br />
Il se répétait ce qu’il s’était déjà dit<br />
en retenant le cabriolet de Scaufflaire, –<br />
que, quel que dût être le résultat, il n’y<br />
avait aucun inconvénient à voir de ses<br />
yeux, à juger les choses par lui-même ; –<br />
que cela même était prudent, qu’il fallait<br />
savoir ce qui se passerait ; qu’on ne<br />
pouvait rien décider sans avoir observé<br />
et scruté ; – que de loin on se faisait des<br />
montagnes de tout ; qu’au bout du<br />
compte, lorsqu’il aurait vu ce<br />
Champmathieu, quelque misérable, sa<br />
conscience serait probablement fort
soulagée de le laisser aller au bagne à sa<br />
place ; – qu’à la vérité il y aurait là<br />
Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce<br />
Cochepaille, anciens forçats qui<br />
l’avaient connu ; mais qu’à coup sûr ils<br />
ne le reconnaîtraient pas ; – bah ! quelle<br />
idée ! – que Javert en était à cent lieues ;<br />
– que toutes les conjectures et toutes les<br />
suppositions étaient fixées sur ce<br />
Champmathieu, et que rien n’est entêté<br />
comme les suppositions et les<br />
conjectures ; – qu’il n’y avait donc<br />
aucun danger.<br />
Que sans doute c’était un moment<br />
noir, mais qu’il en sortirait ; – qu’après<br />
tout il tenait sa destinée, si mauvaise<br />
qu’elle voulût être, dans sa main ; –<br />
qu’il en était le maître. Il se cramponnait
à cette pensée.<br />
Au fond, pour tout dire, il eût mieux<br />
aimé ne point aller à Arras.<br />
Cependant il y allait.<br />
Tout en songeant, il fouettait le<br />
cheval, lequel trottait de ce bon trot<br />
réglé et sûr qui fait deux lieues et demie<br />
à l’heure.<br />
À mesure que le cabriolet avançait, il<br />
sentait quelque chose en lui qui reculait.<br />
Au point du jour il était en rase<br />
campagne ; la ville de Montreuil-surmer<br />
était assez loin derrière lui. Il<br />
regarda l’horizon blanchir ; il regarda,<br />
sans les voir, passer devant ses yeux<br />
toutes les froides figures d’une aube<br />
d’hiver. Le matin a ses spectres comme<br />
le soir. Il ne les voyait pas, mais, à son
insu, et par une sorte de pénétration<br />
presque physique, ces noires silhouettes<br />
d’arbres et de collines ajoutaient à l’état<br />
violent de son âme je ne sais quoi de<br />
morne et de sinistre.<br />
Chaque fois qu’il passait devant une<br />
de ces maisons isolées qui côtoient<br />
parfois les routes, il se disait : il y a<br />
pourtant là-dedans des gens qui<br />
dorment !<br />
Le trot du cheval, les grelots du<br />
harnais, les roues sur le pavé, faisaient<br />
un bruit doux et monotone. Ces choses-là<br />
sont charmantes quand on est joyeux et<br />
lugubres quand on est triste.<br />
Il était grand jour lorsqu’il arriva à<br />
Hesdin. Il s’arrêta devant une auberge<br />
pour laisser souffler le cheval et lui
faire donner l’avoine.<br />
Ce cheval était, comme l’avait dit<br />
Scaufflaire, de cette petite race du<br />
Boulonnais qui a trop de tête, trop de<br />
ventre et pas assez d’encolure, mais qui<br />
a le poitrail ouvert, la croupe large, la<br />
jambe sèche et fine et le pied solide ;<br />
race laide, mais robuste et saine.<br />
L’excellente bête avait fait cinq lieues<br />
en deux heures et n’avait pas une goutte<br />
de sueur sur la croupe.<br />
Il n’était pas descendu du tilbury. Le<br />
garçon d’écurie qui apportait l’avoine se<br />
baissa tout à coup et examina la roue de<br />
gauche.<br />
– Allez-vous loin comme cela ? dit<br />
cet homme.<br />
Il répondit, presque sans sortir de sa
êverie :<br />
– Pourquoi ?<br />
– Venez-vous de loin ? reprit le<br />
garçon.<br />
– De cinq lieues d’ici.<br />
– Ah !<br />
– Pourquoi dites-vous : ah ?<br />
Le garçon se pencha de nouveau, resta<br />
un moment silencieux, l’œil fixé sur la<br />
roue, puis se redressa en disant :<br />
– C’est que voilà une roue qui vient<br />
de faire cinq lieues, c’est possible, mais<br />
qui à coup sûr ne fera pas maintenant un<br />
quart de lieue.<br />
Il sauta à bas du tilbury.<br />
– Que dites-vous là, mon ami ?<br />
– Je dis que c’est un miracle que vous<br />
ayez fait cinq lieues sans rouler, vous et
votre cheval, dans quelque fossé de la<br />
grande route. Regardez plutôt.<br />
La roue en effet était gravement<br />
endommagée. Le choc de la malle-poste<br />
avait fendu deux rayons et labouré le<br />
moyeu dont l’écrou ne tenait plus.<br />
– Mon ami, dit-il au garçon d’écurie,<br />
il y a un charron ici ?<br />
– Sans doute, monsieur.<br />
– Rendez-moi le service de l’aller<br />
chercher.<br />
– Il est là, à deux pas. Hé ! maître<br />
Bourgaillard !<br />
Maître Bourgaillard, le charron, était<br />
sur le seuil de sa porte. Il vint examiner<br />
la roue et fit la grimace d’un chirurgien<br />
qui considère une jambe cassée.<br />
– Pouvez-vous raccommoder cette
oue sur-le-champ ?<br />
– Oui, monsieur.<br />
– Quand pourrai-je repartir ?<br />
– Demain.<br />
– Demain !<br />
– Il y a une grande journée d’ouvrage.<br />
Est-ce que monsieur est pressé ?<br />
– Très pressé. Il faut que je reparte<br />
dans une heure au plus tard.<br />
– Impossible, monsieur.<br />
– Je payerai tout ce qu’on voudra.<br />
– Impossible.<br />
– Eh bien ! dans deux heures.<br />
– Impossible pour aujourd’hui. Il faut<br />
refaire deux rais et un moyeu. Monsieur<br />
ne pourra repartir avant demain.<br />
– L’affaire que j’ai ne peut attendre à<br />
demain. Si, au lieu de raccommoder
cette roue, on la remplaçait ?<br />
– Comment cela ?<br />
– Vous êtes charron ?<br />
– Sans doute, monsieur.<br />
– Est-ce que vous n’auriez pas une<br />
roue à me vendre ? Je pourrais repartir<br />
tout de suite.<br />
– Une roue de rechange ?<br />
– Oui.<br />
– Je n’ai pas une roue toute faite pour<br />
votre cabriolet. Deux roues font la paire.<br />
Deux roues ne vont pas ensemble au<br />
hasard.<br />
– En ce cas, vendez-moi une paire de<br />
roues.<br />
– Monsieur, toutes les roues ne vont<br />
pas à tous les essieux.<br />
– Essayez toujours.
– C’est inutile, monsieur. Je n’ai à<br />
vendre que des roues de charrette. Nous<br />
sommes un petit pays ici.<br />
– Auriez-vous un cabriolet à me<br />
louer ?<br />
Le maître charron, du premier coup<br />
d’œil, avait reconnu que le tilbury était<br />
une voiture de louage. Il haussa les<br />
épaules.<br />
– Vous les arrangez bien, les<br />
cabriolets qu’on vous loue ! j’en aurais<br />
un que je ne vous le louerais pas.<br />
– Eh bien, à me vendre ?<br />
– Je n’en ai pas.<br />
– Quoi ! pas une carriole ? Je ne suis<br />
pas difficile, comme vous voyez.<br />
– Nous sommes un petit pays. J’ai<br />
bien là sous la remise, ajouta le charron,
une vieille calèche qui est à un<br />
bourgeois de la ville qui me l’a donnée<br />
en garde et qui s’en sert tous les trentesix<br />
du mois. Je vous la louerais bien,<br />
qu’est-ce que cela me fait ? mais il ne<br />
faudrait pas que le bourgeois la vît<br />
passer ; et puis, c’est une calèche, il<br />
faudrait deux chevaux.<br />
– Je prendrai des chevaux de poste.<br />
– Où va monsieur ?<br />
– À Arras.<br />
– Et monsieur veut arriver<br />
aujourd’hui ?<br />
– Mais oui.<br />
– En prenant des chevaux de poste ?<br />
– Pourquoi pas ?<br />
– Est-il égal à monsieur d’arriver<br />
cette nuit à quatre heures du matin ?
– Non certes.<br />
– C’est que, voyez-vous bien, il y a<br />
une chose à dire, en prenant des chevaux<br />
de poste…<br />
– Monsieur a son passeport ?<br />
– Oui.<br />
– Eh bien, en prenant des chevaux de<br />
poste, monsieur n’arrivera pas à Arras<br />
avant demain. Nous sommes un chemin<br />
de traverse. Les relais sont mal servis,<br />
les chevaux sont aux champs. C’est la<br />
saison des grandes charrues qui<br />
commence, il faut de forts attelages, et<br />
l’on prend les chevaux partout, à la<br />
poste comme ailleurs. Monsieur attendra<br />
au moins trois ou quatre heures à chaque<br />
relais. Et puis on va au pas. Il y a<br />
beaucoup de côtes à monter.
– Allons, j’irai à cheval. Dételez le<br />
cabriolet. On me vendra bien une selle<br />
dans le pays.<br />
– Sans doute. Mais ce cheval-ci<br />
endure-t-il la selle ?<br />
– C’est vrai, vous m’y faites penser. Il<br />
ne l’endure pas.<br />
– Alors…<br />
– Mais je trouverai bien dans le<br />
village un cheval à louer ?<br />
– Un cheval pour aller à Arras d’une<br />
traite !<br />
– Oui.<br />
– Il faudrait un cheval comme on n’en<br />
a pas dans nos endroits. Il faudrait<br />
l’acheter d’abord, car on ne vous<br />
connaît pas. Mais ni à vendre ni à louer,<br />
ni pour cinq cents francs, ni pour mille,
vous ne le trouveriez pas !<br />
– Comment faire ?<br />
– Le mieux, là, en honnête homme,<br />
c’est que je raccommode la roue et que<br />
vous remettiez votre voyage à demain.<br />
– Demain il sera trop tard.<br />
– Dame !<br />
– N’y a-t-il pas la malle-poste qui va<br />
à Arras ? Quand passe-t-elle ?<br />
– La nuit prochaine. Les deux malles<br />
font le service la nuit, celle qui monte<br />
comme celle qui descend.<br />
– Comment ! il vous faut une journée<br />
pour raccommoder cette roue ?<br />
– Une journée, et une bonne !<br />
– En mettant deux ouvriers ?<br />
– En en mettant dix !<br />
– Si on liait les rayons avec des
cordes ?<br />
– Les rayons, oui ; le moyeu, non. Et<br />
puis la jante aussi est en mauvais état.<br />
– Y a-t-il un loueur de voitures dans<br />
la ville ?<br />
– Non.<br />
– Y a-t-il un autre charron ?<br />
Le garçon d’écurie et le maître<br />
charron répondirent en même temps en<br />
hochant la tête.<br />
– Non.<br />
Il sentit une immense joie.<br />
Il était évident que la providence s’en<br />
mêlait. C’était elle qui avait brisé la<br />
roue du tilbury et qui l’arrêtait en route.<br />
Il ne s’était pas rendu à cette espèce de<br />
première sommation ; il venait de faire<br />
tous les efforts possibles pour continuer
son voyage ; il avait loyalement et<br />
scrupuleusement épuisé tous les<br />
moyens ; il n’avait reculé ni devant la<br />
saison, ni devant la fatigue, ni devant la<br />
dépense ; il n’avait rien à se reprocher.<br />
S’il n’allait pas plus loin, cela ne le<br />
regardait plus. Ce n’était plus sa faute,<br />
c’était, non le fait de sa conscience,<br />
mais le fait de la providence.<br />
Il respira. Il respira librement et à<br />
pleine poitrine pour la première fois<br />
depuis la visite de Javert. Il lui semblait<br />
que le poignet de fer qui lui serrait le<br />
cœur depuis vingt heures venait de le<br />
lâcher.<br />
Il lui paraissait que maintenant Dieu<br />
était pour lui, et se déclarait.<br />
Il se dit qu’il avait fait tout ce qu’il
pouvait, et qu’à présent il n’avait qu’à<br />
revenir sur ses pas, tranquillement.<br />
Si sa conversation avec le charron eût<br />
eu lieu dans une chambre de l’auberge,<br />
elle n’eût point eu de témoins, personne<br />
ne l’eût entendue, les choses en fussent<br />
restées là, et il est probable que nous<br />
n’aurions eu à raconter aucun des<br />
événements qu’on va lire ; mais cette<br />
conversation s’était faite dans la rue.<br />
Tout colloque dans la rue produit<br />
inévitablement un cercle. Il y a toujours<br />
des gens qui ne demandent qu’à être<br />
spectateurs. Pendant qu’il questionnait le<br />
charron, quelques allants et venants<br />
s’étaient arrêtés autour d’eux. Après<br />
avoir écouté pendant quelques minutes,<br />
un jeune garçon, auquel personne n’avait
pris garde, s’était détaché du groupe en<br />
courant.<br />
Au moment où le voyageur, après la<br />
délibération intérieure que nous venons<br />
d’indiquer, prenait la résolution de<br />
rebrousser chemin, cet enfant revenait. Il<br />
était accompagné d’une vieille femme.<br />
– Monsieur, dit la femme, mon garçon<br />
me dit que vous avez envie de louer un<br />
cabriolet.<br />
Cette simple parole, prononcée par<br />
une vieille femme que conduisait un<br />
enfant, lui fit ruisseler la sueur dans les<br />
reins. Il crut voir la main qui l’avait<br />
lâché reparaître dans l’ombre derrière<br />
lui, toute prête à le reprendre.<br />
Il répondit :<br />
– Oui, bonne femme, je cherche un
cabriolet à louer.<br />
Et il se hâta d’ajouter :<br />
– Mais il n’y en a pas dans le pays.<br />
– Si fait, dit la vieille.<br />
– Où ça donc ? reprit le charron.<br />
– Chez moi, répliqua la vieille.<br />
Il tressaillit. La main fatale l’avait<br />
ressaisi.<br />
La vieille avait en effet sous un<br />
hangar une façon de carriole en osier. Le<br />
charron et le garçon d’auberge, désolés<br />
que le voyageur leur échappât,<br />
intervinrent.<br />
– C’était une affreuse guimbarde, –<br />
cela était posé à cru sur l’essieu, – il est<br />
vrai que les banquettes étaient<br />
suspendues à l’intérieur avec des<br />
lanières de cuir, – il pleuvait dedans, –
les roues étaient rouillées et rongées<br />
d’humidité, – cela n’irait pas beaucoup<br />
plus loin que le tilbury, – une vraie<br />
patache ! – Ce monsieur aurait bien tort<br />
de s’y embarquer, – etc., etc.<br />
Tout cela était vrai, mais cette<br />
guimbarde, cette patache, cette chose,<br />
quelle qu’elle fût, roulait sur ses deux<br />
roues et pouvait aller à Arras.<br />
Il paya ce qu’on voulut, laissa le<br />
tilbury à réparer chez le charron pour l’y<br />
retrouver à son retour, fit atteler le<br />
cheval blanc à la carriole, y monta, et<br />
reprit la route qu’il suivait depuis le<br />
matin.<br />
Au moment où la carriole s’ébranla, il<br />
s’avoua qu’il avait eu l’instant<br />
d’auparavant une certaine joie de songer
qu’il n’irait point où il allait. Il examina<br />
cette joie avec une sorte de colère et la<br />
trouva absurde. Pourquoi de la joie à<br />
revenir en arrière ? Après tout, il faisait<br />
ce voyage librement. Personne ne l’y<br />
forçait. Et, certainement, rien<br />
n’arriverait que ce qu’il voudrait bien.<br />
Comme il sortait de Hesdin, il<br />
entendit une voix qui lui criait : arrêtez !<br />
arrêtez ! Il arrêta la carriole d’un<br />
mouvement vif dans lequel il y avait<br />
encore je ne sais quoi de fébrile et de<br />
convulsif qui ressemblait à de<br />
l’espérance.<br />
C’était le petit garçon de la vieille.<br />
– Monsieur, dit-il, c’est moi qui vous<br />
ai procuré la carriole.<br />
– Eh bien !
– Vous ne m’avez rien donné.<br />
Lui qui donnait à tous et si facilement,<br />
il trouva cette prétention exorbitante et<br />
presque odieuse.<br />
– Ah ! c’est toi, drôle ? dit-il, tu<br />
n’auras rien !<br />
Il fouetta le cheval et repartit au grand<br />
trot.<br />
Il avait perdu beaucoup de temps à<br />
Hesdin, il eût voulu le rattraper. Le petit<br />
cheval était courageux et tirait comme<br />
deux ; mais on était au mois de février, il<br />
avait plu, les routes étaient mauvaises.<br />
Et puis, ce n’était plus le tilbury. La<br />
carriole était dure et très lourde. Avec<br />
cela force montées.<br />
Il mit près de quatre heures pour aller<br />
de Hesdin à Saint-Pol. Quatre heures
pour cinq lieues.<br />
À Saint-Pol il détela à la première<br />
auberge venue, et fit mener le cheval à<br />
l’écurie. Comme il l’avait promis à<br />
Scaufflaire, il se tint près du râtelier<br />
pendant que le cheval mangeait. Il<br />
songeait à des choses tristes et confuses.<br />
La femme de l’aubergiste entre dans<br />
l’écurie.<br />
– Est-ce que monsieur ne veut pas<br />
déjeuner ?<br />
– Tiens, c’est vrai, dit-il, j’ai même<br />
bon appétit.<br />
Il suivit cette femme qui avait une<br />
figure fraîche et réjouie. Elle le<br />
conduisit dans une salle basse où il y<br />
avait des tables ayant pour nappes des<br />
toiles cirées.
– Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que<br />
je reparte. Je suis pressé.<br />
Une grosse servante flamande mit son<br />
couvert en toute hâte. Il regardait cette<br />
fille avec un sentiment de bien-être.<br />
– C’est là ce que j’avais, pensa-t-il.<br />
Je n’avais pas déjeuné.<br />
On le servit. Il se jeta sur le pain,<br />
mordit une bouchée, puis le reposa<br />
lentement sur la table et n’y toucha plus.<br />
Un routier mangeait à une autre table.<br />
Il dit à cet homme :<br />
– Pourquoi leur pain est-il donc si<br />
amer ?<br />
Le routier était allemand et n’entendit<br />
pas.<br />
Il retourna dans l’écurie près du<br />
cheval.
Une heure après, il avait quitté Saint-<br />
Pol et se dirigeait vers Tinques qui n’est<br />
qu’à cinq lieues d’Arras.<br />
Que faisait-il pendant ce trajet ? À<br />
quoi pensait-il ? Comme le matin, il<br />
regardait passer les arbres, les toits de<br />
chaume, les champs cultivés, et les<br />
évanouissements du paysage qui se<br />
disloque à chaque coude du chemin.<br />
C’est là une contemplation qui suffit<br />
quelquefois à l’âme et qui la dispense<br />
presque de penser. Voir mille objets<br />
pour la première et pour la dernière fois,<br />
quoi de plus mélancolique et de plus<br />
profond ! Voyager, c’est naître et mourir<br />
à chaque instant. Peut-être, dans la<br />
région la plus vague de son esprit,<br />
faisait-il des rapprochements entre ces
horizons changeants et l’existence<br />
humaine. Toutes les choses de la vie<br />
sont perpétuellement en fuite devant<br />
nous. Les obscurcissements et les clartés<br />
s’entremêlent : après un éblouissement,<br />
une éclipse ; on regarde, on se hâte, on<br />
tend les mains pour saisir ce qui passe ;<br />
chaque événement est un tournant de la<br />
route ; et tout à coup on est vieux. On<br />
sent comme une secousse, tout est noir,<br />
on distingue une porte obscure, ce<br />
sombre cheval de la vie qui vous traînait<br />
s’arrête, et l’on voit quelqu’un de voilé<br />
et d’inconnu qui le dételle dans les<br />
ténèbres.<br />
Le crépuscule tombait au moment où<br />
des enfants qui sortaient de l’école<br />
regardèrent ce voyageur entrer dans
Tinques. Il est vrai qu’on était encore<br />
aux jours courts de l’année. Il ne s’arrêta<br />
pas à Tinques. Comme il débouchait du<br />
village, un cantonnier qui empierrait la<br />
route dressa la tête et dit :<br />
– Voilà un cheval bien fatigué.<br />
La pauvre bête en effet n’allait plus<br />
qu’au pas.<br />
– Est-ce que vous allez à Arras ?<br />
ajouta le cantonnier.<br />
– Oui.<br />
– Si vous allez de ce train, vous n’y<br />
arriverez pas de bonne heure.<br />
Il arrêta le cheval et demanda au<br />
cantonnier :<br />
– Combien y a-t-il encore d’ici à<br />
Arras ?<br />
– Près de sept grandes lieues.
– Comment cela ? le livre de poste ne<br />
marque que cinq lieues et un quart.<br />
– Ah ! reprit le cantonnier, vous ne<br />
savez donc pas que la route est en<br />
réparation ? Vous allez la trouver<br />
coupée à un quart d’heure d’ici. Pas<br />
moyen d’aller plus loin.<br />
– Vraiment.<br />
– Vous prendrez à gauche, le chemin<br />
qui va à Carency, vous passerez la<br />
rivière ; et, quand vous serez à Camblin,<br />
vous tournerez à droite ; c’est la route de<br />
Mont-Saint-Éloy qui va à Arras.<br />
– Mais voilà la nuit, je me perdrai.<br />
– Vous n’êtes pas du pays ?<br />
– Non.<br />
– Avec ça, c’est tout chemins de<br />
traverse. – Tenez, Monsieur, reprit le
cantonnier, voulez-vous que je vous<br />
donne un conseil ? Votre cheval est las,<br />
rentrez dans Tinques. Il y a une bonne<br />
auberge. Couchez-y. Vous irez demain à<br />
Arras.<br />
– Il faut que j’y sois ce soir.<br />
– C’est différent. Alors allez tout de<br />
même à cette auberge et prenez-y un<br />
cheval de renfort. Le garçon du cheval<br />
vous guidera dans la traverse.<br />
Il suivit le conseil du cantonnier,<br />
rebroussa chemin, et une demi-heure<br />
après il repassait au même endroit, mais<br />
au grand trot, avec un bon cheval de<br />
renfort. Un garçon d’écurie qui<br />
s’intitulait postillon était assis sur le<br />
brancard de la carriole.<br />
Cependant il sentait qu’il perdait du
temps.<br />
Il faisait tout à fait nuit.<br />
Ils s’engagèrent dans la traverse. La<br />
route devint affreuse. La carriole<br />
tombait d’une ornière dans l’autre. Il dit<br />
au postillon :<br />
– Toujours au trot, et double<br />
pourboire.<br />
Dans un cahot le palonnier cassa.<br />
– Monsieur, dit le postillon, voilà le<br />
palonnier cassé, je ne sais plus comment<br />
atteler mon cheval, cette route-ci est<br />
bien mauvaise la nuit ; si vous vouliez<br />
revenir coucher à Tinques, nous<br />
pourrions être demain matin de bonne<br />
heure à Arras.<br />
Il répondit :<br />
– As-tu un bout de corde et un
couteau ?<br />
– Oui, monsieur.<br />
Il coupa une branche d’arbre et en fit<br />
un palonnier.<br />
Ce fut encore une perte de vingt<br />
minutes ; mais ils repartirent au galop.<br />
La plaine était ténébreuse. Des<br />
brouillards bas, courts et noirs<br />
rampaient sur les collines et s’en<br />
arrachaient comme des fumées. Il y avait<br />
des lueurs blanchâtres dans les nuages.<br />
Un grand vent qui venait de la mer<br />
faisait dans tous les coins de l’horizon le<br />
bruit de quelqu’un qui remue des<br />
meubles. Tout ce qu’on entrevoyait avait<br />
des attitudes de terreur. Que de choses<br />
frissonnent sous ces vastes souffles de la<br />
nuit !
Le froid le pénétrait. Il n’avait pas<br />
mangé depuis la veille. Il se rappelait<br />
vaguement son autre course nocturne<br />
dans la grande plaine aux environs de<br />
Digne. Il y avait huit ans ; et cela lui<br />
semblait hier [178] .<br />
Une heure sonna à quelque clocher<br />
lointain. Il demanda au garçon :<br />
– Quelle est cette heure ?<br />
– Sept heures, monsieur. Nous serons<br />
à Arras à huit. Nous n’avons plus que<br />
trois lieues.<br />
En ce moment il fit pour la première<br />
fois cette réflexion, – en trouvant étrange<br />
qu’elle ne lui fût pas venue plus tôt : –<br />
que c’était peut-être inutile, toute la<br />
peine qu’il prenait ; qu’il ne savait<br />
seulement pas l’heure du procès ; qu’il
aurait dû au moins s’en informer ; qu’il<br />
était extravagant d’aller ainsi devant soi<br />
sans savoir si cela servirait à quelque<br />
chose. – Puis il ébaucha quelques<br />
calculs dans son esprit : –<br />
qu’ordinairement les séances des cours<br />
d’assises commençaient à neuf heures du<br />
matin ; – que cela ne devait pas être<br />
long, cette affaire-là ; – que le vol de<br />
pommes, ce serait très court ; – qu’il n’y<br />
aurait plus ensuite qu’une question<br />
d’identité ; – quatre ou cinq dépositions,<br />
peu de chose à dire pour les avocats ; –<br />
qu’il allait arriver lorsque tout serait<br />
fini !<br />
Le postillon fouettait les chevaux. Ils<br />
avaient passé la rivière et laissé<br />
derrière eux Mont-Saint-Éloy.
La nuit devenait de plus en plus<br />
profonde.
6<br />
Chapitre<br />
La sœur Simplice mise<br />
à l’épreuve<br />
Cependant, en ce moment-là même,<br />
Fantine était dans la joie.<br />
Elle avait passé une très mauvaise<br />
nuit. Toux affreuse, redoublement de<br />
fièvre ; elle avait eu des songes. Le<br />
matin, à la visite du médecin, elle<br />
délirait. Il avait eu l’air alarmé et avait
ecommandé qu’on le prévînt dès que<br />
M. Madeleine viendrait.<br />
Toute la matinée elle fut morne, parla<br />
peu, et fit des plis à ses draps en<br />
murmurant à voix basse des calculs qui<br />
avaient l’air d’être des calculs de<br />
distances. Ses yeux étaient caves et<br />
fixes. Ils paraissaient presque éteints, et<br />
puis, par moments, ils se rallumaient et<br />
resplendissaient comme des étoiles. Il<br />
semble qu’aux approches d’une<br />
certaines heure sombre, la clarté du ciel<br />
emplisse ceux que quitte la clarté de la<br />
terre.<br />
Chaque fois que la sœur Simplice lui<br />
demandait comment elle se trouvait, elle<br />
répondait invariablement :<br />
– Bien. Je voudrais voir monsieur
Madeleine.<br />
Quelques mois auparavant, à ce<br />
moment où Fantine venait de perdre sa<br />
dernière pudeur, sa dernière honte et sa<br />
dernière joie, elle était l’ombre d’ellemême<br />
; maintenant elle en était le<br />
spectre. Le mal physique avait complété<br />
l’œuvre du mal moral. Cette créature de<br />
vingt-cinq ans avait le front ridé, les<br />
joues flasques, les narines pincées, les<br />
dents déchaussées, le teint plombé, le<br />
cou osseux, les clavicules saillantes, les<br />
membres chétifs, la peau terreuse, et ses<br />
cheveux blonds poussaient mêlés de<br />
cheveux gris. Hélas ! comme la maladie<br />
improvise la vieillesse !<br />
À midi, le médecin revint, il fit<br />
quelques prescriptions, s’informa si M.
le maire avait paru à l’infirmerie, et<br />
branla la tête.<br />
M. Madeleine venait d’habitude à<br />
trois heures voir la malade. Comme<br />
l’exactitude était de la bonté, il était<br />
exact.<br />
Vers deux heures et demie, Fantine<br />
commença à s’agiter. Dans l’espace de<br />
vingt minutes, elle demanda plus de dix<br />
fois à la religieuse :<br />
– Ma sœur, quelle heure est-il ?<br />
Trois heures sonnèrent. Au troisième<br />
coup, Fantine se dressa sur son séant,<br />
elle qui d’ordinaire pouvait à peine<br />
remuer dans son lit ; elle joignit dans<br />
une sorte d’étreinte convulsive ses deux<br />
mains décharnées et jaunes, et la<br />
religieuse entendit sortir de sa poitrine
un de ces soupirs profonds qui semblent<br />
soulever un accablement. Puis Fantine se<br />
tourna et regarda la porte.<br />
Personne n’entra ; la porte ne s’ouvrit<br />
point.<br />
Elle resta ainsi un quart d’heure, l’œil<br />
attaché sur la porte, immobile et comme<br />
retenant son haleine. La sœur n’osait lui<br />
parler. L’église sonna trois heures un<br />
quart. Fantine se laissa retomber sur<br />
l’oreiller.<br />
Elle ne dit rien et se remit à faire des<br />
plis à son drap.<br />
La demi-heure passa, puis l’heure.<br />
Personne ne vint. Chaque fois que<br />
l’horloge sonnait, Fantine se dressait et<br />
regardait du côté de la porte, puis elle<br />
retombait.
On voyait clairement sa pensée, mais<br />
elle ne prononçait aucun nom, elle ne se<br />
plaignait pas, elle n’accusait pas.<br />
Seulement elle toussait d’une façon<br />
lugubre. On eût dit que quelque chose<br />
d’obscur s’abaissait sur elle. Elle était<br />
livide et avait les lèvres bleues. Elle<br />
souriait par moments.<br />
Cinq heures sonnèrent. Alors la sœur<br />
l’entendit qui disait très bas et<br />
doucement :<br />
– Mais puisque je m’en vais demain,<br />
il a tort de ne pas venir aujourd’hui !<br />
La sœur Simplice elle-même était<br />
surprise du retard de M. Madeleine.<br />
Cependant Fantine regardait le ciel de<br />
son lit. Elle avait l’air de chercher à se<br />
rappeler quelque chose. Tout à coup elle
se mit à chanter d’une voix faible<br />
comme un souffle. La religieuse écouta.<br />
Voici ce que Fantine chantait :<br />
Nous achèterons de bien belles<br />
choses<br />
En nous promenant le long des<br />
faubourgs.<br />
Les bleuets sont bleus, les roses sont<br />
roses,<br />
Les bleuets sont bleus, j’aime mes<br />
amours.<br />
La vierge Marie auprès de mon<br />
poêle<br />
Est venue hier en manteau brodé,<br />
Et m’a dit : – Voici, caché sous mon<br />
voile,<br />
Le petit qu’un jour tu m’as demandé.<br />
Courez à la ville, ayez de la toile,
Achetez du fil, achetez un dé.<br />
Nous achèterons de bien belles<br />
choses<br />
En nous promenant le long des<br />
faubourgs.<br />
Bonne sainte Vierge, auprès de mon<br />
poêle<br />
J’ai mis un berceau de rubans orné<br />
Dieu me donnerait sa plus belle<br />
étoile,<br />
J’aime mieux l’enfant que tu m’as<br />
donné.<br />
– Madame, que faire avec cette<br />
toile ?<br />
– Faites un trousseau pour mon<br />
nouveau-né.<br />
Les bleuets sont bleus, les roses sont<br />
roses,
Les bleuets sont bleus, j’aime mes<br />
amours.<br />
– Lavez cette toile. – Où ? – Dans la<br />
rivière.<br />
Faites-en, sans rien gâter ni salir,<br />
Une belle jupe avec sa brassière<br />
Que je veux broder et de fleurs<br />
emplir.<br />
– L’enfant n’est plus là, madame,<br />
qu’en faire ?<br />
– Faites-en un drap pour<br />
m’ensevelir.<br />
Nous achèterons de bien belles<br />
choses<br />
En nous promenant le long des<br />
faubourgs.<br />
Les bleuets sont bleus, les roses sont<br />
roses,
Les bleuets sont bleus, j’aime mes<br />
amours.<br />
Cette chanson était une vieille<br />
romance de berceuse avec laquelle<br />
autrefois elle endormait sa petite<br />
Cosette, et qui ne s’était pas offerte à<br />
son esprit depuis cinq ans qu’elle<br />
n’avait plus son enfant. Elle chantait<br />
cela d’une voix si triste et sur un air si<br />
doux que c’était à faire pleurer, même<br />
une religieuse. La sœur, habituée aux<br />
choses austères, sentit une larme lui<br />
venir.<br />
L’horloge sonna six heures. Fantine ne<br />
parut pas entendre. Elle semblait ne plus<br />
faire attention à aucune chose autour<br />
d’elle.<br />
La sœur Simplice envoya une fille de
service s’informer près de la portière de<br />
la fabrique si M. le maire était rentré et<br />
s’il ne monterait pas bientôt à<br />
l’infirmerie. La fille revint au bout de<br />
quelques minutes.<br />
Fantine était toujours immobile et<br />
paraissait attentive à des idées qu’elle<br />
avait.<br />
La servante raconta très bas à la sœur<br />
Simplice que M. le maire était parti le<br />
matin même avant six heures dans un<br />
petit tilbury attelé d’un cheval blanc, par<br />
le froid qu’il faisait, qu’il était parti<br />
seul, pas même de cocher, qu’on ne<br />
savait pas le chemin qu’il avait pris, que<br />
des personnes disaient l’avoir vu tourner<br />
par la route d’Arras, que d’autres<br />
assuraient l’avoir rencontré sur la route
de Paris. Qu’en s’en allant il avait été<br />
comme à l’ordinaire très doux, et qu’il<br />
avait seulement dit à la portière qu’on ne<br />
l’attendît pas cette nuit.<br />
Pendant que les deux femmes, le dos<br />
tourné au lit de la Fantine, chuchotaient,<br />
la sœur questionnant, la servante<br />
conjecturant, la Fantine, avec cette<br />
vivacité fébrile de certaines maladies<br />
organiques qui mêle les mouvements<br />
libres de la santé à l’effrayante maigreur<br />
de la mort, s’était mise à genoux sur son<br />
lit, ses deux poings crispés appuyés sur<br />
le traversin, et, la tête passée par<br />
l’intervalle des rideaux, elle écoutait.<br />
Tout à coup elle cria :<br />
– Vous parlez là de monsieur<br />
Madeleine ! pourquoi parlez-vous tout
as ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne<br />
vient-il pas ?<br />
Sa voix était si brusque et si rauque<br />
que les deux femmes crurent entendre<br />
une voix d’homme ; elles se retournèrent<br />
effrayées.<br />
– Répondez donc ! cria Fantine.<br />
La servante balbutia :<br />
– La portière m’a dit qu’il ne pourrait<br />
pas venir aujourd’hui.<br />
– Mon enfant, dit la sœur, tenez-vous<br />
tranquille, recouchez-vous.<br />
Fantine, sans changer d’attitude, reprit<br />
d’une voix haute et avec un accent tout à<br />
la fois impérieux et déchirant :<br />
– Il ne pourra venir ? Pourquoi cela ?<br />
Vous savez la raison. Vous la chuchotiez<br />
là entre vous. Je veux la savoir.
La servante se hâta de dire à l’oreille<br />
de la religieuse :<br />
– Répondez qu’il est occupé au<br />
conseil municipal.<br />
La sœur Simplice rougit légèrement ;<br />
c’était un mensonge que la servante lui<br />
proposait. D’un autre côté il lui semblait<br />
bien que dire la vérité à la malade ce<br />
serait sans doute lui porter un coup<br />
terrible et que cela était grave dans<br />
l’état où était Fantine. Cette rougeur<br />
dura peu. La sœur leva sur Fantine son<br />
œil calme et triste, et dit :<br />
– Monsieur le maire est parti.<br />
Fantine se redressa et s’assit sur ses<br />
talons. Ses yeux étincelèrent. Une joie<br />
inouïe rayonna sur cette physionomie<br />
douloureuse.
– Parti ! s’écria-t-elle. Il est allé<br />
chercher Cosette !<br />
Puis elle tendit ses deux mains vers le<br />
ciel et tout son visage devint ineffable.<br />
Ses lèvres remuaient ; elle priait à voix<br />
basse.<br />
Quand sa prière fut finie :<br />
– Ma sœur, dit-elle, je veux bien me<br />
recoucher, je vais faire tout ce qu’on<br />
voudra ; tout à l’heure j’ai été méchante,<br />
je vous demande pardon d’avoir parlé si<br />
haut, c’est très mal de parler haut, je le<br />
sais bien, ma bonne sœur, mais voyezvous,<br />
je suis très contente. Le bon Dieu<br />
est bon, monsieur Madeleine est bon,<br />
figurez-vous qu’il est allé chercher ma<br />
petite Cosette à Montfermeil.<br />
Elle se recoucha, aida la religieuse à
arranger l’oreiller et baisa une petite<br />
croix d’argent qu’elle avait au cou et<br />
que la sœur Simplice lui avait donnée.<br />
– Mon enfant, dit la sœur, tâchez de<br />
reposer maintenant, et ne parlez plus.<br />
Fantine prit dans ses mains moites la<br />
main de la sœur, qui souffrait de lui<br />
sentir cette sueur.<br />
– Il est parti ce matin pour aller à<br />
Paris. Au fait il n’a pas même besoin de<br />
passer par Paris. Montfermeil, c’est un<br />
peu à gauche en venant. Vous rappelezvous<br />
comme il me disait hier quand je<br />
lui parlais de Cosette : bientôt, bientôt ?<br />
C’est une surprise qu’il veut me faire.<br />
Vous savez ? il m’avait fait signer une<br />
lettre pour la reprendre aux Thénardier.<br />
Ils n’auront rien à dire, pas vrai ? Ils
endront Cosette. Puisqu’ils sont payés.<br />
Les autorités ne souffriraient pas qu’on<br />
garde un enfant quand on est payé. Ma<br />
sœur, ne me faites pas signe qu’il ne faut<br />
pas que je parle. Je suis extrêmement<br />
heureuse, je vais très bien, je n’ai plus<br />
de mal du tout, je vais revoir Cosette,<br />
j’ai même très faim. Il y a près de cinq<br />
ans que je ne l’ai vue. Vous ne vous<br />
figurez pas, vous, comme cela vous tient,<br />
les enfants ! Et puis elle sera si gentille,<br />
vous verrez ! Si vous saviez, elle a de si<br />
jolis petits doigts roses ! D’abord elle<br />
aura de très belles mains. À un an, elle<br />
avait des mains ridicules. Ainsi ! – Elle<br />
doit être grande à présent. Cela vous a<br />
sept ans. C’est une demoiselle. Je<br />
l’appelle Cosette, mais elle s’appelle
Euphrasie. Tenez, ce matin, je regardais<br />
de la poussière qui était sur la cheminée<br />
et j’avais bien l’idée comme cela que je<br />
reverrais bientôt Cosette. Mon Dieu !<br />
comme on a tort d’être des années sans<br />
voir ses enfants ! on devrait bien<br />
réfléchir que la vie n’est pas éternelle !<br />
Oh ! comme il est bon d’être parti,<br />
monsieur le maire ! C’est vrai ça, qu’il<br />
fait bien froid ? avait-il son manteau au<br />
moins ? Il sera ici demain, n’est-ce pas ?<br />
Ce sera demain fête. Demain matin, ma<br />
sœur, vous me ferez penser à mettre mon<br />
petit bonnet qui a de la dentelle.<br />
Montfermeil, c’est un pays. J’ai fait cette<br />
route-là, à pied, dans le temps. Il y a eu<br />
bien loin pour moi. Mais les diligences<br />
vont très vite ! Il sera ici demain avec
Cosette. Combien y a-t-il d’ici<br />
Montfermeil ?<br />
La sœur, qui n’avait aucune idée des<br />
distances, répondit :<br />
– Oh ! je crois bien qu’il pourra être<br />
ici demain.<br />
– Demain ! demain ! dit Fantine, je<br />
verrai Cosette demain ! Voyez-vous,<br />
bonne sœur du bon Dieu, je ne suis plus<br />
malade. Je suis folle. Je danserais, si on<br />
voulait.<br />
Quelqu’un qui l’eût vue un quart<br />
d’heure auparavant n’y eût rien compris.<br />
Elle était maintenant toute rose, elle<br />
parlait d’une voix vive et naturelle, toute<br />
sa figure n’était qu’un sourire. Par<br />
moments elle riait en se parlant tout bas.<br />
Joie de mère, c’est presque joie
d’enfant.<br />
– Eh bien, reprit la religieuse, vous<br />
voilà heureuse, obéissez-moi, ne parlez<br />
plus.<br />
Fantine posa sa tête sur l’oreiller et<br />
dit à demi-voix :<br />
– Oui, recouche-toi, sois sage puisque<br />
tu vas avoir ton enfant. Elle a raison,<br />
sœur Simplice. Tous ceux qui sont ici<br />
ont raison.<br />
Et puis, sans bouger, sans remuer la<br />
tête, elle se mit à regarder partout avec<br />
ses yeux tout grands ouverts et un air<br />
joyeux, et elle ne dit plus rien.<br />
La sœur referma ses rideaux, espérant<br />
qu’elle s’assoupirait.<br />
Entre sept et huit heures le médecin<br />
vint. N’entendant aucun bruit, il crut que
Fantine dormait, entra doucement et<br />
s’approcha du lit sur la pointe du pied. Il<br />
entrouvrit les rideaux, et à la lueur de la<br />
veilleuse il vit les grands yeux calmes<br />
de Fantine qui le regardaient.<br />
Elle lui dit :<br />
– Monsieur, n’est-ce pas, on me<br />
laissera la coucher à côté de moi dans<br />
un petit lit ?<br />
Le médecin crut qu’elle délirait. Elle<br />
ajouta :<br />
– Regardez plutôt, il y a juste de la<br />
place.<br />
Le médecin prit à part la sœur<br />
Simplice qui lui expliqua la chose, que<br />
M. Madeleine était absent pour un jour<br />
ou deux, et que, dans le doute, on n’avait<br />
pas cru devoir détromper la malade qui
croyait monsieur le maire parti pour<br />
Montfermeil ; qu’il était possible en<br />
somme qu’elle eût deviné juste. Le<br />
médecin approuva.<br />
Il se rapprocha du lit de Fantine, qui<br />
reprit :<br />
– C’est que, voyez-vous, le matin,<br />
quand elle s’éveillera, je lui dirai<br />
bonjour à ce pauvre chat, et la nuit, moi<br />
qui ne dors pas, je l’entendrai dormir.<br />
Sa petite respiration si douce, cela me<br />
fera du bien.<br />
– Donnez-moi votre main, dit le<br />
médecin.<br />
Elle tendit son bras, et s’écria en<br />
riant.<br />
– Ah ! tiens ! au fait, c’est vrai, vous<br />
ne savez pas c’est que je suis guérie.
Cosette arrive demain.<br />
Le médecin fut surpris. Elle était<br />
mieux. L’oppression était moindre. Le<br />
pouls avait repris de la force. Une sorte<br />
de vie survenue tout à coup ranimait ce<br />
pauvre être épuisé.<br />
– Monsieur le docteur, reprit-elle, la<br />
sœur vous a-t-elle dit que monsieur le<br />
maire était allé chercher le chiffon ?<br />
Le médecin recommanda le silence et<br />
qu’on évitât toute émotion pénible. Il<br />
prescrivit une infusion de quinquina pur,<br />
et, pour le cas où la fièvre reprendrait<br />
dans la nuit, une potion calmante. En<br />
s’en allant, il dit à la sœur :<br />
– Cela va mieux. Si le bonheur voulait<br />
qu’en effet monsieur le maire arrivât<br />
demain avec l’enfant, qui sait ? il y a des
crises si étonnantes, on a vu de grandes<br />
joies arrêter court des maladies ; je sais<br />
bien que celle-ci est une maladie<br />
organique, et bien avancée, mais c’est un<br />
tel mystère que tout cela ! Nous la<br />
sauverions peut-être.
7<br />
Chapitre<br />
Le voyageur arrivé<br />
prend ses précautions<br />
pour repartir<br />
Il était près de huit heures du soir quand<br />
la carriole que nous avons laissée en<br />
route entra sous la porte cochère de<br />
l’hôtel de la Poste à Arras. L’homme<br />
que nous avons suivi jusqu’à ce moment<br />
en descendit, répondit d’un air distrait
aux empressements des gens de<br />
l’auberge, renvoya le cheval de renfort,<br />
et conduisit lui-même le petit cheval<br />
blanc à l’écurie ; puis il poussa la porte<br />
d’une salle de billard qui était au rezde-chaussée,<br />
s’y assit, et s’accouda sur<br />
une table. Il avait mis quatorze heures à<br />
ce trajet qu’il comptait faire en six. Il se<br />
rendait la justice que ce n’était pas sa<br />
faute ; mais au fond il n’en était pas<br />
fâché.<br />
La maîtresse de l’hôtel entra.<br />
– Monsieur couche-t-il ? monsieur<br />
soupe-t-il ?<br />
Il fit un signe de tête négatif.<br />
– Le garçon d’écurie dit que le cheval<br />
de monsieur est bien fatigué !<br />
Ici il rompit le silence.
– Est-ce que le cheval ne pourra pas<br />
repartir demain matin ?<br />
– Oh ! monsieur ! il lui faut au moins<br />
deux jours de repos.<br />
Il demanda :<br />
– N’est-ce pas ici le bureau de<br />
poste ?<br />
– Oui, monsieur.<br />
L’hôtesse le mena à ce bureau ; il<br />
montra son passeport et s’informa s’il y<br />
avait moyen de revenir cette nuit même à<br />
Montreuil-sur-mer par la malle ; la<br />
place à côté du courrier était justement<br />
vacante ; il la retint et la paya.<br />
– Monsieur, dit le buraliste, ne<br />
manquez pas d’être ici pour partir à une<br />
heure précise du matin.<br />
Cela fait, il sortit de l’hôtel et se mit à
marcher dans la ville.<br />
Il ne connaissait pas Arras, les rues<br />
étaient obscures, et il allait au hasard.<br />
Cependant il semblait s’obstiner à ne<br />
pas demander son chemin aux passants.<br />
Il traversa la petite rivière Crinchon et<br />
se trouva dans un dédale de ruelles<br />
étroites où il se perdit. Un bourgeois<br />
cheminait avec un falot. Après quelque<br />
hésitation, il prit le parti de s’adresser à<br />
ce bourgeois, non sans avoir d’abord<br />
regardé devant et derrière lui, comme<br />
s’il craignait que quelqu’un n’entendit la<br />
question qu’il allait faire.<br />
– Monsieur, dit-il, le palais de<br />
justice, s’il vous plaît ?<br />
– Vous n’êtes pas de la ville,<br />
monsieur ? répondit le bourgeois qui
était un assez vieux homme, eh bien,<br />
suivez-moi. Je vais précisément du côté<br />
du palais de justice, c’est-à-dire du côté<br />
de l’hôtel de la préfecture. Car on<br />
répare en ce moment le palais, et<br />
provisoirement les tribunaux ont leurs<br />
audiences à la préfecture.<br />
– Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tient<br />
les assises ?<br />
– Sans doute, monsieur. Voyez-vous,<br />
ce qui est la préfecture aujourd’hui était<br />
l’évêché avant la révolution. Monsieur<br />
de Conzié, qui était évêque en<br />
quatrevingt-deux, y a fait bâtir une<br />
grande salle. C’est dans cette grande<br />
salle qu’on juge.<br />
Chemin faisant, le bourgeois lui dit :<br />
– Si c’est un procès que monsieur
veut voir, il est un peu tard.<br />
Ordinairement les séances finissent à six<br />
heures.<br />
Cependant, comme ils arrivaient sur<br />
la grande place, le bourgeois lui montra<br />
quatre longues fenêtres éclairées sur la<br />
façade d’un vaste bâtiment ténébreux.<br />
– Ma foi, monsieur, vous arrivez à<br />
temps, vous avez du bonheur. Voyezvous<br />
ces quatre fenêtres ? c’est la cour<br />
d’assises. Il y a de la lumière. Donc ce<br />
n’est pas fini. L’affaire aura traîné en<br />
longueur et on fait une audience du soir.<br />
Vous vous intéressez à cette affaire ?<br />
Est-ce que c’est un procès criminel ?<br />
Est-ce que vous êtes témoin ?<br />
Il répondit :<br />
– Je ne viens pour aucune affaire, j’ai
seulement à parler à un avocat.<br />
– C’est différent, dit le bourgeois.<br />
Tenez, monsieur, voici la porte. Où est<br />
le factionnaire. Vous n’aurez qu’à<br />
monter le grand escalier.<br />
Il se conforma aux indications du<br />
bourgeois, et, quelques minutes après, il<br />
était dans une salle où il y avait<br />
beaucoup de monde et où des groupes<br />
mêlés d’avocats en robe chuchotaient çà<br />
et là.<br />
C’est toujours une chose qui serre le<br />
cœur de voir ces attroupements<br />
d’hommes vêtus de noir qui murmurent<br />
entre eux à voix basse sur le seuil des<br />
chambres de justice. Il est rare que la<br />
charité et la pitié sortent de toutes ces<br />
paroles. Ce qui en sort le plus souvent,
ce sont des condamnations faites<br />
d’avance. Tous ces groupes semblent à<br />
l’observateur qui passe et qui rêve<br />
autant de ruches sombres où des espèces<br />
d’esprits bourdonnants construisent en<br />
commun toutes sortes d’édifices<br />
ténébreux.<br />
Cette salle, spacieuse et éclairée<br />
d’une seule lampe, était une ancienne<br />
antichambre de l’évêché et servait de<br />
salle des pas perdus. Une porte à deux<br />
battants, fermée en ce moment, la<br />
séparait de la grande chambre où<br />
siégeait la cour d’assises.<br />
L’obscurité était telle qu’il ne craignit<br />
pas de s’adresser au premier avocat<br />
qu’il rencontra.<br />
– Monsieur, dit-il, où en est-on ?
– C’est fini, dit l’avocat.<br />
– Fini !<br />
Ce mot fut répété d’un tel accent que<br />
l’avocat se retourna.<br />
– Pardon, monsieur, vous êtes peutêtre<br />
un parent ?<br />
– Non. Je ne connais personne ici. Et<br />
y a-t-il eu condamnation ?<br />
– Sans doute. Cela n’était guère<br />
possible autrement.<br />
– Aux travaux forcés ?…<br />
– À perpétuité.<br />
Il reprit d’une voix tellement faible<br />
qu’on l’entendait à peine :<br />
– L’identité a donc été constatée ?<br />
– Quelle identité ? répondit l’avocat.<br />
Il n’y avait pas d’identité à constater.<br />
L’affaire était simple. Cette femme avait
tué son enfant, l’infanticide a été prouvé,<br />
le jury a écarté la préméditation, on l’a<br />
condamnée à vie.<br />
– C’est donc une femme ? dit-il.<br />
– Mais sûrement. La fille Limosin. De<br />
quoi me parlez-vous donc ?<br />
– De rien. Mais puisque c’est fini,<br />
comment se fait-il que la salle soit<br />
encore éclairée ?<br />
– C’est pour l’autre affaire qu’on a<br />
commencée il y a à peu près deux<br />
heures.<br />
– Quelle autre affaire ?<br />
– Oh ! celle-là est claire aussi. C’est<br />
une espèce de gueux, un récidiviste, un<br />
galérien, qui a volé. Je ne sais plus trop<br />
son nom. En voilà un qui vous a une<br />
mine de bandit. Rien que pour avoir
cette figure-là, je l’enverrais aux<br />
galères.<br />
– Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il<br />
moyen de pénétrer dans la salle ?<br />
– Je ne crois vraiment pas. Il y a<br />
beaucoup de foule. Cependant<br />
l’audience est suspendue. Il y a des gens<br />
qui sont sortis, et, à la reprise de<br />
l’audience, vous pourrez essayer.<br />
– Par où entre-t-on ?<br />
– Par cette grande porte.<br />
L’avocat le quitta. En quelques<br />
instants, il avait éprouvé, presque en<br />
même temps, presque mêlées, toutes les<br />
émotions possibles. Les paroles de cet<br />
indifférent lui avaient tour à tour<br />
traversé le cœur comme des aiguilles de<br />
glace et comme des lames de feu. Quand
il vit que rien n’était terminé, il respira ;<br />
mais il n’eût pu dire si ce qu’il<br />
ressentait était du contentement ou de la<br />
douleur.<br />
Il s’approcha de plusieurs groupes et<br />
il écouta ce qu’on disait. Le rôle de la<br />
session étant très chargé, le président<br />
avait indiqué pour ce même jour deux<br />
affaires simples et courtes. On avait<br />
commencé par l’infanticide, et<br />
maintenant on en était au forçat, au<br />
récidiviste, au « cheval de retour ». Cet<br />
homme avait volé des pommes, mais<br />
cela ne paraissait pas bien prouvé ; ce<br />
qui était prouvé, c’est qu’il avait été<br />
déjà aux galères à Toulon. C’est ce qui<br />
faisait son affaire mauvaise. Du reste,<br />
l’interrogatoire de l’homme était terminé
et les dépositions des témoins ; mais il y<br />
avait encore les plaidoiries de l’avocat<br />
et le réquisitoire du ministère public ;<br />
cela ne devait guère finir avant minuit.<br />
L’homme serait probablement<br />
condamné ; l’avocat général était très<br />
bon, – et ne manquait pas ses accusés ;<br />
– c’était un garçon d’esprit qui faisait<br />
des vers.<br />
Un huissier se tenait debout près de la<br />
porte qui communiquait avec la salle des<br />
assises. Il demanda à cet huissier :<br />
– Monsieur, la porte va-t-elle bientôt<br />
s’ouvrir ?<br />
– Elle ne s’ouvrira pas, dit l’huissier.<br />
– Comment ! on ne l’ouvrira pas à la<br />
reprise de l’audience ? est-ce que<br />
l’audience n’est pas suspendue ?
– L’audience vient d’être reprise,<br />
répondit l’huissier, mais la porte ne se<br />
rouvrira pas.<br />
– Pourquoi ?<br />
– Parce que la salle est pleine.<br />
– Quoi ? il n’y a plus une place ?<br />
– Plus une seule. La porte est fermée.<br />
Personne ne peut plus entrer.<br />
L’huissier ajouta après un silence :<br />
– Il y a bien encore deux ou trois<br />
places derrière monsieur le président,<br />
mais monsieur le président n’y admet<br />
que les fonctionnaires publics.<br />
Cela dit, l’huissier lui tourna le dos.<br />
Il se retira la tête baissée, traversa<br />
l’antichambre et redescendit l’escalier<br />
lentement, comme hésitant à chaque<br />
marche. Il est probable qu’il tenait
conseil avec lui-même. Le violent<br />
combat qui se livrait en lui depuis la<br />
veille n’était pas fini ; et, à chaque<br />
instant, il en traversait quelque nouvelle<br />
péripétie. Arrivé sur le palier de<br />
l’escalier, il s’adossa à la rampe et<br />
croisa les bras. Tout à coup il ouvrit sa<br />
redingote, prit son portefeuille, en tira<br />
un crayon, déchira une feuille, et écrivit<br />
rapidement sur cette feuille à la lueur du<br />
réverbère cette ligne : – M. Madeleine,<br />
maire de Montreuil-sur-mer. Puis il<br />
remonta l’escalier à grands pas, fendit la<br />
foule, marcha droit à l’huissier, lui remit<br />
le papier, et lui dit avec autorité :<br />
– Portez ceci à monsieur le président.<br />
L’huissier prit le papier, y jeta un<br />
coup d’œil et obéit.
8<br />
Chapitre<br />
Entrée de faveur<br />
Sans qu’il s’en doutât, le maire de<br />
Montreuil-sur-mer avait une sorte de<br />
célébrité. Depuis sept ans que sa<br />
réputation de vertu remplissait tout le<br />
bas Boulonnais, elle avait fini par<br />
franchir les limites d’un petit pays et<br />
s’était répandue dans les deux ou trois<br />
départements voisins. Outre le service<br />
considérable qu’il avait rendu au chef-
lieu en y restaurant l’industrie des<br />
verroteries noires, il n’était pas une des<br />
cent quarante et une communes de<br />
l’arrondissement de Montreuil-sur-mer<br />
qui ne lui dût quelque bienfait. Il avait<br />
su même au besoin aider et féconder les<br />
industries des autres arrondissements.<br />
C’est ainsi qu’il avait dans l’occasion<br />
soutenu de son crédit et de ses fonds la<br />
fabrique de tulle de Boulogne, la filature<br />
de lin à la mécanique de Frévent et la<br />
manufacture hydraulique de toiles de<br />
Boubers-sur-Canche. Partout on<br />
prononçait avec vénération le nom de<br />
M. Madeleine. Arras et Douai enviaient<br />
son maire à l’heureuse petite ville de<br />
Montreuil-sur-mer.<br />
Le conseiller à la cour royale de
Douai, qui présidait cette session des<br />
assises à Arras, connaissait comme tout<br />
le monde ce nom si profondément et si<br />
universellement honoré. Quand<br />
l’huissier, ouvrant discrètement la porte<br />
qui communiquait de la chambre du<br />
conseil à l’audience, se pencha derrière<br />
le fauteuil du président et lui remit le<br />
papier où était écrite la ligne qu’on vient<br />
de lire, en ajoutant : Ce monsieur désire<br />
assister à l’audience, le président fit un<br />
vif mouvement de déférence, saisit une<br />
plume, écrivit quelques mots au bas du<br />
papier, et le rendit à l’huissier en lui<br />
disant : Faites entrer.<br />
L’homme malheureux dont nous<br />
racontons l’histoire était resté près de la<br />
porte de la salle à la même place et dans
la même attitude où l’huissier l’avait<br />
quitté. Il entendit, à travers sa rêverie,<br />
quelqu’un qui lui disait : Monsieur veutil<br />
bien me faire l’honneur de me suivre ?<br />
C’était ce même huissier qui lui avait<br />
tourné le dos l’instant d’auparavant et<br />
qui maintenant le saluait jusqu’à terre.<br />
L’huissier en même temps lui remit le<br />
papier. Il le déplia, et, comme il se<br />
rencontrait qu’il était près de la lampe,<br />
il put lire :<br />
« Le président de la cour d’assises<br />
présente son respect à M. Madeleine. »<br />
Il froissa le papier entre ses mains,<br />
comme si ces quelques mots eussent eu<br />
pour lui un arrière-goût étrange et amer.<br />
Il suivit l’huissier.<br />
Quelques minutes après, il se trouvait
seul dans une espèce de cabinet<br />
lambrissé, d’un aspect sévère, éclairé<br />
par deux bougies posées sur une table à<br />
tapis vert. Il avait encore dans l’oreille<br />
les dernières paroles de l’huissier qui<br />
venait de le quitter – « Monsieur, vous<br />
voici dans la chambre du conseil ; vous<br />
n’avez qu’à tourner le bouton de cuivre<br />
de cette porte, et vous vous trouverez<br />
dans l’audience derrière le fauteuil de<br />
monsieur le président. » – Ces paroles<br />
se mêlaient dans sa pensée à un souvenir<br />
vague de corridors étroits et d’escaliers<br />
noirs qu’il venait de parcourir.<br />
L’huissier l’avait laissé seul. Le<br />
moment suprême était arrivé. Il cherchait<br />
à se recueillir sans pouvoir y parvenir.<br />
C’est surtout aux heures où l’on aurait le
plus besoin de les rattacher aux réalités<br />
poignantes de la vie que tous les fils de<br />
la pensée se rompent dans le cerveau. Il<br />
était dans l’endroit même où les juges<br />
délibèrent et condamnent. Il regardait<br />
avec une tranquillité stupide cette<br />
chambre paisible et redoutable où tant<br />
d’existences avaient été brisées, où son<br />
nom allait retentir tout à l’heure, et que<br />
sa destinée traversait en ce moment. Il<br />
regardait la muraille, puis il se regardait<br />
lui-même, s’étonnant que ce fût cette<br />
chambre et que ce fût lui.<br />
Il n’avait pas mangé depuis plus de<br />
vingt-quatre heures, il était brisé par les<br />
cahots de la carriole, mais il ne le<br />
sentait pas ; il lui semblait qu’il ne<br />
sentait rien.
Il s’approcha d’un cadre noir qui était<br />
accroché au mur et qui contenait sous<br />
verre une vieille lettre autographe de<br />
Jean-Nicolas Pache, maire de Paris et<br />
ministre, datée, sans doute par erreur, du<br />
9 juin an II [179] , et dans laquelle Pache<br />
envoyait à la commune la liste des<br />
ministres et des députés tenus en<br />
arrestation chez eux. Un témoin qui l’eût<br />
pu voir et qui l’eût observé en cet instant<br />
eût sans doute imaginé que cette lettre<br />
lui paraissait bien curieuse, car il n’en<br />
détachait pas ses yeux, et il la lut deux<br />
ou trois fois. Il la lisait sans y faire<br />
attention et à son insu. Il pensait à<br />
Fantine et à Cosette.<br />
Tout en rêvant, il se retourna, et ses<br />
yeux rencontrèrent le bouton de cuivre
de la porte qui le séparait de la salle des<br />
assises. Il avait presque oublié cette<br />
porte. Son regard, d’abord calme, s’y<br />
arrêta, resta attaché à ce bouton de<br />
cuivre, puis devint effaré et fixe, et<br />
s’empreignit peu à peu d’épouvante. Des<br />
gouttes de sueur lui sortaient d’entre les<br />
cheveux et ruisselaient sur ses tempes.<br />
À un certain moment, il fit avec une<br />
sorte d’autorité mêlée de rébellion ce<br />
geste indescriptible qui veut dire et qui<br />
dit si bien : Pardieu ! qui est-ce qui m’y<br />
force ? Puis il se tourna vivement, vit<br />
devant lui la porte par laquelle il était<br />
entré, y alla, l’ouvrit, et sortit. Il n’était<br />
plus dans cette chambre, il était dehors,<br />
dans un corridor, un corridor long,<br />
étroit, coupé de degrés et de guichets,
faisant toutes sortes d’angles, éclairé çà<br />
et là de réverbères pareils à des<br />
veilleuses de malades, le corridor par<br />
où il était venu. Il respira, il écouta ;<br />
aucun bruit derrière lui, aucun bruit<br />
devant lui ; il se mit à fuir comme si on<br />
le poursuivait.<br />
Quand il eut doublé plusieurs des<br />
coudes de ce couloir, il écouta encore.<br />
C’était toujours le même silence et la<br />
même ombre autour de lui. Il était<br />
essoufflé, il chancelait, il s’appuya au<br />
mur. La pierre était froide, sa sueur était<br />
glacée sur son front, il se redressa en<br />
frissonnant.<br />
Alors, là, seul, debout dans cette<br />
obscurité, tremblant de froid et d’autre<br />
chose peut-être, il songea.
Il avait songé toute la nuit, il avait<br />
songé toute la journée ; il n’entendait<br />
plus en lui qu’une voix qui disait :<br />
hélas !<br />
Un quart d’heure s’écoula ainsi.<br />
Enfin, il pencha la tête, soupira avec<br />
angoisse, laissa pendre ses bras, et<br />
revint sur ses pas. Il marchait lentement<br />
et comme accablé. Il semblait que<br />
quelqu’un l’eût atteint dans sa fuite et le<br />
ramenât.<br />
Il rentra dans la chambre du conseil.<br />
La première chose qu’il aperçut, ce fut<br />
la gâchette de la porte. Cette gâchette,<br />
ronde et en cuivre poli, resplendissait<br />
pour lui comme une effroyable étoile. Il<br />
la regardait comme une brebis<br />
regarderait l’œil d’un tigre.
Ses yeux ne pouvaient s’en détacher.<br />
De temps en temps il faisait un pas et<br />
se rapprochait de la porte.<br />
S’il eût écouté, il eût entendu, comme<br />
une sorte de murmure confus, le bruit de<br />
la salle voisine ; mais il n’écoutait pas,<br />
et il n’entendait pas.<br />
Tout à coup, sans qu’il sût lui-même<br />
comment, il se trouva près de la porte. Il<br />
saisit convulsivement le bouton ; la<br />
porte s’ouvrit.<br />
Il était dans la salle d’audience.
9<br />
Chapitre<br />
Un lieu où des<br />
convictions sont en<br />
train de se former<br />
Il fit un pas, referma machinalement la<br />
porte derrière lui, et resta debout,<br />
considérant ce qu’il voyait.<br />
C’était une assez vaste enceinte à<br />
peine éclairée, tantôt pleine de rumeur,<br />
tantôt pleine de silence, où tout
l’appareil d’un procès criminel se<br />
développait avec sa gravité mesquine et<br />
lugubre au milieu de la foule.<br />
À un bout de la salle, celui où il se<br />
trouvait, des juges à l’air distrait, en<br />
robe usée, se rongeant les ongles ou<br />
fermant les paupières ; à l’autre bout,<br />
une foule en haillons ; des avocats dans<br />
toutes sortes d’attitudes ; des soldats au<br />
visage honnête et dur ; de vieilles<br />
boiseries tachées, un plafond sale, des<br />
tables couvertes d’une serge plutôt jaune<br />
que verte, des portes noircies par les<br />
mains ; à des clous plantés dans le<br />
lambris, des quinquets d’estaminet<br />
donnant plus de fumée que de clarté ; sur<br />
les tables, des chandelles dans des<br />
chandeliers de cuivre ; l’obscurité, la
laideur, la tristesse ; et de tout cela se<br />
dégageait une impression austère et<br />
auguste, car on y sentait cette grande<br />
chose humaine qu’on appelle la loi et<br />
cette grande chose divine qu’on appelle<br />
la justice.<br />
Personne dans cette foule ne fit<br />
attention à lui. Tous les regards<br />
convergeaient vers un point unique, un<br />
banc de bois adossé à une petite porte,<br />
le long de la muraille, à gauche du<br />
président. Sur ce banc, que plusieurs<br />
chandelles éclairaient, il y avait un<br />
homme entre deux gendarmes.<br />
Cet homme, c’était l’homme [180] .<br />
Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux<br />
allèrent là naturellement, comme s’ils<br />
avaient su d’avance où était cette figure.
Il crut se voir lui-même, vieilli, non<br />
pas sans doute absolument semblable de<br />
visage, mais tout pareil d’attitude et<br />
d’aspect, avec ces cheveux hérissés,<br />
avec cette prunelle fauve et inquiète,<br />
avec cette blouse, tel qu’il était le jour<br />
où il entrait à Digne, plein de haine et<br />
cachant dans son âme ce hideux trésor<br />
de pensées affreuses qu’il avait mis dixneuf<br />
ans à ramasser sur le pavé du<br />
bagne.<br />
Il se dit avec un frémissement :<br />
– Mon Dieu ! est-ce que je<br />
redeviendrai ainsi ?<br />
Cet être paraissait au moins soixante<br />
ans. Il avait je ne sais quoi de rude, de<br />
stupide et d’effarouché.<br />
Au bruit de la porte, on s’était rangé
pour lui faire place, le président avait<br />
tourné la tête, et comprenant que le<br />
personnage qui venait d’entrer était M.<br />
le maire de Montreuil-sur-mer, il l’avait<br />
salué. L’avocat général, qui avait vu<br />
M. Madeleine à Montreuil-sur-mer où<br />
des opérations de son ministère<br />
l’avaient plus d’une fois appelé, le<br />
reconnut, et salua également. Lui s’en<br />
aperçut à peine. Il était en proie à une<br />
sorte d’hallucination ; il regardait.<br />
Des juges, un greffier, des gendarmes,<br />
une foule de têtes cruellement curieuses,<br />
il avait déjà vu cela une fois, autrefois,<br />
il y avait vingt-sept ans. Ces choses<br />
funestes, il les retrouvait ; elles étaient<br />
là, elles remuaient, elles existaient. Ce<br />
n’était plus un effort de sa mémoire, un
mirage de sa pensée, c’étaient de vrais<br />
gendarmes et de vrais juges, une vraie<br />
foule et de vrais hommes en chair et en<br />
os. C’en était fait, il voyait reparaître et<br />
revivre autour de lui, avec tout ce que la<br />
réalité a de formidable, les aspects<br />
monstrueux de son passé.<br />
Tout cela était béant devant lui.<br />
Il en eut horreur, il ferma les yeux, et<br />
s’écria au plus profond de son âme :<br />
jamais !<br />
Et par un jeu tragique de la destinée<br />
qui faisait trembler toutes ses idées et le<br />
rendait presque fou, c’était un autre luimême<br />
qui était là ! Cet homme qu’on<br />
jugeait, tous l’appelaient Jean Valjean !<br />
Il avait sous les yeux, vision inouïe,<br />
une sorte de représentation du moment le
plus horrible de sa vie, jouée par son<br />
fantôme.<br />
Tout y était, c’était le même appareil,<br />
la même heure de nuit, presque les<br />
mêmes faces de juges, de soldats et de<br />
spectateurs. Seulement, au-dessus de la<br />
tête du président, il y avait un crucifix,<br />
chose qui manquait aux tribunaux du<br />
temps de sa condamnation. Quand on<br />
l’avait jugé, Dieu était absent.<br />
Une chaise était derrière lui ; il s’y<br />
laissa tomber, terrifié de l’idée qu’on<br />
pouvait le voir. Quand il fut assis, il<br />
profita d’une pile de cartons qui était sur<br />
le bureau des juges pour dérober son<br />
visage à toute la salle. Il pouvait<br />
maintenant voir sans être vu. Peu à peu il<br />
se remit. Il rentra pleinement dans le
sentiment du réel ; il arriva à cette phase<br />
de calme où l’on peut écouter.<br />
M. Bamatabois était au nombre des<br />
jurés.<br />
Il chercha Javert, mais il ne le vit pas.<br />
Le banc des témoins lui était caché par<br />
la table du greffier. Et puis, nous venons<br />
de le dire, la salle était à peine éclairée.<br />
Au moment où il était entré, l’avocat<br />
de l’accusé achevait sa plaidoirie.<br />
L’attention de tous était excitée au plus<br />
haut point ; l’affaire durait depuis trois<br />
heures. Depuis trois heures, cette foule<br />
regardait plier peu à peu sous le poids<br />
d’une vraisemblance terrible un homme,<br />
un inconnu, une espèce d’être misérable,<br />
profondément stupide ou profondément<br />
habile. Cet homme, on le sait déjà, était
un vagabond qui avait été trouvé dans un<br />
champ, emportant une branche chargée<br />
de pommes mûres, cassée à un pommier<br />
dans un clos voisin, appelé le clos<br />
Pierron [181] . Qui était cet homme ? Une<br />
enquête avait eu lieu ; des témoins<br />
venaient d’être entendus, ils avaient été<br />
unanimes, des lumières avaient jailli de<br />
tout le débat. L’accusation disait :<br />
– Nous ne tenons pas seulement un<br />
voleur de fruits, un maraudeur ; nous<br />
tenons là, dans notre main, un bandit, un<br />
relaps en rupture de ban, un ancien<br />
forçat, un scélérat des plus dangereux,<br />
un malfaiteur appelé Jean Valjean que la<br />
justice recherche depuis longtemps, et<br />
qui, il y a huit ans, en sortant du bagne<br />
de Toulon, a commis un vol de grand
chemin à main armée sur la personne<br />
d’un enfant savoyard appelé Petit-<br />
Gervais, crime prévu par l’article 383<br />
du code pénal, pour lequel nous nous<br />
réservons de le poursuivre<br />
ultérieurement, quand l’identité sera<br />
judiciairement acquise. Il vient de<br />
commettre un nouveau vol. C’est un cas<br />
de récidive. Condamnez-le pour le fait<br />
nouveau ; il sera jugé plus tard pour le<br />
fait ancien.<br />
Devant cette accusation, devant<br />
l’unanimité des témoins, l’accusé<br />
paraissait surtout étonné. Il faisait des<br />
gestes et des signes qui voulaient dire<br />
non, ou bien il considérait le plafond. Il<br />
parlait avec peine, répondait avec<br />
embarras, mais de la tête aux pieds toute
sa personne niait. Il était comme un idiot<br />
en présence de toutes ces intelligences<br />
rangées en bataille autour de lui, et<br />
comme un étranger au milieu de cette<br />
société qui le saisissait. Cependant il y<br />
allait pour lui de l’avenir le plus<br />
menaçant, la vraisemblance croissait à<br />
chaque minute, et toute cette foule<br />
regardait avec plus d’anxiété que luimême<br />
cette sentence pleine de calamités<br />
qui penchait sur lui de plus en plus. Une<br />
éventualité laissait même entrevoir,<br />
outre le bagne, la peine de mort<br />
possible, si l’identité était reconnue et si<br />
l’affaire Petit-Gervais se terminait plus<br />
tard par une condamnation. Qu’était-ce<br />
que cet homme ? De quelle nature était<br />
son apathie ? Était-ce imbécillité ou
use ? Comprenait-il trop, ou ne<br />
comprenait-il pas du tout ? Questions<br />
qui divisaient la foule et semblaient<br />
partager le jury. Il y avait dans ce procès<br />
ce qui effraye et ce qui intrigue ; le<br />
drame n’était pas seulement sombre, il<br />
était obscur.<br />
Le défenseur avait assez bien plaidé,<br />
dans cette langue de province qui a<br />
longtemps constitué l’éloquence du<br />
barreau et dont usaient jadis tous les<br />
avocats, aussi bien à Paris qu’à<br />
Romorantin ou à Montbrison, et qui<br />
aujourd’hui, étant devenue classique,<br />
n’est plus guère parlée que par les<br />
orateurs officiels du parquet, auxquels<br />
elle convient par sa sonorité grave et<br />
son allure majestueuse ; langue où un
mari s’appelle un époux, une femme, une<br />
épouse, Paris, le centre des arts et de la<br />
civilisation, le roi, le monarque,<br />
monseigneur l’évêque, un saint pontife,<br />
l’avocat général, l’éloquent interprète de<br />
la vindicte, la plaidoirie, les accents<br />
qu’on vient d’entendre, le siècle de<br />
Louis XIV, le grand siècle, un théâtre, le<br />
temple de Melpomène, la famille<br />
régnante, l’auguste sang de nos rois, un<br />
concert, une solennité musicale,<br />
monsieur le général commandant le<br />
département, l’illustre guerrier qui, etc.,<br />
les élèves du séminaire, ces tendres<br />
lévites, les erreurs imputées aux<br />
journaux, l’imposture qui distille son<br />
venin dans les colonnes de ces organes,<br />
etc., etc. – L’avocat donc avait
commencé par s’expliquer sur le vol des<br />
pommes, – chose malaisée en beau<br />
style ; mais Bénigne Bossuet lui-même a<br />
été obligé de faire allusion à une poule<br />
en pleine oraison funèbre, et il s’en est<br />
tiré avec pompe [182] . L’avocat avait<br />
établi que le vol de pommes n’était pas<br />
matériellement prouvé. – Son client,<br />
qu’en sa qualité de défenseur, il<br />
persistait à appeler Champmathieu,<br />
n’avait été vu de personne escaladant le<br />
mur ou cassant la branche. On l’avait<br />
arrêté nanti de cette branche (que<br />
l’avocat appelait plus volontiers<br />
rameau) ; mais il disait l’avoir trouvée à<br />
terre et ramassée. Où était la preuve du<br />
contraire ? – Sans doute cette branche<br />
avait été cassée et dérobée après
escalade, puis jetée là par le maraudeur<br />
alarmé ; sans doute il y avait un voleur.<br />
Mais qu’est-ce qui prouvait que ce<br />
voleur était Champmathieu ? Une seule<br />
chose. Sa qualité d’ancien forçat.<br />
L’avocat ne niait pas que cette qualité ne<br />
parût malheureusement bien constatée ;<br />
l’accusé avait résidé à Faverolles ;<br />
l’accusé y avait été émondeur ; le nom<br />
de Champmathieu pouvait bien avoir<br />
pour origine Jean Mathieu ; tout cela<br />
était vrai ; enfin quatre témoins<br />
reconnaissaient sans hésiter et<br />
positivement Champmathieu pour être le<br />
galérien Jean Valjean ; à ces indications,<br />
à ces témoignages, l’avocat ne pouvait<br />
opposer que la dénégation de son client,<br />
dénégation intéressée ; mais en
supposant qu’il fût le forçat Jean<br />
Valjean, cela prouvait-il qu’il fût le<br />
voleur des pommes ? C’était une<br />
présomption, tout au plus ; non une<br />
preuve. L’accusé, cela était vrai, et le<br />
défenseur « dans sa bonne foi » devait<br />
en convenir, avait adopté « un mauvais<br />
système de défense » – Il s’obstinait à<br />
nier tout, le vol et sa qualité de forçat.<br />
Un aveu sur ce dernier point eût mieux<br />
valu, à coup sûr, et lui eût concilié<br />
l’indulgence de ses juges ; l’avocat le<br />
lui avait conseillé ; mais l’accusé s’y<br />
était refusé obstinément, croyant sans<br />
doute sauver tout en n’avouant rien.<br />
C’était un tort ; mais ne fallait-il pas<br />
considérer la brièveté de cette<br />
intelligence ? Cet homme était
visiblement stupide. Un long malheur au<br />
bagne, une longue misère hors du bagne,<br />
l’avaient abruti, etc., etc. Il se défendait<br />
mal, était-ce une raison pour le<br />
condamner ? Quant à l’affaire Petit-<br />
Gervais, l’avocat n’avait pas à la<br />
discuter, elle n’était point dans la cause.<br />
L’avocat concluait en suppliant le jury et<br />
la cour, si l’identité de Jean Valjean leur<br />
paraissait évidente, de lui appliquer les<br />
peines de police qui s’adressent au<br />
condamné en rupture de ban, et non le<br />
châtiment épouvantable qui frappe le<br />
forçat récidiviste.<br />
L’avocat général répliqua au<br />
défenseur. Il fut violent et fleuri, comme<br />
sont habituellement les avocats<br />
généraux.
Il félicita le défenseur de sa<br />
« loyauté », et profita habilement de<br />
cette loyauté. Il atteignit l’accusé par<br />
toutes les concessions que l’avocat avait<br />
faites. L’avocat semblait accorder que<br />
l’accusé était Jean Valjean. Il en prit<br />
acte. Cet homme était donc Jean Valjean.<br />
Ceci était acquis à l’accusation et ne<br />
pouvait plus se contester. Ici, par une<br />
habile antonomase, remontant aux<br />
sources et aux causes de la criminalité,<br />
l’avocat général tonna contre<br />
l’immoralité de l’école romantique,<br />
alors à son aurore sous le nom d’école<br />
satanique que lui avaient décerné les<br />
critiques de l’Oriflamme et de la<br />
Quotidienne, il attribua, non sans<br />
vraisemblance, à l’influence de cette
littérature perverse le délit de<br />
Champmathieu, ou pour mieux dire, de<br />
Jean Valjean. Ces considérations<br />
épuisées, il passa à Jean Valjean luimême.<br />
Qu’était-ce que Jean Valjean ?<br />
Description de Jean Valjean. Un monstre<br />
vomi, etc. Le modèle de ces sortes de<br />
descriptions est dans le récit de<br />
Théramène, lequel n’est pas utile à la<br />
tragédie, mais rend tous les jours de<br />
grands services à l’éloquence judiciaire.<br />
L’auditoire et les jurés « frémirent ». La<br />
description achevée, l’avocat général<br />
reprit, dans un mouvement oratoire fait<br />
pour exciter au plus haut point le<br />
lendemain matin l’enthousiasme du<br />
Journal de la Préfecture :<br />
– Et c’est un pareil homme, etc., etc.,
etc., vagabond, mendiant, sans moyens<br />
d’existence, etc., etc., – accoutumé par<br />
sa vie passée aux actions coupables et<br />
peu corrigé par son séjour au bagne,<br />
comme le prouve le crime commis sur<br />
Petit-Gervais, etc., etc., – c’est un<br />
homme pareil qui, trouvé sur la voie<br />
publique en flagrant délit de vol, à<br />
quelques pas d’un mur escaladé, tenant<br />
encore à la main l’objet volé, nie le<br />
flagrant délit, le vol, l’escalade, nie tout,<br />
nie jusqu’à son nom, nie jusqu’à son<br />
identité ! Outre cent autres preuves sur<br />
lesquelles nous ne revenons pas, quatre<br />
témoins le reconnaissent, Javert,<br />
l’intègre inspecteur de police Javert, et<br />
trois de ses anciens compagnons<br />
d’ignominie, les forçats Brevet,
Chenildieu et Cochepaille. Qu’oppose-til<br />
à cette unanimité foudroyante ? Il nie.<br />
Quel endurcissement ! Vous ferez<br />
justice, messieurs les jurés, etc., etc.<br />
Pendant que l’avocat général parlait,<br />
l’accusé écoutait, la bouche ouverte,<br />
avec une sorte d’étonnement où il entrait<br />
bien quelque admiration. Il était<br />
évidemment surpris qu’un homme pût<br />
parler comme cela. De temps en temps,<br />
aux moments les plus « énergiques » du<br />
réquisitoire, dans ces instants où<br />
l’éloquence, qui ne peut se contenir,<br />
déborde dans un flux d’épithètes<br />
flétrissantes et enveloppe l’accusé<br />
comme un orage, il remuait lentement la<br />
tête de droite à gauche et de gauche à<br />
droite, sorte de protestation triste et
muette dont il se contentait depuis le<br />
commencement des débats. Deux ou<br />
trois fois les spectateurs placés le plus<br />
près de lui l’entendirent dire à demivoix<br />
:<br />
– Voilà ce que c’est, de n’avoir pas<br />
demandé à M. Baloup !<br />
L’avocat général fit remarquer au jury<br />
cette attitude hébétée, calculée<br />
évidemment, qui dénotait, non<br />
l’imbécillité, mais l’adresse, la ruse,<br />
l’habitude de tromper la justice, et qui<br />
mettait dans tout son jour « la profonde<br />
perversité » de cet homme. Il termina en<br />
faisant ses réserves pour l’affaire Petit-<br />
Gervais, et en réclamant une<br />
condamnation sévère.<br />
C’était, pour l’instant, on s’en
souvient, les travaux forcés à perpétuité.<br />
Le défenseur se leva, commença par<br />
complimenter « monsieur l’avocat<br />
général » sur son « admirable parole »,<br />
puis répliqua comme il put, mais il<br />
faiblissait ; le terrain évidemment se<br />
dérobait sous lui.
10<br />
Chapitre<br />
Le système de<br />
dénégations<br />
L’instant de clore les débats était venu.<br />
Le président fit lever l’accusé et lui<br />
adressa la question d’usage :<br />
– Avez-vous quelque chose à ajouter<br />
à votre défense ?<br />
L’homme, debout, roulant dans ses<br />
mains un affreux bonnet qu’il avait,
sembla ne pas entendre.<br />
Le président répéta la question.<br />
Cette fois l’homme entendit. Il parut<br />
comprendre, il fit le mouvement de<br />
quelqu’un qui se réveille, promena ses<br />
yeux autour de lui, regarda le public, les<br />
gendarmes, son avocat, les jurés, la<br />
cour, posa son poing monstrueux sur le<br />
rebord de la boiserie placée devant son<br />
banc, regarda encore, et tout à coup,<br />
fixant son regard sur l’avocat général, il<br />
se mit à parler. Ce fut comme une<br />
éruption. Il sembla, à la façon dont les<br />
paroles s’échappaient de sa bouche,<br />
incohérentes, impétueuses, heurtées,<br />
pêle-mêle, qu’elles s’y pressaient toutes<br />
à la fois pour sortir en même temps. Il<br />
dit :
– J’ai à dire ça. Que j’ai été charron à<br />
Paris, même que c’était chez monsieur<br />
Baloup. C’est un état dur. Dans la chose<br />
de charron, on travaille toujours en plein<br />
air, dans des cours, sous des hangars<br />
chez les bons maîtres, jamais dans des<br />
ateliers fermés, parce qu’il faut des<br />
espaces, voyez-vous. L’hiver, on a si<br />
froid qu’on se bat les bras pour se<br />
réchauffer ; mais les maîtres ne veulent<br />
pas, ils disent que cela perd du temps.<br />
Manier du fer quand il y a de la glace<br />
entre les pavés, c’est rude. Ça vous use<br />
vite un homme. On est vieux tout jeune<br />
dans cet état-là. À quarante ans, un<br />
homme est fini. Moi, j’en avais<br />
cinquante-trois, j’avais bien du mal. Et<br />
puis c’est si méchant les ouvriers !
Quand un bonhomme n’est plus jeune, on<br />
vous l’appelle pour tout vieux serin,<br />
vieille bête ! Je ne gagnais plus que<br />
trente sous par jour, on me payait le<br />
moins cher qu’on pouvait, les maîtres<br />
profitaient de mon âge. Avec ça, j’avais<br />
ma fille qui était blanchisseuse à la<br />
rivière. Elle gagnait un peu de son côté.<br />
À nous deux, cela allait. Elle avait de la<br />
peine aussi. Toute la journée dans un<br />
baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à la<br />
neige, avec le vent qui vous coupe la<br />
figure ; quand il gèle, c’est tout de<br />
même, il faut laver ; il y a des personnes<br />
qui n’ont pas beaucoup de linge et qui<br />
attendent après ; si on ne lavait pas, on<br />
perdrait des pratiques. Les planches sont<br />
mal jointes et il vous tombe des gouttes
d’eau partout. On a ses jupes toutes<br />
mouillées, dessus et dessous. Ça<br />
pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir<br />
des Enfants-Rouges, où l’eau arrive par<br />
des robinets. On n’est pas dans le<br />
baquet. On lave devant soi au robinet et<br />
on rince derrière soi dans le bassin.<br />
Comme c’est fermé, on a moins froid au<br />
corps. Mais il y a une buée d’eau chaude<br />
qui est terrible et qui vous perd les yeux.<br />
Elle revenait à sept heures du soir, et se<br />
couchait bien vite ; elle était si fatiguée.<br />
Son mari la battait. Elle est morte. Nous<br />
n’avons pas été bien heureux. C’était une<br />
brave fille qui n’allait pas au bal, qui<br />
était bien tranquille. Je me rappelle un<br />
mardi gras où elle était couchée à huit<br />
heures [183] . Voilà. Je dis vrai. Vous
n’avez qu’à demander. Ah, bien oui,<br />
demander ! que je suis bête ! Paris, c’est<br />
un gouffre. Qui est-ce qui connaît le père<br />
Champmathieu ? Pourtant je vous dis<br />
monsieur Baloup. Voyez chez monsieur<br />
Baloup. Après ça, je ne sais pas ce<br />
qu’on me veut.<br />
L’homme se tut, et resta debout. Il<br />
avait dit ces choses d’une voix haute,<br />
rapide, rauque, dure et enrouée, avec<br />
une sorte de naïveté irritée et sauvage.<br />
Une fois il s’était interrompu pour saluer<br />
quelqu’un dans la foule. Les espèces<br />
d’affirmations qu’il semblait jeter au<br />
hasard devant lui, lui venaient comme<br />
des hoquets, et il ajoutait à chacune<br />
d’elles le geste d’un bûcheron qui fend<br />
du bois. Quand il eut fini, l’auditoire
éclata de rire. Il regarda le public, et<br />
voyant qu’on riait, et ne comprenant pas,<br />
il se mit à rire lui-même [184] .<br />
Cela était sinistre.<br />
Le président, homme attentif et<br />
bienveillant, éleva la voix.<br />
Il rappela à « messieurs les jurés »<br />
que « le sieur Baloup, l’ancien maître<br />
charron chez lequel l’accusé disait avoir<br />
servi, avait été inutilement cité. Il était<br />
en faillite, et n’avait pu être retrouvé. »<br />
Puis se tournant vers l’accusé, il<br />
l’engagea à écouter ce qu’il allait lui<br />
dire et ajouta :<br />
– Vous êtes dans une situation où il<br />
faut réfléchir. Les présomptions les plus<br />
graves pèsent sur vous et peuvent<br />
entraîner des conséquences capitales.
Accusé, dans votre intérêt, je vous<br />
interpelle une dernière fois, expliquezvous<br />
clairement sur ces deux faits : –<br />
Premièrement, avez-vous, oui ou non,<br />
franchi le mur du clos Pierron, cassé la<br />
branche et volé les pommes, c’est-à-dire<br />
commis le crime de vol avec escalade ?<br />
Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le<br />
forçat libéré Jean Valjean ?<br />
L’accusé secoua la tête d’un air<br />
capable, comme un homme qui a bien<br />
compris et qui sait ce qu’il va répondre.<br />
Il ouvrit la bouche, se tourna vers le<br />
président et dit :<br />
– D’abord…<br />
Puis il regarda son bonnet, il regarda<br />
le plafond, et se tut.<br />
– Accusé, reprit l’avocat général
d’une voix sévère, faites attention. Vous<br />
ne répondez à rien de ce qu’on vous<br />
demande. Votre trouble vous condamne.<br />
Il est évident que vous ne vous appelez<br />
pas Champmathieu, que vous êtes le<br />
forçat Jean Valjean caché d’abord sous<br />
le nom de Jean Mathieu qui était le nom<br />
de sa mère, que vous êtes allé en<br />
Auvergne, que vous êtes né à Faverolles<br />
où vous avez été émondeur. Il est<br />
évident que vous avez volé avec<br />
escalade des pommes mûres dans le clos<br />
Pierron. Messieurs les jurés<br />
apprécieront.<br />
L’accusé avait fini par se rasseoir ; il<br />
se leva brusquement quand l’avocat<br />
général eut fini, et s’écria :<br />
– Vous êtes très méchant, vous ! Voilà
ce que je voulais dire. Je ne trouvais pas<br />
d’abord. Je n’ai rien volé. Je suis un<br />
homme qui ne mange pas tous les jours.<br />
Je venais d’Ailly, je marchais dans le<br />
pays après une ondée qui avait fait la<br />
campagne toute jaune, même que les<br />
mares débordaient et qu’il ne sortait<br />
plus des sables que de petits brins<br />
d’herbe au bord de la route, j’ai trouvé<br />
une branche cassée par terre où il y<br />
avait des pommes, j’ai ramassé la<br />
branche sans savoir qu’elle me ferait<br />
arriver de la peine. Il y a trois mois que<br />
je suis en prison et qu’on me trimballe.<br />
Après ça, je ne peux pas dire, on parle<br />
contre moi, on me dit : répondez ! le<br />
gendarme, qui est bon enfant, me pousse<br />
le coude et me dit tout bas : réponds
donc. Je ne sais pas expliquer, moi, je<br />
n’ai pas fait les études, je suis un pauvre<br />
homme. Voilà ce qu’on a tort de ne pas<br />
voir. Je n’ai pas volé, j’ai ramassé par<br />
terre des choses qu’il y avait. Vous dites<br />
Jean Valjean, Jean Mathieu ! Je ne<br />
connais pas ces personnes-là. C’est des<br />
villageois. J’ai travaillé chez monsieur<br />
Baloup, boulevard de l’Hôpital [185] . Je<br />
m’appelle Champmathieu. Vous êtes<br />
bien malins de me dire où je suis né.<br />
Moi, je l’ignore. Tout le monde n’a pas<br />
des maisons pour y venir au monde. Ce<br />
serait trop commode. Je crois que mon<br />
père et ma mère étaient des gens qui<br />
allaient sur les routes. Je ne sais pas<br />
d’ailleurs. Quand j’étais enfant, on<br />
m’appelait Petit, maintenant, on
m’appelle Vieux. Voilà mes noms de<br />
baptême. Prenez ça comme vous<br />
voudrez. J’ai été en Auvergne, j’ai été à<br />
Faverolles, pardi ! Eh bien ? est-ce<br />
qu’on ne peut pas avoir été en Auvergne<br />
et avoir été à Faverolles sans avoir été<br />
aux galères ? Je vous dis que je n’ai pas<br />
volé, et que je suis le père<br />
Champmathieu. J’ai été chez monsieur<br />
Baloup, j’ai été domicilié. Vous<br />
m’ennuyez avec vos bêtises à la fin !<br />
Pourquoi donc est-ce que le monde est<br />
après moi comme des acharnés !<br />
L’avocat général était demeuré<br />
debout ; il s’adressa au président :<br />
– Monsieur le président, en présence<br />
des dénégations confuses, mais fort<br />
habiles de l’accusé, qui voudrait bien se
faire passer pour idiot, mais qui n’y<br />
parviendra pas, – nous l’en prévenons, –<br />
nous requérons qu’il vous plaise et qu’il<br />
plaise à la cour appeler de nouveau dans<br />
cette enceinte les condamnés Brevet,<br />
Cochepaille et Chenildieu et<br />
l’inspecteur de police Javert, et les<br />
interpeller une dernière fois sur<br />
l’identité de l’accusé avec le forçat Jean<br />
Valjean.<br />
– Je fais remarquer à monsieur<br />
l’avocat général, dit le président, que<br />
l’inspecteur de police Javert, rappelé<br />
par ses fonctions au chef-lieu d’un<br />
arrondissement voisin, a quitté<br />
l’audience et même la ville, aussitôt sa<br />
déposition faite. Nous lui en avons<br />
accordé l’autorisation, avec l’agrément
de monsieur l’avocat général et du<br />
défenseur de l’accusé.<br />
– C’est juste, monsieur le président,<br />
reprit l’avocat général. En l’absence du<br />
sieur Javert, je crois devoir rappeler à<br />
messieurs les jurés ce qu’il a dit icimême,<br />
il y a peu d’heures. Javert est un<br />
homme estimé qui honore par sa<br />
rigoureuse et stricte probité des<br />
fonctions inférieures, mais importantes.<br />
Voici en quels termes il a déposé : –<br />
« Je n’ai pas même besoin des<br />
présomptions morales et des preuves<br />
matérielles qui démentent les<br />
dénégations de l’accusé. Je le reconnais<br />
parfaitement. Cet homme ne s’appelle<br />
pas Champmathieu ; c’est un ancien<br />
forçat très méchant et très redouté
nommé Jean Valjean. On ne l’a libéré à<br />
l’expiration de sa peine qu’avec un<br />
extrême regret. Il a subi dix-neuf ans de<br />
travaux forcés pour vol qualifié. Il avait<br />
cinq ou six fois tenté de s’évader. Outre<br />
le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je<br />
le soupçonne encore d’un vol commis<br />
chez sa grandeur le défunt évêque de<br />
Digne. Je l’ai souvent vu, à l’époque où<br />
j’étais adjudant garde-chiourme au<br />
bagne de Toulon. Je répète que je le<br />
reconnais parfaitement. » Cette<br />
déclaration si précise parut produire une<br />
vive impression sur le public et le jury.<br />
L’avocat général termina en insistant<br />
pour qu’à défaut de Javert, les trois<br />
témoins Brevet, Chenildieu et<br />
Cochepaille fussent entendus de nouveau
et interpellés solennellement.<br />
Le président transmit un ordre à un<br />
huissier, et un moment après la porte de<br />
la chambre des témoins s’ouvrit.<br />
L’huissier, accompagné d’un gendarme<br />
prêt à lui prêter main-forte, introduisit le<br />
condamné Brevet. L’auditoire était en<br />
suspens et toutes les poitrines palpitaient<br />
comme si elles n’eussent eu qu’une seule<br />
âme.<br />
L’ancien forçat Brevet portait la veste<br />
noire et grise des maisons centrales.<br />
Brevet était un personnage d’une<br />
soixantaine d’années qui avait une<br />
espèce de figure d’homme d’affaires et<br />
l’air d’un coquin. Cela va quelquefois<br />
ensemble. Il était devenu, dans la prison<br />
où de nouveaux méfaits l’avaient
amené, quelque chose comme<br />
guichetier. C’était un homme dont les<br />
chefs disaient : Il cherche à se rendre<br />
utile. Les aumôniers portaient bon<br />
témoignage de ses habitudes religieuses.<br />
Il ne faut pas oublier que ceci se passait<br />
sous la restauration.<br />
– Brevet, dit le président, vous avez<br />
subi une condamnation infamante et vous<br />
ne pouvez prêter serment…<br />
Brevet baissa les yeux.<br />
– Cependant, reprit le président,<br />
même dans l’homme que la loi a<br />
dégradé, il peut rester, quand la pitié<br />
divine le permet, un sentiment d’honneur<br />
et d’équité. C’est à ce sentiment que je<br />
fais appel à cette heure décisive. S’il<br />
existe encore en vous, et je l’espère,
éfléchissez avant de me répondre,<br />
considérez d’une part cet homme qu’un<br />
mot de vous peut perdre, d’autre part la<br />
justice qu’un mot de vous peut éclairer.<br />
L’instant est solennel, et il est toujours<br />
temps de vous rétracter, si vous croyez<br />
vous être trompé. – Accusé, levez-vous.<br />
– Brevet, regardez bien l’accusé,<br />
recueillez vos souvenirs, et dites-nous,<br />
en votre âme et conscience, si vous<br />
persistez à reconnaître cet homme pour<br />
votre ancien camarade de bagne Jean<br />
Valjean.<br />
Brevet regarda l’accusé, puis se<br />
retourna vers la cour.<br />
– Oui, monsieur le président. C’est<br />
moi qui l’ai reconnu le premier et je<br />
persiste. Cet homme est Jean Valjean.
Entré à Toulon en 1796 et sorti en 1815.<br />
Je suis sorti l’an d’après. Il a l’air d’une<br />
brute maintenant, alors ce serait que<br />
l’âge l’a abruti ; au bagne il était<br />
sournois. Je le reconnais positivement.<br />
– Allez vous asseoir, dit le président.<br />
Accusé, restez debout.<br />
On introduisit Chenildieu, forçat à<br />
vie, comme l’indiquaient sa casaque<br />
rouge et son bonnet vert. Il subissait sa<br />
peine au bagne de Toulon, d’où on<br />
l’avait extrait pour cette affaire. C’était<br />
un petit homme d’environ cinquante ans,<br />
vif, ridé, chétif, jaune, effronté, fiévreux,<br />
qui avait dans tous ses membres et dans<br />
toute sa personne une sorte de faiblesse<br />
maladive et dans le regard une force<br />
immense. Ses compagnons du bagne
l’avaient surnommé Je-nie-Dieu.<br />
Le président lui adressa à peu près les<br />
mêmes paroles qu’à Brevet. Au moment<br />
où il lui rappela que son infamie lui ôtait<br />
le droit de prêter serment, Chenildieu<br />
leva la tête et regarda la foule en face.<br />
Le président l’invita à se recueillir et lui<br />
demanda, comme à Brevet, s’il persistait<br />
à reconnaître l’accusé.<br />
Chenildieu éclata de rire.<br />
– Pardine ! si je le reconnais ! nous<br />
avons été cinq ans attachés à la même<br />
chaîne. Tu boudes donc, mon vieux ?<br />
– Allez vous asseoir, dit le président.<br />
L’huissier amena Cochepaille. Cet<br />
autre condamné à perpétuité, venu du<br />
bagne et vêtu de rouge comme<br />
Chenildieu, était un paysan de Lourdes
et un demi-ours des Pyrénées. Il avait<br />
gardé des troupeaux dans la montagne, et<br />
de pâtre il avait glissé brigand.<br />
Cochepaille n’était pas moins sauvage et<br />
paraissait plus stupide encore que<br />
l’accusé. C’était un de ces malheureux<br />
hommes que la nature à ébauchés en<br />
bêtes fauves et que la société termine en<br />
galériens.<br />
Le président essaya de le remuer par<br />
quelques paroles pathétiques et graves et<br />
lui demanda, comme aux deux autres,<br />
s’il persistait, sans hésitation et sans<br />
trouble, à reconnaître l’homme debout<br />
devant lui.<br />
– C’est Jean Valjean, dit Cochepaille.<br />
Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant<br />
il était fort.
Chacune des affirmations de ces trois<br />
hommes, évidemment sincères et de<br />
bonne foi, avait soulevé dans l’auditoire<br />
un murmure de fâcheux augure pour<br />
l’accusé, murmure qui croissait et se<br />
prolongeait plus longtemps chaque fois<br />
qu’une déclaration nouvelle venait<br />
s’ajouter à la précédente. L’accusé, lui,<br />
les avait écoutées avec ce visage étonné<br />
qui, selon l’accusation, était son<br />
principal moyen de défense. À la<br />
première, les gendarmes ses voisins<br />
l’avaient entendu grommeler entre ses<br />
dents : Ah bien ! en voilà un ! Après la<br />
seconde il dit un peu plus haut, d’un air<br />
presque satisfait : Bon ! À la troisième il<br />
s’écria : Fameux !<br />
Le président l’interpella.
– Accusé, vous avez entendu.<br />
Qu’avez-vous à dire ?<br />
Il répondit :<br />
– Je dis – Fameux !<br />
Une rumeur éclata dans le public et<br />
gagna presque le jury. Il était évident<br />
que l’homme était perdu.<br />
– Huissiers, dit le président, faites<br />
faire silence. Je vais clore les débats.<br />
En ce moment un mouvement se fit<br />
tout à côté du président. On entendit une<br />
voix qui criait :<br />
– Brevet, Chenildieu, Cochepaille !<br />
regardez de ce côté-ci.<br />
Tous ceux qui entendirent cette voix<br />
se sentirent glacés, tant elle était<br />
lamentable et terrible. Les yeux se<br />
tournèrent vers le point d’où elle venait.
Un homme, placé parmi les spectateurs<br />
privilégiés qui étaient assis derrière la<br />
cour, venait de se lever, avait poussé la<br />
porte à hauteur d’appui qui séparait le<br />
tribunal du prétoire, et était debout au<br />
milieu de la salle. Le président, l’avocat<br />
général, M. Bamatabois, vingt<br />
personnes, le reconnurent, et s’écrièrent<br />
à la fois :<br />
– Monsieur Madeleine !
11<br />
Chapitre<br />
Champmathieu de<br />
plus en plus étonné<br />
C’était lui en effet. La lampe du greffier<br />
éclairait son visage. Il tenait son<br />
chapeau à la main, il n’y avait aucun<br />
désordre dans ses vêtements, sa<br />
redingote était boutonnée avec soin. Il<br />
était très pâle et il tremblait légèrement.<br />
Ses cheveux, gris encore au moment de
son arrivée à Arras, étaient maintenant<br />
tout à fait blancs. Ils avaient blanchi<br />
depuis une heure qu’il était là.<br />
Toutes les têtes se dressèrent. La<br />
sensation fut indescriptible. Il y eut dans<br />
l’auditoire un instant d’hésitation. La<br />
voix avait été si poignante, l’homme qui<br />
était là paraissait si calme, qu’au<br />
premier abord on ne comprit pas. On se<br />
demanda qui avait crié. On ne pouvait<br />
croire que ce fût cet homme tranquille<br />
qui eût jeté ce cri effrayant.<br />
Cette indécision ne dura que quelques<br />
secondes. Avant même que le président<br />
et l’avocat général eussent pu dire un<br />
mot, avant que les gendarmes et les<br />
huissiers eussent pu faire un geste,<br />
l’homme que tous appelaient encore en
ce moment M. Madeleine s’était avancé<br />
vers les témoins Cochepaille, Brevet et<br />
Chenildieu.<br />
– Vous ne me reconnaissez pas ? ditil.<br />
Tous trois demeurèrent interdits et<br />
indiquèrent par un signe de tête qu’ils ne<br />
le connaissaient point. Cochepaille<br />
intimidé fit le salut militaire.<br />
M. Madeleine se tourna vers les jurés et<br />
vers la cour et dit d’une voix douce :<br />
– Messieurs les jurés, faites relâcher<br />
l’accusé. Monsieur le président, faitesmoi<br />
arrêter. L’homme que vous<br />
cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je<br />
suis Jean Valjean.<br />
Pas une bouche ne respirait. À la<br />
première commotion de l’étonnement
avait succédé un silence de sépulcre. On<br />
sentait dans la salle cette espèce de<br />
terreur religieuse qui saisit la foule<br />
lorsque quelque chose de grand<br />
s’accomplit.<br />
Cependant le visage du président<br />
s’était empreint de sympathie et de<br />
tristesse ; il avait échangé un signe<br />
rapide avec l’avocat et quelques paroles<br />
à voix basse avec les conseillers<br />
assesseurs. Il s’adressa au public, et<br />
demanda avec un accent qui fut compris<br />
de tous :<br />
– Y a-t-il un médecin ici ?<br />
L’avocat général prit la parole :<br />
– Messieurs les jurés, l’incident si<br />
étrange et si inattendu qui trouble<br />
l’audience ne nous inspire, ainsi qu’à
vous, qu’un sentiment que nous n’avons<br />
pas besoin d’exprimer. Vous connaissez<br />
tous, au moins de réputation, l’honorable<br />
M. Madeleine, maire de Montreuil-surmer.<br />
S’il y a un médecin dans<br />
l’auditoire, nous nous joignons à<br />
monsieur le président pour le prier de<br />
vouloir bien assister monsieur<br />
Madeleine et le reconduire à sa<br />
demeure.<br />
M. Madeleine ne laissa point achever<br />
l’avocat général. Il l’interrompit d’un<br />
accent plein de mansuétude et d’autorité.<br />
Voici les paroles qu’il prononça ; les<br />
voici littéralement, telles qu’elles furent<br />
écrites immédiatement après l’audience<br />
par un des témoins de cette scène ; telles<br />
qu’elles sont encore dans l’oreille de
ceux qui les ont entendues, il y a près de<br />
quarante ans aujourd’hui.<br />
– Je vous remercie, monsieur l’avocat<br />
général, mais je ne suis pas fou. Vous<br />
allez voir. Vous étiez sur le point de<br />
commettre une grande erreur, lâchez cet<br />
homme, j’accomplis un devoir, je suis<br />
ce malheureux condamné. Je suis le seul<br />
qui voie clair ici, et je vous dis la<br />
vérité. Ce que je fais en ce moment,<br />
Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela<br />
suffit. Vous pouvez me prendre, puisque<br />
me voilà. J’avais pourtant fait de mon<br />
mieux. Je me suis caché sous un nom ; je<br />
suis devenu riche, je suis devenu maire ;<br />
j’ai voulu rentrer parmi les honnêtes<br />
gens. Il paraît que cela ne se peut pas.<br />
Enfin, il y a bien des choses que je ne
puis pas dire, je ne vais pas vous<br />
raconter ma vie, un jour on saura. J’ai<br />
volé monseigneur l’évêque, cela est<br />
vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est<br />
vrai. On a eu raison de vous dire que<br />
Jean Valjean était un malheureux très<br />
méchant. Toute la faute n’est peut-être<br />
pas à lui. Écoutez, messieurs les juges,<br />
un homme aussi abaissé que moi n’a pas<br />
de remontrance à faire à la providence<br />
ni de conseil à donner à la société ;<br />
mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais<br />
essayé de sortir est une chose nuisible.<br />
Les galères font le galérien. Recueillez<br />
cela, si vous voulez. Avant le bagne,<br />
j’étais un pauvre paysan très peu<br />
intelligent, une espèce d’idiot ; le bagne<br />
m’a changé. J’étais stupide, je suis
devenu méchant ; j’étais bûche, je suis<br />
devenu tison. Plus tard l’indulgence et la<br />
bonté m’ont sauvé, comme la sévérité<br />
m’avait perdu. Mais, pardon, vous ne<br />
pouvez pas comprendre ce que je dis là.<br />
Vous trouverez chez moi, dans les<br />
cendres de la cheminée, la pièce de<br />
quarante sous que j’ai volée il y a sept<br />
ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à<br />
ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu !<br />
monsieur l’avocat général remue la tête,<br />
vous dites : M. Madeleine est devenu<br />
fou, vous ne me croyez pas ! Voilà qui<br />
est affligeant. N’allez point condamner<br />
cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne<br />
me reconnaissent pas ! Je voudrais que<br />
Javert fût ici. Il me reconnaîtrait, lui !<br />
Rien ne pourrait rendre ce qu’il y
avait de mélancolie bienveillante et<br />
sombre dans l’accent qui accompagnait<br />
ces paroles.<br />
Il se tourna vers les trois forçats :<br />
– Eh bien, je vous reconnais, moi !<br />
Brevet ! vous rappelez-vous ?…<br />
Il s’interrompit, hésita un moment, et<br />
dit :<br />
– Te rappelles-tu ces bretelles en<br />
tricot à damier que tu avais au bagne ?<br />
Brevet eut comme une secousse de<br />
surprise et le regarda de la tête aux<br />
pieds d’un air effrayé. Lui continua :<br />
– Chenildieu, qui te surnommais toimême<br />
Je-nie-Dieu, tu as toute l’épaule<br />
droite brûlée profondément, parce que tu<br />
t’es couché un jour l’épaule sur un<br />
réchaud plein de braise, pour effacer les
trois lettres T. F. P., qu’on y voit<br />
toujours cependant. Réponds, est-ce<br />
vrai ?<br />
– C’est vrai, dit Chenildieu.<br />
Il s’adressa à Cochepaille :<br />
– Cochepaille, tu as près de la<br />
saignée du bras gauche une date gravée<br />
en lettres bleues avec de la poudre<br />
brûlée. Cette date, c’est celle du<br />
débarquement de l’empereur à Cannes,<br />
1 er mars 1815. Relève ta manche.<br />
Cochepaille releva sa manche, tous<br />
les regards se penchèrent autour de lui<br />
sur son bras nu. Un gendarme approcha<br />
une lampe ; la date y était.<br />
Le malheureux homme se tourna vers<br />
l’auditoire et vers les juges avec un<br />
sourire dont ceux qui l’ont vu sont
encore navrés lorsqu’ils y songent.<br />
C’était le sourire du triomphe, c’était<br />
aussi le sourire du désespoir.<br />
– Vous voyez bien, dit-il, que je suis<br />
Jean Valjean.<br />
Il n’y avait plus dans cette enceinte ni<br />
juges, ni accusateurs, ni gendarmes ; il<br />
n’y avait que des yeux fixes et des cœurs<br />
émus. Personne ne se rappelait plus le<br />
rôle que chacun pouvait avoir à jouer ;<br />
l’avocat général oubliait qu’il était là<br />
pour requérir, le président qu’il était là<br />
pour présider, le défenseur qu’il était là<br />
pour défendre. Chose frappante, aucune<br />
question ne fut faite, aucune autorité<br />
n’intervint. Le propre des spectacles<br />
sublimes, c’est de prendre toutes les<br />
âmes et de faire de tous les témoins des
spectateurs. Aucun peut-être ne se<br />
rendait compte de ce qu’il éprouvait ;<br />
aucun, sans doute, ne se disait qu’il<br />
voyait resplendir là une grande lumière ;<br />
tous intérieurement se sentaient éblouis.<br />
Il était évident qu’on avait sous les<br />
yeux Jean Valjean. Cela rayonnait.<br />
L’apparition de cet homme avait suffi<br />
pour remplir de clarté cette aventure si<br />
obscure le moment d’auparavant. Sans<br />
qu’il fût besoin d’aucune explication<br />
désormais, toute cette foule, comme par<br />
une sorte de révélation électrique,<br />
comprit tout de suite et d’un seul coup<br />
d’œil cette simple et magnifique histoire<br />
d’un homme qui se livrait pour qu’un<br />
autre homme ne fût pas condamné à sa<br />
place. Les détails, les hésitations, les
petites résistances possibles se perdirent<br />
dans ce vaste fait lumineux.<br />
Impression qui passa vite, mais qui<br />
dans l’instant fut irrésistible [186] .<br />
– Je ne veux pas déranger davantage<br />
l’audience, reprit Jean Valjean. Je m’en<br />
vais, puisqu’on ne m’arrête pas. J’ai<br />
plusieurs choses à faire. Monsieur<br />
l’avocat général sait qui je suis, il sait<br />
où je vais, il me fera arrêter quand il<br />
voudra.<br />
Il se dirigea vers la porte de sortie.<br />
Pas une voix ne s’éleva, pas un bras ne<br />
s’étendit pour l’empêcher. Tous<br />
s’écartèrent. Il avait en ce moment ce je<br />
ne sais quoi de divin qui fait que les<br />
multitudes reculent et se rangent devant<br />
un homme. Il traversa la foule à pas
lents. On n’a jamais su qui ouvrit la<br />
porte, mais il est certain que la porte se<br />
trouva ouverte lorsqu’il y parvint.<br />
Arrivé là, il se retourna et dit :<br />
– Monsieur l’avocat général, je reste<br />
à votre disposition.<br />
Puis il s’adressa à l’auditoire :<br />
– Vous tous, tous ceux qui sont ici,<br />
vous me trouvez digne de pitié, n’est-ce<br />
pas ? Mon Dieu ! quand je pense à ce<br />
que j’ai été sur le point de faire, je me<br />
trouve digne d’envie. Cependant j’aurais<br />
mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas.<br />
Il sortit, et la porte se referma comme<br />
elle avait été ouverte, car ceux qui font<br />
de certaines choses souveraines sont<br />
toujours sûrs d’être servis par quelqu’un<br />
dans la foule.
Moins d’une heure après, le verdict<br />
du jury déchargeait de toute accusation<br />
le nommé Champmathieu ; et<br />
Champmathieu, mis en liberté<br />
immédiatement, s’en allait stupéfait,<br />
croyant tous les hommes fous et ne<br />
comprenant rien à cette vision.
Partie 8<br />
Contre-coup
1<br />
Chapitre<br />
Dans quel miroir<br />
M. Madeleine<br />
regarde ses cheveux<br />
Le jour commençait à poindre. Fantine<br />
avait eu une nuit de fièvre et d’insomnie,<br />
pleine d’ailleurs d’images heureuses ; au<br />
matin, elle s’endormit. La sœur Simplice<br />
qui l’avait veillée profita de ce sommeil<br />
pour aller préparer une nouvelle potion
de quinquina. La digne sœur était depuis<br />
quelques instants dans le laboratoire de<br />
l’infirmerie, penchée sur ses drogues et<br />
sur ses fioles et regardant de très près à<br />
cause de cette brume que le crépuscule<br />
répand sur les objets. Tout à coup elle<br />
tourna la tête et fit un léger cri.<br />
M. Madeleine était devant elle. Il venait<br />
d’entrer silencieusement.<br />
– C’est vous, monsieur le maire !<br />
s’écria-t-elle.<br />
Il répondit, à voix basse :<br />
– Comment va cette pauvre femme ?<br />
– Pas mal en ce moment. Mais nous<br />
avons été bien inquiets, allez !<br />
Elle lui expliqua ce qui s’était passé,<br />
que Fantine était bien mal la veille et<br />
que maintenant elle était mieux, parce
qu’elle croyait que monsieur le maire<br />
était allé chercher son enfant à<br />
Montfermeil. La sœur n’osa pas<br />
interroger monsieur le maire, mais elle<br />
vit bien à son air que ce n’était point de<br />
là qu’il venait.<br />
– Tout cela est bien, dit-il, vous avez<br />
eu raison de ne pas la détromper.<br />
– Oui, reprit la sœur, mais maintenant,<br />
monsieur le maire, qu’elle va vous voir<br />
et qu’elle ne verra pas son enfant, que<br />
lui dirons-nous ?<br />
Il resta un moment rêveur.<br />
– Dieu nous inspirera, dit-il.<br />
– On ne pourrait cependant pas<br />
mentir, murmura la sœur à demi-voix.<br />
Le plein jour s’était fait dans la<br />
chambre. Il éclairait en face le visage de
M. Madeleine. Le hasard fit que la sœur<br />
leva les yeux.<br />
– Mon Dieu, monsieur ! s’écria-t-elle,<br />
que vous est-il donc arrivé ? vos<br />
cheveux sont tout blancs !<br />
– Blancs ! dit-il.<br />
La sœur Simplice n’avait point de<br />
miroir ; elle fouilla dans une trousse et<br />
en tira une petite glace dont se servait le<br />
médecin de l’infirmerie pour constater<br />
qu’un malade était mort et ne respirait<br />
plus. M. Madeleine prit la glace, y<br />
considéra ses cheveux, et dit :<br />
– Tiens !<br />
Il prononça ce mot avec indifférence<br />
et comme s’il pensait à autre chose.<br />
La sœur se sentit glacée par je ne sais<br />
quoi d’inconnu qu’elle entrevoyait dans
tout ceci.<br />
Il demanda :<br />
– Puis-je la voir ?<br />
– Est-ce que monsieur le maire ne lui<br />
fera pas revenir son enfant ? dit la sœur,<br />
osant à peine hasarder une question.<br />
– Sans doute, mais il faut au moins<br />
deux ou trois jours.<br />
– Si elle ne voyait pas monsieur le<br />
maire d’ici là, reprit timidement la sœur,<br />
elle ne saurait pas que monsieur le maire<br />
est de retour, il serait aisé de lui faire<br />
prendre patience, et quand l’enfant<br />
arriverait elle penserait tout<br />
naturellement que monsieur le maire est<br />
arrivé avec l’enfant. On n’aurait pas de<br />
mensonge à faire.<br />
M. Madeleine parut réfléchir
quelques instants, puis il dit avec sa<br />
gravité calme :<br />
– Non, ma sœur, il faut que je la voie.<br />
Je suis peut-être pressé.<br />
La religieuse ne sembla pas<br />
remarquer ce mot « peut-être », qui<br />
donnait un sens obscur et singulier aux<br />
paroles de M. le maire. Elle répondit en<br />
baissant les yeux et la voix<br />
respectueusement :<br />
– En ce cas, elle repose, mais<br />
monsieur le maire peut entrer.<br />
Il fit quelques observations sur une<br />
porte qui fermait mal, et dont le bruit<br />
pouvait réveiller la malade, puis il entra<br />
dans la chambre de Fantine, s’approcha<br />
du lit et entrouvrit les rideaux. Elle<br />
dormait. Son souffle sortait de sa
poitrine avec ce bruit tragique qui est<br />
propre à ces maladies, et qui navre les<br />
pauvres mères lorsqu’elles veillent la<br />
nuit près de leur enfant condamné et<br />
endormi. Mais cette respiration pénible<br />
troublait à peine une sorte de sérénité<br />
ineffable, répandue sur son visage, qui<br />
la transfigurait dans son sommeil. Sa<br />
pâleur était devenue de la blancheur ;<br />
ses joues étaient vermeilles. Ses longs<br />
cils blonds, la seule beauté qui lui fût<br />
restée de sa virginité et de sa jeunesse,<br />
palpitaient tout en demeurant clos et<br />
baissés. Toute sa personne tremblait de<br />
je ne sais quel déploiement d’ailes<br />
prêtes à s’entrouvrir et à l’emporter,<br />
qu’on sentait frémir, mais qu’on ne<br />
voyait pas. À la voir ainsi, on n’eût
jamais pu croire que c’était là une<br />
malade presque désespérée. Elle<br />
ressemblait plutôt à ce qui va s’envoler<br />
qu’à ce qui va mourir.<br />
La branche, lorsqu’une main<br />
s’approche pour détacher la fleur,<br />
frissonne, et semble à la fois se dérober<br />
et s’offrir. Le corps humain a quelque<br />
chose de ce tressaillement, quand arrive<br />
l’instant où les doigts mystérieux de la<br />
mort vont cueillir l’âme.<br />
M. Madeleine resta quelque temps<br />
immobile près de ce lit, regardant tour à<br />
tour la malade et le crucifix, comme il<br />
faisait deux mois auparavant, le jour où<br />
il était venu pour la première fois la voir<br />
dans cet asile. Ils étaient encore là tous<br />
les deux dans la même attitude, elle
dormant, lui priant ; seulement<br />
maintenant, depuis ces deux mois<br />
écoulés, elle avait des cheveux gris et<br />
lui des cheveux blancs.<br />
La sœur n’était pas entrée avec lui. Il<br />
se tenait près de ce lit, debout, le doigt<br />
sur la bouche, comme s’il y eût eu dans<br />
la chambre quelqu’un à faire taire.<br />
Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit<br />
paisiblement, avec un sourire :<br />
– Et Cosette ?
2<br />
Chapitre<br />
Fantine heureuse<br />
Elle n’eut pas un mouvement de<br />
surprise, ni un mouvement de joie ; elle<br />
était la joie même. Cette simple<br />
question : « Et Cosette ? » fut faite avec<br />
une foi si profonde, avec tant de<br />
certitude, avec une absence si complète<br />
d’inquiétude et de doute, qu’il ne trouva<br />
pas une parole. Elle continua :<br />
– Je savais que vous étiez là. Je
dormais, mais je vous voyais. Il y a<br />
longtemps que je vous vois. Je vous ai<br />
suivi des yeux toute la nuit. Vous étiez<br />
dans une gloire et vous aviez autour de<br />
vous toutes sortes de figures célestes.<br />
Il leva son regard vers le crucifix.<br />
– Mais, reprit-elle, dites-moi donc où<br />
est Cosette ? Pourquoi ne l’avoir pas<br />
mise sur mon lit pour le moment où je<br />
m’éveillerais ?<br />
Il répondit machinalement quelque<br />
chose qu’il n’a jamais pu se rappeler<br />
plus tard.<br />
Heureusement le médecin, averti, était<br />
survenu. Il vint en aide à M. Madeleine.<br />
– Mon enfant, dit le médecin, calmezvous.<br />
Votre enfant est là.<br />
Les yeux de Fantine s’illuminèrent et
couvrirent de clarté tout son visage. Elle<br />
joignit les mains avec une expression<br />
qui contenait tout ce que la prière peut<br />
avoir à la fois de plus violent et de plus<br />
doux.<br />
– Oh ! s’écria-t-elle, apportez-lamoi<br />
!<br />
Touchante illusion de mère ! Cosette<br />
était toujours pour elle le petit enfant<br />
qu’on apporte.<br />
– Pas encore, reprit le médecin, pas<br />
en ce moment. Vous avez un reste de<br />
fièvre. La vue de votre enfant vous<br />
agiterait et vous ferait du mal. Il faut<br />
d’abord vous guérir.<br />
Elle l’interrompit impétueusement.<br />
– Mais je suis guérie ! je vous dis que<br />
je suis guérie ! Est-il âne, ce médecin !
Ah çà ! je veux voir mon enfant, moi !<br />
– Vous voyez, dit le médecin, comme<br />
vous vous emportez. Tant que vous serez<br />
ainsi, je m’opposerai à ce que vous ayez<br />
votre enfant. Il ne suffit pas de la voir, il<br />
faut vivre pour elle. Quand vous serez<br />
raisonnable, je vous l’amènerai moimême.<br />
La pauvre mère courba la tête.<br />
– Monsieur le médecin, je vous<br />
demande pardon, je vous demande<br />
vraiment bien pardon. Autrefois, je<br />
n’aurais pas parlé comme je viens de<br />
faire, il m’est arrivé tant de malheurs<br />
que quelquefois je ne sais plus ce que je<br />
dis. Je comprends, vous craignez<br />
l’émotion, j’attendrai tant que vous<br />
voudrez, mais je vous jure que cela ne
m’aurait pas fait de mal de voir ma fille.<br />
Je la vois, je ne la quitte pas des yeux<br />
depuis hier au soir. Savez-vous ? on me<br />
l’apporterait maintenant que je me<br />
mettrais à lui parler doucement. Voilà<br />
tout. Est-ce que ce n’est pas bien naturel<br />
que j’aie envie de voir mon enfant qu’on<br />
a été me chercher exprès à<br />
Montfermeil ? Je ne suis pas en colère.<br />
Je sais bien que je vais être heureuse.<br />
Toute la nuit j’ai vu des choses blanches<br />
et des personnes qui me souriaient.<br />
Quand monsieur le médecin voudra, il<br />
m’apportera ma Cosette. Je n’ai plus de<br />
fièvre, puisque je suis guérie ; je sens<br />
bien que je n’ai plus rien du tout ; mais<br />
je vais faire comme si j’étais malade et<br />
ne pas bouger pour faire plaisir aux
dames d’ici. Quand on verra que je suis<br />
bien tranquille, on dira : il faut lui<br />
donner son enfant.<br />
M. Madeleine s’était assis sur une<br />
chaise qui était à côté du lit. Elle se<br />
tourna vers lui ; elle faisait visiblement<br />
effort pour paraître calme et « bien<br />
sage », comme elle disait dans cet<br />
affaiblissement de la maladie qui<br />
ressemble à l’enfance, afin que, la<br />
voyant si paisible, on ne fît pas difficulté<br />
de lui amener Cosette. Cependant, tout<br />
en se contenant, elle ne pouvait<br />
s’empêcher d’adresser à M. Madeleine<br />
mille questions.<br />
– Avez-vous fait un bon voyage,<br />
monsieur le maire ? Oh ! comme vous<br />
êtes bon d’avoir été me la chercher !
Dites-moi seulement comment elle est.<br />
A-t-elle bien supporté la route ? Hélas !<br />
elle ne me reconnaîtra pas ! Depuis le<br />
temps, elle m’a oubliée, pauvre chou !<br />
Les enfants, cela n’a pas de mémoire.<br />
C’est comme des oiseaux. Aujourd’hui<br />
cela voit une chose et demain une autre,<br />
et cela ne pense plus à rien. Avait-elle<br />
du linge blanc seulement ? Ces<br />
Thénardier la tenaient-ils proprement ?<br />
Comment la nourrissait-on ? Oh ! comme<br />
j’ai souffert, si vous saviez ! de me faire<br />
toutes ces questions-là dans le temps de<br />
ma misère ! Maintenant, c’est passé. Je<br />
suis joyeuse. Oh ! que je voudrais donc<br />
la voir ! Monsieur le maire, l’avez-vous<br />
trouvée jolie ? N’est-ce pas qu’elle est<br />
belle, ma fille ? Vous devez avoir eu
ien froid dans cette diligence ! Est-ce<br />
qu’on ne pourrait pas l’amener rien<br />
qu’un petit moment ? On la remporterait<br />
tout de suite après. Dites ! vous qui êtes<br />
le maître, si vous vouliez !<br />
Il lui prit la main :<br />
– Cosette est belle, dit-il, Cosette se<br />
porte bien, vous la verrez bientôt, mais<br />
apaisez-vous. Vous parlez trop<br />
vivement, et puis vous sortez vos bras<br />
du lit, et cela vous fait tousser.<br />
En effet, des quintes de toux<br />
interrompaient Fantine presque à chaque<br />
mot.<br />
Fantine ne murmura pas, elle craignait<br />
d’avoir compromis par quelques<br />
plaintes trop passionnées la confiance<br />
qu’elle voulait inspirer, et elle se mit à
dire des paroles indifférentes.<br />
– C’est assez joli, Montfermeil, n’estce-pas<br />
? L’été, on va y faire des parties<br />
de plaisir. Ces Thénardier font-ils de<br />
bonnes affaires ? Il ne passe pas grand<br />
monde dans leur pays. C’est une espèce<br />
de gargote que cette auberge-là.<br />
M. Madeleine lui tenait toujours la<br />
main, il la considérait avec anxiété ; il<br />
était évident qu’il était venu pour lui<br />
dire des choses devant lesquelles sa<br />
pensée hésitait maintenant. Le médecin,<br />
sa visite faite, s’était retiré. La sœur<br />
Simplice était seule restée auprès d’eux.<br />
Cependant, au milieu de ce silence,<br />
Fantine s’écria :<br />
– Je l’entends ! mon Dieu ! je<br />
l’entends !
Elle étendit le bras pour qu’on se tût<br />
autour d’elle, retint son souffle, et se mit<br />
à écouter avec ravissement.<br />
Il y avait un enfant qui jouait dans la<br />
cour ; l’enfant de la portière ou d’une<br />
ouvrière quelconque. C’est là un de ces<br />
hasards qu’on retrouve toujours et qui<br />
semblent faire partie de la mystérieuse<br />
mise en scène des événements lugubres.<br />
L’enfant, c’était une petite fille, allait,<br />
venait, courait pour se réchauffer, riait et<br />
chantait à haute voix. Hélas ! à quoi les<br />
jeux des enfants ne se mêlent-ils pas !<br />
C’était cette petite fille que Fantine<br />
entendait chanter.<br />
– Oh ! reprit-elle, c’est ma Cosette !<br />
je reconnais sa voix !<br />
L’enfant s’éloigna comme il était
venu, la voix s’éteignit, Fantine écouta<br />
encore quelque temps, puis son visage<br />
s’assombrit, et M. Madeleine l’entendit<br />
qui disait à voix basse :<br />
– Comme ce médecin est méchant de<br />
ne pas me laisser voir ma fille ! Il a une<br />
mauvaise figure, cet homme-là !<br />
Cependant le fond riant de ses idées<br />
revint. Elle continua de se parler à ellemême,<br />
la tête sur l’oreiller.<br />
– Comme nous allons être heureuses !<br />
Nous aurons un petit jardin, d’abord !<br />
M. Madeleine me l’a promis. Ma fille<br />
jouera dans le jardin. Elle doit savoir<br />
ses lettres maintenant. Je la ferai épeler.<br />
Elle courra dans l’herbe après les<br />
papillons. Je la regarderai. Et puis elle<br />
fera sa première communion. Ah çà !
quand fera-t-elle sa première<br />
communion ?<br />
Elle se mit à compter sur ses doigts.<br />
– … Un, deux, trois, quatre… elle a<br />
sept ans. Dans cinq ans. Elle aura un<br />
voile blanc, des bas à jour, elle aura<br />
l’air d’une petite femme. Ô ma bonne<br />
sœur, vous ne savez pas comme je suis<br />
bête, voilà que je pense à la première<br />
communion de ma fille !<br />
Et elle se mit à rire.<br />
Il avait quitté la main de Fantine. Il<br />
écoutait ces paroles comme on écoute un<br />
vent qui souffle, les yeux à terre, l’esprit<br />
plongé dans des réflexions sans fond.<br />
Tout à coup elle cessa de parler, cela lui<br />
fit lever machinalement la tête. Fantine<br />
était devenue effrayante.
Elle ne parlait plus, elle ne respirait<br />
plus ; elle s’était soulevée à demi sur<br />
son séant, son épaule maigre sortait de<br />
sa chemise, son visage, radieux le<br />
moment d’auparavant, était blême, et<br />
elle paraissait fixer sur quelque chose<br />
de formidable, devant elle, à l’autre<br />
extrémité de la chambre, son œil agrandi<br />
par la terreur.<br />
– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Qu’avezvous,<br />
Fantine ?<br />
Elle ne répondit pas, elle ne quitta<br />
point des yeux l’objet quelconque<br />
qu’elle semblait voir, elle lui toucha le<br />
bras d’une main et de l’autre lui fit signe<br />
de regarder derrière lui.<br />
Il se retourna, et vit Javert.
3<br />
Chapitre<br />
Javert content<br />
Voici ce qui s’était passé.<br />
Minuit et demi venait de sonner,<br />
quand M. Madeleine était sorti de la<br />
salle des assises d’Arras. Il était rentré<br />
à son auberge juste à temps pour repartir<br />
par la malle-poste où l’on se rappelle<br />
qu’il avait retenu sa place. Un peu avant<br />
six heures du matin, il était arrivé à<br />
Montreuil-sur-mer, et son premier soin
avait été de jeter à la poste sa lettre à<br />
M. Laffitte, puis d’entrer à l’infirmerie<br />
et de voir Fantine.<br />
Cependant, à peine avait-il quitté la<br />
salle d’audience de la cour d’assises,<br />
que l’avocat général, revenu du premier<br />
saisissement, avait pris la parole pour<br />
déplorer l’acte de folie de l’honorable<br />
maire de Montreuil-sur-mer, déclarer<br />
que ses convictions n’étaient en rien<br />
modifiées par cet incident bizarre qui<br />
s’éclaircirait plus tard, et requérir, en<br />
attendant, la condamnation de ce<br />
Champmathieu, évidemment le vrai Jean<br />
Valjean. La persistance de l’avocat<br />
général était visiblement en<br />
contradiction avec le sentiment de tous,<br />
du public, de la cour et du jury. Le
défenseur avait eu peu de peine à réfuter<br />
cette harangue et à établir que, par suite<br />
des révélations de M. Madeleine, c’està-dire<br />
du vrai Jean Valjean, la face de<br />
l’affaire était bouleversée de fond en<br />
comble, et que le jury n’avait plus<br />
devant les yeux qu’un innocent. L’avocat<br />
avait tiré de là quelques épiphonèmes,<br />
malheureusement peu neufs, sur les<br />
erreurs judiciaires, etc., etc., le<br />
président dans son résumé s’était joint<br />
au défenseur, et le jury en quelques<br />
minutes avait mis hors de cause<br />
Champmathieu.<br />
Cependant il fallait un Jean Valjean à<br />
l’avocat général, et, n’ayant plus<br />
Champmathieu, il prit Madeleine.<br />
Immédiatement après la mise en
liberté de Champmathieu, l’avocat<br />
général s’enferma avec le président. Ils<br />
conférèrent « de la nécessité de se saisir<br />
de la personne de M. le maire de<br />
Montreuil-sur-mer ». Cette phrase, où il<br />
y a beaucoup de de, est de M. l’avocat<br />
général, entièrement écrite de sa main<br />
sur la minute de son rapport au<br />
procureur général. La première émotion<br />
passée, le président fit peu d’objections.<br />
Il fallait bien que justice eût son cours.<br />
Et puis, pour tout dire, quoique le<br />
président fût homme bon et assez<br />
intelligent, il était en même temps fort<br />
royaliste et presque ardent, et il avait été<br />
choqué que le maire de Montreuil-surmer,<br />
en parlant du débarquement à<br />
Cannes, eût dit l’empereur et non
Buonaparte.<br />
L’ordre d’arrestation fut donc<br />
expédié. L’avocat général l’envoya à<br />
Montreuil-sur-mer par un exprès, à franc<br />
étrier, et en chargea l’inspecteur de<br />
police Javert.<br />
On sait que Javert était revenu à<br />
Montreuil-sur-mer immédiatement après<br />
avoir fait sa déposition.<br />
Javert se levait au moment où<br />
l’exprès lui remit l’ordre d’arrestation et<br />
le mandat d’amener.<br />
L’exprès était lui-même un homme de<br />
police fort entendu qui, en deux mots,<br />
mit Javert au fait de ce qui était arrivé à<br />
Arras. L’ordre d’arrestation, signé de<br />
l’avocat général, était ainsi conçu : –<br />
L’inspecteur Javert appréhendera au
corps le sieur Madeleine, maire de<br />
Montreuil-sur-mer, qui, dans l’audience<br />
de ce jour, a été reconnu pour être le<br />
forçat libéré Jean Valjean.<br />
Quelqu’un qui n’eût pas connu Javert<br />
et qui l’eût vu au moment où il pénétra<br />
dans l’antichambre de l’infirmerie n’eût<br />
pu rien deviner de ce qui se passait, et<br />
lui eût trouvé l’air le plus ordinaire du<br />
monde. Il était froid, calme, grave, avait<br />
ses cheveux gris parfaitement lissés sur<br />
les tempes et venait de monter l’escalier<br />
avec sa lenteur habituelle. Quelqu’un qui<br />
l’eût connu à fond et qui l’eût examiné<br />
attentivement eût frémi. La boucle de<br />
son col de cuir, au lieu d’être sur sa<br />
nuque, était sur son oreille gauche. Ceci<br />
révélait une agitation inouïe.
Javert était un caractère complet, ne<br />
laissant faire de pli ni à son devoir, ni à<br />
son uniforme ; méthodique avec les<br />
scélérats, rigide avec les boutons de son<br />
habit.<br />
Pour qu’il eût mal mis la boucle de<br />
son col, il fallait qu’il y eût en lui une de<br />
ces émotions qu’on pourrait appeler des<br />
tremblements de terre intérieurs.<br />
Il était venu simplement, avait requis<br />
un caporal et quatre soldats au poste<br />
voisin, avait laissé les soldats dans la<br />
cour, et s’était fait indiquer la chambre<br />
de Fantine par la portière sans défiance,<br />
accoutumée qu’elle était à voir des gens<br />
armés demander monsieur le maire.<br />
Arrivé à la chambre de Fantine,<br />
Javert tourna la clef, poussa la porte
avec une douceur de garde-malade ou de<br />
mouchard, et entra.<br />
À proprement parler, il n’entra pas. Il<br />
se tint debout dans la porte entrebâillée,<br />
le chapeau sur la tête, la main gauche<br />
dans sa redingote fermée jusqu’au<br />
menton. Dans le pli du coude on pouvait<br />
voir le pommeau de plomb de son<br />
énorme canne, laquelle disparaissait<br />
derrière lui.<br />
Il resta ainsi près d’une minute sans<br />
qu’on s’aperçût de sa présence. Tout à<br />
coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit<br />
retourner M. Madeleine.<br />
À l’instant où le regard de Madeleine<br />
rencontra le regard de Javert, Javert,<br />
sans bouger, sans remuer, sans<br />
approcher, devint épouvantable. Aucun
sentiment humain ne réussit à être<br />
effroyable comme la joie.<br />
Ce fut le visage d’un démon qui vient<br />
de retrouver son damné.<br />
La certitude de tenir enfin Jean<br />
Valjean fit apparaître sur sa<br />
physionomie tout ce qu’il avait dans<br />
l’âme. Le fond remué monta à la surface.<br />
L’humiliation d’avoir un peu perdu la<br />
piste et de s’être mépris quelques<br />
minutes sur ce Champmathieu, s’effaçait<br />
sous l’orgueil d’avoir si bien deviné<br />
d’abord et d’avoir eu si longtemps un<br />
instinct juste. Le contentement de Javert<br />
éclata dans son attitude souveraine. La<br />
difformité du triomphe s’épanouit sur ce<br />
front étroit. Ce fut tout le déploiement<br />
d’horreur que peut donner une figure
satisfaite.<br />
Javert en ce moment était au ciel.<br />
Sans qu’il s’en rendit nettement compte,<br />
mais pourtant avec une intuition confuse<br />
de sa nécessité et de son succès, il<br />
personnifiait, lui Javert, la justice, la<br />
lumière et la vérité dans leur fonction<br />
céleste d’écrasement du mal. Il avait<br />
derrière lui et autour de lui, à une<br />
profondeur infinie, l’autorité, la raison,<br />
la chose jugée, la conscience légale, la<br />
vindicte publique, toutes les étoiles ; il<br />
protégeait l’ordre, il faisait sortir de la<br />
loi la foudre, il vengeait la société, il<br />
prêtait main-forte à l’absolu ; il se<br />
dressait dans une gloire ; il y avait dans<br />
sa victoire un reste de défi et de<br />
combat ; debout, altier, éclatant, il
étalait en plein azur la bestialité<br />
surhumaine d’un archange féroce ;<br />
l’ombre redoutable de l’action qu’il<br />
accomplissait faisait visible à son poing<br />
crispé le vague flamboiement de l’épée<br />
sociale ; heureux et indigné, il tenait<br />
sous son talon le crime, le vice, la<br />
rébellion, la perdition, l’enfer, il<br />
rayonnait, il exterminait, il souriait et il<br />
y avait une incontestable grandeur dans<br />
ce saint Michel monstrueux.<br />
Javert, effroyable, n’avait rien<br />
d’ignoble.<br />
La probité, la sincérité, la candeur, la<br />
conviction, l’idée du devoir, sont des<br />
choses qui, en se trompant, peuvent<br />
devenir hideuses, mais qui, même<br />
hideuses, restent grandes ; leur majesté,
propre à la conscience humaine, persiste<br />
dans l’horreur. Ce sont des vertus qui<br />
ont un vice, l’erreur. L’impitoyable joie<br />
honnête d’un fanatique en pleine atrocité<br />
conserve on ne sait quel rayonnement<br />
lugubrement vénérable. Sans qu’il s’en<br />
doutât, Javert, dans son bonheur<br />
formidable, était à plaindre comme tout<br />
ignorant qui triomphe. Rien n’était<br />
poignant et terrible comme cette figure<br />
où se montrait ce qu’on pourrait appeler<br />
tout le mauvais du bon.
4<br />
Chapitre<br />
L’autorité reprend ses<br />
droits<br />
La Fantine n’avait point vu Javert depuis<br />
le jour où M. le maire l’avait arrachée à<br />
cet homme. Son cerveau malade ne se<br />
rendit compte de rien, seulement elle ne<br />
douta pas qu’il ne revint la chercher.<br />
Elle ne put supporter cette figure<br />
affreuse, elle se sentit expirer, elle
cacha son visage de ses deux mains et<br />
cria avec angoisse :<br />
– Monsieur Madeleine, sauvez-moi !<br />
Jean Valjean, – nous ne le nommerons<br />
plus désormais autrement, – s’était levé.<br />
Il dit à Fantine de sa voix la plus douce<br />
et la plus calme :<br />
– Soyez tranquille. Ce n’est pas pour<br />
vous qu’il vient.<br />
Puis il s’adressa à Javert et lui dit :<br />
– Je sais ce que vous voulez.<br />
Javert répondit :<br />
– Allons, vite !<br />
Il y eut dans l’inflexion qui<br />
accompagna ces deux mots je ne sais<br />
quoi de fauve et de frénétique. Javert ne<br />
dit pas : « Allons, vite ! » il dit :<br />
« Allonouaite ! » Aucune orthographe ne
pourrait rendre l’accent dont cela fut<br />
prononcé ; ce n’était plus une parole<br />
humaine, c’était un rugissement.<br />
Il ne fit point comme d’habitude ; il<br />
n’entra point en matière ; il n’exhiba<br />
point de mandat d’amener. Pour lui, Jean<br />
Valjean était une sorte de combattant<br />
mystérieux et insaisissable, un lutteur<br />
ténébreux qu’il étreignait depuis cinq<br />
ans sans pouvoir le renverser. Cette<br />
arrestation n’était pas un<br />
commencement, mais une fin. Il se borna<br />
à dire : « Allons, vite ! »<br />
En parlant ainsi, il ne fit point un pas ;<br />
il lança sur Jean Valjean ce regard qu’il<br />
jetait comme un crampon, et avec lequel<br />
il avait coutume de tirer violemment les<br />
misérables à lui [187] .
C’était ce regard que la Fantine avait<br />
senti pénétrer jusque dans la moelle de<br />
ses os deux mois auparavant.<br />
Au cri de Javert, Fantine avait rouvert<br />
les yeux. Mais M. le maire était là. Que<br />
pouvait-elle craindre ?<br />
Javert avança au milieu de la chambre<br />
et cria :<br />
– Ah çà ! viendras-tu ?<br />
La malheureuse regarda autour d’elle.<br />
Il n’y avait personne que la religieuse et<br />
monsieur le maire. À qui pouvait<br />
s’adresser ce tutoiement abject ? À elle<br />
seulement. Elle frissonna.<br />
Alors elle vit une chose inouïe,<br />
tellement inouïe que jamais rien de<br />
pareil ne lui était apparu dans les plus<br />
noirs délires de la fièvre.
Elle vit le mouchard Javert saisir au<br />
collet monsieur le maire ; elle vit<br />
monsieur le maire courber la tête. Il lui<br />
sembla que le monde s’évanouissait.<br />
Javert, en effet, avait pris Jean<br />
Valjean au collet.<br />
– Monsieur le maire ! cria Fantine.<br />
Javert éclata de rire, de cet affreux<br />
rire qui lui déchaussait toutes les dents.<br />
– Il n’y a plus de monsieur le maire<br />
ici !<br />
Jean Valjean n’essaya pas de<br />
déranger la main qui tenait le col de sa<br />
redingote. Il dit :<br />
– Javert…<br />
Javert l’interrompit :<br />
– Appelle-moi monsieur l’inspecteur.<br />
– Monsieur, reprit Jean Valjean, je
voudrais vous dire un mot en particulier.<br />
– Tout haut ! parle tout haut ! répondit<br />
Javert ; on me parle tout haut à moi !<br />
Jean Valjean continua en baissant la<br />
voix :<br />
– C’est une prière que j’ai à vous<br />
faire…<br />
– Je te dis de parler tout haut.<br />
– Mais cela ne doit être entendu que<br />
de vous seul…<br />
– Qu’est-ce que cela me fait ? je<br />
n’écoute pas !<br />
Jean Valjean se tourna vers lui et lui<br />
dit rapidement et très bas :<br />
– Accordez-moi trois jours ! trois<br />
jours pour aller chercher l’enfant de<br />
cette malheureuse femme ! Je payerai ce<br />
qu’il faudra. Vous m’accompagnerez si
vous voulez.<br />
– Tu veux rire ! cria Javert. Ah çà ! je<br />
ne te croyais pas bête ! Tu me demandes<br />
trois jours pour t’en aller ! Tu dis que<br />
c’est pour aller chercher l’enfant de<br />
cette fille ! Ah ! ah ! c’est bon ! voilà qui<br />
est bon !<br />
Fantine eut un tremblement.<br />
– Mon enfant ! s’écria-t-elle, aller<br />
chercher mon enfant ! Elle n’est donc<br />
pas ici ! Ma sœur, répondez-moi, où est<br />
Cosette ? Je veux mon enfant ! Monsieur<br />
Madeleine ! monsieur le maire !<br />
Javert frappa du pied.<br />
– Voilà l’autre, à présent ! Te tairastu,<br />
drôlesse ! Gredin de pays où les<br />
galériens sont magistrats et où les filles<br />
publiques sont soignées comme des
comtesses ! Ah mais ! tout ça va<br />
changer ; il était temps !<br />
Il regarda fixement Fantine et ajouta<br />
en reprenant à poignée la cravate, la<br />
chemise et le collet de Jean Valjean :<br />
– Je te dis qu’il n’y a point de<br />
monsieur Madeleine et qu’il n’y a point<br />
de monsieur le maire. Il y a un voleur, il<br />
y a un brigand, il y a un forçat appelé<br />
Jean Valjean ! c’est lui que je tiens !<br />
voilà ce qu’il y a !<br />
Fantine se dressa en sursaut, appuyée<br />
sur ses bras roides et sur ses deux<br />
mains, elle regarda Jean Valjean, elle<br />
regarda Javert, elle regarda la<br />
religieuse, elle ouvrit la bouche comme<br />
pour parler, un râle sortit du fond de sa<br />
gorge, ses dents claquèrent, elle étendit
les bras avec angoisse, ouvrant<br />
convulsivement les mains, et cherchant<br />
autour d’elle comme quelqu’un qui se<br />
noie, puis elle s’affaissa subitement sur<br />
l’oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit<br />
et vint retomber sur sa poitrine, la<br />
bouche béante, les yeux ouverts et<br />
éteints.<br />
Elle était morte.<br />
Jean Valjean posa sa main sur la main<br />
de Javert qui le tenait, et l’ouvrit comme<br />
il eût ouvert la main d’un enfant, puis il<br />
dit à Javert :<br />
– Vous avez tué cette femme.<br />
– Finirons-nous ! cria Javert furieux.<br />
Je ne suis pas ici pour entendre des<br />
raisons. Économisons tout ça. La garde<br />
est en bas. Marchons tout de suite, ou les
poucettes !<br />
Il y avait dans un coin de la chambre<br />
un vieux lit en fer en assez mauvais état<br />
qui servait de lit de camp aux sœurs<br />
quand elles veillaient. Jean Valjean alla<br />
à ce lit, disloqua en un clin d’œil le<br />
chevet déjà fort délabré, chose facile à<br />
des muscles comme les siens, saisit à<br />
poigne-main la maîtresse-tringle, et<br />
considéra Javert. Javert recula vers la<br />
porte.<br />
Jean Valjean, sa barre de fer au poing,<br />
marcha lentement vers le lit de Fantine.<br />
Quand il y fut parvenu, il se retourna, et<br />
dit à Javert d’une voix qu’on entendait à<br />
peine :<br />
– Je ne vous conseille pas de me<br />
déranger en ce moment.
Ce qui est certain, c’est que Javert<br />
tremblait.<br />
Il eut l’idée d’aller appeler la garde,<br />
mais Jean Valjean pouvait profiter de<br />
cette minute pour s’évader. Il resta donc,<br />
saisit sa canne par le petit bout, et<br />
s’adossa au chambranle de la porte sans<br />
quitter du regard Jean Valjean.<br />
Jean Valjean posa son coude sur la<br />
pomme du chevet du lit et son front sur<br />
sa main, et se mit à contempler Fantine<br />
immobile et étendue. Il demeura ainsi,<br />
absorbé, muet, et ne songeant<br />
évidemment plus à aucune chose de cette<br />
vie. Il n’y avait plus rien sur son visage<br />
et dans son attitude qu’une inexprimable<br />
pitié. Après quelques instants de cette<br />
rêverie, il se pencha vers Fantine et lui
parla à voix basse.<br />
Que lui dit-il ? Que pouvait dire cet<br />
homme qui était réprouvé à cette femme<br />
qui était morte ? Qu’était-ce que ces<br />
paroles ? Personne sur la terre ne les a<br />
entendues. La morte les entendit-elle ? Il<br />
y a des illusions touchantes qui sont<br />
peut-être des réalités sublimes. Ce qui<br />
est hors de doute, c’est que la sœur<br />
Simplice, unique témoin de la chose qui<br />
se passait, a souvent raconté qu’au<br />
moment où Jean Valjean parla à l’oreille<br />
de Fantine, elle vit distinctement poindre<br />
un ineffable sourire sur ces lèvres pâles<br />
et dans ces prunelles vagues, pleines de<br />
l’étonnement du tombeau.<br />
Jean Valjean prit dans ses deux mains<br />
la tête de Fantine et l’arrangea sur
l’oreiller comme une mère eût fait pour<br />
son enfant, il lui rattacha le cordon de sa<br />
chemise et rentra ses cheveux sous son<br />
bonnet. Cela fait, il lui ferma les yeux.<br />
La face de Fantine en cet instant<br />
semblait étrangement éclairée.<br />
La mort, c’est l’entrée dans la grande<br />
lueur.<br />
La main de Fantine pendait hors du lit.<br />
Jean Valjean s’agenouilla devant cette<br />
main, la souleva doucement, et la baisa.<br />
Puis il se redressa, et, se tournant vers<br />
Javert :<br />
– Maintenant, dit-il, je suis à vous.
5<br />
Chapitre<br />
Tombeau convenable<br />
Javert déposa Jean Valjean à la prison<br />
de la ville.<br />
L’arrestation de M. Madeleine<br />
produisit à Montreuil-sur-mer une<br />
sensation, ou pour mieux dire une<br />
commotion extraordinaire. Nous sommes<br />
triste de ne pouvoir dissimuler que sur<br />
ce seul mot : c’était un galérien, tout le<br />
monde à peu près l’abandonna. En moins
de deux heures tout le bien qu’il avait<br />
fait fut oublié, et ce ne fut plus « qu’un<br />
galérien ». Il est juste de dire qu’on ne<br />
connaissait pas encore les détails de<br />
l’événement d’Arras. Toute la journée<br />
on entendait dans toutes les parties de la<br />
ville des conversations comme celle-ci :<br />
– Vous ne savez pas ? c’était un forçat<br />
libéré ! – Qui ça ? – Le maire. – Bah !<br />
M. Madeleine ? – Oui. – Vraiment ? – Il<br />
ne s’appelait pas Madeleine, il a un<br />
affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean. –<br />
Ah, mon Dieu ! – Il est arrêté. – Arrêté !<br />
– En prison à la prison de la ville, en<br />
attendant qu’on le transfère. – Qu’on le<br />
transfère ! On va le transférer ! Où va-ton<br />
le transférer ? – Il va passer aux<br />
assises pour un vol de grand chemin
qu’il a fait autrefois. – Eh bien ! je m’en<br />
doutais. Cet homme était trop bon, trop<br />
parfait, trop confit. Il refusait la croix, il<br />
donnait des sous à tous les petits drôles<br />
qu’il rencontrait. J’ai toujours pensé<br />
qu’il y avait là-dessous quelque<br />
mauvaise histoire.<br />
« Les salons » surtout abondèrent<br />
dans ce sens.<br />
Une vieille dame, abonnée au<br />
Drapeau blanc, fit cette réflexion dont il<br />
est presque impossible de sonder la<br />
profondeur :<br />
– Je n’en suis pas fâchée. Cela<br />
apprendra aux buonapartistes !<br />
C’est ainsi que ce fantôme qui s’était<br />
appelé M. Madeleine se dissipa à<br />
Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre
personnes seulement dans toute la ville<br />
restèrent fidèles à cette mémoire. La<br />
vieille portière qui l’avait servi fut du<br />
nombre.<br />
Le soir de ce même jour, cette digne<br />
vieille était assise dans sa loge, encore<br />
tout effarée et réfléchissant tristement.<br />
La fabrique avait été fermée toute la<br />
journée, la porte cochère était<br />
verrouillée, la rue était déserte. Il n’y<br />
avait dans la maison que deux<br />
religieuses, sœur Perpétue et sœur<br />
Simplice, qui veillaient près du corps de<br />
Fantine.<br />
Vers l’heure où M. Madeleine avait<br />
coutume de rentrer, la brave portière se<br />
leva machinalement, prit la clef de la<br />
chambre de M. Madeleine dans un tiroir
et le bougeoir dont il se servait tous les<br />
soirs pour monter chez lui, puis elle<br />
accrocha la clef au clou où il la prenait<br />
d’habitude, et plaça le bougeoir à côté,<br />
comme si elle l’attendait. Ensuite elle se<br />
rassit sur sa chaise et se remit à songer.<br />
La pauvre bonne vieille avait fait tout<br />
cela sans en avoir conscience.<br />
Ce ne fut qu’au bout de plus de deux<br />
heures qu’elle sortit de sa rêverie et<br />
s’écria : « Tiens ! mon bon Dieu Jésus !<br />
moi qui ai mis sa clef au clou ! »<br />
En ce moment la vitre de la loge<br />
s’ouvrit, une main [188] passa par<br />
l’ouverture, saisit la clef et le bougeoir<br />
et alluma la bougie à la chandelle qui<br />
brûlait.<br />
La portière leva les yeux et resta
éante, avec un cri dans le gosier<br />
qu’elle retint.<br />
Elle connaissait cette main, ce bras,<br />
cette manche de redingote.<br />
C’était M. Madeleine.<br />
Elle fut quelques secondes avant de<br />
pouvoir parler, saisie, comme elle le<br />
disait elle-même plus tard en racontant<br />
son aventure.<br />
– Mon Dieu, monsieur le maire,<br />
s’écria-t-elle enfin, je vous croyais…<br />
Elle s’arrêta, la fin de sa phrase eût<br />
manqué de respect au commencement.<br />
Jean Valjean était toujours pour elle<br />
monsieur le maire.<br />
Il acheva sa pensée.<br />
– En prison, dit-il. J’y étais. J’ai brisé<br />
un barreau d’une fenêtre, je me suis
laissé tomber du haut d’un toit, et me<br />
voici. Je monte à ma chambre, allez me<br />
chercher la sœur Simplice. Elle est sans<br />
doute près de cette pauvre femme.<br />
La vieille obéit en toute hâte.<br />
Il ne lui fit aucune recommandation ;<br />
il était bien sûr qu’elle le garderait<br />
mieux qu’il ne se garderait lui-même.<br />
On n’a jamais su comment il avait<br />
réussi à pénétrer dans la cour sans faire<br />
ouvrir la porte cochère. Il avait, et<br />
portait toujours sur lui, un passe-partout<br />
qui ouvrait une petite porte latérale ;<br />
mais on avait dû le fouiller et lui<br />
prendre son passe-partout. Ce point n’a<br />
pas été éclairci.<br />
Il monta l’escalier qui conduisait à sa<br />
chambre. Arrivé en haut, il laissa son
ougeoir sur les dernières marches de<br />
l’escalier, ouvrit sa porte avec peu de<br />
bruit, et alla fermer à tâtons sa fenêtre et<br />
son volet, puis il revint prendre sa<br />
bougie et rentra dans sa chambre.<br />
La précaution était utile ; on se<br />
souvient que sa fenêtre pouvait être<br />
aperçue de la rue.<br />
Il jeta un coup d’œil autour de lui, sur<br />
sa table, sur sa chaise, sur son lit qui<br />
n’avait pas été défait depuis trois jours.<br />
Il ne restait aucune trace du désordre de<br />
l’avant-dernière nuit. La portière avait<br />
« fait la chambre ». Seulement elle avait<br />
ramassé dans les cendres et posé<br />
proprement sur la table les deux bouts<br />
du bâton ferré et la pièce de quarante<br />
sous noircie par le feu.
Il prit une feuille de papier sur<br />
laquelle il écrivit : Voici les deux bouts<br />
de mon bâton ferré et la pièce de<br />
quarante sous volée à Petit-Gervais<br />
dont j’ai parlé à la cour d’assises, et il<br />
posa sur cette feuille la pièce d’argent et<br />
les deux morceaux de fer, de façon que<br />
ce fût la première chose qu’on aperçût<br />
en entrant dans la chambre. Il tira d’une<br />
armoire une vieille chemise à lui qu’il<br />
déchira. Cela fit quelques morceaux de<br />
toile dans lesquels il emballa les deux<br />
flambeaux d’argent. Du reste il n’avait<br />
ni hâte ni agitation, et, tout en emballant<br />
les chandeliers de l’évêque, il mordait<br />
dans un morceau de pain noir. Il est<br />
probable que c’était le pain de la prison<br />
qu’il avait emporté en s’évadant.
Ceci a été constaté par les miettes de<br />
pain qui furent trouvées sur le carreau de<br />
la chambre, lorsque la justice plus tard<br />
fit une perquisition.<br />
On frappa deux petits coups à la<br />
porte.<br />
– Entrez, dit-il.<br />
C’était la sœur Simplice.<br />
Elle était pâle, elle avait les yeux<br />
rouges, la chandelle qu’elle tenait<br />
vacillait dans sa main. Les violences de<br />
la destinée ont cela de particulier que, si<br />
perfectionnés ou si refroidis que nous<br />
soyons, elles nous tirent du fond des<br />
entrailles la nature humaine et la forcent<br />
de reparaître au dehors. Dans les<br />
émotions de cette journée, la religieuse<br />
était redevenue femme. Elle avait
pleuré, et elle tremblait.<br />
Jean Valjean venait d’écrire quelques<br />
lignes sur un papier qu’il tendit à la<br />
religieuse en disant :<br />
– Ma sœur, vous remettrez ceci à<br />
monsieur le curé.<br />
Le papier était déplié. Elle y jeta les<br />
yeux.<br />
– Vous pouvez lire, dit-il.<br />
Elle lut. – « Je prie monsieur le curé<br />
de veiller sur tout ce que je laisse ici. Il<br />
voudra bien payer là-dessus les frais de<br />
mon procès et l’enterrement de la femme<br />
qui est morte aujourd’hui. Le reste sera<br />
aux pauvres. »<br />
La sœur voulut parler, mais elle put à<br />
peine balbutier quelques sons<br />
inarticulés. Elle parvint cependant à
dire :<br />
– Est-ce que monsieur le maire ne<br />
désire pas revoir une dernière fois cette<br />
pauvre malheureuse ?<br />
– Non, dit-il, on est à ma poursuite, on<br />
n’aurait qu’à m’arrêter dans sa chambre,<br />
cela la troublerait.<br />
Il achevait à peine qu’un grand bruit<br />
se fit dans l’escalier. Ils entendirent un<br />
tumulte de pas qui montaient, et la<br />
vieille portière qui disait de sa voix la<br />
plus haute et la plus perçante :<br />
– Mon bon monsieur, je vous jure le<br />
bon Dieu qu’il n’est entré personne ici<br />
de toute la journée ni de toute la soirée,<br />
que même je n’ai pas quitté ma porte !<br />
Un homme répondit :<br />
– Cependant il y a de la lumière dans
cette chambre.<br />
Ils reconnurent la voix de Javert.<br />
La chambre était disposée de façon<br />
que la porte en s’ouvrant masquait<br />
l’angle du mur à droite. Jean Valjean<br />
souffla la bougie et se mit dans cet<br />
angle.<br />
La sœur Simplice tomba à genoux<br />
près de la table.<br />
La porte s’ouvrit.<br />
Javert entra.<br />
On entendait le chuchotement de<br />
plusieurs hommes et les protestations de<br />
la portière dans le corridor.<br />
La religieuse ne leva pas les yeux.<br />
Elle priait.<br />
La chandelle était sur la cheminée et<br />
ne donnait que peu de clarté.
Javert aperçut la sœur et s’arrêta<br />
interdit.<br />
On se rappelle que le fond même de<br />
Javert, son élément, son milieu<br />
respirable, c’était la vénération de toute<br />
autorité. Il était tout d’une pièce et<br />
n’admettait ni objection, ni restriction.<br />
Pour lui, bien entendu, l’autorité<br />
ecclésiastique était la première de<br />
toutes. Il était religieux, superficiel et<br />
correct sur ce point comme sur tous. À<br />
ses yeux un prêtre était un esprit qui ne<br />
se trompe pas, une religieuse était une<br />
créature qui ne pèche pas. C’étaient des<br />
âmes murées à ce monde avec une seule<br />
porte qui ne s’ouvrait jamais que pour<br />
laisser sortir la vérité.<br />
En apercevant la sœur, son premier
mouvement fut de se retirer.<br />
Cependant il y avait aussi un autre<br />
devoir qui le tenait, et qui le poussait<br />
impérieusement en sens inverse. Son<br />
second mouvement fut de rester, et de<br />
hasarder au moins une question.<br />
C’était cette sœur Simplice qui<br />
n’avait menti de sa vie. Javert le savait,<br />
et la vénérait particulièrement à cause<br />
de cela.<br />
– Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule<br />
dans cette chambre ?<br />
Il y eut un moment affreux pendant<br />
lequel la pauvre portière se sentit<br />
défaillir.<br />
La sœur leva les yeux et répondit :<br />
– Oui.<br />
– Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si
j’insiste, c’est mon devoir, vous n’avez<br />
pas vu ce soir une personne, un homme.<br />
Il s’est évadé, nous le cherchons, – ce<br />
nommé Jean Valjean, vous ne l’avez pas<br />
vu ?<br />
La sœur répondit :<br />
– Non.<br />
Elle mentit. Elle mentit deux fois de<br />
suite, coup sur coup, sans hésiter,<br />
rapidement, comme on se dévoue.<br />
– Pardon, dit Javert, et il se retira en<br />
saluant profondément.<br />
Ô sainte fille ! vous n’êtes plus de ce<br />
monde depuis beaucoup d’années ; vous<br />
avez rejoint dans la lumière vos sœurs<br />
les vierges et vos frères les anges ; que<br />
ce mensonge vous soit compté dans le<br />
paradis !
L’affirmation de la sœur fut pour<br />
Javert quelque chose de si décisif qu’il<br />
ne remarqua même pas la singularité de<br />
cette bougie qu’on venait de souffler et<br />
qui fumait sur la table.<br />
Une heure après, un homme, marchant<br />
à travers les arbres et les brumes,<br />
s’éloignait rapidement de Montreuil-surmer<br />
dans la direction de Paris. Cet<br />
homme était Jean Valjean. Il a été établi,<br />
par le témoignage de deux ou trois<br />
rouliers qui l’avaient rencontré, qu’il<br />
portait un paquet et qu’il était vêtu d’une<br />
blouse. Où avait-il pris cette blouse ?<br />
On ne l’a jamais su. Cependant un vieux<br />
ouvrier était mort quelques jours<br />
auparavant à l’infirmerie de la fabrique,<br />
ne laissant que sa blouse. C’était peut-
être celle-là.<br />
Un dernier mot sur Fantine.<br />
Nous avons tous une mère, la terre.<br />
On rendit Fantine à cette mère.<br />
Le curé crut bien faire, et fit bien<br />
peut-être, en réservant, sur ce que Jean<br />
Valjean avait laissé, le plus d’argent<br />
possible aux pauvres. Après tout, de qui<br />
s’agissait-il ? d’un forçat et d’une fille<br />
publique. C’est pourquoi il simplifia<br />
l’enterrement de Fantine, et le réduisit à<br />
ce strict nécessaire qu’on appelle la<br />
fosse commune.<br />
Fantine fut donc enterrée dans ce coin<br />
gratis du cimetière qui est à tous et à<br />
personne, et où l’on perd les pauvres.<br />
Heureusement Dieu sait où retrouver<br />
l’âme. On coucha Fantine dans les
ténèbres parmi les premiers os venus ;<br />
elle subit la promiscuité des cendres.<br />
Elle fut jetée à la fosse publique. Sa<br />
tombe ressembla à son lit.
À propos de cette édition<br />
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Corrections, édition, conversion<br />
informatique et publication par le<br />
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Décembre 2004<br />
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Victor Hugo<br />
Cosette<br />
À la bataille de Waterloo, Thénardier avait détroussé le<br />
colonel baron Pontmercy, tout en lui portant secours.<br />
Nous sommes en 1823. Jean Valjean a été repris et<br />
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Thénardier, il délivre Cosette de cet enfer...<br />
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Marius<br />
Apparaissent deux nouveaux personnages : Gavroche,<br />
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Soulevé, le peuple de Paris est symbolisé par les<br />
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Marius blessé en passant par les égouts...<br />
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L'idylle rue Plumet et l'épopée rue<br />
Saint-Denis<br />
En 1832, Jean Valjean habite, avec Cosette, rue<br />
Plumet, Thénardier est en prison, sa fille Éponine,<br />
amoureuse de Marius, aide pourtant le jeune homme à<br />
retrouver la trace d'une jeune fille rencontrée au<br />
Luxembourg. Il s'agit de Cosette...
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Notre-Dame de Paris - 1482<br />
Le 6 janvier 1482, jour de la fête des Fous, on donne<br />
dans la grande salle du Palais de Justice de Paris un<br />
mystère du poète Gringoire, alors que sur le parvis de<br />
Notre-Dame danse la bohémienne Esmeralda.<br />
Quasimodo, le sonneur disgracieux de la cathédrale,<br />
essaie de l'enlever sur l'ordre de l'archidiacre Claude<br />
Frollo. Le capitaine Phoebus de Châteaupers la sauve.<br />
Esmeralda, elle, sauve en l'épousant Gringoire,<br />
prisonnier des truands alors qu'il s'était égaré dans la<br />
cour des Miracles... Le hideux Quasimodo vit au milieu<br />
de ses cloches. Mis au pilori pour avoir attaqué<br />
Esmeralda, il en tombe amoureux quand elle vient lui<br />
offrir à boire...<br />
Victor Hugo<br />
Les Burgraves<br />
Château de Heppenheff, Burg du Rhin. Il y a 70 ans,<br />
les deux fils, l'un naturel et l'autre légitime, de
l'empereur d'Allemagne (dont ils ignorent l'identité)<br />
aiment la même femme. Le fils naturel, Fosco,<br />
assassine Donato, son frère, pour l'amour de Ginevra<br />
et il vend cette dernière comme esclave pour lui avoir<br />
préféré son frère. 70 ans plus tard, le nonagénaire<br />
burgrave Job, bouleversé par l'enlèvement, 20 ans<br />
auparavant, de son plus jeune fils encore tout enfant, a<br />
été évincé, avec son fils Magnus, par leurs<br />
descendants dégénérés et avilis. Ceux-ci commettent<br />
les pires exactions et terrorisent la région entre deux<br />
orgies. Régina, fragile, aimante, se consumant d'un mal<br />
inexpliqué, est promise au brutal petit-fils de Job, mais<br />
elle aime Otbert, noble, vaillant et loyal et qui le lui rend<br />
bien. Ils sont l'unique compagnie de Job et son unique<br />
source de réconfort. Guanhumara, une vieille esclave<br />
mystérieuse, promet à Otbert de sauver Régina à l'aide<br />
d'une potion miracle en échange de l'assassinat d'un<br />
inconnu qui, dit-elle, le mérite bien. Otbert s'engage à<br />
frapper la victime inconnue sur l'ordre de Guanhumara<br />
et tout semble aller pour le mieux pour les tourtereaux,<br />
qui obtiennent la bénédiction de Job à leur union. Or le<br />
Burg abrite un énigmatique visiteur, vieillard chenu,<br />
accueilli, contre l'avis des jeunes générations, par Job
et Magnus...<br />
Alexandre Dumas<br />
Le Comte de Monte-Cristo - Tome II<br />
Un des romans les plus connus de Dumas: Edmond<br />
Dantès, envoyé en prison suite à une machination, va<br />
revenir après de longues années d'incarcération au<br />
château d'If, pour se venger de ceux qui ont monté ce<br />
complot contre lui...<br />
Emile Zola<br />
Germinal<br />
Fils de Gervaise Macquart et de son amant Lantier, le<br />
jeune Étienne Lantier s'est fait renvoyer de son travail<br />
pour avoir donné une gifle à son employeur. Chômeur,<br />
il part, en pleine crise industrielle, dans le Nord de la<br />
France, à la recherche d’un nouvel emploi. Il se fait<br />
embaucher aux mines de Montsou et connaît des<br />
conditions de travail effroyables
Bram Stoker<br />
Dracula<br />
Écrit sous forme d'extraits de journaux personnels et<br />
de lettre, ce roman nous conte les aventures de<br />
Jonathan Harker, jeune clerc de notaire envoyé dans<br />
une contrée lointaine et mystérieuse, la Transylvanie,<br />
pour rencontrer un client étranger, le comte Dracula,<br />
qui vient d'acquérir une maison à Londres. Arrivé au<br />
château, lieu sinistre et inquiétant, Jonathan se rend<br />
vite compte qu'il n'a pas à faire à un client ordinaire...<br />
et qu'il est en réalité retenu prisonnier par son<br />
hôte...Inutile de vous en dire plus, chacun sait qui est le<br />
terrible comte Dracula, le célèbre vampire... Le pauvre<br />
Jonathan, et ses amis, ne sont pas au bout de leurs<br />
peines...<br />
Edmond Rostand<br />
Cyrano de Bergerac<br />
Une représentation à l'hôtel de Bourgogne (en 1640).<br />
La salle du théâtre se remplit: on va y donner une
pastorale, la Clorise, dans le genre précieux. Le jeune<br />
et beau Christian de Neuvillette y vient contempler la<br />
femme qu'il aime: Roxane, une précieuse<br />
«épouvantablement ravissante» à qui le comte de<br />
Guiche fait la cour. La pièce commence, mais est vite<br />
interrompue par le turbulent Cyrano de Bergerac, qui<br />
interdit à l'acteur Montfleury de jouer, car il est trop<br />
gros! Des spectateurs protestent, et l'un d'eux<br />
provoque Cyrano, en critiquant son nez, «très grand»<br />
— ce à quoi le héros réplique par la célèbre «tirade<br />
des nez», éloge de sa propre laideur, avant de se battre<br />
avec l'importun. Pendant le duel, il compose une<br />
ballade («À la fin de l'envoi, je touche!»). À son ami<br />
Le Bret, il confesse qu'il aime passionnément Roxane<br />
sa cousine, mais sa laideur le laisse sans espoir...
[1] Très vite les commentateurs, et<br />
d’abord la famille du « modèle » ont<br />
reconnu Charles-François-Bienvenu de<br />
Miollis (1753-1843), évêque de Digne<br />
de 1806 à 1838, dans le personnage de<br />
Hugo. De fait celui-ci s’était, dès 1834,<br />
documenté avec précision sur la famille<br />
de ce prélat (en particulier sur son frère,<br />
le général Sextus de Miollis) dont la vie<br />
et la carrière offrent beaucoup<br />
d’analogies avec celles de<br />
Mgr Bienvenu. Sans doute l’attention de<br />
Hugo avait-elle été attirée sur lui par<br />
Montalembert qui, reçu à Digne en<br />
octobre 1831 par Mgr de Miollis, était<br />
revenu enthousiaste.<br />
[2] Sur un revenu de quinze mille livres,<br />
L’évêque ne conserve donc que le
dixième : dîme inversée ; voir I, 1, 6 :<br />
« Je paie ma dîme, disait-il ».<br />
[3] Hugo ne dit pas à quoi : manière<br />
d’inviter le lecteur à s’interroger.<br />
L’Église, gênée par cet évêque,<br />
évangélique et fort peu épiscopal,<br />
attaqua de diverses manières le<br />
personnage. Hugo n’avait guère de peine<br />
à répondre. Voir, en particulier, « Muse,<br />
un nommé Ségur… », Les Quatre Vents<br />
de l’esprit, « Le Livre satirique » XXIX<br />
(au volume Poésie III) et la lettre<br />
ouverte à Mgr de Ségur de décembre<br />
1872 (Actes et Paroles III, Après l’exil,<br />
au volume Politique).<br />
[4] J. de Maistre : Les Soirées de Saint-<br />
Pétersbourg (1821) ; César de Beccaria
(1738-1794) : Traité des délits et des<br />
peines (1754).<br />
[5] Trait autobiographique. Il y en a<br />
beaucoup d’autres dans le personnage.<br />
[6] Genèse, I, 2.<br />
[7] Cette parenté avec Charles-Louis<br />
Hugo (1667-1739), évêque in partibus<br />
de Ptolémaïs, historien lorrain, semble<br />
romanesque. Elle appartient néanmoins à<br />
la légende familiale. V. Hugo à A.<br />
Caise, le 20 mars 1867 : « La parenté de<br />
l’évêque de Ptolémaïs est une tradition<br />
dans ma famille, je n’ai jamais su que ce<br />
que mon père m’en a dit. […] Les Hugo<br />
dont je descends sont, je crois, une<br />
branche cadette, et peut-être bâtarde,<br />
déchue par indigence et misère. »
[8] Outre que l’exactitude des références<br />
témoigne de la lecture assidue de ces<br />
textes par Hugo (en 1846 notamment), on<br />
notera que Dieu partage ici avec les<br />
misérables cette forme d’anonymat qui<br />
résulte de la multiplicité des noms.<br />
[9] Ce n’est que lorsque le Christ<br />
s’ajoute aux douze apôtres qu’on est<br />
treize à table.<br />
[10] Quelque chose comme la salle du<br />
conseil municipal. Siège des libertés<br />
bourgeoises, hôpital, logis d’un évêque<br />
qui est un juste, l’histoire de cette<br />
maison, comme celle de la famille de<br />
Mgr Bienvenu, résume le côté lumineux<br />
de l’histoire des temps modernes. Par<br />
antithèse, voir I, 7, 7.
[11] « Ceux-là veillent en vain qui<br />
gardent la demeure que Dieu ne garde<br />
pas. » Ce psaume 126, traduit par Hugo<br />
sur un de ses albums de voyage de 1839,<br />
éclaire l’énigme du titre.<br />
[12] Lors de son voyage dans le Midi<br />
d’octobre 1839, Hugo passant par les<br />
gorges d’Ollioules près de Toulon, avait<br />
enregistré ce que la tradition locale<br />
disait de Gaspard Bes, bandit exécuté à<br />
Aix en 1781. Mais aucun Cravatte<br />
n’apparaît dans ses notes.<br />
[13] L’ébauche de ce dialogue, et<br />
notamment de cette phrase, a été notée<br />
par Hugo sur un album de voyage de<br />
1839.<br />
[14] Pigault-Lebrun (1753-1835),
comédien, dramaturge, militaire, auteur<br />
enfin de romans licencieux et<br />
antireligieux. A travers ce polygraphe<br />
voltairien, Hugo vise le scepticisme<br />
médiocre des gens en place après la<br />
Révolution. Il sera l’un des auteurs<br />
favoris de Thénardier, voir I, 4, 2.<br />
[15] Juxtaposition surprenante de grands<br />
penseurs (Pyrrhon, Hobbes) et de deux<br />
obscurs « philosophes » du XVIIIe<br />
siècle.<br />
[16] Needham (1713-1781), raillé par<br />
Voltaire dans son Dictionnaire<br />
philosophique, article Dieu, pour avoir<br />
établi et concilié génération spontanée et<br />
croyance en Dieu.<br />
[17] « Le favorable et le funeste » ou
« le permis et le défendu ».<br />
[18] Équivalent, au XIXe siècle, de<br />
notre Journal officiel, Le Moniteur<br />
publiait les débats des Assemblées mais<br />
aussi des articles d’actualité, ou d’idées.<br />
Un mixte donc du J.O. et du Monde.<br />
[19] « Entre les coupes », ce qui se<br />
comprend soit comme « en buvant », soit<br />
« avant et après boire ».<br />
[20] Ce chapitre, ajouté en exil, fit<br />
scandale dans les milieux catholiques et<br />
bien-pensants. J. Seebacher en a donné<br />
un brillant commentaire : « Évêques et<br />
conventionnels ou La critique en<br />
présence d’une lumière inconnue »,<br />
Centenaire des Misérables – 1862-<br />
1962 – Hommage à V. Hugo,
Strasbourg, 1962.<br />
[21] Le demi-anonymat de l’initiale<br />
accrédite la valeur historique du<br />
personnage dont les conventionnels<br />
Grégoire et Sergent-Marceau (première<br />
initiale choisie par Hugo : S) furent sans<br />
doute les modèles, sans l’exposer aux<br />
critiques d’inexactitude.<br />
[22] Une loi de janvier 1816, dite<br />
d’amnistie, permettait de bannir à<br />
perpétuité les anciens conventionnels<br />
régicides.<br />
[23] Début de la phrase du Christ :<br />
« Sinite parvulos ad me ventre » (Marc,<br />
X, 14) : « Laissez venir à moi les toutpetits.<br />
»<br />
[24] « Je suis un ver » (Psaume 21, 7) :
« Ego autem sum vermis, et non<br />
homo. »<br />
[25] Allusion à l’attitude de Bossuet qui,<br />
après la révocation de l’édit de Nantes<br />
(1685), félicitait le roi des<br />
« conversions » opérées par l’armée, les<br />
« dragons ». Après chaque abjuration de<br />
ville protestante, on chantait un Te Deum<br />
(« Toi Seigneur… » : début d’un hymne<br />
d’action de grâces) solennel.<br />
[26] Aux violences de la Terreur<br />
révolutionnaire (Carrier à Nantes,<br />
Fouquier-Tinville, Maillard, le Père<br />
Duchêne, Martin Jouve dit Jourdan-<br />
Coupe-Tête) le conventionnel oppose<br />
les « terroristes » de l’Ancien Régime,<br />
dont le célèbre marquis de Louvois qui
ordonna l’incendie du Palatinat. Voir<br />
déjà la Lettre XXVII du Rhin.<br />
[27] Hugo réécrit ici une scène de<br />
supplice racontée par Michelet<br />
(Louis XIV et la Révocation de l’édit de<br />
Nantes, chap. XX) : « On liait la mère<br />
qui allaitait, et on lui tenait à distance<br />
son nourrisson qui pleurait, languissait,<br />
se mourait. Rien ne fut plus terrible ;<br />
toute la nature se soulevait ; la douleur,<br />
la pléthore du sein qui brûlait d’allaiter,<br />
le violent transport au cerveau qui se<br />
faisait, c’était trop. […] la tête<br />
échappait. Elle ne se connaissait plus et<br />
disait tout ce qu’on voulait pour être<br />
déliée, aller à lui et le nourrir. Mais<br />
dans ce bonheur, quels regrets !<br />
L’enfant, avec le lait, recevait des
torrents de larmes. »<br />
[28] On nomme urbanistes les clarisses<br />
qui ont adopté la règle mitigée du pape<br />
Urbain IV (1263). Sainte Claire avait<br />
fondé les clarisses en 1212.<br />
[29] Ce synode, que Napoléon appelait<br />
le « concile d’Occident », fut ouvert le<br />
17 juin 1811. Mgr Miollis, en<br />
manifestant son ultramontanisme, s*y<br />
trouva en opposition avec la plupart des<br />
évêques présents.<br />
[30] C’est, presque mot pour mot, ce que<br />
Royer-Collard dit à Hugo qui sollicitait<br />
sa voix pour l’Académie française en<br />
1836 : « Nous sommes là sept ou huit<br />
vieilles gens du même âge, nous causons<br />
de notre passé. En entrant à l’Académie,
vous, jeune homme, vous y apporteriez<br />
de l’air extérieur, et vous changeriez la<br />
température. Nous autres vieux, vous le<br />
savez, nous n’aimons pas les<br />
changements de température. » (Victor<br />
Hugo raconté par Adèle Hugo, Plon,<br />
1985, p. 618.)<br />
[31] Ce détail est emprunté à la<br />
biographie de Mgr de Miollis.<br />
[32] Loi du 9 novembre 1815, votée par<br />
la Chambre « introuvable », qui<br />
réprimait sévèrement les cris, discours<br />
et écrits « séditieux ».<br />
[33] Sous la Restauration, les<br />
républicains et bonapartistes appelaient<br />
la fleur de lys « crapaud » et « salsifis »<br />
la mèche nouée de la perruque
éapparue en 1815.<br />
[34] Pallium : bande de laine blanche,<br />
garnie de croix, insigne des<br />
archevêques. Rote : tribunal du Saint-<br />
Siège, composé de douze auditeurs.<br />
[35] Tragédie jouée en 1691 de<br />
Campistron (« faux Corneille »), déjà<br />
raillé par Hugo dans Les<br />
Contemplations (I, 5, Réponse à un acte<br />
d’accusation) :<br />
Sur le Racine mort le campistron<br />
pullule.<br />
[36] Valet de Porthos dans Les Trois<br />
Mousquetaires. Sous toutes ces gloires<br />
de carton doré on reconnaît Napoléonle-Petit.<br />
[37] « Parce qu’elle – ou il – a
eaucoup aimé. » C’est pour cette raison<br />
et en ces termes que le Christ pardonne à<br />
Marie-Madeleine (Luc, VII, 47).<br />
Appliquée ici à Myriel, la parole du<br />
Christ vaut, à plus forte raison, pour M.<br />
Madeleine et pour Fantine.<br />
[38] Motif visuel et philosophique cher<br />
à Hugo et particulièrement important<br />
dans Les Misérables, l’ange est la figure<br />
exacte de l’homme qui aime ou est aimé.<br />
« O mon doux ange, écrit Hugo dans le<br />
Livre de l’Anniversaire pour Juliette,<br />
nous serons dans une lumière plus<br />
grande, nous ne serons pas dans un plus<br />
grand amour.<br />
Dès ici bas, à travers l’ombre, à travers<br />
l’imperfection, à travers la matière,<br />
l’homme aime comme l’ange, il n’a pas
la vie complète mais il a l’amour<br />
complet. […] Nous serons plus heureux,<br />
non plus aimants. Nos âmes auront plus<br />
de clarté, nos cœurs n’auront pas plus<br />
deflamme. Que Dieu soit béni de donner<br />
à l’homme imparfait l’amour parfait. »<br />
[39] Le néant et l’être.<br />
[40] Auteur d’un des livres sacrés du<br />
brahmanisme : Les Lois de Manou.<br />
Hugo possédait et avait lu la traduction<br />
des Lois de Manou publiée en 1840.<br />
[41] Après la sainteté adamique de<br />
Mgr Bienvenu – son jardin est un Éden<br />
–, ce titre assimile le livre à une Bible et<br />
l’aventure de Jean Valjean à une<br />
Histoire Sainte.<br />
[42] Avec le motif biblique se tisse le
motif napoléonien. En cet automne 1815,<br />
Jean Valjean recommence à l’envers le<br />
« vol de l’aigle » : les hôtes empressés<br />
de l’Empereur rejettent le bagnard et<br />
l’évêque dissident l’accueille.<br />
[43] Le héros est donc né entre 1769 –<br />
naissance de Napoléon – et 1772 –<br />
naissance de Sophie Trébuchet, mère de<br />
V. Hugo. L’incertitude sera levée à la fin<br />
de I, 2, 3. Sur toutes les questions de<br />
chronologie – personnelle et historique<br />
– voir l’étude de Y. Gohin, « Une<br />
histoire qui date », Lire LES<br />
MISÉRABLES, J. Corti, 1985.<br />
[44] Ici se confirme le parallélisme<br />
inverse des trajets de Napoléon Ier et de<br />
Jean Valjean.
[45] Patois des Alpes françaises. Chat<br />
de maraude.<br />
[46] On sait qu’en 1832, Hugo avait<br />
reçu d’un inconnu un Sommaire de<br />
l’exposition de la doctrine renfermée<br />
dans les Saintes Écritures, définie par<br />
les Conciles, expliquée par les Saints<br />
Pères (Les Misérables, édition de<br />
l’Imprimerie Nationale, « Historique », t<br />
II, p. 594). C’est dans ce Sommaire que<br />
V. Hugo a coché et repris les titres et les<br />
références du traité du Mgr Bienvenu.<br />
[47] Voir Rom., XIII, 1-7 ; I Pierre, II,<br />
13 ; III, 7 ; Eph., V, 21 ; VI, 9 ; Hébr.,<br />
XII, 14 ; XIII, 17 ; I Cor., VII, 25-35.<br />
[48] Peu avant le coup d’État de 1851,<br />
une circulaire avait défini l’obéissance
passive exigée de l’armée. Un poème de<br />
Châtiments intitulé A l’obéissance<br />
passive stigmatise la chose et le mot,<br />
entendu ici par antiphrase.<br />
[49] Mauves en Vivarais, canton de<br />
Tournon (Ardèche), non loin du clos de<br />
l’Hermitage.<br />
[50] Ce nom rappelle celui du village de<br />
Lucenay, traversé par les Hugo et les<br />
Nodier lors du voyage aux Alpes de<br />
l’été 1825, où les touristes ne trouvèrent<br />
à dévorer qu’une minuscule omelette<br />
restée légendaire dans la famille. Voir<br />
Victor Hugo raconté par Adèle Hugo,<br />
ouv. cit., p. 398.<br />
[51] Le socialiste Fourier avait donné<br />
les fromageries de Pontarlier comme
modèle des associations ouvrières de<br />
l’avenir. Hugo en fait un exemple<br />
d’industrie « patriarcale », considérant<br />
depuis longtemps les propositions des<br />
socialistes utopiques comme<br />
régressives.<br />
[52] Cette peau a existé. Victor l’avait<br />
achetée à Tüttlingen et offerte à Juliette<br />
lors de leur voyage en Forêt-Noire, en<br />
octobre 1840. « Je suis ravie de votre<br />
idée, mon Toto, de mettre votre peau de<br />
chevreuil sur le lit. Je tiens à conserver<br />
le souvenir de notre charmant petit<br />
voyage à travers la Forêt-Noire. »<br />
(Lettres de Juliette, Har Po, 1985.)<br />
[53] Comme dans le conte du Petit<br />
Poucet. Ces sept petits enfants,
abandonnés et perdus eux aussi, se<br />
retrouvent dans le Victor Hugo raconté<br />
par Adèle Hugo (ouv. cit., p. 124) pour<br />
caractériser cette fois l’abandon des<br />
enfants Hugo par leur père, en Italie :<br />
« Un soir, comme le petit Poucet<br />
entendant la détermination de ses parents<br />
de le perdre lui et ses frères, ils avaient<br />
entendu leur père, causant d’eux, exiger<br />
de leur mère qu’on mît Abel, son aîné,<br />
dans un lycée et les deux plus petits dans<br />
une école. »<br />
[54] Actuelle rue Madame. C’est le<br />
quartier de Paris où Hugo a passé sa<br />
jeunesse, notamment rue Mézières,<br />
aboutissement de la rue du Geindre. Le<br />
nom de cette rue désigne<br />
métonymiquement la souffrance du petit.
À cause du cri étouffé qui accompagne<br />
l’effort du pétrin, on nommait enfin<br />
« geindre » un apprenti boulanger.<br />
[55] Héros-titre de la nouvelle de Hugo<br />
publiée en 1834 – voir le volume<br />
Roman I.<br />
[56] En totale infraction aux lois du<br />
genre romanesque, cette intervention<br />
directe de l’écrivain, opposant<br />
brutalement la vérité numérique à la<br />
vraisemblance et au grief de redite ou de<br />
lieu commun, dénonce l’un par l’autre le<br />
savoir romanesque – truqué – et le<br />
savoir sociologique – abstrait : qui s’est<br />
jamais ému d’une statistique ? Le texte<br />
est désigné comme le moyen nécessaire<br />
d’une connaissance véridique : exacte et
efficace.<br />
[57] La prison<br />
[58] La conduite de l’entrepreneur de<br />
Grasse inverse la parabole des ouvriers<br />
de la dernière heure (Matthieu, XX, 1-<br />
16).<br />
[59] Ce chandelier sera au chapitre 12<br />
métamorphosé en chandelier d’argent,<br />
mais retrouvera sa vocation primitive<br />
dans Les mines et les mineurs (III, 7, 1).<br />
[60] Ce tesson bleu, en rappelant La<br />
Conscience (La Légende des siècles,<br />
Première série, I, 2) évoque un œil<br />
ouvert, avant que la pièce de quarante<br />
sous ne devienne explicitement « un œil<br />
ouvert fixé sur lui » et ne rende la vue à<br />
Jean Valjean aveugle.
[61] Singulier jeu avec le mythe de la<br />
caverne – que suffit à désigner la<br />
chouette emblématique. Car Hugo<br />
conclut tout au contraire de Platon : au<br />
lieu de l’éclaircissement progressif des<br />
prisonniers philosophiques, Jean<br />
Valjean ne retrouve la vue qu’au terme<br />
des commotions alternées de la nuit<br />
noire et de l’éblouissement.<br />
[62] L’exactitude locale des faits, que<br />
Hugo pouvait connaître par le Lesur et à<br />
laquelle E. Biré consacra tout un livre<br />
vétilleux (L’Année 1817, Champion,<br />
1895), importe moins que leur sens. Il<br />
s’établit dans le rapport de ce livre avec<br />
Waterloo (II, 1), avec la jeunesse de<br />
Marius (III, 3 et 4) et l’évocation des
années 1830-1832 (IV, 1 et 10) et avec<br />
celle des journées de juin 1848 (V, 1,<br />
1). Il s’établit aussi dans sa valeur<br />
autobiographique puisque c’est en 1817<br />
que débuta la carrière de Hugo. Vis-àvis<br />
de l’histoire comme de l’œuvre du<br />
poète, l’époque reçoit ici l’aspect qui<br />
convient à l’épisode qui va suivre :<br />
celui d’une farce. Pour Hugo, toujours la<br />
poussière des faits dément apparemment<br />
le sens de l’histoire, mais ici son<br />
progrès ne parvient pas à émerger de<br />
l’ » éternelle présence du passé ».<br />
[63] La précision de ce profil est peutêtre<br />
l’effet d’un souvenir personnel ;<br />
avec les autres élèves de la pension<br />
Cordier, Victor Hugo entendait la messe<br />
à Saint-Germain-des-Prés.
[64] Spectaculaire cérémonie, militaire<br />
et civique tenue le 1er juin 1815 au<br />
champ de Mars, pour recenser et<br />
proclamer les votes ratifiant l’Acte<br />
additionnel aux Constitutions de<br />
l’Empire.<br />
[65] Léger anachronisme ici. Le colonel<br />
Touquet ne publia en effet les œuvres<br />
choisies de Voltaire qu’en 1820. Les<br />
fameuses tabatières contenant le texte<br />
gravé de la Charte de 1814 ne furent<br />
vendues, elles aussi, qu’en 1820.<br />
[66] L’Hôtel de Cluny, vendu aux<br />
enchères en 1807, était devenu la<br />
propriété d’un éditeur-imprimeur, M.<br />
Moutard.<br />
[67] Ourika ne fut écrite qu’à partir de
1820. Son auteur, la duchesse de Duras,<br />
animait de célèbres soirées où<br />
Chateaubriand côtoyait Fontanes,<br />
Villemain, Cuvier ou Arago.<br />
[68] V. Hugo, âgé de 15 ans alors,<br />
concourut en cachette de ses maîtres à ce<br />
prix. Son poème obtint une mention ; un<br />
accessit fut attribué à Charles Loyson –<br />
voir note 80.<br />
[69] Angoulême était en effet, pour<br />
honorer son duc, siège d’une école de<br />
marine, transférée à Brest en 1830. En<br />
novembre 1817, Hugo dédia au « héros<br />
du Midi » le poème La France au duc<br />
d’Angoulême, Grand Amiral, en<br />
tournée dans les ports de France (voir<br />
V. Hugo, Œuvres Complètes, édition
chronologique sous la direction de J.<br />
Massin, t. I, p. 185).<br />
[70] Il s’agit de Marie Caroline de<br />
Naples.<br />
[71] Ce périodique ne commença à<br />
paraître qu’en 1818, mais la faute<br />
d’orthographe est authentique.<br />
[72] Comme David, banni en 1816, et<br />
Carnot, proscrit après les Cent Jours et<br />
qui devait mourir en exil à Magdebourg,<br />
Arnault est une des gloires tombées de<br />
l’Empire qui avait fait de ce dramaturge<br />
un administrateur. C’est le 22 mars 1817<br />
que la tragédie Germanicus tomba, plus,<br />
semble-t-il, sous les coups de canne que<br />
sous les sifflets. Hugo écrivit à ce sujet,<br />
le 29 mars 1817, un court poème intitulé
Sur la tragédie de Germanicus – voir<br />
éd. J. Massin, t. I, p. 159.<br />
[73] Redivivus : ressuscité. La statue rut<br />
rétablie en août 1818. Victor Hugo avait<br />
consacré une ode à cet événement qui<br />
était le sujet imposé du grand prix des<br />
Jeux Floraux, le lys d’or, qu’il remporta.<br />
Il avait assisté au transport de la statue,<br />
et y avait participé : « Victor, présent à<br />
l’opération, n’y put tenir et il fallut que<br />
sa petite main s’attelât au colosse. »<br />
(Victor Hugo raconté par Adèle Hugo,<br />
ouv. cit., p. 319.)<br />
[74] Conspiration royaliste qui<br />
réunissait, dans l’été 1818, quelques<br />
officiers sur la terrasse des Tuileries en<br />
bordure de Seine. Elle visait à
contraindre Louis XVIII d’abdiquer en<br />
faveur de son frère, le comte d’Artois,<br />
futur Charles X.<br />
[75] Société secrète bonapartiste,<br />
poursuivie, jugée et acquittée en 1817.<br />
[76] Hugo condense ici un souvenir<br />
historique – La Monarchie selon la<br />
Charte est bien de 1817 – et le souvenir<br />
personnel de ses premières visites, en<br />
mars 1820, au grand homme. Ce récit est<br />
très proche de celui, fait par Adèle, de<br />
la seconde visite : « M. de<br />
Chateaubriand se déshabilla<br />
entièrement, enleva son gilet de flanelle,<br />
son pantalon de molleton gris, ses<br />
pantoufles de maroquin vert, et dénouant<br />
de sa tête un madras, se plongea dans
l’eau […]. La toilette des dents vint<br />
après. M. de Chateaubriand les avait fort<br />
belles ; il avait à leur usage une trousse<br />
de dentiste, et tout en travaillant la<br />
mâchoire, il continuait la conversation. »<br />
(ouv. cit., p. 336.)<br />
[77] Dans cet alphabet des critiques de<br />
l’époque, Hugo distingue le journaliste<br />
français Hoffman qui signait « H » en<br />
1817, mais bien « Z » en 1824 au bas<br />
d’un article peu aimable pour les Odes<br />
du jeune poète Hugo qui échangea avec<br />
« Z », d’abord dans Le Journal des<br />
Débats puis dans La Gazette de France,<br />
toute une série d’articles, de juin à août<br />
1824.<br />
[78] Ces deux frères, le premier abbé, le
second député, semblent bien avoir été<br />
autant de droite l’un que l’autre.<br />
[79] Ce Pelicier, s’il n’a jamais édité<br />
Voltaire, a en revanche été le premier<br />
éditeur des Odes de V. Hugo, sans y<br />
mettre d’enthousiasme à en croire Adèle<br />
Hugo (voir le Victor Hugo raconté…,<br />
ouv. cit., p. 358).<br />
[80] Ce lauréat de l’accessit<br />
académique – voir note 68 –, piètre<br />
albatros, incarne pour Hugo ce que la<br />
Restauration est à la société après la<br />
Révolution et l’Empire : une parodie.<br />
De même le vers qui suit inverse les<br />
termes de celui de Lemierre : « Même<br />
quand l’oiseau marche on sent qu’il a<br />
des ailes ». (Voir Victor Hugo
aconté…, p. 302.)<br />
[81] Le cardinal Fesch, oncle de<br />
Napoléon, réfugié à Rome après 1815,<br />
avait refusé de se démettre de son<br />
archiépiscopat.<br />
[82] Déjà connu en effet par quelques<br />
articles littéraires français et quelques<br />
traductions. Mais sa vraie vogue est plus<br />
tardive.<br />
[83] Un peu plus âgé que Hugo, ce<br />
sculpteur qui fut son ami avait 28 ans en<br />
1817 et exposait pour la première fois.<br />
Il entre dans la série – Fourier, Saint-<br />
Simon, Byron, Lamennais, le bateau à<br />
vapeur, Hugo lui-même – des signes<br />
annonciateurs, encore ignorés, du siècle<br />
qui vient.
[84] Autre souvenir recueilli par le<br />
Victor Hugo raconté… (ouv. cit., p.<br />
128), c’est en 1821 que Hugo, introduit<br />
par le duc de Rohan, revint sur les lieux<br />
de son enfance pour y rencontrer<br />
Lamennais.<br />
L’Institut des nobles orphelins dirigé par<br />
l’abbé Caron, qui était installé lui aussi<br />
aux Feuillantines, offre, ne serait-ce que<br />
par son nom, un singulier maillon entre<br />
le collège des Nobles, la maison<br />
d’enfance de Hugo et le couvent qui<br />
recueillera Cosette orpheline.<br />
[85] Lancée sur la Seine en août 1816,<br />
cette invention de Jouffroy semble<br />
n’avoir rencontré qu’indifférence et se<br />
solda par un échec financier. Ce thème<br />
sera repris très largement par Hugo dans
Les Travailleurs de la mer.<br />
[86] « M. de Vaublanc, alors ministre,<br />
qui avait fait des académiciens par<br />
ordonnance, voulut être académicien par<br />
l’Académie. Il avait publié un gros lourd<br />
poème qu’il appelait Le Dernier des<br />
Césars. Il se présenta, fit des visites,<br />
etc. Au premier tour du scrutin, il n’eut<br />
que quatorze voix contre seize. M. de<br />
Roquelaure, qui avait voté pour lui, dit à<br />
haute voix : Donnez-moi un autre nom.<br />
Un ministre qui ne passe pas au<br />
premier tour ne passe pas du tout. »<br />
(Choses vues, édité par H. Juin,<br />
Gallimard, « Folio »> 1830-1846, p.<br />
483).<br />
[87] Métaphore désignant le locataire :
le comte d’Artois, comme plus tard le<br />
« château » désignera le roi Louis-<br />
Philippe et son entourage.<br />
[88] Le Victor Hugo raconté… a<br />
consigné l’entrevue, très encourageante<br />
et fleurie de vers, que cet académicien<br />
accorda au jeune Hugo (p. 303). Comme<br />
on sait, cette tendresse protectrice<br />
aboutit à une « collaboration » de V.<br />
Hugo aux œuvres de M. de Neuchâteau,<br />
ici reportée sur Marius (III, 6, 4).<br />
[89] C’est en fait comme « indigne », et<br />
non « infâme », que l’élection de l’abbé<br />
Grégoire à la Chambre en 1819 fut<br />
annulée par le ministère.<br />
[90] Royer-Collard ne sera élu à<br />
l’Académie qu’en 1827. En 1817, il est
plus célèbre comme orateur à la<br />
Chambre que comme grammairien<br />
puriste.<br />
[91] Cet établissement réapparaîtra dans<br />
Mille Francs de récompense sous le<br />
nom de « Bal des Neuf Muses, ancien<br />
Tripot Sauvage », orné, au grand plaisir<br />
de Glapieu, du buste de Napoléon, chose<br />
étonnante sous la Restauration.<br />
[92] Village voisin de Nivelles, un des<br />
lieux de Waterloo, voir II, 1.<br />
[93] « Prière de boutonner votre culotte<br />
avant de sortir. »<br />
[94] Chanson anonyme, dans le goût<br />
oriental :<br />
Chantez, enfants du rivage d’Asie.<br />
Des mains d’Oscar j’ai reçu le
mouchoir ;<br />
Brûlez pour lui les parfums d’Arabie,<br />
Oscar s’avance, Oscar, je vais le voir.<br />
Autre signe de la vogue de ce prénom,<br />
Glapieu, dans Mille Francs de<br />
récompense, pour se faire ouvrir par<br />
Cyprienne, lance d’abord « Alfred »,<br />
puis « Oscar ». Oscar est aussi un des<br />
personnages de La Forêt mouillée.<br />
[95] D’abord prénommée Marguerite<br />
Louet (voir plus loin « marguerite ou<br />
perle », en latin margarita signifie perle<br />
– texte annoté 62), Fantine semble<br />
l’écho décapité de « enfantine ». Hugo<br />
se souvient peut-être aussi de ces fées<br />
protectrices de l’enfance, nommées<br />
Fantine par les Vaudois d’Arras, ainsi<br />
qu’aurait pu le lui apprendre, par
Michelet interposé, un livre du pasteur<br />
Muston, paru en 1834, selon une<br />
hypothèse soutenue par J. Gaulmier. Sur<br />
l’onomastique des Misérables, voir<br />
d’Anne Ubersfeld, « Nommer la<br />
misère », Revue des Sciences<br />
Humaines, oct.-déc. 1974.<br />
[96] Ce qualificatif anticipa sur 1830.<br />
C’est en effet à la première d’Hernani<br />
que fut jeté le fameux cri : « à la<br />
guillotine, les genoux ». Voir Th.<br />
Gautier, Le Gilet rouge. Ce portrait peu<br />
séduisant se complète par l’étymologie<br />
grecque du nom de Tholomyès où l’on<br />
peut lire « initié – ou initiateur – à la<br />
merde ».<br />
[97] Célèbre empoisonneur, déjà cité
dans Le Dernier Jour d’un condamné<br />
(chap. XI et XII) et qui se retrouvera,<br />
parmi d’autres criminels connus, en III,<br />
1, 7.<br />
[98] Sur le même thème, le poème XXIII<br />
des Feuilles d’automne commence par<br />
les mêmes mots. Mais la nostalgie n’est<br />
plus ce qu’elle était car l’avenir réservé<br />
à Fantine, et la « fin » choisie par<br />
Tholomyès et ses amis, enlèvent de leur<br />
innocence à ces souvenirs.<br />
[99] Voir, dans La Foret mouillée<br />
(1854) :<br />
BALMINETTE<br />
Bigre de bigre !<br />
Je me mouille les pieds ! Nous sommes<br />
embourbés.
Mes brodequins tout neufs de dix francs<br />
sont flambés.<br />
[100] Recueils de textes souvent<br />
sentimentaux, précieux par la reliure et<br />
les gravures. Madame Bovary stigmatise<br />
l’effet dévastateur sur la sensibilité<br />
féminine, et sur le goût, de cette mode<br />
venue d’Angleterre.<br />
[101] Ce professeur de droit (1784-<br />
1854) servira encore en III, 4, 2 :<br />
Oraison funèbre de Blondeau, par<br />
Bossuet, texte annoté 17.<br />
[102] Châle fabriqué en France par la<br />
maison Ternaux, imitant le cachemire.<br />
« Boiteux » : qui n’a de palmes que d’un<br />
côté. Pour leur mariage, Victor offrit à<br />
Adèle un « cachemire français ». Était-
ce un « ternaux boiteux » ?<br />
[103] Il faut peut-être rapprocher ce mot<br />
de celui de Gavroche appelant Cosette<br />
« mamselle Chosette » (IV, 15, 2).<br />
[104] « Je suis de Badajoz ; l’amour<br />
m’appelle. Toute mon âme est dans mes<br />
yeux parce que tu montres tes jambes. »<br />
On ignore si cette chanson est<br />
authentique ou l’oeuvre de Hugo :<br />
indécision qui est l’effet volontaire du<br />
texte.<br />
[105] Cet épisode rappelle à la fois<br />
l’été 1819 où les Hugo rendaient visite<br />
aux Foucher alors en villégiature à Issy,<br />
et la balançoire des Feuillantines.<br />
Double image d’Adèle qui, comme<br />
Fantine, n’aimait pas trop être balancée
(voir Victor Hugo raconté…, ouv. cit.,<br />
p. 134).<br />
[106] Le jardin Beaujon, ancienne<br />
propriété du financier Beaujon, était une<br />
sorte de Luna-Park, et les « montagnes<br />
russes » y furent inaugurées le 8 juillet<br />
1817.<br />
[107] Molière dit, plus exactement :<br />
… Vous faisiez sous la table<br />
Un bruit, un triquetrac de pieds<br />
épouvantable.<br />
(L’Étourdi, IV, 4.)<br />
[108] Les trois fils Hugo avaient été<br />
décorés du Lys d’argent en avril 1814,<br />
peut-être en remerciement indirect à<br />
Sophie pour son rôle dans la<br />
conspiration Malet. Le Victor Hugo
aconté… mentionne ce « lys d’argent<br />
suspendu à un ruban de moire blanche »<br />
(p. 259).<br />
[109] Rue joignant la rue Saint-Martin à<br />
la rue Montorgueil, où Blanqui et<br />
Barbes résistèrent héroïquement lors de<br />
l’insurrection de la Société des Saisons,<br />
en mai 1839.<br />
[110] Lointaine annonce du personnage<br />
de Gavroche.<br />
[111] On croirait entendre Juliette,<br />
inspiratrice d’une bonne part du<br />
discours féminin chez Hugo. Ainsi cette<br />
lettre du 13 juillet 1835 : « Homme !<br />
prenez garde à vous d’abord. Avec cela<br />
que mes nombreux couteaux sont<br />
aiguisés à frais, il pourrait bien y avoir
un carnage atroce de votre chère petite<br />
personne si je découvrais la moindre<br />
infraction à la fidélité que vous me<br />
devez. » (ouv. cit., p. 23.)<br />
La dernière phrase fait rêver quand on<br />
songe au « flagrant délit » de 1845.<br />
[112] « Tu es Pierre, et sur cette pierre<br />
je bâtirai mon Église. » Pour la suite :<br />
Isaac signifie « qui rit » et son père,<br />
Abraham, fut pris de rire en entendant<br />
Dieu lui annoncer cette naissance ; le<br />
nom du héros batailleur de la tragédie<br />
Les Sept contre Thèbes est pris par<br />
Eschyle au sens étymologique : « qui a<br />
beaucoup de querelles » ; Cléopâtre<br />
répond à Antoine inquiet de voir Octave<br />
à Toryne que le nom de cette ville<br />
(« cuillère à pot ») montre un ennemi
inoffensif.<br />
[113] Devin argien qui combattit et<br />
mourut lors de l’expédition des « Sept<br />
contre Thèbes ». Le temple élevé à sa<br />
mémoire était célèbre pour la qualité<br />
des oracles qui y étaient rendus.<br />
[114] « Il faut de la mesure en toutes<br />
choses », disait, en fait, Horace (Satires,<br />
I. 1).<br />
[115] Gula : la gueule ; gulax<br />
signifierait « le glouton » au prix d’un<br />
barbarisme.<br />
[116] Le questeur du parricide est le<br />
juge d’instruction dans les affaires<br />
d’homicides. Quant à Munatius Demens,<br />
jusqu’à preuve du contraire, comprenons<br />
Munatius « déraillé », comme le sera
Javert.<br />
[117] Sylla renonça au pouvoir et<br />
Origène, en se faisant émasculer, à<br />
l’amour. Tholomyès choisit d’imiter<br />
Origène plutôt que Sylla.<br />
[118] Le père de Cosette, homme<br />
« prospère », est le seul personnage,<br />
avec Marius, à bénéficier d’un prénom<br />
romain, – comme Victor.<br />
[119] « Et maintenant c’est toi, Bacchus<br />
[Dieu du vin] que je vais chanter » :<br />
début d’une « géorgique » de Virgile (II,<br />
2) proche du « Nunc est bibendum » :<br />
« Maintenant, il faut boire », d’Horace.<br />
[120] L’aphorisme latin dit : « Errare<br />
humanum est, perseverare
diabolicum » : « L’erreur est humaine, y<br />
persister vient du diable. »<br />
[121] Ce terme « franglais » de<br />
Guernesey est attesté dans les carnets de<br />
l’exil (scrober, scrobeuse, scrobage) où<br />
Hugo notait les journées de travail des<br />
servantes venues récurer et frotter<br />
escaliers et parquets.<br />
[122] Peintre grec ; mais peut-être<br />
s’appelait-il plutôt Euphronios.<br />
[123] Voir la note 95 de ce livre.<br />
Tholomyès connaît sans doute aussi<br />
l’expression latine : « margaritas ante<br />
porcos » : « donner des perles aux<br />
cochons ».<br />
[124] Comme Léonie Biard.
[125] Épisode scolairement très connu<br />
de la légende romaine. Guillaume : le<br />
Conquérant.<br />
[126] Jeu de mots : le Digeste est le<br />
code de l’empereur Justinien.<br />
[127] Chanteur d’opéra comique<br />
renommé et très cher – d’où le « gratis »<br />
–, qui venait alors de se retirer.<br />
[128] Voir, dans Les Contemplations,<br />
« Melancholia » (III, 2), mais aussi<br />
l’histoire comparable de la charrette<br />
Fauchelevent (I, 5, 6). Par image et par<br />
solidarité symbolique, cette mort d’une<br />
jument anticipe l’exécution de Fantine,<br />
seule à plaindre ce cheval mourant et<br />
assimilée à lui par Dahlia : « fichue<br />
bête ».
[129] Hugo, encore adolescent, y avait<br />
participé avec Abel et Eugène à des<br />
« dîners littéraires » en 1818. Il y lut la<br />
nouvelle Bug-Jargal. Voir le Victor<br />
Hugo raconté., , p. 311 et suiv.<br />
[130] Dans les premières pages de<br />
L’Âne d’or, Apulée décrit un certain<br />
nombre d’auberges.<br />
[131] « Il n’y a rien de nouveau sous le<br />
soleil. » (L’Ecclésiaste.)<br />
[132] « L’amour est le même pour<br />
tous. » (Géorgiques, III, 244.)<br />
[133] L’équarisseur abattait les animaux<br />
impropres à la consommation et en tirait<br />
tout ce qui pouvait être employé : os,<br />
peau, graisse, corne.
[134] Parodie du texte de Malherbe,<br />
Consolation à M. du Perier, qui peut<br />
s’appliquer aussi à Fantine :<br />
Elle était de ce monde où les plus belles<br />
choses<br />
Ont le pire destin<br />
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les<br />
roses,<br />
L’espace d’un matin.<br />
[135] En septembre 1845, Hugo y était<br />
passé, peut-être en compagnie de Léonie<br />
Biard, lors d’une brève et mystérieuse<br />
excursion à l’est de Paris. Dès 1827,<br />
Paul de Kock y avait situé l’action de<br />
son roman, La Laitière de Montfermeil.<br />
[136] La source probable de la présence<br />
étrange du fardier est une chose vue, un
souvenir du retour d’Espagne, l’un de<br />
très rares conservés par V. Hugo.<br />
Supprimé du Victor Hugo raconté par<br />
un témoin de sa vie publié en 1863, il<br />
est connu seulement par le manuscrit de<br />
Mme Hugo : « Des auberges où il passa<br />
alors, il ne se souvient que d’une, ou, du<br />
moins, d’une cour où était une immense<br />
voiture de roulier dételée, avec des<br />
chaînes qui pendaient. Pourquoi, dans un<br />
voyage long, accidenté, où à coup sûr il<br />
se trouvait des choses curieuses et<br />
frappantes, se souvenir de cette<br />
insignifiance ? N’est-ce pas là un<br />
mystère ? » (Victor Hugo raconté par<br />
Adèle Hugo, ouv. cit., p. 243.)<br />
[137] Romance genre troubadour<br />
Imogine et Alonzo en dix couplets, dont
le premier dit :<br />
Il le faut disait un guerrier<br />
À la belle et tendre Imogine<br />
Il le faut, je suis chevalier<br />
Et je pars pour la Palestine.<br />
Tu me pleures en ce moment,<br />
Que ces pleurs ont pour moi de<br />
charmes !<br />
Mais il viendra quelque autre amant<br />
Et sa main essuiera tes larmes<br />
Cette chanson n’est pas sans analogie<br />
avec une autre romance troubadour<br />
devenue hymne du Second Empire,<br />
Partant pour la Syrie.<br />
[138] Hugo avait songé, et sagement<br />
renoncé à faire réapparaître le<br />
personnage. A la cérémonie de ses<br />
noces, une petite fille s’avançait –
Cosette – et lui disait : « Papa ! » Voir<br />
le dossier des Misérables au tome<br />
Océan-Chantier.<br />
[139] Inventé dès la première rédaction,<br />
ce nom a peut-être été construit par<br />
dérivation sur celui de Mlle Thénard qui<br />
tenait un second rôle à la création<br />
d’Hernani. Mais voir aussi V, 9 et la<br />
note 1.<br />
[140] Cette Pépita est un souvenir du<br />
palais Masserano, en Espagne, évoqué<br />
dans le Victor Hugo raconté… (p.<br />
216) : « Il se trouvait là une nommée<br />
Pépita, encore petite fille […]. Il y eut<br />
des idylles, me disait mon mari, dans<br />
ces grandes pièces […] ». Cette jeune<br />
fille réapparaîtra dans Le Dernier Jour
d’un condamné (chap. XXXIII) et dans<br />
L’Art d’être grand-père (IX, 1, Les<br />
Fredaines du grand-père enfant) :<br />
Et c’était presque une femme<br />
Que Pépita mes amours,<br />
L’indolente avait mon âme<br />
Sous son coude de velours.<br />
[141] La Thénardier dévore ce que<br />
Hugo enfant savourait chez le libraire<br />
Royol – voir III, 5, note 3.<br />
[142] Jusqu’en 1860, elles s’appelaient<br />
Palmyre et Malvina. Plusieurs<br />
réminiscences ont pu concourir à<br />
l’adoption d’Éponine : le titre d’un livre<br />
de Delisle de Sales, Éponine ou la<br />
République, un vers des Petites Vieilles<br />
de Baudelaire évoquant la déchéance
des courtisanes : « Ces monstres<br />
disloqués furent jadis des femmes, /<br />
Éponine ou Laîs… », l’histoire héroïque<br />
de cette gauloise qui – comme le<br />
demande Dona Sol – partagea le sort de<br />
son mari, Julius Sabinus, traqué par les<br />
Romains après l’échec d’une révolte, et<br />
que désigne un titre noté, par Hugo en<br />
1860 : « Éponine et Sabinus ou la<br />
généreuse épouse, roman héroïde ».<br />
Ajoutons que la rime et le sens<br />
apparentent Éponine à Fantine, deux<br />
noms qui font écho à celui de<br />
Léopoldine.<br />
[143] Arthur comme Wellington, Alfred<br />
comme de Vigny, Alphonse comme<br />
Lamartine.
[144] Ce surnom a peut-être été suggéré<br />
à Hugo par le premier nom donné à la<br />
fille de Fantine (Marguerite Louet) :<br />
Anna Louet.<br />
[145] Pourquoi cette petite ville du Pasde-Calais<br />
? Peut-être parce que le jour<br />
que Hugo y passa, en 1837, était un 4<br />
septembre, devenu, lorsqu’il écrit Les<br />
Misérables, l’anniversaire de la mort de<br />
Léopoldine. La veille au soir, il écrit à<br />
sa fille : « Je viens de me promener au<br />
bord de la mer en pensant à toi, mon<br />
pauvre petit ange. J’ai cueilli pour toi<br />
cette fleur dans la dune. […] Et puis,<br />
mon ange, j’ai tracé ton nom sur le<br />
sable : Didi. La vague de la haute mer<br />
l’effacera cette nuit, mais ce que rien<br />
n’effacera, c’est l’amour que ton père a
pour toi. » C’est aussi à Montreuil qu’il<br />
songea, une lettre le dit, à cette loi de<br />
l’unité de la création qui deviendra un<br />
des grands thèmes de son œuvre et,<br />
fondant une universelle métaphore, un<br />
des principes de sa poétique : « Toute<br />
chose se reflète, en haut dans une plus<br />
parfaite, en bas dans une plus grossière<br />
qui lui ressemble. »<br />
[146] Hugo s’était documenté sur cette<br />
industrie dès 1829-1830. Voir<br />
l’Historique de l’édition de<br />
l’Imprimerie nationale (t. II, p. 601).<br />
[147] On compta 1 662 exposants à cette<br />
première des trois expositions<br />
nationales des produits de l’industrie<br />
organisées à Paris pendant la
Restauration.<br />
[148] Ces « recettes » ont quelque<br />
parenté avec les secrets, impopulaires<br />
eux, de Gilliatt dans Les Travailleurs de<br />
la mer. Les « petits ouvrages de paille »<br />
rappellent l’habileté avec laquelle Hugo<br />
lui-même fabriquait cette sorte de jouets<br />
pour ses enfants. Plus loin l’anecdote de<br />
l’ortie est une reprise, et une<br />
transformation, des deux paraboles<br />
évangéliques du grain semé (Matthieu,<br />
XIII, 1-30). Enfin un poème des<br />
Contemplations, « J’aime l’araignée et<br />
l’ortie… » (III, 27), dit le même amour<br />
pour la misérable des plantes et la<br />
misérable des bêtes.<br />
[149] Myriel meurt la même année que
Napoléon (mai 1821) et que Sophie<br />
(juin 1821).<br />
[150] La cécité est un fantasme<br />
personnel à Hugo. Milton dans<br />
Cromwell, le poème XX du premier<br />
livre des Contemplations » « A un poète<br />
aveugle », écrit en 1842,. plus tard le<br />
personnage de Dea dans L’Homme qui<br />
rit, montrent quelle importance il faut lui<br />
donner.<br />
[151] L’information a été notée par<br />
Hugo le 29 octobre 1846 dans le<br />
Journal de ce que j’apprends chaque<br />
jour (Choses vues, ouv. cit., 1830-1846,<br />
p. 449) : « Dans certaines provinces, les<br />
paysans sont convaincus que, dans toute<br />
portée de louve il y a un chien-loup,
lequel est tué par la mère, afin qu’en<br />
grandissant il ne dévore pas les autres<br />
petits. »<br />
[152] Cette école voit dans la<br />
Révolution le châtiment providentiel de<br />
la décadence de la société au XVIIIe<br />
siècle, rachetée dans le sang. Elle<br />
propose une conception théocratique de<br />
l’État où la figure du bourreau, héroïsée,<br />
incarne le droit de tuer exercé par le Roi<br />
au nom de Dieu.<br />
[153] Ce geste est également<br />
symbolique. Jean Valjean s’agenouille<br />
ici comme à Digne, dans la nuit suivant<br />
le vol de Petit-Gervais, devant la<br />
maison de l’évêque (I, 2, 13). Dans cette<br />
scène il est probable que Hugo investit
un souvenir d’enfance : celui des<br />
grenadiers hollandais, sur la route<br />
d’Espagne, redressant la berline de<br />
Mme Hugo arrêtée au bord d’un<br />
précipice et prête à verser. (Voir le<br />
Victor Hugo raconté…, ouv. cité, p.<br />
197.)<br />
[154] Encore une allusion à l’épisode du<br />
« flagrant délit » de 1845 ?<br />
[155] Variation sur les deux<br />
expressions : « rester de glace » et<br />
« cœur de pierre ».<br />
[156] Le portrait de Fantine en I, 3, 2 –<br />
« Elle avait de l’or et des perles pour<br />
dot, mais son or était sur sa tête et ses<br />
perles étaient dans sa bouche » – donne<br />
le prix exact de ce sacrifice : les
misérables, ne possédant que leur corps,<br />
n’ont rien d’autre à vendre, ni à donner.<br />
[157] Maladie éruptive, aussi appelée<br />
« suette miliaire », souvent mortelle,<br />
comme lors de la grave épidémie de<br />
1821, date correspondant en effet à la<br />
maladie prétendue de Cosette.<br />
[158] Cette formule souligne l’analogie<br />
de l’histoire de Fantine avec la<br />
« descente » décrite dans le récit de<br />
Jules Janin, Elle se vend au détail,<br />
publié en 1832.<br />
[159] « Le Christ nous a libérés. »<br />
L’antiphrase terrible de ce titre tiré de<br />
saint Paul (Gal., V, 1) ne dit rien du<br />
Christ, mais beaucoup sur son Église.<br />
[160] Cette description évoque un
souvenir et une leçon retranscrits ainsi<br />
par Adèle : « Un nommé Gilé, un<br />
imprimeur, représentait l’élégant. C’était<br />
le temps des habits en queue de morue.<br />
Les boutons, toujours de métal,<br />
montaient jusqu’aux épaules, et la queue<br />
jusqu’à la nuque ; la couleur de mode<br />
était l’olive. Les pantalons, de nankin<br />
l’été, étaient très serrés aux genoux et se<br />
terminaient en pied d’éléphant ; avec<br />
cela le chapeau relevé sur l’oreille et<br />
une touffe de cheveux qui sortait du côté<br />
relevé.<br />
« Le degré de fashion se calculait<br />
comme les quartiers de noblesse, par le<br />
nombre des passepoils du pantalon. Un<br />
seul sentait la roture. Gilé en portait<br />
quinze.
« Victor trouvait Gilé bien habillé. Il eut<br />
une pointe de coquetterie, la seule de sa<br />
jeunesse. […] Il s’aventura un jour et dit<br />
timidement à sa mère qu’il pourrait être<br />
mieux habillé. Sa mère lui dit : « Est-ce<br />
que tu vas t’occuper de cela<br />
maintenant ? Quelle importance ont les<br />
habits ? N’oublie pas cela : l’homme ne<br />
compte que par sa valeur morale, par<br />
l’intérieur, il n’est rien par l’extérieur. »<br />
(Victor Hugo raconté…, ouv. cit., p.<br />
311.)<br />
Il fallait que le sentiment de culpabilité<br />
du jeune Victor fût bien grand pour que<br />
la coquetterie soit le trait commun de<br />
trois personnages infâmes des<br />
Misérables, Tholomyès, Bamatabois et<br />
Montparnasse, entre lesquels se
épartissent tous les éléments de la<br />
description de Gilé.<br />
[161] Hugo situe à cette date de janvier<br />
1823 une aventure dont il fut témoin et<br />
acteur le 9 janvier 1841 à Paris,<br />
aventure recueillie par sa femme qui en<br />
rédigea le récit, à tort intégré dans<br />
Choses vues (ouv. cit., 1830-1846, p.<br />
204-208).<br />
[162] L’épisode est d’une telle<br />
importance dans le roman qu’on est tenté<br />
d’y voir une des origines de l’invention<br />
de l’intrigue et du mouvement qui<br />
détermine, en novembre 1845, le début<br />
de la rédaction du livre. Dans cette<br />
hypothèse, on prendra garde, dans le<br />
texte de Choses vues, au fait que
l’incident a lieu le lendemain de la<br />
réception de Hugo à l’Académie, à la<br />
sortie d’un dîner où elle était fêtée, chez<br />
Mme de Girardin. A deux reprises sont<br />
notés les motifs que Hugo a de demeurer<br />
à l’écart : « Il se dit qu’il était bien<br />
connu, que justement les journaux étaient<br />
pleins de son nom depuis deux jours et<br />
que se mêler à une semblable affaire,<br />
c’était prêter le flanc à toutes sortes de<br />
plaisanteries. » La plus acide aurait<br />
peut-être brodé sur cette récidive après<br />
Juliette, en se demandant jusqu’où irait<br />
l’Académicien dans son goût des<br />
« femmes tombées ». Quant à la<br />
calomnie, le commissaire la suggère luimême<br />
: « Monsieur, votre déposition,<br />
plus ou moins intéressée, ne sera
d’aucune valeur… » Demandons-nous<br />
donc quels durent être les sentiments de<br />
Hugo lorsqu’il vit, quatre ans plus tard,<br />
Mme Léonie Biard mise à Saint-Lazare,<br />
comme les prostituées, après le flagrant<br />
délit de son adultère avec lui, l’ancien<br />
sauveur des femmes perdues. Il venait<br />
de retourner en mal tout ce qu’il avait<br />
fait de meilleur. La même chose – et<br />
l’inverse aussi – arrivera à Jean<br />
Valjean.<br />
[163] Sous la Restauration, être<br />
propriétaire est une dignité sociale qui<br />
confère, selon la loi du suffrage<br />
censitaire, le droit de vote. Il fallait<br />
alors avoir trente ans et payer 45 € de<br />
contributions directes pour être électeur.<br />
L’éligibilité exigeait quarante ans et
mille francs de cens. Le corps électoral<br />
ne dépassait pas 100 000 électeurs.<br />
Cette qualité, qui donne au moins trente<br />
ans à Bamatabois, confirme sa<br />
ressemblance avec Tholomyès.<br />
[164] Il y a là une sorte d’imitation de<br />
Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui<br />
pécheurs et pécheresses demandent,<br />
dans l’Évangile, leur pardon avec le<br />
même geste.<br />
[165] Forme francisée du latin<br />
ambubaiae : joueuses de flûte,<br />
courtisanes, citées par Horace (Satires,<br />
I, 2, 1) : équivalent romain des geishas<br />
japonaises.<br />
[166] Son nom fut et reste le symbole<br />
des progrès accomplis dans le
diagnostic – par auscultation au<br />
stéthoscope – et le soin de la<br />
tuberculose, fléau du prolétariat urbain<br />
au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du<br />
nôtre.<br />
[167] Ancien forçat<br />
[168] L’attestation de la fiction se<br />
double ici de la bizarrerie pertinente<br />
qu’il y a à invoquer le témoignage d’un<br />
spécialiste de l’éducation des sourdsmuets<br />
à propos d’un personnage dont il<br />
vient d’être dit : « Il y avait du silence<br />
dans sa parole. »<br />
[169] Capitale de Satan, réunion de tous<br />
les vicieux et de tous les vices.<br />
[170] A la porte de l’enfer (Dante,<br />
L’Enfer, III).
[171] Voir plus haut l’hypothèse d’une<br />
réelle confession, et se souvenir que<br />
Hugo ne s’est jamais confessé, pas<br />
même à Lamennais qui signa le « billet<br />
de confession » nécessaire à son<br />
mariage.<br />
[172] Albin est dans Claude Gueux<br />
l’ami, fraternel et amoureux, du<br />
criminel. Dans ces noms, Albin et<br />
Romainville, se Usent aussi Albe et<br />
Rome dont la guerre devint fratricide<br />
lorsque le duel des Horaces et des<br />
Curiaces dut y mettre fin. Sur les<br />
résonances personnelles de ces noms,<br />
voir aussi plus loin les notes 176 et 177.<br />
[173] C’est par cette phrase même que<br />
Pierre renie le Christ dans l’Évangile
(Matthieu, XXVI, 72).<br />
[174] Les couverts eux, comme l’évêque<br />
l’a conseillé, ont été vendus.<br />
[175] C’était une habitude de Hugo que<br />
de noter ses rêves les plus marquants<br />
ainsi qu’en témoignent ses carnets et les<br />
textes de Choses vues.<br />
[176] La présence obsédante d’un frère<br />
– dont l’histoire de Jean Valjean ne<br />
faisait pas mention en I, 2, 6 et qui ne<br />
réapparaîtra plus jamais – est déjà<br />
implicitement inscrite plus haut : voir<br />
note 172. Elle évoque bien sûr Eugène,<br />
le frère perdu, rival en amour et en<br />
poésie, devenu fou, et mort en 1837.<br />
[177] Cette parenthèse est de la main de<br />
Jean Valjean.
Le frère est ici directement lié au père –<br />
Léopold recueillit Eugène à Blois – dans<br />
le nom de Romainville où s’inscrivent à<br />
la fois Thionville, dont le général Hugo<br />
fut le défenseur en 1814 et 1815, et<br />
Romorantin, à côté d’où le général en<br />
demi-solde avait acquis une propriété et<br />
où Victor, en 1815, avait retrouvé un<br />
père qu’il croyait perdu. (Sur ceci, voir<br />
l’annotation de ce texte par Y. Gohin,<br />
dans l’édition Gallimard, « Folio », des<br />
Misérables.)<br />
[178] C’est en I, 2, 1.<br />
[179] Comment ce document<br />
révolutionnaire et cette date peuvent-ils<br />
être affichés sous la Restauration dans<br />
un bâtiment officiel ? Hugo, en dépit de
la vraisemblance, les a sans doute<br />
insérés parce que Pache fut l’auteur de<br />
la formule : « Liberté, Égalité,<br />
Fraternité, ou la mort ».<br />
[180] « Ecce homo » : c’est ainsi que le<br />
Christ est présenté par Ponce Pilate à la<br />
foule. Cette expression sera reprise, en<br />
latin cette fois, au titre de III, I, 10.<br />
[181] Ce nom rappelle celui de Pierre,<br />
déjà indirectement évoqué – voir la note<br />
173. Le vol de fruit recoupe étrangement<br />
deux anecdotes analogues : l’une dans<br />
Choses vues concerne deux enfants,<br />
accusés d’avoir volé des pêches dans un<br />
jardin à Montreuil. Ils sont incarcérés à<br />
la Conciergerie et Hugo les interroge :<br />
« Vous avez donc escaladé un mur ?
– Non, Monsieur, les pêches étaient par<br />
terre, sur le chemin.<br />
– Vous n’avez fait que vous baisser ?<br />
– Oui monsieur.<br />
– Et les ramasser ?<br />
– Oui, monsieur. » (ouv. cit., 1830-<br />
1846, p. 426.)<br />
L’autre est un dialogue comparable,<br />
avec un enfant également, que Hugo<br />
rapporte dans une lettre à sa femme. La<br />
scène se passe en 1837, à Montreuil<br />
également, mais Montreuil-sur-Mer !<br />
[182] L’exemple n’est pas choisi au<br />
hasard puisque Bossuet, figure<br />
antithétique de Mgr Bienvenu, incarne<br />
non seulement le classicisme littéraire,<br />
mais aussi la monarchie de droit divin et<br />
la religion entendue comme principe
d’ordre social – voir note 25 du livre I.<br />
[183] En contrepoint, peut-être, de la<br />
première nuit de Juliette et de Victor. Ils<br />
étaient invités ce soir-là au Bal des<br />
Artistes du Mardi gras et n’y allèrent<br />
pas, pas plus que Marius et Cosette le<br />
soir de leurs noces (V, 6, 1).<br />
[184] Les députés de la droite éclateront<br />
de rire de la même façon au discours de<br />
Hugo sur la misère (9 juillet 1849). De<br />
même les dieux de l’Olympe à<br />
l’apparition du Satyre (La Légende des<br />
siècles) et les lords devant Gwynplaine<br />
(L’Homme qui rit). Quasimodo déjà<br />
scrutait les rires de la foule qui prenait<br />
son visage pour une grimace.<br />
[185] Première évocation de ce qui sera
un lieu commun des misérables – voir II,<br />
4 et III, 5 et 8.<br />
[186] Dans cette brève et lumineuse<br />
communion des consciences s’ébauche<br />
une théorie de la vertu moralisatrice de<br />
l’art, et de l’effet civilisateur spécifique<br />
au théâtre, qui sera développée dans<br />
William Shakespeare (I, 4, 2 et II, 5, 7).<br />
[187] Voici Javert pieuvre. Motif<br />
largement développé dans Les<br />
Travailleurs de la mer, mais aussi dans<br />
le personnage du wapentake de<br />
L’Homme qui rit.<br />
[188] Cette scène du bras passant par<br />
une ouverture répète très étrangement la<br />
scène du vol de pain (I, 2, 6).
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