LES VOYAGES DE GULLIVER
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conquête assez aisée. Ces peuples ignorent le métier de la guerre ; ils ne savent ce que c’est qu’armes blanches et armes à feu. Cependant, si j’étais ministre d’État, je ne serais point d’humeur de faire une pareille entreprise. Leur haute prudence et leur parfaite unanimité sont des armes terribles. Imaginezvous, d’ailleurs, cent mille Houyhnhnms en fureur se jetant sur une armée européenne ! Quel carnage ne feraient-ils pas avec leurs dents, et combien de têtes et d’estomacs ne briseraient-ils pas avec leurs formidables pieds de derrière ? Certes, il n’y a point de Houyhnhnm auquel on ne puisse appliquer ce qu’Horace a dit de l’empereur Auguste : Recalcitrat undique tutus 6 . Mais, loin de songer à conquérir leur pays, je voudrais plutôt qu’on les engageât à nous envoyer quelques-uns de leur nation pour civiliser la nôtre, c’est-à-dire pour la rendre vertueuse et plus raisonnable. Une autre raison m’empêche d’opiner pour la conquête de ce pays, et de croire qu’il soit à propos d’augmenter les domaines de Sa Majesté britannique de mes heureuses découvertes : c’est qu’à dire le vrai, la manière dont on prend possession d’un nouveau pays découvert me cause quelques légers scrupules. Par exemple, une troupe de pirates est poussée par la tempête je ne sais où. Un mousse, du haut du perroquet, 6 Horace, Satires, livre II, sat. 1 : Flacci Verba per attentam non ibunt Cæsaris aurem : Cui male si palpere, recalcitrat undique tutus. « Les vers de Flaccus (Horace) n’iront pas fatiguer l’oreille de César : quand on le caresse maladroitement, il se cabre contre la louange, tant il se tient sur ses gardes » – 272 –
découvre terre : les voilà aussitôt à cingler de ce côté-là. Ils abordent, ils descendent sur le rivage, ils voient un peuple désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils donnent un nouveau nom à cette terre et en prennent possession au nom de leur chef. Ils élèvent un monument qui atteste à la postérité cette belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonté d’en épargner une douzaine, qu’ils renvoient à leurs huttes. Voilà proprement l’acte de possession qui commence à fonder le droit divin 7 . On envoie bientôt après d’autres vaisseaux en ce même pays pour exterminer le plus grand nombre des naturels ; on met les chefs à la torture pour les contraindre à livrer leurs trésors ; on exerce par conscience tous les actes les plus barbares et les plus inhumains ; on teint la terre du sang de ses infortunés habitants ; enfin, cette exécrable troupe de bourreaux employée à cette pieuse expédition est une colonie envoyée dans un pays barbare et idolâtre pour le civiliser et le convertir. J’avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise, qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait éclater sa sagesse et sa justice, et qui peut, sur cet article, servir aujourd’hui d’exemple à toute l’Europe. On sait quel est notre zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays nouvellement découverts et heureusement envahis ; que, pour y faire pratiquer les lois du christianisme nous avons soin d’y envoyer des pasteurs très pieux et très édifiants, des hommes de bonnes mœurs et de bon exemple, des femmes et des filles irréprochables et d’une vertu très bien éprouvée, de braves officiers, des juges intègres, et surtout des gouverneurs d’une probité reconnue, qui font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui n’y exercent aucune tyrannie, qui n’ont ni 7 Allusion à la conquête du Mexique par les Espagnols, qui exercèrent des cruautés inouïes à l’égard des naturels du pays. – 273 –
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désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils donnent un nouveau<br />
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chef. Ils élèvent un monument qui atteste à la postérité cette<br />
belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux ou trois<br />
douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonté d’en épargner<br />
une douzaine, qu’ils renvoient à leurs huttes. Voilà proprement<br />
l’acte de possession qui commence à fonder le droit divin 7 .<br />
On envoie bientôt après d’autres vaisseaux en ce même<br />
pays pour exterminer le plus grand nombre des naturels ; on<br />
met les chefs à la torture pour les contraindre à livrer leurs<br />
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infortunés habitants ; enfin, cette exécrable troupe de<br />
bourreaux employée à cette pieuse expédition est une colonie<br />
envoyée dans un pays barbare et idolâtre pour le civiliser et le<br />
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J’avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation<br />
anglaise, qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait<br />
éclater sa sagesse et sa justice, et qui peut, sur cet article, servir<br />
aujourd’hui d’exemple à toute l’Europe. On sait quel est notre<br />
zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays<br />
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bonnes mœurs et de bon exemple, des femmes et des filles<br />
irréprochables et d’une vertu très bien éprouvée, de braves<br />
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probité reconnue, qui font consister leur bonheur dans celui des<br />
habitants du pays, qui n’y exercent aucune tyrannie, qui n’ont ni<br />
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exercèrent des cruautés inouïes à l’égard des naturels du pays.<br />
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