LES VOYAGES DE GULLIVER
LES VOYAGES DE GULLIVER LES VOYAGES DE GULLIVER
J’avouerai ici ingénument que le peu de lumières et de philosophie que j’ai aujourd’hui, je l’ai puisé dans les sages leçons de ce cher maître et dans les entretiens de tous ses judicieux amis, entretiens préférables aux doctes conférences des académies d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Italie. J’avais pour tous ces illustres personnages une inclination mêlée de respect et de crainte, et j’étais pénétré de reconnaissance pour la bonté qu’ils avaient de vouloir bien ne me point confondre avec leurs yahous, et de me croire peut-être moins imparfait que ceux de mon pays. Lorsque je me rappelais le souvenir de ma famille, de mes amis, de mes compatriotes et de toute la race humaine en général, je me les représentais tous comme de vrais yahous pour la figure et pour le caractère, seulement un peu plus civilisés, avec le don de la parole et un petit grain de raison. Quand je considérais ma figure dans l’eau pure d’un clair ruisseau, je détournais le visage sur-le-champ, ne pouvant soutenir la vue d’un animal qui me paraissait aussi difforme qu’un yahou. Mes yeux accoutumés à la noble figure des Houyhnhnms, ne trouvaient de beauté animale que dans eux. À force de les regarder et de leur parler, j’avais pris un peu de leurs manières, de leurs gestes, de leur maintien, de leur démarche, et, aujourd’hui que je suis en Angleterre, mes amis me disent quelquefois que je trotte comme un cheval. Quand je parle et que je ris, il me semble que je hennis. Je me vois tous les jours raillé sur cela sans en ressentir la moindre peine. Dans cet état heureux, tandis que je goûtais les douceurs d’un parfait repos, que je me croyais tranquille pour tout le reste de ma vie, et que ma situation était la plus agréable et la plus digne d’envie, un jour, mon maître m’envoya chercher de meilleur matin qu’à l’ordinaire. Quand je me fus rendu auprès de lui, je le trouvai très sérieux, ayant un air inquiet et embarrassé, voulant me parler et ne pouvant ouvrir la bouche. – 254 –
Après avoir gardé quelque temps un morne silence, il me tint ce discours : « Je ne sais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce que je vais vous dire. Vous saurez que, dans la dernière assemblée du parlement, à l’occasion de l’affaire des yahous qui a été mise sur le bureau, un député a représenté à l’assemblée qu’il était indigne et honteux que j’eusse chez moi un yahou que je traitais comme un Houyhnhnm ; qu’il m’avait vu converser avec lui et prendre plaisir à son entretien comme, à celui d’un de mes semblables ; que c’était un procédé contraire à la raison et à la nature, et qu’on n’avait jamais ouï parler de chose pareille. Sur cela l’assemblée m’a exhorté à faire de deux choses l’une : ou à vous reléguer parmi les autres yahous ou à vous renvoyer dans le pays d’où vous êtes venu. La plupart des membres qui vous connaissent et qui vous ont vu chez moi ou chez eux ont rejeté l’alternative, et ont soutenu qu’il serait injuste et contraire à la bienséance de vous mettre au rang des yahous de ce pays, vu que tous avez un commencement de raison et qu’il serait même à craindre que vous ne leur en communiquassiez, ce qui les rendrait peut-être plus méchants encore ; que, d’ailleurs, étant mêlé avec les yahous, vous pourriez cabaler avec eux, les soulever, les conduire tous dans une forêt ou sur le sommet d’une montagne, ensuite vous mettre à leur tête et venir fondre sur tous les Houyhnhnms pour les déchirer et les détruire. Cet avis a été suivi à la pluralité des voix, et j’ai été exhorté à vous renvoyer incessamment. Or, on me presse aujourd’hui d’exécuter ce résultat, et je ne puis plus différer. Je vous conseille donc de vous mettre à la nage ou bien de construire un petit bâtiment semblable à celui qui vous a apporté dans ces lieux, et dont vous m’avez fait la description, et de vous en retourner par mer comme vous êtes venu. Tous les domestiques de cette maison et ceux même de mes voisins vous aideront dans cet ouvrage. S’il n’eût tenu qu’à moi, je vous aurais gardé toute votre vie à mon service, parce que vous avez d’assez bonnes inclinations, que vous vous êtes corrigé de – 255 –
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Après avoir gardé quelque temps un morne silence, il me tint ce<br />
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« Je ne sais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce<br />
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avec lui et prendre plaisir à son entretien comme, à celui d’un<br />
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et à la nature, et qu’on n’avait jamais ouï parler de chose<br />
pareille. Sur cela l’assemblée m’a exhorté à faire de deux choses<br />
l’une : ou à vous reléguer parmi les autres yahous ou à vous<br />
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membres qui vous connaissent et qui vous ont vu chez moi ou<br />
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injuste et contraire à la bienséance de vous mettre au rang des<br />
yahous de ce pays, vu que tous avez un commencement de<br />
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communiquassiez, ce qui les rendrait peut-être plus méchants<br />
encore ; que, d’ailleurs, étant mêlé avec les yahous, vous<br />
pourriez cabaler avec eux, les soulever, les conduire tous dans<br />
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mettre à leur tête et venir fondre sur tous les Houyhnhnms pour<br />
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me presse aujourd’hui d’exécuter ce résultat, et je ne puis plus<br />
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de construire un petit bâtiment semblable à celui qui vous a<br />
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aideront dans cet ouvrage. S’il n’eût tenu qu’à moi, je vous<br />
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