LES VOYAGES DE GULLIVER
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toutes les finesses de cette langue. Il était convaincu, comme il me l’a avoué depuis, que j’étais un yahou ; mais ma propreté, ma politesse, ma docilité, ma disposition à apprendre, l’étonnaient : il ne pouvait allier ces qualités avec celles d’un yahou, qui est un animal grossier, malpropre et indocile. Mes habits lui causaient aussi beaucoup d’embarras, s’imaginant qu’ils étaient une partie de mon corps : car je ne me déshabillais, le soir, pour me coucher, que lorsque toute la maison était endormie, et je me levais le matin et m’habillais avant qu’aucun ne fût éveillé. Mon maître avait envie de connaître de quel pays je venais, où et comment j’avais acquis cette espèce de raison qui paraissait dans toutes mes manières, et de savoir enfin mon histoire. Il se flattait d’apprendre bientôt tout cela, vu le progrès que je faisais de jour en jour dans l’intelligence et dans la prononciation de la langue. Pour aider un peu ma mémoire, je formai un alphabet de tous les mots que j’avais appris, et j’écrivis tous ces termes avec l’anglais audessous. Dans la suite, je ne fis point difficulté d’écrire en présence de mon maître les mots et les phrases qu’il m’apprenait ; mais il ne pouvait comprendre ce que je faisais, parce que les Houyhnhnms n’ont aucune idée de l’écriture. Enfin, au bout de dix semaines, je me vis en état d’entendre plusieurs de ses questions, et bientôt je fus assez habile pour lui répondre passablement. Une des premières questions qu’il me fit, lorsqu’il me crut en état de lui répondre, fut de me demander de quel pays je venais, et comment j’avais appris à contrefaire l’animal raisonnable, n’étant qu’un, yahou : car ces yahous, auxquels il trouvait que je ressemblais par le visage et par les pattes de devant, avaient bien, disait-il, une espèce de connaissance, avec des ruses et de la malice, mais ils n’avaient point cette conception et cette docilité qu’il remarquait en moi. Je lui répondis que je venais de fort loin, et que j’avais traversé les mers avec plusieurs autres de mon espèce, porté dans un grand bâtiment de bois ; que mes compagnons m’avaient mis à terre sur cette côte et qu’ils m’avaient abandonné. Il me fallut – 210 –
alors joindre au langage plusieurs signes pour me faire entendre. Mon maître me répliqua qu’il fallait que je me trompasse, et que j’avais dit la chose qui n’était pas, c’est-à-dire que je mentais. (Les Houyhnhnms, dans leur langue, n’ont point de mot pour exprimer le mensonge ou la fausseté.) Il ne pouvait comprendre qu’il y eût des terres au delà des eaux de la mer, et qu’un vil troupeau d’animaux pût faire flotter sur cet élément un grand bâtiment de bois et le conduire à leur gré. « À peine, disait-il, un Houyhnhnm en pourrait-il faire autant, et sûrement il n’en confierait pas la conduite à des yahous. » Ce mot houyhnhnm, dans leur langue, signifie cheval, et veut dire selon son étymologie, la perfection de la nature. Je répondis à mon maître que les expressions me manquaient, mais que, dans quelque temps, je serais en état de lui dire des choses qui le surprendraient beaucoup. Il exhorta madame la cavale son épouse, messieurs ses enfants le poulain et la jument, et tous ses domestiques à concourir tous avec zèle à me perfectionner dans la langue, et tous les jours il y consacrait luimême deux ou trois heures. Plusieurs chevaux et cavales de distinction vinrent alors rendre visite à mon maître, excités par la curiosité de voir un yahou surprenant, qui, à ce qu’on leur avait dit, parlait comme un Houyhnhnm, et faisait reluire dans ses manières des étincelles de raison. Ils prenaient plaisir à me faire des questions à ma portée, auxquelles je répondais comme je pouvais. Tout cela contribuait à me fortifier dans l’usage de la langue, en sorte qu’au bout de cinq mois j’entendais tout ce qu’on me disait et m’exprimais assez bien sur la plupart des choses. Quelques Houyhnhnms, qui venaient à la maison pour me voir et me parler, avaient de la peine à croire que je fusse un vrai yahou, parce que, disaient-ils, j’avais une peau fort différente de ces animaux ; ils ne me voyaient, ajoutaient-ils, une peau à peu – 211 –
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habits lui causaient aussi beaucoup d’embarras, s’imaginant<br />
qu’ils étaient une partie de mon corps : car je ne me<br />
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avant qu’aucun ne fût éveillé. Mon maître avait envie de<br />
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un peu ma mémoire, je formai un alphabet de tous les mots que<br />
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Dans la suite, je ne fis point difficulté d’écrire en<br />
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parce que les Houyhnhnms n’ont aucune idée de l’écriture.<br />
Enfin, au bout de dix semaines, je me vis en état d’entendre<br />
plusieurs de ses questions, et bientôt je fus assez habile pour lui<br />
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contrefaire l’animal raisonnable, n’étant qu’un, yahou : car ces<br />
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point cette conception et cette docilité qu’il remarquait en moi.<br />
Je lui répondis que je venais de fort loin, et que j’avais traversé<br />
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