LES VOYAGES DE GULLIVER
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attachée à une famille préférablement à une autre ; que c’était un présent de la nature ou du hasard, et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilège. Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs et même les plus outrés. Je m’écriai, comme dans une espèce de ravissement et d’enthousiasme : « Heureuse nation, dont tous les enfants à naître peuvent prétendre à l’immortalité ! Heureuse contrée, où les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, où là vertu des premiers siècles n’a point péri, et où les premiers hommes vivent encore et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leurs descendants ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilège de ne point mourir, et que, par conséquent, l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point ! » Je témoignai ensuite que j’étais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour ; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappé les yeux. « Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur donne-t-il point sa confiance ? Mais peut-être que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis résolu d’en parler à Sa Majesté à la première occasion qui s’offrira, et, soit qu’elle défère à mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’établissement qu’elle a eu la bonté de m’offrir dans ses États, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne. » Celui à qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me – 182 –
épondit qu’il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et pendant quelque temps ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point ; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin, la même personne qui m’avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalité ; mais qu’ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m’avait fait naître struldbrugg. À cette question intéressante je répartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j’étais accoutumé à m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse été roi, général d’armée ou ministre d’État ; que, par rapport à l’immortalité, j’avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j’avais à vivre éternellement, et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor à mon imagination. Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j’aurais pu connaître mon bonheur et savoir la différence qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en œuvre pour devenir riche, et qu’à force d’être intrigant, souple et rampant, j’aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu’en second lieu, je me fusse appliqué si sérieusement à l’étude dès mes premières années, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers ; que j’aurais remarqué avec soin tous les grands événements ; que j’aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d’État qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères et de faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde ; que j’aurais tracé un mémoire fidèle et – 183 –
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tous leurs descendants ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui<br />
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l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat<br />
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si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur<br />
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