LES VOYAGES DE GULLIVER
LES VOYAGES DE GULLIVER LES VOYAGES DE GULLIVER
m’avoua qu’il était surpris des louanges excessives qu’on lui donnait depuis trois mille ans ; que son poème était médiocre et semé de sottises, qu’il n’avait plu de son temps qu’à cause de la beauté de sa diction et de l’harmonie de ses vers, et qu’il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne n’en pouvait plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour l’admirer. Sophocle et Euripide, qui l’accompagnaient, me tinrent à peu près le même langage et se moquèrent surtout de nos savants modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu’elles étaient fidèlement traduites, soutenaient néanmoins qu’en grec c’étaient des beautés et qu’il fallait savoir le grec pour en juger avec équité. Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m’avoua qu’il n’avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu entre lui et Descartes ; il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoiqu’il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son système extravagant touchant l’âme des bêtes. Descartes prit la parole et dit qu’il avait trouvé quelque chose et avait su établir d’assez bons principes, mais qu’il n’était pas allé fort loin, et que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et obligés de tâtonner ; que c’était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et utile à l’homme était de faire un amas d’expériences et de se borner là ; qu’il avait eu beaucoup d’insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa. J’eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, et surtout des morts de qualité, car j’ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh ! que je vis des choses étonnantes, lorsque le gouverneur fit passer en revue – 172 –
devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos gentilshommes modernes ! Que j’eus de plaisir à voir leur origine et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d’autres le menton pointu, d’autres ont le visage basané et les traits effroyables, d’autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat ; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de fous et d’étourdis, dans d’autres beaucoup de fourbes et de fripons ; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Que je fus encore surpris de voir, dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc. Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d’infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des personnes très innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement par l’intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges ; comment il était arrivé que des hommes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places ; comment des hommes vils avaient souvent donné le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans l’univers les plus grands événements. Oh ! que je conçus alors une basse idée de l’humanité ! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir ! Je découvris l’ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part – 173 –
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