LES VOYAGES DE GULLIVER
LES VOYAGES DE GULLIVER LES VOYAGES DE GULLIVER
Chapitre VI Le roi et la reine font un voyage vers la frontière, où l’auteur les suit. Détail de la manière dont il sort de ce pays pour retourner en Angleterre. J’avais toujours dans l’esprit que je recouvrerais un jour ma liberté, quoique je ne pusse deviner par quel moyen, ni former aucun projet avec la moindre apparence de réussir. Le vaisseau qui m’avait porté, et qui avait échoué sur ces côtes, était le premier vaisseau européen qu’on eût su en avoir approché, et le roi avait donné des ordres très précis pour que, si jamais il arrivait qu’un autre parût, il fût tiré à terre et mis avec tout l’équipage et les passagers sur un tombereau et apporté à Lorbrulgrud. Il était fort porté à trouver une femme de ma taille avec laquelle on me marierait, et qui me rendrait père ; mais j’aurais mieux aimé mourir que d’avoir de malheureux enfants destinés à être mis en cage, ainsi que des serins de Canarie, et à être ensuite comme vendus par tout le royaume aux gens de qualité de petits animaux curieux. J’étais à la vérité traité avec beaucoup de bonté ; j’étais le favori du roi et de la reine et les délices de toute la cour ; mais c’était dans une condition qui ne convenait pas à la dignité de ma nature humaine. Je ne pouvais d’abord oublier les précieux gages que j’avais laissés chez moi. Je souhaitais fort de me retrouver parmi des peuples avec lesquels je me pusse entretenir d’égal à égal, et d’avoir la liberté de me promener par les rues et par les champs sans crainte d’être foulé aux pieds, d’être écrasé comme une grenouille, ou d’être le jouet d’un jeune chien ; mais ma délivrance arriva plus tôt que je ne m’y attendais, et d’une manière très extraordinaire, – 122 –
ainsi que je vais le raconter fidèlement, avec toutes les circonstances de cet admirable événement. Il y avait deux ans que j’étais dans ce pays. Au commencement de la troisième année, Glumdalclitch et moi étions à la suite du roi et de la reine, dans un voyage qu’ils faisaient vers la côte méridionale du royaume. J’étais porté, à mon ordinaire, dans ma boîte de voyage, qui était un cabinet très commode, large de douze pieds. On avait, par mon ordre, attaché un brancard avec des cordons de soie aux quatre coins du haut de la boîte, afin que je sentisse moins les secousses du cheval, sur lequel un domestique me portait devant lui. J’avais ordonné au menuisier de faire au toit de ma boîte une ouverture d’un pied en carré pour laisser entrer l’air, en sorte que quand je voudrais on pût l’ouvrir et la fermer avec une planche. Quand nous fûmes arrivés au terme de notre voyage, le roi jugea à propos de passer quelques jours à une maison de plaisance qu’il avait proche de Flanflasnic, ville située à dix-huit milles anglais du bord de la mer. Glumdalclitch et moi étions bien fatigués ; j’étais, moi, un peu enrhumé ; mais la pauvre fille se portait si mal, qu’elle était obligée de se tenir toujours dans sa chambre. J’eus envie de voir l’Océan. Je fis semblant d’être plus malade que je ne l’étais, et je demandai la liberté de prendre l’air de la mer avec un page qui me plaisait beaucoup, et à qui j’avais été confié quelquefois. Je n’oublierai jamais avec quelle répugnance Glumdalclitch y consentit, ni l’ordre sévère qu’elle donna au page d’avoir soin de moi, ni les larmes qu’elle répandit, comme si elle eût eu quelque présage, de ce qui me devait arriver. Le page me porta donc dans ma boîte, et me mena environ à une demi-lieue du palais, vers les rochers, sur le rivage de la mer. Je lui dis alors de me mettre à terre, et, levant le châssis d’une de mes fenêtres, je me mis à regarder la mer d’un œil triste. Je dis ensuite au page que j’avais envie de dormir un peu dans mon brancard, et que cela me soulagerait. Le page ferma bien la fenêtre, de peur que je n’eusse froid ; je – 123 –
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J’avais toujours dans l’esprit que je recouvrerais un jour<br />
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approché, et le roi avait donné des ordres très précis pour que,<br />
si jamais il arrivait qu’un autre parût, il fût tiré à terre et mis<br />
avec tout l’équipage et les passagers sur un tombereau et<br />
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Il était fort porté à trouver une femme de ma taille avec<br />
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à être mis en cage, ainsi que des serins de Canarie, et à être<br />
ensuite comme vendus par tout le royaume aux gens de qualité<br />
de petits animaux curieux. J’étais à la vérité traité avec<br />
beaucoup de bonté ; j’étais le favori du roi et de la reine et les<br />
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Je souhaitais fort de me retrouver parmi des peuples avec<br />
lesquels je me pusse entretenir d’égal à égal, et d’avoir la liberté<br />
de me promener par les rues et par les champs sans crainte<br />
d’être foulé aux pieds, d’être écrasé comme une grenouille, ou<br />
d’être le jouet d’un jeune chien ; mais ma délivrance arriva plus<br />
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