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Le vocabulaire de Lacan Jean-Pierre Cléro - E-monsite

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Vocabulaire <strong>de</strong> ...<br />

Collection dirigée par <strong>Jean</strong>-<strong>Pierre</strong> Zara<strong>de</strong>r<br />

<strong>Le</strong> <strong>vocabulaire</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>Lacan</strong><br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Pierre</strong> <strong>Cléro</strong><br />

Professeur <strong>de</strong> philosophie<br />

Université <strong>de</strong> Rouen


Il n'appartient pas à l'auteur, fût-ce d'un <strong>vocabulaire</strong>, <strong>de</strong> délimiter à<br />

l'avance son public, car il risque, à ce jeu, <strong>de</strong> se tromper lour<strong>de</strong>ment et<br />

<strong>de</strong> se perdre dans toutes sortes d'inversions inattendues. On peut simplement<br />

dire que le présent texte ne s'adresse pas directement au psychanalyste,<br />

au psychologue ou au psychiatre, qui n'en tireront aucun<br />

bénéfice clinique immédiat. Il existe déjà d'excellents dictionnaires pour<br />

gui<strong>de</strong>r chacun d'eux en son métier il n"est ici question ni <strong>de</strong> les<br />

remplacer ni <strong>de</strong> les imiter. Si, comme il est souhaitable, le présent texte<br />

se révèle <strong>de</strong> surcroît intéressant pour ceux qui ont vocation <strong>de</strong> soigner,<br />

alors qu'il ne leur est pas spontanément <strong>de</strong>stiné, c'est par un détour qui<br />

pose alors le problème <strong>de</strong> l'importance <strong>de</strong> la philosophie pour la<br />

psychanalyse. Toutefois, la question <strong>de</strong> ce lexique est plutôt inverse<br />

c'est celle <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> la psychanalyse pour philosopher. Peut-on se<br />

passer <strong>de</strong> la psychanalyse pour philosopher? À coup sûr non. Quand un<br />

philosophe pourrait parler contre elle, il ne pourrait se passer d'elle sans<br />

perdre un contenu majeur.<br />

Si étrange que puisse paraître encore, même aujourd'hui, l'idée<br />

d'écrire un <strong>vocabulaire</strong> <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> à l'usage <strong>de</strong>s philosophes, la<br />

conception <strong>de</strong> ce lexique est fort classique et, quand bien même elle<br />

contredirait, sur un point ou sur un autre, la philosophie <strong>de</strong> Kant telle<br />

qu'elle est traditionnellement enseignée et commentée, elle est fort<br />

kantienne. Kant recommandait en effet <strong>de</strong> n'appliquer la philosophie<br />

critique qu'à <strong>de</strong>s sciences qui avaient, par « l'effet d'une révolution<br />

subite» autant qu'« inoubliable », pris leur indépendance méthodique, y<br />

compris à l'égard <strong>de</strong> la philosophie c'est ainsi qu'il pensait que la<br />

philosophie pourrait tirer avantage <strong>de</strong> sa critique <strong>de</strong>s mathématiques et<br />

<strong>de</strong> la physique. Elle a largement montré, <strong>de</strong>puis le XVIIIe siècle, qu'elle<br />

pouvait tirer profit d'une interrogation <strong>de</strong> la biologie. <strong>Le</strong>s sciences<br />

humaines posent, il est vrai, un problème particulier, au nom <strong>de</strong> leur


explique que l'on ne trouvera pas beaucoup, dans ce petit lexique, <strong>de</strong><br />

mots typiquement « lacaniens ». Certes l'un <strong>de</strong>s plaisirs à lire cet auteur<br />

est bien d'y découvrir constamment <strong>de</strong>s saillies et <strong>de</strong>s trouvailles<br />

verbales (comme l'extimité, désignant par là que le réel est autant à<br />

l'intérieur qu'à l'extérieur du sujet, ou le parlêtre, désignant l'être qui<br />

n'existe que par le déploiement <strong>de</strong> la parole) ; mais elles se distinguent<br />

difficilement <strong>de</strong> leur jaillissement et elles ne font concept que dans un<br />

contexte. Ces inventions verbales ne sont pas « lexicalement » la partie<br />

la plus riche que l'on puisse tirer <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>; d'autant que <strong>Lacan</strong> luimême<br />

en minimise volontiers la portée ou ne s'en attribue pas la<br />

découverte. Si l'on écarte l'invention syntaxique sur laquelle un<br />

<strong>vocabulaire</strong> n'a, par principe, rien à dire, l'originalité <strong>de</strong> l'auteur se<br />

marque mieux dans l'empreinte qu'il impose, sous le masque <strong>de</strong> la<br />

« lecture », à plusieurs notions déjà existantes, qu'elles soient<br />

essentiellement philosophiques ou que la philosophie les partage avec la<br />

psychiatrie. Il serait intéressant d'ailleurs - et la réponse au problème<br />

n'est pas évi<strong>de</strong>nte - <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi la philosophie et la<br />

psychiatrie ont à ce point échangé leur <strong>vocabulaire</strong> sur les questions<br />

essentielles <strong>de</strong> l'une et <strong>de</strong> l'autre alors qu'elles ont si peu pris en<br />

compte, l'une et l'autre, cette mise en commun.<br />

On ne saurait trop recomman<strong>de</strong>r au philosophe <strong>de</strong> lire les textes <strong>de</strong><br />

Freud et <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, pour les mêmes raisons qu'il lui est indispensable <strong>de</strong><br />

lire <strong>de</strong>s mathématiques ou d'apprendre <strong>de</strong> la logique, et <strong>de</strong> se tenir à<br />

cette lecture avec la même obstination dans l'un et dans l'autre cas, car<br />

les raisons <strong>de</strong> lire la psychanalyse s'approfondissent au fil <strong>de</strong>s lectures,<br />

comme celle <strong>de</strong> lire les mathématiques ou toute autre science. <strong>Le</strong>s<br />

concepts n'existent jamais qu'à travers la longue série <strong>de</strong> leur<br />

élaboration et <strong>de</strong> leurs usages auxquels il est impossible d'assigner un<br />

commencement et une fin. Je ne parle pas seulement <strong>de</strong> concepts comme<br />

la conscience, l'inconscient, le sujet, la loi, le désir, le réel, etc. Je parle<br />

aussi <strong>de</strong>s valeurs; l'époque est révolue où le philosophe osait donner à<br />

l'historien, au sociologue, au psychanalyste, la leçon <strong>de</strong> ne pas parler<br />

<strong>de</strong>s valeurs du beau, du vrai, du bien, du bonheur. Cet interdit que<br />

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Husserl avait cru pouvoir assigner aux sciences <strong>de</strong> l'homme' et dont il<br />

dénonçait les transgressions sous le nom d'historicisme2 ou <strong>de</strong><br />

psychologisme3 avait encore, directement ou indirectement, arrêté<br />

Freud4 <strong>Lacan</strong> a passé outre et c'est sans doute en prenant tous les<br />

risques qu'il a écrit les pages les plus intéressantes et les plus<br />

saisissantes pour le philosophe, qu'elles portent sur le beau, sur le vrai,<br />

sur le bien ou sur le bonheur. Si la psychanalyse vaut quelques heures <strong>de</strong><br />

peine au philosophe, c'est bien parce qu'elle lui parle <strong>de</strong>s choses qui<br />

intéressent le plus les hommes. <strong>Le</strong> philosophe ne peut donc s'installer<br />

vis-à-vis d'elle dans un rapport d'extériorité comme s'il <strong>de</strong>vait se<br />

contenter <strong>de</strong> dire in abstracto à quelle condition elle est possible et<br />

comment on pourrait limiter son propos. Ce n'est qu'en tournant les<br />

interdits husserliens et en parlant <strong>de</strong>s valeurs que la psychanalyse gagne<br />

son caractère irremplaçable. Il était interdit, sous peine d'être taxées<br />

d'absurdité, aux diverses sciences humaines <strong>de</strong> s'aventurer à traiter <strong>de</strong>s<br />

valeurs autrement que <strong>de</strong> la façon la plus extérieure et la plus<br />

contextuelle; car, en problématisant le vrai, que ce soit en l'historicisant<br />

ou en le psychologisant, elles compromettaient, pensait-on, la vérité<br />

même <strong>de</strong> leur propos et s'abîmaient dans le scepticisme. C'est cet<br />

interdit qui est absur<strong>de</strong>, d'autant qu'il pouvait hypocritement s'assortir<br />

Suivi par Scheler en ce qui concerne plus spécifiquement les valeurs morales. C'est<br />

généralement à Hobbes et à Nietzsche qu'il réserve ses coups plutôt qu'à Freud dans <strong>Le</strong><br />

formalisme en éthique et l'éthique matériale <strong>de</strong>s valeurs. Nietzsche est accusé <strong>de</strong>« réduire<br />

à <strong>de</strong> pures valeurs-d'expérience-vécue les expériences-vécues-<strong>de</strong>-valeur (qui, en-vertu-<strong>de</strong>slois-<strong>de</strong>-leur-essence,<br />

ne peuvent se manifester qu'en <strong>de</strong> telles expériences)) (NRF<br />

Gallimard, Paris, 1955, p. 216).<br />

2. Husserl E., La philosophie comme science rigoureuse, PUF, Paris, 1989, p. 61, ss.<br />

3. Husserl E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959, I, Prolégomènes à la logique pure, voir<br />

en particulier, chap. III-VIII.<br />

4. <strong>Lacan</strong> le lui a très vivement reproché dans le livre VII du Séminaire «Freud a été là<strong>de</strong>ssus<br />

d'une pru<strong>de</strong>nce singulière. Sur la nature <strong>de</strong> ce qui se manifeste <strong>de</strong> création dans le<br />

beau, l'analyste n'a, selon lui, rien à dire. [ ... ] Ce n'est pas tout, et le texte <strong>de</strong> Freud se<br />

montre là-<strong>de</strong>ssus [il ne s'agit <strong>de</strong> rien <strong>de</strong> moins que <strong>de</strong> la sublimation] très faible. [ ... ] Il<br />

faut bien dire que le résumé que nous donne Freud <strong>de</strong> ce qu'est la carrière <strong>de</strong> l'artiste est<br />

quasiment grotesque -l'artiste, dit-il, donne forme belle au désir interdit, pour que<br />

chacun, en lui achetant son petit produit d'art, récompense et sanctionne son audace» [<strong>Le</strong><br />

Séminaire, Livre VII, <strong>Le</strong> Seuil, Paris, 1986, p. 279].


du reproche d'inutilité et <strong>de</strong> platitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sciences humaines, qui ne<br />

parlaient pas <strong>de</strong> l'essentiel. <strong>Le</strong> cercle vicieux dans lequel on prétend<br />

prendre au piège les sciences humaines dès qu'elles parlent <strong>de</strong>s valeurs<br />

n'a pas lieu d'être, ou plutôt, si on peut les y prendre, le philosophe y est<br />

aussi pris avec elles et ne peut apprendre qu'à le rendre moins étroit et à<br />

en agrandir le diamètre. Si le philosophe veut parler <strong>de</strong> l' histoire, du<br />

psychisme et <strong>de</strong> la société, ce qu'il dit a aussi un sens historique,<br />

psychologique et social; il lui faudrait même prendre l'habitu<strong>de</strong>, pour<br />

chaque notion, <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce que l'historien, le psychologue ou le<br />

psychanalyste, le sociologue en pensent, sans feindre <strong>de</strong> se donner le<br />

droit <strong>de</strong> saisir intuitivement l'essence <strong>de</strong> ce dont ces savants inspectent à<br />

tâtons les phénomènes. Comment le philosophe n'aurait-il pas avantage<br />

à s'enquérir <strong>de</strong> ce que les autres disciplines font <strong>de</strong> ses propres<br />

propositions? On ne voit pas comment il pourrait désormais traiter d'un<br />

certain nombre <strong>de</strong> thèmes sans recourir, entre autres savoirs, à la<br />

psychanalyse pas seulement parce que la psychanalyse ouvre <strong>de</strong>s<br />

champs 1 adicalement nouveaux, malS aussi parce qu'elle donne un<br />

contenu véritable à ce qu'il a souvent gagné in abstracto. C'est le cas <strong>de</strong><br />

la critique du sujet, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l'impératif catégorique, qui, du statut<br />

seulement négatif qu'elles revêtaient sous la plume <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong>s<br />

siècles passés, ont acquis, grâce à Freud et à <strong>Lacan</strong>, une certaine<br />

positivité; c'est aussi le cas <strong>de</strong>s types <strong>de</strong> négations auxquelles elle peut<br />

apporter <strong>de</strong>s illustrations concrètes inattendues (par le refoulement, la<br />

dénégation, la forclusion) mais c'est surtout par ses<br />

approfondissements que la psychanalyse se rend utile, lorsqu'elle<br />

enseigne, par exemple, loin <strong>de</strong> tout dogmatisme, la variabilité <strong>de</strong>s distributions<br />

<strong>de</strong> l'intérieur et <strong>de</strong> l'extérieur (du psychisme ou d'instances du<br />

psychisme).<br />

Voilà pourquoi je ne me suis pas laissé arrêter par les lectures, <strong>de</strong><br />

philosophes comme <strong>de</strong> psychanalystes d'ailleurs, qui visent à restreindre<br />

la portée <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, comme si celui-ci n'avait jamais parlé<br />

qu'au public étroit <strong>de</strong>s analystes. Il faut apprendre, <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> même, à<br />

lire et à le lire impru<strong>de</strong>mment; s'il fallait considérer, par exemple, le<br />

livre VII du Séminaire comme un simple manuel <strong>de</strong> déontologie à<br />

l'usage <strong>de</strong>s psychanalystes dans l'exercice <strong>de</strong> leur métier, on passerait à<br />

8


côté <strong>de</strong> l'incroyable provocation que constitue aujourd'hui, pour tout<br />

homme soucieux <strong>de</strong> mener et <strong>de</strong> penser son existence, une éthique du<br />

désir. Nul ne peut déci<strong>de</strong>r, à la place du lecteur lui-même, s'il est<br />

concerné ou doit être concerné par un texte <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>. <strong>Le</strong> texte s'adresse,<br />

dans toute son étendue, à quiconque veut bien en faire son miel.<br />

D'ailleurs, quand cette psychanalyse est écrite par <strong>Lacan</strong>, on pourrait<br />

se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si elle ne <strong>de</strong>vient pas fort proche <strong>de</strong> la philosophie. Quoiqu'il<br />

s'en défen<strong>de</strong> parfois ru<strong>de</strong>ment, l'auteur n'a-t-il pas constitué une<br />

œuvre philosophique presque équilibrée? L'équilibre est même tellement<br />

parfait qu'il semble difficile qu'il n'ait pas été voulu. Une épistémologie<br />

très fine ; une morale puissante et novatrice; une politique et<br />

un droit qui passent par l'utilitarisme, quand bien même celui-ci serait<br />

partiellement récusé sous sa forme ancienne, seule connue <strong>de</strong> l'auteur<br />

une esthétique, quand bien même - ce qui est assez ordinaire - elle<br />

privilégierait la peinture et l'architecture en faut-il davantage pour<br />

compter parmi les philosophes? Et obtient-on lm tel résultat par<br />

hasard?<br />

La vraie philosophie se moque <strong>de</strong> la philosophie ; faute <strong>de</strong> quoi elle<br />

se répète ou s'institutionnalise. Rien <strong>de</strong> pire qu'une métho<strong>de</strong> qui<br />

confond sa charpente administrative avec la vérité même. Il se pourrait<br />

que le véritable intérêt <strong>de</strong> la psychanalyse en philosophie consistât dans<br />

la mise en « événement» d'une partie <strong>de</strong> ses notions et que la forme du<br />

« séminaire » - avec le style si particulier que lui a donné <strong>Lacan</strong> -<br />

correspondît à la meilleure expression possible d'une telle philosophie.<br />

Nous avons eu une gran<strong>de</strong> chance en France, dont n'ont pas bénéficié<br />

au même point les Anglo-Saxons et qu'il est peut-être temps <strong>de</strong><br />

mesurer celle d'assister à une recréation complète <strong>de</strong> la psychanalyse à<br />

une génération <strong>de</strong> distance <strong>de</strong> son fondateur autrichien. Chaque mot,<br />

chaque concept, chaque métho<strong>de</strong>, chaque résultat ont été repensés, pesés<br />

et repesés, si bien qu'un certain nombre <strong>de</strong> notions, ainsi rectifiées,<br />

appartiennent désormais à la langue française et doivent être pensés en<br />

cette langue, même lorsqu'elles ont été reprises <strong>de</strong> l'allemand (das Ding,<br />

<strong>de</strong>r Kern, die Wortvorstellung, die Vorstellungsrepriisentanz, etc.),<br />

voire, plus rarement, <strong>de</strong> l'anglais (non-sense, end et goal). Et pourtant,<br />

le paradoxe est que l'on doit l'essentiel <strong>de</strong>s travaux sur le thème <strong>de</strong><br />

9


« <strong>Lacan</strong> et la philosophie », si l'on retire quelques heureuses réussites en<br />

français l , aux Anglo-saxons. C'est le cas du texte écrit par Robert<br />

Samuels en 1992 Between philosophy & psychoanalysis (Routledge,<br />

New York, London). C'est aussi le cas <strong>de</strong> l'ouvrage <strong>de</strong> Dylan Evans,<br />

intitulé An introductory Dictionary of <strong>Lacan</strong>ian Psychoanalysis<br />

(Routledge, London, New York, 1996), qui m'a puissamment aidé dans<br />

cette tâche lexicale, quoiqu'il ne s'adresse sans doute pas directement au<br />

philosophe, mais qui, pour cette raison même, présente un grand intérêt<br />

philosophique. Une chose ne laisse toutefois pas d'étonner: le travail <strong>de</strong><br />

la psychanalyse outre-manche et outre-atlantique n'a guère diffusé,<br />

même en Angleterre et en Amérique, sur la réflexion concernant<br />

l'éthique, même quand elle est novatrice, et n'y a guère non plus instruit<br />

les philosophies du désir qui ont cours dans la mouvance utilitariste, par<br />

exemple, et qui continuent à raisonner comme si la psychanalyse n'avait<br />

jamais existé. Puisse ce petit ouvrage donner quelque impulsion pour<br />

poser un peu différemment les problèmes éthiques et politiques, ou, si la<br />

chose s'avère décidément impossible, puisse-t-il contribuer à faire<br />

comprendre cette impossibilité! La psychanalyse n'est pas une simple<br />

rhétorique pour la philosophie celle-ci ne tirerait aucun avantage<br />

d'utiliser métaphoriquement les concepts <strong>de</strong> celle-là. <strong>Le</strong> but <strong>de</strong> ce<br />

<strong>vocabulaire</strong> est <strong>de</strong> faire apparaître quelques métho<strong>de</strong>s que la philosophie<br />

puisse décrire et mettre en pratique; d'apprendre ou <strong>de</strong> réapprendre le<br />

goût <strong>de</strong> lire librement. Lire les philosophes sans doute ou ceux qui, du<br />

moins, se sont définis ou qui ont été désignés comme tels - sans qu'on<br />

ait cherché à vérifier les titres <strong>de</strong> trop près - ; lire, <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, les Écrits<br />

certes, mais aussi le Séminaire, qui est un extraordinaire creuset où la<br />

foisonnante culture <strong>de</strong>s années 50 et 60 se réfléchit et se travaille<br />

rigoureusement, comme avaient pu l'être, en leur temps et sur <strong>de</strong>s<br />

mo<strong>de</strong>s différents, la Phénoménologie <strong>de</strong> l'Esprit et <strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> comme<br />

volonté et comme représentation. L'incroyable souplesse méthodique <strong>de</strong><br />

<strong>Lacan</strong>, doublée <strong>de</strong> l'implacable passage au crible <strong>de</strong> toutes les idées<br />

<strong>Lacan</strong> et la philosophie, qu'A. Juranville a osé écrire seul alors que la plupart <strong>de</strong>s auteurs<br />

affrontent <strong>Lacan</strong> en s'y mettant à plusieurs et en colloque; les Actes du colloque du<br />

Collège <strong>de</strong> philosophie sur le même thème; les <strong>de</strong>ux dictionnaires (<strong>de</strong> P Kaufmann et <strong>de</strong><br />

R. Chemama) et sans doute quelques autres encore.


essayées, sa facilité d'accueillir et <strong>de</strong> forger ce qui lui est utile, autant<br />

que d'abandonner ce qui avait pu lui paraître, un temps, le plus<br />

approprié, constituent un modèle pour tout philosophe, c'est-à-dire pour<br />

tout individu épris <strong>de</strong> vérité. Ainsi mon désir, en écrivant ce petit<br />

lexique, a-t-il été, à défaut <strong>de</strong> pouvoir être completl , <strong>de</strong> faire, <strong>de</strong> chacune<br />

<strong>de</strong> ses entrées, le point <strong>de</strong> départ, pour chacun, <strong>de</strong> recherches fort libres.<br />

Il fut un temps, pas très éloigné, où la philosophie prétendait soigner<br />

ceux qui l'exerçaient; elle ne le revendique plus à présent et ce projet<br />

rendrait ridicule celui qui s'en réclamerait hautement aujourd'hui. N'a-telle<br />

pas toutefois conservé ce rôle, par l'interposition <strong>de</strong> la psychanalyse<br />

et n'est-ce pas l'un <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> rapprochement entre la philosophie et<br />

la psychanalyse? Si la philosophie n'ose plus affirmer par elle-même sa<br />

valeur curative ou si nul ne peut plus dire qu'il se soigne par la philosophie,<br />

il est beaucoup plus acceptable que la psychanalyse laisse entendre<br />

qu'elle soigne par la philosophie. Est-ce par là qu'il faut envisager leur<br />

véritable alliance ?<br />

Nous aurions aimé pouvoir faire <strong>de</strong>s entrées aux notions d'affect, d'autorité, d'autre et<br />

d'Autre, <strong>de</strong> catharsis, <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin, <strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée, d'écran, d'espace, <strong>de</strong> fantasme, <strong>de</strong> fiction, <strong>de</strong><br />

miroir, <strong>de</strong> personne, <strong>de</strong> religion, <strong>de</strong> tableau. On pourrait faire un excellent dictionnaire<br />

- un meilleur? - avec les chutes du précé<strong>de</strong>nt.<br />

11


Angoisse<br />

* La façon <strong>de</strong> traiter ce concept est typique <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> lacanienne<br />

<strong>de</strong>s renversements à l'égard <strong>de</strong>s positions <strong>de</strong> Freud et du discours<br />

ordinairement tenu par la philosophie, en particulier <strong>de</strong>puis le<br />

fameux ouvrage <strong>de</strong> Kierkegaard sur <strong>Le</strong> Concept d'Angoisse. Elle est<br />

aussi caractéristique <strong>de</strong>s rééquilibrages permanents que l'auteur fait<br />

subir aux structurations <strong>de</strong> ses thèses fondamentales sur le désir et la<br />

jouissance.<br />

Dans ses écrits d'avant-guerre, <strong>Lacan</strong> avait d'abord référé l'angoisse<br />

au « corps morcelé» auquel le sujet est confronté au niveau du sta<strong>de</strong><br />

du miroir; l'unification du corps entier autour du pénis donne lieu à<br />

une angoisse <strong>de</strong> castration. Mais il réfère aussi l'angoisse à la crainte<br />

d'être engouffré par une mère dévorante. Dès lors, ce qui angoisse<br />

n'est pas tant d'être séparé <strong>de</strong> la mère que <strong>de</strong> ne pouvoir s'en séparer.<br />

Il est donc faux <strong>de</strong> dire que l'angoisse se caractérise par l'absence<br />

d'objet et <strong>de</strong> la distinguer par là <strong>de</strong> la peur. «L'angoisse n'est pas<br />

sans objet» [SXI 1] ; simplement, cet objet ne prend son sens que par<br />

La Chose - cette Chose que le sujet ne peut ni dire, ni caractériser,<br />

ni envisager sans vertige. Plus profondément que l'angoisse, on<br />

trouve une détresse (Hilflosigkeit) « où l'homme, dans ce rapport à<br />

lui-même qui est sa propre mort - mais au sens où je vous ai appris<br />

à la dédoubler- n'a à attendre d'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> personne» [SVII, 351].<br />

Ainsi, loin d'être l'affect le plus profond, quoiqu'elle nous confronte<br />

à quelque chose qui ne se laisse plus dire, l'angoisse est une<br />

expression, un signifié imaginaire <strong>de</strong> cette détresse qui est solitu<strong>de</strong><br />

absolue «Il y a, dans le symbolisme fondamental, une inflexion<br />

vers l'imagé, vers quelque chose qui ressemble au mon<strong>de</strong> ou à la<br />

nature, et qui donne l'idée qu'il y a là <strong>de</strong> l'archétypique» [SIl, 246].<br />

Elle ne paraît <strong>de</strong>venir un affect que lorsqu'elle «joue le rôle d'un<br />

signal occasionnel» [SVII, 172]. Elle se présente encore, à l'adresse<br />

<strong>de</strong> l'autre comme une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'ai<strong>de</strong>; elle est une couverture<br />

[SVII, 351] ; elle participe <strong>de</strong> cette course à l'objet par laquelle je<br />

refuse <strong>de</strong> voir ma détresse abyssale, qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> plus d'ai<strong>de</strong><br />

On trouvera une liste <strong>de</strong>s abréviations p. 90.<br />

13


parce qu'elle sait qu'il n'yen a pas. La castration n'est donc pas ce<br />

qui déclenche l'angoisse; elle sauverait bien plutôt le sujet <strong>de</strong><br />

l'angoisse, en dépit <strong>de</strong>s apparences; <strong>de</strong> même, la phobie est-elle le<br />

<strong>de</strong>stin presque inévitable <strong>de</strong> l'angoisse, qu'elle permet <strong>de</strong> dissimuler;<br />

car mieux vaut encore une phobie que l'angoisse.<br />

** On reconnaît, dans ce mécanisme, celui du désir lui-même, qui<br />

n'a pas d'objet ultime, mais feint néanmoins <strong>de</strong> s'en donner, inlassablement.<br />

La crainte, la phobie sont <strong>de</strong>s leurres <strong>de</strong> l'angoisse,<br />

laquelle occupe un poste-frontière, situé juste avant la reconnaissance<br />

que le sujet n'a <strong>de</strong> place nulle part. L'angoisse annonce encore l' Hilflosigkeit<br />

comme un danger c'est là qu'elle se révèle encore trop<br />

courte. Même si elle ne ment pas, à la différence <strong>de</strong>s autres sentiments,<br />

elle alerte l'autre, se raccroche à lui, parce qu'elle croit peutêtre<br />

encore pouvoir attribuer à cet autre son propre surgissement<br />

[SVIII, 427] ; elle apparaît dans le sujet quand celui-ci ne sait pas <strong>de</strong><br />

quel désir il est l'objet <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l'Autre. <strong>Lacan</strong> est allé si loin<br />

dans cette direction paradoxale d'une angoisse envisagée comme<br />

ultime communication, <strong>de</strong>rnier rempart <strong>de</strong> la communication, qu'il<br />

pose la question <strong>de</strong> savoir si « entre le sujet et l'Autre, l'angoisse ne<br />

[serait] pas le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> communication si absolu qu'à vrai dire on<br />

peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si l'angoisse n'est pas au sujet et à l'Autre ce qui<br />

est à proprement parler commun» [L'Angoisse, 1, 127]. C'est<br />

l'angoisse qui, comme lien à l'Autre, cette autorité absolue, effectuerait,<br />

d'un homme à un autre, la commensurabilité nécessaire à leur<br />

communication.<br />

Voir La Chose, corps morcelé, désir, Imaginaire, jouissance, mort,<br />

objet, signe, Symbolique, tyché (chance).<br />

Barre<br />

* Cette notion mathématique est inséparablement un vocable et un<br />

symbole dont la fonction va évoluer tout au cours <strong>de</strong> l' œuvre. Partant<br />

du terrain linguistique où elle est la ligne <strong>de</strong> séparation qui, dans la<br />

linguistique saussurienne, sépare le signifié du signifiant à l'intérieur<br />

du rapport qu'est le signe, la barre va prendre un sens algébrique plus<br />

14


marqué qui figure toutes sortes d'éclatements et <strong>de</strong> séparations qui<br />

affectent principalement le sujet. On voit clairement ce passage en<br />

SXI, 277 (2e partie).<br />

** Anagramme du mot ARBRE, BARRE montre assez que le<br />

fameux exemple pris par Saussure, pour expliquer le fonctionnement<br />

du signe, n'est pas fortuit, et que le mot arbre est pris dans les plis du<br />

symbole qu'est fondamentalement le signe, au moment même où<br />

l'auteur du Cours <strong>de</strong> linguistique générale s'apprête - ô ironie - à<br />

opposer l'arbitraire du signe à la motivation du symbole. <strong>Le</strong> signe est<br />

un symbole qui s'ignore et c'est comme symbole que la barre sera<br />

retenue, dans le sillage <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>gger, qui avait « barré» le mot das<br />

Sein [être] en 1956, dans son Zur Seinsfrage. <strong>Lacan</strong> posera volontiers<br />

le sujet S comme un $, un sujet barré le sujet est divisé par la barre<br />

du langage. De la même façon que le signifiant se pose comme<br />

valant pour le signifié qu'il remplace, S sera très vite le signifiant qui<br />

pose $, le sujet divisé, autrement dit, le sujet tout court. Loin d'être le<br />

support qui donnerait ultimement sens aux signifiants,« c'est en tant<br />

que le sujet se situe et se constitue par rapport au signifiant que se<br />

produit en lui cette rupture, cette division, cette ambivalence, au<br />

niveau <strong>de</strong> laquelle se place la tension du désir» [SVII, 366]. Quoique<br />

les signifiants structurent profondément le sujet, celui-ci paraîtra, en<br />

raison <strong>de</strong> cette barre, « se réaliser toujours ailleurs », sa vérité lui<br />

étant « toujours voilée par quelque partie» [SIl, 245]. <strong>Le</strong> sujet n'est<br />

pas seul à être barré par le langage; l'autre l'est aussi en tant qu'il est<br />

castré, incomplet, habité par le manque, par opposition à l'Autre<br />

complet, consistant, sans castration, sans barre, qui existe dans<br />

l'imaginaire du sujet, sans jouir toutefois <strong>de</strong> l'existence empirique.<br />

La barre indique donc l'impossibilité, pour l'autre, <strong>de</strong> jouer le jeu <strong>de</strong><br />

la domination absolue dans lequel le sujet aurait tendance à vouloir<br />

l'enfermer. Ce point est particulièrement clair lorsque <strong>Lacan</strong> veut<br />

exprimer que l'éternel féminin n'existe pas la femme est un rôle<br />

symbolique; elle n'a pas, comme telle, d'existence.<br />

Voir Désir, sexe, Imaginaire, signe, sujet, Symbolique.<br />

15


peut pas dire que tout soit assuré <strong>de</strong> la position relative <strong>de</strong>s sexes et<br />

<strong>de</strong> la béance qui reste <strong>de</strong> l'intégration <strong>de</strong> ces rapports» [SIV, 408<br />

id., 374].<br />

*** À vrai dire, c'est toute relation du sujet à l'autre qui met en jeu<br />

le processus <strong>de</strong> la béance, dans la mesure où c'est l'éclatement du<br />

sujet et le caractère irréductible <strong>de</strong> sa scission qui est la béance<br />

même. « C'est en ce point <strong>de</strong> manque que le sujet a à se reconnaître»<br />

[SXI, 301]. On notera que, <strong>de</strong> façon très proche <strong>de</strong> Hume et <strong>de</strong><br />

Bentham, quoiqu'il tente <strong>de</strong> saisir ce point, <strong>de</strong> préférence, chez Kant,<br />

<strong>Lacan</strong> repère non seulement que l'unité du moi est fictive, mais que<br />

la cause l'est aussi en raison <strong>de</strong> l'inexplicable béance qui se creuse<br />

entre la cause et l'effet [SXI, 29].<br />

<strong>Lacan</strong> utilise aussi, comme Merleau-Ponty d'ailleurs, le terme <strong>de</strong><br />

« déhiscence» en un sens pratiquement synonyme <strong>de</strong> celui <strong>de</strong><br />

« béance ». La déhiscence est un terme botanique qui désigne la délivrance<br />

<strong>de</strong>s semences lorsque la fleur est parvenue à maturité il y a<br />

«une déhiscence vitale constitutive <strong>de</strong> l'homme» [Écrits, 116].<br />

Cette fente est aussi la division entre culture et nature, qui signifie<br />

que la relation <strong>de</strong> l'homme à celle-ci « est altérée par une certaine<br />

déhiscence <strong>de</strong> l'organisme en son sein, une Discor<strong>de</strong> primordiale»<br />

[Écrits, 96].<br />

Voir Barre, sexe, signe, signifiant, sujet, Symbolique, trou.<br />

La Chose, das Ding<br />

* <strong>Le</strong> terme est particulièrement dominant dans le livre VII du Séminaire<br />

où <strong>de</strong>ux chapitres lui sont entièrement consacrés sous le terme<br />

allemand das Ding qui, par son caractère syntagmatique, en exprime<br />

la neutralité et, pour ainsi dire, la complète imperméabilité aux actes<br />

psychiques qui s'organisent autour <strong>de</strong> La Chose. On pourrait dire <strong>de</strong><br />

das Ding qu'il ou qu'elle est l'objet qui « aimante» le désir, si le<br />

terme d'objet n'était aussi inadéquat en l'occurrence. Tout objet <strong>de</strong><br />

désir est, par quelque côté, un leurre on ne fait que s'imaginer que<br />

l'on désire tel ou tel objet, tel ou tel autre. En réalité, le désir, à travers<br />

les objets dont il paraît en quête, ne cherche jamais que das<br />

17


18<br />

Ding, dont il n'a ni n'aura jamais aucune représentation, qui n'est pas<br />

un but, puisqu'il ne sera jamais atteint, mais autour duquel tout ne<br />

cesse <strong>de</strong> tourner.<br />

** <strong>Lacan</strong>, lorsqu'il traite <strong>de</strong> ce sujet, se réfère explicitement, chez<br />

Freud, à la distinction <strong>de</strong>s Wortvorstellungen [représentations <strong>de</strong><br />

mot] et <strong>de</strong>s Sachvorstellungen [représentations <strong>de</strong> chose] que l'on<br />

trouve dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique. Chez l'un<br />

comme chez l'autre <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux auteurs, il n'y a pas <strong>de</strong> représentation<br />

<strong>de</strong> das Ding. Mais le déplacement <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> par rapport à Freud<br />

est évi<strong>de</strong>nt, en ce que les Wortvorstellungen sont, en quelque sorte<br />

indépassables; il n'y a jamais d'accès originaire à quoi que ce soit, si<br />

ce n'est illusoirement, car la structuration symbolique, encore qu'elle<br />

ne soit pas reconnue spontanément par le sujet, est toujours la plus<br />

profon<strong>de</strong>.<br />

*** <strong>Le</strong> schème copernicien dont <strong>Lacan</strong> se sert pour mettre en scène<br />

les relations <strong>de</strong> das Ding avec les Vorstellungen provient<br />

évi<strong>de</strong>mment d'une lecture <strong>de</strong> Kant la Chose lacanienne n'est pas<br />

plus connaissable ni plus directement symbolisable que la « chose en<br />

soi ». Cette « chose» a connu <strong>de</strong>s résurgences à travers le courant<br />

phénoménologique illustré par Hei<strong>de</strong>gger, Sartre et Merleau-Ponty<br />

il est possible que <strong>Lacan</strong> y ait puisé plus directement l'idée <strong>de</strong> das<br />

Ding. L'influence <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> Schopenhauer, dans laquelle<br />

le « vouloir-vivre» aveugle donne lieu, par sa poussée, à toutes<br />

sortes <strong>de</strong> leurres représentatifs, ne saurait non plus être sous-estimée,<br />

d'autant que l'œuvre d'art est le moment privilégié d'un contrôle<br />

fictif ou imaginaire que l'on s'assure ponctuellement sur le « vouloirvivre»<br />

par les belles représentations. La conception lacanienne <strong>de</strong> la<br />

sublimation fait écho à la conception <strong>de</strong> la peinture et surtout <strong>de</strong><br />

l'architecture que l'on trouve dans <strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> comme volonté et<br />

comme représentation.<br />

Toutefois l'originalité <strong>de</strong> la psychanalyse <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> sur ce point est<br />

d'i<strong>de</strong>ntifier das Ding à la mère, qui fut l'objet, à jamais perdu, <strong>de</strong><br />

désirs incestueux et dont l'inatteignabilité <strong>de</strong> la Chose équivaut à<br />

l'interdit qui les frappe. Cette conception qui fait <strong>de</strong> l'inceste à


l'égard <strong>de</strong> la mère l'inceste le plus fondamental et lui donne un tour<br />

métaphysique est un point <strong>de</strong> rupture avec Lévi-Strauss, qui n'avait<br />

jamais envisagé l'inceste que vis-à-vis du père pour construire les<br />

structures <strong>de</strong> parenté. Est-ce un hasard si l'intérêt du livre VII du<br />

Séminaire se porte sur les lignées d'Antigone et d'Œdipe dont les<br />

Mythologiques n'ont pas grand chose à dire?<br />

La thématique <strong>de</strong> la Chose sera à peu près abandonnée après le livre<br />

VII du Séminaire au bénéfice <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> la jouissance.<br />

Voir Désir, jouissance, Œdipe, sexe, sublimation, Symbolique.<br />

Corps morcelé<br />

* Cette notion ouvre une perspective originale et constructive à la<br />

conjugaison <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux idées essentielles dans la philosophie classique<br />

et mo<strong>de</strong>rne. On trouve, en effet, chez Hume et chez Nietzsche, l'idée<br />

que l'esprit est divisé et qu'il ne réussit que fictivement à s'unifier<br />

on lit aussi, chez l'un et chez l'autre, qu'il n'y a pas lieu <strong>de</strong> distinguer<br />

l'esprit du corps. Or il semble que la division n'ait jamais été<br />

pensée, dans cette veine, que comme étant celle <strong>de</strong> l'esprit. <strong>Lacan</strong><br />

prend les choses par l'autre bout. Certes il ne s'agit pas <strong>de</strong> contester<br />

l'éclatement <strong>de</strong> l'esprit, comme si l'on pouvait lui porter remè<strong>de</strong>; au<br />

contraire, une cure peut même consister, au moins durant l'un <strong>de</strong> ses<br />

moments, à désintégrer la rigi<strong>de</strong> unité <strong>de</strong> l'ego. Est en jeu, à travers<br />

le concept <strong>de</strong> sta<strong>de</strong> du miroir, la contradiction ressentie par le sujet<br />

entre l'éclatement vécu <strong>de</strong> son corps divisé et sans aucune coordination<br />

avec l'image unitaire et ordonnée que livre ce même corps dans<br />

le miroir. L'image est à la fois l'occasion <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> conscience<br />

<strong>de</strong> ce morcèlement et du désir mêlé <strong>de</strong> l'angoisse <strong>de</strong> lui mettre fin.<br />

L'angoisse est liée à l'impossibilité <strong>de</strong> la tâche et elle se saisit dans<br />

les rêves mêmes <strong>de</strong>s analysants, à <strong>de</strong>s moments privilégiés <strong>de</strong> leur<br />

travail, à travers <strong>de</strong>s « images <strong>de</strong> castration, d'éviscération, <strong>de</strong> mutilation,<br />

<strong>de</strong> démembrement, <strong>de</strong> dislocation, d'éventrement, <strong>de</strong> dévoration,<br />

d'éclatement <strong>de</strong>s corps» [Écrits, 104], dont on trouve <strong>de</strong>s figurations<br />

dans les peintures <strong>de</strong> Jérôme Bosch.<br />

Voir Angoisse, désir, Imaginaire, sujet.<br />

19


Culpabilité<br />

* À l'encontre <strong>de</strong> ce qu'on pourrait imaginer spontanément, la psychanalyse<br />

ne cherche pas nécessairement à réduire la culpabilité;<br />

une cure peut même avoir pour effet <strong>de</strong> l'amplifier, pourvu qu'elle<br />

soit correctement orientée et qu'elle porte sur les objets adéquats.<br />

Jusque-là <strong>Lacan</strong> se montre profondément en accord avec Kant. <strong>Le</strong><br />

point où il s'en démarque tient à ce que l'auteur <strong>de</strong>s Fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

la métaphysique <strong>de</strong>s mœurs réfère la culpabilité à la loi plutôt qu'au<br />

désir. <strong>Le</strong> sujet kantien est coupable <strong>de</strong>vant la loi qui le divise et le<br />

tourmente par l'exigence <strong>de</strong> tâches infinies, donc irréalisables;<br />

étrangement, on pourrait dire que, par cette culpabilité, le sujet réussit<br />

à se démettre <strong>de</strong> son autonomie en confiant à Dieu ou à quelque<br />

autre instance étrangère la possibilité et le soin <strong>de</strong> porter l'accord <strong>de</strong>s<br />

exigences <strong>de</strong> la loi avec l'existence - tout particulièrement avec<br />

l'existence heureuse. Or la tâche <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> en éthique consiste, non<br />

pas à opposer le désir à la loi, mais à montrer au contraire que c'est<br />

le désir même qui est la loi du sujet; dès lors, la culpabilité est<br />

référée au désir «qu'as-tu fait <strong>de</strong> ton désir? » <strong>de</strong>vient la véritable<br />

mesure <strong>de</strong> nos actions, car « la seule chose dont on puisse être<br />

coupable, c'est d'avoir cédé sur son désir» [SVII, 370]. Cette<br />

éthique ne doit pas être entendue comme un relâchement hédoniste<br />

par rapport à la morale kantienne d'une certaine façon, elle est plus<br />

terrible qu'elle, puisqu'elle ne laisse plus aucune fuite possible<br />

<strong>de</strong>vant ses responsabilités. <strong>Le</strong> kantisme laissait encore ouverte au<br />

sujet l'échappatoire <strong>de</strong> n'avoir pas eu la chance d'être dans les<br />

conditions extérieures ou intérieures qui lui auraient permis <strong>de</strong><br />

réaliser son <strong>de</strong>voir ; il était encore une philosophie du bonheur.<br />

Paradoxalement, l'éthique du désir n'est pas un eudémonisme et elle<br />

ne laisse plus aucune excuse, pas même celle d'avoir eu à faire son<br />

« <strong>de</strong>voir », au sujet qui a cédé sur son désir et qui, <strong>de</strong> concession en<br />

concession, s'est laissé gagner par l'éthique <strong>de</strong>s biens. <strong>Le</strong> <strong>de</strong>voir<br />

moral, si pénible puisse-t-il sembler, peut être invoqué voire exercé à<br />

la façon d'un divertissement par rapport à la règle <strong>de</strong> son désir.


mand du terme <strong>de</strong> Bejahung [Écrits, 381-399, plus particulièrement<br />

386-387].<br />

** Sur ce point, <strong>Lacan</strong> est en accord avec R. Spitz, qui a montré, à sa<br />

façon, dans No and yes (1957), que le oui et le non ne se<br />

construisaient pas réellement selon l'opposition réciproque qu'elle<br />

paraît avoir en logique. Il y a disjonction réelle entre le oui et le non;<br />

le terrain où ils s'affrontent et se limitent réciproquement en logique<br />

étant le résultat d'un processus secondaire. Il faut qu'une chose<br />

puisse être accueillie dans l'univers symbolique pour qu'elle puisse<br />

faire l'objet d'une négation.<br />

<strong>Le</strong> traitement lacanien <strong>de</strong> la négation, qui paraît se rapprocher <strong>de</strong> la<br />

négation hégélienne, doit pourtant s'en distinguer en ce que la négation,<br />

qui n'est pas une affirmation voilée ou refoulée, est un<br />

« retranchement» qui a pour effet une « abolition symbolique»<br />

[Écrits, 386]. Il va <strong>de</strong> soi que l'exigence d'argumenter en philosophie<br />

ne saurait se contenter d'une réfutation qui prendrait simplement le<br />

contrepied <strong>de</strong> la proposition contestée. Ce qui est une position<br />

méthodique ou stratégique du psychanalyste à l'égard du symbole ne<br />

serait qu'une intuition aux conséquences désastreuses chez le philosophe<br />

qui abolirait par là le fon<strong>de</strong>ment même <strong>de</strong> la discussion<br />

rationnelle.<br />

*** Toutefois il est un secteur sur lequel ce genre <strong>de</strong> considération<br />

peut attirer l'attention, à la fois en philosophie du langage et en<br />

logique <strong>Lacan</strong> ne manque pas une occasion <strong>de</strong> repérer l'usage <strong>de</strong>s<br />

explétifs et <strong>de</strong>s expressions introduites par « personne », « nul» ou<br />

« rien» dans lesquels paraît s'embarrasser une langue comme le<br />

français, qui dit à la fois une chose et sa contraire. « Je crains qu'il ne<br />

vienne» comprend certes la crainte qu'il vienne, mais aussi celle,<br />

opposée, qu'il ne vienne pas. Ainsi, paradoxalement, est-ce bien <strong>de</strong><br />

là que partent les efforts lacaniens pour formaliser les affirmations,<br />

négations, négations <strong>de</strong> la négation, requises par l'articulation du<br />

Réel, <strong>de</strong> l'Imaginaire et du Symbolique.<br />

Voir Signe, Symbolique.


Désir<br />

* Si l'on accepte désormais volontiers en philosophie que le désir se<br />

distingue du besoin, si <strong>Lacan</strong> a été bien entendu quand il a dit que<br />

«le désir s'ébauch[ait] dans la marge où la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> se déchir[ait] du<br />

besoin» [Écrits, 814], ou quand il le saisit dans «la différence qui<br />

résulte <strong>de</strong> la soustraction <strong>de</strong> l'appétit <strong>de</strong> la satisfaction à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

d'amour» [Écrits, 691], en revanche il est, du même auteur, d'autres<br />

points <strong>de</strong> vue sur le désir qui passent beaucoup plus mal auprès du<br />

lecteur-philosophe. D'abord pourquoi ce privilège accordé au désir,<br />

parmi toutes les autres «passions» (pour reprendre un terme<br />

classique), échapperait-il à l'accusation <strong>de</strong> dogmatisme? Enfin,<br />

comment peut-on prétendre que le désir, s'il est fondamentalement<br />

inconscient, puisse avoir la moindre valeur en éthique, au point que<br />

- pour reprendre les termes <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> - le primat puisse être donné<br />

à 1'« éthique du désir» sur les «éthiques du bien» et même sur<br />

1'« éthique <strong>de</strong> la loi » ?<br />

Sur le premier point, il est clair que <strong>Lacan</strong> se reconnaît sur la même<br />

ligne que Spinoza, lorsqu'il dit dans le livre XI du Séminaire<br />

« Dans la mesure où Spinoza [affirme que] "le désir est l'essence <strong>de</strong><br />

l'homme" et où, ce désir, il l'institue dans la dépendance radicale <strong>de</strong><br />

l'universalité <strong>de</strong>s attributs divins, qui n'est pensable qu'à travers la<br />

fonction du signifiant, dans cette mesure, il obtient cette position<br />

unique par où le philosophe [ ... ] peut se confondre avec un amour<br />

transcendant» [p. 306]. C'est dans ce même Séminaire qu'il oppose<br />

l'unicité du désir à la pluralité <strong>de</strong>s pulsions [p. 270] ; si toute pulsion<br />

a un objet, le désir n'a guère que «La Chose» pour pôle d'attraction<br />

ou, comme il le dira un peu plus tard, 1'« objet petit a », qui est<br />

représenté par la diversité <strong>de</strong>s objets partiels <strong>de</strong>s pulsions qui dérivent<br />

<strong>de</strong> ce désir. Y a-t-il une contradiction entre la position <strong>de</strong> La<br />

Chose, distincte <strong>de</strong> tout objet, et celle <strong>de</strong> l'objet a ? Certainement<br />

pas si le désir paraît se référer à un objet, c'est toujours au prix<br />

d'une illusion; il est, en réalité, relation à ],ln manque. Mais <strong>Lacan</strong><br />

n'aurait-il pas pu traiter n'importe quelle autre «passion» <strong>de</strong> la<br />

même façon qu'il traite du désir? La seule réponse possible, qui ne<br />

calmera sans doute pas toutes les objections sur ce point, consiste à<br />

24


en appeler à l'expérience. Ce qui renvoie à la question qu'est-ce<br />

qu'expérimenter un désir? Problème qui n'est pas beaucoup plus<br />

facile à résoudre. Certes ce n'est pas expérimenter un objet comme<br />

on sentirait ce qui paraît provenir <strong>de</strong> l'extérieur par nos sensations;<br />

ce n'est pas non plus une introspection, car le désir dont parle <strong>Lacan</strong><br />

est inconscient.<br />

** Cette <strong>de</strong>rnière position, qui gêne souvent les éthiciens, n'embarrasse<br />

nullement <strong>Lacan</strong>. <strong>Le</strong> désir ne sait pas ce qu'il désire; il n'a pas<br />

d'objet; ou plutôt son objet est infini et se situe au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> tout objet<br />

limité imaginable ou concevable. Il veut l'impossible et il est aussi<br />

formel que la loi kantienne peut l'être - comment pourrait-on<br />

assigner un contenu déterminé à son désir? Dès lors, <strong>Lacan</strong> n'hésite<br />

pas à reverser au compte du désir l'ensemble <strong>de</strong> ce que Kant fait<br />

porter à la loi, alors que l'auteur <strong>de</strong>s Fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la métaphysique<br />

<strong>de</strong>s mœurs s'était évertué à distinguer le je <strong>de</strong> l'autonomie <strong>de</strong>s désirs<br />

du « cher moi ». Mais si la loi morale kantienne paraît parfaitement<br />

claire, on ne sait jamais si on lui obéit ou si on croit seulement le<br />

faire. La réalisation <strong>de</strong> l'autonomie en sa personne, plutôt que celle<br />

du désir qui nous habite, ne saurait être assurée ni garantie par<br />

aucune expérience; l'autonomie présente même le désavantage par<br />

rapport au désir <strong>de</strong> la certitu<strong>de</strong> qu'elle n'aura jamais aucune réalité.<br />

Ne pas cé<strong>de</strong>r sur son désir est sans doute un impératif plus réel que<br />

faire exister la loi en soi-même, quand on ne saurait pas davantage où<br />

cela mène. La sublimation par laquelle nous « voulons» sortir <strong>de</strong>s<br />

cercles répétitifs du désir et ne parvenons jamais qu'à élargir les<br />

cercles n'est pas finalisée; du moins sa finalité n'est-elle pas moins<br />

illusoire que toute autre téléologie passionnelle. La sublimation est<br />

une nécessité absolue du désir elle n'est pas le « projet» du désir,<br />

quand bien même elle serait vécue sur ce mo<strong>de</strong>. Sur ce point encore,<br />

si l'on <strong>de</strong>mandait à <strong>Lacan</strong> comment il sait que 1'« éthique du désir»<br />

vaut mieux que 1'« éthique <strong>de</strong> la loi », il invoquerait l'expérience,<br />

comme on la voit invoquée, dans le livre VII du Séminaire, <strong>de</strong> façon<br />

risquée mais intéressante. [Voir culpabilité]<br />

25


26<br />

*** Enfin, si les commentateurs ont beaucoup insisté, non sans raison<br />

d'ailleurs, sur l'hégélianisme <strong>de</strong> la formule tant <strong>de</strong> fois répétée<br />

par <strong>Lacan</strong> et à laquelle il est donné toutes sortes <strong>de</strong> sens le désir est<br />

désir <strong>de</strong> l'autre, il convient <strong>de</strong> prendre gar<strong>de</strong> à ne pas traiter le désir<br />

comme une pulsion parmi d'autres, à laquelle il arriverait d'avoir<br />

l'autre comme objet. Certes, c'est bien donner sens au manque qu'il<br />

est, pour le désir, d'être ce que l'autre désire ;"mais il serait difficile<br />

d'accor<strong>de</strong>r cette lecture avec l'idée, classique <strong>de</strong>puis Hume, que le<br />

désir n'est pas une affaire privée qui se jouerait dans les limites du<br />

sujet, mais que, au contraire, le sujet est constitué par le désir,<br />

comme une <strong>de</strong> ses déterminations, fragile, événementielle, évanescente,<br />

toujours à reconstruire. Quand <strong>Lacan</strong> dit que le désir est désir<br />

<strong>de</strong> l'autre, il ne faut pas s'empresser <strong>de</strong> l'entendre dans le sens où le<br />

désir est un produit social, comme s'il <strong>de</strong>venait une affaire entre<br />

sujets déjà constitués. <strong>Lacan</strong> a trop lutté contre toute interprétation<br />

sociologique <strong>de</strong> l'inceste, y compris contre celle <strong>de</strong> Lévi-Strauss, et<br />

en faveur d'une interprétation qu'il n'hésite pas à qualifier <strong>de</strong><br />

« métaphysique» pour qu'il puisse s'en tenir à une conception sociologique<br />

du désir. La société n'est ni plus ni moins réelle que le sujet<br />

individuel. Il semble bien que l'éthique lacanienne, loin d'être une<br />

éthique <strong>de</strong> l'autre, soit au contraire celle d'une solitu<strong>de</strong> abyssale, qui<br />

a plus à voir avec l'anonymat <strong>de</strong> ce que Merleau-Ponty appelait un<br />

« solipsisme vécu» qu'avec une sorte <strong>de</strong> sociabilité envahissante. La<br />

morale est faite avec quelque chose qui vient <strong>de</strong> plus profond que le<br />

moi. La morale <strong>de</strong> Kant elle-même est encore trop « socialisée ».<br />

<strong>Lacan</strong> donne la véritable mesure <strong>de</strong> l'abîme quand il <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

d'entendre, dans le désir <strong>de</strong> l'homme est le désir <strong>de</strong> l'Autre, l'Autre,<br />

non pas comme un semblable, mais comme le lieu symbolique <strong>de</strong> la<br />

loi, et le <strong>de</strong> comme « la détermination dite par les grammairiens subjective,<br />

à savoir que c'est en tant qu'Autre qu'il désire (ce qui donne<br />

la véritable portée <strong>de</strong> la passion humaine) » [Écrits, 814].<br />

<strong>Le</strong> fond abyssal <strong>de</strong> l'éthique lacanienne, hanté par la chose dans son<br />

inconnaissabilité et dans son anonymat, diffuse jusqu'en politique où<br />

il semble bien que l'humanitaire ait le <strong>de</strong>rnier mot, ou du moins<br />

l'avantage sur l'humanisme. <strong>Lacan</strong> n'a pas eu beaucoup d'estime


pour ceux qui, au nom <strong>de</strong> l'amour <strong>de</strong>s autres, pour les uns, <strong>de</strong> leur<br />

liberté ou <strong>de</strong> leur libération pour les autres, n'avaient <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> les<br />

empêcher <strong>de</strong> produire leur subjectivité. La seule politique qui vaille<br />

est celle qui préserve les désirs.<br />

La conception lacanienne du désir est donc une conception plus<br />

éthique et « métaphysique» que psychologique. Elle fait partie <strong>de</strong><br />

ces notions que <strong>Lacan</strong> a tournées contre les philosophies ellesmêmes,<br />

qui n'ont pas su en porter l'infinité.<br />

Voir La Chose, culpabilité, désir, expérience, inconscient, loi, Œdipe,<br />

pulsion, Réel, sublimation, sujet<br />

Discours (les quatre)<br />

* En 1969, dans le livre XVII du Séminaire, <strong>Lacan</strong> montre qu'il y a<br />

quatre formes fondamentales possibles du discours, qui sont autant<br />

<strong>de</strong> formes possibles <strong>de</strong> l'intersubjectivité; car il faut entendre le discours<br />

dans un sens élargi par rapport à ce qu'en dit le linguiste si l'on<br />

veut comprendre la formule que <strong>Lacan</strong> a forgée dès 1953<br />

«L'inconscient, c'est le discours <strong>de</strong> l'autre ». Discours n'équivaut ni<br />

à langue, ni à parole.<br />

Pour comprendre le discours dans ses aspects structurels, il faut<br />

mettre en relation quatre termes le signifiant, le savoir, le sujet et le<br />

plus-<strong>de</strong>-jouir.<br />

<strong>Le</strong> discours du maître est la forme fondamentale d'où dérivent toutes<br />

les autres formes, soit le discours <strong>de</strong> l'université (ou <strong>de</strong> l'universitaire),<br />

le discours <strong>de</strong> l'hystérique et le discours <strong>de</strong> l'analyste. Il est,<br />

assez conformément à la dialectique hégélienne qui apparaît dans les<br />

pages <strong>de</strong> la Phénoménologie <strong>de</strong> l'Esprit, celui par lequel le maître<br />

met l'esclave au travail et tente <strong>de</strong> s'accaparer le surplus <strong>de</strong> jouissance<br />

qui résulte <strong>de</strong> ce travail. Son caractère fallacieux tient à ce<br />

qu'il donne à l'autre l'illusion que, s'il était maître, s'il parvenait à le<br />

<strong>de</strong>venir, il ne serait plus dans la division.<br />

Dans le discours <strong>de</strong> l'universitaire, c'est le savoir qui occupe la place<br />

dominante. Derrière tous les efforts pour inculquer un savoir apparemment<br />

neutre à l'autre, se loge une tentative <strong>de</strong> maîtriser l'autre<br />

27


28<br />

(par l'intermédiaire <strong>de</strong> ce qui lui est appris). <strong>Le</strong> discours <strong>de</strong> l'universitaire<br />

représente l'hégémonie <strong>de</strong> la connaissance, particulièrement<br />

visible sous la forme <strong>de</strong> l'hégémonie actuelle <strong>de</strong> la science sur toutes<br />

les autres formes culturelles. Il rejoint celui du maître en ce qu'il<br />

donne, lui aussi, l'impression à celui qui l'écoute que, s'il savait, il<br />

vaincrait, par là-même, la division du sujet. Il se sert du savoir pour<br />

atteindre fallacieusement <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong> maître que« ça marche»<br />

[SXVII, 241 et non pas un savoir quelconque.<br />

Pas plus que le discours du maître ne requière un maître en chair et<br />

en os (un impératif peut en faire office et se révéler plus efficace<br />

qu'un maître sous les traits d'un individu réel), pas plus que le<br />

discours <strong>de</strong> l'université ne nécessite forcément quelqu'un qui a les<br />

titres conférés par l'institution, le discours <strong>de</strong> l'hystérique n'est un<br />

discours prononcé par un hystérique. Il est un lien social dans lequel<br />

tout sujet peut se trouver impliqué. La position dominante est, cette<br />

fois, occupée par le sujet divisé, le symptôme. <strong>Le</strong> discours est tenu<br />

par celui qui cherche le chemin <strong>de</strong> la connaissance. <strong>Lacan</strong> distingue<br />

nettement le désir <strong>de</strong> savoir (qui utilise le savoir comme un leurre) du<br />

savoir «<strong>Le</strong> désir du savoir n'est pas ce qui conduit au savoir. Ce<br />

qui conduit au savoir, c'est - précisément - le discours <strong>de</strong><br />

l'hystérique» [SXVII,23].<br />

<strong>Le</strong> discours <strong>de</strong> l'analyste, voire l'analyste lui-même, <strong>de</strong>viennent, en<br />

cours <strong>de</strong> cure, la cause du désir <strong>de</strong> l'analysant, lequel découvrira que<br />

le savoir <strong>de</strong> son propre désir n'est pas à proprement parler détenu par<br />

l'analyste, comme s'il fallait le lui reprendre. L'analyste n'est pas en<br />

position <strong>de</strong> pouvoir ou <strong>de</strong> savoir universitaire; en ce sens, sa position<br />

est subversive.<br />

** <strong>Le</strong> savant et le philosophe ont leurs discours écartelés entre chacun<br />

<strong>de</strong> ces quatre types auxquels ils renvoient partiellement. Ils<br />

apprendront, à travers cette répartition à distinguer dans leur quête ce<br />

qu'il entre, plus ou moins consciemment, d'administratif et <strong>de</strong><br />

volonté <strong>de</strong> puissance dans leur savoir; à se défier <strong>de</strong> la confusion,<br />

quasi-permanente, dans leur travail, du savoir avec la maîtrise.


*** Cette classification est, à sa façon, un élément majeur d'une<br />

théorie <strong>de</strong>s fictions, tel que Bentham a pu en produire une, au début<br />

du XIxe siècle. Dans son Manuel <strong>de</strong>s sophismes politiques, Bentham<br />

ne s'était guère intéressé qu'au discours <strong>de</strong> la maîtrise et à ses<br />

variantes, <strong>de</strong>puis les <strong>de</strong>grés les plus éclatants <strong>de</strong> pouvoir jusqu'à sa<br />

subversion la plus radicale; toutefois son propre discours du Manuel<br />

ressemble fort à celui <strong>de</strong> l'analyste et Chrestomathia est nettement la<br />

dénonciation du discours <strong>de</strong> celui qui a tendance à prendre pour vrai<br />

ce qu'il a toujours enseigné. Encore qu'elle soit très proche <strong>de</strong> ce<br />

qu'on peut trouver chez Bentham, la théorie <strong>de</strong>s quatre discours est<br />

peut-être la contribution la plus originale <strong>de</strong> la psychanalyse lacanienne<br />

à ce qu'on appelait, avant elle, la « psychologie collective ».<br />

Voir Désir, sujet, symptôme, transfert.<br />

Expérience<br />

* Ce terme est sans doute l'un <strong>de</strong>s plus invoqués par <strong>Lacan</strong>; encore<br />

qu'il soit l'un <strong>de</strong>s moins théorisés <strong>de</strong> son enseignement. L'auteur se<br />

réfère à lui en <strong>de</strong>s moments aussi décisifs qu'inattendus. C'est à<br />

l'expérience -« notre expérience» [à nous autres analystes]qu'il<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> réfuter en morale, l'eudémonisme ou l'hédonisme,<br />

accusés <strong>de</strong> sous-estimer le poids <strong>de</strong> la culpabilité. S'agit-il du poids<br />

<strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong> même structure accumulées par le psychanalyste<br />

qui écoute les analysants? Peut-être; mais on trouve aussi que<br />

l'expérience est tranquillement invoquée par <strong>Lacan</strong> dans <strong>de</strong>s conditions<br />

plus périlleuses encore, lorsqu'il s'agit <strong>de</strong> prouver que la culpabilité<br />

n'a pas pour référence essentielle, contrairement à ce que soutient<br />

Kant, la loi mais le désir qui habite le sujet. Affirmation<br />

doublement incroyable du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Kant, puisque, d'une part,<br />

ce qui est moral ne saurait se déci<strong>de</strong>r par une expérience quelconque<br />

mais seulement a priori, et que, d'autre part, la loi lui paraît infiniment<br />

plus profon<strong>de</strong> que le désir, lequel n'a guère pour fonction que<br />

<strong>de</strong> fourvoyer la morale.<br />

** <strong>Le</strong>s désaccords très profonds <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> avec Kant proviennent<br />

d'une radicale différence dans la compréhension <strong>de</strong> ce qu'il convient<br />

29


30<br />

d'appeler expérience. Sans que l'on puisse dire qu'il soit empiriste,<br />

<strong>Lacan</strong> ne souscrit pas aux interdits <strong>de</strong> la critique kantienne qui<br />

<strong>de</strong>mandait <strong>de</strong> ne pas s'aventurer par concept au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l'expérience,<br />

plus exactement pas au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce que la critique entendait très<br />

étroitement par là. <strong>Lacan</strong> s'autorise, par l'expérience, <strong>de</strong>s pesées que<br />

l'auteur <strong>de</strong> la Critique <strong>de</strong> la raison pure eût, sans nul doute,<br />

réprouvées comme transcendantes.<br />

Or l'expérience à laquelle recourt et renvoie la psychanalyse n'est<br />

pas une expérience d'objets construits par les actes repérables et<br />

réitérables <strong>de</strong> la théorie; elle n'est pas non plus l'expérience intime<br />

que le sujet fait <strong>de</strong> soi et qui a toutes les chances d'être fausse ou<br />

d'être un mensonge à soi. <strong>Le</strong> sujet ne peut donner que <strong>de</strong>s informations<br />

fausses sur lui-même lorsqu'il prétend se sentir. <strong>Le</strong> savoir symbolique<br />

vaut certainement mieux que cette intuition <strong>de</strong> soi-même;<br />

mais la différence avec Kant, c'est que <strong>Lacan</strong> admet un certain type<br />

d'expérience du symbolique. Comment pourrions-nous soutenir que<br />

ces surgissements événementiels par lesquels les signifiants sont<br />

brusquement rendus conscients ne donneraient lieu à aucune expérience?<br />

Certes, il ne s'agit pas, à la façon <strong>de</strong> la phénoménologie <strong>de</strong><br />

M. Scheler, <strong>de</strong> faire une place à quelque intuition <strong>de</strong>s essences ou <strong>de</strong>s<br />

valeurs qui s'effectuerait comme au-<strong>de</strong>là du symbolique pour lui<br />

donner sens.<br />

*** Si l'expérience prend, chez <strong>Lacan</strong>, une tout autre signification,<br />

c'est que l'auteur enseigne à récuser ce qui semblait bien connu et<br />

statutairement admis la distinction <strong>de</strong> l'intérieur et <strong>de</strong> l'extérieur,<br />

d'un sens intime et d'un sens externe, ainsi que l'idéologie <strong>de</strong> la<br />

coïnci<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> la correspondance et <strong>de</strong> l'adéquation du sujet et <strong>de</strong><br />

l'objet. L'expérience ne se répartit pas selon ces découpages; c'est<br />

même une expérience que nous faisons que l'expérience ne se distingue<br />

pas ainsi. <strong>Le</strong> symbolique répartit autrement l'intérieur et l'extérieur,<br />

que nous ressentons <strong>de</strong> façon intuitive; ou plutôt il en<br />

inquiète et dissout la répartition, comme le figure, en topologie, la<br />

ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> Moebius.<br />

La raison en est que l'expérience n'est pas ce qui est rencontré<br />

comme le vis-à-vis <strong>de</strong> nos constructions, comme ce qui pourrait en


sanctionner la validité. Ce n'est, du moins, là, qu'une forme d'expérience,<br />

celle <strong>de</strong>s objets, qui ne saurait se présenter ni comme la seule,<br />

ni comme la plus importante même en physique. <strong>Le</strong> concept<br />

d'inconscient n'est pas seul à se caractériser par cette dimension <strong>de</strong><br />

fiction bien fondée et d'intérêt pratique. <strong>Le</strong>s constructions<br />

symboliques ou linguistiques constituent l'expérience même, qui ne<br />

se trouve pas en face d'elles comme leur «autre ». L'expérience qui<br />

se pose comme 1'« autre» du sujet qui théorise ne définit qu'un type<br />

d'expérience, celle à laquelle on s'imaginerait que la théorie<br />

s'ajuste; mais la notion d'expérience est beaucoup plus générale et<br />

enveloppe une notion <strong>de</strong> la vérité où la part <strong>de</strong> la construction est<br />

telle qu'elle ne peut jamais être, sinon par illusion, d'une part, le<br />

correspondant d'une élaboration théorique, d'autre part, l'extériorité<br />

dans laquelle on distinguerait <strong>de</strong>s unités objectives.<br />

Mais la généralité dont nous parlons ne signifie pas que l'expérience<br />

ne soit pas celle d'événements pris dans leur singularité radicale et<br />

sans aucune répétition possible. La théorisation n'est pas productrice<br />

d'une abstraction telle que sa généralité renvoie toujours le singulier<br />

au rôle <strong>de</strong> l'opposant objectif; elle est plutôt <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> l' ecthèse<br />

et elle ne prend son sens qu'en comprenant par construction le singulier.<br />

<strong>Lacan</strong> osait dire du cas, qui est la seule chose à prendre en<br />

compte en analyse, qu'il fait toujours exception par quelque côté à la<br />

loi dont il paraît relever. «Dans le cas, prenez gar<strong>de</strong> à ce qu'il<br />

contredit ». Ce qui permettait à <strong>Lacan</strong> d'affirmer que «la<br />

psychanalyse est une science dialectique» [Écrits, 216].<br />

La promotion du symbolique chez <strong>Lacan</strong> n'est, <strong>de</strong> l'expérience, ni le<br />

rejet - ce qui serait absur<strong>de</strong> -, ni même un amoindrissement <strong>de</strong> la<br />

valeur; elle s'accompagne, au contraire, <strong>de</strong> son accueil et <strong>de</strong> sa valorisation<br />

dans <strong>de</strong>s secteurs que Kant avait dévolus à la seule transcendance.<br />

Une conception symbolique du savoir peut donner <strong>de</strong>s styles<br />

assez originaux à l'expérience pour permettre, chez <strong>Lacan</strong>, d'être<br />

invoquée pour renverser une philosophie. La philosophie ne peut pas,<br />

par l'infinitisation <strong>de</strong> ses concepts et par sa réflexion, feindre<br />

d'échapper à la sanction <strong>de</strong> l'expérience; il y a toujours moyen<br />

d'évaluer ses concepts par l'expérience: c'est ainsi que l'utilita-<br />

31


is me, le kantisme, 'existentialisme [Écrits, 99] sont jugés par son<br />

moyen sur <strong>de</strong>s points décisifs. Plus généralement, alors que sa<br />

conception même <strong>de</strong> la théorie et <strong>de</strong> l'expérience exclut radicalement<br />

l'empirisme, l'expérience est invoquée au moment où il s'agit <strong>de</strong><br />

justifier ou <strong>de</strong> trancher une proposition qui paraît le plus<br />

évi<strong>de</strong>mment, quoique à tort, a priori. Attendrait-on, par exemple, que<br />

ce soit l'expérience qui prouve que «plus il ne signifie rien, plus le<br />

signifiant est in<strong>de</strong>structible» [Sm, 210] ? Ou qu'elle prouve que le<br />

phallus soit un symbole dont il n'y a pas <strong>de</strong> correspondant, du côté<br />

féminin? L'expérience est invoquée comme une contingence ultime<br />

dont il n'est plus question <strong>de</strong> rendre raison; elle est une raison sans<br />

raison.<br />

Voir Culpabilité, désir, inconscient, interprétation, loi, sexe, signe,<br />

signifiant, sujet, Symbolique, tyché, vérité.<br />

Forclusion<br />

* Si <strong>Lacan</strong> n'a pas inventé le terme, il en a du moins recréé le sens.<br />

Dès sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la<br />

personnalité (1932), <strong>Lacan</strong> considère que la cause psychique <strong>de</strong> la<br />

psychose rési<strong>de</strong> dans l'exclusion du père <strong>de</strong> la structure familiale,<br />

avec la réduction qui en résulte <strong>de</strong> la famille aux relations mèreenfant.<br />

Cette exclusion frappe le père symbolique le sujet fait<br />

comme si ce père n'existait pas et n'avait jamais existé. Cette notion<br />

intéresse le philosophe en ce qu'il trouve là un <strong>de</strong>s multiples mo<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> rejet, <strong>de</strong> refus, <strong>de</strong> négation vécue, par lesquels le sujet se défend.<br />

Si l'on veut toutefois éviter un usage simplement imagé du terme, il<br />

convient <strong>de</strong> noter que ce contre quoi la forclusion défend le sujet,<br />

c'est le « Nom-du-père » ou, si l'on préfère, le père symbolique. Il<br />

faut alors prendre gar<strong>de</strong> que la forclusion n'est pas le simple<br />

refoulement qui enfouit dans l'inconscient une idée et les affects<br />

attenants que nous n'acceptons pas; il s'agit d'une exclusion hors <strong>de</strong><br />

l'inconscient. Elle n'est pas non plus une projection, laquelle<br />

provient <strong>de</strong> l'intérieur vers l'extérieur; la forclusion est un rejet tel<br />

qu'il n'a jamais pénétré l'intérieur.


** Ce type <strong>de</strong> négation à l'œuvre dans la forclusion peut avoir un<br />

effet <strong>de</strong> Réel. <strong>Le</strong> Réel est ordinairement saisi par le Symbolique et<br />

rejeté comme n'étant pas le Symbolique; mais si la saisie par le<br />

Symbolique ne s'effectue pas, cela ne veut pas dire que le rejet ne<br />

joue aucun rôle. On peut rejeter ce qui n'a pas été appréhendé symboliquement.<br />

La méditation sur la forclusion est essentielle à la saisie<br />

<strong>de</strong> ce que la philosophie considère ordinairement sous la forme<br />

d'oppositions comme celle du sujet et <strong>de</strong> l'objet, <strong>de</strong> la subjectivité et<br />

<strong>de</strong> la réalité, <strong>de</strong> l'être et <strong>de</strong> l'objet, voire <strong>de</strong> la tria<strong>de</strong> être-sujet-objet.<br />

Voir Dénégation, inconscient, sujet, Symbolique, topologie.<br />

Frustration<br />

* Ce terme, galvaudé par le langage courant qui le lie à toutes sortes<br />

<strong>de</strong> retraits <strong>de</strong> l'objet <strong>de</strong> désir, reçoit chez <strong>Lacan</strong> une détermination<br />

qui peut ai<strong>de</strong>r le philosophe dans ses analyses.<br />

<strong>Lacan</strong> caractérise la frustration, non par le manque d'un objet réel<br />

susceptible <strong>de</strong> satisfaire un <strong>de</strong>s besoins du sujet, mais par le manque<br />

qu'il éprouve dans sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'amour. <strong>Le</strong> sujet peut éprouver cette<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> comme insatisfaite alors même que les besoins sont comblés;<br />

après tout, il est ordinaire <strong>de</strong> satisfaire les besoins <strong>de</strong> quelqu'un<br />

pour éviter <strong>de</strong> répondre à sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'amour. Dès son plus jeune<br />

âge, le sujet peut ressentir un très fort sentiment d'injustice alors<br />

même que, en apparence, ce qu'il voulait s'est réalisé, lorsque le<br />

désir était effectivement en quête <strong>de</strong> tout autre chose à travers l'objet<br />

manifestement recherché. Un objet <strong>de</strong> désir peut en cacher un autre;<br />

on peut blesser un sujet en lui offrant l'objet qu'il paraissait vouloir<br />

et en ignorant l'autre ou en feignant <strong>de</strong> ne pas le connaître.<br />

** Dès lors, dans le circuit <strong>de</strong>s règles, <strong>de</strong> la justice et <strong>de</strong>s paiements,<br />

la frustration peut être une arme, voire une stratégie. Ainsi ne paie-ton<br />

pas forcément ce qui est réellement <strong>de</strong>mandé ; on peut, par un<br />

paiement, faire la sour<strong>de</strong> oreille à ce qui est réellement <strong>de</strong>mandé. De<br />

façon comparable, le psychanalyste, qui est l'objet d'une <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

d'amour <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l'analysant, ne peut manquer <strong>de</strong> la frustrer; il<br />

a, du moins, tous les moyens <strong>de</strong> le faire en ne répondant pas à la<br />

33


question, en accordant aux paroles <strong>de</strong> l'analysant un autre sens que<br />

celui qu'il leur donne, en recevant avec le plus grand calme les<br />

signes d'angoisse <strong>de</strong> son patient.<br />

*** Il se pourrait que <strong>Lacan</strong> ait usé <strong>de</strong>s philosophes qu'il lisait avec<br />

une stratégie <strong>de</strong> frustration du lecteur-philosophe. Il lit les auteurs en<br />

accordant à leurs signifiants un autre sens que celui qui est ordinairement<br />

reçu et il pratique ainsi ce qu'on prendrait volontiers quoique<br />

à tort pour une fausse lecture ou un « faux dire» sur sa lecture. Estee<br />

un hasard si frustration traduit ordinairement la Versagung <strong>de</strong><br />

Freud [SV, 316] ? Comme la frustration <strong>de</strong> l'analysant par l'analyste<br />

soutient et épure une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qui s'éteindrait trop vite, la<br />

frustration, qui résulte, chez le lecteur-philosophe, <strong>de</strong>s textes<br />

«relus» par <strong>Lacan</strong>, casse les stéréotypes, met à l'épreuve ce qu'il<br />

croyait savoir et donne à lire ou à entendre autrement ce qu'il n'avait<br />

jamais songé à mettre en relief ou à prendre en compte.<br />

Voir Désir, tyché.<br />

I<strong>de</strong>ntification<br />

* Freud avait défini l'i<strong>de</strong>ntification comme le processus par lequel un<br />

sujet adopte comme étant le sien un attribut appartenant à un autre<br />

sujet. Cette opération a pris une importance croissante dans son<br />

œuvre au point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir l'opération par laquelle le sujet se constitue<br />

lui-même. Ce point n'est pas aussi nouveau qu'il en a l'air,<br />

puisque Pascal concevait fort bien que l'esprit, n'ayant pas <strong>de</strong> nature,<br />

se constituait par une suite d'introjections d'objets. L'originalité <strong>de</strong><br />

<strong>Lacan</strong> tient à ce qu'il détermine mieux la notion d'i<strong>de</strong>ntification, en<br />

distinguant l'i<strong>de</strong>ntification imaginaire - « cette transformation produite<br />

chez le sujet quand il assume une image» [Écrits, 94] - et<br />

l'i<strong>de</strong>ntification symbolique, qui est, aux yeux <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, l'i<strong>de</strong>ntification<br />

majeure.<br />

34<br />

** L'i<strong>de</strong>ntification imaginaire est le mécanisme par lequel l'ego est<br />

créé dans le sta<strong>de</strong> du miroir. C'est en assumant son image Spéculaire<br />

que le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne


s'objective dans la dialectique <strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntification à l'autre et que le<br />

langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction <strong>de</strong> sujet. Cette<br />

forme <strong>de</strong>vrait plutôt être désignée comme je-idéal, comme « socle<br />

<strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntifications secondaires ». <strong>Le</strong> je apprend, en sa constitution<br />

par son image, « sa discordance d'avec sa propre réalité» [Écrits,<br />

94].<br />

Mais l'i<strong>de</strong>ntification essentielle est l'i<strong>de</strong>ntification au père, dans le<br />

<strong>de</strong>rnier sta<strong>de</strong> du complexe d'Œdipe. Elle est i<strong>de</strong>ntification à un<br />

signifiant. <strong>Lacan</strong> interprète le simple « trait unique» (trait unaire),<br />

emprunté à la personne qui fait l'objet d'une i<strong>de</strong>ntification, comme<br />

un signifiant, dès lors qu'il est intégré à un système <strong>de</strong> signifiants<br />

(SVIII, 413) et il constitue «le fon<strong>de</strong>ment, le noyau <strong>de</strong> l'idéal du<br />

moi» (SXI, 285).<br />

*** On voit que ce n'est pas, à proprement parler, avec un autre que<br />

le sujet s'i<strong>de</strong>ntifie; cet autre fût-il son analyste. « <strong>Le</strong> sujet a une relation<br />

à son analyste dont le centre est au niveau <strong>de</strong> ce signifiant privilégié<br />

qui s'appelle idéal du moi, pour autant que, <strong>de</strong> là, il se sentira<br />

aussi satisfaisant qu'aimé» (SXI, 286). Ainsi la fin <strong>de</strong> la cure ne saurait<br />

être marquée par l'i<strong>de</strong>ntification à l'analyste. La fin <strong>de</strong> l'analyse<br />

est conçue par <strong>Lacan</strong> comme une <strong>de</strong>stitution du sujet, un moment où<br />

les i<strong>de</strong>ntifications du sujet sont remises en cause sans qu'elles puissent,<br />

à nouveau, <strong>de</strong>venir ce qu'elles étaient auparavant. Il n'est pas<br />

impossible <strong>de</strong> dire, dans la mesure où le sujet apprend à reconnaître<br />

son désir, que la fin <strong>de</strong> l'analyse est paradoxalement l'i<strong>de</strong>ntification<br />

avec le symptôme; cette i<strong>de</strong>ntification prend la forme <strong>de</strong> l' acceptation,<br />

par le sujet, <strong>de</strong> sa division, <strong>de</strong> ce qu'il est. À la fin du chapitre<br />

sur <strong>Le</strong> sta<strong>de</strong> du miroir, <strong>Lacan</strong> écrivait «Dans le recours que nous<br />

préservons du sujet au sujet, la psychanalyse peut accompagner le<br />

patient jusqu'à la limite extatique du "Tu es cela", où se révèle à lui<br />

le chiffre <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée mortelle, mais il n'est pas en notre seul pouvoir<br />

<strong>de</strong> praticien <strong>de</strong> l'amener à ce moment où commence le véritable<br />

voyage» [Écrits, 100].<br />

Voir Imaginaire, Œdipe, signe, signifiant, sujet, Symbolique,<br />

symptôme, transfert.<br />

35


Imaginaire<br />

* Dans le droit fil <strong>de</strong>s conceptions classiques <strong>de</strong> l'imagination qui<br />

insistaient, comme le faisait Pascal (dans le fameux fragment<br />

Brunschvicg 82, Lafuma 44), à la fois sur sa puissance trompeuse et<br />

sur sa puissance constitutive, <strong>Lacan</strong> reconnaît la force d'illusion, <strong>de</strong><br />

fascination, <strong>de</strong> séduction <strong>de</strong> l'Imaginaire, qu'il relie à l'image<br />

spéculaire et à la constitution <strong>de</strong> l'ego par i<strong>de</strong>ntification, d'une part,<br />

et son effet dans le Réel, d'autre part. Comme Hume, <strong>Lacan</strong> voit<br />

dans l'Imaginaire l'origine <strong>de</strong> toutes sortes d'illusions celle<br />

d'embrasser la totalité, celle d'effectuer <strong>de</strong>s synthèses, <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s<br />

autonomies, en particulier celle du moi, <strong>de</strong> croire en <strong>de</strong>s dualités<br />

(sujet/objet, extérieur/intérieur, réel/irréel), <strong>de</strong> repérer <strong>de</strong>s ressemblances<br />

et <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s, d'en constituer <strong>de</strong>s associations. Par<br />

l'Imaginaire, nous nous figurons et nous dissimulons la réalité. Mais<br />

l'Imaginaire ne se suffit pas à lui-même; sa dimension affirmative et<br />

constitutive est elle-même arc-boutée sur l'ordre symbolique.<br />

** <strong>Lacan</strong> envisage le rapport <strong>de</strong> l'Imaginaire au Symbolique comme,<br />

dans le langage, celui du signifié au signifiant. Sans doute, parce que<br />

le signifié <strong>de</strong>s signes linguistiques est <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> l'Imaginaire, à la<br />

différence du signifiant; mais aussi en raison du sens très élargi que<br />

<strong>Lacan</strong> donne au terme <strong>de</strong> « signifiant ». Ainsi un affect peut-il être<br />

traité comme relevant <strong>de</strong> l'Imaginaire, son signifiant le structurant et<br />

se tenant en quelque sorte hors <strong>de</strong> lui. L'Imaginaire est le mo<strong>de</strong> sur<br />

lequel nous apparaît cette trame, dont nous ne soupçonnons pas<br />

l'existence sans le travail analytique; il est l'inversion spéculaire,<br />

quoique jamais immédiatement comprise comme telle, du Symbolique.<br />

*** On comprend combien la philosophie <strong>de</strong> Bentham, que <strong>Lacan</strong> a<br />

largement contribué à faire connaître, pouvait lui être utile; car la<br />

théorie <strong>de</strong>s fictions, dans son découpage et dans son jeu <strong>de</strong>s entités<br />

réelles, <strong>de</strong>s entités fictives et <strong>de</strong>s entités imaginaires, lesquelles ne<br />

coïnci<strong>de</strong>nt toutefois pas terme à terme avec l'acception qu'il accor<strong>de</strong>


lui-même au Réel, à l'Imaginaire et au Symbolique, lui apportait une<br />

première esquisse <strong>de</strong> son schématisme tripartite.<br />

Voir I<strong>de</strong>ntification, Réel, signe, signifiant, sujet, Symbolique.<br />

Inconscient<br />

* L'inconscient freudien avait pris <strong>de</strong>ux aspects principaux. Dans la<br />

première topique, le système inconscient est ce qui se tient hors <strong>de</strong> la<br />

conscience à un moment donné, qui a été radicalement séparé <strong>de</strong> la<br />

conscience par refoulement et qui ne peut plus revenir à la<br />

conscience sans subir une distorsion qui le rend méconnaissable.<br />

Dans la <strong>de</strong>uxième topique, l'inconscient n'est pas un lieu à part, mais<br />

toutes les instances du moi, du surmoi et du ça en dérivent.<br />

<strong>Lacan</strong> admettra, avec Freud, qu'aucune production psychique<br />

n'échappe à l'inconscient «l'inconscient ne laisse aucune <strong>de</strong> nos<br />

actions en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son champ ». Mais la notion subit une relecture<br />

et une modification profon<strong>de</strong>s. Alors que le problème <strong>de</strong> Freud<br />

semble avoir été, très longuement, <strong>de</strong> prouver son existence, <strong>Lacan</strong><br />

ne s'embarrasse plus guère <strong>de</strong> ce problème. Inconscient est d'abord<br />

traité comme un simple adjectif et lorsque, à partir <strong>de</strong>s années 50, il<br />

est pris comme substantif, ce n'est pas pour se leurrer en réifiant ce<br />

qui a valeur <strong>de</strong> fiction utile dans la pratique. La notion d'inconscient<br />

n'a pas <strong>de</strong> vis-à-vis dans l'expérience; elle est une construction qui<br />

permet d'élaborer <strong>de</strong>s stratégies dans l'analyse. «L'inconscient est<br />

un concept forgé sur la trace <strong>de</strong> ce qui opère pour constituer le sujet»<br />

[Écrits, 830]. Il est le symbolique à partir <strong>de</strong> quoi se constitue le<br />

sujet; en ce sens, il n'est pas une existence cachée quelque part dans<br />

l'ombre ou dans les plis d'on ne sait quel moi profond. «Cette<br />

extériorité du symbolique par rapport à l'homme est la notion même<br />

<strong>de</strong> l'inconscient. Et Freud a constamment prouvé qu'il Y tenait<br />

comme au principe même <strong>de</strong> son expérience» [Écrits, 469]. Comme<br />

le langage, l'inconscient est transindividuel [Sm, 128 ; Écrits, 258].<br />

Ainsi peut-on comprendre les <strong>de</strong>ux fameuses formules <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong><br />

«L'inconscient est le discours <strong>de</strong> l'autre» [Écrits, 16] et<br />

«l'inconscient est structuré comme un langage» [SIII, 167 ; SXI, 28,<br />

37


etc.]. S'affirme essentiellement par là une réalité méthodique on ne<br />

peut saisir l'inconscient que par ce qui est articulé, que <strong>de</strong> ce qui est<br />

ramené à <strong>de</strong>s mots [SVII, 76]. Il ne faut pas se contenter <strong>de</strong> dire que<br />

l'inconscient est l'effet du signifiant sur le sujet, encore que cette<br />

affirmation ne soit pas fausse; il est constitutif du sujet, qui se fait à<br />

partir <strong>de</strong> la structuration du symbolique. Il est totalement absur<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

le chercher «dans» le sujet. Il ne l'est pas moins <strong>de</strong> traiter l'inconscient<br />

comme un réservoir <strong>de</strong> pulsions «Ils s'imaginent, dit <strong>Lacan</strong> à<br />

l'adresse <strong>de</strong>s "philosophes anglais" auxquels il dénie le nom <strong>de</strong> psychanalystes,<br />

qu'il y a <strong>de</strong>s pulsions, et encore, quand ils veulent bien<br />

ne pas traduire pulsions par instincts. Ils ne s'imaginent pas que les<br />

pulsions, c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y a un dire, mais ce<br />

dire, pour qu'il résonne, pour qu'il consonne, [ ... ] il faut que le corps<br />

y soit sensible, et qu'il l'est, c'est un fait» [<strong>Le</strong> sinthome, Bibl. Nat.,<br />

4DIMON3217, p. 8]. Ce qui, probablement, donne l'illusion d'un<br />

inconscient comme réservoir <strong>de</strong> pulsions, c'est l'inertie symbolique,<br />

caractéristique du sujet inconscient [SIl, 223]. Mais on aurait également<br />

tort d'imaginer que, l'inconscient étant langage, il <strong>de</strong>vient<br />

transparent à lui-même par un autre tour, puisque c'est essentiellement<br />

comme signifiant qu'il est langage; c'est « cette partie <strong>de</strong> nonsens<br />

qui est, à proprement parler, ce qui constitue, dans la relation du<br />

sujet, l'inconscient» [SXI, 236]. En ce sens, l'inconscient est <strong>de</strong><br />

l'histoire non reconnue comme telle par le sujet, mais qui a déjà agi<br />

pour que le sujet soit ce qu'il est. La psychanalyse « ai<strong>de</strong> [le sujet] à<br />

parfaire l'historisation actuelle <strong>de</strong>s faits qui ont déterminé déjà dans<br />

son existence un certain nombre <strong>de</strong> "tournants" historiques» [Écrits,<br />

261].<br />

Voir Pulsion, signe, sujet, Symbolique.<br />

Interprétation<br />

* Il est une conception illusoire <strong>de</strong> l'interprétation qui consiste à<br />

croire qu'il serait possible <strong>de</strong> substituer, au discours d'un premier<br />

individu, le discours d'un second qui serait plus vrai, dans le sens où<br />

il dirait exactement ce que celui-là voulait dire. Ce style d'interpréta-


tion trouve sa sanction et sa limite. Très vite, le premier individu<br />

dont on remplace ainsi le discours sait ce que le second va dire et il<br />

se ferme à son discours. L'interprète a alors le choix entre <strong>de</strong>ux<br />

attitu<strong>de</strong>s ou bien il diagnostique une « résistance» du sujet à ses<br />

interprétations or,« il n'y a alors, en vérité, qu'une seule résistance,<br />

c'est la résistance <strong>de</strong> l'analyste» [à compliquer ses interprétations]<br />

[SIl, 267] ; ou bien, comme les chiffreurs <strong>de</strong> messages, il complique<br />

toujours davantage son interprétation et espère, par là, du moins dans<br />

le cas d'une analyse, lui assurer ou lui conserver sa valeur curative.<br />

<strong>Lacan</strong> dénonce l'illusion <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong> d'interprétation qui, sous prétexte<br />

d'un dépassement <strong>de</strong>s données vers un transcendant, « sert» à<br />

celui qui produit ses données, c'est-à-dire au « patient <strong>de</strong>venu bientôt<br />

aussi au fait <strong>de</strong> ce savoir qu'ils [les analystes, en particulier ceux <strong>de</strong><br />

"l'âge d'or <strong>de</strong> la psychanalyse"] l'étaient eux-mêmes, toute préparée,<br />

l'interprétation qui était leur tâche, ce qui, il faut le dire, est le tour le<br />

plus fâcheux qu'on puisse faire à un augure» [Écrits, 462]. La seule<br />

façon <strong>de</strong> sortir du cercle vicieux <strong>de</strong> ce style d'interprétation est <strong>de</strong><br />

détourner l'attention du sens et du signifié, comme s'il y avait, <strong>de</strong> ce<br />

côté, une communication possible sur une vérité, pour la porter sur le<br />

« non-sens» irréductible <strong>de</strong>s signifiants. <strong>Le</strong> signifiant précè<strong>de</strong> le<br />

signifié; il est plus réel que lui. Penser, c'est tenter <strong>de</strong> s'emparer <strong>de</strong><br />

lui, dans ce qu'il a d'abrupt, d'original, sans glisser vers les facilités<br />

du signifié. En ce sens, l'analyste et l'analysant sont également au<br />

pied du mur l'analyste en n'ayant <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> toujours oublier ce<br />

qu'il a appris [Écrits, 349] et qui fait obstacle à l'appréhension <strong>de</strong><br />

l'expérience dans sa singularité, l'analysant en s'efforçant <strong>de</strong> trouver<br />

une attitu<strong>de</strong> à l'égard <strong>de</strong> cet événement surgissant et inédit. L'interprétation<br />

ne consiste pas à dévoiler, mais à tenter <strong>de</strong> réagir, par une<br />

construction « aveugle », à un surgissement qui désempare. L'analyste<br />

construit et met en mesure <strong>de</strong> faire cette construction, sans laisser<br />

croire qu'il y a quelque vérité cachée dont on pourrait s'emparer.<br />

C'est pourquoi, il n'a pas grand chose à dire, dans son travail [Écrits,<br />

359], s'il sait se rendre sensible au « choc» <strong>de</strong> ce qu'il y a à interpréter.<br />

Quant à l'analysant, il comprend que ce qu'il y a à interpréter<br />

n'est pas enfoui en lui, puis présent dans la tête <strong>de</strong> l'analyste, mais<br />

39


40<br />

qu'il a à construire plutôt qu'à attendre une révélation <strong>de</strong> l'essentiel.<br />

Il s'agit pour lui d'affronter un « Kern » <strong>de</strong> « non-sens» [SXI, 278].<br />

« Ce qui est essentiel, c'est qu'il voie, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> [la] signification, à<br />

quel signifiant - non-sens irréductible, traumatique - il est, comme<br />

sujet, assujetti» [SXI, 279].<br />

** Ce qui ne veut pas dire - et là se tient le point <strong>de</strong> rupture avec un<br />

certain nombre <strong>de</strong> phénoménologues - que « l'interprétation est<br />

ouverte à tout sens sous prétexte qu'il ne s'agit que <strong>de</strong> la liaison d'un<br />

signifiant à un signifiant et, par conséquent, d'une liaison folle»<br />

[SXI, 278]. C'est bien plutôt lorsqu'on se sert <strong>de</strong>s signifiants pour<br />

réfléchir <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s signifiés que l'interprétation <strong>de</strong>vient folle ou, du<br />

moins, indéfiniment capricieuse et ne dit plus rien d'essentiel.<br />

«L'interprétation n'est pas ouverte à tout sens. Elle n'est point<br />

n'importe laquelle. Elle est une interprétation significative, et qui ne<br />

doit pas être manquée» [SXI, 279] ; mais ce qu'elle peut faire <strong>de</strong><br />

plus essentiel, c'est <strong>de</strong> « faire surgir <strong>de</strong>s éléments signifiants irréductibles,<br />

non-sensical, faits <strong>de</strong> non-sens» [SXI, 278]. « L'interprétation<br />

ne vise moins le sens que <strong>de</strong> réduire les signifiants dans leur nonsens<br />

pour que nous puissions retrouver les déterminants <strong>de</strong> toute la<br />

conduite du sujet» [SXI, 236]. En ce sens, s'attachant scrupuleusement<br />

à la lettre, elle récuse la compréhension, dans laquelle on a si<br />

souvent, en l'opposant à l'explication, vu l'originalité <strong>de</strong>s sciences<br />

humaines. « Moins on comprend, mieux on écoute» ; la compréhension<br />

consistant à verser le discours <strong>de</strong> l'autre dans une théorie préétablie.<br />

*** La psychanalyse a consisté à jouer le désir et son expérience<br />

contre le sens « dont chacun se gargarise ». «Je ne crois pas que ce<br />

terme [<strong>de</strong> sens] soit autre chose qu'un affaiblissement <strong>de</strong> ce dont il<br />

s'agit à l'origine [<strong>de</strong> la découverte freudienne], tandis que le terme<br />

<strong>de</strong> désir, dans ce qu'il noue et rassemble d'i<strong>de</strong>ntique au sujet, donne<br />

toute sa portée à ce qui se rencontre dans cette première appréhension<br />

<strong>de</strong> l'expérience analytique. C'est à cela qu'il convient <strong>de</strong> revenir<br />

si nous voulons [saisir] ce que signifie essentiellement, non


seulement notre expérience, mais [ ... ] ce qui la rend possible» [SV,<br />

323].<br />

Voir Désir, expérience, signe, signifiant, transfert.<br />

Introjection<br />

* Quoiqu'il admette fort bien que l'introjection soit une opération<br />

constitutive du psychisme, <strong>Lacan</strong> critique, chez Mélanie Klein, en<br />

particulier, l'usage « réaliste» qui est fait <strong>de</strong> la notion, lorsqu'elle<br />

tend à se confondre avec une incorporation. Or ce qui est introjecté<br />

est toujours un signifiant; « l'introjection est toujours l'introjection<br />

du discours <strong>de</strong> l'autre» [SI, 83]. L'introjection ne s'oppose pas à la<br />

projection comme s'opposeraient <strong>de</strong>ux sens dans l'espace, mais plutôt<br />

comme un phénomène symbolique s'oppose à un phénomène<br />

imaginaire. « Introjection, relative au symbolique» [Écrits, 655]. On<br />

notera que cette conception <strong>de</strong> l'introjection, qui accor<strong>de</strong> peu au réalisme,<br />

ne compromet pourtant pas la spatialité du psychisme, pourvu<br />

qu'on l'enten<strong>de</strong>, non pas comme une res extensa, mais, à la façon<br />

leibnizienne qui est aussi celle <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> [<strong>Le</strong> sinthome, 96], comme<br />

un ensemble <strong>de</strong> relations. «Il n'y a aucun espace réel. C'est une<br />

construction purement verbale qu'on a épelée en trois dimensions»<br />

[l0 fév. 1976].<br />

Voir I<strong>de</strong>ntification, Imaginaire, signe, Symbolique, topologie.<br />

Inversion<br />

* Sans doute l'inversion désigne-t-elle, chez <strong>Lacan</strong> comme chez<br />

Freud, l'homosexualité; niais <strong>Lacan</strong>, <strong>de</strong>puis sa découverte du sta<strong>de</strong><br />

du miroir, lui donne encore un autre sens. L'inversion est la caractéristique<br />

<strong>de</strong> l'image spéculaire; nous saisissons un très grand nombre<br />

<strong>de</strong> phénomène psychiques sous une forme inversée; c'est en particulier<br />

une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> l'affectivité d'inverser sujet et objet <strong>de</strong>s<br />

affects. « Il me haït» est une façon méconnaissable, quoique la plus<br />

acceptable pour moi, <strong>de</strong> dire «je le haïs». <strong>Le</strong> chemin <strong>de</strong> l'éducation<br />

- celui <strong>de</strong> la cure analytique ne fait pas exception - consiste à<br />

41


prendre conscience <strong>de</strong> cette inversion, car, dans la communication<br />

analytique, non seulement les messages <strong>de</strong> l'autre sont reçus à<br />

l'envers <strong>de</strong> leur production, mais, plus encore que dans les autres<br />

communications, celui qui envoie le message le reçoit à l'envers.<br />

Voir Imaginaire, introjection, projection, Symbolique.<br />

Jouissance<br />

* <strong>Le</strong> mot français est à peu près intraduisible en anglais et en allemand;<br />

dans son acception lacanienne, qui a beaucoup évolué, il<br />

s'écarte considérablement <strong>de</strong> sa signification commune. Sans doute<br />

<strong>Lacan</strong> parle-t-il <strong>de</strong> la jouissance comme du plaisir que l'on tire <strong>de</strong><br />

l'objet sexuel; mais, sous l'impulsion, d'une part, <strong>de</strong> la lecture<br />

kojèvienne <strong>de</strong> la dialectique hégélienne du maître et <strong>de</strong> l'esclave,<br />

lequel travaille à la jouissance du premier, d'autre part, d'une remise<br />

en chantier du principe <strong>de</strong> plaisir, il infléchit profondément la notion.<br />

<strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> plaisir est un principe <strong>de</strong> limitation du plaisir, puisqu'il<br />

impose <strong>de</strong> jouir le moins possible; mais, en même temps ql!'il<br />

cherche son plaisir en le limitant, le sujet tend, non moins constamment,<br />

à dépasser les limites du principe <strong>de</strong> plaisir. Il n'en résulte pas<br />

pour autant le « plus <strong>de</strong> plaisir» attendu, car il est un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> plaisir<br />

que le sujet ne peut plus supporter, un plaisir pénible que <strong>Lacan</strong><br />

appelle la jouissance (SVII, 218). La jouissance n'est pas le plaisir;<br />

elle peut même être la souffrance.<br />

42<br />

** Ainsi, on comprend que, <strong>de</strong> son symptôme, qui est une souffrance,<br />

le sujet puisse tirer une jouissance paradoxale. « <strong>Le</strong> masochisme<br />

est le majeur <strong>de</strong> la jouissance que donne le Réel» [<strong>Le</strong> sinthome,<br />

p. 90]. Cette notion <strong>de</strong> jouissance, ainsi conçue, donne une<br />

impulsion à trois types <strong>de</strong> considérations.<br />

La première tient dans la pulsion <strong>de</strong> mort qui est le nom donné par<br />

<strong>Lacan</strong>, dans le livre VII du Séminaire, au désir constant <strong>de</strong> dépasser<br />

les limites fixées par le principe <strong>de</strong> plaisir afin <strong>de</strong> rejoindre La Chose<br />

et <strong>de</strong> gagner, par là, un surplus <strong>de</strong> jouissance. La jouissance est alors<br />

le « chemin vers la mort» [SXVII, 17-18].


La secon<strong>de</strong> tient dans le rapport que la jouissance entretient avec la<br />

structure symbolique. Sans doute ce rapprochement semble-t-il<br />

étrange, surtout si l'on persiste, fautivement aux yeux <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, à<br />

comprendre la pulsion comme un instinct ou comme une force naturelle<br />

plutôt que comme un savoir. Or « ce sentier-là, ce chemin-là, on<br />

le connaît, c'est le savoir ancestral. Et ce savoir, qu'est-ce que c'est?<br />

Si nous n'oublions pas que Freud introduit ce qu'il appelle l'au-<strong>de</strong>là<br />

du principe <strong>de</strong> plaisir, lequel n'en est pas pour autant renversé. <strong>Le</strong><br />

savoir, c'est ce qui fait que la vie s'arrête à une certaine limite vers la<br />

jouissance. [ ... ] Il y a un rapport primitif du savoir à la jouissance, et<br />

c'est là que vient s'insérer ce qui surgit au moment où apparaît<br />

l'appareil <strong>de</strong> ce qu'il en est du signifiant ».<br />

La troisième est extrêmement importante pour parachever le discours<br />

sur la différence entre les sexes. Cette différence est fondamentalement<br />

d'i<strong>de</strong>ntification. Homme et femme sont <strong>de</strong>s rôles auxquels il<br />

s'agit, pour le sujet, <strong>de</strong> s'i<strong>de</strong>ntifier mais le concept <strong>de</strong> jouissance<br />

permet d'aller plus loin que ce qui pourrait passer pour un assez<br />

banal nominalisme. Sans doute, dans le sillage <strong>de</strong> Freud, <strong>Lacan</strong> pose<br />

que la jouissance est essentiellement phallique [SXX, 14] toutefois,<br />

<strong>Lacan</strong> reconnaît, chez la femme, une jouissance supplémentaire, qui<br />

se tient par-<strong>de</strong>là la jouissance phallique, une ineffable jouissance <strong>de</strong><br />

l'Autre [SXX, 71].<br />

Voir La Chose, i<strong>de</strong>ntification, mort, principe <strong>de</strong> plaisir, pulsion,<br />

pulsion <strong>de</strong> mort, Réel, sexe, signe, signifiant, sujet, Symbolique,<br />

symptôme.<br />

Loi<br />

* La Loi reçoit, chez <strong>Lacan</strong>, une acception beaucoup plus large que<br />

celle qu'elle a ordinairement en morale et en droit. C'est en se<br />

référant au travail <strong>de</strong> Lévi-Strauss sur <strong>Le</strong>s structures élémentaires <strong>de</strong><br />

la parenté que <strong>Lacan</strong> ouvre la notion «La Loi primordiale est celle<br />

qui, en réglant l'alliance, superpose le règne <strong>de</strong> la culture au règne <strong>de</strong><br />

la nature, livré à la loi <strong>de</strong> l'accouplement ». <strong>Le</strong> sujet vit, sous la<br />

forme d'un interdit au fond <strong>de</strong> lui, l'abomination <strong>de</strong> « la confusion<br />

43


44<br />

<strong>de</strong>s générations ». Il existe, dans les cultures; une exigence que les<br />

lignées soient nettes et respectées, quand bien même leur structure<br />

serait inconsciente.<br />

La marque propre <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> sur le concept <strong>de</strong> Loi, dans lequel Lévi­<br />

Strauss voyait essentiellement l'ordonnancement selon lequel s'opère<br />

l'échange <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong>s prestations réciproques que l'alliance<br />

détermine, c'est l'insistance sur le langage. « À l'alliance prési<strong>de</strong> un<br />

ordre préférentiel dont la loi impliquant les noms <strong>de</strong> parenté est, pour<br />

le groupe, comme le langage, impérative en ses formes, mais inconsciente<br />

en sa structure» [Écrits, 276]. Ce qui est présenté comme une<br />

analogie <strong>de</strong>vient vite une préséance du langage lorsque <strong>Lacan</strong> repère<br />

que « cette Loi se fait suffisamment connaître comme i<strong>de</strong>ntique à un<br />

ordre du langage. Car nul pouvoir, sans les nominations <strong>de</strong> la<br />

parenté, n'est à portée d'instituer l'ordre <strong>de</strong>s préférences et <strong>de</strong>s<br />

tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil <strong>de</strong>s<br />

lignées» [Écrits, 277]. L'insistance lacanienne sur le langage est une<br />

façon d'indiquer que la loi est plus profondément unc revendication<br />

symbolique qu'une réalité sociale, constatable empiriquement,<br />

comme on le voit chez la malheureuse Antigone, sœur et fille<br />

d'Œdipe, sœur <strong>de</strong> celui dont elle sauvegar<strong>de</strong> la mémoire, acharnée à<br />

défendre la valeur <strong>de</strong>s lignées alors même qu'elles ont été tellement<br />

brouillées dans son cas.<br />

** Mais il y a plus dans le décalage avec Lévi-Strauss l'inceste<br />

primordial chez <strong>Lacan</strong> n'est pas celui qui a pour objet le père, mais<br />

celui qui concerne plus fondamentalement la mère. Ainsi le ciésir qui<br />

nous porte vers La Chose, vers la mère, est-il « l'envers <strong>de</strong> la loi»<br />

[Écrits, 787]. «La loi et le désir refoulé sont une seule et même<br />

chose» [Écrits, 782]. Par là, <strong>Lacan</strong> résume ce qu'il avait établi dans<br />

les chapitres du livre VII du Séminaire consacrés à La Chose, où il<br />

avait donné à l'ensemble <strong>de</strong> ces remarques une portée éthique<br />

l'éthique du désir, quoiqu'elle se distingue <strong>de</strong> l'éthique <strong>de</strong> la loi, qui<br />

en est issue par <strong>de</strong>s chemins rendus méconnaissables, n'est pas moins<br />

formelle qu'elle et elle donne sensiblement les mêmes <strong>de</strong>voirs; ce<br />

n'est pas parce qu'Antigone se fait une idée du <strong>de</strong>voir qui n'est pas<br />

<strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> qu'elle défend ses lignées, c'est dans la défense toute


terrestre <strong>de</strong> ses lignées qu'elle gagne son héroïsme. Quoiqu'elle<br />

apparaisse suspendue au-<strong>de</strong>ssus du désir, le menaçant et prête à<br />

fondre sur lui, la Loi n'en est pas moins enracinée dans le désir. Ce<br />

qui ne signifie nullement que cet enracinement soit naturel; certes,<br />

les règles les plus fondamentales du droit, <strong>de</strong> la politique et <strong>de</strong><br />

l'éthique ne se décrètent pas, et c'est bien le point où un grand<br />

nombre <strong>de</strong> philosophes <strong>de</strong> l'âge classique ont eu raison contre un<br />

contractualisme abstrait, mais ils se sont trompés en versant, comme<br />

Hume, dans le naturalisme. <strong>Le</strong> travail <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> permet <strong>de</strong> sauver la<br />

plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ces analyses si l'on veut bien reconnaître, dans<br />

ce que ces anti-contractualistes appellent nature, la figuration d'un<br />

social archaïque et inconscient.<br />

Voir La Chose, désir, inconscient, jouissance, Œdipe, structure,<br />

Symbolique.<br />

Mathématiques<br />

* <strong>Le</strong>s mathématiques sont au cœur <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, même<br />

quand il n'en est pas explicitement question. <strong>Le</strong> discours <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong><br />

tend à l'expression mathématique, même en l'absence <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong><br />

l'algèbre et <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> la topologie. De <strong>de</strong>ux façons au moins.<br />

D'abord, en ce que le désir, l'inconscient et quelques autres notions<br />

<strong>de</strong> la psychanalyse s'énoncent mieux en caractères mathématiques<br />

que dans les termes réflexifs du langage ordinaire, qui est aussi le<br />

langage philosophique, parce que les signifiants sont la réalité même<br />

<strong>de</strong> leur expression. Si les signifiants du désir s'accommo<strong>de</strong>nt d'une<br />

traduction en symboles mathématiques, c'est parce que les uns et les<br />

autres n'ont pas besoin d'être liés à l'imagination qu'on en réalise le<br />

sens pour fonctionner «<strong>Le</strong> signifiant se passe <strong>de</strong> toute cogitation,<br />

fût-ce <strong>de</strong>s moins rêflexives, pour exercer <strong>de</strong>s regroupements non<br />

douteux dans les significations qui asservissent le sujet» [Écrits,<br />

467]. Ensuite, on ne voit pas comment les signifiants, qui relèvent<br />

d'un savoir aveugle et symbolique, pourraient se doubler d'autres<br />

signifiants il n'existe pas <strong>de</strong> signifiant qui permette <strong>de</strong> se signifier<br />

lui-même [Séminaire du 9 mai 1962 sur L'i<strong>de</strong>ntification]. <strong>Le</strong>s signi-


46<br />

fiants du désir ne sont pas une expression au sens strict. Ils en sont la<br />

structure, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement. <strong>Le</strong>s mathématiques offrent le<br />

meilleur exemple <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> discours qui progresse sans penser, si<br />

ce n'est <strong>de</strong> façon symbolique. Ce sont les mathématiques qui disent<br />

le mieux le désir dans sa réalité ultime. <strong>Le</strong>s signes du langage<br />

ordinaire le diraient moins bien, quoiqu'on ne puisse jamais<br />

« introduire les symboles, mathématiques ou autres, qu'avec du<br />

langage courant, puisqu'il faut bien expliquer ce qu'on va faire» [SI,<br />

8]. L'usage <strong>de</strong>s symboles mathématiques a au moins l'avantage <strong>de</strong><br />

casser les fantasmes i<strong>de</strong>ntificatoires <strong>de</strong> l'interprète.<br />

** Mais <strong>de</strong> quelles mathématiques s'agit-il? Certes, <strong>Lacan</strong> parle<br />

volontiers <strong>de</strong> « son algèbre» [SXI, 19] et il a tenté <strong>de</strong> formaliser très<br />

loyalement les structures qu'il inspectait. Mais il suit aussi <strong>de</strong>s<br />

modèles topologiques quand il utilise la perspective classique, celle<br />

<strong>de</strong> Desargues, et mo<strong>de</strong>rne (celle que l'on pourrait trouver chez Carnap<br />

qui utilise un tore dans certains passages remarquables <strong>de</strong> l'Au}<br />

bau) ; la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> Moebius (pour montrer combien est symboliquement<br />

fausse, quoiqu'elle soit intuitivement claire, la distinction <strong>de</strong><br />

l'intérieur et <strong>de</strong> l'extérieur), les nœuds borroméens (pour représenter<br />

l'articulation du Symbolique, <strong>de</strong> l'Imaginaire et du Réel, <strong>de</strong> telle<br />

sorte qu'on ne puisse rompre l'un <strong>de</strong>s anneaux sans libérer les <strong>de</strong>ux<br />

autres). Toutefois la topologie n'est pas au sens strict une représentation<br />

ou une expression «elle dit bêtement ce qui est ». C'est ainsi<br />

que <strong>Lacan</strong> l'utilise et pour cette propriété même. Là encore, il nous<br />

situe aux antipo<strong>de</strong>s d'une attitu<strong>de</strong> phénoménologique qui prétendrait<br />

se saisir <strong>de</strong> l'essence du phénomène étudié. <strong>Le</strong>s symboles mathématiques<br />

sont précisément utilisés parce qu'ils ne pensent pas; ils ne<br />

sont ni individualisés ni personnalisés à la façon dont on imagine que<br />

le sont les affects, mais ils le sont à la façon <strong>de</strong>s nombres, et parce<br />

qu'ils sont matériels, comme peuvent l'être les signifiants. En ce<br />

sens, <strong>Lacan</strong> a parfaitement eu raison <strong>de</strong> dire que, par sa<br />

mathématisation, sa conception <strong>de</strong>s phénomènes psychiques était<br />

matérialiste [Écrits, 658]


*** Ce faisant, sans qu'elle les rejoigne à proprement parler puisqu'elle<br />

est trop peu élaborée, la position <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> est consonnante<br />

avec <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong> penseurs utilitaristes contemporains comme,<br />

par exemple, Harsanyi, pour qui l'essentiel <strong>de</strong>s processus économiques<br />

et sociaux s'expriment en règles et en lois mathématiques.<br />

« La formalisation mathématique est notre but, notre idéal », dit-il<br />

encore dans le livre XX du Séminaire [p. 108]. <strong>Lacan</strong> n'a d'ailleurs<br />

pas ignoré la théorie <strong>de</strong>s jeux ni celle <strong>de</strong>s probabilités auxquelles il se<br />

réfère un peu plus qu'aBusivement dans ses recherches. On lit dans<br />

les Écrits «<strong>Le</strong> subjectif n'est pas la valeur <strong>de</strong> sentiment avec quoi<br />

on le confond les lois <strong>de</strong> l'intersubjectivité sont mathématiques»<br />

[p. 472].<br />

Ce point nous mène très loin dans les rapports <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> et <strong>de</strong> la philosophie.<br />

Quand la philosophie tend à infinitiser ses concepts et à les<br />

rendre réflexifs, elle s'éloigne considérablement du discours psychanalytique,<br />

qui ne peut utiliser la philosophie qu'en ramenant ses<br />

thèses à <strong>de</strong>s signifiants; ce qui équivaut pour lui à s'installer en<br />

porte-à-faux à son égard. « Pour ce qui est <strong>de</strong> l'inconscient, Freud<br />

réduit tout ce qui passe à portée <strong>de</strong> son écoute à la fonction <strong>de</strong> purs<br />

signifiants. C'est à partir <strong>de</strong> cette réduction que ça opère, et que peut<br />

apparaître, dit Freud, un moment <strong>de</strong> conclure - un moment où il se<br />

sent le courage <strong>de</strong> juger et <strong>de</strong> conclure» [SXI, 40]. Au moins est-ce<br />

la lecture que <strong>Lacan</strong> fait <strong>de</strong> Freud, caché, pour prendre le maximum<br />

<strong>de</strong> risques, <strong>de</strong>rrière son masque <strong>de</strong> lecteur.<br />

Ainsi, qu'il utilise <strong>de</strong>s signes mathématiques (<strong>de</strong> son invention ou<br />

pas) ou qu'il n'en utilise pas, le style <strong>de</strong> discours qu'il adopte est plutôt<br />

mathématique et il tend au mathématique, comme le discours <strong>de</strong><br />

Bentham a pu tendre sans succès à la recherche du calcul <strong>de</strong>s plaisirs<br />

et <strong>de</strong>s peines, dont il faisait une pierre <strong>de</strong> touche pour juger son système.<br />

<strong>Lacan</strong> a lui-même joué sa théorisation sur un pari semblable<br />

puisqu'il prétend que, « sans une topologie, au sens mathématique du<br />

terme, on s'aperçoit bientôt qu'il est impossible <strong>de</strong> seulement noter la<br />

structure d'un symptôme au sens analytique du terme» [Écrits,<br />

689] ; il est visible qu'il n'a pas réussi à le conduire lui-même bien<br />

loin; mais il n'est pas impossible que les discours mathématiques du<br />

47


<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>mi-siècle sur la « préférence» puissent être reversés au<br />

compte d'une théorie du désir. Ces voies, que nous croyons au cœur<br />

<strong>de</strong> l'utilitarisme mo<strong>de</strong>rne, mériteraient, en tout cas, d'être creusées.<br />

Voir Désir, Imaginaire, inconscient, interprétation, Réel, signe,<br />

structure, sujet, Symbolique.<br />

Méconnaître<br />

* L'usage que <strong>Lacan</strong> fait <strong>de</strong> ce mot est typique du renversement d'un<br />

mot ordinairement compris comme négatif en terme positif. En ce<br />

sens, le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> ce mot ressemble à celui du vocable infini, qui<br />

marque à la fois une négation du fini et une position <strong>de</strong> quelque<br />

chose qui se distingue radicalement du fini. La méconnaissance est<br />

ordinairement entendue comme une ignorance fautive concernant<br />

l'objet dont on parle et qu'il faudrait connaître. Or <strong>Lacan</strong> forge un<br />

usage du terme pour montrer qu'il est <strong>de</strong>s objets qui ne peuvent se<br />

connaître que sur le mo<strong>de</strong> d'une impossibilité ou d'un refus d'être<br />

connus. La méconnaissance est le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance d'un certain<br />

type d'objets. «Méconnaître suppose une reconnaissance, comme le<br />

manifeste la méconnaissance systématique où il faut bien admettre<br />

que ce qui est visé soit en quelque sorte reconnu» [Écrits, 165].<br />

<strong>Lacan</strong> avait déjà fait une analyse comparable dans le premier livre du<br />

Séminaire où il insistait moins sur le caractère systématique <strong>de</strong> ce<br />

qu'on méconnaît que sur l'attachement du sujet à cet «objet»<br />

« Méconnaissance n'est pas ignorance. La méconnaissance représente<br />

une certaine organisation d'affirmations et <strong>de</strong> négations, à quoi<br />

le sujet est attaché. Elle ne se concevrait pas sans une connaissance<br />

corrélative. [ ... ] Soit un délirant, qui vit dans la méconnaissance <strong>de</strong><br />

la mort d'un <strong>de</strong> ses proches. On aurait tort <strong>de</strong> croire qu'il le confond<br />

avec un vivant. Il méconnaît ou refuse <strong>de</strong> connaître qu'il est mort.<br />

Mais toute l'activité qu'il développe dans son comportement indique<br />

qu'il méconnaît qu'il y a quelque chose qu'il ne veut pas reconnaître»<br />

[p. 190]. L'homme fabrique une instance pour organiser<br />

cette méconnaissance. Pour comprendre la question du moi; <strong>Lacan</strong><br />

48


propose <strong>de</strong> « se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qui est la connaissance qui oriente et<br />

dirige la méconnaissance ».<br />

** La méprise, le midire donneraient lieu à <strong>de</strong>s analyses très comparables<br />

à celle <strong>de</strong> la méconnaissance.<br />

Voir Inconscient, mort, sujet, Symbolique.<br />

Mort - Pulsion <strong>de</strong> mort<br />

* <strong>Le</strong>cteur <strong>de</strong> Hegel, à travers Kojève et Hyppolite, <strong>Lacan</strong> a d'abord<br />

traité <strong>de</strong> la mort dans les termes mêmes <strong>de</strong> la Phénoménologie <strong>de</strong><br />

l'Esprit. De même que le célèbre ouvrage posait que la lutte à mort<br />

<strong>de</strong>s consciences était essentiellement symbolique, que le travail <strong>de</strong><br />

l'enten<strong>de</strong>ment, comme celui du langage, était une mise à mort symbolique<br />

<strong>de</strong> la chose à laquelle il se référait, <strong>de</strong> même les Écrits<br />

posent-ils un lien intime entre le symbole et la mort «<strong>Le</strong> symbole<br />

est le meurtre <strong>de</strong> la chose », en ce qu'il se met à sa place et entend<br />

tenir lieu d'elle; comme il est plus profond que le sujet lui-même et<br />

qu'il en explique le surgissement, il était avant le sujet et lui survivra<br />

«<strong>Le</strong> signifiant [ ... ] met [le sujet] au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la mort. <strong>Le</strong><br />

signifiant le considère déjà comme mort, il l'immortalise par<br />

essence» [SIII, 202]. De plus, dans sa lecture <strong>de</strong> Totem et tabou,<br />

Freud fait ressortir que « le père symbolique, c'est le père mort ».<br />

** Ces thèmes ne seraient pas particulièrement originaux si <strong>Lacan</strong>,<br />

recourant à un passage <strong>de</strong> Sa<strong>de</strong>, tiré <strong>de</strong> Juliette, ne mettait l'accent<br />

sur les « <strong>de</strong>ux morts» et sur ce qu'il a appelé, suivant un <strong>de</strong> ses auditeurs<br />

du Séminaire, l'entre-<strong>de</strong>ux-morts, notion dont il se sert pour<br />

expliquer la tragédie et le sens tragique <strong>de</strong> l'existence, qui est au<br />

cœur <strong>de</strong>s considérations éthiques. Certes, il y a bien une mort <strong>de</strong><br />

notre individualité vivante, corps et psychisme; mais une survie<br />

imaginaire est possible, qui passe cette « première mort », dans le<br />

souvenir <strong>de</strong>s autres, par exemple, et il faut accor<strong>de</strong>r à sa suite, une<br />

« secon<strong>de</strong> mort », la fin <strong>de</strong> cette survie 'imaginaire; cette mort<br />

n'exclut pas une survie symbolique, les symboles partageant, avec<br />

les écrits, la propriété <strong>de</strong> ne pas s'effacer. L'idée est donc celle d'une<br />

49


50<br />

pluralité <strong>de</strong> morts, qui correspond à la distinction du Réel, <strong>de</strong> l'Imaginaire<br />

et du Symbolique.<br />

Antigone dit, bien avant <strong>de</strong> mourir emmurée, qu'elle est déjà morte;<br />

elle consent à mourir par la volonté <strong>de</strong> Créon, mais elle le frappe <strong>de</strong><br />

l'impuissance à la tuer symboliquement. Elle inscrit son propre souvenir,<br />

comme une marque d'infamie, dans la conscience <strong>de</strong> son<br />

meurtrier, qui en <strong>de</strong>viendra fou. D'une certaine façon, si le livre VII<br />

du Séminaire se termine par une longue réflexion sur Antigone, qui<br />

renouvelle entièrement l'interprétation <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Sophocle, c'est<br />

parce que le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l'éthique est celui d'une conception globale<br />

<strong>de</strong> notre existence qui équivaut à prendre sur elle le point <strong>de</strong><br />

vue, évi<strong>de</strong>mment fictif, d'un moment où nous ne serons plus. <strong>Le</strong> fantasme<br />

<strong>de</strong> notre immortalité est indispensable pour que nous puissions<br />

peser ce que nous désirons authentiquement ou, au contraire, les<br />

désirs qui nous voueront à la culpabilité si nous ne sommes pas parvenus<br />

à les satisfaire.<br />

*** La pulsion <strong>de</strong> mort s'inscrit dans cette pensée du symbolique et<br />

<strong>de</strong> la pluralité <strong>de</strong>s morts. Freud l'avait distinguée <strong>de</strong>s pulsions érotiques,<br />

comme la tendance à la <strong>de</strong>struction et à la désorganisation<br />

s'oppose à la tendance à la cohésion, à l'unité. Si <strong>Lacan</strong> soutient<br />

l'idée d'une pulsion <strong>de</strong> mort, récusée, à tort selon lui, par un très<br />

grand nombre <strong>de</strong> disciples <strong>de</strong> Freud - « ignorer l'instinct <strong>de</strong> mort<br />

dans la doctrine <strong>de</strong> Freud revient à en mécomprendre radicalement la<br />

doctrine» [Écrits, 301] - il ne l'interprète pourtant pas à la façon du<br />

père <strong>de</strong> la psychanalyse. C'est dans un sens proche <strong>de</strong> Pascal et <strong>de</strong><br />

Kant, d'abord, qu'il remarque que le penchant au suici<strong>de</strong> accompagne<br />

le narcissisme. Mais la pulsion <strong>de</strong> mort n'affecte pas seulement<br />

l'ordre imaginaire; elle concerne l'ordre symbolique. Elle n'est<br />

pas seulement liée à un désir <strong>de</strong> retourner à l'inanimé; « l'instinct <strong>de</strong><br />

mort n'est que le masque <strong>de</strong> l'ordre symbolique» [SIl, 375]. C'est<br />

l'apparence que prend l'intrusion du symbolique dans notre existence.<br />

Elle le fait sous l'aspect <strong>de</strong> la répétition; mais elle peut le faire<br />

aussi sous celui <strong>de</strong> la création. C'est d'ailleurs une idée du livre VII<br />

du Séminaire que la fonction <strong>de</strong> la beauté consiste à nous révéler<br />

notre propre mort [SVII, ch. 18]. Si la pulsion <strong>de</strong> mort nous pousse à


nous situer symboliquement en <strong>de</strong>s lieux où nous n'habitons pas,<br />

quoique nous puissions, <strong>de</strong> leur point <strong>de</strong> vue, y considérer notre vie,<br />

il faut dire que toute pulsion est, par quelque côté, pulsion <strong>de</strong> mort;<br />

du moins l'est-elle « virtuellement» [Écrits, 848] parce qu'elle<br />

poursuit sa propre extinction, parce qu'elle pousse le sujet à la<br />

répétition, parce qu'elle porte au-<strong>de</strong>là du principe <strong>de</strong> plaisir, du côté<br />

<strong>de</strong> la jouissance où la satisfaction est souffrance. Paradoxalement,<br />

l'instinct <strong>de</strong> mort est « un ordre symbolique en gésine, en train <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>venir, insistant pour être réalisé» [Sn, 375]. On voit, une fois <strong>de</strong><br />

plus, que nous sommes poussés à la sublimation; que la création ne<br />

nous laisse pas le choix.<br />

Voir Culpabilité, désir, Imaginaire, jouissance, principe <strong>de</strong> plaisir,<br />

pulsion, sublimation, sujet, Symbolique.<br />

Œdipe<br />

* <strong>Le</strong> complexe d'Œdipe est la figuration du passage <strong>de</strong> l'ordre imaginaire<br />

à l'ordre symbolique par lequel le sujet fait son <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> la<br />

possession <strong>de</strong> la mère et s'i<strong>de</strong>ntifie au père. Car, et c'est la première<br />

différence avec Freud, <strong>Lacan</strong> considère que le sujet, quel que soit son<br />

sexe, désire toujours la mère et que le père est toujours le rival. <strong>Le</strong><br />

père, par lequel advient le Symbolique, intervient toujours comme un<br />

troisième terme dans une relation d'abord duale. C'est l'évolution <strong>de</strong><br />

ce troisième terme qui constitue le <strong>de</strong>stin du complexe d'Œdipe.<br />

D'abord, ce troisième terme est envisagé par le sujet comme un objet<br />

imaginaire que la mère désirerait au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> lui. <strong>Le</strong> sujet désirera<br />

alors être cet objet que la mère désire et qui la comblera. Mais le<br />

sujet n'est pas seulement confronté à son impuissance <strong>de</strong> satisfaire le<br />

désir maternel il croise, sur son chemin, le père, moins réel<br />

qu'imaginaire. La mère parle du père, elle tient compte aussi du père<br />

par ses actes et elle le fait exister imaginairement sous la forme d'une<br />

sorte <strong>de</strong> loi. <strong>Le</strong> sujet se rend compte que c'est le père qui détient réellement<br />

le pouvoir <strong>de</strong> satisfaire le désir <strong>de</strong> la mère; et il lui faudra<br />

renoncer à ce pouvoir qu'il voudrait détenir et que le père possè<strong>de</strong><br />

déjà. Il lui reste la possibilité <strong>de</strong> s'i<strong>de</strong>ntifier au père, <strong>de</strong> vouloir être<br />

51


ce père dont il n'a pu prendre la place. <strong>Le</strong> sur-moi se constitue à<br />

partir <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntification au père.<br />

** Par cette dimension symbolique dont il est la conquête, « le complexe<br />

d'Œdipe est essentiel pour que l'être humain puisse accé<strong>de</strong>r à<br />

une structure humaine du réel» [Sm, 224]. « Ce dont il s'agit ici,<br />

comme dans Totem et tabou, est une dramatisation essentielle par<br />

laquelle entre dans la vie un dépassement intérieur <strong>de</strong> l'être<br />

humain -le symbole du père» [Sm, 244].<br />

Ce symbole du père sera, <strong>de</strong>puis le début du Séminaire, désigné par<br />

« le nom du père », expression qui donne lieu à <strong>de</strong>ux calembours<br />

majeurs le« non du père» (pour souligner, à un jambage près, la<br />

fonction prohibitrice du père dans son incarnation <strong>de</strong> la loi) et le<br />

fameux « les non-dupes errent », l'errance étant le prix à payer <strong>de</strong> la<br />

reconnaissance du caractère symbolique du père. Quoique <strong>Lacan</strong>,<br />

comme Freud, fût athée, la connotation religieuse du « nom du père »<br />

n'aura échappé à personne.<br />

*** <strong>Le</strong> philosophe peut ici se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi il faudrait dire la<br />

constitution du psychisme humain sous la forme d'une narration<br />

mythico-religieuse. Sans doute s'agit-il <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r et d'indiquer trois<br />

choses à la fois le caractère « événementiel» <strong>de</strong> cette formation; le<br />

caractère général, sinon universel, <strong>de</strong> ces événements constitutifs; la<br />

structure <strong>de</strong>s lignées à travers laquelle ils s'expriment. En effet, ce<br />

que la psychanalyse peut apporter sur les terrains <strong>de</strong> la formation du<br />

psychisme et <strong>de</strong> l'éthique, tient dans le souci du caractère « concret»<br />

<strong>de</strong>s événements. Il est frappant que les philosophes mo<strong>de</strong>rnes, même<br />

quand ils ont voulu dépasser les abstractions du kantisme, sans pour<br />

autant retomber dans une vue purement intuitive <strong>de</strong> l'éthique, ont<br />

souvent traité le jeu <strong>de</strong>s positions réelles et fictives requis par la<br />

réflexion sur la pratique comme <strong>de</strong>s marques purement formelles,<br />

empruntées dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, aux logiques modales et aux<br />

logiques du temps qui laissent encore hors d'elles la valeur<br />

existentielle <strong>de</strong>s événements. Or la psychanalyse introduit <strong>de</strong>s<br />

personnages tragiques concrets et <strong>de</strong>s relations concrètes entre eux,<br />

encore qu'ils soient schématisés ou épurés; cette introduction


fragilise indiscutablement son propos en le particularisant et en le<br />

rendant contingent, abrupt; mais il indique aussi l' événementiali té<br />

dont l'éthique ne saurait se départir sans perdre <strong>de</strong> sa crédibilité ni<br />

sombrer dans l'abstraction. Cette façon <strong>de</strong> montrer, avec le<br />

maximum <strong>de</strong> généralité, comment se confectionne un héritage <strong>de</strong><br />

lignée et comment il contribue à la réflexion éthique est donc<br />

essentielle. <strong>Le</strong> point d'équilibre est sans doute l'un <strong>de</strong>s plus difficiles<br />

à trouver. Il faut savoir gré à <strong>Lacan</strong> d'avoir rappelé, quoiqu'il se situe<br />

aux antipo<strong>de</strong>s d'une conception phénoménologique <strong>de</strong> l'éthique, les<br />

exigences d'une conception «tragique» <strong>de</strong> l'existence, c'est-à-dire<br />

qui tienne compte <strong>de</strong> son caractère événementiel.<br />

Peut-être tenons-nous, avec cette présentation « mythique» du complexe<br />

d'Œdipe, non seulement la figuration du caractère essentiel <strong>de</strong>s<br />

lignées dans la constitution du psychisme humain, sur laquelle <strong>Lacan</strong><br />

insiste dans les Écrits, non sans une pointe <strong>de</strong> conservatisme [p. 277-<br />

278], mais encore l'une <strong>de</strong>s façons les plus plausibles <strong>de</strong> donner sens<br />

à une idée à laquelle tenait particulièrement Freud, tout le long <strong>de</strong> sa<br />

vie et jusqu'à la fin <strong>de</strong> son œuvre - puisqu'il lui consacre ses <strong>de</strong>rniers<br />

mots - la spatialité psychique. La coïnci<strong>de</strong>nce est étonnante<br />

avec <strong>Le</strong>ibniz qui, pour expliquer à Clarke que l'espace est un<br />

ensemble <strong>de</strong> relations, prend précisément l'exemple <strong>de</strong>s lignées.<br />

Voir Désir, i<strong>de</strong>ntification, Imaginaire, loi, scène, sexe, sujet,<br />

Symbolique.<br />

Principe <strong>de</strong> plaisir<br />

* <strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> plaisir ne doit pas être confondu avec la sensation <strong>de</strong><br />

plaisir. Il est, chez Freud, avec le principe <strong>de</strong> réalité et le principe <strong>de</strong><br />

Nirvâna, l'un <strong>de</strong>s grands principes qui règlent l'activité psychique.<br />

<strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> plaisir pose que le psychisme tend à éviter le déplaisir<br />

ou la douleur et à rechercher le plaisir. Reprenant ce principe, <strong>Lacan</strong><br />

l'exprime, en plein accord avec Freud, comme réglant<br />

l'homéostasie le psychisme tend à se maintenir à son niveau le plus<br />

bas d'excitation [SIl, 85, 102; SVIl, 73]. <strong>Le</strong> déplaisir est lié à un<br />

accroissement <strong>de</strong>s quantités d'excitation; le plaisir, à leur réduction.<br />

53


54<br />

C'est ainsi que <strong>Lacan</strong> oppose la pulsion <strong>de</strong> mort au principe <strong>de</strong><br />

plaisir en ce qu'elle nous pousse au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites du principe <strong>de</strong><br />

plaisir. Curieusement, le principe <strong>de</strong> plaisir, loin <strong>de</strong> pousser à jouir,<br />

nous enjoint plutôt <strong>de</strong> jouir le moins possible, à la différence <strong>de</strong> la<br />

pulsion <strong>de</strong> mort qui, nous poussant sans frein au plaisir, tend<br />

constamment à rompre les équilibres <strong>de</strong> notre psychisme et <strong>de</strong> notre<br />

organisme. <strong>Le</strong> principe « dit ironiquement <strong>de</strong> plaisir» est, comme le<br />

souligne <strong>Lacan</strong> dans les Écrits [p. 852], un principe d'empêchement<br />

et <strong>de</strong> défense; non pas celui d'un déferlement <strong>de</strong> plaisir qui aurait<br />

l'effet contraire. « La fonction du principe <strong>de</strong> plaisir est <strong>de</strong> porter le<br />

sujet <strong>de</strong> signifiant en signifiant, en mettant autant <strong>de</strong> signifiants qu'il<br />

est nécessaire à maintenir au plus bas le niveau <strong>de</strong> tension qui règle<br />

tout le fonctionnement <strong>de</strong> l'appareil psychique» [SVII, 143]. Dans<br />

ce même livre VII du Séminaire, <strong>Lacan</strong> a rapproché le principe <strong>de</strong><br />

plaisir <strong>de</strong> la prohibition <strong>de</strong> l'inceste, le danger suprême étant<br />

représenté par le désir <strong>de</strong> fusionner avec la mère, das Ding [SVII,<br />

83]. <strong>Le</strong> principe est dit alors « ce qui règle la distance du sujet au das<br />

Ding» [SVII, 84].<br />

Mais si le plaisir est dialectique en ce sens que le principe <strong>de</strong> plaisir<br />

est plutôt sa régulation que sa promotion - ce que le Philèbe <strong>de</strong> Platon<br />

enseignait déjà -, il l'est encore en un autre sens la limitation<br />

du plaisir qui s'effectue en réglant le jeu <strong>de</strong>s représentations<br />

n'échappe pas à la domination <strong>de</strong> la répétition, qui est l'un <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s<br />

d'affirmation <strong>de</strong> la pulsion <strong>de</strong> mort. En faisant du même avec du<br />

différent, le sujet se défend contre l'excitation et le danger .<strong>de</strong> sa<br />

nouveauté, mais il méconnaît aussi toute limite en ne prêtant aucune<br />

attention à la réalité.<br />

** <strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> réalité est lié au principe <strong>de</strong> plaisir, au point <strong>de</strong> se<br />

confondre avec lui chez <strong>Lacan</strong>. Déjà, chez Freud, il avait été introduit,<br />

non pas pour contrer le principe <strong>de</strong> plaisir, mais bel et bien pour<br />

le sauvegar<strong>de</strong>r. Spontanément, la recherche du plaisir n'implique<br />

aucune reconnaissance <strong>de</strong> la réalité; il faut, pour la mener à bien,<br />

emprunter <strong>de</strong>s voies détournées. C'est l'autorité <strong>de</strong> ces voies détournées<br />

ou l'obligation <strong>de</strong> les emprunter qui fait le principe <strong>de</strong> réalité. À<br />

coup sûr, le principe <strong>de</strong> réalité n'a rien à voir avec quelque chose qui


nous serait donné <strong>de</strong> façon évi<strong>de</strong>nte. « <strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> réalité n'est pas<br />

autre chose que le principe <strong>de</strong> plaisir différé ». Il faut se gar<strong>de</strong>r<br />

d'opposer la réalité et l'imaginaire. <strong>Le</strong> sujet n'a pas moyen <strong>de</strong> les<br />

distinguer «La réalité n'est pas là pour nous faire buter le front<br />

contre les voies fausses où nous engage le fonctionnement du<br />

principe <strong>de</strong> plaisir. En réalité, nous faisons <strong>de</strong> la réalité avec du<br />

plaisir» [SVII, 265].<br />

Voir La Chose, Imaginaire, pulsion <strong>de</strong> mort, Réel, signe, signifiant,<br />

sujet.<br />

Pulsion<br />

* <strong>Le</strong> terme Trieb se trouve, chez Freud, au centre <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la<br />

sexualité. Il s'oppose à l'instinct en ce sens que la pulsion est liée à<br />

l'histoire du sujet. Si le mot <strong>de</strong> pulsion n'est pas très heureux en ce<br />

qu'il suggère une poussée - or « la pulsion n'est pas une poussée»<br />

[SXI, 182] -, il est tout <strong>de</strong> même meilleur que le terme d'instinct<br />

qui, signifiant un besoin pré-linguistique que nous aurions en commun<br />

avec les animaux, dévoie complètement ce que Freud et <strong>Lacan</strong><br />

apportent sur la question. «La pulsion freudienne n'a rien à faire<br />

avec l'instinct» [Écrits, 851].<br />

Freud avait toutefois été équivoque puisqu'il avait i<strong>de</strong>ntifié la pulsion<br />

au moyen <strong>de</strong> quatre termes «<strong>Le</strong> Drang d'abord, la poussée. La<br />

Quelle, la source. L'Objekt, l'objet. <strong>Le</strong> Ziel, le but» [SXI, 183].<br />

<strong>Lacan</strong> reconnaît, qu'« à lire cette énumération », elle paraît<br />

« naturelle ». Or tout l'objectif <strong>de</strong>s chapitres XIII et XIV du livre XI<br />

du Séminaire est <strong>de</strong> montrer la spécificité <strong>de</strong> la pulsion en psychanalyse<br />

par rapport à ce qu'on pourrait parfois trouver sous le même<br />

nom, parfois aussi sous les vocables <strong>de</strong> « force» et d'« énergie », en<br />

biologie et même en physique. <strong>Lacan</strong> souligne que cette notion n'est<br />

pas avancée par Freud sans considérations épistémologiques «<strong>Le</strong><br />

progrès <strong>de</strong> la connaissance ne supporte aucune fascination <strong>de</strong>s définitions<br />

». Autrement dit, nous n'avons pas à tenir pour réel ce qui<br />

paraît désigné par les concepts que nous utilisons. « Freud emploie le<br />

mot Konvention - mot carnapien -, convention, [ ... ] et que


56<br />

j'appellerai d'un terme benthamien que j'ai fait repérer à ceux qui me<br />

suivent, une fiction » ; c'est comme« unefictionfondamentale »que<br />

<strong>Lacan</strong> réinterprète la pulsion. Il note alors que les termes par lesquels<br />

Freud la repérait sont problématiques, en particulier le sujet, le se<br />

qui est là contenté; l'objet, car « aucun objet ne peut satisfaire la<br />

pulsion» [SXI, 188]. Ce que cherche la pulsion, ce n'est pas un<br />

objet «Pour ce qui est <strong>de</strong> l'objet dans la pulsion, il n'a, à proprement<br />

parler, aucune importance» [SXI, 189] ce qui compte, c'est<br />

<strong>de</strong> tourner toujours dans les mêmes cercles qui consomment les<br />

objets, sans s'y arrêter.<br />

** Dès lors <strong>Lacan</strong> délaisse complètement, chez Freud, le <strong>vocabulaire</strong><br />

<strong>de</strong> l'énergétique ou <strong>de</strong> l' hydraulique, qui était celui <strong>de</strong>s philosophes<br />

<strong>de</strong>s passions <strong>de</strong>s XVIIe et XVIIIe siècles (comme Hume) ; la pulsion<br />

n'a rien à voir avec une donnée ultime et naturelle. Elle est une<br />

construction entièrement culturelle et symbolique que Freud exprime<br />

en faisant usage « <strong>de</strong>s trois voies active, passive et réfléchie », telles<br />

qu'elles existent au moins dans certaines langues «Beschauen und<br />

beschaut wer<strong>de</strong>n ; voir et être vu ; quiilen und gequiilt wer<strong>de</strong>n, tourmenter<br />

et être tourmenté. [ ... ] Dès l'abord, Freud nous présente<br />

comme acquis que nulle part du parcours <strong>de</strong> la pulsion ne peut être<br />

séparé <strong>de</strong> son aller et retour, <strong>de</strong> sa réversion fondamentale, <strong>de</strong> son<br />

caractère circulaire» [SXI, 199].<br />

Voir et être vu ne croyons pas qu'il s'agisse forcément <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

pôles séparés ou qui pourraient être séparables l'un <strong>de</strong> l'autre «Ce<br />

qu'on regar<strong>de</strong>, c'est ce qui ne peut pas se voir. Si, grâce à l'introduction<br />

<strong>de</strong> l'autre, la structure <strong>de</strong> la pulsion apparaît, elle ne se complète<br />

vraiment que dans sa forme renversée, dans sa forme <strong>de</strong> retour, qui<br />

est la vraie pulsion active» [SXI, 205]. La véritable activité n'est pas<br />

forcément où on la croit et elle peut prendre l'allure <strong>de</strong> la passivité.<br />

Dès lors, on comprendra que <strong>Lacan</strong> retrouve le monisme <strong>de</strong> Jung,<br />

auquel il s'est pourtant si fondamentalement opposé, par d'autres<br />

voies. Certes, dans le livre 1 du Séminaire, <strong>Lacan</strong> rejette nettement<br />

l'idée jungienne d'un simple concept <strong>de</strong> l'énergie psychique. Il<br />

reprend à son compte, contre Jung, le dualisme freudien <strong>de</strong>s pulsions<br />

sexuelles et <strong>de</strong>s pulsions du moi, puis <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong>s


pulsions <strong>de</strong> mort. Mais il ne faut plus comprendre cette opposition<br />

comme s'il se fût agi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> pulsions. Toutes les pulsions<br />

sont pulsions <strong>de</strong> vie et pulsions <strong>de</strong> mort. <strong>Le</strong>s Écrits l'indiquent avec<br />

la plus gran<strong>de</strong> netteté «Toute pulsion est virtuellement pulsion <strong>de</strong><br />

mort» [Écrits, 848].<br />

<strong>Le</strong>s pulsions ne sont que les aspects partiels selon lesquels le désir se<br />

réalise; ainsi le désir est-il un et indivis, alors que les pulsions sont<br />

ses manifestations partielles.<br />

*** Ce traitement délibérément non-naturaliste <strong>de</strong> la pulsion permet<br />

<strong>de</strong> comprendre pourquoi <strong>Lacan</strong> rejette, parfois sans ménagement, la<br />

notion d'affectivité [« je crois qu' (affectif) est un terme qu'il faut<br />

absolument rayer <strong>de</strong> nos papiers» (SI, 304)], puis comment il la<br />

remplace par <strong>de</strong>s considérations qui l'écartèlent, sans possibilité <strong>de</strong><br />

lui restaurer la moindre unité réelle, entre les éléments symboliques<br />

et imaginaires. La plupart du temps, ceux qui parlent d'affect, n'en<br />

saisissent que les aspects imaginaires et délaissent, sans le savoir<br />

d'ailleurs, les essentiels aspects symboliques.<br />

Voir La Chose, désir, Imaginaire, pulsion <strong>de</strong> mort, sujet,<br />

Symbolique.<br />

la réalité - le réel<br />

* On aurait bien tort <strong>de</strong> se faire étroitement doctrinaire sur ce point et<br />

<strong>de</strong> vouloir que le mot <strong>de</strong> Réel ait un sens unique et bien déterminé<br />

chez <strong>Lacan</strong>; d'abord, il a une histoire au sein même <strong>de</strong> son œuvre,<br />

puisque dès 1936, suivant en cela le philosophe <strong>de</strong>s sciences<br />

E. Meyerson, il utilise le terme <strong>de</strong> réel au substantif et il y recourra,<br />

certes comme à un concept décisif jusqu'à la fin <strong>de</strong> sa vie, mais tout<br />

en gardant, à chaque étape, une pluralité <strong>de</strong> sens.<br />

Tant que <strong>Lacan</strong> est hégélien ou se croit tel, il admet et répète que<br />

« tout ce qui est réel est rationnel}} [Écrits, 226]. Toutefois, dès<br />

1953, lorsque <strong>Lacan</strong> oppose le Réel aux <strong>de</strong>ux autres ordres que sont<br />

le Symbolique et l'Imaginaire, le Réel prend un sens différent;<br />

d'abord, il ne fait pas que s'opposer à l'Imaginaire; il est aussi ce qui<br />

se tient au-<strong>de</strong>là du Symbolique. Il peut bien aimanter le Symbolique<br />

57


et n'être appréhendé que par l'intermédiaire du Symbolique [SIl,<br />

122] aucun symbole ne peut s'ajuster à lui. Tandis que le Symbolique<br />

est composé <strong>de</strong> termes qui s'opposent les uns aux autres, selon<br />

un jeu <strong>de</strong> présence et d'absence, « il n'y a pas d'absence dans le<br />

réel» «il n'y a d'absence que si vous suggérez qu'il peut y avoir<br />

une présence là où il n'yen a pas» [SIl, 359]. Tandis que l'opposition<br />

<strong>de</strong> l'absence et <strong>de</strong> la présence implique la possibilité permanente<br />

que quelque chose manque dans l'ordre symbolique, le Réel, « c'est<br />

quelque chose qu'on retrouve à la même place, qu'on n'ait pas été là<br />

ou qu'on y ait toujours été» [SIl, 342]. À la différence du Symbolique,<br />

qui est l'ordre <strong>de</strong> « ce qui peut changer <strong>de</strong> place », « pour le<br />

réel, quelque bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours<br />

et en tout cas, à sa place, il l'emporte collée à sa semelle, sans<br />

rien connaître qui puisse l'exiler» [Écrits, 25].<br />

** Tandis que le Symbolique est un ensemble d'éléments discrets et<br />

différenciés, le Réel est, en lui-même, indifférencié. «<strong>Le</strong> réel est<br />

absolument sans fissure» [SIl, 122]. Il ne connaît même pas la différenciation<br />

<strong>de</strong> l'intérieur et <strong>de</strong> l'extérieur -« cette distinction n'a pas<br />

<strong>de</strong> sens au niveau du réel» [II, 122]. C'est le Symbolique qui introduit<br />

toutes sortes <strong>de</strong> coupures dans le réel. Ainsi l'objet est le produit<br />

du Symbolique. C'est dans un esprit berkeleyeien, d'ailleurs revendiqué<br />

sur l'un <strong>de</strong>s points les plus subtils défendus par l'évêque <strong>de</strong><br />

Cloyne [SXX, 130], que <strong>Lacan</strong> déclare «C'est le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mots<br />

qui crée le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s choses, d'abord confondues dans l' hic et nunc<br />

du tout en <strong>de</strong>venir» [Écrits, 276].<br />

*** Il déplace ainsi considérablement les analyses classiques et phénoménologiques<br />

qui imposent la distinction sujet-objet. La tria<strong>de</strong><br />

lacanienne (Réel-Imaginaire-Symbolique) modifie cette façon <strong>de</strong><br />

penser et se substitue avantageusement à elle à partir <strong>de</strong> 1953, sans<br />

se contenter <strong>de</strong> la critiquer.<br />

<strong>Le</strong> Réel est ce qui résiste absolument à la symbolisation ou, en se<br />

référant aux Écrits, « il est le domaine <strong>de</strong> ce qui subsiste hors <strong>de</strong> la<br />

symbolisation» [p. 388]. Quand bien même <strong>Lacan</strong> poserait que le<br />

Réel est constitué par « l'expulsion hors du sujet» [Écrits, 388], il ne


faudrait toutefois pas confondre le Réel avec le mon<strong>de</strong> extérieur.<br />

<strong>Lacan</strong> présente le Réel comme « bruit où l'on peut tout entendre, et<br />

prêt à submerger <strong>de</strong> ses éclats ce que le principe <strong>de</strong> réalité y construit<br />

sous le nom <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> extérieur ». Dès lors, on comprend pourquoi<br />

la notion <strong>de</strong> Réel va évoluer dans le sens d'impossible. <strong>Le</strong> Réel, c'est<br />

l'impossible, dit le livre XI du Séminaire, parce qu'il est impossible à<br />

imaginer, à intégrer dans l'ordre du Symbolique, à atteindre d'une<br />

façon ou d'une autre.<br />

Déjà, dans le livre VII du Séminaire, <strong>Lacan</strong> avait rendu hommage à<br />

Kant pour avoir donné comme horizon à l'éthique, non pas la menue<br />

monnaie <strong>de</strong>s symboles et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs, mais l'impossible réalisation<br />

<strong>de</strong> la loi. Voulant faire partir l'éthique du Réel, <strong>Lacan</strong> ne fait pourtant<br />

pas une éthique empirique; loin <strong>de</strong> là alors que Kant avait opposé<br />

le <strong>de</strong>voir-être, impossible à réaliser, à la réalité empirique du désir,<br />

<strong>Lacan</strong> se retrouve du côté <strong>de</strong> Kant pour tendre le désir tel qu'il le<br />

conçoit vers l'impossible et reverser le formalisme kantien au<br />

bénéfice <strong>de</strong> sa propre éthique du désir.<br />

Il faut toutefois reconnaître l'équivoque <strong>de</strong> ce qu'il appelle le Réel,<br />

d'autant que, situé par-<strong>de</strong>là les symboles, aimantant l'éthique du<br />

désir, il est aussi au principe d'un matérialisme lacanien, qui n'est<br />

pas sans ressembler au matérialisme <strong>de</strong> Bentham «<strong>Le</strong> sens, personne<br />

ne s'en occupe. Voilà qui souligne bien ce fait sur lequel je<br />

mets l'accent, et qu'on oublie toujours, à savoir que le langage, ce<br />

langage qui est l'instrument <strong>de</strong> la parole, est quelque chose <strong>de</strong> matériel»<br />

[SIl, 105]. <strong>Le</strong> substrat matériel du Symbolique et <strong>de</strong> l'Imaginaire<br />

est moins la réalité biologique, encore qu'elle le soit parfois,<br />

que celle du langage.<br />

De manière générale, même si le <strong>vocabulaire</strong> <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> est, sur ce<br />

point, assez fluctuant, il ne faut pas confondre le Réel avec la réalité<br />

du «principe <strong>de</strong> réalité» «le principe <strong>de</strong> réalité est en général<br />

introduit par cette simple remarque qu'à trop chercher son plaisir, il<br />

arrive toutes sortes d'acci<strong>de</strong>nts. [ ... ] On nous dit que le principe <strong>de</strong><br />

plaisir s'oppose au principe <strong>de</strong> réalité. Dans la perspective qui est la<br />

nôtre, cela prend évi<strong>de</strong>mment un autre sens. <strong>Le</strong> principe <strong>de</strong> réalité<br />

consiste en ce que le jeu dure, c'est-à-dire que le plaisir se renou-<br />

59


velle, que le combat ne finisse pas faute <strong>de</strong> combattants. <strong>Le</strong> principe<br />

<strong>de</strong> réalité consiste à nous ménager nos plaisirs, ces plaisirs dont la<br />

tendance est précisément d'arriver à la cessation» [SIl, 107].<br />

Voir Désir, principe <strong>de</strong> plaisir, signe, Symbolique.<br />

Scène<br />

* Ce terme, d'usage philosophique déjà ancien - que l'on songe aux<br />

multiples emprunts que lui fait Hume pour exprimer <strong>de</strong>s séquences<br />

naturelles, <strong>de</strong>s phases <strong>de</strong> l'histoire, <strong>de</strong>s moments privilégiés <strong>de</strong> la vie<br />

individuelle, le psychisme lui-même, enfin -, est particulièrement<br />

affectionné par Freud, qui désigne par l'autre scène la scène du rêve,<br />

laquelle se distingue <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> la vie éveillée. La scène du rêve<br />

désigne le processus par lequel une instance peut en regar<strong>de</strong>r une<br />

autre fonctionner, à travers toutes sortes <strong>de</strong> figurations, ou se regar<strong>de</strong>r<br />

elle-même par l'intermédiaire d'autres instances, dans une<br />

conception « topique» du psychisme. Certes, cela ne veut pas dire<br />

que l;esprit comprend <strong>de</strong>s lieux physiques ou anatomiquement<br />

déterminés. Hume avait déjà ironisé sur les idées triangulaires ou<br />

sphériques, les passions situées à la droite ou à la gauche d'autres<br />

passions, elles-mêmes « longues d'un yard, larges d'un pied, épaisses<br />

d'un pouce ». L'espace psychique n'est évi<strong>de</strong>mment pas celui <strong>de</strong> la<br />

res extensa cartésienne, mais plutôt ceiui <strong>de</strong> la topique leibnizienne,<br />

qui relève <strong>de</strong> types <strong>de</strong> relations, sans considérations métriques. Jusqu'à<br />

la fin <strong>de</strong> sa vie, Freud a été hanté par cette spatialisation <strong>de</strong><br />

l'esprit et ses <strong>de</strong>rniers mots publiés porteront encore sur ce sujet.<br />

60<br />

** Bien entendu, <strong>Lacan</strong> trouve, dans ces considérations freudiennes,<br />

la justification <strong>de</strong> ses propres recherches topologiques, qui impliquent<br />

une certaine « spatialité psychique» ; il les amplifiera en mettant<br />

l'accent Sur les phénomènes <strong>de</strong> « bord» ; mais il en fera aussi un<br />

usage original. D'abord, en mettant l'accent sur l'Autre <strong>de</strong> l'autre<br />

scène. L'Autre n'existe pas nécessairement en chair et en os et c'est<br />

précisément Comme mis en scène qu'il apparaît. Ensuite, en insistant<br />

sur le caractère <strong>de</strong> lisière ou d'entre-<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> la scène «Ce lieu<br />

intemporel, qui contraint à poser ce que Freud appelle, en hommage


à Fechner, die I<strong>de</strong>e einer an<strong>de</strong>rer Lokalitiit - une autre localité, un<br />

autre espace, une autre scène, l'entre-perception et conscience»<br />

[SXI, 66]. Dès lors, il faut intégrer la scène à la problématique propre<br />

<strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> la scène désigne le théâtre symbolique et imaginaire s' édifiant<br />

sur le Réel, qui n'est certes pas seulement le mon<strong>de</strong> extérieur<br />

sensible, mais ce à partir <strong>de</strong> quoi le théâtre prend sens. La scène <strong>de</strong> la<br />

fantaisie est un espace virtuel encadré comme peut l'être la scène<br />

d'une pièce par l'arc proscenium au théâtre, tandis que le mon<strong>de</strong> est<br />

un espace réel qui s'étend au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute délimitation et <strong>de</strong> tout<br />

cadre [Séminaire du 19 décembre 1962, dactylographie <strong>de</strong> la BN, 4-<br />

R-16853 (1962, 1963, 1)]. La notion <strong>de</strong> scène est utilisée par <strong>Lacan</strong><br />

pour distinguer l'acting out [activation, réactivation], du passage à<br />

['acte. L'acting out (la réactivation), quoiqu'elle reproduise un événement<br />

passé refoulé dans la mémoire sous forme d'actions reste<br />

néanmoins à l'intérieur <strong>de</strong> la scène, parce qu'elle s'inscrit dans<br />

l'ordre symbolique; alors que le passage à ['acte est une sortie <strong>de</strong> la<br />

scène et passe du Symbolique au Réel. « Cette direction d'évasion <strong>de</strong><br />

la scène, c'est ce qui nous permet <strong>de</strong> reconnaître et <strong>de</strong> distinguer ce<br />

quelque chose <strong>de</strong> tout autre qui est l'Acting out du passage à ['acte<br />

dans sa valeur propre» [Ibid., p. 126].<br />

*** Toutefois la distinction <strong>de</strong> ce qui est sur la scène ou en elle et <strong>de</strong><br />

ce qui se tient en <strong>de</strong>hors d'elle n'est pas si simple; comme dans le<br />

tableau, les éléments qui s'organisent selon <strong>de</strong>s règles (<strong>de</strong> perspective,<br />

par exemple) et ceux qui ne lui obéissent pas, répartis essentiellement<br />

sur les bords, dans le ciel ou vers le bas du paysage représenté,<br />

coexistent assez confusément, ceux-ci envahissant ceux-là, on<br />

peut dire que ce qui est en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la scène vient contaminer ce qui<br />

est dans la scène, le perturber ou s'y juxtaposer <strong>de</strong> façon hétérogène.<br />

Enfin comment oublierait-on la superbe séance du Il mars 1964<br />

[SXI, 120-135], qui rapproche l'analyse du tableau <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la<br />

scène, par l'intermédiaire du geste?« C'est par le geste que vient sur<br />

la toile s'appliquer la touche. Et il est vrai que le geste y est toujours<br />

présent, qu'il n'est pas douteux que le tableau est d'abord ressenti<br />

par nous [ ... ] comme plus affine au geste qu'à tout autre type <strong>de</strong><br />

mouvement. Toute action représentée dans un tableau nous y appa-<br />

61


aîtra comme scène <strong>de</strong> bataille, c'est-à-dire comme théâtrale, nécessairement<br />

faite pour le geste» [SXI, 130].<br />

Sexe<br />

62<br />

Voir Imaginaire, mathématiques, Réel, Symbolique.<br />

* <strong>Le</strong>s philosophes n'ont su ajouter, au XXe siècle, pour penser la<br />

sexualité, la différence <strong>de</strong>s sexes, la relation entre les sexes, que les<br />

analyses mises à leur disposition par les phénoménologues, qui ont<br />

traité <strong>de</strong> façon indifférenciée <strong>de</strong> la « chair» et ne sont, le plus<br />

souvent, parvenus à aucun résultat satisfaisant en recourant à cette<br />

image sartrienne ou merle au-pont yenne.<br />

Freud ne pouvait guère ai<strong>de</strong>r ces philosophes puisqu'il ne leur livrait,<br />

sur la question, qu'un schéma très simple. Il partait <strong>de</strong> la distinction<br />

anatomique entre les sexes et en tirait, pensait-il, les conséquences<br />

psychiques. Mais, loin d'entrer dans le détail <strong>de</strong> ces différences,<br />

Freud entreprenait une genèse <strong>de</strong> la façon dont on <strong>de</strong>vient un homme<br />

ou une femme. Il montrait comment se nouait le complexe d'Œdipe<br />

chez le garçon et chez la fille et comment il se résolvait, le garçon<br />

renonçant à son amour pour la mère et en s'i<strong>de</strong>ntifiant au père, la<br />

fille en renonçant à son amour pour le père et en s'i<strong>de</strong>ntifiant à la<br />

mère. Si <strong>Lacan</strong> retient encore quelques aspects <strong>de</strong> ce schéma, il le<br />

modifie profondément, après en avoir vu les limites et dénoncé les<br />

difficultés.<br />

D'abord s'il ne s'agit évi<strong>de</strong>mment pas <strong>de</strong> nier la différence biologique<br />

<strong>de</strong>s sexes, il n'est pas non plus question d'accor<strong>de</strong>r à l'anatomie<br />

la détermination <strong>de</strong>s positions sexuelles «Dans le psychisme, il<br />

n'y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être <strong>de</strong> mâle ou<br />

être <strong>de</strong> femelle» [SXI, 228]. Selon <strong>Lacan</strong>, la masculinité et la féminité<br />

ne sont pas <strong>de</strong>s essences biologiques ; ce sont <strong>de</strong>s positions symboliques.<br />

Il n' est peut-être rien qui indique davantage le manque dans<br />

le sujet, ou sa coupure, que la distinction <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux sexes, qui est<br />

telle que le sujet doit parvenir à s'i<strong>de</strong>ntifier à l'un d'entre eux pour se<br />

construire comme sujet. <strong>Le</strong> sujet est nécessairement un sujet sexué;<br />

or, c'est à un événement relativement aléatoire qu'il doit s'i<strong>de</strong>ntifier


et considérer comme faisant intrinsèquement partie <strong>de</strong> lui-même.<br />

« Homme» et « femme» sont <strong>de</strong>ux signifiants qui représentent ou<br />

valent pour <strong>de</strong>ux positions subjectives. <strong>Lacan</strong> l'affirme, en complète<br />

rupture avec les conceptions « instinctives» <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s<br />

sexes, mais aussi en radicale dissi<strong>de</strong>nce avec les théories du pré-discursif<br />

et <strong>de</strong> l'immédiateté, en vogue chez les phénoménologues «Il<br />

n'y a pas la moindre réalité pré-discursive, pour la bonne raison que<br />

ce qui fait collectivité, et que j'ai appelé les hommes, les femmes, les<br />

enfants, ça ne veut rien dire COmme réalité pré-discursive. <strong>Le</strong>s<br />

hommes, les femmes et les enfants, ce ne sont que <strong>de</strong>s signifiants. Un<br />

homme, ce n'est rien d'autre qu'un signifiant. Une femme cherche<br />

un homme au titre <strong>de</strong> signifiant. Un homme cherche une femme au<br />

titre <strong>de</strong> ce qui ne se situe que du discours» [SXX, 44-45]. On comprendra,<br />

au passage, que la relation sexuelle ne soit ni instinctuelle,<br />

ni naturelle, ni non plus directe et immédiate; cela parce que le langage<br />

<strong>de</strong> l'Autre s'immisce toujours entre les positions «mâle» et<br />

«femelle» [SXX, 88] ; on comprendra aussi que l'hétérosexualité ne<br />

soit pas « naturelle» pas plus que ne l'est, dans la conception du<br />

complexe d'Œdipe, la prévalence du personnage paternel, laquelle<br />

doit être considérée comme « normative» [Écrits, 223].<br />

S'il est encore possible d'accor<strong>de</strong>r les remarques précé<strong>de</strong>ntes avec<br />

les textes <strong>de</strong> Freud, les suivantes entrent en conflit avec eux et cassent<br />

la symétrie en fausse fenêtre que Freud avait essayé d'établir<br />

entre le garçon et la fille dans l'évolution du complexe d'Œdipe.<br />

Certes, pour l'un <strong>de</strong>s auteurs comme pour l'autre, l'enfant est<br />

d'abord ignorant <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s sexes et ce n'est qu'après<br />

l'avoir découverte qu'il peut entamer, dans la précarité et sans suivre<br />

une finalité nettement tracée, le processus d'i<strong>de</strong>ntification à un rôle<br />

plutôt qu'à un autre. Mais la situation <strong>de</strong> l'enfant, selon qu'il est<br />

garçon ou fille, par rapport au père ou à la mère, ne se distingue pas<br />

chez <strong>Lacan</strong> comme chez Freud selon <strong>Lacan</strong>, le complexe d'Œdipe<br />

implique toujours une i<strong>de</strong>ntification au père et il ne faut donc pas<br />

compter sur elle pour expliquer le choix du sexe. La séparation avec<br />

la mère, par le moyen du rôle paternel, est une tâche pour l'enfant,<br />

quel que soit son sexe.<br />

63


64<br />

Aussi bien n'est-ce pas une simple i<strong>de</strong>ntification au père ou à la<br />

mère, mais la relation à la figure symbolique et fictive du phallus qui<br />

est déterminante dans l'évolution vers l'inévitable adoption d'un rôle<br />

sexuel. «<strong>Le</strong> phallus, c'est la conjonction <strong>de</strong> ce que j'ai appelé ce<br />

parasite, qui est le petit bout <strong>de</strong> queue en question, avec la fonction<br />

<strong>de</strong> la parole» [<strong>Le</strong> sinthome, p. 5]. <strong>Le</strong>s hommes « ne sont pas sans<br />

avoir» le phallus symbolique, tandis que les filles ne l'ont pas.<br />

« Mais, comme le souligne <strong>Lacan</strong>, n'avoir pas le phallus symboliquement,<br />

c'est en participer à titre d'absence, c'est donc l'avoir en<br />

quelque sorte» [SIV, 153]. Hommes et femmes sont pris dans ses<br />

relations d'absence-présence; simplement, les uns et les autres<br />

reçoivent <strong>de</strong>s contraintes différentes par le rôle vers lequel chacun<br />

s'achemine plus ou moins clairement; comme la volonté <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner<br />

en perspective laisse libre du choix et <strong>de</strong> la disposition <strong>de</strong>s objets et à<br />

la fois impose <strong>de</strong>s règles. <strong>Le</strong>s rôles se prennent, se déprennent,<br />

s'échangent jusqu'à un certain point dans une « dialectique symbolique<br />

». <strong>Lacan</strong> va plus loin encore la femme n'est pas seulement<br />

mystérieuse pour l'homme qui, n'étant pas femme, ne pourrait pas<br />

savoir quel est son Autre radical; elle est mystérieuse à elle-même,<br />

tout simplement parce qu'elle prise dans cette relation symbolique au<br />

même titre que l'homme, quoique différemment <strong>de</strong> lui et <strong>de</strong> façon<br />

plus compliquée encore que lui. <strong>Lacan</strong> insiste sur la dissymétrie<br />

symbolique liée au fait que « le phallus est un symbole dont il n'y a<br />

pas <strong>de</strong> correspondant, d'équivalent [du côté <strong>de</strong> la femme]. C'est<br />

d'une dissymétrie dans le signifiant dont il s'agit. Cette dissymétrie<br />

signifiante détermine les voies par où passera le complexe d'Œdipe.<br />

<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux voies les font passer dans le même sentier - le sentier <strong>de</strong><br />

la castration» [Sm, 198]. Mais le détour est plus long pour la femme<br />

et, en quelque sorte, plus métaphysique que pour l'homme, puisque<br />

« la réalisation <strong>de</strong> son sexe se fait, non par i<strong>de</strong>ntification à la mère,<br />

mais au contraire par i<strong>de</strong>ntification à l'objet paternel» [Sm, 193].<br />

** <strong>Lacan</strong> indique, du coup, pourquoi l'i<strong>de</strong>ntification sympathique et<br />

imaginaire ne suffit pas à expliquer le choix « féminin» <strong>de</strong> la fille<br />

«Il n'y aurait certes aucun obstacle si cette réalisation avait à<br />

s'accomplir dans l'ordre <strong>de</strong> l'expérience vécue, <strong>de</strong> la sympathie <strong>de</strong>


l'ego, <strong>de</strong>s sensations. Et pourtant l'expérience montre une différence<br />

frappante - l'un <strong>de</strong>s sexes est nécessité à prendre pour base <strong>de</strong> son<br />

i<strong>de</strong>ntification l'image <strong>de</strong> l'autre sexe. Que les choses soient ainsi ne<br />

peut être considéré comme une pure bizarrerie <strong>de</strong> la nature. <strong>Le</strong> fait ne<br />

peut s'interpréter que dans la perspective où c'est l'ordonnance symbolique<br />

qui règle tout» [Sm, 199].<br />

*** Dès lors, lorsque <strong>Lacan</strong> s'avise <strong>de</strong> penser la différence <strong>de</strong>s sexes,<br />

c'est cette dialectique qui passe par la détention ou l'absence d'un<br />

phallus symbolique. Il le fera un certain temps à travers les<br />

catégories <strong>de</strong> l'activité et <strong>de</strong> la passivité «Freud explique que la<br />

référence polaire activité-passivité est là pour dénommer, pour<br />

recouvrir, pour métaphoriser ce qui reste d'insondable dans la différence<br />

sexuelle. Jamais nulle part il ne soutient que, psychologiquement,<br />

la relation masculin-féminin soit saisissable autrement que par<br />

le représentant <strong>de</strong> l'opposition activité-passivité» [SXI, 215].<br />

Toutefois, «en tant que telle, l'opposition masculin-féminin n'est<br />

jamais atteinte» par là. Un reste apparaît qui compromet la structure<br />

et <strong>de</strong>vient plus important que tout. Certes, à peine <strong>de</strong>ux pages plus<br />

loin, <strong>Lacan</strong> fera jouer un rôle à ce qu'il appelle la « mascara<strong>de</strong>»<br />

« En poussant les choses au maximum, on peut même dire que l'idéal<br />

viril et l'idéal féminin sont figurés dans le psychisme par autre chose<br />

que cette opposition activité-passivité. Ils ressortissent proprement<br />

d'un terme dont une psychanalyste épingle l'attitu<strong>de</strong> sexuelle<br />

féminine c'est la mascara<strong>de</strong>» [SXI, 217]. Mais c'est, plus<br />

lointainement encore, lorsque le concept <strong>de</strong> phallus aura été quelque<br />

peu déplacé <strong>de</strong> sa position centrale, à la jouissance que <strong>Lacan</strong><br />

référera la différence entre les sexes «La femme a rapport au<br />

signifiant <strong>de</strong> l'Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que<br />

toujours Autre» [SXX, 102]. Et retournant radicalement l'ancienne<br />

façon <strong>de</strong> réduire le mysticisme à la jouissance sexuelle «C'est en<br />

tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a<br />

davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire dans le<br />

65


spectacle antique en suivant la voie <strong>de</strong> ce qui ne s'articule<br />

manifestement que comme le lieu <strong>de</strong> l'homme» [SXX, 105]<br />

Voir Expérience, i<strong>de</strong>ntification, Imaginaire, Œdipe, Réel, signe,<br />

sujet, Symbolique.<br />

Signe<br />

* <strong>Lacan</strong> doit, en gran<strong>de</strong> partie, sa théorie du signe à Saussure, qui<br />

tenait, comme on sait, le signe pour l'association résultant d'un signifiant<br />

(image acoustique) et d'un signifié (concept) et le représentait<br />

sous la forme d'un rapport dont le signifiant est le dénominateur et le<br />

signifié, le numérateur. Toutefois cette présentation par Saussure du<br />

signe isolé ne correspondait guère à l'essentiel <strong>de</strong> son enseignement<br />

en linguistique, puisque le signe n'existe que par différence avec<br />

d'autres signes, en dépit <strong>de</strong> l'illusion que nous avons spontanément<br />

selon laquelle le signe ne peut guère tirer son sens que <strong>de</strong> son renvoi<br />

à <strong>de</strong>s choses hors <strong>de</strong> lui. La dénonciation <strong>de</strong> cette illusion<br />

permanente, <strong>Lacan</strong> a pu la trouver chez Bentham, qui tenait la<br />

proposition pour plus fondamentale que le mot et qui, du coup,<br />

désolidarisait le mot <strong>de</strong> la chose.<br />

Pour comprendre l'usage très particulier qu'il fait du Cours <strong>de</strong><br />

linguistique générale, il faut partir <strong>de</strong> cette illusion <strong>de</strong> transcendance<br />

que donnent les mots et <strong>de</strong> sa dénonciation. L'illusion que nous<br />

avons du sens <strong>de</strong>s mots se rattachant à <strong>de</strong>s choses est liée au<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la différenciation <strong>de</strong>s signes les uns par rapport aux<br />

autres dans le système <strong>de</strong> la langue. Cette illusion est l'indication<br />

d'une illusion plus générale qui me fait attribuer faussement du sens<br />

à ce qui fonctionne en moi, en croyant que ce sont les situations et les<br />

choses qui me l'imposent; eUe implique, pour être comprise dans<br />

toute son étendue, un certain nombre d'inflexions <strong>de</strong> la doctrine du<br />

linguiste genevois, dont Freud ne se sert jamais, mais dont l'usage va<br />

néanmoins permettre la lecture originale que <strong>Lacan</strong> fait <strong>de</strong> Freud. On<br />

peut faire l'inventaire <strong>de</strong> ces déplacements.<br />

D'abord, l'opposition majeure n'est pas celle du signifiant et du<br />

signifié, mais celle du signe (qui représente quelque chose pour quel-<br />

66


qu'un) [SXI, 231] au signifiant (qui représente un sujet pour un autre<br />

sujet) [SXI, 232]. <strong>Le</strong> signifié est un effet, plus imaginaire que symbolique,<br />

<strong>de</strong> la structure <strong>de</strong>s signifiants. Dès lors, la langue est moins<br />

un système <strong>de</strong> signes, comme l'avait définie Saussure, qu'un système<br />

<strong>de</strong> signifiants. <strong>Le</strong>s signifiants sont les unités <strong>de</strong> base du langage<br />

parce qu'ils sont sujets à la double condition d'être réductibles aux<br />

éléments ultimes différentiels et <strong>de</strong> se combiner selon les lois d'un<br />

ordre clos [SIV, 289]. Il existe, chez <strong>Lacan</strong>, un primat du signifiant<br />

sur le signifié qui n'existait pas chez Saussure [Écrits, 467]. Ainsi<br />

<strong>Lacan</strong>, tout en rendant hommage à Saussure pour sa formalisation,<br />

renverse le fameux rapport du signifié et du signifiant et <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

qu'on lise« SIs comme signifiant sur signifié, le sur répondant à la<br />

barre qui sépare les <strong>de</strong>ux étapes» [Écrits, 497]. <strong>Le</strong> jeu <strong>de</strong> flèches par<br />

lequel Saussure représentait le lien entre l'image acoustique et le<br />

concept n'a plus lieu d'être, tant il est <strong>de</strong>venu précaire et glissant le<br />

signifié a perdu toute autonomie par rapport au signifiant alors que,<br />

par une plaisante inversion, on a tendance à lui accor<strong>de</strong>r l'intégralité<br />

du sens. « <strong>Le</strong> signifiant entre en fait dans le signifié» [Écrits, 500].<br />

<strong>Le</strong> signifié accompagne le signifiant <strong>de</strong> la façon la plus flottante et il<br />

ne saurait constituer la raison du signifiant comme le signifiant<br />

donne la raison du signifié [Écrits, 502-503]. Il est impossible, dans<br />

une psychanalyse, <strong>de</strong> s'en tenir au signifié; la signification est imaginaire<br />

; elle est la production et le jouet <strong>de</strong> l'engrenage symbolique<br />

« le signifiant a pour effet, dans le langage, le signifié» [SXI, 278].<br />

C'est dans ce sens et dans la mesure où « le signifiant n'est pas<br />

immatériel» [Écrits, 500, 301], que l'on peut parler d'un matérialisme<br />

<strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, revendiqué par l'auteur d'ailleurs.<br />

En forgeant les concepts <strong>de</strong> signifiant et <strong>de</strong> signifié, Saussure entendait<br />

rendre compte strictement du signe linguistique; il avait<br />

conscience que la linguistique n'était qu'une région du domaine plus<br />

étendu d'une science qui étudierait, plus généralement la vie <strong>de</strong>s<br />

signes, la sémiologie. Or, chez <strong>Lacan</strong>, cet appareillage, réinterprété<br />

comme nous l'avons vu, permet une généralisation prodigieuse ce<br />

ne sont pas, seules, les images acoustiques ou les traces sur le papier<br />

qui peuvent <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s signifiants; tout ce qui est susceptible<br />

67


68<br />

d'entrer dans un système clos et <strong>de</strong> s'y comporter différentiellement<br />

peut <strong>de</strong>venir signifiant «objet, relation, actes symptomatiques»<br />

[SIV, 289]. Sans doute est-ce par le langage que les signifiants sont<br />

les mieux suivis à la trace, mais les signifiants dont parle <strong>Lacan</strong> ne<br />

sont ni exclusivement ni essentiellement linguistiques. Toute<br />

représentation peut prendre le statut <strong>de</strong> signifiant; c'est ainsi que les<br />

objets du désir, qui nous paraissent être ce qui l'aimante, sont en<br />

réalité tramés par <strong>de</strong>s représentations d'une « chaîne signifiante» qui<br />

fait que le sujet ne cesse <strong>de</strong> tourner dans les mêmes cycles sans s'en<br />

apercevoir; puis, peut-être, en s'en apercevant; enfin, en essayant,<br />

sinon d'échapper au processus circulaire, du moins d'augmenter un<br />

peu le rayon <strong>de</strong>s cercles.<br />

** Cela ne veut évi<strong>de</strong>mment pas dire que le désir, ou tout autre acte<br />

et mouvement psychique d'ailleurs, est langage; il s'agit plutôt là<br />

d'une position <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>, soulignée par <strong>Lacan</strong>, qui insiste sur la<br />

révolution introduite dans les sciences <strong>de</strong> son temps par la linguistique<br />

[Écrits, 496-497]. Mais les signifiants et leur chaîne ne sont pas<br />

non plus <strong>de</strong> simples représentations méthodiques, comme peuvent<br />

l'être les fictions topologiques <strong>de</strong> l'auteur. Ils ont une «réelle»<br />

consistance dans le psychisme dont ils constituent la nature; ce qui<br />

ne veut pas dire qu'ils signifient quelque chose par eux-mêmes, sans<br />

leur opposition aux autres «Tout signifiant est, comme tel, un<br />

signifiant qui ne signifie rien» [Sm, 210]. Mais l'ordre symbolique<br />

n'épuise pas la réalité <strong>de</strong>s choses et du psychisme, <strong>de</strong> ce que <strong>Lacan</strong><br />

appelle le Réel c'est même par l'ordre symbolique qu'apparaît partout,<br />

dans les choses, ce vi<strong>de</strong> qu'il faut gérer, se dissimuler, créer,<br />

recréer, en prenant interminablement, indéfiniment, toutes sortes <strong>de</strong><br />

figures, toutes sortes <strong>de</strong> formes subjectives. D'ailleurs, lorsque <strong>Lacan</strong><br />

parle <strong>de</strong> « chaîne signifiante », on est en réalité loin du modèle saussurien<br />

quand bien même la langue évolue historiquement chez<br />

Saussure, elle ne laisse pas <strong>de</strong> se comporter globalement, à chaque<br />

moment du temps, comme un système clos. Or comment serait-ce le<br />

cas <strong>de</strong> la chaîne signifiante, qui tourne sur elle-même sans doute,<br />

mais reste ouverte à chaque instant pour laisser <strong>de</strong>s éléments nou-


veaux s'y adjoindre, en une suite indéfinie, dont la raison pourtant<br />

<strong>de</strong>meure d'une étonnante stabilité?<br />

Voir Barre, désir, Imaginaire, Réel, structure, sujet, Symbolique.<br />

Structure<br />

* Quoiqu'il ait lui-même revendiqué sa différence à l'égard <strong>de</strong><br />

l'approche structuraliste, par son insistance sur le Réel et la limite<br />

qu'il représente pour le Symbolique, <strong>Lacan</strong> passe, non sans raison,<br />

pour être l'un <strong>de</strong>s plus grands représentants <strong>de</strong> la mouvance structuraliste,<br />

aux côtés <strong>de</strong> Jakobson et <strong>de</strong> Lévi-Strauss (même si une dissi<strong>de</strong>nce<br />

est très tôt patente avec ce <strong>de</strong>rnier [voir Désir, Loi,<br />

sublimation]). La notion <strong>de</strong> structure est d'abord entendue en un sens<br />

assez large, puisqu'il s'agit <strong>de</strong> penser par elle la nature relationnelle<br />

du psychisme, contre les théories atomistes; et d'empêcher, par son<br />

moyen, une opposition entre ce qui est individuel ou subjectif et ce<br />

qui est général ou collectif. Cette première approche permet <strong>de</strong><br />

commencer une exploration <strong>de</strong> l'ordre symbolique et <strong>de</strong> saisir<br />

l'inconscient« structuré comme un langage ». La notion va toutefois<br />

graduellement s'affiner à partir du moment où <strong>Lacan</strong> voudra penser<br />

<strong>de</strong> plus en plus précisément le symbolique, en usant <strong>de</strong> caractères et<br />

<strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s mathématiques.<br />

** On en trouve une remarquable analyse dans le Séminaire [SIII,<br />

207] «La structure est d'abord un groupe d'éléments formant un<br />

ensemble covariant ». <strong>Lacan</strong> fait ressortir lui-même qu'il parle<br />

d'ensemble et non <strong>de</strong> totalité. On voit aussitôt par là que la notion est<br />

essentiellement <strong>de</strong> portée méthodique et qu'elle n'est pas métaphysique;<br />

que les limites assignées aux éléments sont celles <strong>de</strong> l'observateur.<br />

Il est vrai que la suite du texte rattache la notion <strong>de</strong> structure<br />

à celle <strong>de</strong> signifiant il n'y a toutefois pas là <strong>de</strong> contradiction,<br />

puisque nous savons que le' signifiant lacanien est susceptible <strong>de</strong><br />

symbolisation mathématique. « En fait, quand nous analysons une<br />

structure, c'est toujours, au moins idéalement, <strong>de</strong> signifiant dont il<br />

s'agit. Ce qui nous satisfait le mieux dans une analyse structurale,<br />

c'est le dégagement aussi radical que possible du signifiant» [Sm,<br />

69


70<br />

208]. Dans le même texte, <strong>Lacan</strong> va plus loin puisqu'il affirme que<br />

« la notion <strong>de</strong> structure est déjà par elle-même une manifestation du<br />

signifiant ».<br />

*** Dès lors, il renvoie au statut d'images confuses un certain<br />

nombre d'aspects qui semblaient tenir essentiellement à la structure.<br />

C'est ainsi qu'il distingue nettement la topologie qu'il recherche,<br />

c'est-à-dire les liaisons par lesquelles il pense l'espace psychique, <strong>de</strong><br />

la Gestalt Theorie, qu'il ressent toujours trop proche d'une conception<br />

superstitieuse <strong>de</strong> la structure et d'une phénoménologie qu'il<br />

récuse <strong>de</strong> plus en plus ouvertement: « Il faut, dans tout ce qui est <strong>de</strong><br />

la topologie, toujours se gar<strong>de</strong>r très sincèrement <strong>de</strong> ce qui lui donne<br />

fonction <strong>de</strong> Gestalt» [SXI, 165].<br />

De plus, puisqu'il se rapproche d'une conception mathématique du<br />

symbolique, il ne peut plus se satisfaire d'une conception linguistique<br />

<strong>de</strong> la structure. L'opposition binaire, qui agit pleinement chez Lévi­<br />

Strauss, lui <strong>de</strong>vient un obstacle pour penser la répartition <strong>de</strong> l' intérieur<br />

et <strong>de</strong> l'extérieur, par exemple. La topologie du tore ou <strong>de</strong> la<br />

ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> Moebius permet <strong>de</strong> penser plus délicatement ces oppositions.<br />

Ce point <strong>de</strong> vue est encore plus explicite dans les Écrits.<br />

Peut-être succombant à un vertige comparable à celui qui s'était saisi<br />

<strong>de</strong>s fondateurs <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s jeux, qui pensaient atteindre, avec les<br />

structures qu'ils mettaient au point, les fon<strong>de</strong>ments mêmes <strong>de</strong>s sociétés,<br />

il ira jusqu'à dire plus tard que la topologie, loin d'être une<br />

simple métaphore <strong>de</strong> la structure, est la structure même. « Je crois<br />

démontrer la stricte équivalence <strong>de</strong> topologie et <strong>de</strong> structure» [SXX,<br />

14].<br />

Mais, très critique à l'égard <strong>de</strong>s schémas métaphoriques utilisés par<br />

<strong>de</strong>s penseurs phénoménologues, par Freud lui-même, il mettra en<br />

gar<strong>de</strong> contre les métaphores intimées par la notion même <strong>de</strong> structure,<br />

en particulier celles qui opposent les effets <strong>de</strong> surface aux<br />

structures profon<strong>de</strong>s, la mythologie <strong>de</strong>s couches psychiques, celles<br />

<strong>de</strong>s sphères concentriques, et quelques autres encore.<br />

Enfin, il ne faudrait surtout pas regar<strong>de</strong>r les textes concernant la<br />

théorie et la pratique <strong>de</strong> la structure sans se rappeler que <strong>Lacan</strong> fut un


clinicien et, par conséquent, un penseur exigeant <strong>de</strong> l'événement,<br />

dans ses ruptures inattendues, dans sa tyché.<br />

Voir Imaginaire, inconscient, mathématiques, signe, sujet,<br />

Symbolique, symptôme, tyché.<br />

Sublimation<br />

* Chez Freud, la sublimation est le processus par lequel la libido<br />

- soit l'énergie sexuelle - est canalisée vers <strong>de</strong>s activités non<br />

sexuelles telles que la création artistique ou le travail intellectuel. La<br />

sublimation est donc un sas qui permet, à l'énergie sexuelle en surcroît,<br />

d'être mise au service <strong>de</strong> la société plutôt que <strong>de</strong> se tourner<br />

vers <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> comportement socialement inacceptables ou <strong>de</strong><br />

s'exprimer par <strong>de</strong>s traits névrotiques.<br />

<strong>Lacan</strong> modifie profondément cette théorie, après l'avoir soumise à<br />

une impitoyable critique [SVII, 279].<br />

D'abord, il insiste sur l'impossibilité pour la sublimation d'être complète.<br />

En second lieu, <strong>Lacan</strong> ne fait pas la même analyse <strong>de</strong> la sexualité<br />

perverse que Freud. Il serait faux <strong>de</strong> croire que la sexualité perverse<br />

soit plus directe et emprunte <strong>de</strong>s voies moins compliquées que<br />

la sexualité normalement admise par la société elle ne dérive pas<br />

davantage que celle-ci <strong>de</strong> forces biologiques, mais, tout comme elle,<br />

d'une libido radicalement symbolisée. <strong>Lacan</strong> rapproche délibérément<br />

la sublimation <strong>de</strong> la perversion comme <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> transgression<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites du principe <strong>de</strong> plaisir par le principe <strong>de</strong> réalité<br />

[SVII, 131]. Il y a plus la modification <strong>de</strong> la sublimation n'atteint<br />

pas que les pulsions sexuelles; elle n'est donc pas seulement une<br />

« désérotisation ». Il lui arrive même d'en être tout le contraire «<strong>Le</strong><br />

changement d'objet ne fait pas forcément disparaître, bien loin <strong>de</strong> là,<br />

l'objet sexuel -l'objet sexuel, accentué comme tel, peut venir au<br />

jour dans la sublimation. <strong>Le</strong> jeu sexuelle plus cru peut être l'objet<br />

d'une poésie, sans que celle-ci en per<strong>de</strong> pour autant sa visée<br />

sublimante» [SVII, 191]. Dès lors, loin <strong>de</strong> soutenir que la<br />

sublimation est une sorte <strong>de</strong> dépassement <strong>de</strong> la pulsion dans ses<br />

aspects biologiques, <strong>Lacan</strong> tire argument <strong>de</strong> la sublimation pour<br />

71


montrer que la pulsion n'est pas instinctive, mais qu'elle s'insère<br />

dans les registres imaginaire et symbolique [SVII, 133].<br />

En troisième lieu, comme Freud l'avait déjà vu et comme <strong>Lacan</strong> le<br />

lui reconnaît [SVII, 132], ce n'est pas tant l'objet qui change, dans la<br />

sublimation, que sa position dans la structure <strong>de</strong> l'imaginaire. Il<br />

s'agit, pour reprendre l'expression du livre VII du Séminaire,<br />

«d'élever l'objet à la dignité <strong>de</strong> la chose» [SVII, 133] ; ce qui équivaut<br />

à infinitiser l'objet, à changer, voire à abolir ses limites.<br />

En quatrième lieu, si <strong>Lacan</strong> envisage encore la sublimation dans un<br />

contexte esthétique qui lui permet, d'une part, d'en accepter la caractérisation<br />

sociale qui était celle <strong>de</strong> Freud, d'autre part, <strong>de</strong> voir en elle<br />

un travail <strong>de</strong> la pulsion <strong>de</strong> mort, qui conduit le sujet à la fascination<br />

et à la <strong>de</strong>struction, mais aussi à la création ex nihilo (qui relève <strong>de</strong> la<br />

même problématique [SVII, 251-252]), il introduit la sublimation<br />

dans la discussion <strong>de</strong> l'éthique [SVII, 129] et c'est par là que la<br />

notion <strong>de</strong>vient tout autre.<br />

** L'éthique, enracinée dans l'inatteignab1e Chose, autour <strong>de</strong><br />

laquelle gravitent les représentations, permet <strong>de</strong> découvrir une sublimation<br />

<strong>de</strong> portée plus métaphysique que sociale. <strong>Lacan</strong> souligne en<br />

effet, contre Lévi-Strauss, qui ne paraît pas s'en être avisé, que<br />

l'inceste fondamental est inceste à l'égard <strong>de</strong> la mère et que l'ethnologie<br />

lévi-straussienne privilégie indûment, pour structurer les<br />

échanges sociaux, la prohibition <strong>de</strong> l'inceste à l'égard du père [SVII,<br />

82-83]. Il voit aussi que la sublimation n'est pas un idéal du désir; et<br />

que, si elle se vit sur le mo<strong>de</strong> « héroïque », cet héroïsme est pourtant<br />

à la portée <strong>de</strong> tous, dans la mesure où il est, pour le désir, une issue,<br />

pour ainsi dire, nécessaire. <strong>Le</strong> désir n'a pas d'autre ressource, dans la<br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ses cycles, que <strong>de</strong> les élargir un peu la création est<br />

moins un idéal qu'une espèce <strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée qui se joue au pourtour<br />

d'une béance que nous n'avons pas choisie.<br />

*** <strong>Le</strong> coup <strong>de</strong> maître du livre VII du Séminaire a été <strong>de</strong> faire la<br />

genèse <strong>de</strong> la morale à partir du désir même et <strong>de</strong> montrer que c'est <strong>de</strong><br />

lui que nous tirons tous les <strong>de</strong>voirs. Freud avait attribué la morale à<br />

un Sur-moi entièrement constitué <strong>de</strong>s idéaux sociaux. Du coup, la


morale apparaissait comme extérieure et en rapport d'hostilité avec le<br />

désir d'une certaine façon, Freud partageait avec Kant le préjugé<br />

d'un rapport d'extériorité entre le désir et la loi. Or <strong>Lacan</strong> fait <strong>de</strong> la<br />

morale une exigence infinie du désir, à condition <strong>de</strong> ne pas entendre<br />

la morale comme une tension vers le Bien. En ce <strong>de</strong>rnier sens, <strong>Lacan</strong><br />

est profondément en accord avec Kant, qui avait enseigné que la<br />

morale se distinguait <strong>de</strong> l'éthique du bien (comme on la trouve chez<br />

Aristote, par exemple). Aussi paradoxal que cela puisse paraître,<br />

<strong>Lacan</strong> situe son éthique sous le signe <strong>de</strong> Kant. Dès lors, le Sur-moi<br />

n'est qu'une simple illusion, une façon pour le désir <strong>de</strong> se leurrer en<br />

refusant <strong>de</strong> se reconnaître aussi radicalement impliqué dans la<br />

morale, une sorte <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> défense contre lui-même et <strong>de</strong>stiné<br />

plus à soulager sa culpabilité qu'à la constituer; il n'est guère qu'une<br />

création sociale <strong>de</strong> mauvaise foi pour nous empêcher <strong>de</strong> supporter<br />

cette redoutable culpabilité issue du désir même. La culpabilité à<br />

l'égard <strong>de</strong> la loi, si terrible soit-elle, l'est beaucoup moins qu'à<br />

l'égard du désir qui, interminablement, éternellement, quoique<br />

contradictoirement, mesure notre vie à la certitu<strong>de</strong> que nous allons<br />

mourir.<br />

Voir Béance, La Chose, culpabilité, désir, Imaginaire, loi, mort,<br />

Œdipe, pulsion <strong>de</strong> mort, sexe, Symbolique.<br />

Sujet<br />

* <strong>Le</strong> terme suit l'un <strong>de</strong>s parcours les plus sinueux dans l'œuvre <strong>de</strong><br />

<strong>Lacan</strong>. Sans doute ne signifie-t-il pas davantage qu'être humain ou<br />

désigne-t-il, plus spécifiquement, l'analysant, dans les premiers travaux.<br />

Mais dès 1945, <strong>Lacan</strong> distingue trois sens du mot sujet qu'il<br />

fait jouer entre eux. «<strong>Le</strong> premier, qui s'exprime dans l"'on" <strong>de</strong> l"'on<br />

sait que ... ", ne donne que la forme générale du sujet noétique. <strong>Le</strong><br />

second [ ... ] introduit la forme <strong>de</strong> l'autre en tant que tel, c'est-à-dire<br />

comme pure réciprocité, puisque l'on ne se reconnaît que dans<br />

l'autre» ; il est « le "je", sujet <strong>de</strong> l'assertion conclusive» ou, comme<br />

le dit <strong>Lacan</strong>, « la forme logique essentielle (bien plutôt qu' existentielle)<br />

du "je" psychologique ». «Enfin, le jugement assertif se mani-


prend ce que <strong>Lacan</strong> appelle « la passion du signifiant» [Écrits, 688<br />

voir expression comparable, CB, 19].<br />

Pour l'autre sujet, imaginaire, celui que « la psychologie contemporaine<br />

-1' egopsychology - considère comme une fonction <strong>de</strong> synthèse<br />

à la fois et d'intégration» [CB, 3], il n'est que trop évi<strong>de</strong>nt<br />

qu'elle fonctionne en miroir et qu'elle ne saurait être le socle d'une<br />

éthique «Il est autonome! Celle-là est bien bonne» [Écrits, 421].<br />

Ce n'est pas que l'ego soit inutilisable dans l'analyse; il ne saurait y<br />

avoir d'analyse sans ce jeu sur le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> l'ego [Écrits, 305] ;<br />

mais son autonomie est fallacieuse.<br />

*** Ainsi <strong>Lacan</strong> fait très peu <strong>de</strong> cas <strong>de</strong> l'autonomie, qu'il renvoie à<br />

l'imaginaire. Elle crée faussement du sens or il convient<br />

«d'observer que, peut-être, c'est à mesure qu'un discours est plus<br />

privé d'intention qu'il peut se confondre avec une, la vérité, la présence<br />

même <strong>de</strong> la vérité dans le Réel, sous une forme impénétrable»<br />

[CB, p. 7].<br />

Mais alors, si l'autonomie est imaginaire, comment faut-il entendre<br />

la fameuse formule <strong>de</strong> Freud «Wo Es war, solt /ch wer<strong>de</strong>n» [Là où<br />

était le Ça, le Je doit <strong>de</strong>venir] ? <strong>Lacan</strong> souligne, dans ses Écrits<br />

[p. 416-417], le caractère topique <strong>de</strong> la phrase et fait apparaître<br />

comme un contresens l'appel à l'autonomie «Il apparaît ici que<br />

c'est au lieu Wo, où Es, sujet dépourvu d'aucun das ou autre article<br />

objectivant, war, était, c'est d'un lieu d'être qu'il s'agit, et qu'en ce<br />

lieu soli, c'est un <strong>de</strong>voir au sens moral qui là s'annonce, [ ... ]. /ch,<br />

je, là dois-je (comme on annonçait ce suis-je, avant qu'on dise<br />

c'est moi) wer<strong>de</strong>n, <strong>de</strong>venir, c'est-à-dire non pas survenir, ni même<br />

advenir, mais venir au jour <strong>de</strong> ce lieu même en tant qu'il est lieu<br />

d'être ». Ce sont ces considérations topiques qui seront approfondies<br />

un peu plus loin et qui permettront à <strong>Lacan</strong> <strong>de</strong> dire, à l'encontre du<br />

Cogito philosophique «qui rend l'homme mo<strong>de</strong>rne si sûr d'être soi<br />

dans ses incertitu<strong>de</strong>s sur lui-même» [Écrits, 517] que «je pense où<br />

je ne suis pas» [effet que le langage réalise à tout moment], « donc<br />

je suis où je ne pense pas» [l'existence du sujet <strong>de</strong>venant une sorte<br />

<strong>de</strong> point aveugle du langage].<br />

75


76<br />

L'étrangeté et l'audace <strong>de</strong> l'éthique du livre VII du Séminaire consistent<br />

précisément en ce que <strong>Lacan</strong> a cherché à élaborer une morale au<br />

lieu même où se structure le désir. Comment, dira-t-on, est-il possible<br />

<strong>de</strong> constituer une morale avec un désir inconscient? N'est-ce<br />

pas <strong>de</strong> la seule conscience qu'il faut partir et, s'il faut faire une place<br />

aux désirs, que <strong>de</strong>s seuls désirs conscients ? À ces inquiétu<strong>de</strong>s, il faut<br />

répondre qu'il est plus inquiétant encore, à bien y penser, <strong>de</strong> prétendre<br />

faire reposer l'essentiel <strong>de</strong> notre existence et <strong>de</strong> ses projets sur<br />

une conscience inanalysée, c'est-à-dire dont on n'a pas examiné les<br />

rapports qu'elle pouvait entretenir avec l'inconscient. L'ignorance ne<br />

saurait, sinon par vanité, se prévaloir d'aucun avantage. Ainsi vouloir<br />

bâtir une morale sur quelque chose d'aussi fragile que l'autonomie<br />

est simple illusion et, chez les plus malicieux, une imposture.<br />

L'intérêt philosophique <strong>de</strong> suivre la réflexion <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> sur le sujet<br />

tient en trois choses d'abord l'éclatement du moi y est pensé dans sa<br />

nécessité et n'en reste pas à une approche imaginaire. Elle conduit<br />

jusqu'au symbolique, c'est-à-dire jusqu'au point où une logique peut<br />

prendre le relais. Ensuite, cet éclatement ne conduit ni au scepticisme<br />

ni au remplissage imaginaire par un sentimentalisme moral ; puisqu'il<br />

s'agit <strong>de</strong> faire partir l'éthique <strong>de</strong> la Chose freudienne, <strong>de</strong> « ce<br />

qui est au centre du désir inconscient» [CB, 11]. Si le fait <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

aux bonnes volontés <strong>de</strong> reconnaître les principes dont elles ont<br />

conscience, pour établir la morale, est pour elles un désagrément, y<br />

a-t-il un danger quelconque à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à cette bonté <strong>de</strong> « rentrer en<br />

elle-même» et <strong>de</strong> revenir sur « les principes d'un certain non-vouloir»<br />

[CB, 9] ?<br />

Enfin, le philosophe qui s'intéresse aux passions gagne, avec la distinction<br />

<strong>de</strong> l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel, le véritable<br />

théâtre nécessaire à une analyse <strong>de</strong> l'affectivité. Car s'il peut, avec<br />

les analyses classiques, celles <strong>de</strong> Hume par exemple, comprendre que<br />

le sujet n'est pas le théâtre <strong>de</strong>s passions, mais plutôt leur production<br />

variée et hétérogène, il faut disposer d'une métho<strong>de</strong> pour sortir du<br />

scepticisme, c'est-à-dire pour savoir quel est le statut <strong>de</strong>s passions<br />

sont-elles les véritables forces <strong>de</strong>s figures du sujet ou ne sont-elles<br />

qu'imaginaires <strong>de</strong> telle sorte qu'il leur faut encore s'enraciner plus


profondément en quelque symbolique? C'est là que le sujet lacanien,<br />

qui s'i<strong>de</strong>ntifira à un moment particulier et caractéristique du sujet<br />

cartésien, est utile «nous ne désignons [par là ni] le substrat vivant<br />

qu'il faut au phénomène subjectif, ni aucune sorte <strong>de</strong> substance, ni<br />

aucun être <strong>de</strong> la connaissance dans sa pathie, secon<strong>de</strong> ou primitive, ni<br />

même le logos qui s'incarnerait quelque part, mais le sujet cartésien,<br />

qui apparaît au moment où le doute se reconnaît comme certitu<strong>de</strong>»<br />

[SXI, 142-143].<br />

Voir La Chose, désir, Imaginaire, inconscient, jouissance, Réel,<br />

scène, signe, Symbolique, vérité.<br />

Symbolique<br />

* À la différence <strong>de</strong> Freud qui, dans L'interprétation <strong>de</strong>s rêves, avait<br />

restreint l'usage et l'interprétation <strong>de</strong>s symboles à une partie très<br />

limitée <strong>de</strong> la psychanalyse et à une fonction lexicale assez pauvre,<br />

qui fait correspondre aux symboles <strong>de</strong>s significations très stéréotypées,<br />

<strong>Lacan</strong> donne une extension prodigieuse à la symbolique, suivant<br />

une indication <strong>de</strong> Lévi-Strauss qui, dans l'Anthropologie<br />

structurale, tenait l'inconscient «pour réductible à la fonction<br />

symbolique ». «N'est-il pas sensible qu'un Lévi-Strauss en<br />

suggérant l'implication <strong>de</strong>s structures du langage et <strong>de</strong> cette part <strong>de</strong>s<br />

lois sociales qui règle l'alliance et la parenté conquiert déjà le terrain<br />

même où Freud assoit l'inconscient? » [Écrits, 285]. <strong>Le</strong> changement<br />

d'extension et <strong>de</strong> modalité est perceptible dans le passage d'un usage<br />

adjectif du mot (quand il admet que les symptômes ont une signification<br />

symbolique ou, avec Mauss, que les structures <strong>de</strong> la société sont<br />

symboliques) à son usage nominal ou substantif. <strong>Le</strong> Symbolique<br />

<strong>de</strong>vient alors un <strong>de</strong>s trois ordres distingués par <strong>Lacan</strong>, avec le Réel et<br />

l'Imaginaire; peut-être le plus crucial d'entre eux, puisque le Réel ne<br />

sera guère qu'un au-<strong>de</strong>là indicible du Symbolique et l'Imaginaire<br />

qu'un en-<strong>de</strong>çà, en ce que toutes les manifestations <strong>de</strong> l'Imaginaire<br />

sont explicables et déterminées par le Symbolique. Voilà pourquoi la<br />

psychanalyse ne saurait se satisfaire d'un bouleversement <strong>de</strong> l'Ima-


78<br />

ginaire, qui est effectif, certes, mais qu'elle entend poursuivre jusqu'à<br />

l'ordre symbolique qui est le fon<strong>de</strong>ment du sujet.<br />

** <strong>Le</strong> Symbolique est <strong>de</strong> l'ordre du langage, mais c'est dans le sens<br />

où Lévi-Strauss pensait que les relations <strong>de</strong> parenté et les échanges<br />

<strong>de</strong> biens étaient structurés comme un langage. De ce langage, <strong>Lacan</strong><br />

retient les éléments signifiants et il étend, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> la<br />

langue, la possibilité <strong>de</strong> traiter comme <strong>de</strong>s signifiants tout ce qui peut<br />

se constituer comme un jeu d'oppositions et se caractériser par une<br />

sorte d'autonomie.<br />

*** L'ordre symbolique n'est pas fondé dans la nature et il ne se<br />

fon<strong>de</strong> pas non plus dans un sujet. C'est lui qui est fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la<br />

nature, du sujet, comme <strong>de</strong> l'Imaginaire, quoiqu'il ne nous apparaisse<br />

pas comme tel par une distorsion qui est l'inconscient. <strong>Le</strong><br />

Symbolique a l'effet du Réel et il est pris pour tel en raison, d'une<br />

part, <strong>de</strong> son caractère systématique et structurel, d'autre part,<br />

précisément <strong>de</strong> son indépendance à l'égard d'un Réel, dont il cherche<br />

à s'emparer et qu'il tente <strong>de</strong> scan<strong>de</strong>r, selon son propre rythme et ses<br />

propres oppositions. L'effet d'extériorité du Symbolique par rapport<br />

au sujet est obtenu par le fait que le Symbolique se rattache<br />

radicalement à l'Autre. Comment <strong>Lacan</strong> n'éveillerait-il pas <strong>de</strong>s échos<br />

benthamiens quand il écrit ce texte «<strong>Le</strong>s symboles enveloppent en<br />

effet la vie <strong>de</strong> l'homme d'un réseau si total qu'ils conjoignent avant<br />

qu'il vienne au mon<strong>de</strong> ceux qui vont l'engendrer "par l'os et par la<br />

chair", qu'ils apportent à sa naissance avec les dons <strong>de</strong>s astres, sinon<br />

avec les dons <strong>de</strong>s fées, le <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée, qu'ils donnent les<br />

mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi <strong>de</strong>s actes qui le suivront<br />

jusque-là même où il n'est pas encore et au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa mort même, et<br />

que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement <strong>de</strong>rnier où le<br />

verbe absout son être ou le condamne - sauf à atteindre à la<br />

réalisation subjective <strong>de</strong> l'être pour la mort» [Écrits, 279 ; même<br />

idée, sn, 30-31]? Bentham écrivait déjà «Fait-on <strong>de</strong>s lois<br />

autrement qu'avec <strong>de</strong>s mots? Vie, liberté, propriété, honneur, tout ce<br />

que nous avons <strong>de</strong> plus précieux dépend du choix <strong>de</strong>s mots» (Traité


<strong>de</strong> législation civile et pénale, ed. Dumont, 3 vol., Paris, 1802, l,<br />

363).<br />

Chez l'un comme chez l'autre, il n'y a rien avant le langage et il est<br />

inutile <strong>de</strong> spéculer sur une réalité qui serait atteinte sans les mots. Il<br />

ne faut toutefois pas dire que le Réel est entièrement langagier<br />

comme envers du symbolique, il ne saurait se qualifier ainsi sans<br />

leurre. Simplement, comme Berkeley et Bentham, <strong>Lacan</strong> pense qu'il<br />

y a une sorte d'illusion du Symbolique qui pousse le sujet à attribuer<br />

l'existence à ce qu'il imagine à travers les mots, qui enferme le sujet<br />

dans un univers auquel il ne peut échapper [SIl, 43], parce qu'il est<br />

clos et paraît sans histoire, et qui semble le faire tourner dans <strong>de</strong>s<br />

cycles bordés par la mort, le vi<strong>de</strong>, le manque. «L'erreur - comme<br />

la qualifie <strong>Lacan</strong> - [est] <strong>de</strong> croire que ce que la science constitue par<br />

l'intervention <strong>de</strong> la fonction symbolique était là <strong>de</strong>puis toujours, que<br />

c'est donné ». Or le donné n'est que l'ombre projetée du symbolique<br />

sur le Réel. «Cette erreur existe dans tout savoir, pour autant qu'il<br />

n'est qu'une cristallisation <strong>de</strong> l'activité symbolique, et qu'une fois<br />

constitué ill' oublie» [SIl, 29]. <strong>Lacan</strong> note subtilement qu'il est sans<br />

dommage <strong>de</strong> l'oublier dans la plupart <strong>de</strong>s sciences «mais nous<br />

autres, analystes, nous ne pouvons l'oublier, qui travaillons dans la<br />

dimension <strong>de</strong> cette vérité à l'état naissant» [id.].<br />

Voir Imaginaire, inconscient, pulsion <strong>de</strong> mort, Réel, signe, structure,<br />

vérité.<br />

Symptôme - Sinthome<br />

* <strong>Lacan</strong> a généralisé un terme médical. En mé<strong>de</strong>cine, on oppose les<br />

manifestations sensibles d'une maladie à la structure profon<strong>de</strong> que<br />

l'on saisit par elles. En ce sens, la fin d'une analyse ne saurait consister<br />

en une simple cure <strong>de</strong>s symptômes; si l'on se contentait <strong>de</strong> vouloir<br />

les changer, on ne ferait qu'organiser leur déplacement sans fin.<br />

La psychanalyse a une autre ambition elle veut agir sur les structures<br />

mêmes.<br />

<strong>Lacan</strong> suit Freud quand il affirme que les symptômes névrotiques<br />

sont <strong>de</strong>s formations <strong>de</strong> l'inconscient et qu'ils résultent d1un com-<br />

79


80<br />

promis entre <strong>de</strong>s désirs contradictoires. Mais <strong>Lacan</strong> change la portée<br />

<strong>de</strong> l'affirmation précé<strong>de</strong>nte en faisant cette « lecture» <strong>de</strong> Freud<br />

« <strong>Le</strong> symptôme est le signifiant d'un signifié refoulé <strong>de</strong> la conscience<br />

du sujet. Symbole écrit sur le sable <strong>de</strong> la chair et sur le voile <strong>de</strong> Maïa,<br />

il participe du langage par l'ambiguïté sémantique que nous avons<br />

soulignée dans sa constitution. Mais c'est une parole <strong>de</strong> plein exercice,<br />

car elle inclut le discours <strong>de</strong> l'autre dans le secret <strong>de</strong> son chiffre ..<br />

C'est en déchiffrant cette parole que Freud a retrouvé la ligne<br />

première <strong>de</strong>s symboles, vivant encore dans la souffrance <strong>de</strong> l'homme<br />

<strong>de</strong> la civilisation» [Écrits, 280-281]. De fàçon plus subtile, il i<strong>de</strong>ntifie<br />

le symptôme à un mot, montrant par là qu'il noue un nombre<br />

considérable <strong>de</strong> signifiants [Écrits, 226].<br />

** Traiter le symptôme comme signifiant, c'est affirmer d'abord<br />

qu'il faut distinguer le symptôme <strong>de</strong> la pure indication d'un état<br />

sous-jacent ou d'une structure profon<strong>de</strong> auxquels on n'accè<strong>de</strong>rait<br />

qu'indirectement. « <strong>Le</strong> symptôme se distingue <strong>de</strong> l'indice naturel par<br />

ceci qu'il est déjà structuré en termes <strong>de</strong> signifié et <strong>de</strong> signifiant, avec<br />

ce que cela comporte, soit le jeu <strong>de</strong>s signifiants. [ ... ] <strong>Le</strong> symptôme<br />

est l'envers d'un discours» [SIl, 368]. C'est affirmer ensuite que le<br />

symptôme est, non la chose morte par laquelle se diraient <strong>de</strong>s<br />

pensées secrètes, mais l'événement par lequel se nouent, d'une<br />

certaine façon, le Symbolique, l'Imaginaire et le Réel. Ce qui veut<br />

dire <strong>de</strong>ux choses; l'une qui ne sera jamais remise en cause que le<br />

symptôme est radicalement singulier et qu'il ne saurait y avoir <strong>de</strong><br />

nomenclature toute faite pour en déco<strong>de</strong>r la signification; l'autre, qui<br />

le sera, quand <strong>Lacan</strong> abandonnera l'hégélianisme.<br />

C'est, en effet, encore <strong>de</strong> façon très hégélienne que <strong>Lacan</strong> affirme<br />

que l'existence événementielle du symptôme ne cache rien, à<br />

proprement parler qu'elle est aussi vraie que le phénomène qui<br />

manifeste la chose «<strong>Le</strong> symptôme est, en lui-même <strong>de</strong> bout en bout<br />

signification, c'est-à-dire vérité, vérité mise en forme. [ ... ] À<br />

l'intérieur même du donné concret du symptôme, il y a déjà<br />

précipitation dans un matériel signifiant » [SIl, 368]. C'est encore la<br />

même idée qui, en apparence, sera exprimée en 1975, dans l'une <strong>de</strong>s<br />

séances sur <strong>Le</strong> sinthome, lorsqu'il dira que «l'existence du


symptôme, c'est ce qui est impliqué par la position même, celle qui<br />

suppose ce lien <strong>de</strong> l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel,<br />

énigmatique» [n° <strong>de</strong> la Bibl. Nationale 4 Dl MON 3217, p. 10].<br />

A vec toutefois une différence considérable, qui risque pourtant<br />

d'échapper il s'agit <strong>de</strong> référer le symptôme non plus seulement à la<br />

vérité, mais encore au Réel; ce qui change profondément l'équilibre<br />

<strong>de</strong> la notion. Si la vérité fait plaisir, le Réel pousse au dépassement<br />

du principe <strong>de</strong> plaisir et tend à exiger la jouissance. <strong>Le</strong> symptôme<br />

<strong>de</strong>vient alors un obscur message du Réel et, à titre <strong>de</strong> jouissance, il<br />

ne peut guère être interprété. <strong>Le</strong> passage <strong>de</strong> la conception du symptôme<br />

comme vérité au symptôme comme jouissance est net dans le<br />

livre VIII du Séminaire, qui met l'accent sur « les messages [que<br />

nous dirons] énigmatiques, ce qui veut dire <strong>de</strong>s messages où le sujet<br />

ne reconnaît pas le sien propre» [SVIII, 149]. <strong>Lacan</strong> relève toutefois<br />

que «beaucoup <strong>de</strong> messages que nous croyons être messages<br />

opaques du Réel ne sont que les nôtres propres )) [SVIII, 149]. Mais<br />

l'essentiel est que, <strong>de</strong> message chiffré, le symptôme est <strong>de</strong>venu le<br />

moyen pour le sujet d'organiser sa jouissance. Il aime son symptôme<br />

plus que lui-même. La jouissance pénètre <strong>de</strong> toutes parts cette<br />

«satisfaction à l'envers» [SV, 320] et sa stratégie [SV, 473ss.]<br />

qu'est le symptôme.<br />

Traiter le symptôme comme signifiant, c'est aussi une façon <strong>de</strong> le<br />

« démédicaliser ». Non seulement parce que <strong>Lacan</strong> enseigne à ne<br />

plus être dupe <strong>de</strong> symptômes qui seraient prétendument typiques <strong>de</strong><br />

la psychose ou <strong>de</strong> la névrose; mais dans le sens où l'auteur du Synthome<br />

peut écrire que « la femme est le symptôme <strong>de</strong> l'homme ))<br />

[p. 108] ; en ajoutant - ce qui confirme que, désormais, le symptôme<br />

est référé au Réel - que, par conséquent, l' homme ne peut être<br />

le symptôme <strong>de</strong> la femme; car le Réel ne connaît pas les symétries<br />

du Symbolique.<br />

*** La démédicalisation du symptôme va si loin que, dans le texte<br />

qui traite expressément du sinthome, l'auteur considère l'usage littéraire<br />

du langage - et particulièrement celui qu'en fait Joyce -<br />

comme un symptôme. Ce qui lui permet <strong>de</strong> le faire est précisément<br />

que, si toute invention est symptôme, tout symptôme est aussi inven-<br />

81


tion, événement irréductiblement singulier. L'ambivalence du<br />

symptôme et <strong>de</strong> l'invention trouve sa raison dans l'impossibilité <strong>de</strong><br />

distinguer, dans le symptôme, ce qui surgit, <strong>de</strong> son surgissement<br />

même, le signifié du signifiant, la sublimation <strong>de</strong>s pulsions sexuelles<br />

auxquelles on prétendait la « réduire ».<br />

Enfin le terme <strong>de</strong> la démédicalisation paraît atteint lorsque <strong>Lacan</strong><br />

assigne la fin du processus analytique dans l'i<strong>de</strong>ntification du sujet<br />

au symptôme; car il est ce qui fait exister, ce qui, au moins provisoirement,<br />

met fin à l'errance, permet d'éviter la folie en nous faisant<br />

choisir quelque chose plutôt que rien.<br />

Voir I<strong>de</strong>ntification, jouissance, Réel, sexe, signe, structure,<br />

sublimation, sujet, Symbolique, tyché.<br />

Transfert<br />

* <strong>Le</strong> terme est particulièrement intéressant à suivre dans son évolution,<br />

à travers l'œuvre <strong>de</strong> Freud jusqu'à celle <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, pour quiconque<br />

philosophe sur l'affectivité. <strong>Le</strong> mot signifie d'abord chez<br />

Freud le déplacement <strong>de</strong> l'affect d'une idée à une autre, comme c'est<br />

le cas dans les philosophies classiques <strong>de</strong>s passions (par exemple,<br />

chez Hume qui utilise beaucoup l'expression to transfer). Toutefois,<br />

plus tard, le terme désignera le «remplacement» par l'analysant<br />

d'une personne antérieurement connue par la personne <strong>de</strong> l'analyste,<br />

que cette relation soit dite positive (l'analysant développant <strong>de</strong>s<br />

affects plutôt amoureux à l'égard <strong>de</strong> l'analyste) ou négative (par ses<br />

affects agressifs ou haineux) c'est encore avec ce sens que la<br />

théorie analytique reçoit le terme aujourd'hui où personne ne songe<br />

plus guère à traiter le transfert comme un inconvénient <strong>de</strong> la cure,<br />

mais où il est considéré comme un repérage fondamental <strong>de</strong><br />

l'analysant (qui peut, par son moyen, confronter son histoire au<br />

présent <strong>de</strong> ses relations avec l'analyste, ou se figurer« répéter» avec<br />

lui les relations qu'il a eues avec d'autres personnes).<br />

<strong>Le</strong> point majeur, mais paradoxal, que <strong>Lacan</strong> voit à travers la notion<br />

<strong>de</strong> transfert, qu'il estime être toujours en crise [SXI, 147], c'est<br />

qu'elle permet <strong>de</strong> se débarrasser le plus possible <strong>de</strong> la notion<br />

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d'affect «<strong>Le</strong> transfert ne ressortit à aucune propriété mystérieuse <strong>de</strong><br />

l'affectivité, et même quand il se trahit sous un aspect d'émoi, celuici<br />

ne prend son sens qu'en fonction du moment dialectique où il se<br />

produit» [Écrits, 225]. En d'autres termes, <strong>Lacan</strong> traverse le caractère<br />

imaginaire <strong>de</strong>s sentiments pour atteindre les éléments structurels<br />

<strong>de</strong> la relation intersubjective. L'essence du transfert est symbolique,<br />

non pas imaginaire. Ce qui importe, ce n'est pas que l'analysant aime<br />

ou n'aime pas le psychanalyste, c'est le rôle dont il l'investit à un<br />

moment privilégié du processus <strong>de</strong> la cure essentiellement celui <strong>de</strong><br />

détenteur du savoir <strong>de</strong> ce qu'il en est pour lui. <strong>Le</strong> transfert peut être<br />

interprété comme une stratégie <strong>de</strong> l'analysant pour s'approprier ce<br />

savoir censé être détenu par l'analyste. Il ne s'agit pas, contrairement<br />

à ce qu'on pourrait s'imaginer, <strong>de</strong> rejouer avec l'analyste, fût-ce sur<br />

un mo<strong>de</strong> imaginaire, <strong>de</strong>s situations qui ont eu lieu naguère «<strong>Le</strong><br />

transfert n'est pas, <strong>de</strong> sa nature, l'ombre <strong>de</strong> quelque chose qui eût été<br />

auparavant vécu. Bien au contraire, le sujet, en tant qu'assujetti au<br />

désir <strong>de</strong> l'analyste, désire le tromper <strong>de</strong> cet assujettissement en se<br />

faisant aimer <strong>de</strong> lui, en proposant <strong>de</strong> lui-même cette fausseté<br />

essentielle qu'est l'amour» [SXI, 282]. Il ne s'agit pas d'être dupe<br />

<strong>de</strong>s sentiments au moment où l'on décrit le cœur <strong>de</strong> l'analyse même<br />

dans le transfert, « aimer» reste toujours « essentiellement vouloir<br />

être aimé» (ainsi que l'ont toujours su les moralistes qui, comme<br />

Pascal, ne voyaient dans l'amour que le jeu <strong>de</strong> la séduction).<br />

D'ailleurs pourquoi l'analysant serait-il davantage dupe <strong>de</strong> son<br />

amour dans la relation <strong>de</strong> transfert que dans toute autre relation? Il<br />

est moins dupe <strong>de</strong> sa stratégie <strong>de</strong> séduction que <strong>de</strong> sa croyance que ce<br />

qu'il veut, c'est savoir.<br />

** <strong>Le</strong> transfert est donc lié, non pas tant à l'illusion <strong>de</strong> l'amour qu'à<br />

celle qu'il existe <strong>de</strong>s sujets qui savent «Dès qu'il y a quelque part<br />

le sujet supposé savoir [ ... ], il y a transfert» [SXI, 258]. Dès lors,<br />

l'analyste, s'il n'est pas celui qui sait, « tient [au moins] la place,<br />

pour autant qu'il est l'objet du transfert », « du sujet supposé savoir»<br />

[SXI, 258-259]. Ainsi l'analyste est-il constitué en maître; or la finalité<br />

<strong>de</strong> l'analyse est <strong>de</strong> récuser cette maîtrise, <strong>de</strong> faire comprendre à<br />

l'analysant que c'est lui qui sait et que l'analyste, qui est censé<br />

83


84<br />

savoir, doit simplement amener l'analysant à dire, <strong>de</strong> son désir, les<br />

paroles qu'il aurait dites lui-même, celles «mêmes dans lesquelles il<br />

reconnaît la loi <strong>de</strong> son être» [Écrits, 359]. La fin <strong>de</strong> l'analyse n'a<br />

rien <strong>de</strong> triomphal, tant du côté <strong>de</strong> l'analysant que du côté <strong>de</strong> l'analyste<br />

lui-même, qui s'efface, et dont le désir est <strong>de</strong>venu déchet.<br />

Il y a plus comment est-il possible que nous fassions confiance à<br />

l'analyste? « Quel crédit pouvons-nous lui faire <strong>de</strong> le vouloir, ce<br />

bien, et qui plus est, pour un autre? » Comment peut-on désirer<br />

qu'advienne le désir d'un autre et, ce crédit une fois accordé, quel<br />

autre crédit peut-on faire d'une « certaine infaillibilité <strong>de</strong> l'analyste»<br />

[SXI, 260] ? Cette double confiance se distingue <strong>de</strong> la suggestion<br />

parce que l'analyste ne prend ni n'exerce le pouvoir qui lui est<br />

conféré par le transfert. Il conduit délibérément le sujet vers un<br />

maître qui se tient au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> lui, l'analyste, et qui n'est autre que la<br />

mort, ce maître absolu. Il s'agit donc d'amener l'analysant à<br />

« subjectiviser sa mort» [Écrits, 348] et <strong>de</strong> le faire en passant par un<br />

savoir <strong>de</strong> l'analyste dont la première propriété est <strong>de</strong> savoir ignorer<br />

ce qu'il sait [Écrits, 349]. D'ailleurs, ce n'est pas là feinte d'une<br />

fausse mo<strong>de</strong>stie puisque le savoir <strong>de</strong> ce que l'analysant tient pour<br />

réel, imagine, symbolise, n'est jamais su par l'analyste que sur le<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la méconnaissance. Loin <strong>de</strong> savoir, le psychanalyste ne doitil<br />

pas lui-même partir du présupposé que c'est l'analysant qui sait<br />

d'une certaine façon ce qu'il est en train <strong>de</strong> dire?<br />

*** <strong>Le</strong> transfert n'est donc, au bilan, «rien <strong>de</strong> réel dans le sujet,<br />

sinon l'apparition, dans un moment <strong>de</strong> stagnation <strong>de</strong> la dialectique<br />

analytique, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s permanents selon lesquels il constitue ses<br />

objets» [Écrits, 225]. Il est une fiction qui, finalement, ne dupe personne,<br />

mais une fiction utile «Qu'est-ce qu'interpréter le transfert?<br />

Rien d'autre que <strong>de</strong> remplir par un leurre le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce point mort.<br />

Mais ce leurre est utile, car même trompeur, il relance le procès»<br />

[id.]. <strong>Le</strong> but <strong>de</strong> l'analyse comporte toutefois nécessairement la<br />

déception <strong>de</strong> ce leurre. Il serait grave que le psychanalyste profite du<br />

transfert pour fixer ce qui doit être tenu pour réel et faire à la place<br />

du sujet les partages qui sont les siens. C'est le moment le plus critique<br />

<strong>de</strong> l'analyse qui est saccagé par ceux qui pensent que le trans-


fert est une sorte d'« alliance avec la partie saine du moi du sujet» et<br />

que l'analyse « consiste à faire appel à son bon sens pour lui faire<br />

remarquer le caractère illusoire <strong>de</strong> telle <strong>de</strong> ses conduites à l'intérieur<br />

<strong>de</strong> la relation avec l'analyste. C'est là une thèse qui subvertit ce dont<br />

il s'agit, à savoir la présentification <strong>de</strong> cette schize du sujet, réalisée<br />

ici, effectivement dans la présence. Faire appel à une partie saine du<br />

sujet, qui serait là dans le réel, apte à juger avec l'analyste ce qui se<br />

passe dans le transfert, c'est méconnaître que c'est justement cette<br />

partie-là qui est intéressée dans le transfert» [SXI, 147].<br />

Voir Désir, Imaginaire, interprétation, méconnaître, mort, pulsion <strong>de</strong><br />

mort, signe, sujet, structure, Symbolique, trou.<br />

Trou<br />

* Une constante <strong>de</strong> la topologie .lacanienne, c'est-à-dire <strong>de</strong> la<br />

construction d'espaces pour rendre compte <strong>de</strong>s relations qui constituent<br />

le psychisme, c'est la mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> trous. Certes, le<br />

corps est lui-même percé <strong>de</strong> trous et Eryximaque, le mé<strong>de</strong>cin mis en<br />

scène par Platon dans le Banquet, avait parfaitement exprimé que la<br />

mé<strong>de</strong>cine, qui est toujours par quelque côté mé<strong>de</strong>cine <strong>de</strong> l'amour,<br />

était un savoir <strong>de</strong>s remplissements et <strong>de</strong>s évacuations par ces trous.<br />

<strong>Lacan</strong> en reprend volontiers le thème dans <strong>Le</strong> sinthome, lorsqu'il fait<br />

du trou auditif le plus important <strong>de</strong>s orifices « parce qu'il ne peut pas<br />

se boucher, se clore» et ouvre le corps à ce qu'il appelle, d'une<br />

notion généralisée, « la voix» [p. 8]. Mais la topologie lacanienne est<br />

aussi peu « réaliste» que l' analysis situs leibnizienne et elle met en<br />

jeu toute sorte <strong>de</strong> «troUS» psychiques, qui paraissent généraliser<br />

l'usage qu'en faisait la phénoménologie sartrienne. C'est ainsi que le<br />

Symbolique est finalement compris comme un trou dans le Réel.<br />

«La métho<strong>de</strong> d'observation ne saurait partir du langage sans<br />

admettre cette vérité principielle que, dans ce qu'on peut situer<br />

comme Réel, le langage n'apparaisse comme faisant trou. C'est <strong>de</strong><br />

cette notion, fonction <strong>de</strong> trou, que le langage opère sa prise sur le<br />

Réel» [<strong>Le</strong> sinthome, p. 21]. <strong>Le</strong> langage n'est donc pas un message, à<br />

proprement parler, puisque sa fonction est <strong>de</strong> trouer le Réel. Il en va<br />

85


<strong>de</strong> même <strong>de</strong> la vérité «Il n'y a <strong>de</strong> vérité comme telle possible que<br />

d'évi<strong>de</strong>r le Réel ». <strong>Le</strong> nœud borroméen, qui unit le Réel, l'Imaginaire<br />

et le Symbolique, est finalement compris comme s'articulant autour<br />

d'un trou, d'un manque fondamental <strong>de</strong> trois éléments hétérogènes.<br />

Ainsi le trou est-il le lieu <strong>de</strong> l'inconscient; on ne s'étonnera pas qu'il<br />

prenne autant <strong>de</strong> figures, du manque dans l'Autre à la fonction <strong>de</strong><br />

signifiant.<br />

Voir Béance, Imaginaire, Réel, scène, signe, Symbolique, vérité.<br />

Tyché, tUX'll, Chance<br />

* Ce concept, qui désigne la chance, le hasard, est paradoxalement<br />

lié aux notions <strong>de</strong> nécessité et <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin, qui lui paraissent les plus<br />

contraires. On comprendra que, dans la mesure où ces termes contradictoires<br />

se côtoyaient, se recouvraient et presque se confondaient<br />

dans la tragédie grecque, la psychanalyse freudienne se soit particulièrement<br />

servie <strong>de</strong> celle-ci pour exprimer <strong>de</strong>s nœuds événementiels<br />

typiques; et que la psychanalyse lacanienne, dans sa revendication<br />

du sens tragique <strong>de</strong> l'existence, soit allée jusqu'à construire, sous le<br />

signe d'Antigone, une éthique du désir.<br />

86<br />

** L'éthique du désir paraît s'opposer à l'éthique <strong>de</strong> la loi en ce<br />

qu'on ne voit pas d'emblée comment le désir pourrait <strong>de</strong>venir une<br />

implacable exigence; et pourtant le désir qui, longuement, nous fait<br />

tourner d'objet en objet, finit par nous faire comprendre, si nous le<br />

comprenons jamais, qu'il ne cherche que soi à travers les objets.<br />

Certes l'éthique du désir n'est pas l'éthique <strong>de</strong> l'autonomie, puisque<br />

c'est le désir qui fon<strong>de</strong> le sujet sans que l'inverse ne soitjamaispossible<br />

; et pourtant l'éthique du <strong>de</strong>voir peut être entièrement reversée<br />

au bénéfice <strong>de</strong> l'éthique du désir. Nous nous sentons plus coupables<br />

<strong>de</strong> nos lâchetés et trahisons qui compromettent le désir que nous<br />

reconnaissons comme le nôtre, que <strong>de</strong>s exactions que nous commettons<br />

à l'encontre <strong>de</strong> la loi morale, érigée au nom d'une autonomie<br />

que nous n'habitons pas. <strong>Le</strong> désir nous soumet à une loi plus terrible<br />

encore, puisque, loin d'excuser nos fautes en raison <strong>de</strong> l'autonomie<br />

artificielle à laquelle on les réfère, c'est notre vie qui se juge radica-


lement elle-même par là, sans que nous puissions prétexter d'avoir<br />

été placés dans <strong>de</strong>s circonstances impossibles ou trop difficiles. La<br />

loi morale kantienne permet encore que l'on puisse <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r que<br />

nous soient accordées les conditions internes et externes <strong>de</strong> sa réalisatiùn;<br />

l'éthique du désir ne le permet pas. C'est là que nous trouvons<br />

la tyché. L'éthique du désir ne se départit jamais d'un caractère<br />

événementiel et acci<strong>de</strong>ntel; mais elle ne permet pas non plus que<br />

nous divisions et marchandions la part <strong>de</strong> responsabilité qui nous<br />

revient et celle qui relève <strong>de</strong> l'extérieur <strong>de</strong> nous, comme si le partage<br />

était facile à faire et pouvait, une fois pour toutes, être établi. <strong>Le</strong> désir<br />

fait constamment ce partage, mais il ne peut rejeter hors <strong>de</strong> sa responsabilité<br />

ce qu'il n'a pas voulu. La limite <strong>de</strong> notre responsabilité<br />

ne s'arrête pas au désir dont nous sommes étroitement conscients; ce<br />

que nous voulons inconsciemment est aussi nous-mêmes, quand bien<br />

même nous ne le reconnaîtrions qu'à travers le miroir <strong>de</strong>s événements<br />

aléatoires qui ne nous ressemblent pas d'emblée ou qui, du<br />

moins, paraissent ne pas nous ressembler. Il existe un point <strong>de</strong> vue<br />

pour transformer ce qui paraît être une chance ou un hasard chaotique<br />

en tracé parfaitement déterminé, encore que sans finalité, <strong>de</strong><br />

notre <strong>de</strong>stin. Il ne faudrait pas croire que cet héroïsme fût si exceptionnel<br />

la moindre compagnie d'assurances et les lois civiles et<br />

pénales savent nous rappeler que nous pouvons être responsables,<br />

être tenus et nous tenir pour responsables <strong>de</strong> fautes que nous n'avons<br />

pas commises volontairement, mais qui n'en sont pas moins ce que<br />

nous avons fait et qui doivent être reconnues comme tel. La morale<br />

commune s'est montrée, en cela, plus sage que la morale kantienne<br />

elle a pris la mesure <strong>de</strong> la division du moi et elle l'a acceptée. La<br />

morale kantienne ne parvient à l'accepter qu'en recourant à une foi<br />

faite <strong>de</strong> l'espérance que les conditions <strong>de</strong> vie ne nous soient pas<br />

rendues trop dures. Kant <strong>de</strong>man<strong>de</strong> encore une protection symbolique<br />

contre les hasards <strong>de</strong> l'existence. Ce n'est pas le cas <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, qui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à l'existence en éthique <strong>de</strong> se grandir au point <strong>de</strong><br />

revendiquer, comme s'il se fût agi <strong>de</strong> nous, ce qui paraît nous arriver.<br />

L'éthique en doit être une <strong>de</strong> l'être et du Réel; elle ne saurait viser ni<br />

à nous protéger contre l'existence, ni à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r cette protection.<br />

87


sant <strong>de</strong>s fictions? Si une première proposition dit une réalité et si<br />

l'on veut dire la vérité <strong>de</strong> cette proposition, on ne le fera que par une<br />

proposition qui s'éloigne <strong>de</strong> l'objet sur lequel portait la première<br />

proposition. Mais l'idée <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong>, <strong>de</strong>puis le départ, du moins <strong>de</strong>puis<br />

le premier livre du Séminaire, est que la psychanalyse doit tendre à<br />

une expression mathématique qui évite les difficultés <strong>de</strong> la métalangue,<br />

comme elle est explicite dans les Écrits «Tout ce qu'il y a à<br />

dire <strong>de</strong> la vérité, [c'est] qu'il n'y a pas <strong>de</strong> métalangage, que notre<br />

langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> ce qu'elle parle, et qu'elle n'a pas d'autre moyen pour ce faire»<br />

[Écrits, 867-868]. Après avoir souligné que les progrès <strong>de</strong> l'esprit<br />

humain relèvent, en mathématiques, « <strong>de</strong> l'ordre symbolique », non<br />

pas « <strong>de</strong> la puissance <strong>de</strong> pensée <strong>de</strong> l'être humain », il ajoute que le<br />

psychanalyste est « dans une position <strong>de</strong> nature différente, plus difficile<br />

». «Mais c'est seulement dans la mesure où nous arriverons à<br />

formuler adéquatement les symboles <strong>de</strong> notre action que nous ferons<br />

un pas en avant» [SI, 303]. De même que Bentham jouait sa philosophie<br />

utilitariste sur les calculs <strong>de</strong> plaisirs et <strong>de</strong> douleurs, <strong>de</strong> même<br />

<strong>Lacan</strong> est-il très proche <strong>de</strong> jouer sa doctrine sur la valeur <strong>de</strong> la Symbolique<br />

qu'il échafau<strong>de</strong>. Bentham a échoué dans son projet et son<br />

discours est resté philosophique; <strong>Lacan</strong> est-il mieux parvenu à réaliser<br />

le sien ? Certes, <strong>de</strong>vant l'affirmation insistante que « la lettre tue,<br />

qu.and l'esprit vivifie », les Écrits ne cessent <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

« comment, sans la lettre, l'esprit vivrait. <strong>Le</strong>s prétentions <strong>de</strong> l'esprit<br />

pourtant <strong>de</strong>meureraient irréductibles si la lettre n'avait fait la preuve<br />

qu'elle produit tous les effets <strong>de</strong> vérité dans l'homme sans que<br />

l'esprit ait le moins du mon<strong>de</strong> à s'en mêler» [p. 509]. <strong>Lacan</strong> ne s'est<br />

pas contenté <strong>de</strong> promouvoir le symbolique, contre la « pensée» ; il a<br />

voulu que ce symbolique prenne forme mathématique. La psychanalyse<br />

ne vise nullement le statut <strong>de</strong> critique <strong>de</strong> la philosophie critique,<br />

<strong>de</strong> critique au carré, comme on a osé l'écrire; il ne s'agit nullement,<br />

pour elle, <strong>de</strong> dire la vérité sur la philosophie, moins encore la vérité<br />

sur le vrai [Écrits, 867] en ce sens, si la psychanalyse et la<br />

philosophie ont à dialoguer ensemble, elles n'ont pas à se confondre<br />

l'une avec l'autre ou à se substituer l'une à l'autre.<br />

89


* * En l'occurrence, sur la question <strong>de</strong> la vérité, autant il est nécessaire<br />

<strong>de</strong> laisser la psychanalyse dire ce qu'est le vrai et d'en tenter la<br />

genèse comme <strong>de</strong> toutes les autres valeurs ou notions, autant il serait<br />

absur<strong>de</strong> d'attendre d'elle le <strong>de</strong>rnier mot sur ces questions. Mais, et<br />

c'est bien le point où la philosophie reçoit une humiliation <strong>de</strong> la part<br />

<strong>de</strong> la psychanalyse, la psychanalyse n'attend pas d'elle non plus le<br />

<strong>de</strong>rnier mot.<br />

Voir Mathématiques, signe, Symbolique, transfert.


Bibliographie<br />

[portant l'indication <strong>de</strong>s abréviations utilisées dans le présent<br />

<strong>vocabulaire</strong>]<br />

Œuvres <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> citées dans le <strong>vocabulaire</strong>:<br />

o De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi <strong>de</strong><br />

Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, éd. du Seuil, 1975.<br />

o Écrits, Paris, éd. du Seuil, 1966 (Abr. Écrits, suivi du n° <strong>de</strong> la page)<br />

o <strong>Le</strong> Séminaire <strong>de</strong> Jacques <strong>Lacan</strong> (Abr. S, suivi, en caractères romains, du<br />

n° du volume, quand il est publié, et du n° <strong>de</strong> la page en chiffres arabes)<br />

- Livre 1 <strong>Le</strong>s écrits techniques <strong>de</strong> Freud, 1953-1954, Paris, éd. du Seuil,<br />

1975.<br />

Livre II <strong>Le</strong> Moi dans la théorie <strong>de</strong> Freud et dans la technique <strong>de</strong> la<br />

psychanalyse, 1954-1955, Paris, éd. du Seuil, 1978.<br />

- Livre III <strong>Le</strong>s psychoses, 1955-1956, Paris, éd. du Seuil, 1981.<br />

Livre IV La relation d'objet, 1956-1957, Paris, éd. du Seuil, 1994.<br />

- Livre V <strong>Le</strong>s formations <strong>de</strong> l'inconscient, 1957-1958, Paris, éd. du Seuil,<br />

1998.<br />

Livre VII L'éthique <strong>de</strong> la psychanalyse, 1959-1960, Paris, éd. du Seuil,<br />

1986.<br />

- Livre VIII <strong>Le</strong> transfert, 1960-1961, Paris, éd. du Seuil, 1991.<br />

- Séminaire, 1961-1962, L'i<strong>de</strong>ntification, éd. hors commerce, lisible à la<br />

Bibliothèque nationale sous le nO L1.9 M3 34 et le n04-R-16853 (1961-<br />

1962, 1,2).<br />

- Séminaire, 1962-1963, L'angoisse, 2 vol. Paris, éd. du Piranha, 1982. <strong>Le</strong><br />

texte est lisible à la Bibliothèque nationale sous le n° 4-R-16583 (1962-<br />

1963, 1,2).<br />

Livre XI <strong>Le</strong>s quatre concepts fondamentaux <strong>de</strong> la psychanalyse, 1964,<br />

Paris, éd. du Seuil, 1973.<br />

- Livre XVII L'envers <strong>de</strong> la psychanalyse, 1969-1970, Paris, éd. du Seuil,<br />

1991.<br />

- Livre XX: Encore, Paris, éd. du Seuil, 1999.<br />

91


• <strong>Le</strong> Sinthome, 1975-1976, éd. hors commerce, dactylographie lisible à la<br />

Bibliothèque nationale sous le n04 Dl MON 3217<br />

• Conférences <strong>de</strong> Bruxelles, 1960. <strong>Le</strong> texte dactylographié - <strong>de</strong> la p. 1 à la<br />

p. 23 - est lisible à la Bibliothèque nationale sous le n° PIECE 4-Dl<br />

MON-561. (Abr. CB, suivi du n° <strong>de</strong> la page)<br />

Dictionnaires en français et en anglais qui prennent en compte le<br />

<strong>vocabulaire</strong> lacanien:<br />

• Chemama R. (sous la direction <strong>de</strong>), Dictionnaire <strong>de</strong> la psychanalyse, Paris,<br />

Larousse, 1993.<br />

• Evans D., An Introductory Dictionary of <strong>Lacan</strong>ian Psychoanalysis, London<br />

& New York, Routledge, 1996.<br />

• Kaufmann P (sous la direction <strong>de</strong>), L'apportfreudien. Éléments pour une<br />

encyclopédie <strong>de</strong> la psychanalyse, Paris, Larousse, 1998.<br />

Quelques textes qui s'intéressent aux rapports <strong>de</strong> <strong>Lacan</strong> et <strong>de</strong> la<br />

philosophie :<br />

• Bibliothèque du Collège international <strong>de</strong> philosophie, <strong>Lacan</strong> avec les<br />

philosophes, (Actes du colloque tenu en août 1990 au Collège international<br />

<strong>de</strong> philosophie), Paris, Albin Michel, 1991.<br />

• Cathelineau P.C., <strong>Lacan</strong>, lecteur d'Aristote, Paris, éd. <strong>de</strong> l'Association<br />

freudienne internationale, 1998.<br />

• <strong>Cléro</strong> J.-P., <strong>Lacan</strong> et les philosophes, Actes du Colloque <strong>de</strong> Rouen, tenu sous<br />

le titre <strong>Lacan</strong> et la philosophie, en nov. 2001, Presses <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong><br />

Rouen, à paraître en 2002.<br />

• <strong>Cléro</strong> J.-P «<strong>Lacan</strong>, lecteur <strong>de</strong> Bentham », in L' Unebévue, École<br />

lacanienne <strong>de</strong> psychanalyse, 1999.<br />

• Cochet A., <strong>Lacan</strong> géomètre, Paris, Anthropos, Economica, 1998.<br />

• Granon-Fafont J. La topologie ordinaire <strong>de</strong> Jacques <strong>Lacan</strong>, Paris,Point<br />

Hors Ligne, 1986.<br />

• Juranville A., <strong>Lacan</strong> et la philosophie, Paris, PUF, 1988.<br />

• Lang H., Language and the Unconscious. <strong>Lacan</strong>'s Hermeneutics of the<br />

Psychoanalysis, New Jersey, Humanities Press, 1997<br />

• <strong>Le</strong>upin A. (éditeur du colloque sur <strong>Lacan</strong> and the Human Sciences tenu en<br />

1986 à la Louisiana State University), <strong>Lacan</strong> & the Human Sciences,<br />

Lincoln & London, University of Nebraska Press, 1991.<br />

• Milner J.-C., L'œuvre claire, Paris, éd. du Seuil, 1995.<br />

92


• Moulinier D., De la psychanalyse à la non-philosophie. <strong>Lacan</strong> et Laruelle,<br />

Paris, éd. Kimé, 1999 .<br />

• Ogilvie B., <strong>Lacan</strong>. <strong>Le</strong> sujet, Paris, PUF, 1987.<br />

• Ragland-Sullivan E., & Bracher M. (éditeurs du colloque tenu en mai 1988 à<br />

la Kent State University), <strong>Lacan</strong> & the subject of language, New York &<br />

London, Routledge, 1991.<br />

• Regnault F., Conférences d'esthétique lacanienne, Paris, Agalma, dif. Seuil,<br />

1997.<br />

• Roustang F., <strong>Lacan</strong>. De l'équivoque à l'impasse, Paris, <strong>Le</strong>s éditions <strong>de</strong><br />

Minuit, 1986.<br />

• Sipos 1., <strong>Lacan</strong> et Descartes. La tentation métaphysique, Paris, PUF, 1994.<br />

• Samuels R., Between Philosophy & Psychoanalysis, New York & London,<br />

Routledge, 1993.<br />

• Zizek, S., Looking Awry. An Introduction to Jacques <strong>Lacan</strong> through Popular<br />

Culture, Cambridge (Massachusetts) & London, An October Book, The<br />

MIT Press, 1991.


Signe ..................................................................................... 66<br />

Structure 69<br />

Sublimation .......................................................................... 71<br />

Sujet ...................................................................................... 73<br />

Symbolique ........................................................................... 77<br />

Symptôme - Sinthome .......................................................... 79<br />

Transfert 82<br />

Trou 85<br />

Tyché, 'tUXll, Chance ............................................................. 86<br />

Vérité .................................................................................... 88<br />

Aubin Imprimeur<br />

L1GUGÉ, POITIERS<br />

Achevé d'imprimer en octobre 2002<br />

N°d'impression L 64188<br />

Dépôt légal octobre 2002 1 Imprimé en France

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