Quatre lettres d'un professeur - L'Affaire Corneille-Molière
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méthode, y compris contre l’intolérance, et laisser ensuite le public juge des méthodes employées par les uns et les autres. La recherche semble pouvoir se développer dans deux directions majeures qui se complètent. 1- C’est d’une part la critique interne aux œuvres cornéliennes et moliéresques, y compris les pièces jouées par Baron après 1673 qui sont aussi un argument majeur pour montrer combien Corneille continue à prêter son talent contre rémunération. Je pense que toutes les recherches informatiques vont dans le bon sens, même si en tant que littéraire il faudra que j’apprenne à me débarrasser d’une certaine méfiance instinctive. Pour l’instant, voici où se situent mes réticences : la proximité lexicale des œuvres est incontestable. C’est un fait que personne ne peut nier. Mais l’acteur Molière a joué toute sa vie les pièces de Corneille qu’il connaît par cœur. Si jamais il écrivait, les emprunts me semblent relever de cette intime connaissance. Je suis même persuadé qu’un acteur ayant joué Corneille pendant plus de trente ans de sa vie a une connaissance récitative de l’œuvre supérieure à son auteur lui-même (à chacun son métier). 18 Baron, disciple de Molière, fut en effet accusé par ses contemporains de n’être pas l’auteur de son théâtre. A l’évidence, malgré une dizaine de comédies publiées sous son nom, ils ne se trompaient pas. Même si Molière a eu une « connaissance récitative » du théâtre de Corneille, ne serait-il pas logique qu’ayant longtemps imité son modèle, Molière s’en détachât un jour ? Aucun artiste ne subit durant toute sa carrière l’influence de son premier maître. Or, une étude stylistique des grandes comédies moliéresques en vers et les analyses statistiques de MM. Cyril et Dominique Labbé (2001) montrent que le degré d’imitation, si imitation il y a, est constant durant les quatorze années parisiennes. De plus, ne serait-il pas incompréhensible que Molière n’imitât que le seul Corneille, alors que Molière « travaille » uniquement dans le registre de la comédie et de la satire, genre populaire par excellence et fort éloigné de
19 la tragédie, ne serait-ce que par le champ lexical employé ? Peut-on par ailleurs citer un seul autre comédien qui ait accompli la prouesse de Molière ? Certes la mémoire est utile, mais il faut plus que de la mémoire pour maîtriser la syntaxe de Corneille sur des périodes contenant plusieurs alexandrins, et se hisser à son niveau moral (les deux étant indissociables). Enfin, il est anormal que Molière écrive comme Corneille mais joue en farce ce qu’il écrit si admirablement. Il y a là une schizophrénie difficile à admettre. En revanche, il est évident qu’un homme fier de ce qu’il écrit ne rabaisse pas son œuvre. Bien sûr, tout peut arriver dans une carrière, mais on ne rabaisse pas systématiquement ce que l’on a écrit avec son âme. Pourtant, tous les témoignages concordent : sur scène Molière grimaçait son texte et faisait rire là où le public de qualité n’en voyait pas la raison. Enfin, si l’on acceptait l’hypothèse de la « connaissance récitative », il faudrait admettre que, par ce biais, Molière s’est aussi approprié les procédés stylistiques intimes de son modèle, les sources et même la culture de Pierre Corneille (il a été démontré que Tartuffe est le revers de Polyeucte). Ainsi, grâce à sa seule mémoire de comédien-farceur, Molière qui a toujours couru par monts et par vaux serait arrivé au niveau d’excellence du seul Corneille, dont le génie est certain, qui disposait de tout son temps et, à l’inverse de Molière, d’une excellente bibliothèque. L’hypothèse de la « connaissance récitative » nous oblige donc à croire à un comédien (mauvais de surcroît dans la tragédie, de l’avis de tous ses contemporains) qui par un don unique dans les annales de la comédie et de la littérature a réussi, alors qu’il ne jouait que des comédies pour le parterre, à se court-circuiter en permanence en imposant où cela n’était guère souhaitable pour une comédie le style très travaillé de Corneille, mais aussi son système référentiel, ses sources livresques, sa culture religieuse, son intérêt pour les
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méthode, y compris contre l’intolérance, et<br />
laisser ensuite le public juge des méthodes<br />
employées par les uns et les autres.<br />
La recherche semble pouvoir se développer<br />
dans deux directions majeures qui se<br />
complètent.<br />
1- C’est d’une part la critique interne aux<br />
œuvres cornéliennes et moliéresques, y<br />
compris les pièces jouées par Baron après<br />
1673 qui sont aussi un argument majeur<br />
pour montrer combien <strong>Corneille</strong> continue à<br />
prêter son talent contre rémunération.<br />
Je pense que toutes les recherches<br />
informatiques vont dans le bon sens, même<br />
si en tant que littéraire il faudra que<br />
j’apprenne à me débarrasser d’une certaine<br />
méfiance instinctive. Pour l’instant, voici où<br />
se situent mes réticences : la proximité<br />
lexicale des œuvres est incontestable. C’est<br />
un fait que personne ne peut nier. Mais<br />
l’acteur <strong>Molière</strong> a joué toute sa vie les<br />
pièces de <strong>Corneille</strong> qu’il connaît par cœur.<br />
Si jamais il écrivait, les emprunts me<br />
semblent relever de cette intime<br />
connaissance. Je suis même persuadé qu’un<br />
acteur ayant joué <strong>Corneille</strong> pendant plus de<br />
trente ans de sa vie a une connaissance<br />
récitative de l’œuvre supérieure à son auteur<br />
lui-même (à chacun son métier).<br />
18<br />
Baron, disciple de <strong>Molière</strong>, fut en effet<br />
accusé par ses contemporains de n’être<br />
pas l’auteur de son théâtre. A l’évidence,<br />
malgré une dizaine de comédies publiées<br />
sous son nom, ils ne se trompaient pas.<br />
Même si <strong>Molière</strong> a eu une « connaissance<br />
récitative » du théâtre de <strong>Corneille</strong>, ne<br />
serait-il pas logique qu’ayant longtemps<br />
imité son modèle, <strong>Molière</strong> s’en détachât<br />
un jour ? Aucun artiste ne subit durant<br />
toute sa carrière l’influence de son<br />
premier maître. Or, une étude stylistique<br />
des grandes comédies moliéresques en<br />
vers et les analyses statistiques de MM.<br />
Cyril et Dominique Labbé (2001)<br />
montrent que le degré d’imitation, si<br />
imitation il y a, est constant durant les<br />
quatorze années parisiennes. De plus, ne<br />
serait-il pas incompréhensible que <strong>Molière</strong><br />
n’imitât que le seul <strong>Corneille</strong>, alors que<br />
<strong>Molière</strong> « travaille » uniquement dans le<br />
registre de la comédie et de la satire, genre<br />
populaire par excellence et fort éloigné de