Quatre lettres d'un professeur - L'Affaire Corneille-Molière
Quatre lettres d'un professeur - L'Affaire Corneille-Molière
Quatre lettres d'un professeur - L'Affaire Corneille-Molière
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
QUATRE LETTRES D’UN AGRÉGÉ DE LETTRES À M. DENIS<br />
BOISSIER, AVEC RÉPONSES.<br />
(M. Boissier répond dans la partie droite de la page)<br />
1 ère LETTRE<br />
Janvier 2011<br />
Monsieur,<br />
Le site que vous animez et le débat que<br />
vous initiez ont l’extrême mérite d’ouvrir<br />
des pans de recherches corneillistes et<br />
moliéresques jusqu’alors insoupçonnés. Je<br />
suis un modeste <strong>professeur</strong> de Lettres,<br />
aimant singulièrement le théâtre du XVII e<br />
siècle et particulièrement <strong>Corneille</strong>, et j’ai<br />
lu avec attention et grand intérêt l’ensemble<br />
des dossiers proposés sur votre site. Je<br />
déplore, comme vous, que ce débat<br />
passionnant, au sens moderne du mot,<br />
tourne à l’aigre, ce qui, pour être<br />
typiquement français, ne permet pas un<br />
échange serein et constructif au service de<br />
la vérité. Me permettrez-vous de vous faire<br />
part de quelques interrogations que suscitent<br />
les arguments que vous avancez ?<br />
Je me suis penché pour ce faire sur les seuls<br />
témoins qui ont connu Poquelin et le grand<br />
<strong>Corneille</strong>, considérant que les témoignages<br />
de seconde main étaient, comme vous le<br />
dites, suspects. J’observe qu’il est étonnant<br />
que tant de générations aient pu se<br />
fourvoyer et contribuer à l’érection du «<br />
mythe national » de <strong>Molière</strong> sans plus que<br />
cela s’interroger. Voltaire, pour ne citer que<br />
lui, se piquait de vers et de théâtre, lui qui a<br />
annoté avec soin et aussi parti-pris tout le<br />
théâtre de <strong>Corneille</strong> ; il est dommage sinon<br />
singulier que la parenté évidente entre<br />
l’œuvre de <strong>Corneille</strong> et celle du dénommé<br />
<strong>Molière</strong> ne lui ait jamais sauté aux yeux.<br />
Si Voltaire feint de croire au génie de<br />
<strong>Molière</strong>, c’est uniquement pour mieux<br />
combattre le parti dévot. Celui-ci savait<br />
que <strong>Molière</strong> avait été le Bouffon du Roi et,<br />
à cause de cet « emploi » et de l’athéisme<br />
que le Comique affichait, que l’Eglise<br />
1
Quand toute une communauté de lecteurs, et<br />
parfois d’excellents lecteurs, se fourvoient,<br />
cela requiert des explications. Ils avaient<br />
pour eux la proximité là où nous avons des<br />
capacités d’analyse amplifiées grâce aux<br />
nouvelles technologies. Thomas <strong>Corneille</strong><br />
ne pouvait pas ne pas être au courant de<br />
l’accord discret passé par son frère et<br />
l’acteur Poquelin. Ils ont trop longtemps<br />
vécu ensemble pour ne pas partager ce<br />
secret-là. Quel dommage qu’il se soit tu et<br />
n’ait pas contribué au rétablissement de la<br />
vérité qui poserait son frère comme le plus<br />
grand écrivain de la langue française.<br />
Sans doute a-t-il respecté à la lettre le désir<br />
de son frère qui lui avait tracé la voie et mis<br />
le pied à l’étrier théâtral. Je ne dis rien du<br />
neveu Fontenelle, car il me semble déjà trop<br />
avait refusé de l’inhumer en terre<br />
chrétienne. Son disciple et secrétaire La<br />
Harpe nous apprend que Voltaire se<br />
proclamait « l’ennemi » de <strong>Corneille</strong>. En<br />
tant qu’ « ennemi de <strong>Corneille</strong> » Voltaire<br />
a rabaissé <strong>Corneille</strong> en portant au pinacle<br />
celui qui n’avait été que son prête-nom ;<br />
c’est cela aussi, l’humour de Voltaire.<br />
Une blague entre initiés circulait à propos<br />
de l’association <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong> – vous<br />
pouvez la lire dans le site corneillemoliere.org,<br />
ARTICLES DE FOND : « A<br />
propos du Lutin de <strong>Corneille</strong> ».<br />
Il importe de se replacer au XVII e siècle :<br />
la comédie et la satire sont des genres<br />
honnis par l’élite et l’Eglise. Etre l’auteur<br />
de L’Ecole des Femmes et du Tartuffe<br />
(celui en trois actes) c’est comme,<br />
aujourd’hui, être l’auteur d’un texte<br />
pornographique et d’un pamphlet<br />
antireligieux. Dans ces conditions, les<br />
frères <strong>Corneille</strong> ne pouvaient que se<br />
réjouir que ces titres n’apparaissent pas<br />
dans la liste de leurs ouvrages. Ils se sont<br />
sans doute souvent félicités de s’en être<br />
tirés à si bon compte avec le Bouffon du<br />
Roi et, sans doute, étaient-ils bien aises<br />
que cette époque de scandale soit passée.<br />
Enfin, il faut toujours avoir en tête qu’au<br />
XVII e siècle une œuvre vendue appartient<br />
à l’acheteur, comme de nos jours aux<br />
U.S.A un film appartient à son<br />
producteur, parfois même jusqu’au droit<br />
moral !<br />
2
éloigné historiquement des événements et<br />
qu’à ce titre il a tout à fait pu ne pas être<br />
informé.<br />
Je m’intéresse à Chapelle, à Boileau et à<br />
Jean Loret, auteur d’une gazette rimée<br />
hebdomadaire. Ils sont contemporains des<br />
faits et leurs propos méritent à ce seul titre<br />
davantage de crédit. Voici les trois<br />
observations que je fais :<br />
1- Nous ne possédons aucun document,<br />
aucune lettre de la main de <strong>Molière</strong> et cet<br />
hapax mérite effectivement d’être analysé.<br />
Il faudra alors faire un sort aux deux <strong>lettres</strong><br />
de Chapelle adressées à <strong>Molière</strong>,<br />
particulièrement la seconde qui s’ouvre par<br />
ces mots : « Votre lettre m’a touché très<br />
singulièrement ». Dans les deux cas,<br />
Chapelle insère des petits poèmes<br />
octosyllabiques et s’en justifie en écrivant :<br />
« Je les ai faits pour répondre à cet endroit<br />
de votre lettre où vous particularisez le<br />
déplaisir que vous donnent les partialités de<br />
vos trois grandes actrices pour la<br />
distribution des rôles ». Je constate que<br />
Chapelle vise à répondre et résume ici la<br />
plainte que lui aurait formulée Poquelin<br />
concernant ses difficultés non d’écrivain<br />
mais de metteur en scène, devant répartir<br />
des rôles auprès de ses comédiennes qui<br />
chacune exige très probablement le rôle le<br />
Durant la tyrannie politique du parti<br />
dévot qui s’exerça dès 1680, Fontenelle fut<br />
l’homme de confiance du nouvel ordre<br />
moral ; il occupa même le poste très<br />
officiel de Censeur royal. C’est lui qui a<br />
supervisé la première biographie de<br />
<strong>Molière</strong> par Grimarest (1705) dans<br />
laquelle <strong>Molière</strong> est présenté non comme<br />
acteur, encore moins en tant qu’ancien<br />
Bouffon du Roi, mais comme "autheur"<br />
ainsi que l’écrit Grimarest, toujours<br />
prompt à obéir. Voyez sur ce point, sur le<br />
site : « Position de thèse des continuateurs<br />
de Pierre Louÿs (les cornéliens) ».<br />
Une vraie prise de conscience de ce fait<br />
suffit presque à comprendre la nature<br />
exacte de Jean-Baptiste Poquelin. Car,<br />
plus encore que cette absence du moindre<br />
manuscrit, est révélatrice l’absence de<br />
toute correspondance de <strong>Molière</strong> citée par<br />
un tiers à une époque où les<br />
correspondances d’hommes célèbres<br />
passionnaient le public.<br />
3
plus important.<br />
Il est probable que ces <strong>lettres</strong> soient<br />
suspectes (sont-elles seulement adressées à<br />
<strong>Molière</strong> comme le titre le laisse entendre ?),<br />
peut-être apocryphes, auquel cas il vous<br />
sera facile de le prouver. On trouve cette<br />
lettre reproduite p. 142 du volume 3 de<br />
l’édition des Œuvres complètes de <strong>Molière</strong><br />
établie par L. Aimé-Martin et publiée en<br />
1824 à Paris chez Lefèvre, libraire. Si ces<br />
<strong>lettres</strong> sont bien réelles, ce qui est vérifiable,<br />
il serait avéré que <strong>Molière</strong> n’aurait pas tout<br />
à fait rien écrit de sa main.<br />
Convenons-en : si cela ne change pas grand<br />
chose sur le fond, cela prouve qu’il aurait<br />
entretenu au moins une fois une<br />
correspondance littéraire avec un ami qui se<br />
pique d’écrire.<br />
2- L’analyse que vous présentez de la<br />
« Satire à M. de <strong>Molière</strong> » de Boileau est<br />
très intéressante. Il est fort probable que<br />
Poquelin et Boileau ne furent pas des amis<br />
tels que la tradition le rapporte mais il<br />
apparaît difficilement contestable, d’ailleurs<br />
vous ne le contestez pas, qu’ils ne se soient<br />
pas connus. Si donc l’auteur qui a connu et<br />
fréquenté Poquelin savait que <strong>Molière</strong><br />
n’était qu’un prête-nom de <strong>Corneille</strong>, il faut<br />
convenir que cette connaissance – ici<br />
dévoilée dans la satire – sous-tend tout ce<br />
qu’il a pu dire de <strong>Molière</strong>. Pourquoi en<br />
effet dévoilerait-il seulement ici ce qu’il sait<br />
et quel motif impérieux l’amènerait-il à<br />
mentir par la suite, singulièrement quand<br />
cette association Poquelin-<strong>Corneille</strong> est<br />
Jamais <strong>Molière</strong> n’a parlé de ses soucis<br />
d’écrivain ; et ses contemporains n’en ont<br />
rapporté aucun. <strong>Molière</strong> n’a confié à ses<br />
proches ou à la postérité que des<br />
problèmes de directeur de troupe ou de<br />
comédien ; ce qu’attestent les documents.<br />
On a publié deux <strong>lettres</strong> de Chapelle mais<br />
on n’a jamais cité une ligne de réponse de<br />
<strong>Molière</strong>.<br />
Autre possibilité : <strong>Molière</strong> pouvait se<br />
servir pour son courrier de Madeleine<br />
Béjart qui, un document le prouve, savait<br />
écrire. Plus tard, il a pu utiliser comme<br />
secrétaire Claude Chapelle qui passait<br />
beaucoup de temps avec son vieil ami<br />
<strong>Molière</strong>, qu’il vouvoyait à l’occasion, sans<br />
doute en raison de l’emploi sacro-saint de<br />
Bouffon du Roi que ce dernier occupait et<br />
dont Chapelle avait parfaitement<br />
conscience.<br />
4
dissoute par la mort du premier ?<br />
Plutôt que d’analyser uniquement cette<br />
satire, il faut à mon sens la remettre en<br />
perspective dans l’ensemble des écrits de<br />
Boileau. A quoi renvoie le nom <strong>Molière</strong><br />
sous sa plume ? On en compte une dizaine<br />
d’occurrences, ce qui est fort peu.<br />
A partir de 1680 le parti dévot régente les<br />
esprits. Dix ans plus tard il commence à<br />
occulter les débuts scandaleux du règne de<br />
Louis XIV afin d’en faire disparaître<br />
l’aspect licencieux et blasphématoire.<br />
Après 1700 il ne sera plus jamais question<br />
de dire la vérité sur les esprits libertins de<br />
l’époque, en particulier Boileau qui<br />
commença par être un franc-buveur,<br />
c’est-à-dire un « gouliard », autrement<br />
dit : un satiriste à visée politique – donc<br />
un homme peu recommandable (pour<br />
vous en convaincre, voyez le jugement que<br />
porte l’élite de l’époque sur ce jeune<br />
homme pilier de taverne). Les dévots<br />
s’occupèrent encore plus d’effacer ce que<br />
la vie de <strong>Molière</strong> avait d’« obscène » car<br />
le Roi est désormais « très-chrétien ».<br />
Mais nous savons par son disciple et<br />
secrétaire Le Verrier que lorsque Boileau<br />
félicita <strong>Molière</strong> pour sa « fertile veine »,<br />
« L’auteur donne ici à son ami une facilité<br />
de tourner un vers et de rimer, que son<br />
ami n’avait pas, mais il est question de le<br />
louer et de lui faire plaisir. » Ainsi<br />
s’effondre le grand argument des<br />
moliéristes qui voient dans la « fertile<br />
veine » vantée par Boileau la preuve<br />
absolue du génie de <strong>Molière</strong>. L’aveu de<br />
Boileau en dit plus long qu’il n’y paraît<br />
car à une époque où tout mondain se<br />
piquait d’être poète, reconnaître que<br />
<strong>Molière</strong> n’avait pas le vers facile – lui qui<br />
était censé écrire très vite si l’on en juge<br />
par les délais extrêmement courts<br />
auxquels il était soumis en tant que<br />
directeur de troupe –, c’est reconnaître<br />
que <strong>Molière</strong> n’était pas un écrivain, ni<br />
même un homme de qualité pourvu de<br />
dons innés, mais un homme du peuple, à<br />
qui peut convenir le métier de farceur.<br />
Rien ne trahit plus l’opinion que l’on a des<br />
gens qu’un journal littéraire ou une<br />
correspondance entre amis. Il importe, là<br />
aussi, de savoir pourquoi le nom de<br />
5
Néanmoins, il me semble que dans une<br />
lettre à M. de la Chapelle rédigée à Paris le<br />
3 janvier 1700, Boileau définit la<br />
particularité de la satire, comme art du<br />
mélange aigre-doux alternant éloge et blâme<br />
: « Je suis bien aise de la bonne opinion que<br />
M. le Baron a de moi ; et j’ai trouvé son<br />
compliment à M. le Comte d’Ayen très joli<br />
et très spirituel. Il est dans le goût des<br />
compliments de <strong>Molière</strong> ; c’est-à-dire que la<br />
satire y est adroitement mêlée à la flatterie,<br />
afin que l’une fasse passer l’autre ».<br />
L’expression « dans le goût des<br />
compliments de <strong>Molière</strong> » ne m’apparaît<br />
pas claire : pensez-vous qu’elle renvoie au<br />
ton aigre-doux des compliments qu’aurait<br />
formulés <strong>Molière</strong> ou au goût des<br />
compliments que Boileau a formulés sur<br />
<strong>Molière</strong> dans la fameuse satire que vous<br />
avez analysée ?<br />
« <strong>Molière</strong> » est quasiment absent de la<br />
correspondance littéraire de Boileau. Si<br />
l’on réfléchit réellement à cette anomalie,<br />
une réponse vient, toute simple : Boileau<br />
ayant fini par bien connaître Poquelin<br />
savait qu’il n’était en rien un poète, un<br />
"écrivain", et qu’il n’avait donc pas à<br />
figurer dans une correspondance<br />
éminemment littéraire.<br />
Les deux, sans doute. Au XVII e siècle les<br />
hommages et compliments sont toujours à<br />
double sens, ce que vous appelez « aigredoux<br />
». Ceux signés <strong>Molière</strong> n’échappent<br />
pas à la règle, surtout s’ils ont été écrits,<br />
ainsi que nous le supposons, par Chapelle,<br />
ou <strong>Corneille</strong> comme c’est sans doute le cas<br />
pour le "Remerciement au Roi" de<br />
<strong>Molière</strong> ; comparez ce « Remerciement au<br />
Roi » à celui qu’écrit dans le même temps<br />
<strong>Corneille</strong> : on dirait deux versions d’un<br />
même pensum. Par ailleurs, Boileau<br />
reconnaît à <strong>Molière</strong> une qualité : celle<br />
d’être un « bel-esprit » c’est-à-dire, non<br />
pas un intellectuel comme on nous le fait<br />
croire aujourd’hui, mais un « mondain »,<br />
un « plaisant », un « courtisan ». En<br />
conséquence, <strong>Molière</strong>, tout petit-bourgeois<br />
qu’il est par son éducation, et tout farceur<br />
qu’il est par sa nature profonde, sait les<br />
usages de la Cour. C’est de ce <strong>Molière</strong>-là<br />
dont parle Boileau, lui qui fut aussi un<br />
grand courtisan ; ce n’est pas pour rien<br />
6
Je garde juste l’idée que la satire est un<br />
genre mêlé où l’ironie amène à une lecture<br />
avertie qui contredit le sens littéral, ce qui<br />
justifie le sens que vous en donnez. Par<br />
ailleurs, le poncif qu’on retrouve chez La<br />
Fontaine et Boileau notamment, qui associe<br />
systématiquement Térence et Plaute (voire<br />
Tabarin) à <strong>Molière</strong> mérite d’être examiné. Il<br />
insiste effectivement sur ce qui paraît<br />
inconciliable aux yeux des contemporains :<br />
un théâtre noble et élevé à la manière de<br />
Térence et un théâtre bas et vulgaire à la<br />
manière de Plaute (vous l’établissez en des<br />
termes définitifs). Sans doute que Térence<br />
était un prête-nom et assurément ces auteurs<br />
le savaient. Mais je ne crois pas qu’il y ait<br />
malignité constante dans cette double<br />
référence, qui pour impure qu’elle soit (et<br />
surtout aux yeux classiques qui proscrivent<br />
tout mélange de genre et de registre de ce<br />
censeur qu’est Boileau), définit la<br />
spécificité sinon le génie de <strong>Molière</strong> quelle<br />
que soit son identité.<br />
En pleine querelle des Anciens et des<br />
Modernes, le vieux Boileau exploite à<br />
nouveau cette alliance de références si<br />
contradictoires pour rendre compte de<br />
l’œuvre de <strong>Molière</strong>.<br />
Boileau montre l’importance des sources<br />
littéraires antiques consultées par ses<br />
contemporains : « Pouvez-vous nier que ce<br />
ne soit dans Tite-Live, dans Dion Cassius,<br />
dans Plutarque, dans Lucain, et dans<br />
Sénèque, que M. de <strong>Corneille</strong> a pris ses plus<br />
beaux traits, a puisé ces grandes idées qui<br />
lui ont fait inventer un nouveau genre de<br />
tragédie, inconnu d’Aristote ? … Enfin,<br />
Monsieur, pour finir cette période un peu<br />
longue, et pour ne me point écarter de mon<br />
que Voltaire l’a surnommé « le flatteur de<br />
Louis ».<br />
En effet, il n’y a pas à proprement parler<br />
« malignité » mais plaisir exquis des sousentendus.<br />
Les Happy Few, et Boileau en<br />
tête, en utilisant l’expression Terence ET<br />
Plaute montrent à demi-mots ce qu’il en<br />
est très exactement de « la gloire » de<br />
« l’illustre <strong>Molière</strong> » et de celle du<br />
« mercenaire » <strong>Corneille</strong>.<br />
Cette « alliance de références si<br />
contradictoires », ainsi que vous l’écrivez,<br />
c’est exactement ce que les cornéliens<br />
appellent la "collaboration <strong>Corneille</strong>-<br />
<strong>Molière</strong>".<br />
7
sujet, pouvez-vous ne pas convenir que ce<br />
sont Sophocle et Euripide qui ont formé M.<br />
Racine ? Pouvez-vous ne pas avouer que<br />
c’est dans Plaute et dans Térence que<br />
<strong>Molière</strong> a appris les plus grandes finesses de<br />
son art ? ». La construction symétrique des<br />
trois phrases interrogatives pose ici<br />
<strong>Corneille</strong>, Racine (ami de Boileau) et<br />
<strong>Molière</strong> sur un pied d’égalité. Ils sont tous<br />
les trois désignés comme écrivains<br />
s’inspirant de façon analogue de modèles<br />
antiques. Je constate avec vous que ces<br />
références font de <strong>Molière</strong> un écrivain, mais<br />
n’établissent nullement l’identité <strong>Molière</strong> =<br />
Poquelin = écrivain de ses œuvres. Certes.<br />
Je continue mon relevé fastidieux mais<br />
nécessaire des occurrences de <strong>Molière</strong> sous<br />
Une fois encore ne pas confondre notre<br />
mot « écrivain » et celui d’« autheur » tel<br />
que les sujets de Louis XIV le<br />
comprenaient. Au XVII e siècle est «<br />
autheur » celui qui assume la<br />
responsabilité de l’œuvre présentée au<br />
public. Ceci précisé, Boileau peut sans<br />
mauvaise conscience réunir ces trois<br />
grands noms, d’abord parce qu’il les<br />
réunit sous l’égide et la bienveillance du<br />
Roi, qui les a adoubés depuis longtemps,<br />
ensuite parce que ces trois artistes ont fait<br />
connaître des œuvres de théâtre et qu’à ce<br />
titre, ils sont à ranger dans la même<br />
catégorie : ceux qui veulent plaire et qui<br />
ont réussi (le Roi riait à se tenir les côtes<br />
aux spectacles bouffons de <strong>Molière</strong>, ce qui<br />
supplée à tous les honneurs académiques).<br />
Mais Boileau connaît la différence entre<br />
"faire jouer" et "écrire" une œuvre, et<br />
accepte la séparation ontologique que son<br />
siècle établit entre tragédie (genre noble<br />
par excellence) et comédie/farce (spectacle<br />
réputé “obscène”). <strong>Corneille</strong> et Racine<br />
sont des auteurs de tragédies, <strong>Molière</strong> est<br />
« autheur » de comédies – c’est-à-dire<br />
qu’il interprète et assume socialement la<br />
responsabilité de ce qu’il joue. <strong>Molière</strong> n’a<br />
aucun mérite à assumer cette<br />
« responsabilité » car le Roi le protège,<br />
mais il l’a toujours fait avec conviction, ce<br />
dont <strong>Corneille</strong> dut lui être reconnaissant<br />
car il n’aurait voulu pour rien au monde<br />
de la paternité des comédies de son<br />
associé.<br />
8
la plume de Boileau. Les unifier, c’est<br />
gagner en cohérence ; et si leur sens change,<br />
alors il faudra en rendre compte. La satire<br />
X, « Au lecteur », associe le nom de<br />
<strong>Molière</strong> et celui du fabuliste et les met sur<br />
un pied d’égalité : « J’ai vu tout ce qu’ont<br />
fait La Fontaine et <strong>Molière</strong> ». Si le verbe «<br />
faire » est imprécis, le fabuliste est désigné<br />
ici comme écrivain et <strong>Molière</strong> lui est<br />
associé. Rien de nouveau sinon que <strong>Molière</strong><br />
est clairement un écrivain pour Boileau.<br />
Dans "Le Lutrin", on lit aussi ce vers que je<br />
sors de son contexte : « C’est par là que<br />
<strong>Molière</strong>, illustrant ses écrits » qui confère à<br />
<strong>Molière</strong> un statut d’écrivain s’inspirant de<br />
sa société pour représenter ses figures.<br />
Quant aux "Stances à M. <strong>Molière</strong> sur sa<br />
comédie de l’Ecole des femmes que<br />
plusieurs gens frondaient", Boileau écrit :<br />
« En vain mille jaloux esprits<br />
<strong>Molière</strong>, osent avec mépris<br />
Censurer ton plus bel ouvrage ».<br />
Le substantif « ouvrage » est probablement<br />
ambigu : il désigne le travail rémunéré qui<br />
permet de gagner sa vie (acception attestée<br />
Pas un « écrivain » : un « autheur », au<br />
sens où l’entend le XVII e siècle et, avant<br />
lui, le siècle de Montaigne. Prenez le cas<br />
de Chapelain, un vrai écrivain, lui, et<br />
pourtant il est souvent "autheur", c’est-àdire<br />
producteur. Un exemple : dans son<br />
interminable correspondance, le riche<br />
Chapelain (qui, lui non plus, ne parle<br />
jamais de <strong>Molière</strong> en tant qu’écrivain et<br />
seulement deux fois de <strong>Molière</strong> comédien)<br />
nous apprend qu’en 1639 il a bâti le plan<br />
d’une pièce – ce qui peut prendre une<br />
heure comme cent – et que c’est le<br />
nécessiteux Rotrou qui l’a écrite et<br />
versifiée (lettre du 17 février 1633 à Guez<br />
de Balzac). Nous savons aussi que la<br />
Cymminde de l’abbé d’Aubignac fut mise<br />
en vers par le désargenté Colletet. La<br />
Dame d’intrigue (1663) de Dorimond,<br />
comédien à l’Hôtel du Marais, a été<br />
composée par le nécessiteux Samuel<br />
Chappuzeau. Etc.<br />
Une fois encore, <strong>Molière</strong> est l’auteur de ses<br />
comédies puisqu’alors est "autheur" celui<br />
qui en est le propriétaire.<br />
9
pour le XIX e siècle dans le dictionnaire<br />
historique de la langue française), de même<br />
que l’objet créé, le production de l’esprit qui<br />
désigne un livre particulier considéré<br />
concrètement sous sa forme d’écrit<br />
(acception attestée depuis le XV e siècle). Il<br />
semble que ce soit la publication de<br />
l’ouvrage qui soit l’objet de censure et non<br />
les représentations théâtrales.<br />
Plus troublant, dans "l’Epître à Racine", on<br />
peut être surpris de trouver un tercet qui se<br />
rapporte à <strong>Molière</strong>. Rien n’oblige Boileau à<br />
convoquer le représentant de la comédie<br />
alors qu’il s’adresse au tragédien Racine :<br />
« Avant qu’un peu de terre, obtenu par<br />
prière<br />
Pour jamais sur la tombe eût enfermé<br />
<strong>Molière</strong><br />
Diffamer son chef-d’œuvre nouveau ».<br />
Dans la tombe, c’est bien Poquelin qui est<br />
désigné ; pour le « chef-d’œuvre », c’est<br />
l’auteur de la pièce à laquelle se rapporte<br />
l’écrivain. Ici, les deux ne font qu’un sous la<br />
plume de Boileau.<br />
Dans les "Réflexions critiques" de Boileau,<br />
l’éloge de Régnier le désigne comme un<br />
précurseur de <strong>Molière</strong>, excellant dans l’art<br />
du portrait et dans la connaissance des «<br />
10<br />
Sans doute les deux car la carrière de<br />
<strong>Molière</strong> fut très attaquée de toutes parts.<br />
C’est d’abord le Bouffon du Roi qu’il<br />
fallait circonscrire ; le farceur applaudi et<br />
l’ « autheur » d’ouvrages jugés comme<br />
blasphématoires ou libertins était<br />
relativement moins dangereux. Pour ce<br />
qui est des "ouvrages" de <strong>Molière</strong> dans le<br />
sens éditorial, voyez le cas de la tragédieballet<br />
Psyché. <strong>Corneille</strong> a écrit les troisquarts<br />
de cette pièce, mais c’est <strong>Molière</strong><br />
qui l’édite sous son seul nom ; et jamais<br />
<strong>Corneille</strong>, qui certainement a été bien<br />
rémunéré, n’a réclamé cette pièce une fois<br />
<strong>Molière</strong> décédé. De la même façon,<br />
<strong>Corneille</strong> n’a jamais repris les textes qu’il<br />
avait écrits contre rémunération pour le<br />
richissime Richelieu.<br />
Nous sommes alors en pleine ascension du<br />
parti dévot et il est déjà trop tard pour<br />
dire la vérité, encore plus pour Boileau<br />
qui est devenu proche du Roi, lequel ne<br />
s’intéresse ni aux distinguos littéraires ni<br />
aux droits d’auteur, encore moins à la<br />
moralité dans les Lettres.
mœurs et (du) caractère des hommes ».<br />
Enfin, dans sa correspondance au Comte<br />
Hamilton le 12 mars 1706, Boileau rapporte<br />
une conversation qu’il aurait eue avec<br />
<strong>Molière</strong> et qui établit un lien entre<br />
l’observation de la société qu’aurait faite<br />
Poquelin et le personnage représenté sur le<br />
théâtre de <strong>Molière</strong>, Alceste : « je jouai le<br />
vrai personnage du misanthrope dans<br />
<strong>Molière</strong>, ou plutôt j’y jouai mon propre<br />
personnage ; le chagrin de ce misanthrope<br />
contre les méchants vers ayant été, comme<br />
<strong>Molière</strong> me l’a confessé plusieurs fois luimême,<br />
copié sur mon modèle ». Boileau<br />
s’élève contre la nomination de<br />
Pontchartrain à l’Académie, en apportant<br />
une œuvre licencieuse de cet auteur. C’est<br />
la scène du sonnet d’Oronte qui justifie aux<br />
yeux de Boileau l’identification qu’il<br />
présente de lui-même au Misanthrope. Or,<br />
ce qui semble ici susceptible d’être<br />
intéressant, c’est que la première<br />
désignation de <strong>Molière</strong> est celle de<br />
l’écrivain qui a produit Le Misanthrope<br />
mais la seconde renvoie explicitement non à<br />
l’écrivain mais à l’ami Poquelin, les deux<br />
étant identifiés comme « <strong>Molière</strong> ».<br />
Ce qui me pousse à m’interroger, c’est<br />
pourquoi Boileau aurait-il dénoncé Poquelin<br />
comme l’acteur des œuvres écrites par<br />
<strong>Corneille</strong> et jouées sous le nom de <strong>Molière</strong><br />
dans une seule satire, et pourquoi ce même<br />
écrivain, qui cherche à légiférer et à se<br />
présenter comme impartial, comme ayant un<br />
jugement que la postérité reconnaîtra<br />
comme fiable, accepterait-il ailleurs de<br />
diffuser la version canonique, officielle et<br />
fausse faisant de <strong>Molière</strong> et de Poquelin une<br />
seule et même personne ?<br />
11<br />
<strong>Molière</strong> est un "autheur", c’est-à-dire<br />
qu’il produit des « pièces de spectacle ».<br />
Que dit aujourd’hui un producteur de<br />
films américain : « Mon film » ; que dit<br />
Sulitzer ou PPDA ? « Mon livre ». De<br />
même <strong>Molière</strong> disait « Ma pièce ». Mais<br />
que <strong>Molière</strong>, ou plutôt Jean-Baptiste<br />
Poquelin, ait écrit cette pièce, qu’il l’ait<br />
travaillée à la sueur de son front et de son<br />
poignet, c’est une autre affaire – et elle a<br />
un nom : l’affaire <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong>…<br />
Parce qu’à l’époque de sa Satire Boileau<br />
débutait dans les Lettres et il a voulu se
3- Parcourant "La Muse historique ou<br />
Recueil des <strong>lettres</strong> en vers de Jean Loret",<br />
nous avons le témoignage hebdomadaire<br />
d’un chroniqueur parisien qui présente les<br />
événements dont on parle dans Paris et<br />
auxquels il a parfois assisté. En novembre<br />
1664, lors de la représentation de La<br />
Princesse d’Elide, il écrit :<br />
« Cette pièce si singulière<br />
Est de la façon de <strong>Molière</strong><br />
Dont l’esprit doublement docteur,<br />
Est aussi bien Autheur qu’Acteur<br />
Et que l’on tient par excellence,<br />
De son temps, le Plaute ou Térence ».<br />
Je veux bien que Loret soit un naïf<br />
colporteur des ragots parisiens mais la<br />
12<br />
singulariser en révélant, sans la révéler,<br />
l’association entre <strong>Corneille</strong> et <strong>Molière</strong><br />
(pour autant, il ne risquait pas de<br />
provoquer un scandale : de telles<br />
associations étaient la norme dans le<br />
milieu théâtral). Des années plus tard,<br />
lorsqu’il aurait pu expliquer clairement ce<br />
qu’il en était de celui que l’on appelait<br />
désormais « Monsieur de <strong>Molière</strong> »,<br />
Boileau était devenu un grand courtisan.<br />
Il était trop tard, et pour lui et pour son<br />
époque qui sombrait dans la dévotion. De<br />
plus, raconter l’association c’eût été nuire<br />
à <strong>Corneille</strong> (ce que Boileau ne voulait<br />
surtout pas) et plus encore déplaire à<br />
Louis XIV qui ne souhaitait plus entendre<br />
parler de l’époque où <strong>Molière</strong> était son<br />
amuseur favori. Tout avait changé. Mais<br />
si l’on veut aujourd’hui savoir exactement<br />
ce que Boileau pensait de <strong>Molière</strong>, il suffit<br />
de compter combien de fois le nom de<br />
celui que les moliéristes prétendent être<br />
son « grand ami » apparaît dans sa longue<br />
correspondance, et de comparer, par<br />
exemple, avec les occurrences "Racine". Il<br />
est alors facile de mesurer dans quelle<br />
réelle estime Boileau tenait le Comique<br />
auquel il reprocha sur le tard, vous<br />
semblez l’oublier, son goût immodéré<br />
pour la farce de tréteaux. En cela, Boileau<br />
rejoint Chapelle qui accusa <strong>Molière</strong>,<br />
jusque devant le Roi bon public, de<br />
scurrilité, autrement dit de basse<br />
bouffonnerie.
citation est tellement sans ambiguïté qu’elle<br />
mérite que vous lui fassiez un sort.<br />
Loret n’est jamais ironique (il rapporte des<br />
faits) et il me semble qu’il montre combien<br />
il est commun en 1664 de comparer <strong>Molière</strong><br />
à Plaute (quand on veut le critiquer) ou à<br />
Térence (quand on veut le louer) et combien<br />
il sera paradoxal (mais ça c’est le talent des<br />
écrivains, et celui de Boileau en particulier)<br />
de le comparer simultanément à Plaute ET<br />
Térence.<br />
13<br />
Dans ce cas, prenons les choses à leur<br />
point de départ qui n’est pas 1664 mais<br />
1659. Dans La Muse historique du 6<br />
décembre 1659, Loret ne dit pas que<br />
<strong>Molière</strong> est l’auteur des Précieuses<br />
ridicules, première pièce présentée au<br />
public, seulement :<br />
« Cette troupe de Comédiens<br />
Que Monsieur avoue être siens<br />
Représentant sur le théâtre<br />
Une action assez folâtre […] ».<br />
En revanche, parlant d’ Œdipe, il précise<br />
bien le nom de <strong>Corneille</strong> :<br />
« Que jamais les pièces Du Ryer<br />
Qui fut si digne du laurier ;<br />
Jamais l’Œdipe de <strong>Corneille</strong><br />
Que l’on tient être une merveille ;<br />
[…] N’eurent une vogue si grande<br />
Tant la pièce semble friande<br />
A plusieurs, tant sages que fous. […] »<br />
Comme on le voit, l’intelligentsia du XVII e<br />
siècle, qui abusait de l’anonymat et du<br />
prête-nom, savait dire la vérité quand elle<br />
ne faisait courir de risque à personne.<br />
Lorsque Loret sut que <strong>Molière</strong> était le<br />
favori du Roi (et ce dès 1661) et le prêtenom<br />
de <strong>Corneille</strong>, il l’a tout naturellement<br />
considéré comme « autheur » et, à<br />
l’occasion, car cela lui coûtait peu étant un<br />
proche de <strong>Corneille</strong>, il l’a paré de toutes<br />
les vertus. Vanter <strong>Molière</strong>, amuseur<br />
attitré de Sa Majesté, c’était rendre<br />
hommage à l’excellent goût du Roi (lequel,<br />
on le sait, n’en avait aucun en ce qui<br />
concerne le théâtre et la littérature… et<br />
tant d’autres choses). C’est ainsi que l’on<br />
faisait quand on était du « monde » et que<br />
l’on en connaissait les usages.<br />
Vous trouverez ce ton laudatif et<br />
hypocrite dans toutes les chroniques de<br />
l’époque. Chaque vedette de la scène a été
On trouve quantité d’autres expressions<br />
intéressantes. Ainsi, en janvier 1663 :<br />
« Pour divertir Seigneurs et Dames,<br />
On joua L’Ecole des Femmes<br />
Qui fit rire leurs Majestés<br />
Jusqu’à s’en tenir les côtés,<br />
Pièce aucunement instructive<br />
Et tout à fait récréative,<br />
Pièce dont <strong>Molière</strong> est Autheur<br />
Et, mesmes, principal Acteur ».<br />
Vous tiendrez pour suspecte cette nouvelle<br />
affirmation de l’unité entre auteur et acteur<br />
mais elle est posée par le texte.<br />
De deux choses l’une : ou Loret se moque<br />
14<br />
acclamée comme grand auteur et esprit<br />
fécond. Voyez comment l’éditeur du<br />
célèbre comédien Montfleury le présente :<br />
« On trouve dans ce célèbre auteur tout ce<br />
qu’il faut pour gagner et charmer l’esprit<br />
et le cœur ; une grande délicatesse de<br />
pensées, des sentiments nobles et élevés,<br />
des expressions nettes et naturelles, des<br />
tours naïfs, une belle morale, des leçons<br />
importantes, en un mot tout ce qu’on peut<br />
désirer en des ouvrages de ce genre ; et ce<br />
qu’il y a de plus admirable, et qui marque<br />
la fertilité inépuisable et la justesse du<br />
génie de cet auteur, est que les différents<br />
sujets y sont traités, et maniés de la<br />
manière qu’il convient à chacun, et que les<br />
caractères y sont très bien gardés. » Ne<br />
croirait-on pas que ce dithyrambe<br />
s’adresse pour le moins à l’ « illustre<br />
<strong>Molière</strong> » ? Pourtant, bien que les pièces<br />
qu’il interpréta aient été publiées sous le<br />
nom de « l’illustre Montfleury », personne<br />
de son temps n’a pensé qu’il pût être autre<br />
chose qu’un prête-nom. Il faudra attendre<br />
1739 pour qu’un nouvel éditeur établisse<br />
la vérité. Et aujourd’hui vous ne trouverez<br />
pas un dix-septiémiste pour avoir la<br />
naïveté de croire au génie littéraire de<br />
« l’illustre Montfleury ». En revanche,<br />
sont Légion ceux qui croient en « l’illustre<br />
<strong>Molière</strong> ». Deux poids, deux mesures.<br />
Oui, oui, <strong>Molière</strong> est bien l’"autheur" de<br />
ses pièces, il ne manquerait plus que ça,<br />
qu’il ne le soit pas, avec un Roi qui exige<br />
de lui qu’il le soit en toutes<br />
circonstances… Si le Roi le veut, tout le<br />
monde applaudit.
ici de l’association <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong> que<br />
tout le monde sait, y compris ses lecteurs et<br />
dont personne n’a parlé explicitement, ou<br />
alors à ses yeux l’auteur des pièces de<br />
<strong>Molière</strong> et l’acteur qui les joue ne font<br />
qu’une seule et même personne. Vous<br />
choisirez, mais je crois que la lecture du<br />
contexte permet de lever l’ambiguïté et à<br />
mes yeux, il n’y en a pas.<br />
Par contre, pour aller dans votre direction,<br />
en faisant de la pièce un pur divertissement<br />
sans enseignement, en peignant la réaction<br />
du roi et de la reine, il fait du jeu de <strong>Molière</strong><br />
le jeu d’un Bouffon du Roi sans ambiguïté.<br />
En juin 1663, lors de la représentation de La<br />
Critique de l’Ecole des Femmes, ce même<br />
Loret écrit :<br />
« Sans doute que très bien des Gens<br />
De la voir seront diligents<br />
Etant, dit-on, fort singulière<br />
Et venant du rare <strong>Molière</strong><br />
C’est-à-dire de bonne main ».<br />
Nul doute qu’on peut lui prêter un double<br />
sens, surtout après vous avoir lu, mais le<br />
pauvre Loret n’en témoigne nulle part<br />
15<br />
A propos d’ambiguïté voulue ou non<br />
voulue, connaissez-vous la chronique de<br />
Robinet du 22 novembre 1670 ? Voici ce<br />
qu’écrit ce successeur de Loret à propos<br />
de <strong>Corneille</strong> :<br />
« […] ce poème de <strong>Corneille</strong><br />
Sa Bérénice non-pareille<br />
Se donnera, pour le certain,<br />
Le jour de vendredi prochain,<br />
Sur le théâtre de <strong>Molière</strong><br />
Et que, par grâce singulière<br />
Mardi, l’on y donne au public<br />
De bout en bout, et ric à ric,<br />
Son charmant Bourgeois Gentilhomme<br />
[…] ».<br />
Robinet était un grand ami de <strong>Corneille</strong> ;<br />
a-t-il voulu en se servant du laxisme<br />
syntaxique propre au style versifié<br />
suggérer ce qui ne doit pas l’être ? A<br />
rapprocher de la Préface du Festin de<br />
Pierre où le poète Thomas <strong>Corneille</strong>, au<br />
lieu d’écrire tout simplement « <strong>Molière</strong> »<br />
(mais, précisément, cela ne lui est pas si<br />
facile), préfère utiliser la lourde<br />
périphrase ce « célèbre auteur sous le nom<br />
duquel la pièce est toujours représentée ».
ailleurs. C’est sans doute une source dont<br />
vous, qui êtes plus habilité que moi, tirerez<br />
profit. Dernière remarque : une certaine<br />
critique du XIX e siècle s’est efforcée de<br />
retrouver les sources compilées, compulsées<br />
par <strong>Molière</strong>. Ce travail de recherches est<br />
aujourd’hui déconsidéré, sans doute à tort.<br />
Pour L’Ecole des Femmes (in Gustave<br />
Attinger, L’esprit de la commedia dell’arte<br />
dans le théâtre français), son rédacteur<br />
aurait puisé dans Les facétieuses Nuits de<br />
Strapole, dans La Précaution inutile de<br />
Scarron et dans une pièce italienne de<br />
Croce, Astute semplicità di Angiola (qui<br />
pose le thème de l’homme qui se réserve<br />
d’épouser une pupille qu’il tient enfermée).<br />
Comme très souvent, la critique<br />
moliéresque part du côté de sources<br />
italiennes, très certainement traduites en<br />
français au XVII e siècle mais il me semble<br />
étonnant que <strong>Corneille</strong>, qui puise à de<br />
nombreuses sources, mais principalement<br />
latines et espagnoles, ait changé de sources<br />
d’inspiration. Ce n’est pas impossible mais<br />
cela montrerait combien il conçoit ses deux<br />
activités comme nettement distinctes dans la<br />
phase préparatoire.<br />
16<br />
Il est probable que la plupart des sujets<br />
des pièces de <strong>Molière</strong> a été apportée par<br />
<strong>Molière</strong> ou Madeleine Béjart (sans oublier<br />
le conseiller technique Donneau de Visé,<br />
ami de Thomas <strong>Corneille</strong>) lesquels, en<br />
effet, étant formés à la commedia dell’arte,<br />
exploitaient surtout le répertoire italien.<br />
<strong>Molière</strong> était ce qu’on appelle dans le<br />
jardon théâtral un carcassier, c’est-à-dire<br />
celui (souvent un directeur de théâtre ou<br />
un chef de troupe) qui fournit l’idée<br />
générale (sans que cette idée soit<br />
forcément de lui), parfois le découpage de<br />
l’histoire (là aussi il peut emprunter). On<br />
est en droit de supposer que <strong>Corneille</strong>, qui<br />
lisait l’italien aussi bien que l’espagnol,<br />
adaptait et uniformisait les scènes<br />
originales disparates. Sans doute d’autres<br />
plumes ajoutaient-elles encore des lazzis<br />
car, semble-t-il, il n’y en avait jamais<br />
assez… tant et si bien qu’au final la pièce<br />
n’était de personne, mais elle appartenait<br />
à « Monsieur de <strong>Molière</strong> ». Ces mêmes<br />
pratiques ont continué avec le théâtre de
Voici terminées les quelques remarques<br />
externes à l’œuvre de <strong>Molière</strong> que j’avais à<br />
vous faire. Les emprunts fréquents de cette<br />
œuvre à celles de <strong>Corneille</strong> m’en ont<br />
suggéré d’autres que je vous enverrai si<br />
elles vous intéressent. Je serai heureux que<br />
vous me répondiez sur les points que j’ai<br />
évoqués avec vous et qui m’empêchent,<br />
pour l’heure, d’accepter l’intégralité de vos<br />
analyses.<br />
2 ème LETTRE<br />
Cordialement.<br />
Janvier 2011<br />
Monsieur,<br />
Permettez-moi de vous remercier de votre<br />
diligente réponse et de me présenter plus<br />
amplement : je suis <strong>professeur</strong> agrégé de<br />
Lettres et j’ai obtenu mon agrégation grâce<br />
à <strong>Molière</strong>. Pour avoir suivi les cours<br />
dispensés notamment à Paris-IV Sorbonne,<br />
je ne me sens nullement tenu de ne pas<br />
exercer mon esprit critique vis-à-vis de<br />
l’institution et des idées qu’on n’oserait pas<br />
ne pas remettre en cause par paresse,<br />
tradition et morgue suffisante. Je trouve vos<br />
travaux riches de perspectives nouvelles et<br />
même si je ne partage pas (encore) toutes<br />
vos analyses, je me sens suffisamment<br />
intéressé pour participer le plus<br />
honnêtement possible à l’effort de réflexion,<br />
ne me réclamant d’aucune chapelle. Quand<br />
on cherche à établir la vérité, que les chiens<br />
aboient ne m’intéresse pas. Je pense que<br />
votre démarche est extrêmement louable et<br />
nécessaire et la qualité de certaines pages de<br />
votre site en témoignent. C’est en forçant le<br />
respect même de ses détracteurs que le<br />
combat se gagne, arguments contre<br />
arguments, bonne foi contre mauvaise. Il me<br />
semble louable de ne pas entrer dans le<br />
champ vicié des attaques ad hominem et de<br />
manifester toujours de la rigueur, de la<br />
17<br />
Feydeau ou de Labiche – pas moins d’une<br />
soixantaine de collaborateurs pour ce<br />
dernier – et sont encore la norme au<br />
cinéma.
méthode, y compris contre l’intolérance, et<br />
laisser ensuite le public juge des méthodes<br />
employées par les uns et les autres.<br />
La recherche semble pouvoir se développer<br />
dans deux directions majeures qui se<br />
complètent.<br />
1- C’est d’une part la critique interne aux<br />
œuvres cornéliennes et moliéresques, y<br />
compris les pièces jouées par Baron après<br />
1673 qui sont aussi un argument majeur<br />
pour montrer combien <strong>Corneille</strong> continue à<br />
prêter son talent contre rémunération.<br />
Je pense que toutes les recherches<br />
informatiques vont dans le bon sens, même<br />
si en tant que littéraire il faudra que<br />
j’apprenne à me débarrasser d’une certaine<br />
méfiance instinctive. Pour l’instant, voici où<br />
se situent mes réticences : la proximité<br />
lexicale des œuvres est incontestable. C’est<br />
un fait que personne ne peut nier. Mais<br />
l’acteur <strong>Molière</strong> a joué toute sa vie les<br />
pièces de <strong>Corneille</strong> qu’il connaît par cœur.<br />
Si jamais il écrivait, les emprunts me<br />
semblent relever de cette intime<br />
connaissance. Je suis même persuadé qu’un<br />
acteur ayant joué <strong>Corneille</strong> pendant plus de<br />
trente ans de sa vie a une connaissance<br />
récitative de l’œuvre supérieure à son auteur<br />
lui-même (à chacun son métier).<br />
18<br />
Baron, disciple de <strong>Molière</strong>, fut en effet<br />
accusé par ses contemporains de n’être<br />
pas l’auteur de son théâtre. A l’évidence,<br />
malgré une dizaine de comédies publiées<br />
sous son nom, ils ne se trompaient pas.<br />
Même si <strong>Molière</strong> a eu une « connaissance<br />
récitative » du théâtre de <strong>Corneille</strong>, ne<br />
serait-il pas logique qu’ayant longtemps<br />
imité son modèle, <strong>Molière</strong> s’en détachât<br />
un jour ? Aucun artiste ne subit durant<br />
toute sa carrière l’influence de son<br />
premier maître. Or, une étude stylistique<br />
des grandes comédies moliéresques en<br />
vers et les analyses statistiques de MM.<br />
Cyril et Dominique Labbé (2001)<br />
montrent que le degré d’imitation, si<br />
imitation il y a, est constant durant les<br />
quatorze années parisiennes. De plus, ne<br />
serait-il pas incompréhensible que <strong>Molière</strong><br />
n’imitât que le seul <strong>Corneille</strong>, alors que<br />
<strong>Molière</strong> « travaille » uniquement dans le<br />
registre de la comédie et de la satire, genre<br />
populaire par excellence et fort éloigné de
19<br />
la tragédie, ne serait-ce que par le champ<br />
lexical employé ? Peut-on par ailleurs citer<br />
un seul autre comédien qui ait accompli la<br />
prouesse de <strong>Molière</strong> ? Certes la mémoire<br />
est utile, mais il faut plus que de la<br />
mémoire pour maîtriser la syntaxe de<br />
<strong>Corneille</strong> sur des périodes contenant<br />
plusieurs alexandrins, et se hisser à son<br />
niveau moral (les deux étant<br />
indissociables). Enfin, il est anormal que<br />
<strong>Molière</strong> écrive comme <strong>Corneille</strong> mais joue<br />
en farce ce qu’il écrit si admirablement. Il<br />
y a là une schizophrénie difficile à<br />
admettre. En revanche, il est évident<br />
qu’un homme fier de ce qu’il écrit ne<br />
rabaisse pas son œuvre. Bien sûr, tout<br />
peut arriver dans une carrière, mais on ne<br />
rabaisse pas systématiquement ce que l’on<br />
a écrit avec son âme. Pourtant, tous les<br />
témoignages concordent : sur scène<br />
<strong>Molière</strong> grimaçait son texte et faisait rire<br />
là où le public de qualité n’en voyait pas la<br />
raison. Enfin, si l’on acceptait l’hypothèse<br />
de la « connaissance récitative », il<br />
faudrait admettre que, par ce biais,<br />
<strong>Molière</strong> s’est aussi approprié les procédés<br />
stylistiques intimes de son modèle, les<br />
sources et même la culture de Pierre<br />
<strong>Corneille</strong> (il a été démontré que Tartuffe<br />
est le revers de Polyeucte). Ainsi, grâce à<br />
sa seule mémoire de comédien-farceur,<br />
<strong>Molière</strong> qui a toujours couru par monts et<br />
par vaux serait arrivé au niveau<br />
d’excellence du seul <strong>Corneille</strong>, dont le<br />
génie est certain, qui disposait de tout son<br />
temps et, à l’inverse de <strong>Molière</strong>, d’une<br />
excellente bibliothèque. L’hypothèse de la<br />
« connaissance récitative » nous oblige<br />
donc à croire à un comédien (mauvais de<br />
surcroît dans la tragédie, de l’avis de tous<br />
ses contemporains) qui par un don unique<br />
dans les annales de la comédie et de la<br />
littérature a réussi, alors qu’il ne jouait<br />
que des comédies pour le parterre, à se<br />
court-circuiter en permanence en<br />
imposant où cela n’était guère souhaitable<br />
pour une comédie le style très travaillé de<br />
<strong>Corneille</strong>, mais aussi son système<br />
référentiel, ses sources livresques, sa<br />
culture religieuse, son intérêt pour les
La proximité des deux œuvres montre à mes<br />
yeux que la seconde (celle de <strong>Molière</strong>) tire<br />
son existence de la première. Je ne franchis<br />
pas pour l’instant le pas en identifiant la<br />
main cachée derrière ces deux œuvres<br />
comme étant la même.<br />
Par exemple, l’usage du terme "honneur"<br />
chez <strong>Corneille</strong> et <strong>Molière</strong> me semble<br />
diverger grammaticalement. Dans les<br />
grandes lignes, l’honneur chez <strong>Corneille</strong> est<br />
une valeur absolue qui implique qu’il se<br />
dispense presque toujours d’adjectifs (il n’a<br />
pas besoin d’être grand, beau...) ce qui se<br />
conçoit aisément. Il est à plus de 90%<br />
précédé d’un déterminant possessif seul<br />
(mon/ton/son...) ou d’un article. Chez<br />
<strong>Molière</strong> (et j’observe que le terme est<br />
déplacé dans le cadre d’une comédie mais<br />
on en relève plus de 50 occurrences), il peut<br />
être précédé ou suivi d’un adjectif, ce qui<br />
est en contradiction avec l’usage qu’en fait<br />
<strong>Corneille</strong>.<br />
20<br />
questions anciennes de point d’honneur,<br />
de « molinisme » ou de « grâce<br />
irrésistible », jusqu’au tic cornélien de<br />
recycler d’anciens vers, et tout ceci sans<br />
que jamais un contemporain ne l’ait vu<br />
préoccupé par des problèmes de<br />
versification ou des soucis d’inspiration…<br />
et sans que l’on n’ait jamais trouvé la<br />
moindre page de sa main !<br />
Suivez ce conseil : faites deux colonnes ;<br />
dans la première, inscrivez<br />
méthodiquement tout ce qui tend à<br />
prouver en <strong>Molière</strong> un écrivain ; dans la<br />
seconde, tout ce qui tend à établir qu’il n’a<br />
jamais été autre chose qu’un comédienpoète,<br />
donc un prête-nom ; puis faites le<br />
compte des deux colonnes. La<br />
comparaison est instructive car en raison<br />
du long conditionnement idéologique que<br />
nous avons subi, nous avons tendance à<br />
minimiser, sinon occulter, tous les<br />
arguments qui s’opposent à nos idées<br />
toutes faites ou patiemment inculquées.
Ce n’est pas une preuve de quoi que ce soit<br />
mais une différence qui mérite d’être<br />
analysée. Les emprunts évidents à la<br />
tragédie cornélienne, situés dans un<br />
contexte comique (ce qu’oublient de<br />
nombreuses mises en scène modernes qui<br />
jouent, depuis le XIX e siècle, les pièces de<br />
<strong>Molière</strong> comme des drames, contrairement<br />
aux bouffonneries de l’acteur Poquelin et du<br />
jeu qui en découlait, ce que constate Jules<br />
Lemaître au XIX e siècle), méritent d’être<br />
analysés car ce déplacement induit des<br />
effets sur le spectateur très différents.<br />
21<br />
<strong>Corneille</strong> n’a jamais ignoré, lui qui est<br />
créateur de la bonne comédie, qu’en<br />
comédie il n’est pas question d’employer<br />
le mot « honneur » sans un adjectif qui<br />
puisse le caractériser aux yeux du public<br />
ignare qui remplissait alors le<br />
« parterre ». De la même manière, un<br />
grand cuisinier sait, lorsque cela s’avère<br />
nécessaire, servir au jeune fils de son<br />
client un hamburger avec du ketchup et<br />
des frites. Chez le « commun », l’honneur<br />
cornélien ne signifiait rien et n’avait<br />
aucun goût ; il fallait donc l’accommoder ;<br />
ce qu’a fait professionnellement <strong>Corneille</strong>.<br />
Relisons L’Illusion comique et voyons le<br />
rôle que jouent les adjectifs et les épithètes<br />
dans la bouche de Matamore, parodie<br />
grotesque du Rodrigue du Cid ; les deux<br />
pièces ont été écrites à la même époque, ce<br />
qui en dit beaucoup sur l’ambivalence de<br />
<strong>Corneille</strong>.<br />
Vous êtes-vous demandé pourquoi seules<br />
les pièces "sérieuses" de <strong>Molière</strong><br />
contiendraient emprunts et allusions, et<br />
jamais les farces qui s’y prêteraient<br />
davantage puisqu’elles veulent susciter<br />
rire et moquerie ? De nombreux exégètes<br />
ne croient d’ailleurs pas que <strong>Molière</strong> ait<br />
jamais été parodique envers <strong>Corneille</strong>.<br />
Mais, s’il l’a été (son emploi auprès du Roi<br />
l’obligeait à rire de tout), je trouve curieux<br />
qu’il n’ait pas utilisé la farce à cet effet.<br />
Les moliéristes citent un quatrain<br />
dans L’Ecole des Femmes qui serait une<br />
attaque contre Pierre <strong>Corneille</strong>. C’est<br />
ridicule. <strong>Molière</strong>, qui, lorsqu’il attaque<br />
quelqu’un, est généralement lourd et<br />
direct, se serait fait soudain bien subtil,
Si <strong>Corneille</strong> en est l’auteur (ce qui est fort<br />
possible mais qui reste à démontrer), force<br />
est de constater qu’il se présente très<br />
souvent comme un critique ironique de<br />
certaines situations tragiques présentes dans<br />
son théâtre.<br />
Je ne suis peut-être pas très clair mais j’y<br />
reviendrai car les esthétiques tragique et<br />
comique visent des effets très différents. Par<br />
contre, la justification théorique développée<br />
par les préfaces moliéresques me paraît<br />
calquée à bien des égards sur<br />
l’argumentation cornélienne et ce<br />
rapprochement mérite d’être lui aussi<br />
analysé.<br />
2- C’est d’autre part la recherche d’indices<br />
externes aux œuvres qui doit être menée.<br />
Un travail d’historien dans les archives et<br />
qui pose une preuve comme étant une<br />
22<br />
alors que précisément tout aurait dû le<br />
pousser, du moins si l’on en croit les<br />
moliéristes, à charger <strong>Corneille</strong> le plus<br />
possible. Et le public de l’époque qui riait,<br />
s’empoignait, se volait, ou plus<br />
écologiquement jetait des légumes aux<br />
comédiens, aurait compris quelque chose<br />
à ces quatre petits vers, lesquels pouvaient<br />
concerner tous les De l’Isle de France (et<br />
ils étaient nombreux !). D’ailleurs<br />
combien savaient que Thomas <strong>Corneille</strong><br />
signait ainsi certains actes administratifs ?<br />
Nous pensons, comme certains historiens,<br />
que ces vers sont à circonscrire dans un<br />
contexte plus global, et d’abord politique.<br />
Puisque <strong>Molière</strong> est le Bouffon du Roi, il<br />
est aux ordres. Or, l’époque où fut<br />
composée la pièce est celle où Colbert<br />
cherche à juguler les «évasions fiscales »<br />
comme nous disons aujourd’hui.<br />
<strong>Corneille</strong> a toujours été un satirique dans<br />
l’âme et même envers lui-même comme le<br />
démontrent ses premières comédies, ses<br />
poésies et son Illusion comique écrite en<br />
parallèle du Cid ; sur ce point le<br />
corneilliste André Le Gall est catégorique.<br />
Tout à fait de votre avis. Une des clefs de<br />
cette affaire est la Préface du Tartuffe où,<br />
selon moi, à cause des événements qui se<br />
précipitent, <strong>Corneille</strong> se trahit ici et là.<br />
J’ai tenté de le faire dans ma thèse de<br />
plus de 1000 pages, toujours en attente<br />
d’un éditeur : <strong>Molière</strong>, Bouffon du Roi et<br />
prête-nom de <strong>Corneille</strong>.
donnée similaire établie par le recoupement<br />
de deux documents différents. Plutôt que<br />
d’écrire : "<strong>Molière</strong> n’a jamais écrit une<br />
lettre", je préfère pour l’instant affirmer :<br />
"Nous n’avons, dans l’état actuel de la<br />
recherche, aucune lettre écrite de la main de<br />
<strong>Molière</strong>. Plus de trois siècles de recherches<br />
n’ont jusqu’à présent rien donné". Le fait<br />
est plus que troublant et il convient de<br />
chercher dans toutes les correspondances<br />
des interlocuteurs qu’il fréquente l’absence<br />
de ces supposées <strong>lettres</strong>.<br />
Pour l’heure, je sais peu de choses de la<br />
correspondance des <strong>Corneille</strong> et du lieu où<br />
elle est archivée. Combien avons-nous de<br />
<strong>lettres</strong> de lui, de Mélite jouée autour de<br />
1629 à la fin de sa vie ? L’édition des<br />
Œuvres complètes, édition Seuil 1988, fait<br />
état d’une vingtaine de <strong>lettres</strong> (Je cite la p.<br />
830 : "il ne nous reste de <strong>Corneille</strong> qu’une<br />
vingtaine de <strong>lettres</strong> (dont les deux-tiers sont<br />
le résultat de découvertes relativement<br />
récentes"). Avouons que c’est fort peu sur<br />
un demi-siècle de productions et qu’il reste<br />
beaucoup à trouver dans ce domaine, et que<br />
ce peu de <strong>lettres</strong> trouvées jette un éclairage<br />
un peu différent sur l’absence de <strong>lettres</strong> de<br />
<strong>Molière</strong>. Pourquoi ne le dirait-on pas ? Si<br />
nous avons des doutes, disons-les ; ils font<br />
aussi partie de la démarche intellectuelle<br />
que nous entreprenons.<br />
23<br />
Il est à craindre qu’il n’y ait dans cette<br />
litote quelque hypocrisie. Car si après<br />
trois siècles de recherches acharnées l’on<br />
n’a toujours rien trouvé de la main de<br />
« l’illustre <strong>Molière</strong> », jusques à quand<br />
devra-t-on attendre pour appeler un<br />
"chat" un chat et écrire : "Nous n’avons<br />
rien de la main de <strong>Molière</strong>" au lieu de :<br />
"les recherches n’ont jusqu’à présent rien<br />
donné" ? Pense-t-on que si personne n’a<br />
jamais approché le monstre du Loch Ness,<br />
malgré des millions de curieux annuels,<br />
c’est uniquement parce que "les<br />
recherches n’ont jusqu’à présent rien<br />
donné" ?<br />
Ainsi, parce qu’il y a peu de <strong>lettres</strong> de<br />
<strong>Corneille</strong> il serait normal que nous n’en<br />
ayons aucune de <strong>Molière</strong> ! C’est oublier<br />
que nous en avons des centaines de Racine<br />
ou de Boileau ; c’est oublier que nous<br />
avons le registre paroissial que Pierre
Il me paraît fondamental de remonter le<br />
plus possible une piste qui paraît<br />
extrêmement fructueuse et que vous<br />
esquissez : l’association <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong><br />
est motivée par les besoins financiers de<br />
Pierre <strong>Corneille</strong>. Analysons les entrées<br />
d’argent, les dépenses qu’il fait, cherchons à<br />
remonter ce nerf de la guerre et de<br />
l’écriture. Deux fils à l’armée – dont un qui<br />
se fait tuer en 1674 – mais combien pour<br />
un brevet militaire...?<br />
Il faut établir ce besoin d’argent d’un auteur<br />
qui n’était plus pensionné en 1674 et dont la<br />
pension est rétablie sur intervention de<br />
Boileau en 1682 (mais une pension de 1.000<br />
livres lorsque la veuve de Poquelin distribue<br />
aux pauvres qui entravent le cortège funèbre<br />
de son mari de 1.000 à 1.200 livres, n’étaitce<br />
déjà pas une aumône insuffisante ?)<br />
24<br />
<strong>Corneille</strong> a tenu en tant que marguillier de<br />
sa paroisse ; et que l’on possède encore un<br />
meuble à l’intérieur duquel <strong>Corneille</strong> a<br />
écrit des indications afin de pouvoir<br />
retrouver, parmi plusieurs tiroirs, les<br />
papiers qu’il rangeait. C’est oublier<br />
surtout que <strong>Molière</strong> fut un homme public,<br />
bien plus que dix poètes réunis, qu’il a<br />
côtoyé beaucoup de gens en tant<br />
qu’intendant des Divertissements du Roi<br />
et qu’à ce seul titre déjà, il aurait dû<br />
laisser de très nombreuses traces de son<br />
écriture. Car s’il est naturel que nous<br />
ayons peu de pages autographes d’un<br />
poète quelque peu misanthrope et solitaire<br />
comme Pierre <strong>Corneille</strong>, il est anormal<br />
qu’un directeur de théâtre, doublé d’une<br />
vedette de scène, triplé d’un grand<br />
courtisan, ne laisse rien. Au fait que<br />
<strong>Molière</strong> n’ait rien laissé de sa main,<br />
l’explication la plus simple est aussi la plus<br />
historique : à son époque, 90% des<br />
Français ne savaient pas écrire, et ce<br />
pourcentage est supérieur pour les<br />
comédiens spécialisés dans la farce.<br />
Etre officier dans l’armée du Roi était<br />
hors de prix parce que réservé aux fils de<br />
prince.<br />
La pension de <strong>Corneille</strong> a toujours été<br />
insuffisante et, de plus, irrégulière. Certes,<br />
il ne fut jamais pauvre, mais pas riche<br />
pour autant. C’était un bourgeois qui<br />
grâce à l’héritage de son épouse possédait
<strong>Corneille</strong> ne mène apparemment pas un<br />
train de vie fort dispendieux mais la famille<br />
est nombreuse. Où va donc son argent ?<br />
Thomas <strong>Corneille</strong> connaît de très gros<br />
succès en tant qu’auteur. Que fait-il de cet<br />
argent ?<br />
25<br />
des terres d’un revenu médiocre, et dont<br />
les revenus littéraires étaient un<br />
complément. Ce qui explique que<br />
<strong>Corneille</strong> ait quémandé tout au long de sa<br />
longue carrière, sauf durant la parenthèse<br />
allant de 1658 à 1674 ; précisément durant<br />
ce que j’appelle son partenariat avec<br />
l’amuseur attitré du Roi.<br />
Sous le règne de Louis XIV, aucun<br />
écrivain n’a vécu de sa plume. Thomas<br />
<strong>Corneille</strong> qui n’arrêta pas de publier a fini<br />
dans la misère, ainsi que plusieurs<br />
témoignages l’attestent. C’est donc<br />
qu’écrire ne suffisait pas. Il fallait<br />
d’autres revenus. Thomas, on le sait, fut le<br />
nègre de vedettes du théâtre et aussi celui<br />
de son ami Donneau de Visé, lequel, fort<br />
heureusement, créa avec lui une gazette<br />
très prisée. Thomas acceptait aussi les<br />
commandes alimentaires de l’Académie<br />
française. Plus révélateur encore : il est<br />
devenu le fournisseur de la Troupe de<br />
<strong>Molière</strong> lorsque celui-ci décéda, prenant, à<br />
mon sens, la place qu’occupait, du temps<br />
de <strong>Molière</strong>, son frère aîné. Mais sans<br />
<strong>Molière</strong> les succès furent moindres et, de<br />
toute façon, l’époque n’était plus la même.<br />
Il faut donc s’interroger sur ce fait<br />
anormal : alors que sous le règne de Louis<br />
XIV tous les intellectuels sont les<br />
“domestiques” d’un puissant (c’est le<br />
terme de l’époque), <strong>Corneille</strong>, qui n’est<br />
pas riche, n’a plus de métier salarié depuis<br />
1652 et ne reçoit sa pension (insuffisante)<br />
que de façon irrégulière (à la différence de<br />
<strong>Molière</strong>), n’a été le “domestique” de<br />
personne de 1658 (date où il rencontre de<br />
façon professionnelle <strong>Molière</strong> et sa troupe)<br />
à 1673 (date de la mort de <strong>Molière</strong>). Or,<br />
<strong>Corneille</strong>, que ses contemporains disent<br />
“avare” et “mercenaire”, a quémandé,<br />
ainsi que je viens de le dire, avant et<br />
quémandera après ces dates. Il y a là une<br />
anomalie dont aucun corneilliste patenté,<br />
à ma connaissance, ne s’est soucié.
Les deux frères vivent ensemble, ont épousé<br />
des sœurs parentes, ont des intérêts<br />
communs. Il faut les suivre au jour le jour,<br />
relever toute trace d’entrées et de sorties<br />
financières. Si la vie de Poquelin est une<br />
énigme, intéressons-nous à celle du grand<br />
Pierre ; enquêtons de ce côté-là qui promet<br />
des découvertes intéressantes.<br />
D’un point de vue personnel, me lancer<br />
dans des recherches sur une décennie ou<br />
plus ne me fait pas peur. Si au bout du<br />
compte, je prouve que <strong>Molière</strong> /Poquelin est<br />
l’auteur de ses pièces, alors j’accepte d’être<br />
la risée de tout ce beau monde qui l’a<br />
toujours su. Si ce n’est pas le cas, si nous<br />
prouvons que <strong>Corneille</strong> est non seulement le<br />
grand dramaturge qui a sorti le théâtre<br />
français de nulle part mais que, protégé par<br />
un acteur bouffon du roi et en situation de<br />
jouer ce qu’il veut sans risquer sa<br />
réputation, <strong>Corneille</strong> s’est fait plaisir, a osé<br />
ce que son théâtre à lui ne pouvait faire et<br />
qu’il a excellé ainsi dans le genre comique,<br />
nous établissons <strong>Corneille</strong> comme le plus<br />
grand auteur du dix-septième, à l’égal d’un<br />
26<br />
Voici un fait qui mérite toute votre<br />
attention : alors que sa gloire est en perte<br />
de vitesse, <strong>Corneille</strong> décide brusquement,<br />
sans raison apparente, en octobre 1662, de<br />
s’installer définitivement à Paris, lui qui<br />
jusque-là détestait y résider. Aucun<br />
corneilliste n’a apporté de réponse<br />
satisfaisante à ce qui fut un choix majeur<br />
et définitif de <strong>Corneille</strong>. Or il est facile, si<br />
l’on veut bien mêler la vie de <strong>Molière</strong> à<br />
celle de <strong>Corneille</strong>, de constater qu’à partir<br />
de 1661 <strong>Molière</strong> est devenu le directeur de<br />
théâtre qui rapporte le plus d’argent. Et<br />
de constater aussi que c’est seulement à<br />
partir de 1662, alors que <strong>Corneille</strong> habite<br />
désormais Paris, que vont s’enchaîner les<br />
chefs-d’œuvre signés <strong>Molière</strong>. Trouver la<br />
raison qui a contraint <strong>Corneille</strong> à s’exiler,<br />
c’est résoudre l’affaire <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong> ;<br />
car qui d’autre que <strong>Molière</strong> – parce que<br />
c’est le Roi qui ordonne à travers lui –, a<br />
pu exiger de ce misanthrope avare de<br />
venir vivre à Paris où la vie est si chère et<br />
où sa tranquillité d’âme sera menacée,<br />
notamment à cause de la cabale que l’abbé<br />
d’Aubignac monte contre lui ?
Shakespeare.<br />
Mais, tant que des preuves internes et<br />
externes ne sont pas avancées (je pense<br />
qu’elles n’ont jamais été cherchées parce<br />
que les historiens n’en voyaient pas l’utilité<br />
simplement) et trouvées, analysées, tant que<br />
nous sommes dans des faisceaux de<br />
suppositions concordantes, nous restons<br />
dans le clair-obscur.<br />
Si nous actons le fait qu’il n’y a pas de<br />
preuves et que nous rendons plus claires des<br />
quantités d’ambiguïtés troublantes par une<br />
hypothèse, alors, à titre personnel ça ne me<br />
suffit pas car il y aura toujours des<br />
détracteurs qui n’accepteront pas les<br />
conclusions avancées. Voilà donc où j’en<br />
suis, où je peux peut-être apporter ma petite<br />
pierre à l’édifice du grand <strong>Corneille</strong>.<br />
27<br />
N’utilisez pas le nom Shakespeare qui,<br />
autant que celui de <strong>Molière</strong>, est l’enseigne<br />
d’un théâtre collectif, car les mêmes<br />
conditions historiques et sociologiques ont<br />
certainement eu les mêmes conséquences.<br />
En effet, et c’est d’ailleurs grâce à cette<br />
incuriosité des universitaires que j’ai pu<br />
trouver les arguments et les citations (plus<br />
de 2 000) pour composer ma thèse <strong>Molière</strong>,<br />
Bouffon du Roi et prête-nom de <strong>Corneille</strong>.<br />
Personne, du moins à ma connaissance,<br />
n’avait jamais songé à faire une<br />
biographie des vies de <strong>Corneille</strong> ET de<br />
<strong>Molière</strong> entremêlées. Faire l’effort de les<br />
associer apporte bien des surprises et règle<br />
beaucoup de questions que moliéristes,<br />
d’un côté, et corneillistes, de l’autre, se<br />
contentent de formuler en changeant vite<br />
de sujet. Savez-vous que sur plusieurs<br />
milliers d’articles et études sur <strong>Molière</strong>,<br />
vous trouvez des titres comme « <strong>Molière</strong> et<br />
Rotrou », « <strong>Molière</strong> et Guilleragues », où<br />
il n’y a rien à dire ou presque, et<br />
seulement un ou deux articulets «<br />
<strong>Molière</strong> et <strong>Corneille</strong> » (ou l’inverse) dans<br />
lesquels, comme il était à prévoir, rien<br />
n’est dit. J’ai même lu un « <strong>Molière</strong> et<br />
Rimbaud »… A quand « <strong>Molière</strong> et<br />
Batman » ?<br />
Je vous souhaite d’être celui qui corrigera<br />
la vision à la fois opaque et idéalisée que<br />
nous avons de l’ « illustre <strong>Molière</strong> » et de<br />
<strong>Corneille</strong> « gloire de la France ».<br />
Réussissant à nous montrer des hommes<br />
quotidiens et non des statues d’un marbre
C’est avec joie que j’attends votre réponse.<br />
Cordialement.<br />
3 ème LETTRE<br />
Monsieur,<br />
Janvier 2011<br />
Je vous remercie des réponses que vous<br />
m’avez apportées, toujours riches<br />
d’enseignements. Toutes ces années<br />
d’études moliéresques ont encore cependant<br />
un peu de mal à s’effacer.<br />
28<br />
inaltérable, vous aurez résolu l’affaire<br />
<strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong>, car celle-ci n’existe<br />
qu’à cause de notre méconnaissance<br />
idéologique des réalités du XVII e siècle.<br />
Dès que nous accepterons que le règne de<br />
Louis XIV n’a jamais été « classique », au<br />
sens universitaire que nous lui donnons<br />
depuis 1880, mais « baroque » (dans le<br />
sens de non didactique, non académique,<br />
mais au contraire éclaté et contradictoire),<br />
alors le « cas <strong>Molière</strong> » s’expliquera de luimême,<br />
car l’on aura compris que <strong>Molière</strong><br />
ne fut pas, comme le veulent les<br />
moliéristes, le « premier écrivain<br />
moderne », mais le dernier des bouffons<br />
du roi, et que <strong>Corneille</strong> a été, non pas le<br />
« premier de nos classiques », mais le<br />
dernier des dinosaures de l’ère Louis XIII.<br />
A cause du bon plaisir du Roi, donc<br />
malgré eux, le « Premier farceur de<br />
France » (Somaize dixit) et l’auteur du Cid<br />
furent les catalyseurs d’une époque<br />
bouillonnante, bien souvent monstrueuse,<br />
toujours hypocrite. Puis, vers 1680,<br />
l’ordre nouveau n’a plus voulu plus d’eux.<br />
Commençaient à triompher le parti dévot<br />
et la petite bourgeoisie dont « Monsieur de<br />
<strong>Molière</strong> » fut un représentant, l’un de<br />
ceux que l’on appelait alors les<br />
« parvenus ».<br />
En France on naît moliériste ; il faut<br />
prendre sur soi pour être cornélien. Rien<br />
n’est plus difficile que de se déprendre des
La variabilité des jugements de Boileau ne<br />
m’apparaît guère à son honneur, même si la<br />
course aux pensions et autres honneurs<br />
académiques après lesquels sa vieillesse<br />
semble avoir couru peut en rendre compte.<br />
29<br />
vérités que l’on nous a inculquées dès<br />
l’enfance et durant notre scolarité. C’est<br />
tellement gratifiant lorsque l’on accepte<br />
un consensus… Le problème avec les<br />
consensus nationaux, c’est qu’ils sont de<br />
surface ; grattez et vous trouverez le<br />
contraire d’une unanimité. Ainsi, lorsque<br />
j’ai entrepris ma thèse, rien ne m’a<br />
davantage étonné que de constater, malgré<br />
le credo "<strong>Molière</strong> auteur de génie" très<br />
ancré, que chaque moliériste avait vu, ou<br />
du moins entraperçu, un détail, une<br />
particularité de <strong>Molière</strong> qui ne cadrait pas<br />
avec le portrait officiel, souvent même le<br />
contredisait tout à fait. J’ai pour<br />
l’essentiel bâti ma thèse sur toutes ces<br />
anomalies relevées par les moliéristes euxmêmes<br />
mais auxquelles, évidemment, ils<br />
n’ont jamais prêté l’attention suffisante.<br />
Attention, vous parlez en Moderne. Sous<br />
Louis XIV la quête d’une reconnaissance<br />
est immédiate ou elle n’est pas ; devenu<br />
adulte, chaque homme de qualité espère<br />
approcher le Roi et, pour cela, fait à sa<br />
façon. Il est certain qu’au début Boileau<br />
s’y est mal pris ; mais en devenant un<br />
proche de <strong>Molière</strong>, il a su assez<br />
manœuvrer (flattant et griffant tout à la<br />
fois l’amuseur du Roi) pour, au final,<br />
devenir l’un des courtisans les plus en vue;<br />
à ce moment-là <strong>Molière</strong> est mort depuis<br />
suffisamment de temps pour qu’il soit<br />
permis d’émettre une critique à son sujet,<br />
mais, attention, jamais ouvertement, car<br />
ce serait critiquer les anciens goûts du Roi.<br />
Souvenez-vous de la fameuse anecdote<br />
tardive et dévote, puisque racontée par le<br />
pâle fils de Racine, où Louis XIV demande<br />
à Boileau qui fut « le plus rare des grands<br />
écrivains qui avaient honoré la France » et<br />
Boileau de lui nommer <strong>Molière</strong>. Le Roi lui<br />
rétorque alors, parce qu’il ne manquait<br />
pas d’un certain humour : « Je ne le<br />
croyais pas, mais vous vous y connaissez<br />
mieux que moi. » Le moliériste Antoine<br />
Bret s’étonne : « Mais comment Louis
Quant à la notion d’auteur au XVII e siècle,<br />
si éloignée de la nôtre, elle me rappelle un<br />
peu la nouvelle de Borges "Pierre Ménard<br />
auteur de Don Quichotte".<br />
30<br />
XIV osa-t-il dire "qu’il ne le croyait pas",<br />
lui qui avait été le protecteur fidèle de<br />
<strong>Molière</strong> ! » La réponse, une fois encore, est<br />
la même que pour toutes les interrogations<br />
sur une prétendue incompréhension de<br />
Louis XIV de qui fut <strong>Molière</strong> : Sa Majesté<br />
savait très bien que son favori n’était pas<br />
autre chose qu’un excellent comédien de<br />
farces, un efficace directeur de troupe et<br />
un prompt auxiliaire de sa politique. Il<br />
serait vraiment injuste de faire de Louis<br />
XIV un sot sous prétexte qu’il ne pouvait<br />
pas adhérer, et pour cause, à un dogme<br />
qui sera créé un siècle plus tard et qui<br />
exige une admiration aveugle pour<br />
<strong>Molière</strong>. De plus, comme l’a fait<br />
remarquer le moliériste Eugène Despois,<br />
« Boileau n’a pas dit le plus grand, comme<br />
on le lui fait souvent dire, mais le<br />
plus rare, ce qui est fort différent. <strong>Molière</strong><br />
et La Fontaine étaient bien, dans leurs<br />
genres, les écrivains les plus rares de ce<br />
temps et de beaucoup d’autres, ceux<br />
auxquels on ne pouvait comparer<br />
personne ; tandis qu’on pouvait comparer<br />
Racine à <strong>Corneille</strong>, Bossuet à<br />
Pascal... » Cette nuance est plus justifiée<br />
encore si l’on tient compte que <strong>Molière</strong> fut<br />
le seul, durant le règne du Roi-Soleil, à<br />
avoir été LE Bouffon du Roi.<br />
Sur beaucoup de points nous autres<br />
Modernes utilisons les mêmes mots que les<br />
sujets de Louis XIV, mais dans un sens<br />
souvent opposé. C’est flagrant avec les<br />
mots « auteur », « comédie » (si cotés<br />
aujourd’hui), aussi avec l’expression « belesprit<br />
» dont se gargarisent ceux qui<br />
veulent nous convaincre que ses<br />
contemporains ont bien senti en <strong>Molière</strong><br />
un intellectuel de première grandeur. Rien<br />
n’est plus inexact. Sous Louis XIV<br />
l’expression « bel-esprit », à cause d’un<br />
usage abusif, était devenue péjorative.<br />
C’est pour cela que dans Les Précieuses<br />
ridicules (sc. 1) La Grange dit de
J’ai lu ce week-end l’ouvrage d’Eudore<br />
Soulié Recherches sur <strong>Molière</strong> et sa<br />
famille, non pas tant l’hagiographie<br />
moliéresque qui en compose la première<br />
partie que l’ensemble des actes notariés<br />
qu’il a recopiés. Certaines de ces pièces ont<br />
suscité à nouveau des questions chez moi et<br />
je me permets de vous en faire part. Peutêtre<br />
ces questions et vos réponses pourrontelles<br />
enrichir la première de mes<br />
interventions que vous avez annotée ?<br />
- L’inventaire après décès de Marie Cressé<br />
(décédée en mai 1632) fait état de deux<br />
ouvrages lui appartenant : Plutarque et la<br />
Vie des hommes illustres d’une part, la<br />
Bible de l’autre. Il apparaît fort probable<br />
qu’elle ait su lire et l’inventaire après décès<br />
de l’acteur <strong>Molière</strong> (je vais y revenir)<br />
mentionne ces deux titres, sans qu’on<br />
puisse établir avec certitude qu’il s’agisse<br />
des deux mêmes ouvrages.<br />
- Le père de Jean-Baptiste, Jean Poquelin,<br />
n’acquiert sa charge de tapissier du roi,<br />
grâce à la transmission partielle que lui en<br />
fait son frère Nicolas, que le 2 avril 1631.<br />
Même si la dot de sa femme est de 2.200<br />
livres en 1621, il apparaît clair que ce<br />
31<br />
Mascarille/<strong>Molière</strong> qu’il « passe, au<br />
sentiment de beaucoup de gens, pour une<br />
manière de bel-esprit ; car il n’y a rien de<br />
meilleur marché que le bel-esprit<br />
maintenant. ». En fait un « bel-esprit » est<br />
un « plaisant », quelqu’un d’agréable<br />
parce qu’il connaît les usages du monde.<br />
Or <strong>Molière</strong>, en tant que courtisan, savait<br />
les usages et devait faire son maximum<br />
pour paraître un « bel-esprit ». On sait<br />
que pour beaucoup de courtisans, il ne<br />
trompait personne, ce qui explique<br />
pourquoi plusieurs grands noms l’ont<br />
malmené, ou ont eu l’intention de le faire<br />
battre comme le manant qu’il était à leurs<br />
yeux.<br />
On peut supposer que Marie Cressé savait<br />
lire. Toutefois, à cette époque avoir une<br />
Bible ne signifie pas qu’on la lit, mais que<br />
l’on est chrétien (aujourd’hui encore). Et<br />
le Plutarque était certainement un<br />
héritage que l’on gardait pieusement, sans<br />
se sentir pour autant obligé(e) de l’ouvrir.
nouveau bourgeois n’a pas les moyens<br />
d’envoyer son fils au collège de Clermont.<br />
Il est probable cependant qu’en tant qu’aîné,<br />
Jean (Baptiste) reçut la meilleure éducation<br />
dont était capable ce couple issu de la<br />
bourgeoisie, et il paraît vraisemblable que<br />
sa mère ait pu lui apprendre à lire et écrire.<br />
Je n’ai aucune certitude, mais nous sommes<br />
dans le domaine du probable.<br />
- <strong>Molière</strong> se rapprochant des Béjart fin 1643<br />
se trouve associé avec des gens de culture.<br />
Joseph, le père d’Armande, est "procureur<br />
au Châtelet, huissier des eaux et forêts de<br />
France à la table de marbre de Paris". Parmi<br />
les onze fondateurs de l’"Illustre Théâtre" –<br />
nom qui apparaît pour la première fois, dit<br />
l’auteur, le 28 juin 1644 après un voyage à<br />
Rouen – figure Nicolas Desfontaines. C’est,<br />
visiblement, un dramaturge, auteur de tragicomédies<br />
: Eurymédon ou l’Illustre Poète<br />
(1637), Perside ou la suite de l’Illustre<br />
Basa (1644), Saint Alexis ou l’Illustre<br />
Olympie (même année) et L’illustre<br />
Comédien ou le martyre de Saint Genest<br />
(1645).<br />
32<br />
La majorité des moliéristes estime que la<br />
mère de Jean-Baptiste savait lire mais<br />
qu’elle ne savait pas écrire correctement.<br />
Le père, lui, devait savoir écrire<br />
passablement, mais ne devait pas<br />
beaucoup lire par manque de temps et par<br />
nature car il était avant tout boutiquier,<br />
fils et petit-fils de boutiquiers, comme le<br />
sera d’ailleurs Jean-Baptiste Poquelin.<br />
Ce jeune poète qui "monte" est également<br />
l’auteur de La Vraie Suite du Cid (1638),<br />
ce qu’évite de remarquer tout bon<br />
moliériste. Le Normand Desfontaines,<br />
disciple du Normand <strong>Corneille</strong>, leur a-t-il<br />
été recommandé par ce dernier ? Un<br />
indice va dans ce sens : Desfontaines a<br />
dédicacé sa Perside au duc de Guise,<br />
protecteur de <strong>Corneille</strong>. Celui-ci pourrait<br />
avoir encouragé le jeune dramaturge à se<br />
présenter devant le duc qui, bon prince,<br />
accepta la dédicace et, vers 1645, fera don<br />
à l’Illustre Théâtre de beaux costumes<br />
ainsi qu’un témoignage l’atteste. La<br />
Troupe s’est donc offert, en la personne de<br />
Desfontaines, un écrivain professionnel<br />
car aucun document ne prouve qu’il ait<br />
été un jour question de confier à <strong>Molière</strong><br />
le soin d’écrire quoi que ce soit.
L’inflation de l’adjectif "illustre" (clin d’œil<br />
à Plutarque), la date et le titre de la dernière<br />
pièce en cours de rédaction au moment de la<br />
fondation de "l’Illustre Théâtre" amènent<br />
logiquement à penser que la compagnie tire<br />
son nom de cet auteur. Cela paraît logique.<br />
Exit ici à mes yeux la référence au grand<br />
Pierre <strong>Corneille</strong>.<br />
33<br />
Pas si vite… La muse Thalie avait adressé<br />
un signe à la nouvelle compagnie<br />
puisqu’un éditeur préparait une édition,<br />
sous le titre L’Illustre Théâtre (Leyde,<br />
1644, édition elzévirienne), de cinq pièces<br />
de Pierre <strong>Corneille</strong> : Le Cid, Horace,<br />
Cinna, Polyeucte et la toute récente Mort<br />
de Pompée. Certaines étaient déjà parues<br />
en cours d’année. L’on peut donc<br />
supposer que les compagnons de<br />
Madeleine Béjart étant tous de fervents<br />
admirateurs du grand homme, le choix<br />
de L’Illustre Théâtre comme nom de<br />
guerre dut se faire à l’unanimité, d’autant<br />
que la formule est à la mode et sonne<br />
comme une victoire. Le moliériste Paul<br />
Lacroix concluait : « Il est bien certain<br />
que l’Illustre Théâtre ne jouait que la<br />
tragédie et la tragi-comédie. L’Illustre<br />
Théâtre de M. <strong>Corneille</strong>, dont on ne<br />
connaît que l’édition elzevirienne suivant<br />
la copie imprimée à Paris en 1644,<br />
renfermait seulement Le Cid, Horace,<br />
Cinna, Pompée et Polyeucte ; on y ajouta<br />
depuis Héraclius et Rodogune ; c’étaient là<br />
les pièces que la troupe des Béjart avait<br />
d’abord représentées. » Il faut aussi<br />
prendre en compte que la famille de<br />
Madeleine Béjart travaillait pour le duc<br />
de Guise qui était alors le protecteur de<br />
<strong>Corneille</strong>. Donc, si la tradition dit vrai en<br />
donnant à la jeune Madeleine un rôle de<br />
figurante dans Le Cid, nous en déduisons<br />
que Madeleine connaissait Pierre<br />
<strong>Corneille</strong> bien avant le séjour de sa troupe<br />
à Rouen en 1643. On sait par ailleurs que<br />
<strong>Corneille</strong> a toujours recherché la<br />
compagnie des jeunes filles... C’est sur de<br />
tels rapprochements probables que doit<br />
s’appuyer votre analyse du « cas<br />
<strong>Molière</strong> ». Sans Madeleine Béjart il n’y<br />
aurait jamais eu de <strong>Molière</strong>, comme il n’y<br />
aurait jamais eu Le Misanthrope sans
- Les minutes de Maître Durant datées du<br />
13 mars 1673 et jours suivants qui dressent<br />
"l’inventaire après le décès de <strong>Molière</strong>" sont<br />
la pièce majeure découverte par l’auteur de<br />
l’ouvrage. Elle mentionne plus de 300<br />
ouvrages, tant contemporains, qu’étrangers<br />
et antiques. C’est une bibliothèque digne<br />
d’un grand auteur.<br />
Pierre <strong>Corneille</strong>.<br />
34<br />
1) Un comptage minutieux montre qu’il<br />
n’y avait que de 226 titres différents. Le<br />
moliériste Henri Lavoix s’en plaignit :<br />
« Comment ! c’est là tout ? Et Plaute ? Il<br />
n’y est pas. Et Rabelais ? Et Boccace ? Et<br />
ces maîtres de la comédie dans laquelle a<br />
dû puiser <strong>Molière</strong> ? Rien de tout cela. La<br />
bibliothèque est restreinte. Elle tiendrait<br />
tout entière dans la mémoire d’un<br />
homme. »<br />
2) Non seulement <strong>Molière</strong> ne possédait pas<br />
une bibliothèque d’écrivain, mais<br />
financièrement, elle ne vaut presque rien,<br />
moins de 13 pistoles, somme équivalente à<br />
130 livres tournois. Autrement dit,<br />
cinquante fois inférieure à la valeur de sa<br />
vaisselle.<br />
3) 226 titres alors qu’à cette époque les<br />
bibliothèques « les plus belles comptaient<br />
10.000 volumes environ » (André<br />
Stegmann), par exemple celle de J.-B.<br />
Haultin, conseiller au Châtelet. Celle du<br />
cardinal Mazarin en réunissait cinq mille,<br />
celle de Bossuet six mille, celle du<br />
comédien Rosimond autant, celle de Pierre<br />
<strong>Corneille</strong>, qui pourtant n’était pas riche,<br />
suscita la convoitise du bibliophile<br />
Boileau. La bibliothèque du médecin Guy<br />
Patin était réputée pour ses livres<br />
d’érudition. Jean Gallois, directeur du<br />
Journal des savants, possédait 12.000<br />
volumes, l’écrivain rouennais Emery Bigot<br />
25.000, Fouquet près de 27.000 et Colbert<br />
triomphait avec 35.000 ouvrages reliés à<br />
ses armes, en maroquin ou en veau fauve.<br />
4) La bibliothèque du richissime <strong>Molière</strong><br />
est surtout remplie de recueils de comédies<br />
italiennes et françaises… ouvrages dans<br />
lesquels ses collaborateurs et lui puisaient<br />
sans vergogne.<br />
Vous le voyez, nous sommes loin de la<br />
« bibliothèque digne d’un grand
Je vous épargne la liste que vous<br />
connaissez. Dans la maison d’Auteuil,<br />
occupée avant tout par <strong>Molière</strong> séparé de<br />
corps d’Armande, on trouve aussi de<br />
nombreux ouvrages parmi lesquels un de<br />
physique du scientifique Rohault.<br />
L’auteur de l’ouvrage a établi que c’est par<br />
son intermédiaire que <strong>Molière</strong> était venu en<br />
aide à son père, ce qui semble prouver que<br />
l’ouvrage est un cadeau personnel de son<br />
ami.<br />
Je suis d’accord pour attribuer une part de<br />
ces ouvrages à sa femme, qui avait pu en<br />
recevoir de l’héritage de son père puis de sa<br />
mère décédée en 1670, et plus encore de sa<br />
sœur Madeleine décédée le 19 février 1672<br />
(aucun ouvrage mentionné dans l’inventaire<br />
dressé à son décès, mais le ménage a pu être<br />
fait). Enfin, malgré toutes ces suppositions<br />
d’enrichissements successifs extérieurs au<br />
comédien <strong>Molière</strong>, je trouverais très exagéré<br />
et relevant d’un parti pris non fondé qu’on<br />
dénie la possibilité à <strong>Molière</strong> d’avoir été<br />
lecteur, d’avoir pu s’acheter des livres et<br />
d’en avoir possédé rien qu’à lui. D’ailleurs,<br />
deux témoignages de contemporains<br />
s’accordent avec cette idée. Lacroix, dans sa<br />
Guerre comique ou la Défense de l’Ecole<br />
35<br />
auteur »… Pensez à ce que je vous ai<br />
recommandé de faire : deux colonnes avec<br />
dans l’une le pour, et dans l’autre le<br />
contre du credo "<strong>Molière</strong> grand auteur".<br />
Lorsque nous nous sommes débarrassés<br />
de nos préjugés, la première colonne se<br />
remplit peu, l’autre toujours plus. Ainsi,<br />
selon votre capacité à accepter les réalités<br />
socio-politiques du XVII e siècle, vous<br />
deviendrez - ou vous refuserez de devenir<br />
- cornélien.<br />
Pas de « nombreux ouvrages », seulement<br />
une trentaine. Et, pour aucune des deux<br />
maisons de <strong>Molière</strong>, l’inventaire après<br />
décès ne signale de bureau ou de meuble<br />
bibliothèque lui appartenant.<br />
Les vicissitudes de la vie font qu’il arrive<br />
souvent à un écrivain de devoir offrir un<br />
livre à quelqu’un qui ne le lira jamais.<br />
Autre point : dans son <strong>Molière</strong> (1998),<br />
Roger Duchêne a montré que Poquelin fils<br />
n’a "aidé " son père que pour avoir la<br />
mainmise sur la boutique, au détriment de<br />
ses frères et sœurs qui vivaient encore.
des Femmes écrit en 1664 : « Il n’est pas de<br />
bouquin qui s’échappe de ses mains mais le<br />
bon usage qu’il fait de ces choses les rend<br />
encore plus louables » et Donneau de Visé<br />
dans Zélinde en présente une version plus<br />
méchante : « Pour réussir, il faut prendre la<br />
manière de <strong>Molière</strong> : lire tous les livres<br />
satiriques, prendre dans l’espagnol, prendre<br />
dans l’italien et lire tous les vieux bouquins.<br />
Il faut avouer que c’est un galant homme, et<br />
qu’il est louable de se servir de tout ce qu’il<br />
lit de bon ». L’accusation de plagiat –<br />
notion presque anachronique pour l’époque<br />
– est évidente mais tout s’accorde ici pour<br />
faire de <strong>Molière</strong> un (grand) lecteur.<br />
De là à écrire, je vous concède que c’est<br />
autre chose ; mais de là à en faire un homme<br />
illettré, il y a plus qu’un pas que je me<br />
garderai de franchir.<br />
36<br />
Si de Visé, qui connaissait les coulisses des<br />
trois théâtres parisiens de son temps, a<br />
jugé bon de parler des pratiques de<br />
<strong>Molière</strong> alors que le plagiat était fréquent<br />
pour toutes les troupes, c’est parce que<br />
<strong>Molière</strong> l’avait érigé comme le principe<br />
même du fonctionnement de son théâtre.<br />
Dès lors, la gloire que lui apportait le<br />
soutien du Roi, était, littérairement<br />
parlant, disproportionnée. Autrement dit :<br />
trop, c’est trop, même pour Donneau de<br />
Visé. Car de Visé n’est pas un "ennemi"<br />
de <strong>Molière</strong> ; au contraire, c’est un allié de<br />
longue date qui joue auprès de l’élite le<br />
rôle d’introducteur. Mais comme tous les<br />
introducteurs, il est obligé de ménager son<br />
lectorat bourgeois et noble tout en le<br />
titillant avec les plagiats, les frasques ou<br />
les « obscénités » de celui qui, depuis 1661,<br />
est le Bouffon du Roi et dont il a tout à<br />
espérer.<br />
Sous le règne de Louis XIV on n’avait pas<br />
besoin de savoir écrire pour être un<br />
comédien, encore moins pour être un<br />
farceur. A ma connaissance il n’y a jamais<br />
eu un seul farceur de ce temps qui ait su<br />
écrire. Or <strong>Molière</strong> a commencé sa carrière<br />
comme farceur et l’a terminée de même,<br />
sous le masque de Scapin, puis d’Argan.<br />
Enfin, on n’avait pas besoin de savoir<br />
écrire pour être un bon courtisan,<br />
d’ailleurs Sa Majesté elle-même écrivait<br />
mal. Sous le règne du Soleil il suffisait
- On pourra d’ailleurs relever d’autres<br />
détails sur d’autres sujets qui peuvent<br />
enrichir ce que vous dites. Les couleurs du<br />
lit d’Armande sont celles du blason de<br />
<strong>Molière</strong>.<br />
- Dans le Mémoire de Mahelot, "M. de<br />
<strong>Corneille</strong> l’Aisné" est fréquemment stipulé.<br />
<strong>Corneille</strong> vend ses tragédies 2.000 livres à<br />
la troupe, ce qui est une somme très<br />
importante, les représentations des Femmes<br />
savantes rapportant à la troupe 2.029 livres<br />
12 sous pour donner un élément de<br />
comparaison ; quand on sait que la troupe<br />
de <strong>Molière</strong> jouait très mal la tragédie,<br />
qu’elle ne lui en rapportait pas tant, il y a ici<br />
quelque chose d’étrange et de récurrent qui<br />
doit être interrogé. Cette transaction<br />
financière entre les deux hommes doit être<br />
interrogée.<br />
37<br />
pour briller de « plaire » au Roi, et<br />
<strong>Molière</strong> a su lui plaire par le biais de la<br />
farce. Un contemporain a écrit : <strong>Molière</strong><br />
tient du Roi tout « son bonheur ».<br />
Découvrir grâce à qui et comment le jeune<br />
Poquelin a pu réussir, c’est détenir une<br />
des clefs de l’Affaire <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong>.<br />
Le vert a toujours été la couleur des<br />
bouffons, plus encore celle des bouffons du<br />
Roi. Notez que les comédiens de la<br />
Comédie-Française aujourd’hui encore<br />
détestent devoir porter du vert sur scène ;<br />
un aveu inconscient de l’origine bien terre<br />
à terre de leur "dieu".<br />
De 1662 à 1671 <strong>Molière</strong> aura mis en scène<br />
neuf pièces de Pierre <strong>Corneille</strong> en 115<br />
représentations. Le deuxième auteur le<br />
plus représenté de la Troupe, le célèbre<br />
écrivain comique Scarron, ne le fut que 74<br />
fois, pour trois pièces seulement. Comme<br />
le constate le moliériste Jan Clarke, « le<br />
pourcentage de la recette globale<br />
provenant de la représentation des pièces<br />
de <strong>Corneille</strong> était plus bas que le<br />
pourcentage du répertoire et du nombre<br />
total des représentations. » Et de conclure<br />
: « Le fait que <strong>Corneille</strong> dépasse ses<br />
confrères d’une aussi grande marge en ce<br />
qui concerne le nombre de pièces et le<br />
nombre de représentations suggère que ce<br />
n’était pas par simple commodité que la<br />
troupe de <strong>Molière</strong> le joua autant. » Pour<br />
agir contre ses intérêts financiers, <strong>Molière</strong><br />
doit avoir des motifs sérieux et
- Le calcul d’Edouard Fournier dans Le<br />
roman de <strong>Molière</strong> suivi de Fragments de sa<br />
vie privée d’après des documents nouveaux<br />
établit les droits d’auteur de <strong>Molière</strong> à<br />
49.500 livres 17 sous de 1659 à sa mort et<br />
84.664 livres sur la même période en tant<br />
que comédien. Chiffres intéressants car<br />
outre ses tragédies vendues 2.000 livres,<br />
c’est <strong>Corneille</strong> qui empoche ces presque<br />
50.000 livres. Il serait étonnant qu’on n’en<br />
trouve pas trace quelque part.<br />
Voilà où j’en suis pour le moment mais je<br />
ne doute pas que vous m’aidiez à mieux<br />
comprendre.<br />
38<br />
permanents. En voici deux :<br />
1) Si <strong>Molière</strong> ne gagne rien avec les pièces<br />
officielles de <strong>Corneille</strong>, il se rattrape<br />
largement avec celles que ce dernier ne<br />
signe pas. Les Précieuses ridicules, Les<br />
Fâcheux, L’Ecole des Femmes, Tartuffe,<br />
Dom Juan, Amphitryon, Psyché, Les<br />
Femmes savantes lui rapportent ses plus<br />
grosses recettes.<br />
2) Comme <strong>Molière</strong> doit tout à son mentor<br />
qu’il connaît depuis 1643, il n’est pas<br />
question de le "lâcher" sous le prétexte<br />
que le public boude ses tragédies.<br />
<strong>Molière</strong> a sans doute toujours été<br />
généreux envers <strong>Corneille</strong>, mais il fut<br />
d’abord un homme d’affaires dont le seul<br />
échec fut de s’associer en fin de carrière<br />
avec un homme plus "requin" que lui :<br />
Lully. <strong>Corneille</strong> n’a perçu qu’une faible<br />
part du pactole qu’engrangeait <strong>Molière</strong>,<br />
lequel reçut aussi beaucoup de la main du<br />
Roi. Par chance, notre poète vivait<br />
chichement, et cet apport le sauva, car un<br />
petit pourcentage de grosses recettes vaut<br />
mieux que l’intégralité de maigres<br />
sommes.<br />
En ce qui concerne les relations<br />
financières entre <strong>Corneille</strong> et <strong>Molière</strong>, les<br />
moliéristes nouvelle génération demeurent<br />
aussi perplexes qu’en 1850. Ainsi, en 2006,<br />
selon leur représentant Georges<br />
Forestier : « L’on est tenté de déduire de<br />
l’étude de Jan Clarke que les 2.000 livres<br />
(plus de 20.000 euros) versées à deux<br />
reprises par <strong>Molière</strong> pour monter<br />
successivement Attila et Tite et Bérénice<br />
furent moins le résultat d’exigences<br />
financières de <strong>Corneille</strong> que la marque du
Je voulais aussi vous demander : est-ce un<br />
obstacle sérieux à votre thèse si <strong>Molière</strong><br />
savait lire et écrire ?<br />
Le même Fournier déclare qu’en 1682, La<br />
Grange donne une nouvelle édition des<br />
œuvres de <strong>Molière</strong> revue sur les<br />
autographes qu’il a conservés.<br />
En 1799, d’après Grandmesnil, la Comédie-<br />
Française possédait encore quelques papiers<br />
de <strong>Molière</strong> avant son incendie du 18 mars<br />
de cette même année.<br />
39<br />
désir pressant de <strong>Molière</strong> de créer à tout<br />
prix les nouvelles œuvres de celui dont,<br />
depuis le début de son activité de directeur<br />
de troupe, il n’avait cessé de reprendre les<br />
pièces sur son théâtre. » Ne trouvez-vous<br />
pas qu’après cent cinquante ans d’études<br />
moliéresques, être seulement « tenté de<br />
déduire… » le « désir pressant de<br />
<strong>Molière</strong> de créer à tout prix les nouvelles<br />
œuvres » de <strong>Corneille</strong> est insuffisant ?<br />
<strong>Molière</strong> savait lire. Savait-il écrire ?<br />
Possible. Savait-il écrire correctement ?<br />
J’en doute, puisque nous ne possédons<br />
rien de lui, pas même une dédicace, une<br />
annotation ou son testament olographe.<br />
Savait-il écrire comme un écrivain ? Je<br />
suis convaincu que non. Savait-il écrire<br />
comme Pierre <strong>Corneille</strong> ? Personne jamais<br />
n’a su écrire comme <strong>Corneille</strong>, sauf luimême,<br />
et encore parfois il s’auto-citait,<br />
aveu sans doute qu’il ne pouvait plus faire<br />
aussi bien. Votre question « <strong>Molière</strong><br />
savait-il lire et écrire ? » me fait songer à<br />
cet abbé ennuyé d’apprendre que Jésus<br />
n’était pas tout à fait celui qu’il imaginait,<br />
et qui demanda à un chercheur allemand<br />
de l’école démythifiante : Cela vous<br />
gênerait si Jésus était tout de même d’une<br />
famille honorable ?<br />
La Grange n’emploie pas le terme<br />
« autographe ».<br />
Pieux mensonges ! Aucun registre ne<br />
mentionne quoi que ce soit de la main de<br />
<strong>Molière</strong>. Mais quelle aubaine qu’un<br />
incendie permette aux imaginations de<br />
s’enflammer ! Le fils d’Armande et du<br />
comédien Guérin d’Estriché est le seul qui<br />
témoigne de visu avoir en mains les<br />
« papiers » de <strong>Molière</strong> mais, précisément,
Je ne mentionne qu’en passant le tableau<br />
découvert par Mme Deleuze en mars 1840<br />
qui comportait un papier de la main de<br />
<strong>Molière</strong> dont nous avons le texte.<br />
Suppositions ? Certes ! Mais que de<br />
menteurs alors ! L’idée de complots,<br />
d’autant de mauvaises fois réunies, sur tant<br />
de siècles par tant de gens me paraît une<br />
idée fort suspecte. Et à qui profiterait le<br />
crime ? J’ai la naïveté de croire qu’un seul<br />
homme honnête aurait démasqué à chaque<br />
époque autant de forfaitures étrangement<br />
réunies.<br />
40<br />
il emploie l’expression « papiers de<br />
<strong>Molière</strong> » et non "manuscrits", laquelle<br />
expression vaut pour les affaires de<br />
<strong>Molière</strong>, les papiers qui le concernent. Il<br />
devait y avoir dans ces « papiers » des<br />
scènes manuscrites de plusieurs encres au<br />
milieu de factures et de nombreuses<br />
reconnaissances de dettes car <strong>Molière</strong> était<br />
aussi un homme d’affaires.<br />
Aucun moliériste aujourd’hui ne croit<br />
plus à cette histoire ; des <strong>lettres</strong> de <strong>Molière</strong><br />
inespérées, il y en a eu plusieurs au cours<br />
du XIX e siècle : des mystifications dont les<br />
moliéristes furent, chaque fois, les dupes<br />
consentantes.<br />
Ne suis-je pas un peu cet homme-là ? Et<br />
voyez les difficultés que j’ai ; on refuse de<br />
publier le travail de dix années, les<br />
éditeurs ne veulent pas entendre parler de<br />
l’affaire <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong>… En ce qui<br />
concerne le "complot", recensez les<br />
occurences où il est question, de son<br />
vivant, de manuscrits de <strong>Molière</strong> : il n’y<br />
en a aucune. Quant aux légendes<br />
posthumes, aucune ne présente de<br />
garantie, surtout pas l’histoire de la malle<br />
de <strong>Molière</strong> qui fait rêver jusqu’à son<br />
dernier biographe, Christophe Mory. Il<br />
n’y a jamais eu "complot", au sens<br />
romanesque de ce mot qui fascine tant<br />
aujourd’hui. Il s’est passé ceci :<br />
l’instauration d’un nouvel ordre moral –<br />
celui du régime dévot post 1680 – a dans<br />
un premier temps occulté le plus possible<br />
<strong>Molière</strong>, c’est-à-dire le Bouffon du Roi.<br />
Puis une réaction politique menée par<br />
Voltaire et ses épigones a remis <strong>Molière</strong> à<br />
la mode. Il y a donc toujours eu autour du<br />
nom <strong>Molière</strong> un relent de libertinage, plus<br />
ou moins censuré par le parti dévot au
Voici donc où j’en suis actuellement.<br />
J’attends avec hâte vos réponses que je lis<br />
avec une joie toujours renouvelée.<br />
Cordialement.<br />
4 ème LETTRE<br />
Monsieur,<br />
Février 2011<br />
Lecteur de bonne foi, exigeant aussi,<br />
j’avoue désormais qu’il ne m’apparaît pas<br />
du tout improbable que <strong>Molière</strong> n’ait pas<br />
écrit les pièces qu’on lui attribue. Vous<br />
m’avez notamment montré l’importance de<br />
Rouen dans deux moments décisifs de la<br />
carrière de Poquelin ; vous m’avez<br />
convaincu de l’omniprésence de <strong>Corneille</strong><br />
dans son entourage. Vous avez plus fait en<br />
trois <strong>lettres</strong> qu’en près de quarante ans de<br />
41<br />
pouvoir (Il en a toujours été ainsi avec les<br />
Bouffons du Roi : l’emploi sacro-saint<br />
qu’ils occupent catalyse l’imaginaire<br />
populaire et la haine des élites). Pourquoi<br />
croyez-vous que l’on a élu en 1769 <strong>Molière</strong><br />
à l’Académie française et que la<br />
Révolution française, après Voltaire, a fait<br />
de <strong>Molière</strong> « l’écrivain du peuple » ?<br />
Parce qu’on a voulu annihiler dans<br />
l’esprit des Français l’époque royaliste et<br />
le prestige qu’elle continuait d’avoir<br />
auprès de certains. En faisant de <strong>Molière</strong><br />
un grand pré-républicain au lieu d’un<br />
bouffon aux services des plaisirs du Roi et<br />
de ses intérêts, les post-révolutionnaires<br />
ont monté au pinacle <strong>Molière</strong> roi de<br />
carnaval et rabaissé autant que faire se<br />
peut le véritable roi. L’Histoire montre<br />
souvent pareille ironie. En 1792, les<br />
continuateurs de la Révolution française<br />
se sont empressés d’abolir l’emploi de<br />
bouffon du prince, preuve que cet emploi<br />
perdurait; ce faisant, ils ont définitivement<br />
métamorphosé le dernier des grands<br />
bouffons en premier des bons républicains<br />
– une merveilleuse revanche posthume<br />
pour celui qui fut toujours aux ordres.
certitudes sans cesse servies par de grands<br />
pontes moliéristes et je vous en suis<br />
hautement redevable. J’apprends davantage<br />
à exercer mon esprit critique, à apprendre<br />
beaucoup sur le dix-septième siècle qui à<br />
bien des égards est un siècle méconnu. Je<br />
reste convaincu que c’est en avançant<br />
argument contre argument que vous serez<br />
reconnu et que vous vaincrez, avec patience<br />
et rigueur, les réticences de vos détracteurs.<br />
Le temps joue en votre faveur et le mépris<br />
initial que certains vous expriment cède<br />
progressivement la place à la curiosité, puis<br />
au doute et à la certitude qu’il y a des<br />
probabilités pour que vos thèses rendent<br />
compte avec justesse de cet accord discret<br />
assez unique dans la littérature.<br />
42<br />
L’association <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong> n’a rien<br />
de particulier. Sous Louis XIV toutes les<br />
vedettes de théâtre étaient le prête-nom<br />
d’un ou de plusieurs écrivains qui, sans<br />
elles, ne pouvaient ni s’exprimer<br />
socialement ni gagner de fortes sommes.<br />
L’association <strong>Corneille</strong>-<strong>Molière</strong> nous<br />
paraît exceptionnelle en raison de quatre<br />
causes indépendantes de la nature même<br />
de leur association :<br />
1) <strong>Corneille</strong> fut le plus grand auteur de<br />
théâtre de son temps ;<br />
2) Au dire de ses contemporains, <strong>Molière</strong><br />
fut le plus grand des comiques ;<br />
3) L’emploi de Bouffon du Roi a procuré à<br />
<strong>Molière</strong> un statut sacro-saint dans la<br />
société de son temps, d’où les haines qu’il<br />
suscita et les éloges si flatteurs ;<br />
4 ) Les exigences de Louis XIV furent<br />
telles que <strong>Molière</strong> et <strong>Corneille</strong> durent<br />
donner le meilleur d’eux-mêmes pour<br />
parvenir à le contenter dans le temps<br />
imparti.<br />
Sans ces quatre caractéristiques<br />
extérieures à leur association et<br />
indépendantes d’elle, l’association<br />
<strong>Molière</strong>-<strong>Corneille</strong> eût été tout à fait<br />
identique à celles, par exemple, de :<br />
Dominique, dit Arlequin – Mauduit de<br />
Fatouville ;<br />
L’enfariné Jodelet – Paul Scarron ;<br />
Montfleury père – Antoine Jacob dit<br />
Montfleury fils ;<br />
Le farceur Poisson – Edme Boursault ;
Je suis un bon exemple de cette évolution<br />
progressive, même si pour ma part je n’ai<br />
jamais partagé aucun mépris. Il n’est jamais<br />
facile de voir vaciller des certitudes sur<br />
lesquelles nous nous étions construits. J’ai<br />
beaucoup lu Patrick Dandrey, j’ai admiré<br />
son entreprise pour ressaisir l’unité d’une<br />
œuvre à bien des égards disparate et son<br />
<strong>Molière</strong> ou l’esthétique du ridicule ne me<br />
semble pas encore un ouvrage bon à jeter au<br />
feu.<br />
Le comédien Champmeslé – Jean de La<br />
Fontaine ;<br />
Hauteroche – Thomas <strong>Corneille</strong>.<br />
43<br />
Il est toujours possible, après coup, de<br />
fabriquer une cohérence dans le théâtre<br />
collectif de <strong>Molière</strong>, et beaucoup se sont<br />
fait connaître en révélant des cohérences<br />
qui n’en sont qu’en vertu d’un certain état<br />
d’esprit, de la même manière que l’on a<br />
pu démontrer que <strong>Molière</strong> était<br />
« moraliste », « libertin », « bourgeois »,<br />
« intellectuel », « instinctif », « érudit »,<br />
etc. Selon moi, la clef psychologique de<br />
<strong>Molière</strong> est le carnaval. C’est le fil rouge<br />
de sa vie. Dès ses débuts, la troupe de<br />
Madeleine Béjart est présente à tous les<br />
carnavals, publics ou privés. Un dixseptiémiste<br />
a fait une étude, passée<br />
inaperçue à Paris IV, sur cet aspect de<br />
<strong>Molière</strong>. Je vous la recommande : Guy<br />
Spielmann, « <strong>Molière</strong> ou l’esprit du<br />
carnaval », Colloque international des<br />
premières biennales <strong>Molière</strong>, 2001, in<br />
« articles en ligne », La p@ge de Guy,<br />
http://www.georgetown.edu/spielmann/art<br />
icles/moliere carnaval. A tout prendre, la<br />
meilleure approche moliériste du théâtre<br />
moliéresque est celle de Claude Bourqui<br />
: <strong>Molière</strong>, à l’école italienne (2003). M.<br />
Bourqui conclut dans Les Sources de<br />
<strong>Molière</strong> (1999) qu’il n’y a aucune<br />
cohérence, aucune intellectualité dans<br />
l’œuvre de <strong>Molière</strong>, que tout est affaire de<br />
contingences et d’opportunités, que tout<br />
dans ses pièces se contredit sans cesse. Et<br />
de constater : « Une comédie de <strong>Molière</strong><br />
est construite en assemblage d’unités<br />
disparates plutôt qu’en bloc cohérent. […]<br />
La nature même du comique de <strong>Molière</strong><br />
est, tout comme le lazzo, délibérément
Que M. Forestier ne soit pas convaincu par<br />
vos analyses, qu’il campe sur ses positions,<br />
qu’il réponde avec mauvaise foi à vos<br />
questions, à la bonne heure! Chacun des<br />
lecteurs du site pourra se faire sa propre<br />
idée. En entrant sur votre site, lecteur<br />
curieux et bienveillant, j’ai regretté de ne<br />
pas pouvoir lire ses réponses aux 90<br />
questions que vous lui aviez posées.<br />
Ces arguties ne me semblaient pas<br />
superflues – si le lecteur est sur le site, c’est<br />
justement aussi pour cela – et je trouvais<br />
vos réponses fort pertinentes (sauf, à mes<br />
yeux, quand vous entrez à votre tour sur le<br />
terrain polémique où souhaite vous<br />
entraîner votre adversaire). Couper ce<br />
détracteur en ne faisant apparaître que 16<br />
réponses à ces 90 questions posées ne<br />
m’était pas apparu comme un traitement<br />
loyal de votre adversaire. Je conçois très<br />
bien que répondre longuement à chaque<br />
réponse est fastidieux mais peut-être que les<br />
réponses de M. Forestier et quelques notes<br />
synthétiques en regard – à télécharger sous<br />
forme de fichier joint – eût pu sembler plus<br />
"loyal" (même si Voltaire qui s’y<br />
connaissait en volte-face, désinvoltures et<br />
autres coups bas déclarait qu’il faut "être<br />
intolérant avec les intolérants"), permettant<br />
au lecteur de bonne foi (et il y en a) de se<br />
faire sa propre idée.<br />
44<br />
orientée vers la scurrilité et ne reflète<br />
aucune prise de position "philosophique".<br />
» (p. 151). Le mot « scurrilité » dont les<br />
contemporains de <strong>Molière</strong> se servaient<br />
pour le définir signifie, je vous le rappelle,<br />
"basse bouffonnerie" (dictionnaire Le<br />
Robert). Le point de vue de M. Bourqui,<br />
me semble-t-il, rejoint ici ma thèse.<br />
Vous trouverez les réponses (« réponses »,<br />
c’est vite dit) de M. Forestier sur le site du<br />
CRHT qu’il anime. Cela vaut le détour<br />
puisque, ainsi que je vous l’ai dit, il prend<br />
pour des questions les points que nous<br />
posons comme avérés, et, dès lors, ne<br />
répond à aucune de nos affirmations.<br />
Depuis, d’ailleurs, sur le site corneillemoliere.org<br />
nous sommes passés de 90<br />
anomalies recensées dans le dogme<br />
moliéresque à 125.<br />
Vous avez raison, mais répondre in
Je devine l’ostracisme ridicule dont vous<br />
souffrez parmi les thésards, ce qui vous<br />
entraîne à répondre bien légitimement à vos<br />
détracteurs avec leurs propres armes, et à<br />
entrer parfois dans un champ polémique<br />
qui, à mes yeux, n’apporte rien à la vérité<br />
que toutes vos analyses (qui sont plus qu’un<br />
faisceau de convergences et de probabilités)<br />
établissent. Merci vraiment pour toutes les<br />
réponses que vous m’avez apportées. J’ai<br />
conscience d’avoir usé et abusé de votre<br />
temps mais je suis sûr que cette<br />
correspondance pourrait intéresser les<br />
lecteurs de votre site ; je vous ai trouvé pour<br />
ma part très clair et convaincant.<br />
C’est avec plaisir que je vous ferai part de<br />
mon cheminement et que je vous lirai.<br />
Cordialement.<br />
45<br />
extenso aurait nécessité à peu près 120<br />
pages ! Je peux ajouter pour ma défense<br />
que le procédé de M. Forestier pour nous<br />
ridiculiser le plus possible m’avait<br />
passablement agacé (si ce n’est pas un<br />
"procédé", alors M. Forestier se contente<br />
de survoler les textes qui le contredisent).<br />
Au final, on m’a conseillé de traiter<br />
superficiellement M. Forestier puisque,<br />
quoi que nous fassions, il veut rester<br />
convaincu que nous sommes « gens de<br />
mauvaise foi ».<br />
Merci à vous qui avez été patient, aimable<br />
et si attentif à des propos qui, tant qu’ils<br />
seront taxés d’hérésie, auront toujours un<br />
arrière-goût de scandale. Mais il est une<br />
constante : toutes les idées naissent<br />
bizarres avant de mourir banales. Grâce à<br />
des intelligences comme la vôtre, il est un<br />
avenir possible pour les idées non<br />
orthodoxes et la recherche non<br />
consensuelle.<br />
Denis Boissier