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LE VIOLON DES MUSES

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<strong>LE</strong> <strong>VIOLON</strong><br />

<strong>DES</strong> <strong>MUSES</strong><br />

1


DU MÊME AUTEUR<br />

<strong>LE</strong> POISSON ROUGE. Ed. Bernard Grasset.<br />

LA VERDURE DORÉE, poèmes.<br />

L’ENLÈVEMENT SANS CLAIR DE LUNE ou les propos et les amours de M. Théodore<br />

Decalandre.<br />

<strong>LE</strong> ZODIAQUE ou les Etoiles sur Paris, poèmes.<br />

POÈMES <strong>DES</strong> COLOMBES.<br />

PATACHOU, PETIT GARCON.<br />

En préparation<br />

<strong>LE</strong>S COLIBRIS ET <strong>LE</strong>URS AMOURS. Roman.<br />

2


TRISTAN DERÈME<br />

<strong>LE</strong> <strong>VIOLON</strong><br />

<strong>DES</strong><br />

<strong>MUSES</strong><br />

ÉDITIONS BERNARD GRASSET<br />

61, RUE <strong>DES</strong> SAINTS-PÈRES, VIe<br />

PARIS<br />

3


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: HUIT EXEMPLAIRES SUR JAPON<br />

IMPÉRIAL, NUMÉROTÉS JAPON 1 A 5 ET JAPON I à III; QUATORZE<br />

EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS<br />

HOLLANDE 1 A 10 ET HOLLANDE I à IV; VINGT ET UN EXEMPLAIRES<br />

SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 15 ET<br />

VÉLIN PUR FIL I à VI; ET CENT VINGT EXEMPLAIRES SUR ALFA<br />

OUTHENIN-CHALANDRE NUMÉROTÉS ALFA 1 A 100 ET ALFA I à XX.<br />

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation,<br />

réservés pour tous pays, y compris la Russie.<br />

Copyright by Editions Bernard Grasset, 1935.<br />

4


A<br />

MONSIEUR ANDRÉ BEL<strong>LE</strong>SSORT<br />

ami de Virgile,<br />

en souvenir de Rotterdam et du Béarn<br />

et de ce jardin de Passy<br />

où chantent deux perruches bleues<br />

sur le bocal du poisson rouge,<br />

tandis que les deux chiens boivent d la volée<br />

les flots légers du sucre en poudre,<br />

que ce livre soit un hommage.<br />

5<br />

T. D.


PRÉFACE.<br />

Qu'il me soit permis de remercier la critique et le public de l'accueil qu'ils ont fait au<br />

Poisson Rouge et de souhaiter qu'ils montrent la même bienveillance au Violon des Muses.<br />

On devine qu’il est dans ce livre traité de poésie -- et même de « Poésie Pure » -- et du<br />

secret aussi de la composition des vers. On tient au demeurant pour assez assuré que si<br />

les poèmes sont l’un des trésors les plus délicats et les plus émouvants qui sachent<br />

enchanter la race des hommes, il n'est pas sans intérêt de rechercher comment les Muses<br />

font leur musique ou, s'il vous plaît mieux, comment elles jouent de leur violon.<br />

J'aurais pu sans doute essayer de composer quelque pompeux Traité de la Poésie et des<br />

Poètes, mais aucune entreprise, je pense, ne serait plus éloignée de mes goûts et j'ai mieux<br />

aimé vous rapporter les propos de quelques honnêtes gens, qui brûlent pour la plupart de<br />

l'amour des beaux livres, mais qui ne laissent pourtant point de passer leurs journées dans<br />

les tribulations, complications, allégresses, sourires et mélancolies de la vie quotidienne;<br />

et vous ne serez pas non plus étonnés que s'il est dans ces pages parlé du secret des rimes,<br />

on y puisse trouver pourtant des hérissons, des hirondelles, des cigognes, une puce, des<br />

œufs d'ange, des cannibales et le mystère d'un chien jaune…<br />

6<br />

T. D.


<strong>LE</strong>S PROPOS<br />

DE M. POLYPHÈME DURAND<br />

7


<strong>LE</strong> POÈTE ÉBÉNISTE<br />

J'ai rencontré, hier, le poète Polyphème Durand. Je vous assure qu'il n'a point d'autre<br />

nom et je vous confierai tout de suite qu'il donne assez volontiers dans une<br />

extravagance où certains, qui sont indulgents, prétendent démêler qu'il est nourri aux<br />

lettres. C'est lui qui, pour enseigner à son neveu ce que sont les synonymes, composa ce<br />

quatrain, que l'enfant sut bientôt par cœur:<br />

Sur la mer profonde,<br />

Je vois un vaisseau,<br />

Qui, flottant sur l'onde,<br />

Flotte aussi sur l'eau.<br />

Il paraissait hier tout bouillonnant et, faisant de fort grands gestes, prétendait me<br />

montrer qu'en ce temps de désarroi où nous sommes comme suffoqués, il convenait<br />

qu'au fond d'eux-mêmes les hommes trouvassent un idéal, qui, régénéré par l'amour et<br />

s'élevant ainsi qu'un astre, saurait illuminer notre planète mélancolique. Je laisse de côté<br />

tout le bon ou tout le pernicieux, comme il vous plaira, de cette doctrine; et je rêvais en<br />

écoutant, quand il entreprit de me lire le poème qu'il avait composé sur ce propos. On y<br />

voyait, aux premiers vers, une accumulation de traits qui pensaient exprimer le<br />

découragement et l'amertume. Mais laissons chanter M. Polyphème Durand:<br />

La mer sans un murmure engloutissait une île ;<br />

La parque Lachésis dormait sur son fuseau;<br />

Le marchand d'albatros qui passait par la ville,<br />

Criait qu'il n'avait plus à vendre aucun oiseau.<br />

Les marins se taisaient ayant perdu leurs voiles;<br />

Le cygne de Léda s'était laissé plumer;<br />

Et l'ange du matin qui souffle les étoiles,<br />

M'a dit : Mon frère est mort qui doit les rallumer.<br />

Regarde se flétrir les flots d'une mer bleue<br />

Et les citrons, pendus aux branches par la queue,<br />

Qui, sous ce morne azur, renoncent à mûrir,<br />

8


Quand l'Espérance, habile à consoler nos larmes,<br />

Fuit ce triste univers qui s'apprête à mourir.<br />

Hélas ! Illusion, qui nous rendra tes charmes?<br />

Ne saurez-vous, Amour, illuminer les cieux<br />

D'un astre, né du sol, où s'enchantent nos yeux,<br />

Où nos cœurs éblouis apaisent leurs alarmes ?...<br />

Ma songerie aimant à me martyriser,<br />

J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène ...<br />

Poète, prends ton luth, et me donne un baiser<br />

D'où monte dans le ciel la lune souterraine.<br />

Je contemplais l'auteur, et mes regards se montraient assez inquiets, sans doute, car il me dit:<br />

-- Ne me tenez pas rigueur de mon larcin et je sais, comme vous faites, que de ces quatre der-<br />

niers vers, le premier est de Mallarmé, le second de Nerval, le troisième de Musset et le<br />

quatrième de M. Henri de Régnier. Mais quoi! L’ébéniste, qui veut construire une armoire,<br />

fait-il son bois lui-même? Ille reçoit des arbres; et vous m'accorderez que mes quatre planches<br />

viennent des plus belles forêts.<br />

9


<strong>LE</strong> NOM ET <strong>LE</strong> MOT<br />

En cette année 1935, où nous sommes encore à l'instant que j’écris, mais qui commençait à<br />

peine, M. Polyphème Durand était lyrique et comme il venait de lire une page de Victor Hugo<br />

et, notamment, le vers fameux:<br />

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire,<br />

en guise de salut allègre, il me lança ce distique tout à trac:<br />

J'ai mis un cinq tout neuf au vieux calendrier.<br />

Mon cœur attend la rose et mon front le laurier.<br />

Je suis fort optimiste, poursuivit-il, et me trouve assez éloigné de ressembler à ce jeune<br />

ménage qui se lamentait hier soir devant moi et qui ne se retenait guère de gémir sur la<br />

médiocrité de la destinée humaine. Il est vrai que le mari venait de nous lire un fragment de<br />

Sully-Prudhomme : « Nous savons ...<br />

Que l'homme, fier néant, n'est qu'un des parasites<br />

D'une sphère oubliée entre les plus petites,<br />

Parasite à son tour des crins d'or du soleil... »<br />

Désolante allégorie! Désobligeante comparaison! Qui eût pu penser, quand les poètes jadis se<br />

plaisaient à chanter les mêmes « crins d'or », qu'un joueur de lyre viendrait, qui entrepren-<br />

drait de loger de la sorte notre planète dans cette charmante et fabuleuse chevelure ?<br />

Quel destin! dit l'épouse, et quel sort, dit l'époux,<br />

Si la terre est un pou dont nous sommes les poux!<br />

10


Chassons de si tristes images et nous réfugions, pour mieux sourire, auprès de ceux qui<br />

attendent pour cette année la rose de l'amour ou le laurier de la gloire. Que d'hommes qui<br />

se montrent magnifiquement avides de courber et nouer à leurs tempes le rameau qui ne<br />

s'effeuille point! Délicieux et, si souvent, vain songe! Mais nous nous rappelons un<br />

discours où, tout enivré d'éloquence, Jean Richepin déclarait que son vœu le plus profond<br />

était de lier quelques mots d'une manière si forte et si heureuse que la formule neuve et<br />

jaillie de sa tête et de son cœur parût avoir toujours vécu dans notre langue et s'y trouvât<br />

si étroitement confondue et si vivante que le nom du poète en restât oublié. Il nous sou-<br />

vient encore, et non sans un plaisir qu'on nous pardonnera, du jour où M. Pierre Mille,<br />

qui nous faisait l'honneur de nous recevoir à l'Académie des Psychologues du Goût, disait<br />

en son discours lyrique: « Un soir, le poète Burns errait sur le quai d'Edimbourg. Il<br />

entendit des matelots qui chantaient une chanson de lui. Il s'approcha : -- De qui est-ce<br />

donc cela? demanda-t-il. -- On ne sait pas, répondirent les matelots, c'est une chanson!<br />

Mais n'est-ce pas qu'elle est belle? » Alors Burns ôta son chapeau ... Il salua la mer<br />

retentissante, et cria: « That's glory. Ceci est la gloire. »<br />

La vraie gloire, serait-elle donc celle où l'auteur s'évanouit et ne confie au sort que<br />

quelques mots qui vivent? Et s'il n'en laissait qu'un, mais qu'il l'eût inventé? Ce serait<br />

l'aventure de Félicien Champsaur qui forgea, dit-on, le mot d'arriviste. M. Léo Larguier,<br />

poète excellent, dit en ses Roses de Papier : « Prisme à part, tous les mots en isme sont laids<br />

... » Nous n’aurions garde donc de parler d’arriviste vivra-t-il? Faut-il laisser un nom ?<br />

Faut-il laisser un mot?<br />

Mourir comme Gilbert en avalant sa clé?<br />

selon le vers de P. –J. Toulet, ou mourir en laissant sa clé – une clé faite, si nous l'osons<br />

dire, de quelques syllabes, et qui, aux doigts de la plupart des hommes, qui entendent le<br />

même langage, sache ouvrir, sans grincer et comme par enchantement, les paradis<br />

délicieux ou tragiques où frémit le peuple des songes ?<br />

11


<strong>LE</strong>S HIRONDEL<strong>LE</strong>S<br />

<strong>DES</strong> BEAUX JOURS<br />

-- Le soleil est la fête de Paris, dit M. Polyphème Durand et c'est en notre immense ville que<br />

je le chéris le mieux et qu'il m'est le plus précieux pour ce qu'il y est le sourire de la nature sur<br />

ces cubes de pierre, de brique ou de ciment armé où nos destins nous enferment. Les grandes<br />

cités décidément manquent d'eaux vives et de ruisseaux, qui s'attardent ou chantent sous les<br />

noisetiers; elles n'ont point de ces bosquets où les cabris heureux se dressent pour brouter une<br />

feuille à quelque branche, et je sais pourtant que nos ancêtres, selon un mot fameux, avaient<br />

pris soin de bâtir leurs villes, qui sont encore les nôtres, en pleine campagne. Vous me direz<br />

que nous avons de beaux parcs et des bois, des jardins où l'on peut voir des lions, des ours,<br />

des renards et des lamas. Il est bien vrai et, hier encore, je donnais du pain au grand zébu du<br />

jardin d'acclimatation qui me remerciait de ses beaux yeux, les oreilles basses et les cornes<br />

hautes; mais tous ces animaux que nous aimons, ne sont-ils pas précisément assez bien pareils<br />

à nous, s'ils sont captifs?<br />

-- Voudriez-vous donc libérer les lions, et que les pumas, sur les boulevards, pussent courir<br />

entre les taxis?<br />

-- Il me suffirait qu'il y eût des truites dans la Seine ...<br />

-- Et des poissons volants, pour les voir bondir par-dessus le pont de la Concorde ...<br />

-- Ne vous moquez pas! C'est le soleil des beaux jours qui m'incite aux féeries.<br />

-- Avouez tout simplement que vous rêvez à des vacances ...<br />

-- Elles sont encore lointaines. Mais pourquoi ne vous dirais-je point, en effet, que cette<br />

chaude lumière, qui se répand sur la ville, me fait songer mélancoliquement à des coteaux<br />

verts et bleus, où pâturent, dès le matin, de volants troupeaux d'abeilles? Est-ce paresse? Je ne<br />

sais; mais il est bien vrai que, fussions-nous les plus laborieux du monde, nous nous<br />

enchantons tous aux images du loisir et nous plaisons, du moins en rêve, à fuir la ville, - cette<br />

ville où, comme parlent les bonnes gens, on ne s'appartient plus, tant il y faut courir, écrire et<br />

téléphoner! Ce n'est point chose nouvelle, et déjà je ne sais plus quel personnage de Diderot,<br />

excédé de ce tourbillon parisien, disait, et c'était en 1771 : « La vie s'y évapore. » Que dirait-il<br />

aujourd'hui! On aspire après quelque repos. « La solitude calme l'âme, déclarait l'autre, au<br />

12


moment d'écrire à d'Alembert sur les spectacles, et apaise les passions que le désordre du<br />

monde a fait naître. » Elle nous charme aussi si elle nous permet seule d'évoquer, sous un<br />

autre soleil que nous ne reverrons plus jamais, tant sa lumière était vive et douce, les paysages<br />

de notre enfance, où le monde s'ouvrait devant nous tout plein de mystère et tout fleuri<br />

d'allégresse.<br />

Dans la maison rustique qu'enveloppent les rosiers grimpants, le lierre et les capucines et qui<br />

est comme une heureuse cage formée de feuilles et de fleurs, nous avions un vieil oncle qui<br />

nous découvrait l'univers d'une manière insolite; il nous montrait les nuages, les branches,<br />

les oiseaux, et ses propos étaient pleins d'enchantements encore qu'il les mêlât souvent de<br />

remarques, qui nous paraissent aujourd'hui bizarres, mais qui n'avaient, en son esprit,<br />

d'autre fin que de nous enfoncer dans la mémoire, par les moyens de l'étonnement,<br />

quelques notions banales, sans doute, mais indispensables; et je me souviens que l'un de<br />

nous, comme il lisait à haute voix dans un livre, ainsi que nous faisions tour à tour, dit: le<br />

tonneau des Danaïdes.<br />

-- Des Danèdes! dit mon oncle. Ne sauras-tu jamais ce que c'est qu'un tréma? Et d'une<br />

voix pleine d'angoisse, il nous fit entendre ces deux vers que nous n'avons plus oubliés:<br />

Les Danaïdes pleuraient et l'on me confirma<br />

Qu'on avait volé leur tréma.<br />

Il avait fait aussi un quatrain sur la virgule et nous enseignait l'accord des participes qu'il<br />

avait mis en rondeau. Parfois, au clair de lune, sur le banc, devant la maison, avant qu'on<br />

nous envoyât nous coucher, il nous contait l'histoire du berger, monté sur de longues<br />

échasses, qui gardait ses moutons aux lointaines prairies. Il était redoutable et, quand les<br />

voleurs ou les loups paraissaient dans le récit, il s'appuyait sur son bâton et, ses deux<br />

échasses en l'air, piquant ou décrivant .de terribles moulinets, il massacrait ses ennemis.<br />

A l'impourvu, l'attaquât-on ...<br />

-- L'attaquât-on! L'attaquât-on! Que j'ai de plaisir à l'entendre!<br />

-- Ce protecteur de l'agneau tendre, de la brebis et du mouton ...<br />

13


-- A l'impourvu, l'attaquât-on,<br />

Que s'appuyant sur son bâton,<br />

Et frappant de sa double échasse,<br />

Il visait le plus menaçant,<br />

Perçant, cassant et fracassant,<br />

Et triomphait ...<br />

Un contre cent!<br />

Et son souffle.<br />

<strong>LE</strong> CHŒUR<br />

L'ONC<strong>LE</strong><br />

Ici, l'oncle respirait profondément et reprenait:<br />

Et son souffle était si puissant<br />

Qu'il déroulait les cors de chasse.<br />

Mais ce berger massacreur savait être la courtoisie même; il troussait le madrigal,<br />

aiguisait la pointe et nouait aussi la guirlande. Comme une dame, un jour, égarée dans<br />

ces solitudes, exténuée et toute petite devant l'échassier, le priait de lui donner un peu<br />

d'eau, il s'empressa,<br />

Et lui dit, ôtant son chapeau<br />

Et présentant l'humble breuvage:<br />

« Pour vous offrir ce verre d'eau,<br />

Je suis allé traire un nuage. »<br />

Où sont ces jours lointains où nous étions enfants! Toute la terre, autour de nous, nous<br />

souriait; ce n'étaient que jardins où nous rêvions déjà de nous élancer en bondissant, et je<br />

ne puis revoir le soleil sur la ville sans songer à ces feuillages qu'il faisait briller devant<br />

nos jeunes années. Le matin, les hirondelles nous éveillaient de leurs cris. Elles<br />

logeaient sous le toit, juste au-dessus de nos fenêtres. Elles y habitent encore, mais il me<br />

semble qu'elles ne crient plus de la même façon. Vous me répondrez, en riant, que ce ne<br />

sont plus les mêmes. Jadis, leurs cris n'étaient que joie et confiance et je crois aujour-<br />

14


d'hui qu'elles nous disent: « Entendez-nous bien. Regardez les beaux jours, mais chaque<br />

heure qui passe écourte les vacances; et dans notre cri, démêlez le coup de sifflet, celui<br />

du train qui vous ramènera dans la ville.<br />

-- Eh! Monsieur, attendez du moins les vacances pour gémir sur leur brièveté.<br />

15


<strong>LE</strong> BONHEUR, LIEU GÉOMÉTRIQUE…<br />

Vous n'ignorez point, dit M. Polyphème Durand, la fâcheuse aventure de ce directeur<br />

d'une prison brésilienne qui, se confiant à la parole qu'on lui donnait, accorda trois jours<br />

de vacances aux hommes redoutables dont il avait la garde, afin qu'ils pussent aller<br />

revoir leur famille, embrasser leurs enfants et donner un morceau de sucre à leur chien<br />

bondissant d'une allégresse émue. La plupart de ces gens ne sont point revenus et que le<br />

directeur s'en étonne, c'est sans doute pour nous un sujet d'étonnement, mais on peut se<br />

trouver également surpris, aux temps où nous sommes et qui sont à beaucoup fort amers,<br />

que des personnes à qui l'on offrait le couvert et le logement aient pareillement dédaigné<br />

cette sorte d'abondance pour le seul plaisir de courir les aventures sur les routes<br />

incertaines.<br />

Vous me direz que le premier des biens, c'est la liberté. Antique maxime et vénérable;<br />

mais nous noterons aussi que, d'une manière plus générale et cessant de parler seulement<br />

des mortels qui sont en prison, les hommes se montrent ainsi faits qu'ils ne peuvent<br />

demeurer heureux à l'endroit où ils se trouvent; et l'on me répondra, je pense, qu'ils ne<br />

font qu'obéir de la sorte au vœu de la nature qui ne les a point pourvus d'une coquille qui<br />

sache à jamais adhérer à quelque roche, et il est bien vrai que les huîtres, par exemple, ou<br />

les moules tiendraient, si elles les pouvaient voir, les escargots pour de hardis<br />

aventuriers; et l'on me permettra pourtant de rappeler sur ce propos les vers fameux de<br />

Baudelaire:<br />

L'homme ivre d'une ombre qui passe<br />

Porte toujours le châtiment<br />

D'avoir voulu changer de place,<br />

où les amateurs de sources comme ceux qui en sourient se rappelleront, peut-être, une phrase<br />

pascalienne sur l'imprudence et le malheur des hommes qui ne savent pas demeurer au repos<br />

dans une chambre. Ce n'est pas remarque nouvelle et ce n'est point à dire pourtant que nous<br />

ayons jamais entendu parler d'aucune personne qui ait plié sa vie à cette sage maxime; déjà<br />

Dave se plaisait à railler Horace, son maître, qui ne savait rester en paix, ni aux champs, ni<br />

dans la cité: -- A Rome, tu ne rêves que de la campagne; mais, homme léger, dès que tu es<br />

dans ta villa, tes songes élèvent jusqu'aux astres la ville absente ... Marceline Desbordes-<br />

16


Valmore devait dire, mais pour la seule raison que son cœur à l'amour s'éveillait:<br />

Je suis triste à la ville, et m'ennuie au village ...<br />

Ainsi que les Muses alternent les désirs contradictoires, et, pour assurer leur synchronisme,<br />

Théophile Gautier n'hésita point à couper Horace ou, s'il vous plaît mieux, l'homme en deux<br />

parties, pour faire de son héros, si je l'ose dire, deux obélisques qui gémissent au même<br />

instant: l'un sur la place de la Concorde, pleure de n'être plus en Égypte, cependant que l'autre<br />

à Louqsor se lamente qu'on ne l'ait point porté à Paris. Le premier, mélancoliquement, évoque<br />

le Nil,<br />

Versant de son urne qui penche,<br />

Des crocodiles pour goujons;<br />

mais le second, en ces mêmes crocodiles qu'il contemple, ne démêle aucun objet de félicité:<br />

Et les crocodiles rapaces,<br />

Sur le sable en feu des îlots,<br />

Demi cuits dans leurs carapaces,<br />

Se pâment avec des sanglots.<br />

Ces monstres ne répandent même pas cette odeur d'ambre où s'enchantait un illustre auteur.<br />

Il n'est point aisé dans la vie coutumière de se diviser en deux moitiés, afin de se trouver, en<br />

même temps, aux deux endroits où l'on voudrait respirer, et l'on vient de voir au reste, par le<br />

déplorable exemple des obélisques, que loin de rencontrer le bonheur aux deux climats, on ne<br />

saurait s'y nourrir que de regrets. Peut-être la sagesse serait-elle, et si on le pouvait, de<br />

s'installer en un site qui fût assez peu éloigné des deux endroits que l'on désire tour à tour.<br />

C'était l'un des bonheurs d'Ausone:<br />

-- Mon domaine, dit-il, n'est ni loin ni près de la ville, afin que je ne souffre pas de la foule, et<br />

que je puisse jouir de mes biens ...<br />

17


Mais d'un saut, comme on dit, il était à la ville,<br />

Et d'un autre à l'abri de ses ombrages verts;<br />

« Ni trop haut, ni trop bas, c'est le souverain style»<br />

Celui, disait Ronsard, d'Homère et de Virgile.<br />

Ni trop loin, ni trop près, dit Ausone en son vers.<br />

Faut-il sur ce propos nous mettre plus en peine<br />

Si le bonheur réside à la limite urbaine?<br />

Ce bel et rare oiseau ne suspend-il son nid<br />

Sur la ligne précise où la ville finit?<br />

Un pied dans la campagne et l'autre dans la ville,<br />

Heureux qui remplissant une charge civile,<br />

Sait sur ses passions régner en sage roi!<br />

Supputant les trésors qu'apportent les voitures,<br />

Sans cesser de rêver à des littératures<br />

Que ne suis-je poète au bureau de l'octroi!<br />

18


DU CANNIBALISME ET <strong>DES</strong> POÈTES<br />

Ce n'est pas sans une émotion profonde, comme parlent certains orateurs à la fin des<br />

banquets, que nous avons lu, l'autre jour, dans le Journal des Débats, ces quelques lignes<br />

centenaires que je voudrais remettre sous vos yeux: « Paris, 30 juin 1834. Dans la<br />

dernière année, le chemin de fer de Liverpool à Manchester a transporté environ un<br />

million de voyageurs avec une économie d'une heure environ pour chacun dans le trajet.<br />

» Cela n'est rien, si j'ose dire; mais goûtons la conclusion: « Voici donc un million<br />

d'heures, soit 100.000 journées de travail, acquises à la production. »<br />

C'est ici que je vous demande la permission de respirer, car il est des mortels, vêtus<br />

d'illusion charmante et de candeur, qui avaient toujours pensé que le progrès des<br />

machines, ainsi qu'on dit à l'ordinaire, n'était désirable que pour ce qu'on attendait de lui<br />

qu'il donnât un peu de repos aux honnêtes gens; mais si les heures, dont la vitesse<br />

entreprend de nous faire cadeau, nous sont aussitôt consignées pour que nous les consa-<br />

crions à prolonger le temps de notre labeur, ce n'est plus de jeu; et je m'abandonnais sur<br />

ce propos à des pensées mélancoliques lorsque parut M. Polyphème Durand; qui est au<br />

point d'achever le huitième volume de son roman:<br />

L’homme de paille et la fille de marbre.<br />

-- Vous vous égarez, me dit-il. Le repos ne vaut rien à nos pareils, encore que certains,<br />

qui paraissent extravagants, voulussent prendre pour leur devise et programme<br />

quotidien : « Repos et Repas ». Repas est au pluriel. Or songez que dès qu'un homme<br />

cesse de travailler, il pense à lui-même. J'entends bien qu'il se peut distraire; mais il y<br />

perd ses économies; et ses amusements sont brefs et, le plus souvent, dénués d'élégance.<br />

Il se retrouve assez vite, s'il a du loisir, en présence de ses propres rêveries. Penser à soi,<br />

monsieur, c'est s'attrister, si l'on n'est fat; et si je gouvernais quelque État, je prendrais<br />

soin que mes concitoyens fussent continuellement occupés par des travaux ou par des<br />

jeux. Il leur suffirait ensuite de leurs vrais rêves, quand ils dorment, et qui<br />

échapperaient, au demeurant, à mon autorité.<br />

-- On dirait que déjà vous le regrettez.<br />

-- Un peu. Mon âme, je l'avoue, est assez tyrannique.<br />

-- Polyphème, en nos temps, ce cas n'est pas unique!<br />

19


-- Mais considérez le spectacle effrayant que nous donnent les poètes qui ont accoutumé<br />

de se livrer à ces méditations pernicieuses, où ils semblent oublier le reste du monde. Ils<br />

en viennent à je ne sais quelle frénésie de destruction et c'est contre eux-mêmes qu'ils<br />

tournent enfin les armes de leurs songes. Rappelez-vous Murger; il nous le confesse:<br />

« J'ai, l'autre soir, été noyer mon cœur.»<br />

-- Qui veut noyer son cœur s'accuse d'un mirage ...<br />

-- Et dans quels flots, Monsieur!<br />

-- « Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange », comme Poe, selon Mallarmé<br />

...<br />

-- Murger répond : « Dans les flots noirs du vin qui tache en bleu. »<br />

Pauvre cœur des poètes! Pensez à ces ténèbres « où, cuisinier aux appétits funèbres, je fais<br />

bouillir et je mange mon cœur. »<br />

-- Que dites-vous?<br />

-- C'est Baudelaire qui vous parle, après<br />

Murger. J'en passe ...<br />

-- Et des meilleurs. Le reste ne vaut pas l’honneur d'être nommé.<br />

-- Un tas d'hommes perdus de Muses et de rimes.<br />

-- Le reste est silence. Seul le silence est grand.<br />

-- Tout le reste est faiblesse. Je crois qu'on a déjà dit à peu près tout cela; mais vos anecdotes<br />

de gens qui noient leur cœur ou qui le font bouillir afin de s'en repaître, m'attristent et j'aime<br />

mieux rêver à l'un des sonnets que nous devons à René Le Pays. Boileau n'aimait point ce<br />

poète, mais en ces vers, louant une dame qui prenait plaisir à manger des fleurs, il lui disait:<br />

Que ferez-vous l'hiver venu, « qu'on ne verra des fleurs que sur votre visage? »<br />

Que ferez-vous, Iris, dans ce malheur extrême,<br />

Si, faute d'autres fleurs que vous puissiez manger,<br />

Vous vous trouvez réduite à vous manger vous-même?<br />

-- Je ne vous le fais pas dire, s'écria M. Polyphème Durand; et vous constatez que les poètes<br />

donnent aisément dans le cannibalisme. C'est l'un des dangers du loisir.<br />

20


BIL<strong>LE</strong>TS DOUX<br />

En ce temps où la lecture des romans d'aventures policières -- il en est de charmants -- incite<br />

parfois les personnes les plus paisibles à chercher de mystérieux moyens de s'exprimer en<br />

leurs lettres innocentes, vous ne me défendrez pas, je vous en prie, de vous conter deux<br />

historiettes.<br />

J'ai connu un vieux monsieur qui se plaisait, selon la coutume, aux souvenirs de sa jeunesse et<br />

qui ne se rappelait pas sans un sourire heureux le temps où s'il comptait rendre visite à je ne<br />

sais plus quelle belle, qui lui était tendre, il glissait, pour la prévenir, dans l'enveloppe, un<br />

billet où elle pouvait lire:<br />

« Monsieur le Percepteur,<br />

« J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre avertissement et ne manquerai pas de me<br />

présenter à votre bureau après-demain mercredi, à quatre heures de l'après-midi. Veuillez<br />

agréer ... »<br />

-- De la sorte, ajoutait-il, si ma lettre était tombée entre des mains pour qui elle n'était pas<br />

destinée, qui eût pu rien entendre à ce billet doux?<br />

Plusieurs fois, dans un salon où nous étions assez nombreux et où les dames écoutaient vo-<br />

lontiers les discussions des poètes, j'ai rencontré un jeune homme qui, à chaque réunion,<br />

nous lisait un poème si bref qu'il ne comptait souvent pas plus de quatre vers; et j'ai noté<br />

deux de ces poésies fugitives, dont voici la première, qui remonte à trois semaines:<br />

Je tenterais en vain de vous dire mes peines:<br />

Vous ririez sans pitié de mes humbles tourments.<br />

Aime t-on qui ne veut vous accorder des chaînes,<br />

Lucinde? C'est folie, et voyez si je mens.<br />

C'était assez bas au-dessous du médiocre; mais le quatrain qu'il nous fit entendre hier<br />

m'étonna:<br />

21


A l'ombre d'un troène où chante un rossignol,<br />

Demain, non plus qu'hier, à ma peine n'importe.<br />

Cinq oiseaux vers l'azur peuvent prendre leur vol!<br />

Heures tristes, ma vie à l'espérance est morte.<br />

Quelle mélancolie ! Mais pourquoi cette manière de s'exprimer, qui me semblait<br />

comme gênée? Pourquoi ce nombre de cinq? J'y rêvais, quand je découvris qu'à lire<br />

seulement le premier mot de chaque vers, on entendait distinctement:<br />

A demain, cinq heures.<br />

A qui, dans le salon, s'adressait ce discours, et sous quel chapeau léger souriait cette<br />

mystérieuse Lucinde? Je l'ignore; mais considérant de même le premier quatrain, il ne<br />

me fallut pas être grand clerc pour démêler que les flèches de l'Amour sont, comme on<br />

sait, parmi les plus rapides du monde et pour songer aussi -- belle consolation! -- que<br />

tant de poèmes, qui semblent si loin du sublime, enferment peut-être en leur médiocrité<br />

des paroles ailées et tendres ou, du moins, précises.<br />

22


BIL<strong>LE</strong>TS ENFLAMMÉS<br />

-- Monsieur, me dit M. Polyphème Durand, je dînais hier dans un petit restaurant qui se<br />

trouve entre la porte de Vincennes et le bois de Boulogne, quand les discours d'un<br />

personnage qui prenait son repas à l'autre bout de la salle retentirent jusqu'à mes oreilles.<br />

Il parlait si fort et soulignait ses phrases de gestes si magnifiques que l'on eût, je crois,<br />

montré quelque impertinence à feindre de ne l'entendre point.<br />

-- Monsieur, disait-il au patron, la misère de notre siècle vient de ce que nos richesses ne<br />

circulent pas assez rapidement et qu'il est trop de personnes qui entassent des pièces de<br />

dix sous dans des bouteilles et des pièces de dix centimes dans des carafes, lesquelles<br />

sont pourvues d'un plus large goulot. Il faut changer tout cela et je viens de visiter un<br />

pays où le gouvernement a su mettre fin à l'immobilité des signes, comme on parle, du<br />

pouvoir d'achat. On n'y use plus que de billets de banque, qui sont distribués, en échange<br />

des pièces et titres, tous les matins de neuf heures à dix.<br />

« Mais ces billets sont en papier d'Arménie et la caisse publique ne les délivre qu'après<br />

les avoir allumés par un coin. Il faut voir, monsieur, la ruée des porteurs de billets. Ils<br />

courent par la capitale ainsi que des rats qui auraient perdu leur raison, que certains<br />

nomment instinct, car il s'agit, en fort peu d'instants, d'échanger, contre des<br />

marchandises ou des plaisirs, ces billets qui se consument. Ils passent de main en main<br />

avec une effrayante rapidité; et comme il n'existe pas, en cet empire, d'autre monnaie,<br />

nul ne saurait songer à refuser ces papiers enflammés. J'entends certes que le dernier qui<br />

reçoit le billet n'a bientôt plus au bout des doigts qu'une pincée de cendre; mais vous ne<br />

manquerez pas de penser que l'Etat s'enrichit au même instant de la somme que perd<br />

précisément ce citoyen, et je connais assez votre amour de l'intérêt général pour ne<br />

douter point que vous ne préfériez, en cette affaire, le bénéfice du pays au sacrifice que<br />

consent le particulier, lequel n'est point, au demeurant, bien digne qu'on le plaigne,<br />

puisqu'à l'instant qu'il acceptait le billet presque entièrement consumé, il gardait l'espoir<br />

de courir assez vite pour le repasser à quelqu'un de ses contemporains.<br />

« Profitable image, monsieur, de l'incertitude des biens de la fortune et de la puissance<br />

des Etats! Dans la nation dont je prends plaisir à vous rapporter les coutumes, le négoce<br />

ne cesse point de prospérer, -- « Béni soit le Commerce au hardi caducée! », disait déjà<br />

Vigny -- car il ne s'y rencontre point d'homme qui ne se hâte, en cette course, d'acquérir<br />

23


des objets, et les plus inutiles, et j'y ai vu même un monsieur, et le plus chauve du<br />

monde, qui achetait des peignes plutôt que de voir finir en fumée le billet qui déjà lui<br />

brûlait les gants.<br />

24


LA FAUVETTE ET <strong>LE</strong> GRAMMAIRIEN<br />

Comme nous nous entretenions de ce désordre, qui aux esprits de notre temps règne<br />

assez bien ou, pour mieux dire, assez mal, car un désordre qui montrerai quelque<br />

constance pourrait peut-être ressembler à une forme de l'ordre, un vieux monsieur de<br />

nos amis, qui, dans ce dur hiver, voulait seulement regretter les jours ensoleillés, se prit<br />

à nous confier:<br />

-- Par un matin de l'été dernier, j'entendais chanter une fauvette, et je songeais, non sans<br />

mélancolie et pensant à ma jeunesse, qu'il avait, parmi les branches heureuses, le<br />

bonheur de croire encore aux belles chansons, où les cœurs se donnent et se prennent ...<br />

Et je dis bien qu'il avait et non qu'elle avait, quoique j'évoque une fauvette, malgré votre<br />

étonnement que la courtoisie garde muet, et sans que je veuille choir pourtant au<br />

désordre dont vous parliez tout à l'heure; et si je substitue ainsi le masculin au féminin,<br />

c'est que je n'oublie point l'exemple fameux de Malherbe:<br />

Mais l'art d'en faire les couronnes,<br />

N'est pas su de toutes personnes;<br />

Et trois ou quatre seulement,<br />

Au nombre desquels on me range ...<br />

-- Desquels? fit une dame en souriant. C'était pour ajuster son vers, que desquelles eût<br />

fait boiter.<br />

-- Il n'eût eu qu'à dire: Entre lesquelles ... que sais-je? ou Parmi lesquelles on me range; et<br />

j'ai quelque honte, je l'avoue, à corriger de la sorte un vers de Malherbe, encore que ce<br />

ne soit, madame, que pour suivre votre fantaisie, et ne voudrais pas du tout que l'on me<br />

pût confondre avec cet original, que j'invente, peut-être, qui négligea toute sa vie<br />

d'entreprendre aucun ouvrage, déclarant qu'il se contentait, la plume à la main,<br />

d'améliorer les chefs-d'œuvre ... Mais Fontenelle, qui n'avait point souci du joug fleuri<br />

des Muses, a pourtant écrit au seuil de ses Entretiens sur la pluralité des Mondes: « Il ne<br />

me reste plus dans cette préface qu'à parler à une sorte de personnes, mais ce seront peut-<br />

être les plus difficiles à contenter, non que l'on n'ait à leur donner de fort bonnes raisons,<br />

mais parce qu'ils ont le privilège de ne se payer pas, s'ils ne veulent, de toutes les raisons<br />

qui sont bonnes. » N'oubliez point non plus Molière, en sa préface de l'Ecole des Femmes :<br />

25


« … une personne de qualité ... trouva le projet assez à son gré, non seulement pour me<br />

solliciter d'y mettre la main, mais encore pour l'y mettre lui-même; et je fus étonné que<br />

deux jours après il me montra toute l'affaire exécutée… » -- Direz-vous donc : Ces<br />

personnes sont beaux? -- Personne n'en serait heureux.<br />

Songez plutôt que persona, avant d'être un homme ou une femme, était un masque de<br />

théâtre et que nos discours peuvent donc, quand nous usons d'un tel mot, « porter tantôt<br />

un masque et tantôt un visage », ainsi que parle le Ladislas de Rotrou. Il n'est point<br />

défendu de penser, au milieu d'une phrase, à l'être véritable que cache le mot personne, ni<br />

de mettre dès lors: il, où l'on eût trouvé naturel de lire: elle, et parodiant les vers fameux<br />

de Jean-Baptiste Rousseau, nous murmurerions volontiers:<br />

-- Mais votre fauvette ?<br />

Ce caprice nous éblouit<br />

Et c'est en vain que l'on proteste:<br />

Le masque tombe, l'homme reste:<br />

Le féminin s'évanouit.<br />

-- A ne me condamner que votre grâce incline ! C’est d’abord un oiseau : la voici masculine.<br />

Elle l’est doublement si par ce beau matin,<br />

Dans la douceur universelle<br />

Son élégie appelait celle<br />

Qui devait dorer son destin<br />

26


<strong>LE</strong> PUMA <strong>DES</strong> VACANCES<br />

Puissions-nous, pendant les vacances, retrouver en une petite ville quelques-uns de ces<br />

personnages dont leurs concitoyens disent qu'ils sont des originaux et qui ont<br />

seulement, dans l'esprit, dans le vêtement ou dans leurs coutumes, quelque aimable<br />

bizarrerie! J'en ai connu un qui peignait soigneusement sa barbe mince et blanche et<br />

qui, sous les platanes de la place où les moineaux se taisaient à l'heure de l'angelus, ne<br />

manquait point, à l'instant de quitter un notable, de lui dire:<br />

Veuillez agréer, je vous prie, monsieur, l'expression de mes sentiments très distingués.<br />

Il se plaisait également à pratiquer la prosopopée, figure toujours vivante et vénérable,<br />

qui anime notamment les objets insensibles, ainsi qu'on nous l'enseignait jadis, et qui,<br />

dans les discours de notre héros, donnait aussi je ne sais quelle vie humaine à certains<br />

groupements, comme aux jours où le souci de se montrer cérémonieux poussait notre<br />

personnage à déclarer au plombier qui réparait le robinet de sa baignoire:<br />

-- Tenez pour assuré que j'ai la plus grande déférence pour Monsieur votre Syndicat ...<br />

et à l'un de ses amis:<br />

-- Veuillez me rappeler au bon souvenir de Madame votre Famille.<br />

Montaigne souhaitait que l'on écrivît comme on parle. Notre homme parlait comme on<br />

écrit -- et je laisse de côté les excès où il tombait.<br />

-- Pourquoi, disait-il, quand notre conversation s'achève, me séparerais-je des gens en<br />

murmurant de ces paroles indistinctes où s'expriment les au revoir, alors que si je prends<br />

une plume pour demander de leurs nouvelles aux mêmes personnes, mon écriture n'a<br />

garde, au moment que je vais signer, de se faire illisible, mais trace, au contraire, avec<br />

soin, les formules où la courtoisie se mêle aux sentiments ?<br />

Mais qui a souci d’écrire encore? Et je ne parle point de ceux qui noircissent des pages<br />

et des pages et, vainement, car on ne reçoit d'eux enfin que de l'encre et du papier, tant<br />

leur bavardage est loin de rien enfermer ni répandre. Ils nous font évoquer le quatrain de<br />

Pradon, que vous connaissez sans doute, et qui a su vivre plus longtemps que sa Phèdre:<br />

27


Vous n'écrivez que pour écrire;<br />

C'est pour vous un amusement.<br />

Moi, qui vous aime tendrement,<br />

Je n'écris que pour vous le dire.<br />

On ne se plaît guère plus, au demeurant, à verser son encrier ni son cœur dans une<br />

lettre; les formules elles-mêmes deviennent plus courtes, se muent en un<br />

cordialement, ou affectueusement, ou en mille amitiés, et vous pensez à l'autre qui, par<br />

le moyen de ce distique, se dispensait de tous les compliments:<br />

Et j'ai, Madame, l'honneur d'être<br />

Ce qu'on est au bas d'une lettre.<br />

Pline parle d'une formule, qui n'était pourtant déjà plus à la mode, et c'est S. V. B. E.<br />

E. V. Si vales, bene est; ego valeo: Si tu vas bien, c'est bien; je vais bien. Vous songez à<br />

ce duc, au théâtre de Robert de Flers et G.-A. de Caillavet, qui, s'il écrivait à l'un de ses<br />

serviteurs, après ses instructions, ajoutait, avant de signer, pour lui marquer quelque<br />

intérêt: « Je me porte bien.» Ce n'est plus S. V. B. E. E. V. C'est seulement E. V. Mais<br />

nous sommes bien imprudent de rappeler cette antique formule, en un siècle qui, pour<br />

marquer qu'il chérit la vitesse, prend de si grands plaisirs à remplacer les mots par leurs<br />

initiales; et, sur les cartes postales qui volent de ville en ville, par les loisirs de l'été, nous<br />

pensons avec mélancolie que les personnes pressées écriront seulement le nom d'un fauve<br />

bondissant:<br />

Puma. P. U. M. A. : Pas Une Minute. Amitiés ou Amour.<br />

28


<strong>LE</strong> PHILOSOPHE ET SON TANDEM<br />

Cet oncle dont je vous parlais l'autre jour, reprit M. Polyphème Durand, charmait nos belles<br />

heures, au temps de notre enfance, en nous conviant à découvrir un monde qui, sans cesser<br />

d'être naturel, se montrait tout plein de féeries. L'oncle Théodore savait nous émerveiller sur<br />

le propos des événements les plus coutumiers: une colombe qui roucoulait, un scarabée dans<br />

une rose lui étaient matière à des contes qui se trouvaient si loin d'être fabuleux que la seule<br />

réalité en formait l'enchantement; et nous l'écoutions, dans une joie silencieuse, quand il nous<br />

montrait que les fleuves ne cessent point de revenir à leur source, mais par le chemin des airs<br />

où les nuages errants, qui se sont envolés de la mer, voguent par l'azur pour se résoudre en<br />

eau douce loin des ondes salées.<br />

Il nous donnait le goût d'observer toutes les choses de ce monde, les plus grandes comme les<br />

plus menues, et je me rappelle qu'un matin, sous la tonnelle ensoleillée, comme il nous lisait<br />

quelques pages de Molière et qu'il en était venu à ces répliques: -- « Mademoiselle ma fille est<br />

bien où elle est. -- Comment se porte-t-elle? -- Elle se porte sur ses deux jambes »; il entreprit,<br />

pour nous amuser, de construire sur ces mots une éloquente théorie où nous pussions<br />

apprendre à distinguer le moi du non-moi, comme parlent les philosophes, ou, s'il vous plaît<br />

mieux, à ne nous confondre point avec l'univers. C'est un problème où les<br />

métaphysiciens ont vidé des barriques d'encre et que chaque mortel, aux détours de la<br />

vie, résout sans embarras en répétant, et même s'il l'ignore, le mot de Théophile Gautier:<br />

« Je suis un homme pour qui le monde visible existe. » Mais l'oncle Théodore, fermant<br />

son livre pour un instant, nous dit:<br />

-- Que ce dialogue vous enseigne et vous rappelle qu'il n'est pas un objet, que ce soit une<br />

fourchette, cette chaise, une pomme ou ma tabatière, que nous ne portions, si nous le<br />

pouvons, avec nos mains, - tandis que nous-mêmes, et c'est ce qui nous permet de nous<br />

séparer en esprit du reste du monde, nous nous portons sur nos jambes; et rendons grâce<br />

à cette bonne Mme Jourdain qui, par sa réponse irritée, mais où brille la sagesse<br />

populaire, nous a soudain mis de plain-pied avec les mystères où s'embrouille parfois la<br />

philosophie.<br />

Ainsi dit-il; et il riait, car il se plaisait à nouer ses paroles de je ne sais quelle ironie qui<br />

s'épanouissait parfois en propos railleurs, où nous nous divertissions avec lui.<br />

29


-- Etonnez-vous de tout, nous disait-il encore, pour prendre du plaisir à mieux connaître<br />

tout. N'écoutez donc pas ce vers célèbre qui vous conseille de ne vous étonner de rien,<br />

ni ne rêvez point de pouvoir demeurer sans frémir au milieu des ruines du monde; et ce<br />

n'est point que je dédaigne Horace ni ses deux mots, qui sont parmi les plus fameux,<br />

mais de telles maximes veulent nous enseigner seulement à demeurer les maîtres de<br />

notre cœur et qu'il ne tremble point. Elles ne songent pas à nous défendre en aucune<br />

manière, et ce n'est point du tout leur propos, de regarder autour de nous pour voir<br />

l'univers avec des yeux tout neufs et tout prêts à s'émerveiller.<br />

Il improvisait et fredonnait :<br />

De ne t'étonner point vainement tu te flattes!<br />

A toute heure du jour le plus docte est surpris.<br />

Tout fait l'enchantement des curieux esprits;<br />

Il y suffit d'une souris.<br />

Les plus sombres couleurs deviennent écarlates,<br />

(Tu l'attestes, langouste, aux bouillons hasardeux!)<br />

Et les humbles moineaux marchent à quatre pattes<br />

Dès qu'ils sont deux.<br />

-- Vous croyez, poursuivait-il, que seules les grandes choses peuvent étonner. Quelle<br />

erreur! Et il n'est certes pas besoin, pour vous surprendre, qu'un troupeau de mammouths<br />

apparaisse soudain dans cette prairie et se prenne à brouter les roses de la haie, quand<br />

une simple coccinelle, ou cette sauterelle, est en possession de vous attacher à ses<br />

exploits pendant une heure. Les plus petits objets savent nous retenir; ils n'en seraient<br />

pas plus dignes s'ils étaient immenses et je dirais même alors que l'excès de leur<br />

grandeur serait moins propre à intéresser notre esprit qu'à le confondre. Il me souvient<br />

du conseiller Matthieu, dont Molière, ou du moins Gorgibus, vantait les Tablettes; et je<br />

sais encore deux vers de ce vieil auteur qui seront fort Utiles à l'illustration de ce<br />

discours:<br />

La grandeur ne fait pas une sphère plus ronde,<br />

Et le cercle petit n'a pas moins de rondeur.<br />

30


Saint-Amant ne soutenait point peut-être une autre thèse, quand il écrivait au seuil de<br />

son Moïse Sauvé que « la nature avait acquis plus de gloire et s'était montrée plus<br />

ingénieuse et plus admirable en la construction d'une mouche qu'en celle d'un éléphant ».<br />

Réjouissons-nous donc de cette vie coutumière -- et que Laforgue nous pardonne, qui<br />

chantait, en se lamentant: « Ah! Que la vie est quotidienne ! » -- mais cette « vie humble,<br />

aux travaux ennuyeux et faciles », si elle ne nous montre point, tous les soirs, des<br />

comètes vertes ou bleues, est plus riche en spectacles profonds que n'en saurait désirer<br />

notre esprit, s'il veut prendre la peine de les considérer. Tout est si bien lié dans ce<br />

monde où nous sommes, qu'il n'y est rien, je pense, qui ne sache, si nous y consentons,<br />

nous émouvoir. N'ayez donc garde de vous faire un cœur qui se retienne de battre aux<br />

découvertes de votre esprit! Je sais bien que vous me répondrez, avec la voix de<br />

Baudelaire:<br />

La Curiosité nous tourmente et nous roule,<br />

Comme un Ange cruel qui fouette des soleils ...<br />

Il n'importe; et je goûte du moins une certaine curiosité qui nous ouvre parfois une de<br />

ces portes qui nous cachait quelque mystère du monde. Je songe au dialogue qu'avait<br />

imaginé Fagus : « -- Une pomme ... elle est ronde ... elle est rouge ... est-elle bonne à<br />

manger? -- J'y vois moi, dit Newton, l'univers en révolution. »<br />

Ainsi l'oncle Théodore nous conviait à démêler les lois universelles et leur mystère dans<br />

les plus humbles objets; puis, à la fin de l'après-midi, son valet venait lui dire:<br />

-- Le tandem de Monsieur est avancé.<br />

L'infortune des temps l'ayant contraint de vendre son automobile, son caprice lui avait<br />

fait acquérir ce véhicule instable, où les pédales, sous le siège d'arrière, étaient, au<br />

demeurant, immobilisées. Tous les soirs, l'oncle Théodore se rendait à la ville voisine,<br />

où l'emportait ainsi son serviteur fidèle et vigoureux. L'air léger du crépuscule<br />

ébouriffait sa barbe blanche et les notables le saluaient aux carrefours, tandis que, sous<br />

la lune naissante, il rêvait aux vers luisants qui allaient bientôt s'allumer aux chaudes<br />

ténèbres des prairies.<br />

31


<strong>LE</strong> CHIEN JAUNE<br />

C'est, au soleil de l'été, la paix immense des campagnes où monte parfois le cri d'un coq<br />

enroué, tandis que tout le calme azur semble sourire à l'herbe immobile des prairies.<br />

Seule, une buse qui plane et qui, du haut du ciel, surveille les poulets, nous rappelle, en<br />

ce décor heureux, que les périls ne cessent point d'être suspendus sur les têtes vivantes.<br />

Il est vrai que cette tranquillité n'est que l'un de nos songes et que ce silence où nous<br />

nous plaisons est tout plein de rumeurs si notre oreille se fait attentive. Comme au<br />

temps de Virgile, les hirondelles saisissent les abeilles en plein vol et, d'un bec furieux,<br />

les emportent au nid, et il n'est que de se coucher dans l'herbe, pour découvrir, au milieu<br />

des bourdonnements, qui soudain se révèlent, tout un menu peuple barbare et laborieux.<br />

Mais que nous importent la coccinelle et ses inquiétudes, les grands travaux de l'arai-<br />

gnée et les angoisses de la sauterelle qui monte devant nous dans l'opaque tilleul, quand<br />

il nous suffit bien, pour nous occuper, du poids de nos fatigues et de nos mélancolies?<br />

Loin du vacarme de la ville et de ses tourbillons, nous ne voulons connaître que le repos<br />

et ces longues méditations où, tour à tour, reparaissent les visages lointains et divers de<br />

notre propre destinée. Les uns sourient encore et certains sont heureux; il en est qui<br />

pleurent et d'autres paraissent à demi effacés ou, sous un voile à peine transparent, déjà<br />

glissent pour disparaître à jamais aux frontières des souvenirs. Certains, et comme si<br />

notre passé nous faisait ses confidences, nous disent selon Musset:<br />

Un jeune rossignol chante au fond de mon cœur;<br />

et d'autres, qui se montrent charmants comme aux soirs envolés, nous incitent à mur-<br />

murer, tant ils sont anciens, le vers de Sainte-Beuve:<br />

J'étais un arbre en fleur où chantait ma jeunesse ...<br />

Où sont les chants du rossignol, les fleurs de l'arbre? Ce sont les jours de naguère et de<br />

jadis qui maintenant se pressent dans la petite maison des vacances qui est faite de<br />

pierres, sans doute, sous les ardoises du toit, mais plus encore de souvenirs. Les<br />

contrevents grincent, quand on les ouvre, comme aux matins de notre enfance; la<br />

serrure a la même voix et, sur la petite chaise, au coin de la grande cheminée, le chat<br />

32


s'endort comme jadis. Ce n'est point le même certes ou bien ce serait le mathusalem<br />

des chats; mais les chats se succèdent; ils sont toujours pareils et se lèguent, en quelque<br />

manière, cet humble siège qui est, à la fois, leur trône et leur lit auprès du foyer.<br />

Parfois, une poule chante et si nous étions assez pénétrés des théories de Bernardin de<br />

Saint Pierre, nous ne manquerions pas de songer qu'elle pense ainsi nous prévenir que<br />

c'est à notre intention qu'elle vient de faire un œuf. Il est, au reste, un grand poète qui<br />

nous dirait volontiers, je le crois, que nous ne nous égarons pas en quelque rêve et qui<br />

a pris soin de peindre un jour l'éléphant<br />

Et les oiseaux privés, dont le chant entendu<br />

Avertit l'homme à jeun du fruit qu'ils ont pondu.<br />

Cet homme à jeun est, en l'espèce, purement délicieux et le plus judicieusement choisi<br />

du monde. En savez-vous aucun autre qui se puisse mieux réjouir quand cet oiseau privé<br />

(que nous avons poule appelé) lui signale en quelques cris qu'il peut gober un œuf tout<br />

frais? Vous connaissez d'ailleurs les deux vers de Lamartine que je viens de vous<br />

rapporter. Ils sont dans la Chute d'un Ange.<br />

Mais le chat frissonne et fuit: Tambour vient de paraître. C'est un bon gros chien qui,<br />

depuis quelque temps, est le compagnon de l'oncle Théodore. Ils ne se quittent pas.<br />

-- Je n'ai plus de chien! dit-il parfois d'une voix mélancolique.<br />

-- Et Tambour?<br />

-- Non! Non! ... J'en avais un depuis bien des années. Vous l'avez connu. Il s'appelait<br />

Trombone. Il m'accompagnait à la ville et, quand le temps était incertain, il portait<br />

fièrement mon parapluie roulé en travers de la gueule et ne pouvait, en cet équipage,<br />

franchir les seuils trop étroits. Il me suivait dans les prairies comme au bord du gave, où<br />

je vais parfois regarder les truites qui dorment au soleil. Dans les soirées d'hiver, il se<br />

couchait sur mes pieds, tandis que je lisais de vieux livres, et cet animal m'était de la<br />

sorte une affectueuse et vigilante chancelière. Il est mort l'an dernier et j'ai mis son<br />

collier dans le tiroir où je garde avec une joie triste quelques souvenirs des saisons qui se<br />

sont enfuies pour toujours. Il y a là une mitaine de soie bleue qui me fut donnée en des<br />

temps très anciens et si je vous en parle, c'est parce que je ne sais plus du tout<br />

maintenant à qui je la dois. Tout s'efface, et les objets eux-mêmes ne peuvent plus rien<br />

évoquer parfois dans une tête qui se fait trop vieille. Je sais seulement que cette mitaine<br />

33


m'est très chère ... Mais je vous parlais de Trombone. C'est fini. Je n'aurai plus jamais de<br />

chien.<br />

-- Et Tambour?<br />

-- Il n'est pas à moi… Je l'ai acheté pour mon neveu.<br />

-- Il vient ici quelquefois, votre neveu?<br />

-- Jamais, hélas ! Il s'est marié au Chili. Il est bien loin; alors son chien, il faut que je le<br />

soigne ...<br />

Quelquefois se présente un chien jaune. Il a l'air pauvre et triste. Il est très maigre et<br />

nous regarde longuement avec de beaux yeux qui supplient. Nous lui donnons du pain<br />

avec un peu de viande. Nous ne savons point comment il s'appelle et, en guise de collier,<br />

il porte une petite corde.<br />

-- On a voulu le pendre et il s'est échappé! C'est un vaurien! Déclare notre vieille<br />

servante qui a beaucoup d'imagination; mais il semble, au demeurant, fort honnête; et<br />

dès qu'il voit Tambour, il s'enfuit en silence. Il pense, peut-être, que Tambour est le<br />

maître de la maison ...<br />

A qui est ce chien jaune? Je l'ignore. J'ai essayé, deux ou trois fois, de l'accompagner<br />

chez lui; mais, après quelques pas, il me regarde comme pour s'excuser de me quitter, se<br />

glisse dans la haie, traverse la prairie et se perd dans les fourrés.<br />

-- Je vous dis que cette bête vit avec les renards! C'est un hors la loi! Proclame la<br />

servante indignée.<br />

Peut-être, s'il me permettait de le suivre me conduirait-il, au fond des bois, à quelque<br />

lointaine maisonnette où il habite et où je trouverais de pauvres gens. Le père,<br />

bûcheron exténué, aurait posé sa hache sous la table et cinq ou six enfants<br />

mangeraient en pleurant du pain sec devant la cheminée vide. Je reviendrais le<br />

lendemain, vous l'avez deviné, portant, au creux d'une corbeille, du jambon, du<br />

fromage, des pêches et du vin. Le bûcheron me remercierait et soudain la<br />

maisonnette, dans un grand coup de tonnerre effroyable mais inoffensif, se changerait<br />

en un palais aux vastes escaliers de marbre, dont chaque marche serait parée d'un jet<br />

d'eau pour rafraîchir les visiteurs.<br />

On voit de ces choses dans les contes de fées comme aux légendes antiques; aussi ai-je<br />

renoncé à suivre le chien jaune, car, si je pouvais l'accompagner, il ne m'emmènerait<br />

sans doute que dans une maison qui resterait maison. Il ne faut pas brûler ses rêves; ce<br />

sont trésors trop doux; et, caressant ce chien mystérieux qui dort à mes pieds tandis que<br />

34


je vous écris, je puis, à condition de n'aller point les vérifier dans le réel, nouer en<br />

souriant les plus beaux songes.<br />

Tout homme digne de ce nom<br />

A dans le cœur un Serpent jaune,<br />

disait Baudelaire. Un serpent manque de chaleur, et j'aime mieux un chien de la même<br />

couleur.<br />

35


<strong>LE</strong> HÉRISSON SOUS LA GRAPPE<br />

Il faisait si bon dans l'herbe après cette brûlante journée que nous résolûmes de ne point<br />

rentrer pour dîner, et comme la prairie s'étale devant la maison, il ne fut pas malaisé de<br />

nous apporter quelques mets sous le cerisier, parmi les sauterelles étonnées.<br />

Je ne sais si vous aimez beaucoup ces repas sur l'herbe. Certains prétendent qu'ils sont<br />

assez périlleux et qu'on y peut risquer de manger des fourmis vivantes, dans la crème.<br />

Ce sont vaines terreurs et qui ne nous occupaient guère, quand la lune abandonna la<br />

colline pour glisser entre les feuilles d'un peuplier lointain. « Et la lune se lève au<br />

moment du café », disait Coppée. Elle était pâle et comme transparente; et l'oncle<br />

Théodore ne manqua point à cet instant de se montrer lyrique. C'est assez bien sa<br />

coutume; mais il fut sage et n'entreprit pas d'improviser aucun vers; il n'invoqua point la<br />

souterraine Hécate qui se contentait d'argenter les coteaux; mais, regardant autour de<br />

lui, des vers fameux lui revinrent en mémoire et soudain, comme il levait son verre,<br />

nous l'entendîmes qui s'écriait:<br />

Je te salue, ô Terre, ô Terre porte-grains,<br />

Porte-or, porte-santé, porte-habits, porte-humains,<br />

Porte-fruits, porte-tours, aime, belle, immobile<br />

Patiente, diverse, odorante, fertile ...<br />

-- Eh! Vous l'allez réveiller! dit Mme Baramel; et ne laisserez-vous point la terre<br />

tranquille au moment qu'elle ne pense qu'à dormir? Vous mériteriez par vos e1ameurs<br />

que tous les hérissons de la contrée sortissent de leurs tanières et grimpassent à l'arbre<br />

qui nous abrite pour se laisser tomber sur votre tête sonore.<br />

-- Cruelle, je chéris trop bien les hérissons pour croire qu’ils ne me voulussent jamais<br />

faire aucun mal. Je les aime depuis le temps de mon enfance pour ce qu'ils semblent<br />

redoutables, alors qu'ils sont parmi les plus humbles des animaux. Songez, Madame, que<br />

s'ils s'installaient sur nos chaises à l'instant même où nous allons y prendre place, ou si,<br />

se roulant en boule, ils savaient vous sauter au visage, ce serait de terribles ennemis. Il<br />

n'en est rien; et s'ils sentent quelque crainte, ils se replient sagement sous leur forêt de<br />

lances; et d'une sorte de langage muet, mais qui se laisse entendre sans peine, ils nous<br />

36


instruisent que nous ne ferions que déchirer nos doigts si nous étions si fous que de<br />

vouloir les prendre. J'avoue, Madame, que j'aime assez les situations e1aires, comme<br />

parlent les bonnes gens. Il y a des personnes qui vous prient de n'approcher point de leur<br />

cœur pour ce qu'il est brisé; encore souhaitent-elles parfois secrètement qu'on les con-<br />

sole; mais il en est bien d'autres qui sont plus dangereuses à l'âme comme à la<br />

tranquillité et qui, loin qu'elles nous découvrent leurs pointes aiguës, ne nous présentent<br />

qu'un doux visage et tout fleuri de sourires. Je n'aurai garde de vous dire que sous les<br />

roses on trouve des épines, pour ce que c'est une image si vieille qu'il n'est plus aucun<br />

auteur qui osât encore l'utiliser; mais vous avouerez, Madame, qu'il serait heureux pour<br />

la paix de nos sentiments qu'on rencontrât plus de personnes qui se montrassent<br />

hérissonnes. « On ne voit pas les cœurs ... » Molière l'a déjà dit; et vous ne me défendrez<br />

pas d'aimer toujours ces hérissons dont vous me menaciez, car je me plais à considérer<br />

chacun d'eux tel qu'en lui-même, enfin, sa franchise le change, faisant tout simplement<br />

la bête et non pas l'ange.<br />

Mais le hérisson a des vertus qu'il faut louer, et si nous en croyons Salluste du Bartas,<br />

dont je vous chantais tout à l'heure quelques vers, quand vous m'avez convié à un silence<br />

où vous ne m'avez pas encore réduit, le hérisson est laborieux. En doutez-vous,<br />

Madame? Ecoutez le poète. Une citation est chose bientôt faite:<br />

Paresseux, si tu veux apprendre ta leçon,<br />

Va-t-en à la fourmi, va-t'en au hérisson.<br />

Celui-ci, de son dos ravit les fruits d'automne,<br />

L'autre le fruit d'été de sa bouche moissonne,<br />

Afin d'avitailler pour la froide saison<br />

Celui-ci son logis, l'autre sa garnison.<br />

-- Les hérissons, dit Mme Baramel, ont-ils donc de petites échelles pour monter aux<br />

arbres?<br />

-- Moquez-vous tant qu'il vous plaira! Ils ne se soucient point de grimper aux rameaux.<br />

Ils sont plus ingénieux. Salluste du Bartas vient de vous confier que le dos de la bête est<br />

un heureux panier. Ils n'ont pas besoin de besace; et les auteurs anciens, qui sont un peu<br />

poètes, prétendent qu'au temps des vendanges, le hérisson se glisse sous les vignes et<br />

que, d'une patte diligente, il en secoue les branches. Les grappes, ébranlées, laissent<br />

choir les plus dorés de leurs grains qui tombent sur les pointes de notre animal où ils se<br />

37


piquent si bien qu'ils y demeurent fixés. Quand il en est couvert, il retourne, grappe<br />

craintive, au logis où l'attendent ses enfants. Il frémit d'allégresse et répand de la sorte en sa<br />

douce tanière une grêle de raisins mûrs.<br />

-- C'est un maraudeur!<br />

-- Ah! Que votre courroux s'adoucisse et consente<br />

A ne condamner point une bête innocente!<br />

Et je veux saluer, reprenant mes chansons,<br />

La terre porte-vigne et porte-hérissons!<br />

38


LA CAMOMIL<strong>LE</strong> DE CARMEN<br />

Nous nous trouvions, dit M. Polyphème Durand, il n'y a que peu de semaines, en un brûlant<br />

paysage espagnol où nous rêvions aux vers de Toulet:<br />

... Carmen dansant dans son lubin,<br />

Ce n'est pas ce que j'aime.<br />

Mais, à Triana, la liqueur<br />

D'une grappe où l'aurore<br />

Laissa des pleurs si froids encore<br />

Qu'ils m'ont glacé le cœur.<br />

Et nous entendions Carmen, comme elle disait à don José Lizzarrabengoa, selon Mérimée :<br />

« Pays, quand on aime la bonne friture, on en va manger à Triana, chez Lillas Pastia. » Mais<br />

c'étaient aussitôt Meilhac et Halévy qui entraient dans la ronde et qui applaudissaient la<br />

gitanilla sur la musique de Bizet:<br />

Près de la porte de Séville,<br />

Chez mon ami Lillas Pastia,<br />

J'irai danser la seguedille<br />

Et boire du manzanilla.<br />

Du manzanilla! Le vin qu'aimait la terrible Carmen! Je m'assis au café et dis au garçon d'un<br />

ton magnifique ce simple mot: Manzanilla, dont j'étais plus ému que si j'eusse, sans sourire,<br />

dit: Sésame. Le garçon ne fut point étonné et me servit une tisane chaude.<br />

-- Manzanilla? Demandai-je. -- Manzanilla! répondit-il.<br />

J'ouvris le petit dictionnaire qui ne me quittait point et je lus: « Manzanilla: camomille. »<br />

Eh quoi! Les folies de Carmen s'épanouissaient-elles à ce mélancolique breuvage? O<br />

ivresses!<br />

39


O tisane de la famille!<br />

Carmen boit de la camomille!<br />

On voulut bien m'expliquer à l'hôtel qu'il existait un vin de Manzanilla et que Mérimée<br />

ni Meilhac et Halévy ne s'étaient faits les complices d'une aussi sombre imposture qui<br />

n'était qu'un jeu du vocabulaire; et d'ailleurs, me confia l'interprète, quand nous nous<br />

rendons en France et que nous demandons une flûte, on nous peut apporter un<br />

instrument de musique ou un verre à champagne. Soyez donc heureux si, quand vous<br />

attendiez du vin, on vous a servi de la camomille, qui, du moins, peut être bue, alors<br />

qu'ayant chez vous demandé un en-cas, pour ce que j'avais faim, on me remit non point<br />

une portion de volaille froide, mais une ombrelle qui pouvait servir de parapluie.<br />

-- Eh! Monsieur, dit l'un de nous, ne vous êtes-vous pas égaré en l'une de vos citations?<br />

N'avez-vous point mis une porte en un quatrain où l'on n'a jamais découvert que des<br />

remparts? Je suis bien sûr que le premier de ces vers de Meilhac et Halévy n'est autre<br />

que:<br />

Près des remparts de Séville ...<br />

-- Je l'avais toujours pensé et fredonnais de la sorte, encore que d'une voix assez fausse<br />

ou, s'il vous plaît mieux, fort fausse, jusqu'au jour, qui n'est pas lointain, que revenant<br />

d'Espagne, j'ouvris le livret de Carmen où je lus et relus non sans étonnement:<br />

Près de la porte de Séville ...<br />

Il n'était aucun rempart dans cette affaire, et il faut, que je pense, condamner, mais<br />

légèrement, toutes les Carmen que l'on applaudit au théâtre, en les priant de persévérer<br />

dans leur faute heureuse, car elles n'ont fait ni ne font, à la vérité, qu'améliorer le vers<br />

qui leur est confié.<br />

Ce n'est point la première fois, sans doute, que l'on altère les textes et fût-ce en chantant.<br />

Mille personnes déclarent tous les jours:<br />

Ah! Qu’en termes galants ces choses-là sont dites!<br />

40


quand Molière, qui a écrit mises, et non dites, a fait rimer ce vers avec: « vous louez des<br />

sottises » -- et non pas des sosittes ... On répète volontiers:<br />

Dans ce monde rempli de sombres impostures,<br />

Il faut donner un peu de joie aux créatures;<br />

alors que Don César déclare dans Ruy Bias:<br />

Et puis il faut, vois-tu, c'est une loi pour tous,<br />

Dans ce monde rempli de sombres aventures,<br />

Donner parfois un peu de joie aux créatures.<br />

On sait aussi qu'au vers célèbre de Gresset, Hugo s'est diverti à remplacer l'esprit par<br />

le pied, afin de mieux chanter les souliers trop étroits :<br />

Le pied qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.<br />

Mais nous quittons ici les empires de la négligence pour entrer aux royaumes de la parodie<br />

qui sont trop vastes; et il me souvient d'un vieux monsieur qui avait lu jadis, et je ne sais où,<br />

ce vers, - et peut-être l'avait-il composé:<br />

Vingt-cinq ans! N'est-ce l'âge où l'on sait plaire aux belles?<br />

Il ne l'avait plus oublié, mais le modifiait à mesure qu'il gagnait lui-même des années, disant<br />

tour à tour : Quarante ans! N'est-ce l'âge ... puis: Cinquante ... puis: Soixante ans!... Le vers ne<br />

cessait point d'être juste et j'entends seulement que le jeu des nombres ne lui faisait gagner ni<br />

perdre aucune syllabe en l'aventuré.<br />

L'an dernier, je rencontrai le vieux monsieur qui me confia :<br />

Je suis assez loin du printemps!<br />

Je compte un siècle moins vingt ans ...<br />

41


Et il me redit le fameux vers, où je vis qu'il était sage quand j'y découvris, à sa voix, un verbe<br />

nouveau:<br />

Quatre-vingts ans! C'est l'âge où l'on chérit les belles ...<br />

42


DE L'AUTOBUS, SELON VIRGI<strong>LE</strong><br />

-- Monsieur, me dit M. Polyphème Durand, vous voudriez savoir, et n'osez l'avouer, comment<br />

j'ai pris ce rhume sombre où j'éternue.<br />

Je ne songeais point du tout à un aussi grave problème où le sort, des Etats ne me semblait<br />

guère engagé et je vous confesserai même que je rêvais à tout autre chose; mais connaissez-<br />

vous, je vous le demande, quelque honorable moyen d'empêcher les gens de vous confier<br />

leurs misères, qui sont à l'accoutumée fort médiocres, mais qui ne manquent pas de leur<br />

paraître considérables pour ce qu'elles sont les leurs; et comme je demeurais inquiet et muet,<br />

M. Durand poursuivit :<br />

-- Sachez, Monsieur, que mon malheur fut d'attendre trop longtemps l'autobus en un de ces<br />

carrefours parisiens où souillent mille bises qui marquent de la façon la moins douteuse que<br />

nous ne nous égarons pas quand nous lisons au calendrier que nous sommes en plein hiver.<br />

Parmi les remous d'une foule que je comparerais volontiers aux vastes océans quand ils fré-<br />

missent sous la lune, l'autobus pareil à quelque navire parut, ralentit sa marche et s'arrêta<br />

contre le trottoir, qui, dans mes songes, avait pris l'aspect d'un quai. Les personnes qui<br />

l'attendaient, comme je faisais moi-même, étaient aussi nombreuses que dans les forêts de<br />

l'automne les feuilles qui glissent par les airs, au premier froid, et tombent; aussi nombreuses,<br />

ajouterai-je, que les oiseaux qui se rassemblent quand l'année qui se rafraîchit les chasse à<br />

travers les mers vers les terres ensoleillées. Elles se tenaient toutes debout, chacune<br />

demandant à passer la première, et certaines levaient la main, tandis qu'il n'en était aucune qui<br />

ne songeât avidement au logis qui l'attendait à l'autre bout de la course. Mais le conducteur<br />

mélancolique acceptait tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là et, repoussant un peuple de malheureux,<br />

tirait sur la cordelette verticale et sonore qui se balançait au-dessus de sa tête impitoyable. On<br />

entendait un tintement pareil à la voix de quelque cloche brève et lugubre, et l'autobus repar-<br />

tait, écartant de sa proue les vagues de la foule quotidienne qui se mêlaient aux flots aériens<br />

d'un brouillard où se perdaient nos espérances.<br />

M'approchant d'une vieille dame qui gémissait comme moi :<br />

-- Madame, lui dis-je, que signifie cette sorte de concours et selon quelles lois certaines per-<br />

sonnes sont-elles éloignées de la voiture, tandis que les autres y sont reçues et se trouvent em-<br />

portées, assises sur des banquettes, dans ce bruyant et petit palais d'acier et de cristal que<br />

supporte, aux quatre coins, l'air captif dans le caoutchouc, et que l'essence meut?<br />

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Elle me répondit brièvement:<br />

-- Monsieur le Rêveur, descendant très certain des dieux - deum certissima proies; mais vous<br />

savez par cœur tout le sixième chant de l'Enéide - cette foule, qui est rejetée à l'instant qu'elle<br />

pense monter sur le marchepied immobile, porte la faute et reçoit le châtiment de n'avoir point<br />

détaché de cette liasse suspendue au flanc du lampadaire où vous vous appuyez, l'un de ces<br />

rectangles de papier qui porte un numéro. Elle est formée de ces personnes qui dédaignent la<br />

règle pour ce qu'elles se plaisent à penser que les dieux ne cessent point de s'occuper d'elles.<br />

Elles comptent, comme parlent les bonnes gens, sur leur chance; mais les douze Olympiens<br />

sont fort occupés et n'ont pas du moins de si grands loisirs qu'ils puissent, à chaque instant et<br />

pour notre bonheur, organiser de petites injustices. Il est plus sage, à la cartésienne, d'obéir<br />

aux lois et aux coutumes du pays. Prenez au lampadaire un de ces billets. N'attendez pas<br />

davantage par ce froid, car, déjà vous éternuez et risqueriez de démêler bientôt sous la<br />

casquette du conducteur de l'autobus la barbe sauvage et le visage de Charon.<br />

44


D'UNE CIGOGNE DE POLOGNE<br />

Le Journal des Débats contait, il y a quelque cent ans, qu'un gentilhomme ayant pris une<br />

cigogne, lui mit un collier de fer qui portait ces mots : « Haec ciconia ex Poloniâ », lui donna<br />

la liberté et ne fut pas peu surpris de revoir, l'année suivante, son oiseau qui portait, au-<br />

dessous du collier de fer, un collier d'or, où ces paroles étaient gravées: « India cum donis<br />

remiitit ciconiam Polonis ». (L'Inde, avec des dons, renvoie la cigogne aux Polonais).<br />

J'entendais quelques personnes qui parlaient, hier soir, de cette agréable aventure, et l'une<br />

d'elles, sans doute, était amie des Muses, car, jusques au latin, le bruit des rimes l'enchantait si<br />

bien qu'elle se plaisait à répéter : Ciconia, Poloniâ; cum donis, Polonis ...<br />

Cette cigogne<br />

Vient de Pologne.<br />

Elle improvisait aussi de mille manières, et passant du distique au quatrain, la réponse des<br />

bords hindous:<br />

Avec des dons, cette cigogne,<br />

L'Inde la rend à la Pologne ...<br />

Ce n'est sans dons à la Pologne<br />

Que l'Inde rend cette cigogne ...<br />

Garde le fer; voici de l'or<br />

Et la cigogne vole encor ...<br />

Cigogne polonaise en nos climats venue<br />

N'est point par l'Inde retenue:<br />

Avec des dons<br />

Nous la rendons.<br />

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Glissant par les brouillards et l'azur transparent,<br />

Dans l'Inde arrive de Pologne<br />

Cette cigogne :<br />

L'Inde la rend.<br />

Ce bel oiseau surpris sur l’indique rivage<br />

N’a point été plumé ni réduit au servage…<br />

-- Indique, dit Mme Baramel, vous n'y pensez pas ! On dit hindou.<br />

-- Dans ce distique, on vous indique<br />

Que l'adjectif d'Inde est indique;<br />

ou, du moins, il le fut et vous en trouveriez de bien beaux exemples en nos vieux poètes. Mais<br />

reprenons ... - Et nous parlez encore de l'Inde qui retint à dîner commère la Cigogne ... La<br />

Cigogne au long bec emmanché d'un long cou ...<br />

-- Oh! Oh! Je crois que vous réduisez en un seul deux vers fameux de La Fontaine:<br />

-- N'ont-ils point un long cou tous les deux?<br />

Le Héron au long bec emmanché d'un long cou …<br />

La Cigogne au long bec n'en put attraper miette<br />

-- Certes, mais savez-vous que la cigogne encore pratique des vertus que le héron, je pense,<br />

ignore, et qu'elle est enfant très fidèle.<br />

Ne couvant seulement sous son corps chaleureux<br />

De ses parents vieillards les membres froidureux;<br />

Ne portant seulement sur ses plumes isnelles<br />

Par le vide de l'air son père privé d'ailes,<br />

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mais, en outre, et même si elle est affamée, vous souvenez-vous qu'on la rencontre au<br />

pourchas de la nourriture la plus délicate,<br />

Pour paître dans le nid ses parents, à qui l'âge<br />

Débile ne permet d'aller plus au fourrage?<br />

Salluste du Bartas l'oppose au pélican qui ne songe qu'à nourrir sa progéniture; mais nul<br />

ne pourra nier que la cigogne, si elle transporte son vieux père infirme par l'azur, ne se<br />

montre pas moins zélée à voiturer tout de même quelqu'un de ses jeunes enfants et vous<br />

n'avez point oublié cette cigogne que Lamartine nous peint volant sur le désert,<br />

Dans ses deux pattes d'or emportant avec elle<br />

Un de ses chers petits à l'ombre sous son aile,<br />

Ah! Madame, pour ne nous égarer davantage, comme je me réjouis de cette cigogne si<br />

aimablement rendue! Au langage familier de notre temps, on parle volontiers de ces<br />

égoïstes qui, s'ils ont atteint leur étage, ne pourraient sans gémir renvoyer l'ascenseur :<br />

Que de mortels aussi qui gardent la cigogne!<br />

Ils la plument sans doute ou la font empailler.<br />

Ils lui dérobent son collier.<br />

Laissons ces gens à leur besogne.<br />

47


D'UN QUATRAIN POUR UN MARIAGE<br />

-- Hélas! Me dit M. Polyphème Durand, que ne puis-je au repos demeurer dans ma chambre<br />

où, malgré les brouillards et l'ombre de novembre, j'évoque mon plaisir un azur transparent!<br />

Peu m’importe le temps et qu'il vente ou qu'il pleuve et que sur les trottoirs l'eau coule<br />

comme un fleuve, si, fermant les volets, je me fais des climats où l'air est calme et doux sur<br />

une mer tranquille ! Mon vaisseau sait toujours me porter dans quelque île, et mille colibris<br />

se posent sur ses mâts. Les songes sur mes jours caressent leur feuillage. Savez-vous plus<br />

heureux concert? Hélas! Je dois dire au dessert quatre vers pour un mariage.<br />

-- Vous les ferez sans peine avant qu'il soit longtemps. Débouchez l'encrier; déjà, je les<br />

entends.<br />

-- Non point ! En mon vieux cœur je n'ai plus de musique.<br />

-- Il n'est pas défendu de citer un classique: cela donne au discours un air assez brillant et l'on<br />

prend les cœurs par l'oreille. Dans une aventure pareille, vous connaissez les vers que dit<br />

Chateaubriand:<br />

-- C'est de Chateaubriand?<br />

Cher orphelin, image de ta mère,<br />

Au ciel pour toi je demande ici-bas<br />

Les jours heureux retranchés à ton père<br />

Et les enfants que ton oncle n'a pas.<br />

-- C'est de René lui-même. J'en atteste les dieux, allez et n'en doutez; et si ces vers m'é-<br />

taient chantés, j'y prendrais un plaisir extrême.<br />

-- Que quelque autre s'épuise à rêver d'un laurier! Fuyez, Muse, et dormez au fond de<br />

l'encrier: je ne veux plus parler qu'en prose, car je n'ai plus le goût d'improviser des vers;<br />

c'est un art où l'on met sa raison à l'envers, où certains pour rimer haranguent l'univers, ou<br />

parlent de cueillir des rameaux toujours verts, alors qu'il est si doux de humer une rose, si<br />

doux et simple, en vérité. Mais c'est trop de simplicité; au plus dur du Parnasse on veut<br />

avoir monté. Les rocs y sont amers. Ces Muses-là sont rudes. Il faut pour les séduire<br />

avoir fait ses études et se battre dans l'ombre avec trente rivaux pour ne trouver enfin que<br />

tristes solitudes. C'est bien la peine, hélas! Après tant de travaux! Dédaignons, s'il vous<br />

plaît, la plaintive rature et laissons s'épancher notre littérature comme un fleuve ou<br />

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uisseau coule dans la nature. On n'en voit point aucun soi-même se barrant! Et savez-<br />

vous un seul torrent qui, pour se mieux hausser, s'impose la fatigue d'arrêter son propre<br />

courant par l'artifice d'une digue? On ne peut dire en vers ce qu'on pense aisément. Votre<br />

rime n'est qu'un tourment qui nous fait, pour lui plaire, ajuster des sornettes, comme on<br />

en voit aux chansonnettes que méprisent les gens honnêtes. Du moins la prose est bonne:<br />

elle court à mon train. Je ne ferai pas mon quatrain.<br />

49


QU'IL NE FAUT SE LOGER AU NID<br />

<strong>DES</strong> HIRONDEL<strong>LE</strong>S<br />

Où sont allées les hirondelles ?... Je les écoutais, l'autre jour, tandis que je vous écrivais<br />

sur le propos du hérisson et de ses grappes. Elles se rassemblaient sur les fils<br />

télégraphiques et ce n'était point encore la semaine de leur grand départ, mais elles<br />

restaient ainsi perchées pendant des heures au soleil, qui était plus doux. En ces décors<br />

heureux que bornent vers le Sud les Pyrénées vertes et blanches, songeaient-elles que<br />

bientôt, et d'un coup d'aile, elles franchiraient la barrière proche des montagnes, et<br />

l'Aragon, où les oliviers sont bleus sur la terre couleur de brique, et la Castille et la mer,<br />

pour se poser enfin sur la brûlante Afrique, ainsi que parle le poète? Et à ce mot<br />

d'Afrique, déjà vous songez à d'autres vers:<br />

Sans borne, assise au Nord, sous les cieux étouffants, L'Afrique, s'abritant d'ombre<br />

épaisse et de brume, Affamait ses lions dans le sable qui fume,<br />

Et couchait près des lacs ses troupeaux d'éléphants.<br />

Certes, nous connaissons ce quatrain de Leconte de Lisle, mais cette Afrique au Nord<br />

nous déconcerte. J'entends bien que la scène en ce poème où des chiens hurlent, se trouve<br />

justement et fort bien située par cette indication puisque le poète vient de nous dire que<br />

la lune muet témoin de cette nuit fameuse,<br />

… laissait tomber de son orbe glacé<br />

Un reflet sépulcral sur l'océan polaire;<br />

et quelque esprit malicieux ne manquerait pas de préciser qu'il convenait de marquer<br />

aussitôt la place de l'Afrique par rapport aux flots ainsi nommés, afin que le lecteur<br />

décidât sans hésiter s'il devait songer, en l'affaire, à l'océan polaire arctique ou à l'océan<br />

polaire antarctique ...<br />

50


Ce grave problème résolu, revenons, de grâce, à nos hirondelles. Je les vois encore.<br />

Immobiles, mais levant de temps en temps une patte pour lisser le bord de leur aile noire,<br />

elles poussent parfois un petit cri. Je ne pense pas qu'elles se fassent de grandes<br />

confidences, mais on peut rêver que les oiseaux savent se communiquer leurs sentiments<br />

sans être bavards à la manière des hommes. Peut-être l'idée du départ rayonne-t-elle<br />

d'hirondelle en hirondelle tout de même que le soleil les chauffe doucement sans que cet<br />

astre fameux prononce jamais un mot ... Théophile Gautier prétendait pourtant qu'il avait<br />

surpris et noté la conversation des hirondelles : et, par une sorte d'agréable prodige, leurs<br />

propos se déroulaient en quatrains de vers de huit pieds, qui étaient fort heureusement la<br />

forme même où s'enchantait le mieux l'esprit du poète. Nous entendons encore ces<br />

oiseaux:<br />

Celle-ci: -- J'habite un triglyphe<br />

Au fronton d'un temple, à Balbeck.<br />

Je m'y suspends avec ma griffe<br />

Sur mes petits au large bec.<br />

J'ai connu un vieil érudit qui parfois se plaisait à rire des choses qu'il aimait et qui ne<br />

manquait jamais, quand on lui demandait des nouvelles de sa famille, de dire ainsi ces<br />

quatre vers ;<br />

Mes sœurs habitent deux triglyphes<br />

Au fronton d'un temple, à Balbeck;<br />

Et s'y suspendent par le bec<br />

Sur leurs petits aux courtes griffes.<br />

Mais quel désastre pour le poète si ces oiseaux puissants et légers avaient usé d'une<br />

humble prose ou s'ils s'étaient servis de ce que notre époque a tristement appelé vers<br />

libre, qui n'a aucun lien avec le vers libre d'Amphitryon et des Fables, et qui ne mériterait<br />

point de porter aucun nom. Vous me répondrez que dans ce malheur, Gautier n'eût point<br />

manqué de se faire, en quelque sorte, leur traducteur et qu'il était si bien habile à<br />

construire ses petits quatrains que les cris mêmes des loups et le grognement des ours se<br />

fussent, par ses soins, mués en cadences pourvues de rimes et toutes fleuries d'images,<br />

51


car les hommes sont ainsi faits, et non pas seulement les poètes, que de tous les spec-<br />

tacles que leur offre le monde ils tirent des tableaux exigus ou de vastes fresques où se<br />

trouvent peintes beaucoup moins les choses qu'ils ont contemplées que leurs propres<br />

pensées et leurs songes quotidiens. La preuve en est, si je l'ose écrire, qu'à la fin de ce<br />

poème, c'est Gautier lui-même qui réclame des ailes. Le poète devient hirondelle, si l'on<br />

veut; mais il serait plus sage d'insinuer que déjà, et depuis le premier vers, chacune des<br />

hirondelles était un petit Gautier.<br />

Dans quel pays sont-elles maintenant, et les moineaux, dans quelques semaines vont-ils<br />

songer à leur prendre leurs nids? C'est, vous le savez, un fameux problème.<br />

Du palais d'un jeune Lapin<br />

Dame Belette, un beau matin,<br />

S'empara ...<br />

Ici les moineaux sont belettes et qui les saurait gourmander de s'installer dans un nid solide et<br />

bien fait, lorsque personne ne l'habite? Mais, à leur retour, les hirondelles sont indignées; elles<br />

se liguent en grand nombre et « ferment en un instant l'entrée du nid avec le même mortier<br />

dont elles l'ont construit, y claquemurent les moineaux, et rendent ainsi l'usurpation funeste<br />

aux usurpateurs. » Buffon ajoute: « Je ne sais si cela est jamais arrivé. » On le lui avait<br />

seulement dit; et je ne fais que vous dire qu'il l'avait entendu ... Toute la vie est pleine de ces<br />

incertitudes.<br />

D'un tel forfait, moineau, craignez le châtiment:<br />

Il arrive toujours d'un pas lent ou rapide;<br />

Et gardez de n’envahir aucun appartement<br />

Sous le prétexte qu'il est vide.<br />

« -- Il vous a plu? Vous dit le revenant oiseau.<br />

Restez-y donc! » Il vous y mure.<br />

La Parque ouvre son double et terrible ciseau<br />

Et c'est en vain que l'on murmure.<br />

52


En nos humbles logis restons sages, moineau.<br />

La paix y peut fleurir même parmi la gêne,<br />

Si l'on sait imiter le pauvre Diogène<br />

Qui fut monarque en son tonneau.<br />

53


<strong>LE</strong> QUATORZE JUIL<strong>LE</strong>T<br />

OU PETIT ART DE RIMER<br />

QUAND ON MANQUE DE RIMES<br />

54


55<br />

Mais il fut tout à soi quand il fut en province…<br />

CORNEIL<strong>LE</strong> (Othon III. 3).<br />

J’en cognois qui ne font des vers qu’à la moderne,<br />

Qui cherchent à midy Phoebus à la lanterne,<br />

Grattent tant le françois qu’ils le déchirent tout…<br />

THÉOPHI<strong>LE</strong>.<br />

Quatorze juillet! Et nous finissions l'après-midi chez M. Théodore Decalandre, à Tarbes. Par<br />

les persiennes, glissaient les nappes brûlantes d'un soleil oblique, cependant que trois<br />

orchestres jouaient à la fois sur la place Maubourguet, où les ormeaux laissaient pendre leur<br />

verdure triste, dans la poussière et la chaleur. On entendait aux violons l'amour avide et lan-<br />

goureux de Dalila, la Valse Bleue et les tempêtes ridicules d'un jazz-band.<br />

-- Que n'ai-je trois oreilles? ... murmura M. Decalandre.<br />

D'un quatrième orchestre, qui errait par les rues et qui donnait à danser aux carrefours, s'éleva<br />

l'allégresse mélancolique d'une polka que soulignaient les rugissements d'un trombone<br />

grognon.<br />

improvisa M. Baramel.<br />

-- Chacun rit et se rue<br />

Et tourne; tu n'as qu'à<br />

Descendre dans la rue<br />

Pour danser la polka,<br />

L'heure approchait du dîner. Les musiciens regagnaient leurs tanières, pour reprendre,<br />

aux viandes comme aux vins, quelque vigueur, afin de cadencer ensuite et d'enivrer les<br />

bals de la nuit. Alors, tous les phonographes de la ville se prirent à chanter du nez. Il y en<br />

avait aux fenêtres; il y en avait dans les corridors; il y en avait, je pense, sur les ardoises<br />

bleues des toits pointus. Jean de La Fontaine, à les ouïr et voir, eût gagné les bois et les<br />

prairies, car vous n'ignorez point qu'à la seule pensée d'un instrument solitaire et sonore,<br />

il se trouvait empli d'effroi « Si un luth, disait-il, jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui<br />

aime extrêmement la musique. » Unluth ...<br />

Dieux! Que le gramophone est triste quand je bois,


dit M. Decalandre, en élevant son grand verre, et comme, en ce vacarme, nous nous<br />

mettions à table, - en souvenir de Jules Laforgue qui avait, en cette ville, vécu les jours<br />

de son enfance et songeant aux lumineuses guirlandes qu'on allumait et qui allaient<br />

éblouir les branches du Marcadieu, il dit encore:<br />

J'ai le cœur triste comme un lampion forain.<br />

Puis, tandis qu'on apportait une immense soupière de faïence blanche et bleue, qui, le<br />

couvercle enlevé, laissait monter, vers la lampe de cuivre au plafond suspendue,<br />

l'abondante vapeur de la familiale garbure, où flottaient les parfums du chou vert et de la<br />

cuisse d'oie confite, M. Lardimentière, je ne sais quel diable le poussant, entreprit de<br />

louer les vers qu'avait, le matin, récités dans la grande salle de la Mairie, M. Carnibolle,<br />

poète local et médiocrement inspiré, mais qui aspirait après une justice de paix.<br />

Sous le prétexte de chanter la Fête Nationale, il n'avait pas manqué de balancer un pauvre<br />

encensoir sous les narines dédaigneuses, mais flattées, de M. Labranère, député et<br />

président d'honneur des chasseurs au gluau du département. « Salut, déclamait-il, son<br />

papier à la main, et de sa gauche, il retenait sur l'estomac, les deux ailes de sa jaquette<br />

dont les basques volaient aux carreaux de son pantalon beige et blanc,<br />

Salut au Député que nous vénérons tant!<br />

Nous montrant l'Idéal, il connaît nos affaires;<br />

Honorons en ces vers notre Représentant<br />

Qui s'appuie à Paris sur les plus hautes sphères!...<br />

Toute la foule avait acclamé le vieux parlementaire et les cris avaient pris une telle<br />

vigueur qu'ils renaissaient sans cesse. M. Labranère, lui-même, et devant son fauteuil,<br />

s'était vainement dressé pour apaiser ce délire. On avait dû lever la séance et parcourir les<br />

rues en cortège, cependant que, courant de groupe en groupe, M. Carnibolle,<br />

inlassablement, récitait les derniers quatrains de son poème. Personne ne l'écoutait. « Je<br />

donnerai ce petit ouvrage à la Vigie Pyrénéenne, disait-il, ainsi vous le pourrez tous lire en<br />

famille.»<br />

-- Pouah! fit M. Decalandre, peut-on faire un tel usage des Muses et avilir, de la sorte,<br />

leur musique! Que ce M. Carnibolle compose des vers, s'il lui plaît -- pourvu qu'il ne me<br />

les donne point à lire, -- et j'entends qu'il assemble des rythmes et des rimes pour chanter<br />

56


sa peine ou son allégresse, -- mais chanter M. Labranère!... Qui nous délivrera de la<br />

poésie politique, si elle n'est point satire vigoureuse -- c'est aux Châtiments, que je songe,<br />

-- ou haute leçon! -- c'est au vieux Ronsard que je pense. Le président d'honneur des<br />

chasseurs au gluau!... Et je ne puis moi-même le nommer sans lâcher un alexandrin!...<br />

Mais n'avons-nous pas vu choses plus étonnantes encore et des élégies qu'on mutile, comme<br />

on casse les pattes à un lièvre, et qu'on rembourre à la façon des vieux fauteuils, pour leur<br />

donner l'aspect de poèmes civiques?<br />

Et se tournant vers M. Lardimentière :<br />

-- Nous vivons en un siècle étrange, mon ami, où l'on ne fait rien à demi; et quel temps ne fut<br />

jamais si fertile en miracles? On l'a dit, je le sais, et je le dis sans rien y trancher, en des jours<br />

doux au chirurgien. Mais cessons d'employer la langue des oracles.<br />

Ainsi, les gazettes nous apprenaient, au dernier hiver, qu'un professeur dont je n'ai garde de<br />

retenir le nom, et que, pour les commodités du discours, nous appellerons M. Trèfle, -- que M.<br />

Trèfle, dis-je, avait reproduit, dans l'un de ses recueils de morceaux choisis, un texte de<br />

Francis Jammes, mais en supprimant, aux pages du poète, Dieu et la Vierge, et en muant saint<br />

Vincent de Paul en un brave ouvrier. On savait qu'Orphée avait été rompu et déchiré par les<br />

bacchantes, mais on ignorait encore que ce mystérieux syndicat de prêtresses, aux temps où<br />

nous vivons, comptât en ses rangs des agrégés.<br />

Or, on nous confia que M. Trèfle étant venu s'asseoir devant les juges, aux fins de s'expliquer<br />

sur ces travaux, il s'était plu à déclarer par le truchement de la défense, qu'il n'avait causé<br />

aucun tort à Francis Jammes et qu'il s'était lui-même et tout honnêtement soumis aux circu-<br />

laires, décrets et lois qui, de leurs ailes puissantes, planent sur les vallons de la neutralité<br />

scolaire. Je me propose donc de donner une nouvelle édition des Entretiens Spirituels, en y<br />

pratiquant les coupures convenables et de telle sorte que les méditations de saint Ignace de<br />

Loyola se puissent confondre avec les pensées qu'Anatole France avait coutume de pêcher en<br />

son encrier philosophique.<br />

-- Il m'est venu en l'esprit et tandis que je vous écoutais, déclara M. Baramel, qu'il est, si l'on<br />

se trouve féru de neutralité, bien des écrivains qui appelleraient comme on parle, la serpe et le<br />

greffoir de votre M. Trèfle. L'un des plus redoutables, n'est-ce pas Vidor Hugo? Il ne cesse<br />

d’évoquer Dieu, l’âme, que sais-je encore, et d’autres êtres ou fictions qui ne sauraient, en s'y<br />

reflétant, qu'usurper le vide miroir des enfances neutres. Un poète, on le peut toujours<br />

neutraliser, et je ne songe à m'aviser d'évoquer le Grand Turc ni ceux qu'il neutralise:<br />

neutralité, c'est leur devise; mais écoutez Booz,<br />

57


Qu'ai-je dit? Corrigeons:<br />

Et quelles paroles profère-t-il? Celles-ci :<br />

Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés…<br />

Tournant vers l'avenir ses yeux d'ombre noyés ...<br />

Et je courbe, ô mon Dieu, mon âme vers la tombe<br />

Comme un bœuf...<br />

Quelle injure à la neutralité! Nous dirons désormais, je vous prie:<br />

Je courbe ma dorsale épine vers la tombe,<br />

Comme un bœuf. ..<br />

Notez que ma méthode est excellente et vous allez entendre comme elle sera profitable aux<br />

jeunes intelligences. Nous avons dit: l'avenir et nous avons dit: l'épine dorsale; après avoir<br />

rappelé aux élèves que l'avenir est le jardin où se parent de fruits toutes les branches du<br />

progrès, on ne manquera pas de leur inculquer quelques notions sur les vertèbres, la moelle<br />

épinière, les côtes, enfin, que soulève le jeu des poumons. Un exercice respiratoire de<br />

quelques minutes terminera la leçon, et, pendant le repos nécessaire, le professeur pourra,<br />

devant son auditoire, faire périr trois ou quatre oiseaux en les privant d'oxygène.<br />

-- Quelle horreur! fit Mme Baramel. Peut-on tuer des oiseaux!<br />

-- Oui, Madame, répondit M. Cabrère, quand il s'agit de servir le progrès. La vie des<br />

moineaux se trouve, d'ailleurs et de cette façon, particulièrement et durablement honorée, si,<br />

supprimée, elle devient en quelque sorte un fragment du triomphe de la science ...<br />

-- Méfiez-vous, mon cher Cabrère, dit M. Baramel; certains pourraient vous croire, encore<br />

que votre charabia ...<br />

-- Ai-je donc l'air d'une sotte? s'écria Mme Baramel. Je sais très bien ce que pense M.<br />

Cabrère.<br />

On servait les truites couleur d'or et d'argent bruni, pointillées de rose, sur une verte litière<br />

de persil frit.<br />

-- ... Mais il est d'autres dieux que celui de Victor Hugo, déclara M. Decalandre; il n'est pas<br />

malséant que nous demeurions aussi neutres à leur égard.<br />

58


disait Jules Laforgue; et Jean Pellerin:<br />

Les dieux s'en vont, plus que des hures,<br />

Les dieux s'en vont, s'en vont au trot.<br />

Ne les rappelons pas. Peut-être, M. Labranère, s'ils revenaient, ne serait-il plus jamais élu,<br />

malgré la cohorte de ses chasseurs au gluau! Les immortels ne sont point, d'ailleurs, si<br />

endormis qu'un vers ne les puisse réveiller. D'un jeune esprit au paganisme, un simple mot<br />

peut servir d'isthme ... Hugo écrivait:<br />

Un satyre habitait l'Olympe, retiré<br />

Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré…<br />

L'Olympe! Craignons d’évoquer cette montagne divine, et chantons :<br />

Un satyre habitait Montrouge, retiré ...<br />

A ce propos, courte leçon sur la division de Paris en arrondissements et sur l'application, en<br />

province, de la loi de 1884.<br />

Victor Hugo écrivait encore:<br />

Écrivons:<br />

Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,<br />

L'enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon.<br />

Derrière le Sénat régnait le Luxembourg,<br />

Beau parc où l'on n'entend ni clairon ni tambour…<br />

-- Neutralité! s'écria M. Cabrère. Mais la faut-il garder seulement en face des Olympiens?<br />

Quelle vue étroite! Il convient d'en user aussi à l'égard des sentiments et passions qui sont la<br />

perte de l'homme ...<br />

-- ... et son bonheur, souilla Mme Baramel.<br />

59


-- On fera réciter aux enfants les vers fameux de Paul Verlaine, mais heureusement<br />

modifiés et comme vous allez entendre:<br />

Voici des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches,<br />

Et voici mon tambour qui ne bat que pour vous;<br />

Ne le repoussez pas avec vos deux mains blanches,<br />

Mais que son roulement à votre cœur soit doux.<br />

-- Ce texte, pourtant, interrompit M. Decalandre, est encore fort propre à violer la liberté<br />

de la pensée.<br />

Je m'explique, et l'on en peut dire autant de tous les textes: le fait que certains mots, par<br />

mes soins, sonnent à vos oreilles vous empêche de songer à tous les autres mots et, par<br />

conséquent, vous interdit, si du moins vous m'écoutez, d'évoquer toutes les autres<br />

pensées qui eussent pu, au même instant, se mouvoir et régner dans votre esprit. Si je<br />

vous dis: chat, lapin, ou conscience, vous ne pouvez penser pommier, quincaillerie, ni<br />

arbalète. Or, le principe même de la liberté de penser est que je puisse, quand il me plaît,<br />

penser à une arbalète ou à tout autre objet dont l'image se trouverait en possession de<br />

faire mes délices. Que je vous dise donc : indépendance, c'est de la tyrannie. Pour que<br />

l'enseignement fût véritablement neutre, il faudrait, en conséquence, que le professeur ne<br />

parlât jamais. On pourrait, dès lors, supprimer les écoles et les livres; et ce serait une fort<br />

grande économie.<br />

Mais ne nous arrêtons pas à la contemplation de tels paysages où les songes ne sauraient<br />

se plaire. On nous donnera cependant licence de déclarer qu'il n'est pas malséant<br />

d'inciter les enfants au respect de leurs maîtres neutres; on leur montrera, si vous m'en<br />

croyez, et supprimant toujours Dieu, que Caïn, au terme de sa vie, était encore assiégé<br />

de remords pour ce qu'en son jeune âge, il avait aussi bien mérité que reçu une sévère<br />

réprimande de M. l'Inspecteur des écoles:<br />

60


Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,<br />

Echevelé, livide, au milieu des tempêtes,<br />

Caïn se fut enfui de devant l'Inspecteur,<br />

Lassé, mais de sa faute étant le colporteur,<br />

Sans que nul ne le voulut ni pût sortir de peine,<br />

Il arriva, lugubre, en une vaste piaille ...<br />

Nous ne corrigeons rien, je pense, dans la suite du célèbre poème où l’œil de<br />

l’Inspecteur, de vers en vers, sèmera l’épouvante, sinon l’alexandrin :<br />

qui, évidemment, deviendra :<br />

Sur la porte on grava: « Défense à Dieu d'entrer ... »<br />

Sur la porte on grava: « Défense à l'œil d'entrer ... »<br />

En règle générale, on pourra remplacer, afin de n'avoir pas à refaire les vers, le mot Dieu<br />

par le mot Vieux, qui exprime notre avis sur certains dogmes périmés, ou encore, par le<br />

mot Mieux, qui insinue notre équitable et sincère opinion sur nos propres doctrines.<br />

Mais ne voilà t-il pas que je parle comme une autre bacchante! Et la raison me dit qu'il<br />

serait salutaire que, rompant ce discours, je songeasse à me taire. Pourtant, je voudrais<br />

dire encore qu'à un poète qui incline ses Muses aux louanges de la politique -- et vous<br />

m’entendez -- je préfère un poète même qui fait le fol; et je donnerais toutes les odes<br />

pompeuses, intéressées et ridicules de tous les Carnibolles pour ce vers de Germain<br />

Nouveau qui du moins me réjouit:<br />

Vous cachez vos sourcils, ces moustaches des yeux ...<br />

Que ne suis-je une belle et tendre jeune femme!<br />

Et s'il m'arrivait alors de gémir après l'amour d'un homme cruel et pourvu d'une<br />

moustache dédaigneuse, je ne manquerais pas, suivant ce style, de lui dire:<br />

61


Pourquoi, tigre cabré qu'aucun sanglot ne touche,<br />

Pourquoi vers moi versant des regards inhumains,<br />

Frises-tu le sourcil de cet œil qu'est ta bouche<br />

Avec les orteils de tes mains?<br />

-- Vous ne serez jamais sérieux, Monsieur Decalandre, dit Mme Baramel, cependant que<br />

l'on servait le gigot d'agneau. Et puisque nous parlions, tout à l'heure, de liberté, puis-je<br />

vous dire qu'il ne m'entre guère dans l'esprit que les poètes qu'on imagine libres comme<br />

des papillons, s'asservissent à rimer?<br />

-- Eh! Madame, je ne sais point si les poètes sont des papillons ni si les papillons sont<br />

libres.<br />

-- C'est une figure, s'il vous plaît. Mais quand, à la fin de votre premier vers, vous avez<br />

dit : qu'aucun sanglot ne touche, j'ai tout de suite pensé à votre esclavage. J'ai songé: quoi<br />

que ce soit que M. Decalandre nous veuille dire, nous l'entendrons, dans un instant,<br />

proférer: ouche. n nous parlera, et sans qu'il en ait nulle envie, peut-être d'une mouche,<br />

d'une souche, d'une louche, d'une bouche; il prétendra qu'il louche ou qu'il se mouche, ou<br />

bien il nous confiera qu'il s'effarouche et, s'il le faut même, qu'il accouche. Ouche! Ouche!<br />

Ouche! Vous dis-je. Trouvez-vous que cela soit raisonnable? J'entends bien qu'en votre<br />

quatrain qui est burlesque, ce n'est point une catastrophe; mais dans la poésie qu'on<br />

nomme sérieuse!... Comment imaginer un homme grave et qui deux fois dit: ouche?<br />

Lorsque d'une voix douloureuse, Hugo commence:<br />

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres…<br />

je ne comprends pas que ce père, plein de tristesse, ait déjà planté, pour nous plaire, au<br />

bout d'un prochain vers, un bouquet d'arbres ...<br />

murmura M. Cabrère.<br />

-- ... et coupé pour rimer, les cèdres du Liban,<br />

62


-- … car, dans la poésie, les marbres appellent, réclament, exigent les arbres ; ils<br />

s'effondrent si les arbres n'apparaissent point. C'est une ridicule folie; et je vous<br />

demanderai pourquoi, du moins, les poètes ne manquent jamais de répéter le son qui a<br />

jailli au terme du vers et qui est précisément celui que l'on a le mieux entendu? Folie,<br />

vous dis-je, et ridicule. Arbre, marbre, ouche, ouche! ...<br />

-- J'entends bien, répondit M. Decalandre, et il vous paraîtrait plus raisonnable que l'on<br />

répétât plutôt l'une des syllabes dont le son n'a que médiocrement frappé l'oreille. Il est<br />

vrai que l'on insisterait alors sur le bruit d'un mot dont l'importance serait moindre ... Je<br />

me rappelle ...<br />

-- Mille excuses, interrompit Mme Baramel, mais pourquoi M. Cabrère a-t-il parlé, tout<br />

à l'heure, de couper les cèdres du Liban? Je rêve là-dessus depuis une minute et ne me<br />

souviens point qu'il y ait des arbres de cette sorte au poème de Victor Hugo dont nous<br />

dissertions. Peut-être qu'aux Orientales ...<br />

-- Ne vous moquez point de nous, répondit M. Cabrère, ou bien, si votre front est sérieux,<br />

je penserai que vous n'avez point entendu Boileau, quand il se voulait garder que ses ennemis<br />

le pussent accuser d'avoir<br />

Sur les bords de l'Euphrate abattu le turban,<br />

Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban.<br />

Mais ce turban et ce Liban, ne les connaissiez-vous avant d'avoir ouvert la première Epître?<br />

Je tiens pour assuré que vous aviez déjà pratiqué Théophile, lequel, entretenait de certains<br />

rimeurs une dame et lui confiait:<br />

Ils travaillent un mois à chercher comme à fils<br />

Pourra s'apparier la rime de Memphis;<br />

Ce Liban, ce turban et ces rivières mornes<br />

Ont souvent de la peine à retrouver leurs bornes ...<br />

63


Liban, turban, fils, Memphis, vous avez reconnu la strophe fameuse de Malherbe:<br />

Oh ! Combien lors aura de veuves<br />

La gent qui porte le turban!<br />

Que de sang rougira les fleuves<br />

Qui lavent les pieds du Liban!<br />

Que le Bosphore en ses deux rives<br />

Aura de Sultanes captives!<br />

Et que de mères à Memphis,<br />

En pleurant diront la vaillance<br />

De son courage et de sa lance,<br />

Aux funérailles de leurs fils!<br />

Nous y voilà bien, Madame. Mais ce discours de l'an 1600 et qu'il adressait à Marie de<br />

Médicis, saviez-vous que Malherbe l'avait repris, à la fin de l'année 1659, après les<br />

conférences qui se tinrent en la Bidassoa, et pour en faire hommage à l'Infante?<br />

-- J'incline à penser, dit M. Lardimentière, que Malherbe ne chantait plus en ce temps-là ... --<br />

Erreur, beau sire, et veuillez l'écouter:<br />

Je promis à Louis-le-Juste<br />

Mille fameux évènements,<br />

Qui vont être les ornements<br />

De ta gloire immortelle et de ton règne auguste.<br />

Le Nil témoin de tes efforts,<br />

Ne sortira plus de ses bords,<br />

De crainte de sentir les traits de ta colère ;<br />

C’est toi qui dois forcer les remparts de Memphis,<br />

Et ce que j'espérais de la valeur du Père,<br />

Le Destin le réserve à la valeur du Fils.<br />

-- Memphis, fils, murmura Mme Baramel; et, comme M. Lardimentière souriait:<br />

-- Il doit y avoir, dit-elle, du miracle là-dedans.<br />

-- Disons plutôt qu'il y a du Cassagne ...<br />

-- Et l'on est plus au large assis en ce festin, fredonna M. Decalandre.<br />

64


-- … car c'est l'abbé Cassagne qui construisit cette ode, dont je ne vous ai dévoilé qu'un frag-<br />

ment. Mais l'admirable est qu'en ce poème il ait entrepris de faire parler Malherbe, et comme<br />

vous venez d'entendre. Il y fallait quelque audace. Et pensez-vous qu'il tremble et jette autour<br />

de soi des regards inquiets et qu'il craigne la raillerie quand son Malherbe vient de dérouler<br />

une guirlande de strophes? Point du tout! Il a fini son à la manière de…comme on parle en<br />

nos temps, et, reprenant aussitôt sa trompette, il souffle, -- et c'est pour que retentisse sa<br />

propre louange:<br />

Malherbe, ce divin génie,<br />

Par ces mots termina le cours<br />

De son héroïque discours,<br />

Dont mes sens étonnés admirent l'harmonie<br />

-- Dont mes sens étonnés admirent l'harmonie!... reprit Mme Baramel. Avouez que les<br />

poètes, s'ils ne sont des fois, ne sont que des sots. -- Je n'ai point qualité pour répondre en<br />

leur nom, déclara M. Lardimentière. Mais revenons à nos moutons.<br />

-- Il est vrai, dit M. Decalandre, que nous nous sommes égarés; et nous en étions venus,<br />

Madame, et pour vous suivre, il y a quelques instants, au point de considérer que la rime,<br />

on la pourrait, peut··être, faire sonner sur un mot d'importance médiocre, afin de ne<br />

rappeler pas précisément le terme que l'on avait le mieux entendu ... Je me souviens que,<br />

le mois dernier, tandis que nous regardions l'averse qui battait au jardin les feuilles des<br />

marronniers, un escargot se prit à glisser doucement, toutes cornes dehors, sur le balcon<br />

mouillé. Mon vieil ami, M. Lalouette, ne se put empêcher de murmurer aussitôt le vers de<br />

Jacques Delille:<br />

Le ciel d'un télescope arme le limaçon.<br />

Nous savons bien qu'un limaçon n'est pas un escargot. Mais il n'importe guère, en<br />

l'aventure, et M. Cabrère, qui est ici, prononça ces paroles ailées:<br />

-- C'est de deux télescopes que cet animal est pourvu, et il convenait de dire, sans doute:<br />

Le destin, qui, déjà, lui donne une maison,<br />

D'un double télescope arme le limaçon.<br />

65


-- Cette rime est peu riche, répartit M. Lalouette, et il ne fallait pas vous mettre en peine<br />

de composer ce distique, s'il est vrai que notre Delille a pris, en une autre des pages qu'il<br />

nous a laissées, le soin d'enclore en quatre vers que je vais dire, cette pensée qui vous<br />

paraît heureuse:<br />

Ce reptile gluant qui traîne sa maison,<br />

Qu'avilit l'ignorant, qu'admire la raison,<br />

Et dont le double étui par degrés développe<br />

Ou renferme à son gré, son double télescope…<br />

Il ne vous échappera point, Madame, poursuivit M. Decalandre, qu’aux derniers de ces<br />

alexandrins sonne une assonance intérieure -- degrés et gré – une rime diraient certains, et<br />

vous songerez an petit traité de Versification de MM. Jules Romains et G Chennevière,<br />

où il nous est donné de lire touchant l'avance de la rime:<br />

L’avance est double lorsque la rime est avancée d'une ou plusieurs syllabes dans chacun des<br />

deux vers. Et ils donnent en exemple:<br />

Le temps sommeille au fond de l'être,<br />

Et les instants montent en bulle.<br />

... Dans l'ensemble que nous venons de citer, ajoutent-ils, on dira qu'il y a rime masculine<br />

avancée de six au premier vers et de quatre· au second.<br />

On ne l'avait pas plus remarqué, sans doute, que l'écho de gré à degrés, mais aux deux<br />

vers que nous venons de rapporter, temps rime avec instants. On nous le dit ...<br />

Vous êtes donc heureuse, Madame. Ces Messieurs ne disent point : être, être, ni : bulle,<br />

bulle, ni : ouche, ouche; ils disent seulement: être, bulle et on les entend à peine qui,<br />

comme à la dérobée, disent temps -- tants. Ainsi, du haut de leur chaire, et pour votre<br />

bonheur, ces deux professeurs laissent tomber les paroles de la vérité. Mais était-il besoin<br />

de vouloir réformer la poésie française pour nous inviter à jouer des musiques que l'abbé<br />

Delille avait déjà propagées? Il est vrai que ce poète ingénieux et qui, malgré sa<br />

médiocrité me paraît plus robuste que la plupart des poètes de ce temps, Delille, dis-je, ne<br />

se contentait point de piquer des rimes à l'intérieur: il en disposait, en outre, à l'extrémité<br />

de ses vers; et vous penserez, je le crois, quelles que soient vos colères, et comme je fais,<br />

que développe et télescope sont à l'ouïe plus agréables du moins que bulle et l'être. On<br />

66


pourrait d'ailleurs, selon cette méthode nouvelle, avancer si bien la rime qu'on en vînt à<br />

composer des vers dont la rime fût au mauvais bout, qui est le premier. En voulez-vous<br />

deux exemples et que je vous veux offrir à l'impourvu :<br />

RI...mons du mauvais bout:<br />

R.I…ra qui l'entendra ...<br />

A V…alons la moutarde,<br />

A V…ec enchantement.<br />

Voilà donc comme il n'est point défendu de répéter, et selon votre vœu, Madame, une<br />

syllabe qui n'est pas celle que l'on avait le mieux entendue; et l'on peut aussi mettre la<br />

charrue avant les bœufs, se coiffer d'une pantoufle, tirer des œufs d'une jument, couper<br />

les cornes aux baleines, peser l'air avec une horloge et lire l'heure au baromètre.<br />

-- Vous n'êtes pas sérieux, dit Mme Baramel en souriant aigrement, mais je ne vous ai<br />

point tant parlé de déplacer la rime que de la rime elle-même. Ouche! Ouche !... Une<br />

ridicule folie!<br />

-- Ah! Madame, pensez-vous que Ronsard, La Fontaine, Corneille, Molière, Racine et<br />

quelques autres aient été des sots et qu'ils n'en savaient pas plus en leur art que nous n'en<br />

saurons jamais? S'il est quelqu'un parmi nous qui s'estime plus docte aux vers que La<br />

Fontaine, qu'il se lève hardiment et nous nous unirons tous pour le jeter par la fenêtre,<br />

afin qu'il tombe dans la glycine et les lampions pendus aux branches de ce quatorze<br />

juillet, et ce sera le châtiment de son orgueil. Comment donc en pouvez-vous venir,<br />

Madame, à railler la rime, si ces poètes en ont usé?<br />

-- Comme je raille les diligences, quand je monte dans mon automobile. Ces Messieurs<br />

usaient de carrosses et ne voyageaient que derrière des croupes. Faut-il donc que, de<br />

siècle en siècle, on ne voyage plus qu'en carrosse, pour la raison que ces poètes avaient<br />

du génie?<br />

-- Eh! Madame, je reconnais que l'on a inventé les voitures automues. Mais en est-il de<br />

même aux pelouses des Muses et qu'y a-t-on inventé? Parlez; l'on vous écoute ... Vous ne<br />

dites mot. On a seulement inventé de détruire. C'est tout de même que si, aux beaux<br />

chemins ombragés de votre Parnasse, on avait entrepris de rompre les roues des carrioles.<br />

Mais où est notre inventeur d'automobile? C'est parce qu'il n'est point venu que les<br />

67


diligences continuent à rouler. On ne détruit que ce qu'on remplace. On l'a dit, et fort bien<br />

dit. Décréter : nous ne rimerons plus, c'est facile; le dernier des bouviers peut signer<br />

l'ordonnance. Mais par quoi remplacerons-nous la rime?<br />

-- Mais par rien du tout! s'écria Mme Baramel.<br />

-- Vous voulez donc que l'on supprime les vers, s'il est vrai que la rime soit leur élément<br />

essentiel? Elle n'en est point, certes, le seul, mais le seul essentiel, j'y insiste, car toutes les<br />

autres richesses qu'il leur est donné de contenir, on les peut également trouver en la<br />

prose, et il est permis de penser que, des rythmes d'un Bossuet ou d'un Chateaubriand<br />

aux rythmes d'un Corneille ou d'un Baudelaire, il n'y a pas de différence radicale. Sainte-<br />

Beuve l'avait bien senti, qui chantait:<br />

Rime, qui donnes leurs sons<br />

Aux chansons,<br />

RIME, L'UNIQUE HARMONIE<br />

DU VERS, qui, sans tes accents<br />

Frémissants<br />

Serait muet au génie ...<br />

On l'a voulu railler, lui prêter l'opinion qu'il· n'y avait dans les vers que l'accord de la<br />

rime, qu'un dictionnaire de rimes constituait le plus beau poème du monde, et que les<br />

grâces de la pensée, les puissances du rythme étaient choses négligeables. Non! Sainte-<br />

Beuve était bien trop habile au métier de poète pour soutenir une telle hérésie. Il voulait<br />

dire seulement, et fort justement, que le propre du vers, c'est la rime; comme le propre de<br />

l'oiseau, c'est d'avoir des plumes, et non pas d'être pourvu d'yeux, de muscles et d'une<br />

peau, car les lièvres aussi ont des yeux, les chats aussi ont des muscles, les chiens aussi<br />

ont une peau; mais seuls les oiseaux ont des plumes et seuls les vers ont des rimes.<br />

Ce qu'est la rime, je ne vous le dirai pas et pour la seule raison qu'on imprime à mesure<br />

que je parle et que je ne veux point, en ce temps où l'encre et le papier ne s'achètent<br />

qu'au moyen de charrettes d'or, ruiner mon éditeur. Nous traiterons de cette affaire, un<br />

autre jour. Mais je puis bien déclarer que l'art des poètes, qui doit ignorer les licences,<br />

est de parier la langue commune, d’en respecter les mots et les tours, mais d'en user de<br />

telle sorte qu'elle se prenne à chanter. C’est là le miracle:<br />

68


Beaux vers françois, avec les mots de tous les jours,<br />

murmurait Clymène. Il faut que ce chant soit parfait, et c'est-à-dire que tout en nous s'en<br />

doit trouver charmé. Il faut rimer ...<br />

-- Pourquoi rimer?...<br />

-- Pour n'écrire point en prose. Eh! Je sais bien que vous m'allez citer le vers fameux:<br />

La rime gêne plus qu'elle n'orne les vers,<br />

et vous n'ignorez point que cet alexandrin sinueux et nonchalant s'est rencontré dans la<br />

prose de Fénelon, en cette lettre qu'il écrivait à Houdar de la Motte ou à Lamotte-Houdar<br />

--car il n'importe guère ... -- le 26 janvier 1714. Mais je dirai encore de la rime qu'elle est<br />

une volupté de l'oreille, et cette seule qualité ne lui donnerait-elle pas un large droit,<br />

comme on parle, à l'existence, s'il est vrai qu'il soit souverainement sot de dédaigner un<br />

plaisir, surtout s'il est, comme celui-là, dénué de toute malice?<br />

Mais la rime est, en outre, une volupté de l'intelligence. Ne nous montre-t-elle pas chez<br />

le poète, j'entends le vrai poète, un homme qui, chantant sa joie ou sa tristesse, son<br />

triomphe ou ses désolations, garde assez de vigueur et d'empire sur soi pour dominer, en<br />

quelque manière, les sentiments qui le soulèvent ou qui l'écrasent, de telle sorte que son<br />

langage, au milieu même des remous de la passion, reconnaisse une discipline, se ploie<br />

sous une règle ou, plutôt, et librement, JOUE D’UNE RÈG<strong>LE</strong>, qui est comme le<br />

symbole de la sérénité au-dessus des orages du cœur.<br />

Ainsi, le poète, loin d'être la proie de ses tumultes intérieurs, loin d'être une épave qu'agitent<br />

les tempêtes et leur désordre, se redresse et, riche de ses douleurs et de ses voluptés, en manie<br />

le souvenir, le dirige, le canalise, pour l'exprimer dans toute sa force et dans toute sa beauté.<br />

La rime est une marque, et la principale, de cette maîtrise de soi; - mais j'entends bien<br />

d'ailleurs qu'un mortel puisse faire rimer amour et jour, souffle et pantoufle, maîtresse et<br />

détresse, sans être, pour ce seul exploit, digne du moindre laurier.<br />

Il faut donc, à peine de n'écrire plus en vers, rimer pour l'oreille; il faut rimer pour l'œil; je<br />

voudrais que l'on rimât pour le nez, pour la bouche et pour les mains, s'il était possible. Ne me<br />

parlez donc point d'accoupler les singuliers et les pluriels. Si vous liez à la rime attente et<br />

tentent, ou pentes et serpentent, vous rimez bien pour mon oreille, mais vous rimez contre<br />

mon œil: l'enchantement est brisé. Et que m'offrez-vous en échange?<br />

69


Plutôt que d'encourager ces négligences, appliquez quelque méthode neuve ou peu connue.<br />

Unissez amer et dormir, ou rose et grise; faites ainsi varier la voyelle en maintenant les<br />

consonnes, c'est la contre-assonance (1) et dites<br />

Nous attendions des héroïnes<br />

Qui dormissent sous des troènes!<br />

1. Cf. T. D. La Verdure Dorée (Paris, 1922). Préface; « … Nous avons méthodiquement [mais non<br />

point certes perpétuellement] utilisé, dans ce livre, la contre-assonance. Tandis que, dans l'assonance,<br />

le sou des voyelles subsiste dans la variation des consonnes, dans la contre-assonance, les<br />

consonnes se maintiennent dans la mutation des voyelles. La rime dit; lèvres-fièvres; l'assonance:<br />

lèvres-Thèbes; la contre-assonance: lèvres-livres; elle dirait aussi: cœur-décor; amer-endormir; certains<br />

-printemps, etc… C'est, exécutée sur la vieille et solide rime, une variation, qui donne, à l'ouïr, une<br />

impression ambiguë de liberté, de surprise et de malaise.<br />

«Cette forme peut donc être rangée dans l'arsenal des moyens qui servent à exprimer le secret<br />

d'un poète, si ce poète, semblable, d'ailleurs, à la plupart des hommes, se trouve en perpétuel<br />

désaccord avec ce qui l'entoure, comme avec lui-même.» Nos premiers poèmes contre-<br />

assonancés, recueillis dans la Verdure Dorée, remontent d'ailleurs à plusieurs années avant la<br />

guerre.<br />

70


Vous ne donnerez pas dans la licence, puisque vous suivrez une règle. Il n'est pas défendu de<br />

découvrir des règles nouvelles ni d'en user, si l'expérience les montre heureuses; mais il est<br />

puéril, autant qu'il est aisé, de démolir les vieux et bons murs quand on n'est pas architecte.<br />

Ah! Poursuivit M. Decalandre, quand je publiai, aux pages de Comœdia, une manière de<br />

manifeste en faveur de la contre-assonance, je reçus un grand nombre de lettres et dont les<br />

phrases s’enguirlandaient de plus d’orties que de palmes. Je reprenais l’Air de Biniou de Jules<br />

Laforgue :<br />

Non, non, ma pauvre cornemuse,<br />

Ta complainte n’est pas si oiseuse,<br />

Et tout est bien une méprise,<br />

Et l’on peut la trouver mauvaise.<br />

Vous entendez bien, Madame, ce n'est plus ouche, ouche; ce serait ouche, uche, iche, oche,<br />

èche, ache, comme id : use, euse, ise, aise. Et il y avait mon jeune et charmant aîné, le poète<br />

Franc-Nohain qui, vingt ans auparavant, s'était plu à chanter:<br />

Digne et grave comme un pape<br />

Le marin espagnol Pepe<br />

Regarde, en fumant sa pipe,<br />

Après déjeuner, le pope<br />

Qui titube sur la poupe.<br />

« J'appelais, avait-il écrit, cette sorte d'enrichissement que je prétendais apporter à la versi-<br />

fication française, des Rimes Babebines : car c'était proprement assembler et faire rimer<br />

ensemble Ba, Be, Bi, Bo, Bu ... »<br />

L'épithète babebine est fort agréable, lui répondais-je, mais qui m'empêcherait d'appeler les<br />

rimes de Corneille, quand elles sont en o des rimes bobones - car c'est faire rimer Bo et Bo et<br />

celles de Racine, quand elles sont en i, des rimes bibines - car c'est faire rimer Bi et Bi?<br />

Pourquoi la contre-assonance ne saurait-elle accompagner un chant grave? Et ne pourrait-on<br />

tenter d'émouvoir en disant mer-mir (amer et dormir), quand Racine dans Mithridate, et non<br />

point pour qu'on sourie, dit tu-tu:<br />

71


Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,<br />

Et que lassé d'avoir vainement combattu ... ?<br />

La contre-assonance contiendrait-elle un germe essentiellement comique? On ne le voit guère,<br />

lorsque Fagus chante à propos d'un être aimé:<br />

lorsque Rimbaud écrit:<br />

C'est le voir dans soi et dans lui se voir,<br />

C'est ne voir que lui dans tout l'Univers;<br />

Pas de place: des coffrets et des huches!<br />

Dehors le mur est plein d'aristoloches.<br />

Et le poète Fagus encore, qui, sous un noir chapeau, promenait en notre siècle le visage de<br />

François 1 er , m'apportait un soir les Chauves-Souris de Robert de Montesquiou, les ouvrait au<br />

poème Philomèle, toute musique au rossignol nocturne, et, d'un pouce éloquent, m'en<br />

désignait la strophe finale :<br />

O dentirostres,<br />

Chantez, ô sistres<br />

Des nuits silvestres,<br />

Au clair des lustres<br />

Que sont les astres.<br />

Et Veralaine ? N’avait-il pas écrit, heurtant en même temps, le singulier contre le pluriel :<br />

Et je t’attends en ce café,<br />

Comme je le fis en tant d’autres,<br />

Comme je le ferais, en outre,<br />

Pour tout le bien que tu me fais ?<br />

72


Pourtant, nous essayions de contre-assonancer. Francis Carco se prenait à gémir :<br />

La glycine est morte, le mur<br />

S'est écroulé dans la broussaille<br />

Et toi, mon cher et tendre amour,<br />

Voici que tu te réveilles.<br />

Mon ami, Jean Pellerin, affectueusement me raillait:<br />

Je n'en continuais pas moins:<br />

Souvenir! En ces temps où les prés sont fauchés<br />

Les escargots cabrés que l'on a chevauchés<br />

Curent la pipe du poète avec leurs cornes.<br />

La lune rose et jaune, immobile aux lucarnes<br />

Verse sur ton sein blanc comme une abricotine.<br />

Veux-tu que je te lise un volume de Taine<br />

Ou bien, puisque tu mets sur le bord d'un plat, ton<br />

Doigt, tu vas avaler le Banquet de Platon.<br />

Que t'importe, si dans ton rêve<br />

Tu sais voguer vers une rive,<br />

Branches molles, lente colline,<br />

Où des oiseaux couleur de lune,<br />

Dans une odeur rouge d'automne,<br />

Chantent au bord d'une fontaine ...<br />

73


Puis, Charles Bauby chantait en ses chansons de La Bonne Ville de Paris:<br />

A la rue-du-Chat-qui-Pêche,<br />

Ouvrant sur Seine et sur quai<br />

Son passage étroit et louche,<br />

-- Sur le quai de rive gauche --<br />

Va chercher la gloire, ô gué!<br />

La contre-assonance ne serait-elle pas comme la rime, laquelle, p,st grave ou gaie suivant le<br />

poète qui l'emploie, suivant le poème où elle fleurit; et les mêmes rimes ne sonneraient-elles<br />

pas joyeusement aux Plaideurs et mélancoliques dans Bérénice? Ni tristes, ni gaies, mais tel<br />

poète, appuyant ses rythmes sur elles, fera verser des larmes et tel autre fera rire les honnêtes<br />

gens:<br />

Ainsi le même objet, le même<br />

Verre de lampe, ou tout autre qui soit,<br />

Peut traîner après soi<br />

L'effroi,<br />

Ou de sécurité apparaître un emblème.<br />

Tu frémis à l'entendre, et ta frayeur extrême<br />

S'apaise dès que tu le vois.<br />

Tout est dans le mode d'emploi.<br />

Et n'est-ce point Franc-Nohain qui fredonne de la sorte et qui voulait défendre à la contre-<br />

assonance de chausser le cothurne, si je puis dire, ou de nouer à ses cheveux les voiles de<br />

l'élégie? Mais entendez Philippe Chabaneix, qui serait le chérubin de la troupe, si Jacques<br />

Delmond n’avait point été admis à la table des Muses:<br />

74


Ce village apparu dans l'océan du blé,<br />

Ile de granit rouge, escale tendre et chère,<br />

Tes longs cheveux, ce linge à tes pieds écroulé,<br />

La mer, bleu taffetas qu'une voile déchire,<br />

Un pigeon gris posé, Clorinde, sur le toit<br />

De la maison des champs où l'amour t'a surprise,<br />

Cette vague battant les rochers noirs, et toi<br />

Dont sous mes dents la bouche a des fraîcheurs de rose ...<br />

Et n'entendions-nous pas l'autre juillet, M. Louis Le Cardonnel, comme il chantait, suivant<br />

un rythme neuvain :<br />

Avec son front blanc qui se renverse ...<br />

-- N'y aura-t-il donc pas une herse, un enfant qu'on berce, ou toutes les roses de la Perse?<br />

interrompit Mme Baramel.<br />

-- Je reprends, dit M. Decalandre :<br />

Avec son front blanc qui se renverse<br />

Au-dessus des fronts de tes aînés,<br />

Tu brandis ta strophe comme un thyrse ...<br />

-- Je n'attendais pas ce thyrse, en effet, dit Mme Baramel, et j'entends fort bien que, par ce<br />

moyen, vous élargissez la liberté du poète.<br />

-- Et il est encore d'autres méthodes ou d'autres artifices, s'il vous plaît mieux. Vous pensez,<br />

un dictionnaire de rimes à la main, que le nombre des rimes est limité. Quelle erreur!<br />

Recensez donc tous les mots qui, au terme d'un vers, se puissent accoupler à déjà ou à parti et<br />

maintenant écoutez Antoine Fobe, qui mène, aux environs de Gand, le troupeau de ses<br />

rythmes et de ses images:<br />

Petite, vous ne saurez ja-<br />

Mais si je pleure votre absence ...<br />

Et l'ardent appel des iti-<br />

Néraires où pleuvent les roses ...<br />

75


-- Eh! Eh! fit M. Laverdurette, voilà bien une hardiesse de tous les diables et qui ne s'était<br />

jamais rencontrée.<br />

-- Bah ! dit M. Cabrère, n'oubliez point que Charles-Théophile Féret dédiait à la Barque de<br />

cuir, l'un de ses livres, une épître, dont je veux détacher un quatrain:<br />

Voire si les Métèques<br />

Ont brûlé les bibli<br />

Othèques<br />

Ne sois point aboli.<br />

-- Mais ... Théodore de Banville, sur le propos d'Alice Ozy :<br />

Les demoiselles chez Ozy<br />

Menées<br />

Ne doivent plus songer aux hy<br />

Ménées ...<br />

-- Je me souviens qu'il y a deux années, interrompit M. Decalandre, comme j'avais dit, en<br />

l'Eclair, quelque bien de Vincent Muselli, je reçus de lui ce pneumatique:<br />

Ainsi, mon Decalandre, ainsi<br />

Malgré mon incroyable si-<br />

Lence,<br />

Amitié garde sa vertu<br />

Et pour ma gloire, l'Eclair tu<br />

Lance.<br />

Mais ne pourrait-on point, hola!<br />

D'un rendez-vous atteindre la<br />

Cible?<br />

Méprisant l'indigne repos<br />

Convoque-moi le plus tôt pos-<br />

Sible.<br />

76


Connaissiez-vous cette rime en si et cette rime en pos ? Et j'avoue, pour Ina part, poursuivit<br />

notre vieil ami en caressant d'un air satisfait sa barbe blanche -- car les poètes, mais non point<br />

tous, ne sont pas dénués d'une certaine fatuité et contentement de leurs ouvrages, tout de<br />

même que les dames se rencontrent, à l'accoutumée, fort heureuses des chapeaux et des robes<br />

qu'elles ont choisis -- j'avoue, murmura t-il, qu'il ne me déplairait point, en la fournaise d'un<br />

juillet, qu'on écrivît:<br />

Genêts, lac, fusion bouillonnante, métal<br />

Jaune et vert, or et cuivre, où plongent les abeilles,<br />

Et torride bourdonnement sous les catal-<br />

Pas rouges, qu'un soleil crève de rudes pailles ... (1)<br />

-- N'oubliez pas la strophe de Charles Le Goffic. Vous la savez par cœur:<br />

(1). T. D. La Verdure Dorée.<br />

Nous sommes partis ce matin,<br />

Sans savoir où, pédétentin,<br />

Au diable!<br />

J'en étais moi-même effaré,<br />

Tant la route avait un air é-<br />

ffroyable.<br />

77


-- Pourquoi, dit M. Lalouette, ne diriez-vous pas aussi:<br />

Diane, à qui plaisent les hurle<br />

Ments des tigres dans les liens,<br />

Et les Nymphes t'entouraient sur le<br />

Boulevard des Italiens ... (1)<br />

-- Notez le quatrain de Catulle Mendès à cet inconnu, ennuyeux collectionneur d'autographes:<br />

Tu veux de mon écriture?<br />

Sois<br />

Flatté de l'honneur que tu re-<br />

Çois.<br />

Mais Pindare déjà ...<br />

-- Vous avez lu Banville, et je ne remonterai pas jusqu'en la Grèce, répondit M. Decalandre,<br />

mais vous me permettrez de feuilleter mon Horace pour y retrouver au livre deuxième, la<br />

seizième ode qui est dédiée à Grosphus :<br />

Grosphe, non gemmis neque purpura ve<br />

Nale, neque auro ...<br />

C'est comme si, brodant, nous disions en français:<br />

Ce beau loisir où ma jeunesse roucoula,<br />

Rendez-le, et puissions-nous méditer et chanter;<br />

La pourpre, les brillants, ni l'or ne peuvent l’a-<br />

Cheter.<br />

Et je ne saurais vous confier comme il me plaît de voir qu'il est, en ce temps, des poètes, qu'ils<br />

soient légers ou qu'ils soient graves, et<br />

(1). T. D. L'Enlèvement sans clair de lune.<br />

78


qui encore usent du tour qu'avait élu le chanteur de Cynocéphales, ni combien je me réjouis<br />

quand, ;'l la fin du vers, ils coupent leurs mots, sur les l'ives de l'Escaut ou de la Seine,<br />

comme un autre déjà les rompait au bord du Tibre. Car il y a bien de la joie dans mon cœur à<br />

démêler que nous sommes les fils des temps anciens et que notre poésie est pareille à la poésie<br />

des vieux siècles, comme les branches au sommet du cerisier sont pareilles aux rameaux plus<br />

robustes et plus proches du sol et jaillis du même tronc -- et de la même vieille terre, toujours<br />

jeune.<br />

-- Il ne faudrait point, en vos mots coupés, dit M. Cabrère, oublier P.-J. Toulet. J'ai lu aux<br />

Contrerimes :<br />

-- Agnès, pleurer? dit Charle. Oui, quand à Marly mouille<br />

Ra la pluie. Il faudrait ...<br />

-- Boire! dit la Trémoille.<br />

-- ... Ni Paul Verlaine, lorsque, dans sa chanson à boire et suivant cette méthode, il tranche un<br />

adjectif:<br />

Je vole à la gare du Nord,<br />

-- Vous savez ce quatrain qu'il écrivit aussi:<br />

-- Et ce distique :<br />

Mais j'y pense: or, voici que l'ord –<br />

E misère est là qui me mord ...<br />

Et, tandis qu'ils seront en train<br />

D'édifier le paupérisme<br />

D'esprit et d'argent, qu'ils réin<br />

Tègrent un peu le Catéchisme.<br />

Soudain le voilà roucou-<br />

Lant ramier gonflant son cou.<br />

79


-- Et j'en oublie bien d'autres, que je sais, si je puis dire. Nous ne faisons un catalogue…..<br />

-- Mais, dit M. Lalouette, en riant, si à la rime, vous coupez un mot, pourquoi prendre la peine<br />

de transporter sa fin au commencement du vers suivant?<br />

-- Je ne vois point ...<br />

-- Pensez à pinxit.<br />

-- Comment?<br />

-- Ne savez-vous plus les vers plaisants d'Alphonse Daudet, dans le Parnassiculet Contem-<br />

porain?<br />

Amère et farouche Hétaïre,<br />

Je chanterai sur ma syrinx<br />

De buis jaune le fou délire<br />

Que me versent tes yeux de Sphinx.<br />

Tu caches le cœur noir d'un lynx<br />

Dans ton corps de souple porphyre,<br />

Et sur ta sandale on peut lire:<br />

Zeuxis, cher à Kithère, pinx…<br />

Est-ce, ou non, pinx? Et où est l'it? Et j'entends bien qu'au bas des gravures ...<br />

-- Où voudriez-vous, demanda Mme Baramel, qu'il eût mis cet it, puisqu'il n'y a pas de vers<br />

suivant et que la petite pièce s'achève à pinx? -- Et les vers de M. Paul Fuchs?...<br />

M. Paul Fuchs avait en des temps deux amis, -- il en a bien d'autres, -- et c'étaient Charles<br />

Martel, journaliste, et Laurent Tailhade que j'ai vu la première fois, comme on le saluait à<br />

Tarbes, de ces paroles ailées: « Laurent Tailhade, vous ôtes, on peut bien le dire, le plus grand<br />

poète du département... » Il s'agissait du département des Hautes-Pyrénées ...<br />

Bref, pour chanter cette double amitié, M. Paul Fuchs se divertit, un beau matin, et non sans<br />

sourire, à improviser les tercets de la Chanson des trois bons compagnons. J'en sais encore les<br />

derniers vers :<br />

Charles Martel, Tailhade et Fuchs<br />

Comme l'obélisque de Louks-<br />

Or seront connus par les Cook's.<br />

80


Tailhade, Martel et Fuchs (Paul):<br />

Cœur de Villon, feu de Napol-<br />

Eon, esprit de Rivarol!<br />

Martel, Fuchs, Tailhade (Laurent),<br />

Eclipseront, je le garan-<br />

Tis, les splendeurs d'Aldébaran!<br />

Franc-Nohain -- comme M. Paul Fuchs écartelait Napoléon -- n'a t-il pas coupé le mot à-la<br />

rime, et de quelle étonnante manière! Rappelez-vous, dans l'Orphéon, quand il nous entretient<br />

des porte-bonheur: poil d'éléphant, coccinelle ...<br />

Si dans la dent du tigre<br />

Réside un si gr ...<br />

Un si grand pouvoir protecteur<br />

Contre les périls, les menaces,<br />

Les fléaux, enfin le malheur,<br />

Penses-tu pas que tout le tigre<br />

Serait encor plus efficace?<br />

Imagination, dont on est confondu : à la chaîne de montre, un tigre suspendu! Et, réunissant<br />

masculines et féminines, pourquoi ne chanterions-nous pas :<br />

Ce serait chose anormale<br />

Qu'ainsi l'on portât un tigre,<br />

Qu'ainsi l'on portât un si gr-<br />

And et féroce animal!<br />

81


Pourtant Mme Baramel ne voulait point ranger son caprice sous les guidons de la rime. -<br />

C'est vieille chose, disait-elle, et qui a fait son temps.<br />

A ce moment et comme on emplissait les tasses de café, M. Théodore Decalandre<br />

poussa un cri, jeta sa pipe sur la nappe et, de ses deux mains, pressa, roula, écrasa sa<br />

longue barbe blanche où s'était suspendue une allumette enflammée. Il maîtrisa, comme<br />

on parle, cet incendie plus singulier que terrible et, souriant, se prit à dire en un<br />

murmure, et tel Verlaine à Raoul Ponchon:<br />

La barbe est une erreur de ces temps-ci<br />

Que nous voulons bien partager aussi;<br />

et, comme on apportait une vieille bouteille d'Armagnac:<br />

-- Etes-vous heureuse, Madame, fit-il, et ce brasier n'a-t-il pas satisfait votre goût<br />

impérieux et bizarre des surprises? Il vous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde; et,<br />

tout de même qu'un Jupiter maladroit, qui, au terme d'un festin et trop de nectar bu, eût<br />

lancé son tonnerre de biais et par-dessus son menton, je vous ai, sans le vouloir, certes,<br />

et je l'avoue, donné le spectacle d'une barbe en feu. Tonnerre et Jupiter; comparaison<br />

qu'on me permette ... Ma foudre n'est qu'une allumette. Mais, en toute heure et dans tous<br />

les décors, vous n'aspirez qu'après des visions imprévues, comme après des paroles<br />

inouïes, fussent-elles futiles, et chérissez enfin une littérature qui, folle, sous le prétexte<br />

d'être radicalement neuve, ne se trouve plus en possession de verser aucun de ces<br />

enchantements à quoi l'esprit des hommes se puisse avec bonheur abandonner. Car la<br />

nouveauté ... Vous savez bien que seules nos passions nous intéressent, et elles sont<br />

vieilles comme le monde, et c'est d'elles, en quelque manière, que nous sommes nés.<br />

La rime vous déplaît pour ce qu'elle est vieille.<br />

L'air est plus vieux encore; et songez-vous pourtant à ne plus respirer? Mais vos<br />

raisonnements ne s'appuient, à la vérité, que sur le désir d'étonner, et sur une molle<br />

paresse. Ce serait si commode de faire des vers sans rime, comme des tables sans pieds,<br />

et des parapluies sans manche. Mais, à votre indolence, je veux donner quelque<br />

satisfaction et vous tiendrez du moins de mes soins un petit art de rimer quand vous<br />

manquerez de rimes.<br />

82


Je me rappelle qu'un jour le jeune M. Lamounette offrit un quintil à ma nièce Adrienne,<br />

qui était sa fiancée, et qui portait, en ce temps-là, un ample manteau de loutre et fort<br />

agréable.<br />

-- Trop divine, lui disait Philippe Lamounette,<br />

Trop divine en ces flots de loutre,<br />

Charmant l'azur et la maison,<br />

On vous voudrait chanter, mais on<br />

Perd sous vos charmes la raison<br />

Comme l'on perd la rime, en outre.<br />

Encore que ce poème fût médiocre, Adrienne eût dû en être touchée, car il était tout<br />

fleuri de l'hommage et de l'aveu du doux égarement qu'au cœur des jeunes gens la beauté<br />

insinue. Divine est admirable, pensais-je, et marque un infini transport; mais trop divine<br />

indique je ne sais quel excès dans la perfection, si je puis dire, de l'objet élu, et atteste<br />

chez le madrigalier une bien poétique ivresse.<br />

-- Adrienne, lui disais-je, ne voyez dans la poésie de Philippe que les sentiments qu'elle<br />

veut exprimer et qui sont comme un tapis sous vos pieds; ne critiquez donc point cet<br />

ouvrage et ne considérez en lui qu'un tribut qui est le signe de votre règne. Qu'on vous offre<br />

une rose d'or ou une rose de rosier, n'est-ce point tout de même, et n'oubliez pas que Sinchi<br />

Roca, fils de Manco Capac, et qui régnait au Pérou, ne considérait point tant la valeur des<br />

impôts qu'il levait que la preuve qu'il trouvait en eux de l'obéissance et fidélité de ses peuples:<br />

« Il exigeait avec tant de rigueur que chacun lui payât un tribut, qu'ayant soumis les Rivos,<br />

nation excessivement pauvre, il exigea que chacun, n'ayant pas autre chose à donner,<br />

fournirait annuellement un tuyau de plume rempli de poux. »<br />

Je songeais de la sorte en considérant l'air mal satisfait de ma nièce. Mais, comme vous, sou-<br />

cieuse de nouveauté, Adrienne prétendit que Philippe était un plagiaire!...<br />

-- Pour rimer avec loutre, il vous manque une rime en outre, dit-elle; je connais cette chanson,<br />

et n'ai pas oublié la ballade du duel:<br />

Il me manque une rime en eutre<br />

Vous rompez plus blanc qu'amidon?<br />

C'est pour me fournir le mot pleutre ...<br />

83


Tac!...<br />

Philippe, à ces mots, se défendit comme un diable, alléguant qu'on ne l'entendait point, qu'il<br />

avait seulement avoué, dans ses vers, qu'il perdait la raison et qu'en outre, il ne trouvait plus<br />

la rime, et que c'était le fin du fin, puisqu'au moment qu'il disait ces galanteries, son petit<br />

ouvrage était fort bien rimé et tout plein de sagesse, si la sagesse est d'être fol quand on<br />

contemple de beaux yeux.<br />

Je voulus prendre part au débat:<br />

-- Je parlerai, ma nièce, avec la liberté d'un oncle qui sait mal farder la vérité, et si j'étais aux<br />

lois coraniques soumis, je ne manquerais pas, ayant pillé Racine, de m'exprimer ensuite à peu<br />

près comme fit Orosmane, et vous m'entendriez dire: Je crois sur vos projets, sur vous, sur son<br />

amour, devoir en musulman vous parler sans détour ... Il n'y a point de plagiat au quintil de<br />

Philippe; mais c'est vous, Adrienne, qui nous rappelez un trait qui a déjà servi, et cela n'est<br />

point à dire qu'il ne demeure charmant. Il me manque une rime en eutre… Laurent Tailhade,<br />

ayant clos un vers par le nom du général de Boisdeffre, écrivait aussitôt:<br />

Rostand demanderait une autre rime en effre;<br />

et, comme Tailhade, peut-être, vous croyez, Adrienne, que c'est en Cyrano que cet artifice a<br />

d'abord paru. Mais les poètes ont souvent gémi en pensant au futur bout de leurs vers --<br />

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime -- et vous connaissez le sonnet de Saint-Amant<br />

qui se termine ainsi, sans être terminé:<br />

Mes esprits à cheval sur des coquecigrues<br />

Ainsi que papillons s'envolent dans les nues<br />

Y cherchant quelque fin qu'on ne puisse trouver.<br />

Nargue: c'est trop rêvé, c'est trop ronger ses ongles,<br />

Si quelqu'un sait la rime, il peut bien l'achever.<br />

…………………………………………………………………………………………………...<br />

84


Ce dernier vers, qui ne fut jamais composé, on se pourra divertir à le construire, avec un iu<br />

jongles, avec les tigres des jongles ou avec un lion dévoré par ces strongles, qui sont ennemis<br />

des carnassiers, du bœuf, du cheval, et, parfois, de l'homme. C'est là que Saint-Amant, en<br />

douze syllabes, eût pu marquer son regret de n'avoir pas une rime en ongles:<br />

Si quelqu'un sait la rime il peut bien l'achever<br />

Car je n'ai dans ma tête aucune rime en ongles ...<br />

-- Mais il ne l'a point fait, dit Adrienne, en lançant un regard perfide à Philippe.<br />

-- Il est vrai. Et grimpant aux barreaux d'une échelle, j'atteignis un livre vers les sommets de<br />

ma bibliothèque et lus:<br />

Nous achèterons des bijoux,<br />

Nous boirons de l'aigre de cèdre ...<br />

Mais comment diable ferons-nous<br />

Pour trouver une rime en èdre?<br />

Ce texte est de Scarron, ajoutai-je, et je le trouve dans la Foire Saint-Germain, en vers bur-<br />

lesques, et songez que François Colletet a écrit dans le Tracas de Paris:<br />

Ces pages et valets de piè<br />

Dont pas un n'est estropié,<br />

Car il faut avoir bonnes jambes<br />

(Je n'ai point de rimes en ambes)<br />

Pour courir après le beau char ...<br />

85


Pensez à ce virelai de La Fontaine:<br />

Mais, ma foi, c'est grand dommage<br />

De s'amuser davantage<br />

A barbouiller cette page<br />

Pour y peindre votre image;<br />

Et chercher depuis Adan,<br />

Depuis Sem, Japhet et Can,<br />

Jusques aux neiges d'antan,<br />

Toutes les rimes en an,<br />

Pour des avaleurs de bran.<br />

Mille excuses, et rappelez-vous encore la Ballade de Paul Verlaine, en vue d'honorer les<br />

Parnassiens:<br />

C'étaient, après les Maîtres valeureux,<br />

Ces pages fiers: Mendès en son enfance<br />

Mais qui déjà portait des coups heureux,<br />

-- Ah! Lui ne l'eût oncques la rime en vance<br />

Gêné du tout, voire celle en revance;<br />

Hérédia, fleur des patriciens ...<br />

Et vous connaissez, je n’en veux point douter, la strophe de Nerval:<br />

Eh! Quoi! Si gai dès le matin,<br />

Je foule d'un pied incertain<br />

Le sentier où verdit ton pampre!...<br />

-- Et je n'ai pas de Richelet<br />

Pour finir ce docte couplet ...<br />

Et trouver une rime en ampre.<br />

86


Je ne vous apprendrai rien non plus, je le pense, si je vous récite les vers de Corbière:<br />

Il alla crier famine<br />

Chez une blonde voisine,<br />

La priant de lui prêter<br />

Son petit nom pour rimer.<br />

(C'était une rime en elle)<br />

-- Oh! Je vous paîrai, Marcelle ...<br />

Ne croyez point que ce soit méthode qui sommeille! George Fourest (et qui ne s'endort pas<br />

aux bras de sa Négresse Blonde) nous dirait encore:<br />

Mais à toi la langouste, ô Proust!<br />

Pour trouver une rime en roust,<br />

J’irais bien jusqu'à Famagouste ...<br />

Il est pourtant à la lyre, et parmi les cordes, d'autres ficelles, lorsque les rimes sont<br />

rebelles et qu'on n'a pu saisir que l'une des colombes et qu'on ne lui voit point de<br />

compagne au vide de l'azur. Alors, on écrit tout simplement que le mot que l'on vient de<br />

tracer au terme du vers ne rime à rien ou qu'il ne rimerait que malaisément. Entendez<br />

Théophile Gautier:<br />

La voiture fit halte à l'église d'Urrugne,<br />

Nom rauque, dont le son à la rime répugne ...<br />

et la muscade a glissé et je ne vous veux point rappeler l'histoire de Jérimadeth... Notre<br />

ami docte et subtil, M. Maurice Rat, a, sur ce propos, au demeurant, allumer une<br />

heureuse lanterne. On se pourrait encore, et non point, certes, devant l'impossible, mais<br />

avec je ne sais quelle nonchalance, abandonner à d'autres tours:<br />

Et partons vers les pins où l'air tiède murmure.<br />

(Qu'il serait laid d'écrire ici le mot ramure<br />

Pour la rime!) Je viens. Ne gronde pas, je viens ...<br />

87


Ainsi, Adrienne, dis-je du haut de mon échelle, et tandis que je remettais les livres sur<br />

leur rayon, ne pensez pas qu'il y ait jamais rien de neuf aux Belles Lettres. Tout a été dit<br />

et l'on vient trop tard ... Mais ne l'a-t-on déjà entendu?<br />

Et, comme je me retournais brusquement, je vis qu'Adrienne et Philippe s'embrassaient<br />

avec tendresse et paraissaient se soucier fort peu de mes commentaires et de l'art d'éluder<br />

le caprice des rimes. Comme ils ont raison, pensais-je, de ne me point écouter! Car la<br />

poésie, si elle chante, à l'ordinaire, l'amour, ne nous incite-t-elle pas à songer que<br />

l'amour, digne d'asservir les lyres, est plus digne encore d'enchanter le cœur des fiancés?<br />

-- Mais vous avez omis, dit M. Baramel, en votre harangue, de réciter à ces jeunes gens,<br />

le rondeau de Vincent Voiture. Vous vous rappelez, quand, la plume à la main, il chasse<br />

la rime en ème :<br />

Ma foi, c’est fait de moi: car Isabeau<br />

M'a conjuré de lui faire un rondeau.<br />

Cela me met en une peine extrême.<br />

Quoi! Treize vers, huit en eau, cinq en ème ...<br />

M. Decalandre leva Non grand verre d'armagnac et le rayon de la lampe, qui traversait la<br />

liqueur, metLait à la barbe de notre ami une mèche dorée :<br />

-- La rime, fit-il...<br />

-- C'est chose bien aisée, interrompit M. Lardimentière, et, si j'avais à composer des vers,<br />

je ferais comme un autre, et, sans chercher si loin, j'aurais toujours des mots pour les<br />

coudre au besoin. Si je louais Philis en miracles féconde, je trouverais bientôt: à nulle<br />

autre seconde; si je voulais vanter un objet non pareil, je mettrais à l'instant: plus beau que<br />

le soleil; enfin ...<br />

-- C'est très bien, dit M. Decalandre, mais nous avons déjà salué ces propos en quelque<br />

ouvrage ... Et, souriant à Mme Baramel :<br />

-- Ne vous mettez donc plus en peine de la rime ...<br />

-- Oh! Je n'ai jamais pu en attraper une seule!<br />

88


-- Eh! Qu’importe, si, sans aucune rime, on peut construire un quatrain comme celui-ci:<br />

Que n'ai-je une rime en ieux,<br />

Que n'ai-je une rime en oiles,<br />

Pour chanter que vos beaux yeux<br />

Sont plus doux que les étoiles!<br />

Mme Baramel sourit; elle était prête à lâcher toutes ses doctrines pourvu qu'on lui dît qu'elle<br />

était belle. Elle mit un peu de poudre. Cependant une fanfare passait sous les fenêtres; sur la<br />

place, tout un peuple dansait et les lanternes vénitiennes commençaient de s'enflammer aux<br />

ormes mélancoliques du Maubourguet, M. Labranère errait dans la foule et s'arrêtait sous les<br />

becs de gaz afin qu'on le saluât et, à dix pas, M. Carnibolle le suivait, son grand manuscrit<br />

roulé sous le bras, et, dans l'ombre, il songeait à sa justice de paix, qu'il pensait obtenir, par<br />

les grâces d'Apollon, du président d'honneur des chasseurs au gluau.<br />

89


APPENDICE<br />

Sur le propos des mots coupés à la rime, dont il vient d’être parlé dans le Quatorze Juillet, on<br />

nous permettra, sans doute, de rappeler ici quelques vers. (1).<br />

1. T. D. Le zodiaque ou les Etoiles sur Paris<br />

… C’était en l’épître dernière;<br />

J'improvisais de la manière:<br />

« C’est un bel art que d'endormir<br />

Et par des musiques hâtives<br />

Qui bercent les foules admir-<br />

90<br />

Atives ... »<br />

Acaste, qu'ai-je dit? Voici que le facteur<br />

2. pense de l’art des vers atteindre à la hauteur…<br />

Ne veut plus de ma chambre atteindre à la hauteur. (2)<br />

-- « Dix fois le jour, dit-il, vous attendez, peut-être,<br />

Qu'ainsi je vous apporte une décuple lettre? (3)<br />

Sous le poids du courrier, je sens que je faiblis. »<br />

Que de lettres, Seigneur! Et dans toutes je lis<br />

Que je suis meurtrier, que j'ai commis le crime<br />

De trancher l'adjectif au couteau de la rime.<br />

Fallait-il contre moi qu'un peuple s'emportât?<br />

Ai-je donc, le premier, commis cet attentat?<br />

Verlaine, Franc-Nohain, Pindare, Fobe, Horace,<br />

Toulet, d'autres encor, qu'on les suive à la trace,<br />

Et l'on verra leurs coutelas divers<br />

BOI<strong>LE</strong>AU.<br />

3. Sort à l’instant, chargé d’une triple bouteille…<br />

BOI<strong>LE</strong>AU.<br />

Couper les mots au bout des vers.


O criminelle rhétorique!<br />

Et Tailhade à son tour ne chantait-il: « Nana<br />

Capable en un seul jour de manger plus d'ana<br />

Nas qu'il n'en pousse en Amérique » ?<br />

Mais revenons à nos chansons.<br />

Le mois dernier, c'était en l'honneur des poissons,<br />

Poissons de mer, poissons dulçaquicoles,<br />

Peuple silencieux .....<br />

Quant à la contre-assonance (lèvres-livres, etc…) nous n'aurons garde d'oublier les poèmes<br />

ou les exercices que suscita notre entreprise de codification.<br />

Derème, mon cher Derème,<br />

Que faisons-nous à Paris?<br />

N'appellent-ils pas notre âme<br />

Les lieux où nous sommes nés!...<br />

Ainsi se plaisait à chanter Lucien Fabre, dans une page de son livre Vanikoro. Philippe<br />

Chabaneix reprenait la même musique dans des vers que publia l' Ere Nouvelle:<br />

Tandis que le désir, doux pigeon, se blottit<br />

Contre ses jeunes seins, et qu'aux feux de l'été<br />

Un marronnier brûlé se balance à la brise,<br />

Notre inspiration fleurit comme une rose;<br />

Et je la vois, Derème, en peignoir jaune, quand<br />

Elle me souriait penchée à son balcon;<br />

Mais aujourd'hui déjà son cœur m'est infidèle<br />

Et rythme le nouvel essor d'une autre idylle.<br />

91


Guillot de Saix se jouait dans le Petit Bleu:<br />

Cet idéal vers qui Tristan Derème rame<br />

C'est le pays fleuri que tout bon rêveur aime,<br />

Tristan s'y rend guidé par l'essor de la rime ...<br />

Tous les chemins du ciel mènent vers cette Rome<br />

Eternelle où, pied-plat, le prosateur s'enrhume.<br />

Dans la Muse Française, un malicieux et mystérieux poète -- notre ami Maurice Allem, je<br />

pense -- écrivait une épître dont voici les premiers vers:<br />

L’escargot voyageur flâne sur la tulipe.<br />

L’écharpe de l'aimée a des airs de touloupe.<br />

Nous songeons le cœur vague, aux verdures dorées<br />

Qu’un méfier d'ironiste a lavé de scories<br />

Quand eut sa fantaisie étranglée des chimères<br />

A l’heure ou le couchant laisse errer ses chamarres.<br />

Inutile bouquet, notre espérance est morte<br />

Et nous avons brûlé le laurier et le myrte<br />

Et l’herbe. Il n’y a plus de front pour la couronne.<br />

La lyre d'Apollon s'est muée en clarine …<br />

Dans la même revue, M. Maurice Chevrier entreprenait des Foresteries contre-assonancées :<br />

Voici le moment que Vénus<br />

Au fond du bocage<br />

Mène le cortège<br />

Des nymphes aux seins nus.<br />

Leur troupe, d'un pied alterné,<br />

Va foulant dans l'herbe<br />

La mauve et l'euphorbe<br />

Et l'aneth parfumé…...<br />

92


Et notre cher Charles Derennes, qui nous avait d'abord déclaré qu'unir automne et lointaine,<br />

c'était faire rimer tchécoslovaque et bolchévique, publiait, dans le Divan, de notre ami Henri<br />

Martineau, Onze Douzains, tous construits selon la même architecture, du moins en leurs vers<br />

féminins. Tristan, me disait-il, -au seuil de l'un d'eux:<br />

Tristan, il te faudra venir et nous rirons<br />

Et chanterons. Verdure, ô légère à nos fronts!<br />

Nous nous aimons; ce fait à chaque jour s'avère.<br />

Nous jouirons de tout, l'un et l'autre en avare,<br />

Avec précaution, et sans nous attarder<br />

Qu'aux filles qui voudront encor nous regarder.<br />

On ne s'embête pas en notre compagnie!<br />

La bergère de Soorts, ne l’ai-je pas bien soignée?<br />

-- Celle de Bétharam, t'a-t-elle un peu compris?<br />

Nous sommes des trésors dont on sait malle prix.<br />

Point de fiel dans ton verre (1). Allons!... Et tables rases!<br />

-- Garçon, du Jurançon où tremperont des roses.<br />

(1). Garçon! Apportez-moi du fiel, dans un grand verre!<br />

T. D. La Verdure Dorée.<br />

93


Et pour répondre à l'objection que la contre-assonance ne saurait exprimer la peine ou la<br />

mélancolie, voici un autre de ces douzains, où Charles Derennes évoque ses amis morts,<br />

Emile Despax, Charles Perrot, Jean-Marc Bernard<br />

Venez, mes amis morts, viens Emile. Viens, toi,<br />

Charles. Et vous aussi qu'en rêve je ne voi,<br />

Jean-Marc, chère musique et figure inconnue!<br />

Ma vie, elle serait sans vous, bien qu'infinie,<br />

Déjà pauvre, et livrée à de bas abandons.<br />

-- Venez, mes morts, avec vos chants et vos pardons!<br />

Venez, beaux pèlerins des chemins où la lune<br />

Ouvre un portique d'or dans le ciel qui s'incline.<br />

Venez, vous qui chantiez comme moi, pour l'orgueil<br />

Du langage français, et trouvez, à mon seuil,<br />

Avec le vin qui luit, avec le feu qui flambe,<br />

Le chant inexorable et doux de la colombe.<br />

Je ne voudrais certes pas me priver du plaisir de vous rapporter ces quatre vers que je pêche<br />

aujourd'hui dans le nouveau recueil: Instants d'Affluence du poète Fernand Lot:<br />

Les fleuves sont dans leur barbe<br />

Et les grillons dans leur herbe;<br />

Le soleil est dans son orbe;<br />

Le poète, dans son verbe.<br />

Et je me souviens que dans son livre Le Spectre et sa Banlieue, en 1926, et pour n'en évoquer<br />

ici qu'une page, Fernand Lot, après avoir cité Ovide, nous faisait entendre ces vers:<br />

Mais lui, n'écoutant plus que le chant de son cœur,<br />

Inventant l'atmosphère et créant le décor,<br />

S'en allait, insensible autant qu'un sourd fakir;<br />

S'en allait, par le Fleuve immense, à la dérive,<br />

Vers les Soleils Couchés se fondre avec son rêve.<br />

94


Un certain soir, ainsi qu'il est rapporté dans la préface de nos Poèmes des Colombes, notre<br />

ami M. Pierre Lièvre, faisait, au Caméléon, une conférence sur la poésie. Gérard d'Houville,<br />

qui présidait cette soirée, demanda soudain licence d'interrompre l'orateur pour dire un mot;<br />

et voici ce fragment de dialogue, ainsi que M. Pierre Lièvre, lui-même, a tenu à le conserver -<br />

et grâces lui en soient rendues -- dans la préface qu'il a mise à l'Anthologie des Poètes du<br />

Divan:<br />

« … Je ne lui ferai qu'un reproche en cette matière, disait à notre propos M. Pierre Lièvre, son<br />

goût trop marqué pour cette catégorie d'assonance qu'il appelle contre-assonance. Je ne<br />

connais rien de plus dur à supporter ni qui inflige un malaise pire à une oreille sensible.<br />

« (Ici Mme de Régnier interrompit le conférencier:<br />

«-- Je ne suis pas du tout de cet avis, dit-elle, et je trouve cela charmant.)<br />

« -- Puisque Gérard d'Houville trouve la contre-assonance charmante, continua M. Pierre<br />

Lièvre, je vous engage à vous ranger à son avis, mais pour ma part, je ne puis la supporter<br />

longtemps. Elle me procure l'impression d'être il conduit sur une route mal entretenue dans<br />

une voiture mal suspendue ... ».<br />

Ne disions-nous pas, nous-même -- et l'on a pu le lire plus haut - que la contre-assonance,<br />

c'est, exécutée sur la vieille et solide rime, une variation qui donne à l'ouïr une impression<br />

ambiguë de liberté, de surprise et de MALAISE?... Et nous ne pensons guère condamner la<br />

contre-assonance, en insistant ainsi sur le mot malaise… (1).<br />

(1). Cf. p. 90, note.<br />

95


Dans le Temps (18 août 1932), M. André Thérive écrit que Georges Courteline avait<br />

préfiguré, « par certaines recherches, les contre-assonances chères à M. Tristan Derème ». Il<br />

est bien vrai; et, comme l'indique la critique du Temps, il s'agissait de certaines recherches ...<br />

Loin de songer à démêler les règles d'une musique, Courteline se divertissait seulement à<br />

montrer que des mots qui se terminent, par exemple, par les cinq mêmes lettres, peuvent ne<br />

pas rimer:<br />

Mêlés au bruit des orchestres,<br />

Tintent les cristaux des lustres (1).<br />

(1). Cf. (p. 93), les vers de Robert de Montesquiou (dentirostres sistres, silvestres, lustres, astres).<br />

96


De même pour des mots qui s'achèvent sur les six mêmes lettres:<br />

L'humidité des isthmes<br />

Ne vaut rien pour les asthmes.<br />

Mais quand il veut poursuivre ses exercices en opposant les huit lettres communes de deux<br />

mots;<br />

Les intérêts publics résident Dans les pouvoirs du Président,<br />

il montre par l'exemple môme, en feignant de vouloir lier une syllabe accentuée et une syllabe<br />

muette, qu'il ne pensait pas du tout au problème qui nous occupe - ce qui ne permet point<br />

certes, de nier qu'il ait écrit, sans le vouloir, des contre-assonances, dans les deux premiers<br />

distiques que nous avons rapportés ci-dessus.<br />

Au demeurant, jadis et naguère, au cours des études où nous avons tenté de définir la contre-<br />

assonance - et nous lui avons donné son nom -- il nous est arrivé d'évoquer assez d'ancêtres,<br />

et dont certains sont fort jeunes aïeux, pour qu'on ne puisse nous accuser de vouloir rejeter<br />

Courteline en d'injustes ténèbres. Nous aurions pu remonter jusqu'au vieux Lucrèce, quand<br />

son Iphigénie était muette de terreur:<br />

Mula<br />

Melu (1)<br />

rappeler nos joies puériles, lorsque l'on nous parlait du pont<br />

De Lodi<br />

Sur l'Adda;<br />

(1). Cf. en outre: T. D. La Rime de Virgile el des Japonais.<br />

97


et si l'on nous pensait encore le cœur gonflé d'iniquité contre Courteline, nous baisserions la<br />

tête et répondrions, en souriant, avec Chamfort: « Il faut que le<br />

-- Et quand notre cœur est assez bronzé?<br />

-- Alors nous pouvons, sans trembler, relire<br />

Cœur se brise<br />

Où se bronze. »<br />

Han d'Islande et pêcher ces deux vers dans la prose de Victor Hugo:<br />

Il buvait l'eau des mers<br />

Dans le crâne des morts<br />

98


L'année 1932, nous avons plaisir à le noter, vit les méthodes de la réclame utiliser la contre-<br />

assonance. Cette musique deviendrait-elle populaire? Nous n'osons le croire; mais le fait est<br />

là qui montre que le Commerce a pu penser que les sons de cette curieuse cornemuse<br />

pourraient appeler le public. Ce n'est point certes la première fois que la poésie, ou, du moins,<br />

la versification se fait la servante du Négoce -- admirable matière à mettre en vers français --<br />

et l'on sait qu'en l'espèce certaines séries de quatrains ont été lues du monde entier ... Mais, en<br />

ce domaine, la contre-assonance a donc fait son entrée. Un commerçant, dont le nom est<br />

formé de trois syllabes et que nous appellerons ici M. Tambourin, afin de n'estropier point les<br />

vers et pour faire une aimable allusion au bruit de la publicité, a publié, en juillet 1932, dans<br />

Figaro, le Journal, l'Echo de Paris, Paris-Midi, l'Œuvre, etc ... de courtes pièces contre-<br />

assonancées. En voici deux et un fragment d'une troisième:<br />

Mettre bas la brebis se doit dire : agnelage.<br />

Un choix de nos petits poèmes: florilège.<br />

Rendre hommage fidèle est se connaître lige.<br />

Etre élégant -- c'est savoir où Tambourin loge,<br />

Et se vêtir chez lui -- ne craindre aucun déluge.<br />

Valentine Tessier, entends-tu le vivat<br />

Faire trembler les murs du théâtre Jouvet?<br />

Car ta grâce a vaincu, celui qui vint, te vit<br />

Déesse. Tambourin n'est pas le moins dévot<br />

Qui d'un manteau pour ta gloire se dépourvut.<br />

Celui-là que la pluie attaque<br />

Qu'il soit Patagon, Maure, Aztèque,<br />

Voit Tambourin en sa boutique ...<br />

Il nous a semblé que ces petits textes devaient être glissés au dossier toujours entr'ouvert de la<br />

contre-assonance.<br />

99


GUIRLANDE POUR DEUX VERS<br />

DE GÉRARD DE NERVAL<br />

100


A<br />

MONSIEUR POL NEVEUX<br />

Poète, ami des poètes, en souvenir du temps<br />

où nous gardions la Joconde<br />

de tout cœur.<br />

101<br />

T. D.


I<br />

Nous étions chez M. Théodore Decalandre dans la vieille maison de Saint-Pée. Les glycines<br />

vertes et violettes remuaient doucement au soleil tiède et vif du matin, sous les contrevents<br />

bleus, et, par les fenêtres, pénétrait l'odeur mélancolique des troènes.<br />

Comme nous arrivions d'Oloron-Sainte-Marie, qui est à une petite demi-lieue, nous avions<br />

trouvé notre hôte, au plus haut barreau d'une échelle, dans sa bibliothèque; et de sa barbe<br />

blanche il époussetait, en quelque manière, le dos des vieux livres. A nos saluts, il s'était<br />

retourné et, ses lunettes à la main, il nous avait, de son perchoir, adressé une courtoise<br />

harangue. Puis:<br />

-- Asseyez-vous, mes bons amis; ma nièce, Mimithé, va vous servir des fruits, du sirop de<br />

fraise et du vin de Jurançon.<br />

Mme Baramel, pelant une poire, souriait, et la grande aigrette noire de son chapeau se<br />

balançait à chaque mouvement de ses mains.<br />

-- Ce panache, dit M. Decalandre en souriant, me rappelle quatre vers de Gilbert et je vous<br />

prie dé les écouter. Ils évoquent pour nous certaines dames, et non des moindres, qui<br />

respiraient en ces saisons et qu'on voyait<br />

Dans un corps délicat porter un cœur d'airain, Opposer au mépris un front toujours serein;<br />

Et, du vice endurci témoignant l'impudence,<br />

Sous leur casque de plume étouffer la décence.<br />

Entendez bien, Madame, que votre aigrette est ici seule en cause et que, si Gilbert avait eu le<br />

bonheur de vous chanter, il n'eût point manqué de s'exprimer tout autrement et de rendre un<br />

particulier hommage à vos vertus. Le puis-je tenter?...<br />

Dans un corps délicat porter un cœur d'airain,<br />

Opposer aux amours un front toujours serein<br />

Et, de la pureté témoignant la prudence,<br />

Sous un casque de plume abriter la décence ...<br />

102


-- Eh! Qui vous dit que mon cœur soit d'airain?<br />

-- D'airain contre le vice, et de jeune bonheur aux voluptés permises, c'est bien ainsi que je le<br />

pense ... Combien, aux vers de Gilbert, ce casque de plume est agréable! On croirait feuilleter<br />

nos journaux de mode ou se trouver assis aux Folies-Bergère. Mais ne nous fait-il pas songer<br />

encore à la chevelure elle-même qui, au caprice des poètes, est devenue une manière de<br />

casque? N'est-ce point Mallarmé qui d'une femme blonde ne fait plus qu'un casque doré d'où<br />

s'échappent des fleurs qui ont la teinte douce de la chair? ...<br />

Comme un casque guerrier d'impératrice enfant<br />

Dont pour te figurer il tomberait des roses…<br />

M. Lalouelte ne voulut point qu'on oubliât le vers de Baudelaire:<br />

Ses cheveux qui lui font un casque parfumé;<br />

et M. Decalandre, rêvant à la rouge crinière des trompettes de dragons, ne se put empêcher de<br />

murmurer:<br />

Son casque qui lui fait des cheveux enflammés.<br />

-- Cette chevelure, qui est un casque, dit Mme Baramel, n'est-ce point chose toute moderne?<br />

Les poètes que nous aimons ont vraiment fait de curieuses découvertes.<br />

-- Il est vrai, Madame, répondit M. Decalandre, et Musset ...<br />

-- Oh! Musset! fit-elle avec une moue charmante, c'est un peu vieux jeu, balançoire et<br />

romance.<br />

-- C'est assez l'avis de ceux qui l'ont peu lu.<br />

-- On l'a tellement dépassé.<br />

-- Euh! Euh!... Mais il avait aussi trouvé le casque féminin.<br />

-- Croyez-vous?<br />

-- J'en crois Don Paez:<br />

Sous la tresse d'ébène on dirait, à la voir,<br />

Une jeune guerrière avec un casque noir.<br />

103


Ah! Madame, nous pensons toujours que notre siècle a tout découvert et que notre génération<br />

vient de débrouiller le chaos, comme on parle ; mais il n'est que de s'enfermer, deux heures<br />

chaque jour, dans une bibliothèque pour acquérir quelque sagesse et modestie.<br />

-- On ne peut tout lire.<br />

-- Et je ne vous demande pas de lire tous les livres, mais seulement quelque bonne anthologie,<br />

et vous serez étonnée de constater combien vous ignorez les poètes les plus célèbres. Je dis<br />

les plus célèbres et ne dis rien des autres; mais c'est aux autres que l'on pense en tournant<br />

les feuillets d'où leur nom est absent, à tous ceux qui ont fait, naufrage et qui avaient<br />

pourtant, à grands coups d'alexandrins, défié la destinée et les étoiles, à tous ceux --<br />

comme on en voit tant en nos jours -- qui étaient assurés de l'immortalité et qui n'ont<br />

pas laissé plus de trace qu'une mouche écrasée au palais de Sargon. L'anthologie, c'est<br />

la récompense des poètes, c'est le beau rivage ensoleillé où peut-être continueront de<br />

fleurir quatre de nos vers ... Vous m'entendez ? Voilà que je fais comme les autres qui<br />

rêvent d'enfoncer à jamais un de leurs cris dans la tête et le cœur des humains.<br />

Anthologie! Anthologie!<br />

Refuge de l'ode et de l'élégie,<br />

Sauvez les batelets des enfants d'Apollon.<br />

On les lance à la mer et vogue la galère!<br />

Pauvres galères sous les astres en colère,<br />

Car bien peu sont vaisseaux, comme dit Baudelaire,<br />

Vaisseaux favorisés par un grand aquilon.<br />

-- Petits vers faciles, dit M. Trabyssinde, en buvant un verre d'eau minérale qu'il avait<br />

prié qu'on lui apportât… Jeu aimable, mais jeu ... petits vers du matin La haute et<br />

sévère poésie, et qui dédaigne l'agrément ...<br />

104


II<br />

Nous finissions de déjeuner et, comme la vieille servante débouchait une bouteille d'un<br />

armagnac chaleureux, M. Théodore Decalandre tira de son portefeuille un petit<br />

manuscrit.<br />

-- « C'est un jeune poète, ou qui, du moins, se prétend tel, qui m'a confié ces pages; et<br />

je ne sais trop ce que j'en dois penser. »<br />

M. Trabyssinde s'empara du cahier et l'ouvrit, nu ajustant son monocle. M.<br />

Trabyssinde répand, comme on parle, des idées fort violentes touchant les Muses et<br />

leur domaine et la manière dont il convient d'honorer ces déesses.<br />

-- Cela ne me déplaît point, dit-il, et voilà un garçon qui aura vite rompu les ficelles<br />

qui le retiennent encore attaché à des méthodes qui ont si bien fait leur temps qu'elles<br />

ne sont plus du nôtre et que l'avenir rira d'elles avec pitié, s’il lui reste encore le loisir<br />

de leur accorder un regard. Entendez:<br />

Regarde au bout du parc le paon qui fait la roue<br />

Et parmi les cassis et les roses,<br />

Dénoue tes bandeaux.<br />

Notre amour dure déjà depuis douze jours.<br />

Souris-moi. Ce frelon sur le puits tourne et tourne.<br />

Je pense<br />

A cette rousse anglaise qui n'avait pas vingt ans<br />

Lorsque j'en avais seize ...<br />

Je trouve, là-dedans, de grandes promesses.<br />

Le premier vers est banal, puisque c'est un alexandrin.<br />

-- Puisque? Osa murmurer M. Philippe Lalouette.<br />

-- Puisque! Affirma M. Trabyssinde; et il mit son monocle dans la poche de son gilet.<br />

Mais voyez, ensuite, rompant avec le rythme pair, un vers de neuf pieds et puis un vers<br />

de cinq. Je dis bien un vers de cinq, car l'e muet de dénoue, il n'en faut point parler. Mais,<br />

au quatrième vers, quelle bonne, belle, heureuse surprise! Un alexandrin qui se casse au<br />

105


milieu d'un mot! Notre amour dure déjà depuis douze jours. Voilà bien la rébellion contre<br />

les dogmes dont un homme libre ne saurait plus, en aucune manière, accepter le harnais<br />

... Et les rimes, ou plutôt cette absence de rimes! Comme on sent là le poète qui veut<br />

enfin s'évader! Il y a certes un rapport, et combien subtil, entre roue et roses; et quelle<br />

volupté pour l'oreille à saisir ces deux sons qui se ressemblent, sans se confondre tout à<br />

fait, et comme si le second, pour marquer qu'il se veut affranchir, refusait d'être ce qu'un<br />

auditeur, perdu par des siècles de poésie française, pense qu'il sera. N'est-ce pas? Vous<br />

attendiez roue, et voici l'r qui arrive au vers suivant et l’o, en quelque manière, mais cet o<br />

se maintient, et quand vous attendiez oue, on vous sert oses. Charmant, vous dis-je; et<br />

cette sorte d'assonance : jours et tourne? Point très neuve, certes, mais combien délicate;<br />

et, enfin, en guise de rime, cette opposition tout intellectuelle des vingt ans et des seize.<br />

Opposition ou plutôt confusion érotico-intellectuelle de ces deux âges. Je me borne. Voilà<br />

un poète qui n'est point encore libéré, mais qui se libérera. Il est bon chemin. Je n'en dis<br />

pas davantage.<br />

-- Et vous avez tort, fit M. Decalandre, en riant dans sa barbe; et je vous fais, d'autre part,<br />

mille excuses, car ce petit poème, ou du moins ce début de petit poème: est de mon<br />

industrie. Entendons-nous; je n’en suis pas, à vrai dire, l'auteur, et il convient de rendre<br />

ces vers à Philippe Chabaneix qui les composa; mais ma fraude est de leur avoir donné,<br />

en les recopiant, la forme que j'ai livrée en pâture à vos yeux. Comment dirai-je? Je ne<br />

suis point allé à la ligne quand il l'eût fallu, et vous me comprendrez mieux quand je vous<br />

aurai soumis le texte authentique et que voici:<br />

Regarde au bout du parc le paon qui fait la roue<br />

Et, parmi les cassis et les roses, dénoue<br />

Tes bandeaux. Notre amour dure déjà depuis<br />

Douze jours. Souris-moi. Ce frelon sur le puits<br />

Tourne et tourne. Je pense à cette rousse anglaise<br />

Qui n'avait pas vingt ans lorsque j'en avais seize ...<br />

-- Qu'en dites-vous, cher monsieur Trabyssinde, disert commentateur et qui n'aimez point<br />

l'alexandrin ni la rime? fit M. Philippe LaIouette; et, votre discours, ne le voyez-vous<br />

point maintenant, et comme sous un autobus, déchiqueté, haché menu comme chair à<br />

pâté?<br />

-- Vous rimez, je crois, dit aigrement M. Trahyssinde.<br />

106


-- Et il le sait fort bien, s'écria M. Decalandre :<br />

Son fils Jason le vit déchiqueté,<br />

Haché menu comme chair à pâté.<br />

Mais vous, cher Monsieur Trabyssinde, qui parlez de renverser toutes les règles de la<br />

poésie française, vous n'avez même point songé à lire les poètes qui les ont appliquées et<br />

portées à leur perfection; sinon n'auriez-vous pas crié au passage que l'on pillait<br />

Benserade, en son rondeau d'Eson rajeuni par Médée? Vous avez feuilleté peu de livres,<br />

afin, me direz-vous, sans doute, de conserver votre sensibilité fraîche et libre. Et vous<br />

pourriez aussi vous mettre au volant d'une auto, sans avoir jamais appris à conduire, et<br />

vous auriez toute licence, également, d'aller chanter un opéra sans avoir étudié la<br />

musique comme sans avoir ouvert la partition. Ignorance, belle ignorance!... Il nous faut<br />

des barbares, criait Charles-Louis Philippe, qui eût mieux fait, ce jour-là, de se taire, et,<br />

non point pour lui faire plaisir, je pense, les barbares sont venus ... Je suis la Muse à la fin<br />

de la décadence ... Vous connaissez cet air-là? Ou bien n'avez-vous pas lu davantage<br />

Verlaine? Il est vrai qu'à son texte je change deux mots ...<br />

-- Tout cela est fort bon, déclara M. Trabyssinde, mais l'on ne voit que trop que vous<br />

n'êtes pas au courant des dernières manifestations de l'art.<br />

-- Eh! Mon cher ami, pour ce que vous ignorez les anciens, vous croyez-vous fonder à<br />

prétendre que je ne connaisse pas vos jeunes gens? Il en est peu, je l'avoue, parmi eux,<br />

que je songe à faire asseoir près de Malherbe et de Ronsard, mais vous me répondrez,<br />

sans doute, que l'opinion d'une barbe blanche importe peu ... Car vous êtes, comment<br />

dirai-je? Assez vifs dans votre génération.<br />

-- Nous ne le cachons point.<br />

-- Et vous pensez, en effet, que vous êtes les premiers hommes à qui les destins aient ac-<br />

cordé d'être jeunes. Tous les mortels de mon âge ont eu vingt ans ... et ils ont tous rêvé<br />

de conquérir le monde. Certains, par la suite, ont conquis la sagesse, et c'est beaucoup.<br />

Vous n'êtes neuf en rien, laissez-moi vous le dire, et non pas même en votre audace.<br />

-- On dit cela ...<br />

-- On dit cela fort justement. Les paroles violentes s'élancent naturellement de la bouche<br />

des adolescents comme les abeilles de la ruche, quand les troènes sont en fleurs. Il ne<br />

faut pas s'en émouvoir et voilà qui vous pique. Oui, cher Monsieur, je pense peu de bien<br />

107


des jeunes gens qui n'entrent pas dans la vie l'injure à la bouche.<br />

-- Vous nous approuvez donc!<br />

-- Quelle erreur! Je ne vous approuve pas : je vous regarde. Et cette phrase, que vous ne<br />

reconnaissez même pas, celle de l'injure à la bouche, et que vous n'avez jamais lue, car<br />

votre ignorance donne, elle aussi, une idée de l'infini, cette phrase est de Renan, selon<br />

Barrès, et vous la rencontrerez -- si vous vous décidez à lire, un jour, un livre que vous<br />

n'ayez point fait -- au seuil du Jardin de Bérénice. Ce n'est point un texte de ce matin et<br />

cela prouve, seulement et tranquillement, que ce n'est pas votre génération qui a inventé<br />

les violences juvéniles. On s'en doutait ...<br />

Mais, c'est votre dada, il vous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde, et je fais bien<br />

.le l'honneur à l'apparence de vos doctrines en citant à peu près ce vers à leur propos. Du<br />

nouveau ? J'ai lu le manifeste d'un jeune auteur que vous faites profession d'admirer et<br />

qui pense bouleverser la littérature et lui donner des bases nouvelles où plutôt je ne sais<br />

quelle absence de bases. Il ne bouleverse rien du tout. Nous en avons tant vu, de ces<br />

nouveaux prophètes!... J'ai lu -- car je lis, mon cher ami! -- j'ai lu les pages qu'il a écrites<br />

selon votre esthétique, les pages plutôt que son moi lui a dictées, -- ne faut-il un peu,<br />

parler comme lui? -- et, dans cet océan de nouveauté, j'ai trouvé des images que toutes<br />

les têtes studieuses avaient découvertes dans Joachim du Bellay, dans Ronsard, et qui<br />

étaient déjà connues de la troupe lointaine des poètes dont le langage ne vit plus qu'aux<br />

livres. Ah! Passons au déluge!... Vous secouez la tête? Vous ne me croyez point? Soit.<br />

M. Decalandre se leva et prit, sur un rayon de chêne, un petit livre. Puis :<br />

-- Vos amis ne nous parlent plus que d'inspiration nouvelle et d'originalité réelle; et,<br />

certes, nous sommes tous d'accord, je pense, pour n'aimer point les copistes, qui sont,<br />

peut-être, les meilleures gens du monde, mais qui n'ont rien à faire au verger des<br />

Muses. Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue ... Vous ne vous rappelez pas?... Et La<br />

Fontaine ne s'égarait point. On peut bien écrire à la façon de Malherbe et de Mallarmé,<br />

ou le tenter, du moins, comme de démarquer Lamartine et Chénier; cela, sans doute, ne<br />

nuit à personne; et, des travaux de cet ordre, nous les comparerons, si vous le voulez<br />

bien, aux sublimes exploits des joueurs de bridge ou de manille.<br />

Mais, par le Rat! Qu'est-ce qu'une inspiration nouvelle? Ne me faites point dire,<br />

d'ailleurs, ce que je ne dis pas ni ne pense; et j'entends bien que Verlaine ne chante<br />

point comme Racine, ni Paul Valéry à la manière de Saint-Amant. Mais je devine bien<br />

où l'on nous veut conduire; et l'on a le dessein, m'égaré-je? De nous mener à penser que<br />

notre époque a mis au monde une littérature qui n'a rien de commun avec la littérature<br />

108


antérieure - et quel temps ne fut jamais si fertile en miracles 1. .. - bref une littérature<br />

neuve, au sens le plus terrible du mot, si bien que, les musiques en notre Parnasse<br />

devenues à tel point singulières, toute licence serait donnée de démêler en elle un je ne<br />

sais quoi qui n'aurait plus de nom dans aucune langue. Or, Bossuet ne parlait-il pas en<br />

ces termes d'un cadavre et non plus même d'un cadavre?... Voilà qui pourrait donner à<br />

penser aux étonnants esthéticiens de nos saisons.<br />

Car on nous soutient qu'il y a un esprit moderne et ce serait un esprit résolument inédit<br />

et jailli en nos années et d'une façon aussi miraculeuse qu'une touffe de plumes de<br />

colibri au sommet d'un réséda. Je sais bien qu'un arbre peut porter, en manière de fruits,<br />

des sucres d'orge, des locomotives et des lanternes - mais seulement à la Noël.<br />

Or nos aèdes déchaînés, et qui n'ont à la bouche que le mot de nouveau, veulent, pour<br />

notre admiration, se chausser d'un chapeau, faire couver les baleines et attraper les<br />

chèvres par les ailes. Ah ! Certes, voilà qui est nouveau, bien nouveau et fort sage et<br />

fort beau, comme On pense. L'un d'eux, celui dont je vous parlais tout à l'heure et que<br />

nous appellerons Dorante, a publié ces temps derniers un manifeste, qui est la Bible et<br />

le Koran des esprits neufs. Je ne vous dirai pas comment il enchaîne en son discours et<br />

fort logiquement les idées, afin de nous enseigner comme il faut, aux ouvrages<br />

littéraires, l'aire fi de la logique et s'abandonner à une sorte de démon intérieur dont<br />

notre personne visible ne doit plus être, dès qu'il consent à parler, que le fidèle<br />

secrétaire ou l'appareil enregistreur. Contrôle, raison, sagesse, ce sont vieilles monnaies<br />

et qui n'ont plus cours. Le dieu parle; la Pythie fait éditer ses propos, - et puis elle rit<br />

sous ses voiles.<br />

Vous pensez que le dieu va prononcer des paroles si neuves que toutes nos profondeurs<br />

en seront illuminées et bouleversées. Ecoutez-le : « Il y avait une fois un dindon sur une<br />

digue ... » Et tout le morceau n'est là que pour nous suggérer le bruit fameux: Digue<br />

dindon ... qui n'est, d'ailleurs, ô candide adresse! Pas noté dans le texte, car Dorante est<br />

subtil, encore qu'il confie ainsi parfois au calembour le soin d'exprimer sa flamme<br />

intérieure. Vous me direz que les prophètes sont, à l'accoutumée, personnages plus<br />

graves. Dorante a changé tout cela. Ses compagnons, certains du moins, font comme lui.<br />

L'un va publier, si ce n'est fait, Deuil pour Deuil. Quand lirons-nons A n pour An? On<br />

avait déjà vu Unique Eunuque et nous voudrions confier aux libraires Tunique Unique.<br />

Mais notre Dorante, ou plutôt votre Dorante et leur Dorante, nous dit encore - et c'est sur<br />

ce propos que j'ai pris son livre à la main, puisque, aussi bien, vous faisiez le sceptique -<br />

il nous dit : « Ses cheveux n'étaient plus qu'une levée de champignons roses. » Ne<br />

109


haussez point les épaules ni ne fuyez. C'est une folie, sans doute, mais est-elle nouvelle?<br />

Car c'est, en l'espèce, n'est-ce pas, Monsieur Trabyssinde, l'essentiel? On voit, dans cette<br />

phrase, des cheveux mués non point en un casque, mais en un végétal. Est-ce neuf? Nous<br />

avions déjà rencontré, dans les poésies d'un de nos amis, mais qui souriait à la féerie, des<br />

oiseaux qui avaient des feuilles, en guise de plumes, et il ajoutait:<br />

Des plumes poussent dans les prés (1).<br />

Etait-ce nouveau? Mais non, puisque Joachim du Bellay nous avait montré les ondoyants<br />

cheveux du sillon blondissant et Ronsard la verte crinière de la forêt de Gastine, ou bien,<br />

aux mois d'été, d'autres cheveux,<br />

...... quand l'aire bien féconde<br />

Sent battre de Cérès la chevelure blonde.<br />

Voilà donc une invention qui est vieille comme les rues -- il n'était que de retourner une<br />

comparaison célèbre - et je n'ose vous citer ici les poètes latins ni la chevelure de leurs<br />

arbres.<br />

Mais, Dorante nous confie en une autre page: « Pendant que nous dormons, la reine des<br />

volontés, au collier d'étoiles éteintes, se mêle de choisir la couleur du temps. » Bravo! Un<br />

collier d'étoiles; voilà une image heureuse et qu'on ignorait. Je sais bien que ce collier<br />

d'astres, Leconte de Lisle l'avait manié.<br />

Tombez, ô perles dénouées,<br />

Pâles étoiles, dans la mer ...<br />

avait-il murmuré; et, comme l'image ne lui déplaisait pas, il avait dit encore:<br />

(1). T. D. La Verdure Dorée<br />

Et le collier nocturne, en perles dénouées,<br />

S'égrène et tombe dans la mer.<br />

110


Dorante et les dorantiniens n'ont-ils donc pas lu Leconte de Lisle, ô Monsieur<br />

Trabyssinde! – ou bien le vieux poète amer et vide est-il un de leurs dieux puisqu'ils le<br />

continuent? Mais n'ont-ils pas feuilleté les Emaux Bressans et ne savent-ils point ce<br />

quatrain de Gabriel Vicaire:<br />

Regarde, enfant: la nuit claire<br />

Sur sa robe en velours bleu<br />

Vient de passer pour nous plaire<br />

On collier d'or et de feu.<br />

Seigneur, ce collier d'étoiles était-il donc dans toutes les boutiques et, comme la chevelure<br />

végétale, déjà noué à toutes les lyres et lyrettes?<br />

Ecoutez-moi, Monsieur Trabyssinde, écoutez Dorante, champion de la poésie nouvelle,<br />

champion de votre poésie, et qui nous conte encore, dans son manifeste, qu'il se prit à<br />

trembler naguère, avec un de ses compagnons, à la pensée de rencontrer « les éléphants à tête<br />

de femme et les lions volants ». Ah! Quelle nouveauté, mon ami, dans ces monstres et<br />

fussent-ils seulement allégoriques! Comme cela est donc inédit! Un éléphant à tête de femme!<br />

... Mais Thésée -- qui n'est pas de votre génération -- n'avait-il pas rencontré un homme à tête<br />

de taureau? Avez-vous entendu parler de Pasiphaé? ... Et les lions volants? Quoi, ne pâmez-<br />

vous point? Quel chef-d'œuvre encore de nouveauté! N'en aviez-vous donc jamais vu, ni des<br />

taureaux ailés aux palais d'Assyrie? Et je me souviens qu'en ma jeunesse, je m'étais diverti à<br />

faire voler les tigres:<br />

Là-bas, vibrent des promontoires<br />

Sous le cri de tigres ailés ...<br />

Mais je ne pensais guère avoir découvert le Pérou.<br />

Lions volants ...<br />

Paraissez, cabris, boucs, tigres, lions volants,<br />

Tout ce que l'Univers cache encore en ses flancs!<br />

Quadrupèdes ailés, dissipez notre brume!<br />

A vous ouïr nommer notre espoir se rallume.<br />

Mais un secret railleur dit ces mots désolants:<br />

Le lion de Saint-Marc n'avait-il de la plume?<br />

111


Et n'entendons-nous pas Mme de Noailles qui chante:<br />

Venise a le plaisir comme l'enfer la flamme,<br />

Et pose sur les bords de l'espace et du temps<br />

Son lion de Saint-Marc aux ailes de Satan!<br />

-- Mais l'aile de Satan n'était pas emplumée! S’écria Mme Baramel.<br />

-- Avez-vous un texte?<br />

-- Nous possédons l'histoire du diable, recueillie par le poète:<br />

Tout à coup il se vit pousser d'horribles ailes;<br />

Il vit qu'il devenait monstre et que l'ange en lui<br />

Mourait, et le rebelle en sentit quelque ennui.<br />

Il laissa son épaule, autrefois lumineuse,<br />

Frémir au froid hideux de l'aile membraneuse ...<br />

Mais vous savez par cœur les vers du vieil Hugo. Au reste, qu'il s'agisse d'ailes de vautour ou<br />

d'ailes de chauves-souris, et froides, il n'importe ...<br />

-- Et nous sommes toujours au chapitre des ailes.<br />

-- Mais Mme de Noailles, qui avait apprivoisé le cheval aux belles plumes et que n’effrayaient<br />

point les ailes des lions, n'avait pas l'esprit moderne. On nous le dit au seuil de l'anthologie<br />

Kra (1) de cette anthologie qui est quasi dorantinienne et qui a recueilli, parmi quelques<br />

bonnes lampes, les plus furieuses fusées de cet esprit moderne.<br />

-- Qu'est-ce donc que l'esprit moderne? demanda Mme Baramel.<br />

(1). L'auteur tient à déclarer que plusieurs de ses poèmes se trouvaient et se trouvent dans ladite<br />

anthologie. Peut-être pensait-on qu'il eût l'esprit moderne. Il en doute, ou ne sait éclairer sa<br />

lanterne. On ne pourrait donc démêler en ses critiques, est-il besoin de le dire? Aucune des<br />

variations, trop communes en notre temps, comme sans doute, en tous les temps, de l'ils sont trop<br />

verts ... Mais ce n'est point à dire non plus qu'il entreprenne d'insinuer qu'on le doive ranger<br />

parmi les « bonnes lampes »…<br />

112


-- Je n'en sais rien; personne n'en sait rien, et l'on a vu, dans la préface de cette anthologie, le<br />

mémorable exemple d'un écrivain qui, croyant à l'esprit moderne et voulant nous peindre<br />

cette bête fabuleuse, y a renoncé. Il le déclare en propres termes; et, vous ne l'ignorez guère,<br />

on ne peut définir ce qui n'existe pas. Du nouveau? ... A ce cri l'on pâme. Du nouveau? Et<br />

pour quoi faire? Vous respirez à la façon d'Antoine et de Cléopâtre et vous ne voudriez pas<br />

sentir ni penser à leur manière? Vous avez un crâne comme le leur et vous ne voudriez pas<br />

enchaîner les idées comme ils faisaient?<br />

Tant que les hommes auront deux mains et deux pieds, un cerveau sous les cheveux et un<br />

cœur dans la poitrine, ne croyez pas que rien change de leurs sentiments ni de leurs pensées.<br />

Certes, ils les pourront faire chatoyer ou éclater, sous des apparences diverses, et Verlaine<br />

n'est point Malherbe -- mais c'est selon des règles profondes, et qui ne varient point, qu'ils les<br />

lieront toujours; -- à moins qu'ils ne se divertissent à faire les fols et ils ne manqueront pas<br />

alors de suivre pas à pas ces mêmes règles pour leur porter un coup à chaque instant.<br />

C'est un cercle d'où l'on ne peut sortir. Rappelez-vous:<br />

Je ne prends que l'idée et les tours et les lois,<br />

Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois ...<br />

L'autre méthode -- si on la peut parer de ce nom -- est de marcher sur les mains; -- mais ce<br />

n'est qu'imiter les piétons ... et nous continuons de ressembler assez bien aux contemporains<br />

d'Horace ou d'Homère ...<br />

Ce siècle, aux précédents je le trouve pareil :<br />

Le bélier, comme hier, une brebis l'attire;<br />

Notre cœur à Paris comme à Sparte soupire;<br />

Il n'est rien de nouveau sous l'antique soleil,<br />

Et non pas même de le dire.<br />

Vraiment, Monsieur Trabyssinde, modérez ces transports d'une âme à peine née, mais eni-<br />

vrée du bel azur et qui pense, pour ce que tel serait son plaisir, qu'elle va régner incontinent<br />

sur l'univers. Répondez-moi doucement,<br />

Puisque, dit Maro, la Camène<br />

Veut qu'on alterne l'harmonie,<br />

113


ainsi que chante mon docte ami Jean Poyanne, qui enseigne les Belles-Lettres aux rives de la<br />

Charente. Que n'ai-je encore cartable sous le bras et ma barbe au futur! J'irais entendre ses<br />

leçons et reprendrais mon vieux Virgile. Vous ne répondez rien. Eh ! Je sais bien que je ne<br />

vous ai ni persuadé ni convaincu. Allez donc faire entendre à la poudre qu'elle ne doit point<br />

exploser! Et je sais bien que votre manque de lecture vous donne licence de supposer que<br />

chaque métaphore qui tombe de votre plume, nul ne l'avait avant vous pêchée en l'encrier.<br />

C'est pour vous une volupté bien puissante et vous vivez ainsi dans l'émerveillement.<br />

N'abandonnez certes point les hommes ni la nature, mais allez faire chaque soir un tour au<br />

grand pays des livres. L'un d'eux vous soufflera: « Tout est dit et l'on vient trop tard ... L'on<br />

ne fait que glaner … » Vous haussez les épaules et votre geste signifie, peut-être, que celui<br />

qui a écrit ces mots n'en a pas moins composé un ouvrage excellent. Certes ! Mais il n'a<br />

jamais songé, la plume à la main, qu'il allait apporter au monde une doctrine qui pût faire<br />

trembler l'axe des pôles ni que nul avant lui n'avait eu du talent. Imitez-le, mon jeune<br />

ami: faites un beau livre.<br />

Mais sous votre chapeau fleurissent les plus étranges des idées. Si je vous dis ces petits<br />

vers du jeune Philippe Chabaneix :<br />

Suzanne, Suzon ou Suzette,<br />

Viens, les colombes de Vénus<br />

Roucouleront au bal-musette,<br />

Les tendres jours sont revenus,<br />

vous voilà furieux. C'est Vénus tout entière à vous plaire attachée, et qui vous irrite.<br />

Vous n'avez point assez d'imprécations contre les dieux.<br />

Et vos compagnons, ne soutiennent-ils pas volontiers que la mythologie a couru sa<br />

carrière, que l'on doit la mettre au musée et brûler le musée? On n'a que faire de Cérès<br />

et de Pomone en un siècle où ronflent les torpédos et les avions.<br />

Eh! Non! Mais il faut savoir introduire Vénus, et Amphitrite et Jupiter et Apollon -<br />

comme vous venez de le voir -- et ne nous les jeter point au visage. Ces dieux, ces vieux<br />

dieux toujours jeunes, adroitement placés aux carrefours de la poésie, ne nous montrent-<br />

ils pas, en quelque manière et discrètement, l'agréable chemin qui mène aux décors<br />

d'une antiquité pleine de grâce et de vigueur? On le voudrait trop oublier et nous<br />

convaincre qu'il ne conviendrait de rencontrer aux ouvrages des poètes de ce temps que<br />

des moteurs, du ciment armé et des autobus dénués de sourire. Ne vaut-il pas mieux<br />

114


faire la chaîne que de décréter la table rase? Ne vaut-il pas mieux se relier doucement et<br />

heureusement aux belles civilisations dont nous sommes issus, et faut-il expulser Vénus<br />

et tous les dignitaires de l'Olympe à la façon d'une équipe d'agitateurs indésirables, ainsi<br />

qu'on parle en nos saisons? Et qu'un poète, par son art, se relie à ses aînés, n'est-il pas<br />

sage de l'en louer? Mais on est, en notre siècle, trop bienveillant aux novateurs, ou du<br />

moins à ceux qui se parent de ce titre, -- et ce n'est même pas un artifice neuf. Ah! Si<br />

l'on les voyait découvrir quelque Inde, ou seulement une Floride !... Hélas !...<br />

Qu'on le veuille ou non, les poètes sont issus de poètes, comme les chevaux sont issus de<br />

chevaux; et quand je rencontre certains joueurs de lyre ou de mirliton qui s'écrient: --<br />

« Je suis neuf! Je suis unique! Des chants comme les miens étaient encore inouïs! » -- je<br />

me prends à songer à un poulain, qui me dirait en son langage: -- « Regardez-moi bien:<br />

je suis un Kangourou. »<br />

115


III<br />

C'est ainsi que nous devisions de poésie, cependant que le soleil de l'après-midi chauffait les<br />

peupliers et les sureaux et que les poules dans la basse-cour grattaient la terre en gloussant.<br />

-- Il doit y avoir un bien grand mystère dans la poésie, dit Mme Baramel, du même ton qu'elle<br />

eût annoncé que les couturiers devenaient intraitables.<br />

-- Un grand mystère, en effet, répondit M. Decalandre, et je n'ai point rencontré d'homme qui<br />

l'eût si vivement senti que Barrès. Il m'honorait de son amitié et je l'aimais et je l'admirais de<br />

toute ma tête et de tout mon cœur. Je me rappelle cette peine profonde, dans la matinée froide,<br />

pluvieuse et sans lumière, où l'on nous apprit qu'il n'était plus. La veille, il était parmi nous;<br />

on annonçait un discours qu'il devait prononcer à la tribune de la Chambre, et, le soir, chez<br />

lui, comme il venait de s'allonger, après une brusque et terrible douleur, et pour prendre<br />

quelque repos, il dormait. Le médecin, qui entrait, lui trouva les joues chaudes, mais le cœur,<br />

qu'il voulait écouter, ne battait plus.<br />

Anatole France a pu nous quitter aussi; je doute qu'on l'ait pleuré comme nous avons pleuré<br />

Barrès. Ame haute, grande, profonde et toute donnée à ses idées, sa littérature et sa politique,<br />

qu'on les vénère ou les haïsse, elles forment un seul bloc. On n'en pourrait dire autant de M.<br />

Bergeret, dont la littérature, par ailleurs, ne dépasse point le niveau où régnait l’Abbé Delille.<br />

C'est fort honorable.<br />

-- Et fort insignifiant, dit Mme Baramel.<br />

-- Insignifiant est un peu vif et, sans doute, n’avez-vous pas lu trois pages de l'abbé Delille<br />

qui se trouva, peut-être, plus célèbre en son temps que ne le fut Anatole France en notre siècle<br />

et qui, nourri aux lettres, comme lui, -- gavé aux lettres, dirais-je, -- n'ignorait plus aucun de<br />

ces tours, aucun de ces artifices ni, comme parlent les bonnes gens, de ces ficelles qui font la<br />

phrase et le vers harmonieux et fort propres à gagner et charmer, par l'oreille, le cœur et<br />

l'esprit des mortels ...<br />

Mais Barrès ... Qui pourra dire comme nous le pleurons, celui dont les livres, en un temps où,<br />

pour les jeunes hommes, les méthodes étaient perdues, nous avait enseigné que la littérature<br />

est une richesse émouvante, grave et belle et qu’en maniant toujours les réalités, on peut faire<br />

jaillir encore du vieil univers une musique enivrante?<br />

Ses paroles n'étaient pas seulement un puissant délice, mais une source d'angoisse et de<br />

larmes, et de vigueur, pour qui démêlait sous leur harmonie un cœur déchiré et pourtant tou-<br />

116


jours avide et que rien ne savait abattre. Il voulait s'arracher à lui-même, et, comme pour<br />

oublier ses songes désolés, instituer un monde où, parmi de somptueux décors, fussent souve-<br />

raines des pensées majestueuses et durables. « Je suis rassasié de moi-même, écrivait-il, et j’ai<br />

cessé de m'intéresser à mes manières de sentir, qui me donnent du désagrément et m'em-<br />

prisonnent depuis soixante ans. » Et, d'un ton que sa simplicité rendait plus tragique, après<br />

avoir dit: « Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-père est mort à<br />

soixante-deux ans et tous les miens en moyenne à cet âge; elles m'avertissent qu'il est temps<br />

que je règle mes affaires ... » -- il ajoutait: « … Je commence à me sentir un peu pressé par le<br />

temps. »<br />

« Je ne veux voir dans la vie, m'écrivait-il, que les déesses, les poètes, les héros! » Renversé<br />

dans un grand fauteuil, les jambes croisées, la tête haute, avec un beau sourire où toujours se<br />

glissait quelque tristesse, il tenait des propos dont l'amertume se mêlait d'une tendre ironie;<br />

ou bien, le visage penché, caressant un collier d'ambre, il parlait avec amour des choses<br />

mystérieuses et montrait qu'elles sont le seul enchantement de nos pensées.<br />

Certains lui ont reproché, lui reprochent encore d'avoir, comme il entrait chez les Muses,<br />

chéri l'anarchie, et ils ajoutent et concluent que ses idées ont déroulé leur cortège suivant<br />

une ligne brisée. Mais pourquoi Barrès, en sa jeunesse, proclamait-il, avec une manière de<br />

violence, les droits de l'individu? M. Paul Bourget publiait, en 1924 et seulement pour<br />

quelques personnes, une plaquette: La Leçon de Barrès, où l'on peut trouver, précisément, et<br />

parmi d'autres, une indication précieuse. Il nous rappelle qu'au moment où allaient naître Un<br />

homme libre, le Jardin de Bérénice, l'Ennemi des Lois, Taine et Renan régnaient; et Taine<br />

annonçait le triomphe prochain de la science : -- « C'est à l'âme, disait-il, qu'elle se prend,<br />

munie des instruments exacts et perçants, dont trois cents ans d'expérience ont prouvé la<br />

justesse. »<br />

C’est contre quoi se rebellait Barrès; bouillonnant et puissant, il ne pouvait admettre que ses<br />

sentiments, ses pensées ni ses actes, il n'en fût pas le maître et qu'on ne dût voir en eux que<br />

l'inéluctable effet de forces extérieures et aveugles. Contre le déterminisme, il dressait la<br />

liberté.<br />

Il n'est pas inopportun de constater que les espoirs que l'on mettait encore alors en la science<br />

nous paraissent aujourd'hui singulièrement vains, j'entends en ce canton précis de l'âme où<br />

elle pensait emporter l'incomparable victoire. Car il n’est qu’un problème qui mérite notre<br />

étude et que nos songes s'y enroulent -- et c’est notre étonnante présence sur une boule qui<br />

tourne dans le vide. Vous m'entendez… Microscope, télescope et les cornues, que nous ont-ils<br />

117


appris sur ce point, et qu'Homère ne sût?<br />

Il est au fond de nous, et derrière nos paroles et nos gestes, quelqu'un que nous connaissons<br />

fort mal. N'est-ce point Nietzsche qui écrivait à peu près de la sorte? Et la remarque est<br />

banale. Cet inconnu que vous nommerez l'inconscient, s'il vous plaît, le moi, s'il vous plaît<br />

mieux, ou l'âme, encore, à la bonne, vieille et confortable manière, comment le considéreriez-<br />

vous, le mesureriez-vous, le prendriez-vous, puisqu'il est vous-même? La main, qui peut saisir<br />

n'importe quel objet, se peut-elle saisir elle-même? Et l'œil, peut-il se regarder? Vous<br />

alléguerez qu'on inventera, peut-être, des miroirs pour les âmes et que nous irons contempler,<br />

un jour, notre inconscient, à l'état pur, au cinéma ... Mais retenons seulement que Barrès, s'il<br />

se révolte, c'est contre la prétention de transformer, en une implacable et scientifique formule,<br />

le mystère individuel.<br />

Prétention déplorable, d'ailleurs ... Je suis ravi que l'on invente des machines, à condition<br />

encore que leur bruit ne me rompe point trop les oreilles; -- mais tenter d'expliquer l'âme<br />

et, par conséquent, le monde!<br />

-- Les philosophes, pourtant ...<br />

-- Pensez-vous, poursuivit M. Decalandre, que je me sois diverti jamais à construire une<br />

métaphysique? C'eût été perdre mon temps, car à quoi bon édifier une doctrine fausse?<br />

Mais si ma méthode avait illuminé le moteur et les rouages de l'Univers, quelle<br />

catastrophe! C'eût été la fin du mystère, qui fait seul la volupté de nos Jours.<br />

Les mots de vie, de destinée, d'infini, d'être, que sais-je encore?... sont les plus vastes du<br />

monde, et vous rêveriez qu'on les pût définir par des mots plus étroits qu'eux-mêmes?<br />

C'est comme si vous tentiez de définir l'arbre en caressant quelques-unes de ses feuilles.<br />

Mais j'aime à caresser les feuilles et que l'air tiède et léger les berce devant moi. Le<br />

mystère m'enchante parce qu'il est le mystère; je ne sais point comment le peuplier<br />

transforme la terre en bois, comment la chair des pintades devient chair de renard ni<br />

comment les verdures balancées et les beaux sourires et les larmes deviennent des<br />

poèmes.<br />

Je ne le sais pas et, si je le savais, l'Univers ne me serait plus agréable; il ne serait plus<br />

qu’une mécanique ...<br />

Le mystère... Je me rappelle que Barrès aimait à manier de vieilles pierres que des civi-<br />

lisations oubliées avaient gravées. N'êtes-vous point ému au vers de Baudelaire:<br />

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre ?<br />

118


et Balzac, mon cher Marcel Bouteron, n'avait-il son Bedouck?<br />

Barrès regardait, en rêvant, ces signes devenus secrets, ou bien il disait les deux<br />

alexandrins plus mystérieux encore de Gérard de Nerval:<br />

Sainte napolitaine aux mains pleines de feu,<br />

Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule.<br />

Il lui était amer et doux de rencontrer ainsi et comme d'apprivoiser, par l'intermédiaire<br />

d'un texte ou d’une intaille, des esprits fraternels et voilés. Ajoutez qu’il était curieux de<br />

toutes choses, qu’il n’ignorait point pourtant le néant de la curiosité -- amères délices --<br />

et qu'il savait aussi, comme l'autre, que l'œil ne se rassasie pas de voir ni l'oreille<br />

d'entendre; et je voudrais vous rappeler ces mots où il se divertissait à faire parler Renan<br />

et qu'il convient d'entendre donc en laissant deux portes ouvertes à l'ironie: « La<br />

curiosité ! C’est la source du monde, elle le crée continuellement; par elle, naissent la<br />

science et l'amour ... J'ai vu avec chagrin un petit livre pour les enfants où la curiosité<br />

était blâmée… les Mésaventures de Touchatout..., c'est le plus dangereux des libelles,<br />

déclare-t-il, véritable pamphlet contre l'humanité supérieure. Mais telle est la force d'une<br />

idée vraie que l'auteur de ce coupable écrit nous fait voir, à la dernière page, Touchatout<br />

qui goûte du levain et qui s'envole par la fenêtre paternelle, Image exagérée, mais<br />

saisissante: Touchatout plane par dessus le monde. Touchatout, c'est Gœthe, c'est<br />

Léonard de Vinci ... »<br />

Vous pensez bien qu'il sourit; et vous n'avez pas oublié la lucide et vigoureuse et<br />

redoutable ironie de cet homme passionné. Vous vous rappelez sa phrase sur Leconte de<br />

Lisle et Ménard: -- « Tout est illusion, a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru<br />

dur comme fer à une Grèce qui n'a jamais existé que dans le cerveau de son ami. »<br />

Son palais, d'année en année, il l'a élevé sur ce mystère individuel qu'il défendait d'abord avec<br />

les armes de la rébellion. Ce mystère, c'était sa lagune. – « Comme une capitale construite sur<br />

un sol affouillé par les eaux, déclarait Léon Bérard, l'œuvre tout entière de Barrès s'édifie sur<br />

une lagune intérieure. Venise, Bruges, Aigues-Mortes… ». O symboles ...<br />

Et j'entendais Mme de Noailles qui disait : -- « Anatole France, comme Voltaire ... Ils ont<br />

démonté la pendule; le balancier est là sur le tapis, les aiguilles ici, le cadran ailleurs ... Barrès<br />

a construit la pendule; elle marque l'heure et, en haut, il a mis un coucou, qui chante. C'est une<br />

horloge à musique. »<br />

119


Horloge précise, horloge à musique, profondes et justes cadences barrésiennes ... Qu'elles sont<br />

belles, cet après-midi, les pages qui chantent en nous! Voulez-vous, mon cher Lalouette, nous<br />

relire cette page d'Amori ...<br />

120


IV<br />

Vous vous demandez, mon cher ami, qui me lisez, où je vous conduis aux pages de ce livre. A<br />

la vérité, je vous convie seulement, depuis que j'écris, à rêver doucement au mystère des vers.<br />

J'avais pensé à composer une manière de traité De la Poésie, de ses sources et de ses<br />

méthodes; mais j'ai craint que le public ne s'amusât guère à tourner les feuillets doctoraux de<br />

ce manuel, et j'en suis venu à rêver d'un petit ouvrage dont la couverture se fût trouvée de ces<br />

mots ornée:<br />

121


Gérard Gérard de de Merval<br />

Merval<br />

Un Un Un Distique<br />

Distique<br />

Avec Avec une une Introduction<br />

Introduction<br />

Par<br />

Par<br />

Cristan Cristan Derème<br />

Derème<br />

122


Le livret n'eût ainsi contenu que deux vers, précédés de quarante pages de gloses,<br />

commentaires et rêveries. Mais le distique, c'est celui que vous avez lu tout à l'heure:<br />

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,<br />

Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule ...<br />

et je l'aime pour lui-même, et en mémoire de Barrès, -- mais ce n'est pas un distique, au<br />

sens du moins que l'on donne, en nos temps, à ce mot et qui est non seulement d'un<br />

groupe de deux vers, mais encore de deux vers qui enferment un sens complet et qui<br />

riment ensemble; et puis j'ai redouté qu'on ne me jugeât usurpateur et fat, si je prenais<br />

vingt-quatre syllabes et le nom de Nerval pour qu'ils servissent, pour ainsi parler, de<br />

flamme charmante à mon humble navire.<br />

Ne pensez-vous point que ce petit discours serait mieux, en sa place, au début du livre?<br />

On n'a point encore accoutumé de glisser la préface entre deux chapitres ...<br />

Mais songez aux deux vers de Nerval, à toute la puissance d'incantation qui s'épanouit<br />

dès qu'on les prononce. Vous y songez? Quelle est donc cette force douce, pénétrante et<br />

secrète? Mais j'entends M. Théodore Decalandre.<br />

123


V<br />

-- Le mystère de la poésie, dit M. Théodore Decalandre, et nous agitons un tel problème en ce<br />

paysage heureux, alors qu'il n'est bruit à Paris que de poésie pure; et que dis-je! Ce n'est point<br />

aux seules rives, et jadis fleuries, de la Seine que ce vacarme se trouve institué, car les<br />

provinces retentissent aussi d'un fracas d'encriers qui se heurtent et jusqu'aux hautes Alpes ou,<br />

s'il vous plaît mieux, aux Alpes hauts, afin de suivre le vieux Jodelle:<br />

J'entends ces Alpes hauts, dont les roches cornues<br />

Paraissent en hauteur outrepasser les nues;<br />

jusqu'aux hautes Pyrénées ou, pour parler à la manière de Chénier, jusqu'aux hauts Pyrénées<br />

...<br />

Et la riche Aquitaine et les hauts Pyrénées<br />

Sous leurs bruyants pressoirs font couler en ruisseaux<br />

des vins délicieux mûris sur leurs coteaux, certes, mais encore des discours abondants et qui<br />

s'enflent et bouillonnent et se muent en torrents aux vallons, à l'accoutumée, plus calmes.<br />

C'est, et vous ne l'ignorez guère, M. Henri Bremond qui a suscité tout ce tumulte, dont les<br />

Muses sont réjouies; et il lui a suffi pour faire chanter la forêt et la ville, pour que dix mille<br />

champions bondissent tout armés, d'une brève notice, -- dont il donnait lecture, l'autre jour, à<br />

la séance annuelle des Académies. On ne nous défendra pas de penser que l'on n'avait point<br />

encore déposé pareille bombe sous la paisible et docte coupole de l'Institut.<br />

M. Philippe Lalouette avait, dans sa poche, la fameuse notice. Il en voulut revoir ce passage :<br />

« Le poète nous promet tout ensemble beaucoup plus et beaucoup moins que le romancier.<br />

Lui aussi d'ailleurs il est souvent comblé dès ses premières inspirations. La suite sera ce<br />

qu'elle sera et la fin, puisque, bon gré mal gré, il faut une fin. Le sonnet pour Hélène aurait pu<br />

s'achever en homélie; « Heureux qui comme Ulysse ... » par l'apothéose du mont Palatin. »<br />

-- Non! Non et non! s'écria M. Lalouette. Cela n'est point possible. Un poème est un tout,<br />

comme on parle, et dont les parties sont harmonieusement et irrévocablement unies et l'on ne<br />

saurait imaginer qu'un sonnet se terminât autrement que l'auteur ne l'a d'abord voulu, s'il<br />

124


s'agit, du moins, d'un bon auteur, et nous concevrions plus aisément, il me semble, qu'un lion<br />

se trouvât pourvu de pattes de sauterelle Ou qu'un lièvre finit en queue de poisson.<br />

-- Tout beau! s'écria M. Théodore Decalandre, en souriant, et quelle chaleur en vos propos!<br />

Mais souffrez que je vous lise un sonnet;<br />

souffla M. Lalouette.<br />

Je pense à toi Myrtho ...<br />

-- .... la jeune Tarentine,<br />

-- Ne m'interrompez point et je ne veux nier que l'on puisse à Nerval ainsi joindre Chénier…<br />

Je reprends;<br />

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,<br />

Au Pausilippe altier, de mille feux brillants,<br />

A ton front inondé des clartés d'Orient,<br />

Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.<br />

C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse,<br />

Et dans l'éclair furtif de ton oeil souriant,<br />

Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,<br />

Car la Muse m'a fait l'un des ms de la Grèce.<br />

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours!<br />

Le temps va ramener l'ordre des anciens jours;<br />

La terre a tressailli d'un souffle prophétique ...<br />

Cependant la sibylle au visage latin<br />

Est endormie encor sous l'arc de Constantin<br />

-- Et rien n'a dérangé le sévère portique.<br />

125


-- Bon sonnet, dit M. Lalouette, mais je ne vois guère ...<br />

-- Ne pensez-vous pas, et selon la méthode générale que nous proposait M. Henri Bremond,<br />

que l'on pourrait remplacer les six derniers vers de ce petit ouvrage par deux autres tercets?<br />

-- Et pourquoi faire? Nerval a composé son sonnet comme il lui a plu; ce poème se déroule de<br />

la façon la plus agréable du monde et, si le poète entendait votre projet, il vous jetterait toutes<br />

les pierres que l'on peut voir aux Champs-Elysées entre les touffes d'asphodèles. -- Ah! ...<br />

Voulez-vous m'entendre encore?<br />

-- Vous l'avez déjà dit.<br />

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse ...<br />

-- Il est vrai, c'est pourtant un autre sonnet de Nerval, ou plutôt c'est d'abord le même. Je veux<br />

dire qu'il s'ouvre sur les deux mêmes quatrains que le vous ai dits; mais après le huitième<br />

vers, et prêtez-moi, de grâce, une oreille attentive, voici les deux tercets:<br />

M. Lalouette était consterné:<br />

-- Voyez, lui dit M. Decalandre,<br />

Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert…<br />

C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile<br />

Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.<br />

Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,<br />

Toujours sous les rameaux du laurier de Virgile,<br />

Le pâle Hortensia s'unit au Myrthe vert!<br />

Voyez, tout change en un moment,<br />

Selon le souffle poétique,<br />

Constantin s'est enfui devant un duc normand,<br />

Tandis qu'un volcan fume où régnait le portique ...<br />

126


Et l'on pourrait, vous le savez, aux pages de Nerval, retrouver encore ces mêmes vers et qui<br />

évoluent, comme on parle, voir le myrte vert devenir laurier vert, les cendres se changer en<br />

poudre et le laurier de Virgile se muer en palmier sur le tombeau du cygne. M. Henri<br />

Bremond n'a point tort; il vous faut bien en convenir, et ne vous ai-je pas mis sous les yeux<br />

ces animaux fabuleux dont vous parliez tout à l'heure?<br />

-- Je me trouve fort inquiet. Mais vous ne soutiendrez pas que l'on puisse modifier la fin du<br />

sonnet: Heureux qui comme Ulysse ...<br />

-- Joachim du Bellay n'y a point songé peut-être. Mais pourquoi ne point tenter l'expérience?<br />

Prenons deux sonnets du vieux maître et que la fin de l'un s'ajuste au corps de l'autre:<br />

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,<br />

Ou comme cestuy-Ià qui conquit la toison,<br />

Et puis est retourné plein d'usage et raison,<br />

Vivre entre ses parents le reste de son âge!<br />

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village<br />

Fumer la cheminée: et en quelle saison<br />

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison<br />

Qui m'est une province, et beaucoup davantage?<br />

O beaux discours humains! Je suis venu si loin;<br />

Pour m'enrichir d'ennui, de vieillesse et de soin,<br />

Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.<br />

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor<br />

Rapporte des harengs au lieu de lingots d'or,<br />

Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.<br />

127


-- Pourquoi vous étonner des paroles de M. Henri Bremond, conclut M. Decalandre, et<br />

pourquoi le début d'un poème ne serait-il pas comme la manche d'une dame: on la peut conti-<br />

nuer, et pour vêtir la main, par un gant jaune; mais ce gant jaune, on le peut remplacer par un<br />

gant bleu ou pourpre, ou noir, si ces couleurs, du moins, sont en possession de s'accorder à la<br />

teinte de la robe. La chair de la Muse est vivante; et, si l'on greffe à l'aubépine la branche du<br />

néflier, pourquoi, aux quatrains d'un sonnet, ne grefferait-on pas six vers d'une autre page?<br />

128


VI<br />

-- Au vrai, M. Henri Bremond, et que l'on suit volontiers en quelques-uns de ses voyages, a<br />

moins cherché, je l'imagine, à définir la poésie qu'à inviter vigoureusement, si je puis dire, les<br />

bons esprits à méditer sur la définition qu'ils pourraient eux-mêmes donner du mystère des<br />

vers. Or les mystères ne sont point pelouses où l'on promène aisément des lanternes, et depuis<br />

plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui chantent des poèmes, on n'a guère éclairé le<br />

secret de leur art. Entendez bien qu'on sait comme on fait un sonnet et comment se construit<br />

un vers alexandrin. Mais de deux vers, et qui obéissent à toutes les lois les plus heureuses et<br />

les plus sévères, pourquoi l'un est-il beau, pourquoi l'autre ne vaut-il rien? C'est là qu'est le<br />

problème. On pourrait, vous n'en doutez guère, écrire douze volumes, et douze encore et bien<br />

d'autres sur ce propos et il y faudrait, je pense, évoquer l'Univers et la Destinée et quelques<br />

autres puissances redoutables. Mais prenons un exemple et considérons cet alexandrin:<br />

Et les fruits passeront la promesse des fleurs ...<br />

qui est, dit M. Henri Bremond, « l'un des quatre ou cinq miracles de la poésie française ».<br />

Certes, mais l'orateur ajoute aussitôt: « Ce vers a un sens -- la récolte sera bonne -- Mais si<br />

indigent qu'on ne peut imaginer que tant de poésie en découle ... » Il est bien vrai que ces<br />

vers signifie que la récolte sera bonne, ou, plutôt, meilleure qu'on ne l'avait pensé, et que<br />

ce n’est point là un jugement qui, par soi-même, se trouve en possession de donner une<br />

volupté bien grande aux oreilles amoureuses des lyres; et nous pouvons incontinent<br />

composer un second vers, qui enfermera la même idée, qui sera parfaitement régulier,<br />

pourvu de sa césure médiane, marchant sur douze pieds et qu'aucun hiatus ne gâtera, -- et<br />

qui pourtant ne saurait mériter à son auteur -- c'est moi-même, messieurs, sans nulle<br />

vanité -- qu'une couronne d'ortie et de chardons. Le voici:<br />

La récolte sera meilleure qu'on n'eût cru.<br />

Horreur! et je siffle avec vous; et de là à déduire que la pensée ne joue aucun rôle en la<br />

beauté des vers, puisque la même pensée peut engendrer un vers parfait comme un vers<br />

détestable, il n'y a qu'un pas. Il serait, sans doute, imprudent de le sauter, car si la pensée<br />

n'est plus rien au domaine des Muses, certains ne manqueront pas, et ils n'ont pas attendu<br />

ce signal, d'écrire à la queue-leu-leu les mots les plus caressants, si l'on veut, ou les plus<br />

barbares, et sans le moindre souci de les lier, pour prétendre ensuite que palpite sur leur<br />

129


papier le plus beau poème du monde. Nous aurons, au reste, licence de nous enfuir, s'ils<br />

entreprennent d'en faire la lecture.<br />

Vous me direz pourtant que je ne suis qu'un maladroit et que je viens de dresser contre<br />

ma thèse un furieux exemple:<br />

Que vaut l'idée en cette affaire?<br />

Et les fruits passeront la promesse des fleurs .....<br />

La récolte sera meilleure qu'on n'eût cru .....<br />

Eh! ne voyez-vous point, et je ne veux pas vous rappeler le poème de Malherbe, puisqu'il<br />

convient de juger le vers pour lui-même et, en quelque sorte, nu; et je ne veux pas non<br />

plus entreprendre une dissertation sur la musique des mots ni vous signaler que la<br />

promesse des fleurs est, peut-être, plus harmonieuse que : meilleure qu'on n'eût cru, -- mais<br />

ne voyez-vous point, dis-je, tout ce qui vous charme encore au premier vers, et qu'il<br />

contient des noms de choses et que l'autre n'est, si je puis dire, que bourré d'abstraction. Et<br />

le nom de quelles choses, au premier? Des choses les plus agréables, des fleurs et des<br />

fruits; et voici que, tour à tour, nous évoquons, au bruit de ces douze syllabes, des vergers<br />

au printemps, tout fleuris dans l'air léger et la lumière douce où s'épanouissent les<br />

couleurs, et les mêmes vergers à l'automne, lourds de fruits, et toute l'abondance; et que,<br />

si nous avons quelque penchant à la vivante allégorie, ces arbres nous donnent, et sans<br />

peine, l'image d'une vie heureuse dans le calme et le repos, sous l'indulgence d'un<br />

magnifique azur. Voilà ce que l'on trouve au premier vers. Mais, au second, encore que je<br />

l'aie fait, du diable si j'y puis rencontrer rien d'aimable.<br />

Ainsi, lorsque M. Henri Bremond nous convie subtilement à bannir la raison de la<br />

République des Muses, lorsqu'il déclare qu'un poème, nous le pouvons aimer sans qu'il<br />

soit nécessaire que nous en saisissions le sens, peut-être pourrait-on rêver longtemps là-<br />

dessus, et rêver encore lorsqu'il nous laisse entendre qu'un poème nous enchante, nous<br />

envoûte par une sorte de magie. Il nous dit, par exemple, qu'une paysanne bien née<br />

s'épanouit sans effort à la poésie des psaumes latins. Certes, mais cette femme, et qui n'a<br />

point de lettres, est-ce le poème dont elle ignore le sens qui la charme, ou bien si c'est<br />

qu'au son des syllabes latines, elle imagine les anges l'ouvrant leurs ailes dans la paix du<br />

paradis? Et j'inclinerais à penser qu'au bruit du da mi basia mille, elle s'épanouirait tout<br />

aussi bien et tout aussi dévotieusement qu'au ceu turbo nascentes rosas, pour ce qu'en son<br />

âme les paroles latines ne pénètrent jamais qu'à la façon d'un parfum d'église.<br />

130


Lorsqu'il déclare encore que les sonnets de Gérard de Nerval sont beaux, bien qu'ils<br />

soient terriblement obscurs, est-ce à dire que, si nous récitons avec ferveur, comme lui-<br />

même:<br />

Je suis le ténébreux -- le veuf -- l'inconsolé,<br />

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie,<br />

Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé<br />

Porte le soleil noir de la Mélancolie .....<br />

est-ce à dire que notre raison ne nous donne pas une traduction fort satisfaisante de ces<br />

quatre vers, et d'autres encore? Et ces vers ne sont-ils pas notre délice pour les mêmes<br />

motifs que nous avons trouvés sous les fleurs et les fruits du vieux Malherbe? Lorsque<br />

M. Henri Bremond nous dit enfin : - « La strophe cristalline: Orléans, Beaugency ...<br />

Vendôme, Vendôme ne présente même pas le simulacre d'un jugement »… Nous en<br />

discutions, l'autre soir, et Henri Martineau s'écriait: -- « Mais ce sont les plus beaux nom<br />

a de France, et je crois voir, en entendant ces vers, les guetteurs se répondre de ville en<br />

ville, debout à la plus haute tour. » C'est la vérité, et si ces noms nous émeuvent, ce n'est<br />

point qu'il soit en eux je ne sais quelle magie qui échapperait aux pinces de la raison,<br />

mais c'est qu'ils sont lourds et fleuris de signification, -- « Je sais, disait Georges<br />

Courteline, et vous aussi, une vieille chanson d'où sont absents le sujet, le complément et<br />

le verbe, et qui n'en est pas moins charmante, pleine d'évocation et de rêve :<br />

Orléans, Beaugency,<br />

Notre-Dame de Cléry,<br />

Vendôme.<br />

« Ici les mots parlent, sont poètes. Mettez-en d'autres à la place: ceux-ci par exemple:<br />

Gien, Gannat, Montdidier,<br />

Privas, Guéret, Pithiviers,<br />

Roanne<br />

131


et cela ne veut plus rien dire ... »<br />

Est-ce donc les mots qui chantent, ou bien tout ce qui est en eux et que l'on trouverait au<br />

dictionnaire, ou que nous démêlerions en nous-mêmes? En nous-mêmes, -- et pourquoi<br />

ne le dire point? car si quelqu'un d'entre nous avait fait un voyage heureux et tendre de<br />

Gien à Roanne et non sans cueillir aussi quelque délice aux autres villes dont sourit<br />

Courteline, il fredonnerait cette deuxième chanson, et les syllabes de Montdidier ou de<br />

Guéret lui seraient enchanteresses et pareilles à des talismane,<br />

Il y aurait fort à dire sur le mystère des beaux noms en poésie, et Lucien Dubech, en son<br />

ouvrage du Théâtre, note qu'il y a là une tradition dont nous devons à Racine les<br />

insurmontables modèles. Il rappelait, avec la fille de Minos,<br />

Thraséas au Sénat, Corbulon dans l'armée,<br />

et c'était h propos d'un célèbre alexandrin des Noces Cori nthiennes :<br />

Je vais vendre à Pœstum les vins noirs de Théra.<br />

C'est un courtier en vins, pourrait-on dire, et Anatole France, souriant, n'en avait-il pas fait<br />

confidence à sa voisine, comme il écoutait la pièce -- et les fruits passeront la promesse des<br />

fleurs c'est: la récolte sera bonne, et nous l'avons déjà tout à l'heure entendu. Mais est-il une<br />

sorcellerie aux noms propres?<br />

-- Clanis, Démoléon, Lycotas et Riphée…<br />

-- Démocrite, Platon, Epicure, Thalès…<br />

-- Torricelli, Newton, Kepler et Galilée…<br />

-- Où sont Phoebé, Marpé, Philippis, Aélla,<br />

Qui, suivant Hippolyte et l'ardente Astérie…<br />

-- Philippe, Hérennius, Géta, Diadumène…<br />

-- Barsine, Sémélé, Mandane, Pentaour…<br />

-- Eurydice, Daphné, Jocaste, Europe, Ismène…<br />

Et vous pensez bien qu'avec ces vers de Chénier, de Heredia, de Jules Tellier, de Pierre<br />

Benoît, j'en pourrais citer deux mille autres.<br />

132


-- Nous connaissons même un distique qui n'est formé que d'un nom et d'un prénom, dit Mme<br />

Baramel.. Il est de M. Jean Bastia:<br />

Cléo de<br />

Mérode.<br />

-- Mais savons-nous exactement qui était Thraséas, qui était Corbulon? La guerrière Aélla, le<br />

centaure Riphée, nous sont-ils figures familières? Et qu’importe que Thraséas se soit ouvert<br />

les veines, que Corbulon ait brillé aux campagnes d'Arménie? Tant mieux, si nous le savons<br />

et, dès lors, notre émotion est fort naturelle; mais si nous l'ignorons, et si leurs noms même<br />

n'étaient qu'une fiction, ne pourrions-nous légitimement et raisonnablement nous émouvoir à<br />

leur sujet?<br />

Certes, il n'est pas besoin de savoir, et l'on peut à douze ans se trouver jeté en un transport<br />

singulier, comme le contait M. Pierre Mille, en entendant seulement ce vers:<br />

La fille de Minos et de Pasiphaé,<br />

encore qu'on ne sache rien de Minos ni de Pasiphaé. On ne comprend pas? ... C'est-à-dire que,<br />

sous chacun de ces noms, l'on ne sait point retrouver tout ce que le poète a enfoui; mais est-ce<br />

à dire qu'à ces mêmes noms l'on ne suspende rien? Et s'ils nous sont précisément mystérieux,<br />

n'est-ce pas qu'ils nous apparaissent comme les deux portes d'un univers inconnu un univers<br />

dont notre imagination entreprend aussitôt de peindre les décors? Et faut-il donc voir en la<br />

volupté qu'ils nous donnent, et qu'on les comprenne ou ne les comprenne point, le produit<br />

d'une incantation et d'une magie, ou plutôt, et d'une manière plus simple, le délire charmant<br />

qui naît à la pensée de paysages ignorés et lointains et de secrètes aventures?<br />

Bref, nous remplacerons, quand il nous plaira, Pasiphaé par Leuconoé, Beaugency par Mont-<br />

didier, le nom de la Voulzie deviendra beau s'il est en possession de m'émouvoir, et celui du<br />

Sénégal et du Missouri; mais nous ne trouverons jamais, aussi bien chez celui qui compose<br />

des poèmes que chez celui qui lit des vers, qu'une intelligence qui travaille et qu'une oreille<br />

heureuse aux rythmes.<br />

Magie, si l'on tient à ce mot, miracle, mais miracle miraculeux, si je puis dire, en ce sens<br />

qu'il est pâture aisée de la raison ... Il n'y a dans les poèmes que le sens des mots qu'ils<br />

contiennent, ou celui que nous leur donnons à les entendre, -l'art aussi qui les a liés et<br />

qui fait que la page chante.<br />

133


-- Et comment la page chante-t-elle?<br />

-- Eh! Ne vous disais-je point qu'on y songe depuis plus de sept mille ans qu'il y a des<br />

hommes et qui écoutent des lyres? ...<br />

134


VII<br />

A ce moment un pan d'azur soudain se brise…<br />

(1). À cet alexandrin, je le dis sans colère,<br />

Un pan d'azur soudain se brise avec fracas.<br />

Boileau paraît: -- Quels sont, dit-il, ces altercas?<br />

Qu'est-ce que cette voix qui s’élève et menace<br />

La paix heureuse du Parnasse?<br />

N'est-ce M. Bremond dont la verve a grondé<br />

A la façon d'une rafale,<br />

Et que de mille dards perce l'archer Souday<br />

Sur la montagne bicéphale?<br />

C'est lui; je reconnais son binocle enflammé,<br />

Son regard de vigueur et de grâces armé (1),<br />

Cet homme enfin que nul ni que rien n'apprivoise,<br />

Qui connaît Edgard Poe et sait la langue angloise,<br />

Et qui voit ses destins d'un laurier couronnés<br />

Aux rives de Paris comme aux bords béarnais.<br />

Ah! Justes cieux! Ne sera-t-on jamais tranquille?<br />

Pour mon repos enfin connaissez-vous quelque île<br />

Où nous puissions ainsi qu'en nos jardins d'Auteuil<br />

Marier l'if au chèvrefeuille?<br />

(D'une telle union que penseraient ces plantes?<br />

Le chèvrefeuille aspire-t-il au noir rameau,<br />

Comme fait la vigne à l'ormeau,<br />

Et les verrait-on consentantes?)<br />

Je suis heureux là-bas, derrière cet azur,<br />

A l'abri des fureurs, comme derrière un mur,<br />

Quelquefois, aux appâts d'un hameçon perfide,<br />

J'amorce en badinant le poisson trop avide,<br />

Ne voit-on qu'en l'azur Boileau lut Baudelaire? Murmura M. Decalandre.<br />

135


(1). Je constate encor sans colère<br />

Ou d'un plomb qui suit l'œil et part avec l'éclair,<br />

Je vais faire la guerre aux habitants de l'air (1).<br />

Qu'on me nomme assassin, piscicide, avicide!<br />

Qu'un autre, -- direz-vous, méprisant ces lauriers,<br />

Insensible aux concerts de l'asile champêtre,<br />

Lance aux chantres volants ces globes meurtriers<br />

Que d'un tube d'airain chasse le noir salpêtre;<br />

Qu'un autre au bord des eaux, foulant l'émail des fleurs,<br />

Vêtant d'un mol appât l'acier dur et perfide,<br />

Ravisse d'un œil sec à leur famille en pleurs<br />

Les muets habitants de l'empire liquide!...<br />

Qu'importe ce mépris, si cet autre, c'est moi!<br />

Ce n'est point de tels mots qui changeront ma loi;<br />

Je suis chasseur, pêcheur, sous l'éternel ombrage,<br />

Et le demeurerai s'il plaît à mon destin.<br />

Mais de ma joie enfin vous troublez le festin!<br />

Ah! Messieurs les vivants, quelle est donc cette rage?<br />

Je jette mon fusil, je romps mon hameçon,<br />

Si vos cris font s'enfuir la grive et le poisson!<br />

Et vous criez ainsi pour honorer les Muses;<br />

Qui n'aiment qu'un beau luth tendre et mélodieux.<br />

D'un tel vacarme, ces déesses sont confuses,<br />

Elles s'en sont plaintes aux dieux.<br />

Et qu'entends-je! On nous dit que c'est sorcellerie,<br />

-- Le vers! -- magie, envoûtement ...<br />

Ah! De grâce, messieurs, attendons un moment;<br />

Respirons, je vous prie.<br />

Que revenant une heure au terrestre univers<br />

Boileau nous dit de ses vieux vers:<br />

Plus qu’aux autres l’on s’y peu plaire,<br />

dit encore M. Decalandre, à voix basse.<br />

136


(1). On entendit à peine M. Lalouette :<br />

Le vers depuis longtemps, ne sait-on ce que c'est?<br />

Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept (1).<br />

Faut-il chercher en lui de ces choses divines<br />

Et quitter notre vieux terrain?<br />

Comptez-moi vos dix doigts et, puis vos deux narines<br />

Et vous avez l'alexandrin.<br />

-- Ah! Direz-vous, compter ! C’est chose trop vulgaire!<br />

En notre siècle on ne s'en mêle guère.<br />

-- Mais l'architecte, enfin, dût-il faire un palais<br />

A rendre Chantilly, Blois, et Versailles laids,<br />

Ne doit-il pas compter et prendre ses mesures?<br />

Ne doit-il pas savoir le poids<br />

De la pierre comme du bois,<br />

Ou bien ses jeunes tours comme vieilles masures ?<br />

Ne cherront-elles sur le sol<br />

Au lieu de prendre, vers J'azur, un heureux vol?<br />

La charpente solide, il convient qu'on étage<br />

La pierre sur la pierre et suivant un beau plan,<br />

Puis qu'on taille le marbre blanc<br />

Qui, balcon devenu, durera d'âge en âge.<br />

Mais, la maison finie, où donc est l'envoûteur?<br />

Est-ce quelque sorcier qui se cache en l'auteur,<br />

Lorsqu'il a su mouvoir selon d'amples cadences<br />

Des sentiments qui sont plus vieux que l'Univers;<br />

Et ne savez-vous point comment il fait ses vers?<br />

Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept…<br />

Est-ce un vers qu’on ne connaissait ?<br />

Avec ces noms de nombre, il nous paraît bizarre;<br />

Volontiers en nos temps l'ignorance s'égare.<br />

Ce vers pourtant n'est pas nouveau,<br />

On le rencontre dans Boileau.<br />

137


Ne démêlez-vous pas le secret de ses danses?<br />

C'est qu'il nous dit de bonnes vieilles vérités<br />

Qui savent ébranler les cœurs comme les têtes:<br />

Il évoque la mort, l'amour, les voluptés;<br />

Rythmes, vers, substantifs, adverbes, épithètes<br />

N'enferment rien de plus mystérieux<br />

Que de faire jaillir, quand leur voix se propage,<br />

Notre sort, tout à coup, qui fleurit sous nos yeux,<br />

Où qui se fane entre les lignes de la page.<br />

Et maintenant, messieurs, je retourne en l'azur;<br />

Que le bruit de vos voix n'ébranle plus mon mur!<br />

Ou bien je quitte encor le céleste feuillage<br />

Où sont les jours meilleurs, plus calmes et plus doux;<br />

Et je parlerai tant que vous dormirez tous!<br />

Sur ces mots, Boileau sourit, recula de trois pas et disparut par la cheminée. Un peu<br />

de suie tomba sur la pointe des souliers blancs de Mme Baramel.<br />

Nous songions pourtant à reprendre la route d'Oloron-Sainte-Marie. M. Decalandre rêvait<br />

à Clymène. La lune s'était levée et, lentement, montait au ciel, légère et comme<br />

transparente; et dans le vieil escalier de bois, qui gémissait, les deux chats jaunes et noirs<br />

s'étiraient et glissaient dans la pénombre entre les barreaux de la rampe.<br />

Sur ce livret<br />

en guise d'épilogue.<br />

à Charles Forot<br />

en sa maison du Pigeonnier.<br />

Est-ce un traité, mon cher Forot?<br />

Un caprice?... Je ne sais trop.<br />

Mais si quelque voix en la foule<br />

Le dit creux, - qu'il soit un panier,<br />

Et qu'une colombe y roucoule<br />

Sous les tuiles du Pigeonnier.<br />

138<br />

T. D.


DECALANDRIER<br />

139


A PAUL TACHOU<br />

140<br />

Passy-Bourse, autobus, tumulte;<br />

On se couche au petit matin;<br />

Lyrisme et besognes, cumul, te<br />

Dis-je, sous un ciel incertain.<br />

O beau rêve! Loisir et calme ...<br />

Le vent siffle dans le grenier;<br />

L'exil décolore la palme;<br />

ON PERD SA VIE À LA GAGNER…<br />

T. D.<br />

-- J'en demande bien pardon à ceux qui me jugeraient indiscret, dit M. Polyphème Durand,<br />

mais j'ai voulu, moi aussi, entendre et noter les propos de M. Théodore Decalandre.<br />

Sous le prétexte de rapporter à ce personnage bavard et distrait un parapluie qu'il avait oublié<br />

dans une librairie, j'ai sonné à la porte de son ermitage, à Passy. J'ai passé une après-midi avec<br />

cet homme qui, d'une pipe noire, enfume sa barbe blanche. Dans sa chambre, qui lui sert de<br />

cabinet de travail, de vestibule et de salon, et dont les murs sont tapissés d'un papier rouge où<br />

chantent mille mésanges noires, j'ai recueilli quelques-unes de ses harangues. Car il ne parle<br />

point: il harangue. J'ai rencontré, autour de lui, Mme Baramel et M. Lalouette. J'ai pris, à la<br />

dérobée des notes sur mes manchettes.<br />

C'est ainsi que j'ai fait ce petit livre; et si, par un sourire des destins, il trouve des acheteurs, je<br />

ne manquerai pas d'offrir une pipe neuve à M. Decalandre.


-- Notre époque est bien singulière, murmura M. Théodore Decalandre. On a licence de le dire<br />

et de l'écrire autan qu’on veut; mais il serait peut-être sage de ne le pas croire également, si<br />

l'on songe que les hommes des siècles passés ont volontiers porté le même jugement sur les<br />

saisons où le destin leur avait donné de vivre. Toujours on s'est plaint; toujours on a regretté<br />

l'époque enfuie qui eût pu nous donner le bonheur.<br />

L'histoire n'est pas neuve.<br />

Bons fut li siècles al tems ancienour.<br />

Ce serait belle matière à philosopher. Mais peut-on, sans sourire, entendre un philosophe,<br />

quand on pense qu'à l'instant qu'il épanche ses propos, il se tient en équilibre sur une boule qui<br />

tourne entre les étoiles? .. Nous faisons tous de même, à vrai dire; et, quand nous voyons sur<br />

la piste d'un cirque, quelque acrobate, une guitare aux doigts et qui chante, le pied posé sur<br />

une sphère incertaine de métal ou de carton, n'avons-nous point, sous les yeux, le spectacle<br />

charmant de l'humanité qui répand sa musique, sa science et ses élégies, l'orteil appuyé à notre<br />

vieille terre, qui roule dans l'immobile azur?<br />

Pourtant notre étonnement, au tumulte de notre époque, est-ce rien de nouveau? Nous pou-<br />

vons bien lever les bras au ciel, en contemplant, d'un étroit refuge, la rue muée en un fleuve<br />

sonore, qui charrie des autobus, des taxis, des camions et mille autres véhicules, dans une<br />

odeur d'essence et d'huile et parmi le vacarme des moteurs et des trompes, qui déchirent l'air<br />

et nos oreilles. Boileau ne se plaignait-il pas déjà des embarras de Paris et des carrosses qui<br />

encombraient la chaussée? Notre époque, fertile en inventions, a mis, en quelque manière, les<br />

chevaux dans les carrosses, et le fer des quadrupèdes n'use plus guère le pavé de Paris. Mais<br />

laissez au sablier couler quelques années; les aéroplanes glisseront entre les derniers arbres du<br />

boulevard, pour se poser aux balcons; et si, dans ce temps, courant d'un trottoir à l'autre, entre<br />

deux troupeaux d'automobiles mugissantes, et, pour ne point mouiller vos pieds en une flaque,<br />

vous faites un menu saut, ne serez-vous pas en grand danger de heurter quelque hélice<br />

aérienne ou d'abandonner votre chapeau à l'aile d'un avion? Car nos boulevards seront alors<br />

pourvus d'un mouvant plafond de carrosses volants et les hommes du futur souriront de nos<br />

plaintes, comme nous sourions des vers grognons du vieux Boileau.<br />

141


Paris ... Combien je préfère mes torrents à la Seine! Combien j'aime mieux l'Adour, les Gaves,<br />

les Nestes, la Garonne et toutes les rivières et les ruisseaux et les ruisselets qui font tourner les<br />

moulins sous nos noisetiers et qui abreuvent les rossignols, dont le chant enivre nos nuits pro-<br />

vinciales! Et nous voilà partis sur l'aile des oiseaux, vers nos montagnes, nos vallons et nos<br />

collines!... Mais allez donc rêver, en ce Paris, au charme de la terre natale, à l'azur léger du<br />

Béarn et à l'air attiédi qui fait doucement grincer les girouettes sur nos toits d'ardoises, où<br />

roucoulent de langoureuses colombes! Notre songerie ne s'est pas plutôt embarquée pour ce<br />

voyage sentimental et chimérique, qu'un autobus, qui ronfle, grogne, grince et corne sous nos<br />

fenêtres, nous rappelle brusquement que nous ne sommes pas au calme des campagnes où la<br />

lune rit dans les troènes.<br />

On nous dit que Paris était pourtant, autrefois, un lieu de tranquillité, où l'on pouvait songer<br />

dans la quiétude. On le dit; et vous alléguerez, sans doute, qu'il le faut croire, puisque aussi<br />

bien, nous n’avons pas vécu dans ces années lointaines et que nous ne pouvons, dès lors, que<br />

nous incliner au témoignage des personnes qui évoquent, avec une douce mélancolie, de si<br />

anciens souvenirs. A suivre leurs propos, on en vient aisément à penser qu'il fut un temps où<br />

l’on pouvait à cinq heures de l'après-midi, traverser la place de l'Opéra, tout en lisant quelque<br />

gazette ou les œuvres de M. Taine, et s'arrêter au milieu de la chaussée, pour deviser<br />

spirituellement avec les amis que la bienveillance des dieux faisait passer en ce paysage.<br />

Tentez l'aventure, aujourd'hui, mon cher Lalouette, ou plutôt ne la tentez pas, car nul de nous<br />

ne voudrait que votre personne se trouvât, de la sorte, offerte en pâture à mille chevaux-<br />

vapeur, qui hennissent et qui hurlent, comme pour mieux effrayer les malheureux piétons de<br />

notre temps. Les piétons se trouvent furieusement menacés, et il faudra, je le crains, que les<br />

mortels, qui s'obstinent à traverser nos carrefours d'une semelle nue, se bardent bientôt d'un<br />

triple airain, qu'ils se couvrent de coussins moelleux et ne manquent point de se munir d'une<br />

trompette ou d'un sonore oliphant, pour que soit leur présence signalée au délire des taxis,<br />

limousines, torpédos, autobus et autres engins, dont le tourbillonnant caprice a fait de Paris<br />

une manière d'autodrome.<br />

Où est le temps, ce temps de naguère, ou de jadis, que nous ne connaissons que par le récit de<br />

vieillards heureux?<br />

Et j'écoutais rouler les fiacres dans la rue,<br />

142


disait François Coppée. Ah! L’heureux homme! Entendez-vous encore rouler un fiacre, quand<br />

vous êtes en votre salon? Autant vous demander si vous n'entendez point les mouches, quand<br />

elles éternuent. Où sont les chars -les chars! - dont le bruit épouvantait les Muses d'André<br />

Chénier:<br />

-- O vers délicieux! dit M. Lalouette.<br />

Le tumulte et les cris font fuir avec la lyre<br />

L'oisive rêverie au suave délire ...<br />

-- ... Et les rapides chars et leurs cercles d'airain<br />

Effarouchent les vers qui se taisent soudain.<br />

Mais nous voici perdus en un fort grand vacarme, hourvari et brouhaha, que souligne,<br />

accompagne et complète le roulement souterrain du métro, dont tremble mon fauteuil,<br />

cependant que je parle.<br />

Je voudrais, si le sort m'en donnait le loisir, consacrer à ce bruit quelque sage poème. Je<br />

n'aurais qu'à chanter le spectacle que j'ai, dix fois le jour, sous ma fenêtre:<br />

Là, sur un camion, une poutre branlante,<br />

Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente:<br />

Le moteur qui s'épuise à ce fardeau pesant<br />

A peine à l'émouvoir sur le pavé glissant;<br />

Mais d'une limousine il accroche une roue,<br />

Et du choc la renverse en un grand tas de boue;<br />

Quand une autre à l'instant s'efforçant de passer<br />

Dans le même embarras se vient embarrasser.<br />

Vingt autobus bientôt arrivant fi la file<br />

Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ...<br />

143


-- Mille autobus! s'écria Mme Baramel, quelle exagération! On voit bien que vous êtes<br />

béarnais, et né en Gascogne.<br />

-- C'est le danger de ces petites entreprises, répondit en riant M. Decalandre, et je vois bien,<br />

Madame, qu'il ne suffit point qu'on remplace, aux vers de Boileau, la charrette par un camion,<br />

les chevaux par un moteur, les carrosses par des limousines ou des autobus, pour qu'on puisse<br />

espérer de vous plaire, tant, malgré votre goût de la vie moderne, fleurit en votre critique le<br />

souci de la vérité.<br />

Mille autobus, pourtant, est-ce trop dire? C'est peut-être une poétique emphase, mais qui<br />

s'accorde assez bien au tour de mes pensées; et nous vivons sur une sorte de volcan,<br />

cependant que le métro tourne dans son terrier; mais notre volcan, si je le puis dire, est agité<br />

de main d'homme. Où est le temps des carrosses? - et les chevaux, du moins, dormaient la<br />

nuit!<br />

Vous me répondrez que c'est le progrès, comme on parle; que nous sommes fort aises, pour<br />

nos courses, de nous asseoir en des voitures automues, et que s'il nous fallait aller de Passy à<br />

la rue Saint-Sulpice, au rythme de quatre sabots de corne, la vie parisienne, telle qu'on la<br />

pratique aux jours que nous vivons, se devrait ranger dans la cage où rêvent les chimères,<br />

hippogriffes el, autres bêtes légendaires. C'est encore vrai. Mais je vous demanderai, moi,<br />

pour peu que vous m'en donniez licence, si c'est là vraiment un progrès, je veux dire s'il est<br />

vrai que notre sort soit meilleur et plus agréable qu'il eût été jadis, au calme de ces<br />

époques qui semblent à certains quasi barbares, encore qu'elles aient connu, dans sa fleur<br />

et dans sa perfection, l'essentiel de notre pensée. Bref, nos ancêtres étaient-ils moins<br />

heureux que nous? Que leur manquait-il?<br />

-- Les automobiles! répondit Mme Baramel. Et je pense que voilà une réplique qui n'est<br />

point dénuée de précision.<br />

-- Voulez-vous que nous disions qu'ils n'avaient pas d'automobiles ! Soit. Quant à<br />

déclarer, comme vous faites, que les automobiles leur manquaient, qu'ils éprouvaient<br />

quelque chagrin à n'être point pourvus d'automobiles, c'est une tout autre affaire, -- et<br />

c'est la principale. Ils perdaient ... ils consacraient, veux-je dire, huit de leurs journées à<br />

un voyage qui dévore seule ment huit ou dix de nos heures. En souffraient ils?<br />

144


Non point ! Puisqu’ils ne concevaient, en aucune manière, que l'on pût substituer, à leurs<br />

chevaux charnus, ces animaux fabuleux que nous avons appelés chevaux-vapeur... Vous<br />

n'êtes pas convaincue?... Souffrez-vous beaucoup de ne point voir au bout du fil le visage<br />

dont les oreilles entendent votre voix quand vous parlez au téléphone? Et l'on me dit<br />

pourtant que vous pourriez commencer de l'admirer. Souffrez-vous beaucoup de ne<br />

pouvoir vous rendre en la lune? Vous souriez, car la pensée ne vous est guère venue<br />

d'aller poser le pied au sol de ce pâle satellite. Eh! bien, j'imagine aisément -- il est si<br />

facile d'imaginer! -- qu'un temps viendra où les hommes, en un étrange véhicule,<br />

s'entasseront, comme sardines en la boîte ou harengs au panier, pour aller boire, après<br />

dîner1 quelque liqueur nouvelle dans la lune. Ils reviendront, avant le premier coup de<br />

minuit, et diront parfois, en un sourire de pitié: « Ces malheureux! Ils végétaient, et, de<br />

loin, contemplaient la lune!... Comme ils devaient regretter de n'y pas pouvoir monter!...<br />

Le progrès ... » Ces malheureux, c'est vous et moi, c'est nous, Madame. Mais où sont nos<br />

regrets?<br />

Vous souriez aux propos de ces futurs voyageurs du nocturne éther, et nous tenons pour-<br />

tant de comparables discours à l'égard des générations anciennes qui n'ont pas connu nos<br />

moteurs ni nos pneus. Le beau malheur! Elles vivaient heureuses, autant qu'on peut<br />

goûter le bonheur sous l'azur! Elles ne pensaient pas qu'il pût y avoir des pneus ni des<br />

moteurs; elles ne se posaient même pas, si ce n'est en riant, une question à ce propos, pas<br />

plus que nous ne rêvons d'échasses si longues qu'elles nous pussent permettre d'accrocher<br />

notre chapeau à quelque étoile.<br />

Vous pensez bien que je ne demande pas aux destins que l'on supprime les automobiles!<br />

Ce serait belle folie! Nous y avons trop bien pris goût... Je soutiens seulement que si on<br />

ne les avait pas inventées, nous ne vivrions pas moins heureux -- mais nous respirerions<br />

dans un silence plus aimable et, si je puis le dire, dans une charmante absence<br />

d'agitation. Mais quoi! S’agiter, n'est-ce point le propre de la vie qu'en nos jours nous<br />

menons, -- ou qui nous mène ...<br />

On devrait, poursuivit-il, tandis qu'il souriait d:ms sa barbe, on devrait interdire les<br />

inventions, et seulement permettre les découvertes qui nous pussent délivrer de nos<br />

maux ... Etait-ce donc un mal que la vie paisible, dans la maison familiale, où les<br />

générations se succédaient et cultivaient le même bien?...<br />

-- Et ceux qui n'avaient point de bien? Fit Mme Baramel.<br />

-- Oui, je sais, et j'ouvrirais, s'il le fallait, mon vieux Salluste du Bartas:<br />

145


Car mon vers chante l'heur du bien aisé rustique,<br />

Dont l'honnête maison semble une république .....<br />

Mais avons-nous tous du bien, aujourd'hui? Vivons-nous tous sous des plafonds sculptés,<br />

dans de larges fauteuils, entre de précieuses tapisseries? ... Cette existence calme, que je<br />

tentais d'évoquer tout à l'heure, ce n'est plus maintenant qu'image du passé; la rapidité des<br />

véhicules éparpille les enfants, et je sais, en ce temps, une famille béarnaise, dont les fils et<br />

les filles, répandus comme graines entre les horizons, s'éveillent à Paris, à Tunis, à<br />

Bordeaux, à Dakar, à Muret, à Sao-Paulo du Brésil, -- et la vie familiale, le vieux lien ne<br />

reste plus noué que par les soins obligeants de l'Administration des postes, télégraphes et<br />

téléphones ... Moi-même, à Paris, -- sur ces bords fleuris, qui, du moins le furent -- je ne suis<br />

qu'un exilé, et mes lointaines prairies et mes montagnes sont plus douces à mon cœur que<br />

cette ville fiévreuse et la Seine avec tous ses bateaux du dimanche. Mais ne faut-il quitter sa<br />

province natale pour la mieux aimer? Vous le savez, c'est quand on est privé des choses<br />

qu’on en sent tout le prix; et tandis qu'en ce tumulte, les hauts parleurs déclament parmi les<br />

mille lampes multicolores et changeantes des boulevards, j'évoque les tranquilles paysages<br />

de mon enfance et de ma jeunesse et la lune lente qui monte dans l'odeur des foins coupés.<br />

Au fond, reprit M. Théodore Decalandre, qu’est-ce que le progrès -- j'entends le progrès<br />

matériel, par la bonne raison qu'il n'en est, sous nos yeux, point d'autre -- ce progrès dont<br />

certains ne parlent qu'en une sorte d'ivresse?... Il n'a d'autre fin que de donner à l'homme les<br />

qualités de l'animal.<br />

-- Vous ne parlez point sérieusement, dit M. Lalouette.<br />

-- Peut-être; mais c'est pour mieux me faire entendre. Vous volez par les airs : c'est emprunter<br />

la qualité de l'oiseau. Vous voyagez, non plus seulement sur les flots, mais dans la mer : c'est<br />

vous égaler au poisson. Et tout votre progrès, ce n'est, au vrai, que de faire de l'homme un<br />

esturgeon sans branchies comme un pigeon dénué de plumage.<br />

Que n'imitez-vous aussi la taupe? Poursuivit en riant M. Decalandre; et dans le métro ne<br />

sommes-nous tous un peu taupes? Que ne cheminez-vous sous les champs, sous les fleuves,<br />

sous les prairies? En mes jeunes années, et comme s'ébrouaient les premières voitures auto-<br />

mobiles, j'avais inventé le sous terrain, -- le sous terrain à pétrole.<br />

146


Le sous terrain, ainsi que son nom vous le laisse deviner, est un appareil qui se meut dans la<br />

terre, comme le sous-marin se meut dans la mer. Il est, à l'avant, muni d'une énorme vis, dont<br />

le diamètre à la base est de deux mètres environ. Actionnée par le moteur, cette vis tourne<br />

avec une effrayante rapidité; elle se visse dans le sol, traînant après soi la voiture aux anciens<br />

empires de Pluton. Il ne faut qu'une bonne lampe, une boussole et une carte terrestre pour<br />

diriger ce véhicule dans les ténèbres du sous-sol... Je ne doute point qu'un savant ne tire<br />

bientôt mon engin du chimérique domaine où je le laisse errer au gré de mes caprices. Il<br />

faudra noter avec soin le jour fameux où l'on pourra passer par-dessous les frontières et<br />

pénétrer dans les maisons en passant par la cave.<br />

Mais ne pensez-vous pas déjà que dix mille sous terrains courent sous nos demeures?<br />

Quel bruit! Et quel spectacle dans nos rues! Annonces lumineuses qu'une seconde abolit<br />

et que l'autre seconde ranime, averses de nouvelles, accourues de tous les coins du<br />

monde, des golfes lointains où sommeillent les perles, et des presqu'îles quasi fabuleuses<br />

où la terre tremble, où les fleuves s'élancent dans l'azur, à la manière des geysers --<br />

annonces qui courent en lettres de feu sur les toits d'ardoises et de métal, et qui mêlent, en<br />

quelque sorte, les Cordillières et les Ganges, les mers et les continents; cinématographes :<br />

images qui se succèdent et comme pour nous éblouir tour à tour; gerbes continuelles<br />

d'éclairs; et notre malheureux chapeau qui, par mille invisibles fils, semble relié à tous les<br />

nerfs de l'univers ... C'est notre époque; ou du moins, c'en est le visage; ou, s'il vous plaît<br />

mieux, c'en est le masque.<br />

Le masque, dis-je, et je ne veux certes point insinuer que notre siècle s'évertue à<br />

dissimuler, sous quelque loup, ses colères ni ses allégresses. Mais tout ce frémissement,<br />

toute cette agitation, 1es voit-on qui touchent au profond du cœur humain? Et, derrière<br />

toute cette fièvre, l'âme des mortels n'est-elle plus ce qu'elle était il y a vingt siècle ?<br />

Nous allons, vous disais-je, de Paris aux Pyrénées en une nuit, quand il fallait jadis, pour<br />

ce même voyage, huit journées et huit nuits, et des chevaux, et des postillons qui faisaient<br />

claquer leur fouet en arrivant aux auberges des relais; mais ne sommes-nous point, au<br />

secret de nous-mêmes, pareils, sur nos rails, aux voyageurs des diligences? Le problème<br />

de notre destinée a-t-il varié? Nos passions ne sont-elles plus les mêmes, et goûtons-nous<br />

moins tendrement le charme campagnard de la glycine et des troènes, à l'automne? Ne<br />

sommes-nous plus ces mêmes hommes qui se trouvent peints aux pages d'Homère ou<br />

d'Ovide - poètes qui n'avaient point accoutumé de voiturer leurs lyres en des taxis ni de<br />

perdre leurs manuscrits dans l'autobus!<br />

147


En doutez-vous? Peut-être. Il est, en effet, si agréable de penser que notre temps est une<br />

merveille, qu'il est tout fleuri de miracles, et que la destinée a résolu de situer notre<br />

existence dans le plus surprenant de ses décors! Songeant à nos petites misères et à nos<br />

courtes joies, -- petites et courtes, mais qui nous importent tellement, pour ce qu'elles sont<br />

les nôtres! - comment n'accepterions-nous pas, comment n'exigerions nous pas qu'elles<br />

fussent logées dans un monde si profondément transformé qu'il en devînt neuf, afin que<br />

nous eussions, si l'on peut dire, notre Univers à nous! Ce n'est plus l'Univers de Boileau;<br />

ce n'est plus celui de Lamartine; ce n'est plus celui de Verlaine: c'est le nôtre.<br />

Ainsi va le cœur des hommes, ce cœur inquiet, ce cœur tout plein d'illusions, qui, partout,<br />

suspend des guirlandes et qui noue à toutes les branches l'escarpolette de ses rêves. Nous<br />

sommes pareils à ces personnes nonchalantes qui, dans un ample fauteuil et la fenêtre<br />

ouverte sur les jardins, fument de douces cigarettes. Un nuage bleu les environne, où elles<br />

respirent mollement; et le monde autour d'elles a bientôt pris les teintes de leur azur. Ainsi de<br />

nos songes nous colorons les objets, et l'univers finit par prendre la teinte de nos pensées les<br />

plus heureuses, comme de nos mélancolies.<br />

Mais si nous oublions, ne fût-ce que durant le quart d'une heure, le tumulte et l'agitation de<br />

notre époque, ne voyons-nous pas, autour de nous, les mêmes hommes que nous eussions<br />

rencontrés au bord du Tibre ancien ou sur les rives de la Seine, au temps que Villon était jugé<br />

à mourir? Ce sont les mêmes : ils pleuraient comme nous pleurons; ils riaient comme nous<br />

rions et pour les mêmes causes, qui sont toujours vivantes et qui vivront aussi longtemps que<br />

les mortels seront pourvus d'une tête et d'un cœur. En doutez-vous encore? Vous me<br />

répondrez qu'il ne suffit point d'affirmer et qu'il conviendrait d'apporter quelque preuve.<br />

Comme il vous plaira, et ce n'est certes point chose si malaisée. Relisez donc une page de<br />

Bossuet ou une page de La Fontaine. Ne sont-elles point belles et vraies? Ne sont-elles point<br />

comme si, par miracle, on les avait écrites ce matin? Qu'en déduire sinon qu'elles nous tou-<br />

chent, nous pressent, nous entraînent, nous enchantent, tout de même que si nous vivions au<br />

temps où elles furent composées? Et n'est-ce à dire, dès lors, que le fond de notre esprit,<br />

comme le fond de notre cœur, est sensible aux mêmes idées, aux mêmes images, aux mêmes<br />

cadences qui charmaient et liaient les esprits et les cœurs il y a plus de deux siècles, et que les<br />

agitations de notre existence actuelle n'enfoncent point leurs spirales jusqu'en ces régions<br />

mystérieuses de l'homme, -- qui sont l'homme même.<br />

Nous respirons encore à la façon de nos ancêtres; pourquoi ne sentirions-nous pas et ne<br />

penserions-nous pas comme ils faisaient? Les ouvrages qu'ils nous ont laissés nous donnent,<br />

148


en notre nouvel univers, une charmante leçon de modestie; et nul ne soutiendra, je pense, que<br />

si Ronsard eût reçu d'Hélène des nouvelles par le moyen d'un avion, il eût écrit de plus beaux<br />

sonnets. Par avion?...<br />

Un pigeon voyageur suffirait aisément,<br />

Qui taperait du bec aux vitres du poète .....<br />

Une leçon de modestie?... Mais qui, de nos jours, la voudrait entendre? Et certains pourtant<br />

allégueront que les hommes, autrefois, se montraient plus grands et plus sages et que nous<br />

avons bien dégénéré. Le XVIIe, vous dira-t-on, il n'est que de rappeler quelques noms : c'est<br />

Corneille, c'est Descartes, et Pascal, et Boileau, et La Fontaine, et La Bruyère, et Bossuet ...<br />

Quel siècle!...<br />

Mais vous ne me dites pas trente noms. Ce siècle était-ce donc un désert? Et je suis persuadé<br />

que les gens qui rentraient, en ce temps, leur foin aux granges du Béarn ou qui vendaient des<br />

souliers et du drap à Bayonne ou dans la capitale des Quatre Vallées, -- c'est Arreau, que je<br />

veux dire, et qui est en Bigorre, - ces gens se souciaient fort peu de Bérénice et du Discours<br />

de la Méthode, qu'ils ignoraient d'ailleurs; mais je suis également persuadé que si on leur eût<br />

parlé de ces ouvrages, ils n'eussent point osé donner leur opinion touchant Descartes ni<br />

Racine. En ce siècle, on savait ce que l'on savait; mais l'on Havait aussi, et c'est fort<br />

important, que l'on ne savait point ce que l'on ignorait.<br />

Dans nos saisons, sous le prétexte qu'il n'est plus un œil qui ne déchiffre la lettre<br />

imprimée, chacun pense qu'il n'est plus un domaine où il ne soit en possession d'instituer<br />

son tribunal. Nous sommes tous gens de qualité et savons toutes choses, sans avoir<br />

jamais rien appris. Le marchand de plumeaux juge une sonate, une tragédie, un projet de<br />

loi et les lignes et volumes d'une cathédrale, avec une sérénité qui est la plus comique du<br />

monde. Ne sait-on plus que tout art -- en employant ce mot au sens le plus large -- est<br />

chose secrète et qu'on ne connaît point si l'on ne l'a longuement étudiée? Un Gascon qui,<br />

naguère fleurit la tribune française de mille propos spirituels, mon ami Lasies avait<br />

coutume de dire: « La politique, c'est comme le violoncelle : cela s'apprend ... » Mais qui<br />

veut apprendre, en nos temps? Il n'est plus personne qui, sans rien savoir, ne soit tout<br />

prêt à rendre des arrêts souverains.<br />

149


L'inculture, si je puis dire, demeure la même. Pensez-vous que l’on ne puisse jamais<br />

défricher tous les esprits pour y semer du blé, pour y planter des roses fragiles et de<br />

beaux lilas? C'est la rêverie de quelques têtes et ce serait une ridicule entreprise. Le<br />

public des Muses comprend au vrai quinze cents ou trois mille personnes. Le reste fait<br />

semblant de lire et ne sait point du tout de quoi il est question aux pages des beaux<br />

livres. Ces deux mille personnes respiraient sous Louis XIV, comme elles respirent<br />

autour de nous. Mais les autres, quel bruit elles font ! C'est autre troupe d'autobus! On<br />

n'entend qu'elles aux carrefours. Ce n'est point à dire qu'elles n'aiment que les mauvais<br />

ouvrages. Non point. Elles lisent au petit bonheur, comme on parle, et ne distinguent<br />

point Jean Aicard de Jean de La Fontaine. Mais elles rendent jugement sur jugement, et,<br />

tandis qu'aux siècles passés, les ignorants avaient la pudeur de se taire, ceux, en notre<br />

temps, qui ne savent que lire, font retentir les airs de leurs opinions politiques et<br />

littéraires. C'est encore un beau vacarme -- et j'aime mieux, sous mes pommiers, et loin<br />

des villes, déjeuner sur l'herbe avec quelques amis.<br />

-- Allez-vous fuir encore Paris? demanda Mme Baramel.<br />

-- C'est déjà fait, Madame. Ce n'est plus que mon corps que vous voyez ici; mon esprit<br />

et mon cœur déjà là-bas sourient…<br />

-- Et, dans le calme, vous composez, sans doute, quelque Traité de Prosodie ...<br />

-- Que n'êtes-vous avec moi! Ce n'est que belles branches, prairies douces, maison<br />

paisible, et dans quelques semaines, car nous touchons à l'automne, les grands vols de<br />

palombes et de cygnes glisseront dans l'air plus léger, vers l'azur des Pyrénées et vers<br />

l'Afrique lointaine. Et vous m'allez demander si je ne suis point déçu, si je ne regrette<br />

point Paris. Et vous me demanderez encore si ces paysages charmants demeurent sur<br />

moi sans influence. C'est par eux que je vis; c'est à leurs ruisseaux que boivent mes<br />

Muses, et elles cueillent ici les pommes rouges aux pommiers verts, tandis que les<br />

troènes, tout bourdonnant d'abeilles, balancent dans la chaleur leurs belles grappes<br />

blanches.<br />

Et pourtant, encore que vous m'imaginiez déjà, et comme vous venez de faire, une<br />

plume à la main, vous l'avouerai-je? Je ne fais rien. Déjeuner sur l'herbe, écouter les<br />

oiseaux et contempler la girouette qui lentement tourne, est-ce méditer? Est-ce écrire?<br />

Ce n'est point qu'en ce voyage imaginaire, je n'aie emporté des livres et des notes dans mes<br />

valises; -- et j'avais une malle toute pleine de si beaux projets! Mais lorsque on est heureux,<br />

prend-on son porte-plume? On songe seulement à goûter le bonheur.<br />

150


La poésie, ce n'est, je pense, qu'une réclamation. Lamartine, quand lève-t-il sa belle lyre, au<br />

bord du lac? C'est quand Elvire est éloignée des bras qui l'avaient si tendrement pressée. La<br />

poésie, c'est la voix de ceux qui n'ont point ou qui n'ont plus ce qu'ils désirent. C'est un appel.<br />

Appelle-t-on quelqu'un, lorsque l'on est heureux?<br />

-- C'est un vers, dit Mme Baramel qui souriait en rougissant.<br />

-- On ne compose jamais de vers que dans la mélancolie. Comment donc penserai-je à cons-<br />

truire une strophe en ce moment? ... Vous allez triompher, et me dire, car vous êtes<br />

bienveillante, que je perds mon temps, et que j'eusse mieux fait, sans doute, de demeurer à<br />

Passy, près de mon encrier, où parfois se viennent mirer les Muses. Il n'en est rien. Je fais, si<br />

je puis dire, mes provisions. Je me baigne ici -- là-bas! -- dans la nature; sans que j'y prenne<br />

garde, je ramasse des images à pleines mains; et je regarde, en rêvant, le soir, Cassiopée qui<br />

s'allume au-dessus du figuier noir dans l'ombre. Le matin, quand je m'éveille, les capucines<br />

vertes et jaunes frémissent entre mes contrevents bleus. Quand je regagnerai Paris, avec mes<br />

notes et mes livres, dans mes valises que je n'aurai point ouvertes, tout ce décor saura refleurir<br />

au bord de la Seine d'hiver. Me trompé-je, Madame? Mes roses grimperont autour de la Tour<br />

Eiffel; je reverrai mes sureaux sur la place de l'Opéra et c'est de mon encrier, quand je serai<br />

seul au coin du feu, que s’élèvera doucement une lune ronde et lumineuse.<br />

Mais me voici parmi vous revenu, dit M. Decalandre, en frappant le bras de son fauteuil.<br />

N’ai-je encore quelque brin d'herbe à l'épaule ou une marguerite dans la barbe?<br />

151


-- En ce siècle si agité, dont je vous parlais l'autre jour, et qui est le nôtre, reprit M. Deca-<br />

landre, il est quelques hommes pourtant qui ont résolu le problème d'une certaine tranquillité.<br />

Ils ont construit à leur usage des manières de maisonnettes où n'entre pas du tout le bruit de<br />

nos tribulations. J'entends bien que le vacarme des autobus n'arrête point, par miracle, ses<br />

ondes au seuil de leur logis, non plus qu'à leurs fenêtres, mais je voudrais dire que les soucis<br />

ordinaires de nos contemporains n'ont point d'accès entre les murailles où s'abritent les<br />

journées et les nuits de ces mortels heureux. Ne leur demandez point qui est ministre,<br />

ambassadeur ou préfet. Ils l'ignorent et tiennent à l'ignorer. Ce sont des bibliophiles. Ce sont<br />

des érudits.<br />

Il ne faut pas manquer de noter qu'ils ont, peut-être, et tout simplement, déplacé le champ où<br />

les hommes communément cultivent leur curiosité. Ils ne vivent plus au présent.<br />

Celui-ci, qui ne sait point le nom du maire de Lyon et qui vit tout enfoui dans les<br />

bibliothèques du XVIe, vous dira, sur-le-champ, qui était maire de Bordeaux le jour que<br />

Montaigne vint au monde; et vous l'entendez qui prend part, et non sans véhémence, avec<br />

deux farouches et doctes latinistes, à quelque dispute touchant un vers de Tibulle. Ces<br />

latinistes sont morts depuis belle heure -- ou depuis belle heurette, ou encore depuis belle<br />

lurette, ainsi qu'on parle en nos temps -- et, plus de deux cents fois, les roses ont refleuri sur<br />

leurs tombeaux. Mais il les tient pour vivants et manie leurs livres avec colère, tout de même<br />

que si ces ouvrages étaient hier sortis de l'imprimerie.<br />

Cet autre hésite entre Garasse et Théophile. Il les couvre, tantôt l'un, tantôt l'autre, des plus<br />

effroyables injures, et puis des paroles les plus chaleureuses. A chaque document qu'il<br />

découvre, ou qu'il pense découvrir, il va confier sa joie ou son courroux à ses amis. Etes-vous<br />

pour Théophile? Etes-vous pour Garasse? Il se faut déclarer. Demeurez-vous muet? C'est de<br />

votre amitié comme de votre science, qu'il doute. Que d'urnes, pourtant, et pleines d'onde, les<br />

Naïades ont vidées aux sources de ce fleuve où se mirent les ponts de Paris, depuis que<br />

Théophile et Garasse ont quitté les rivages où nous respirons sous un ciel d'allégresse ou de<br />

mélancolie! Peut-être, en quelque azur, se sont-ils embrassés ...<br />

Et ces autres, qui ne parlent plus de La Fontaine et de Molière que comme de magnifiques<br />

compagnons; ils les ont encore rencontrés ce matin; ils les reverront ce soir; et songent,tandis<br />

qu'ils glissent entre les voitures, qu'il est l'heure où Bossuet monte en chaire. Madame est<br />

morte le mois dernier. Ils ne respirent plus qu'en ce pays du temps ancien, ainsi que, les<br />

vacances venues, vous vous réfugiez en quelque île.<br />

152


Ce n'est point à dire, et vous l'entendez bien, qu'on ne puisse voir se lever aux pages des<br />

livres anciens, mille problèmes qui sont de notre temps. Non, certes; et tous les points<br />

d'interrogation, qui nous troublent encore, étaient, depuis longtemps, dessinés au moment que<br />

nous ouvrions les yeux à la lumière du monde. Mais la chose étonnante, la chose admirable,<br />

c'est que les érudits se passionnent non point seulement à l'égard des doctrines qu'ils<br />

rencontrent aux vieux volumes, mais encore à l'endroit des écrivains qui les confièrent jadis<br />

au papier. Ces écrivains, ils les ressuscitent, et, dans un beau rêve, qui les enchante mieux que<br />

les aventures réelles, ils deviennent leurs adversaires ou leurs amis. Ils savent tout d'eux, le<br />

petit nom de leur grand-père et s'ils n'avaient pas un oncle employé aux gabelles. Ils se créent<br />

ainsi toute une chimérique famille, et il ne faudrait point médire devant eux de la tante de<br />

Racan ni de la nièce de Furetière, si l'on n'avait décidé de paraître, le pistolet au poing, sur un<br />

pré matinal.<br />

Ils aiment les livres. Qui les en pourrait blâmer? Aimant les livres, ils se prennent à chérir la<br />

mémoire de ceux qui les ont écrits. Qui penserait à leur en faire aucun reproche? Mais il ne<br />

vous échappe guère que si l'on aime quelqu'un, on aspire à le connaître tout entier : on veut<br />

savoir ses aventures, ses goûts, ses mystérieuses pensées, ses péchés anciens et jusqu'à ses<br />

manies. Or, selon quelle méthode en apprendrait-on mieux le détail qu'en recueillant ses<br />

confidences -- ses vraies confidences! -- et celles des personnes qui l'ont connu?<br />

Un catalogue de librairie charmait M. Bergeret. Qu'eût-il dit d'un catalogue d'autographes!<br />

L'ivresse eût fait frémir sa barbe douce; elle a frémi, sans doute, bien des fois, car les<br />

catalogues de ce genre fournissent mille décors à nos rêveries et à nos pensées. Ils soulèvent<br />

bien des rideaux; ils écartent bien des feuillages ...<br />

J’en ai un, -- vous le voyez sur ma table – et que, de temps en temps, je regarde, cependant<br />

que je m'entretiens avec vous. Ce n'est point une sèche nomenclature. On a pris soin<br />

d'analyser et de décrire les pièces qui sont, de la sorte, offertes à la curiosité des amateurs.<br />

C'est ainsi que l'on nous entretient d'une lettre de Paul Verlaine : au Figaro, cet enfant<br />

douloureux et cruel d'Apollon offre plusieurs poésies, afin de rembourser une avance que ce<br />

journal lui avait consentie. C'était une avance que vous penserez considérable, quelques<br />

milliers de francs, peut-être ... Non point. Où vous égarez-vous? Et pour vous dire ici la<br />

somme, pas n'est besoin d'aucun zéro; un chiffre unique suffira. C’était une avance de cinq<br />

francs. Si vous songez que cette épître vaut, à l'heure où nous sommes, deux cent cinquante<br />

francs, vous rêverez, un instant, au sort mélancolique de Verlaine et vous songerez ensuite<br />

que notre siècle rend un furieux hommage à la poésie, aux Muses, et à l'ombre des poètes.<br />

153


Ainsi errent les manuscrits, et il en est certains, comme vous ne l'ignorez guère, qu'on ne peut<br />

emporter sans laisser au marchand une petite fortune. Je me souviens qu'un jour mon ami<br />

Pierre Audiat me demanda de trousser quelques vers, sur ce propos. « Je les publierai dans<br />

Paris-Midi, me dit-il; mais de grâce ne vous abandonnez pas à l’alexandrin. Je sais bien qu'il<br />

ne faut point mettre de barrières à la danse des Muses, mais nos colonnes sont si étroites !... »<br />

-- A quoi bon, lui répondis-je,<br />

A quoi bon pousser mille cris<br />

Dont sourit le calme des astres,<br />

Et mieux vaut toucher mille piastres<br />

Chez ces marchands de manuscrits;<br />

Car dans les saisons où nous sommes,<br />

On rencontre encore des hommes<br />

Qui sont prêts à verser des sommes,<br />

Dont on paierait d'amples terrains,<br />

Pour un sonnet ou deux quatrains,<br />

Ou pour trois mots en quelque marge .....<br />

J'en ferais des alexandrins,<br />

Si la colonne était plus large.<br />

-- N'est-ce point, dit Mme Baramel, un fort grand honneur qui se trouve, de la sorte,<br />

rendu aux poètes défunts?<br />

-- Eh! Vous parle-t-on d'eux seulement?<br />

-- Quoi? Les papiers des vivants? ...<br />

-- Les papiers des vivants sont aussi mis en vente. On ne peut imprimer trois lignes de ma<br />

main, si je n'y consens; mais on peut exposer l'intimité de mes lettres à la vitrine; on en<br />

peut publier des extraits dans les catalogues; on les peut vendre à qui le veut. Eh! Que<br />

dis-je, les lettres!... Nous verrons bientôt aux librairies nos polices d'assurance et les<br />

ordonnances de nos médecins. Vous croyez que j'exagère; mais n'ai-je pas vu passer au<br />

feu des enchères, comme on parle la « copie sur papier ministre, 1 p. 1 /2 » d'un traité que<br />

j'avais passé avec je ne sais plus quel éditeur pour la publication d'un volume de vers. Ah!<br />

Souvenirs lointains de ma jeunesse mélancolique!... J'ai revu cette feuille, et non sans être<br />

ému, où l'éditeur ...<br />

-- ... faisait pleuvoir sur vous des perles et de l'or ...<br />

154


-- ... où l'éditeur s'engageait à ne point me demander d'argent ... Un traité!... Ne Verrons -<br />

nous bientôt paraître aux catalogues les actes de mariage, le relevé des punitions et<br />

quelques certificats de bonne conduite. Vous savez qu'il est des auteurs qui ont décidé de<br />

n'écrire plus leurs lettres qu'à la machine et de ne les plus signer que par le moyen d'une<br />

griffe caoutchoutée, si je puis ainsi parler. On vend tout et si vous tracez quatre lignes, ce<br />

soir, ne vous étonnez point de les rencontrer, dans huit jours, sous le cristal de quelque<br />

devanture.<br />

Un quidam, dans ce salon où nous sommes, me vint un jour trouver:<br />

-- N'avez-vous point, me dit-il tout de go, quelques-unes de vos lettres d'amour? J'en-<br />

tends, non point des lettres que vous ayez reçues, mais des lettres de votre main. Je vous<br />

en donnerais un prix dont vous vous trouveriez satisfait.<br />

-- Mes lettres d'amour?... lui répondis-je. Mais Monsieur, comment en aurais-je une<br />

seule? Je les ai toutes envoyées ...<br />

Je vous prie de songer que je ne vous conte pas une fable. Vous pouvez consigner cette<br />

anecdote pour l'histoire de notre temps; elle amusera, sans doute, les moralistes des<br />

saisons futures. Mais que dis-je! En leur époque, et pour peu que les choses continuent de<br />

ce train, elle semblera toute fleurie de banalité.<br />

Bref, je connais des gens qui, avant de cacheter leurs lettres, ne manquent point de les<br />

relire trois fois. Ils pensent au catalogue d'autographes. Hélas! II en est beaucoup, parmi<br />

eux, dont les épîtres ne seront jamais recueillies ni recherchées. Mais quoi! Maudissant<br />

l'indiscrétion du siècle, ils se bercent pourtant d'une douce illusion; et, vous l'avouerai-je?<br />

Cette vague et vaine espérance n'est point tout à fait inutile. Elle sert : elle incite ces<br />

écrivains à surveiller leur orthographe.<br />

Au fond, les amateurs de livres et d'autographes sont les plus charmants des hommes; et s'ils<br />

ont, sous leur glycine, quelque volière, tenez pour assuré qu'ils y nourrissent moins de grasses<br />

volailles que de surprenantes chimères. Ils n'aiment point seulement les écrivains, mais encore<br />

les héros qui vivent aux pages des livres. Ces personnages s'élancent tout vivants hors des<br />

paragraphes et se mêlent à la foule des mortels. Ils vivent, ma foi, plus longtemps que<br />

beaucoup d'entre eux. Et n'est-ce point Léon Treich qui, en son admirable Almanach des<br />

Lettres Françaises et Etrangères, nous conviait à nous rappeler le 13 avril, que c'est<br />

l'anniversaire de l'arrivée aux Dunes de Gulliver, qui revenait en 1702, de Lilliput, comme il<br />

nous invitait à n'oublier point, le 4 mai, qu'en ce même jour, en 1660, Robinson commençait «<br />

à pêcher avec une ligne faite de fil de cordage et sans hameçon »? Et pendant que je rêvais,<br />

l'autre soir, à l'aimable frénésie des érudits, tandis que je tournais les feuillets d'un<br />

155


Chateaubriand, je m'endormis dans mon fauteuil. L'un d'eux m'apparut aussitôt et s'excusa,<br />

dès l'abord, d'être entré chez moi sans avoir ouvert la porte. Je le priai qu'il me fît l'honneur de<br />

prendre un siège à mes côtés et n'eus garde de lui faire aucun reproche, car les personnages de<br />

nos songes n'ont point accoutumé de tourner les loquets ni de frapper aux portes. C'était un<br />

rêve agréable, - un de ces rêves où l'on sait que l'on rêve, sans que l'on soit pourtant certain<br />

d'être tout à fait éveillé.<br />

-- Je suis venu, Monsieur, me dit-il, pour que nous protestions ensemble contre un livre qui<br />

ne peut que nuire à la vérité de l'Histoire.<br />

-- Et quel livre? Lui demandai-je. Est-ce quelque libelle qui circule sous le manteau et qui<br />

maltraite notre pays?<br />

-- Non, Monsieur. Il s'agit des Aventures du dernier Abencérage de M. de Chateaubriand.<br />

-- Cet ouvrage n'est qu'une fiction romanesque, lui dis-je, et s'il peint heureusement le délire<br />

et les scrupules de deux cœurs, que lui pourrions-nous demander encore?<br />

-- Nous pourrions lui demander, Monsieur, de ne prétendre point qu' Aben-Hamet est le<br />

dernier Abencérage quand il n'est plus personne qui puisse sérieusement considérer en ce<br />

héros le dernier fils de la tribu.<br />

-- Vous voulez plaisanter, sans doute, ou nous rappeler peut-être par quelque détour, que le<br />

dernier Abencérage a péri comme sous nos yeux. J'entends encore mon cher ami Jean<br />

Pellerin, et vous savez ses quatre vers :<br />

Les dieux s'en vont, s'en vont au trot,<br />

Jeanne se décourage,<br />

Et le dernier Abencérage<br />

Est mort dans le métro .....<br />

Mais Jean Pellerin voulait exprimer seulement, je pense, par ces paroles ailées, que le<br />

romanesque ne pouvait plus que périr au fracas de notre civilisation et, singulièrement, de nos<br />

transports souterrains.<br />

-- Je ne plaisante jamais, Monsieur. Mais je dis que, selon Chateaubriand, lorsque Aben-<br />

Hamet s'embarque à l'échelle de Tunis pour s'élancer vers Blanca, qu'il ignore encore, vingt--<br />

quatre ans ont coulé à tous les sabliers depuis la prise de Grenade. Nous sommes donc en<br />

1516, un an après Marignan, s'il est vrai que Grenade ait succombé en 1492, la même année<br />

que Colomb découvrait l'Amérique.<br />

156


J'ouvris de grands yeux, ou pensai, du moins, les ouvrir devant cet homme qui semblait tout<br />

nourri de vieux calendriers. II continua:<br />

-- Si donc je démontre qu'il existait, un siècle après le voyage d'Aben-Hamet, un autre<br />

Abencérage, nous tomberons d'accord qu'Aben-Hamet ne fut pas le dernier enfant de cette<br />

race illustre. Eh! bien, ce cadet d'Aben-Hamet a parfaitement existé. II a composé des vers<br />

français. II a chanté sa maison de campagne :<br />

Ce n'est rien moins qu'un partisan<br />

Qui fit ces cascades, -- et vive<br />

La nature naïve!<br />

L'art est trop courtisan ...<br />

Vous ne le reconnaissez point?... Il a fait l'un de nos plus fameux sonnets:<br />

-- C'est Benserade! M’écriai-je.<br />

Job, de mille tourments atteint,<br />

Vous rendra ma douleur connue ...<br />

-- Lui-même. Et son nom ne vous éclaire-t-il point? Je n'invente rien. Je n'ai pas d'imagi-<br />

nation, Monsieur; mais ne lisons-nous pas dans Tallemant des Réaux que ce poète était un<br />

Abencérage?...<br />

-- Benserade... Abencérage... me pris-je à murmurer. Il faudrait ici quelque homme docte et<br />

habile- à suivre les mots en leurs variations. André Thérive ferait merveille. Au demeurant, on<br />

se pourrait nommer M. Polonais ou M. Castillan sans être du tout enfant de la Castille ni de la<br />

Pologne. Mais il est du moins vrai que Tallemant a noté dans son ouvrage que Benserade<br />

alléguait qu'il était Abencérage, et comme le petit roman de Chateaubriand n’était point<br />

encore, en ce temps, aux devantures des librairies, on ne saurait accuser le poète d'avoir tenté,<br />

par vain orgueil et fatuité, de répandre une pauvre fable ...<br />

-- Vous y viendrez, me dit mon érudit. J'ai longtemps pesé le problème et j'affirme que le<br />

dernier Abencérage est mort en 1691, alors qu'Aben-Hamet reposait, je pense, depuis plus<br />

d'un siècle, en son tombeau mystérieux sous un palmier près des ruines de Carthage. Je vais<br />

fonder la Société des Amis du dernier Abencérage ...<br />

157


Comme j'ouvrais les yeux, il disparut. Mais les Hisioriettes de Tallemant des Réaux, que je<br />

pris aussitôt dans ma bibliothèque, me dirent que je n'avais point tout à fait rêvé.<br />

158


-- Pourtant, dit M. Lalouette, malgré ce vacarme que vous nous avez peint et que nous<br />

entendons de reste, la poésie parvient, dans Paris, à faire entendre sa musique. Il est en<br />

notre ville deux ou trois cents joueurs de lyre, et certains voient leurs harmonies fort<br />

doctement commentées. On discute, on se bat, on se prend aux cheveux et c'est plaisir de<br />

constater que le tumulte de la cité n'empêche pas les luths les plus modestes d'être ouïs.<br />

Je rentre à peine d'un long voyage aux rives de la Chine et l'on me dit qu'il n'est bruit à<br />

Paris que de Poésie et de Poésie pure, que ce sont deux déesses et qu'elles n'ont point les<br />

mêmes fidèles.<br />

-- L'anti-Boileau est parmi nous, répondit M. Théodore Decalandre. M. Henri Bremond<br />

noircit de nouvelles pages et répand toute son encre sur le secret des Muses et le mystère<br />

qui frémit aux antres, cavernes, bosquets et pelouses du double Parnasse. Poésie, poésie<br />

... C'est line belle fontaine. Certains y peuvent boire. Il n'est point défendu que les autres<br />

en dissertent. C'est un objet inépuisable; il contient tous les autres el, l'on en pourrait<br />

donc discuter durant des années; on ne s'en est d'ailleurs point privé, depuis des siècles, --<br />

depuis qu'il y a des poètes et des amateurs de poésie.<br />

Quel est le cœur de la poésie? D'où jaillissent sa flamme et sa lumière? On avait jadis<br />

coutume de se pencher sur des poèmes pour démêler le secret de leur beauté. Nous avons<br />

changé tout cela. « De quoi, se demandait-on, est fait tel poème?» M. Bremond déclare que<br />

cette méthode a manifestement échoué, et que « depuis le préromantisme, l'esthétique se<br />

tourne d'un autre côté ». Soit! Nous ne demandons qu'à nous tourner aussi, puisqu'on nous<br />

donne quelque espoir de contempler ce soleil qui luit, dit-on, dans notre dos. Mais<br />

encore?... Il convient, nous dit-on, de rechercher « non plus de quoi est fait, mais comment<br />

se fait un poème, en scrutant le mystère, non plus du poème, mais du poète. » Nous allons<br />

donc demander aux poètes de nous confier le secret de leur aventure poétique. Mais la<br />

plupart sont morts, me direz-vous. C'étaient les plus fameux.<br />

Dites-moi où, n'en quel pays,<br />

Gitent Ronsard et Baudelaire .....<br />

Mort les a de chez nous bannis;<br />

Ils ont quitté notre galère .....<br />

-- Mais il nous reste les vivants. Il n'est que de les convier au téléphone.<br />

159


-- Vous n'y êtes point du tout. M. Henri Bremond use d'autre méthode. Et, d'abord, il ne<br />

consent à entendre les poètes que s'ils sont philosophes. Sinon, ce qu'ils nous disent,<br />

touchant leur art, ne doit être ouï qu'à titre de témoignage, ou, plutôt, de simple<br />

renseignement. Le Tribunal appréciera. Il précise cette opinion en disant que l'Académie<br />

des Sciences, si elle ouvrait un débat sur le vol des oiseaux n'y convierait ni les goélands<br />

ni les hirondelles; mais il ajoute qu'elle inviterait « l'oiseau miraculeux qui serait aussi<br />

docteur ès-sciences »; et, -- pour faire bref -- il conclut : « J'aime mieux savoir ce que M.<br />

Bergson pense de la poésie, en soi, que ce qu'en pense Villon. » Nous ne discutons pas. Nous<br />

prenons note. Que fera donc M. Bremond?<br />

Les grands poètes qui sont, en même temps, grands esthéticiens, ne courant point les rues,<br />

vous pensez qu'il va descendre son escalier et s'élancer chez les philosophes de notre temps. Il<br />

n'en est rien; M. Bremond restera chez lui. Renonce-t-il donc à son enquête? Non point; et,<br />

fermant sa fenêtre au bruit des autobus, il va relire les poètes.<br />

-- C'est la vieille méthode ...<br />

-- Vous n'y êtes point du tout. Il va « lire poétiquement les poètes ... » Et il ajoute que « c'est<br />

leur ressembler peu ou prou! ! » -- « Il ne s'agit plus que d'interpréter une expérience<br />

humaine ... dit-il encore. Le mystère du poète, c'est aussi mon propre mystère. » Nous ne<br />

demandons qu'à le suivre en ses méditations - mais il est, je pense, et demeure entendu que le<br />

mystère de la poésie, tel qu'on va nous le révéler -- si l'on nous le révèle, -- c'est le mystère<br />

poétique de M. Bremond.<br />

M. Bremond pose en principe qu'en chacun de nous il y a deux âmes. Entendons-nous bien; ce<br />

n'est que manière de parler, puisque, aussi bien il nous dira au chapitre IX de Prière et Poésie:<br />

« C'est une seule et même âme indivisible. » Mais cette âme a deux aspects; tantôt, elle<br />

raisonne -- et c’est Animus -- et, tantôt, elle possède -- et c'est Anima. II nous faut bien<br />

adopter ce langage, afin de suivre notre auteur. Donc, une seule âme, mais que, suivant la<br />

manière dont elle se comporte, nous pouvons considérer de deux façons; tout de même que<br />

nous dirions, si on nous en donnait licence, qu'un litre d'eau est un poids et qu'il est aussi un<br />

volume, étant entendu que poids et volume sont à ce point liés, à ce point un, en quelque<br />

manière, que si l'on supprime l'un, l'autre, au même instant, disparaît.<br />

Cette fable -- rendons à César ... comme le fait d'ailleurs M. Bremond -- cette parabole, non<br />

point celle du litre d'eau, mais celle d'Animus et d'Anima, -- cette parabole nous vient de M.<br />

Paul Claudel, cœur magnifique et poète barbare, qui en donna le dessin dans un article du 1 er<br />

octobre 1925, « pour faire comprendre (disait-il) certaines poésies d'Arthur Rimbaud ».<br />

Animus, pour lui, c'était l'esprit; Anima, l'âme. Ne discutons point sur les termes; nous<br />

160


sommes d'accord, mais notons que M. Claudel écrivait : « L'âme se tait dès que l'esprit la<br />

regarde.» C'est une lampe qui nous éclairera tout à l'heure.<br />

L'homme, pourrait-on dire, n'est que désir et volupté de connaître ou désespoir de ne connaître<br />

point. Egaré dans l'univers, il veut savoir. Savoir est un mot bien étroit, bien sec, et qui ne<br />

saurait satisfaire qu'Animus, la raison. Mais il veut, en outre, sentir, -- sentir, non point par la<br />

voie des sens, mais se sentir porté au rythme des mondes, sentir qu'il vit, sentir qu'il est selon<br />

ce rythme, qu'il est ce rythme même. Cela est fort obscur, et les mots nous suivent<br />

malaisément dans ces pénombres incertaines. Mais vous entendez bien qu'il s'agit de « définir<br />

l'indéfinissable ». Qui parle ainsi? C'est M. Bremond lui-même et que je commente ici.<br />

A côté de la connaissance rationnelle, il y a donc, si nous le suivons, la connaissance poé-<br />

tique, dont le but obscur et profond est celui que je viens d'indiquer. « Encore une fois,<br />

déclare notre auteur, il ne s'agit pas de vous faire comprendre en quoi consiste l'activité<br />

poétique, mais, au contraire, de vous amener à réaliser l'impossibilité où nous sommes de la<br />

comprendre jamais, puis à déduire -- oh! Très rationnellement -- de celte impossibilité elle-<br />

même quelques lueurs sur l'expérience poétique. » Donc, inutile d'en parler davantage, mais<br />

retenons qu'il s'agit, en quelque manière, d'une possession du monde, sinon de Dieu, -<br />

possession que M. Bremond éclaire au phare des mystiques. L'intelligence, ici, n'a point<br />

accès. Qu'elle reste à la porte avec ses syllogismes. Anima, quand elle est vraiment Anima, il<br />

lui est interdit de « réfléchir, comprendre, raisonner, sentir, agir, parler, écrire ... ».<br />

Qu'Anima goûte le laurier<br />

Qu'au fond des gouffres l'on voit luire !<br />

Anima n'a point d'encrier<br />

Ni de plume pour nous écrire.<br />

Mais, si nous ne savons point ce qu'est la vie d'Anima, ne saurons-nous du moins ce qu'elle est<br />

elle-même, ce qu'est ce moi profond, et de qui nous parlons quand nous parlons de lui?<br />

« Aucune des altitudes par où il se manifeste au dehors ne le définit », nous dit M. Bremond.<br />

II est plus mystérieux que le centaure, l'hircocerf, le jumart, la licorne et l'hippogriffe. C'est<br />

invisible couleuvre et qui glisse aux doigts; et nous ne pouvons que considérer d'un œil<br />

insatisfait et impatient « le noir fossé qui sépare la connaissance rationnelle de la<br />

connaissance poétique. »<br />

161


Mais nous ne quitterons pas ce terrain, sans avoir inscrit sur nos tablettes que, suivant M.<br />

Brémond, Anima est « avant tout, puissance d'aimer», et que, si – « prouesse irréalisable » --<br />

elle se débarrassait de son Animus, il la faudrait, dès lors, classer « un peu au-dessous de<br />

l'instinct des animaux ». Notez bien qu'on la tient pourtant pour la source de la poésie et<br />

rappelez vous le mot de M. Claudel que nous citions tout à l'heure -- et notez encore qu'il ne<br />

nous déplaît point du tout d'entendre proclamer de la sorte cette antique vérité que la poésie<br />

jaillit de nos nappes les plus profondes, -- de ces nappes que certaines personnes se plaisent à<br />

nommer les plus basses, et qui sont le réservoir de nos sentiments les plus délicats, de nos<br />

pensées les plus lumineuses, de nos actes les mieux colorés d'azur -- comme de ceux aussi<br />

qui gardent la lourde odeur de la terre. Ah! Frappe-toi le cœur ... Les grandes pensées<br />

viennent du cœur ... Mais où sont nos amis Musset et Vauvenargues!<br />

Bref, cette connaissance, cette expérience poétique, dont on ne nous enseigne quasi rien,<br />

sinon qu'elle est informulable, c'est la lyre du poète. Il n'est plus que d'en jouer.<br />

Mais comment le poète nous conterait-il ce qui lui est arrivé; j'étais là; telle chose m'avint...<br />

puisqu'au sortir de l'antre, notre héros ne porte au cœur que la mémoire d'une fête dont le<br />

propre est qu'on n'en puisse faire le compte-rendu? « Informulable », vous dis-je.<br />

C'est ici qu'intervient la fable du courant électrique. Ce courant, M. Bremond, depuis son<br />

discours académique, l'a retrouvé dans un article de Charles Magnin que publia la Revue des<br />

Deux Mondes le 1 er décembre 1833. Quelle est cette parabole, selon Prière el Poésie?<br />

Le poète, nous dit M. Bremond, ne peut pas traduire, mais il peut communiquer son<br />

expérience.<br />

Expliquons-nous, à notre manière : le poète est une pile. Une pile ne parle pas et n'écrit point.<br />

Mais que cette pile soit munie d'un fil de cuivre, si vous touchez le fil de cuivre, vous recevez<br />

un choc. Ce choc ne s'est pas adressé à votre raison; la pile n'a pas traduit rationnellement le<br />

secret de son être: elle vous l'a communiqué. C'est ce que veut dire M. Bremond.<br />

Si le poète est une pile, qu'est-ce que son fil de cuivre? C'est le langage; ce sont les phrases,<br />

ce sont les mots; et c'est ici que nous allons toucher à la magie.<br />

La poésie se communique, dit M. Bremond, par « l'intermédiaire quasi-magique des mois ».<br />

Pourquoi magique? Direz-vous; el1e fait comme tout le monde, comme l'orateur, comme le<br />

conducteur d'autobus et le crieur de journaux; comme je fais en ce moment... Vous n'y êtes<br />

encore point du tout. Si elle emploie des mots, c'est qu'el1e ne peut faire autrement -- nous<br />

sommes logés à la même enseigne, -- c'est qu'elle ne dispose d'aucun autre moyen de toucher<br />

nos yeux ou nos oreilles pour atteindre ensuite nos cœurs. Mais ils ne sont que son fil<br />

conducteur. Est-ce le cuivre du fil ou bien si c'est le courant, tout à l'heure, qui vous a fait<br />

162


frémir? C'est le courant; et les mots ne sont ici que le porte courant d'Anima: « Elle a le secret<br />

de les associer tels quels à son activité propre, de leur transmettre ses propres vibrations, de<br />

leur insuffler sa propre vie ». Si le poète écrit néflier, cela veut bien dire néflier ; le poète<br />

n'enlève rien aux mots « de ce qui fait leur substance, à savoir la propriété de représenter des<br />

idées » ; mais il importe assez peu ... Néflier, comme le cuivre, permet au courant de passer;<br />

troène pourrait être de paraffine. Il est des mots isolants; il est des mots conducteurs; et à<br />

Ceux-ci le poète imprime « une vertu nouvelle, qui ne leur appartient pas en propre, que nulle<br />

convention ne pourrait leur assigner. Vertu que nous appelons magique, soit pour la<br />

distinguer de la vertu naturelle des mots, soit pour symboliser l’étrange pouvoir que le poète<br />

leur confère, ce pouvoir de rayonnement, de contagion qui fait qu'à entendre ces mots, nous<br />

nous trouvons soudain, non pas seulement enrichis des idées que ces mots transmettent, mais<br />

remués dans nos profondeurs ». C’est Anima qui est émue par une autre Anima: les discours<br />

d'Animus ne sont qu'un téléphone.<br />

On discuterait longtemps et volontiers cette hypothèse, car ce n'est qu'une hypothèse et qui est<br />

parée des colorations charmantes d'une bulle de savon au clair de lune. On demanderait pour-<br />

quoi seules les phrases, qui peuvent satisfaire la raison, peuvent aussi conduire le courant.<br />

-- Eh! Eh! fit M. Lalouette.<br />

-- Comme vous le dites; et il y faudrait un autre livre; mais qui nous empêche de considérer<br />

que c'est le sens des vers, leur signification rationnel1e qui est d'abord émouvante? Qu'est-il<br />

besoin d'aller chercher du mystère là-dessous; -- il peut être ailleurs; et connaissez-vous un<br />

seul beau vers et qui vous touche, sans qu'un dictionnaire ne puisse rendre compte de votre<br />

émotion? Nous l'avons montré naguère, à propos de l'un des vers les plus fameux de<br />

Malherbe:<br />

Et les fruits passeront la promesse des fleurs;<br />

et ne serait-il pas plus simple, et ne viendrait-on pas sans peine à bout de prouver que si le<br />

poète emploie les mots de tout le monde, --<br />

163


Beaux vers français, avec les mots de tous les jours; je vous l'ai déjà dit, -- il en use de telle<br />

sorte qu'il leur redonne leur sens plein, le sens qu'ils avaient quand ils étaient jeunes, quand ils<br />

n'étaient pas encore monnaies usées qui passent au comptoir de nos propos, sans qu'on ait, au-<br />

jourd'hui, à prendre la peine de les considérer longuement, tant on les connaît, ou croit les<br />

connaître. Le mot pommier ne vous émeut guère, si vous l'entendez au hasard de la<br />

conversation; mais l'art du poète est de le situer de telle façon que vous ayez un pommier<br />

devant vous, un pommier vert, avec de belles pommes rouges, dans une lumière parfumée où<br />

chantent mille oiseaux. Le mot pommier n'est point ce signe sec et vain par lui-même, ce sou<br />

de cuivre: il devient, en quelque manière, un véritable pommier, avec des branches, du<br />

feuillage et des fruits.<br />

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu,<br />

Mal1armé le disait et sur ce point, sans doute, il avait raison. C'est là qu'est la puissance du<br />

poète, qui est de rajeunir les mots et de faire épanouir cette vie qui est enfermée en eux. Il<br />

remet, en quelque sorte, les choses dans les mots; et les mots en sont si gonflés qu'ils éclatent<br />

sous les yeux du lecteur et laissent se répandre sur sa table le spectacle de l'Univers.<br />

-- L'Anti-Boileau, disiez-vous.<br />

-- L'Anti-Boileau! Et je n'avais point tort de le dire, quand je pense encore que M. Bremond<br />

vient de lancer sur Paris et les provinces, deux livres où il pense avoir enfermé ses doctrines<br />

touchant les Muses qui ont accoutumé de danser et de rêver sous les arbres fleuris, comme<br />

aux forêts d'octobre.<br />

Doctrines heureuses, en ce sens qu'elles offrent mille cibles aux flèches des bons archers. Les<br />

dards volent de toutes parts; l'air en est obscurci et il faut louer notre temps, qui n'est pas si<br />

barbare qu'on le craint, et qui s'anime et se positionne dès qu'on lui parle de poésie.<br />

-- Et dès qu'on lui parle de grammaire, murmura M. Lalouette.<br />

-- On croyait que les lyres étaient mortes; on le proclamait volontiers; mais il n'est que de<br />

parler d'elles, pour que mille champions plongent aussitôt leurs plumes dans l'encrier et vident<br />

leur carquois.<br />

-- Admirable sujet de peinture murale!<br />

-- Il est, je l'avoue, fort mal aisé de disserter des ouvrages de M. Bremond. Il les faut d'abord<br />

lire ... Il les faut relire encore, et le crayon à la main, pour ce que sa pensée est tellement si-<br />

nueuse et se dérobe si bien, qu'à l'intant qu'on la pense tenir, elle est à cent toises de vos<br />

doigts. Elle semble parfois, et de page en page, être au point de se contredire et de montrer<br />

164


plusieurs visages; et ces livres à la main, on pense fouler une prairie tout envahie de<br />

monstrueuses anguilles. Elles glissent sous vos semelles, cependant que vous tournez les<br />

feuillets, et vous mettent en grand danger que vous tombiez assis dans l'herbe pour la joie de<br />

M. Bremond.<br />

Il jongle; inlassablement, il jongle avec un javelot, une épingle et une noix. La noix vole,<br />

retombe, s'envole encore. Cette noix, c'est la poésie. Il ne l'ouvre point.<br />

Il ne l'ouvrira jamais. II déclare qu'on ne la pourra jamais ouvrir, ou du moins, et pour être<br />

plus précis, il affirme que cette coquille résiste aux pinces les plus solides, aux canifs les plus<br />

aigus de la raison. On ne peut que jongler avec elle.<br />

Il est, au demeurant, fort habile jouteur et opiniâtre. On lui voudrait, en certains temps, rendre<br />

les armes. Puis-je, sur ce propos, vous conter une historiette ?... Il m'arriva, ces jours derniers,<br />

et dans Candide, de consacrer une étude à ses nouveaux ouvrages. J'avoue que ce n'était point<br />

pour les louer. La semaine suivante, on voyait, au même endroit, un placard de publicité,<br />

comme on parle, où, sous le nom de M. Bremond et sous le titre de son traité, on pouvait lire<br />

l'une des phrases de mon article, -- celle-ci : « On voudrait, pour commenter ce livre, noircir<br />

tout un volume, tant la matière est riche. » Et les badauds de rire. Je le pense, du moins; et je<br />

vous confierai que j'ai moi-même beaucoup ri. J'aime l'habileté, même si elle dirige ses<br />

flèches vers mon encrier. -- Bien joué, me disais-je; et si l'on veut étayer une muraille, il est<br />

fort profitable de prendre une poutre au pavillon de l'adversaire. Les poutres étaient, à<br />

l'accoutumée, de bois; mais le diable porte pierre, dit-on; et c'est tout un. J'étais le diable, en<br />

cette affaire.<br />

Mais cette phrase, dont on s'est fait un étendard, pensez-vous que je la veuille nier et renier?<br />

Point du tout! Je vous prie seulement que vous la relisiez. Que dit-elle? Elle dit, et ne dit point<br />

autre chose, que, dans son ouvrage, M. Bremond a traité d'une matière fort riche. Je suis prêt à<br />

le dire et redire encore, puisque aussi bien, il a traité de poésie, et vous conviendrez, sans<br />

doute, que la poésie est l'un des moins pauvres objets du monde; et le problème était de savoir<br />

comment, cette matière, M. Bremond l'avait traitée sur ses fourneaux, dans ses cornues, pour<br />

la distiller enfin au serpentin de son alambic. Car il est permis à tous les hommes de parler de<br />

poésie et de ciseler les métaux précieux; mais l'essentiel est de savoir comme ils en parlent et<br />

comme ils les cisèlent, - quelle que puisse être d'ailleurs leur allégresse quand ils contemplent<br />

le résultat de leurs travaux, les enfants de leur verve et les œuvres de leur dialectique et de<br />

leurs ciseaux. Leur allégresse ... « c'est le contentement que doivent attendre même les<br />

mauvais ouvriers, en maniant une bonne étoffe. » Vous vous rappelez cette phrase. Sainte-<br />

165


Beuve déjà l'a citée; elle est dans line lettre que Du Plessy-Mornay adressait à Du Bartas.<br />

Vous n'ignorez plus en quel mépris M. Bremond tient les sentiments et les idées, j'entends en<br />

poésie. Ce ne sont pour lui que des véhicules. C’est le train des équipages d'Anima.<br />

Si vous habitez Bordeaux et que je veuille aller vous voir, pour ce que vous êtes mon ami, je<br />

monte en wagon. Cette voiture m'apporte jusqu'à vous, mais nul ne prétendra jamais qu'elle<br />

soit un organe essentiel de notre amitié. De même, notre amie la poésie -- la Poésie Pure! --<br />

vient à nous sur les roues des idées et sur les banquettes des sentiments. Idées et sentiments la<br />

transportent; ils n'ont point d'autre office.<br />

Vous me répondrez, je pense, car vous n'aimez point à chasser le jaguar avec un filet à<br />

papillons, vous me répondrez, dis-je, que si d'un poème nous supprimons les sentiments et les<br />

idées, il ne reste plus rien qu'une page blanche; qu'on chercherait vainement sur la candeur de<br />

la feuille un grain de poésie; et qu'il faudrait, peut-être, de cet événement déduire que la<br />

poésie n'est point chose si distincte des sentiments et des idées, puisqu'en les expulsant, on<br />

l'expulse du même coup; -- tandis que je puis bien ne prendre pas le train pour me rendre<br />

auprès de vous, notre amitié n'en subsistera pas moins, ce qui tendrait à montrer, et je l'ose à<br />

peine avancer, que l'amitié est beaucoup plus distincte des wagons que l'art des Muses ne l'est<br />

du sens que nous donnons aux mots.<br />

Vous allez me dire que mon langage est bien singulier, mais il vous paraîtrait moins étonnant<br />

si vous relisiez les ouvrages de M. Bremond. Il ne parle que par images. C'est un poète ...<br />

Je vous avouerai qu'il n'a pas accroché la poésie -- la Poésie Pure - derrière une locomotive.<br />

II ne l'a point fait rouler sur des rails; mais il a pensé, comme je vous l'ai confié tout à l'heure,<br />

qu'elle suivrait plus volontiers un fil électrique.<br />

Que la poésie coure le long d'un fil et que ce fil soit formé de l’alliage des sentiments et des<br />

idées, ou des mots qui les représentent -- nous le voulons bien croire. Nous serions heureux<br />

pourtant qu'on nous le démontrât; car, si l'on nous dit que les poètes, en tant que poètes, sont<br />

inaptes à prouver, on ne nous dit point, au contraire, que la critique soit inhabile à manier les<br />

armes de la raison. Nous errons donc aux chariots capricieux de l'hypothèse et de l'aventure.<br />

II ne vous a point échappé que M. Bremond a mis toute sa tendresse en cette poésie -- la Poé-<br />

sie Pure -, si mystérieuse et si secrète que personne n'a jamais vu le bout de son aile. Ne me<br />

faites point blasphémer! Je sais fort bien qu'il est un mystère en poésie et qu'une poésie sans<br />

mystère, c'est une amphore vide, un vase creux -- et, partant, fort aisément sonore. Mais ce<br />

mystère, éclairé à l'électricité, ne m'enchante guère.<br />

166


-- Quel est ce mystère, selon M. Bremond? Je ne le sais pas. II ne le sait pas davantage. Ce<br />

n'est pas une épigramme. Loin de moi la pensée d'un si coupable attentat; mais n'est-ce point<br />

lui-même qui insiste sur l'impossibilité où nous sommes de comprendre jamais en quoi<br />

consiste l'activité poétique? C'est la noix qu'il n'ouvrira point.<br />

Eh! Si nous ne pouvons pénétrer ce mystère, ce dont je doute -- il n'est plus que de chanter de<br />

beaux vers, et non plus de gaspiller encre et papier à commenter leur inconnaissable secret!<br />

C'est la logique même. Vous occupez-vous de labourer les champs de la lune ou de pêcher les<br />

carpes aux fleuves de Sirius? Quel savant se peut attacher à trouver la solution d'un problème<br />

insoluble, - j'entends que le savant dit lui-même insoluble? Et là-dessus, ce mystère clos étant<br />

l'essentiel -- ce qu'on 1ui concède de bon cœur -- comment notre critique aimerait-il Boileau?<br />

Ce Boileau!.... Un régent, qui ne parle que de règles, qui traite des trois unités, de la péripétie,<br />

des limites de la satire, de la rime et de la raison, de la cadence, de l'hiatus et de la césure!...<br />

Beau potage, en effet, qui nous est servi là, quand on ne nous devrait entretenir que de<br />

l'inspiration et de ce feu qui couve en nous et qui se veut répandre dans tous les cœurs de<br />

l'Univers par le truchement des oreilles! Ce Boileau, on dirait un zingueur. II ne parle que de<br />

canalisations et de creux cylindres de fer mis bout à bout. Que ne nous chante-t-il le torrent et<br />

sa source prodigieuse? Car, enfin, s'il n'y avait point de torrent, de quoi serviraient vos tuyaux,<br />

pauvre homme? Ils n'enfermeraient plus que du vent! Allez, allez rêver dans le jardin<br />

d'Auteuil!<br />

-- Mes tuyaux, répondra le satirique, je les préfère peut-être à votre fil de cuivre. J'ai fait un<br />

art poétique. Ai-je nié, dès l'abord, le mystère de la poésie? De quoi m'accusez-vous? N'ai-je<br />

senti du ciel l'influence secrète? N'en ai-je point parlé? Si certes, et vous l'avez marqué<br />

d'ailleurs en votre ouvrage. Mais devais-je donc en parler tout au long de mon poème, quand<br />

vous dites, vous-même, qu'on n'en peut rien savoir? Qu'en aurais-je pu dire? Et l'on me doit<br />

gré, sans doute, de n'avoir pas entassé, pages sur pages et chapitres sur chapitres, autour de ce<br />

mystère que tous les éclaircissements ne peuvent éclaircir, à vous entendre. Je n'aime point à<br />

parler de ce que j'ignore. C'est temps perd u pour tout le monde, pour le lecteur comme pour<br />

l'écrivain.<br />

Mais la poésie est une chose et l'art poétique en est une autre. Il est mille cœurs qui sont<br />

gonflés d'un sentiment superbe; est-ce à dire qu'ils sachent faire des vers? J'ai un chien, sous<br />

mes chèvrefeuils, qui est parfois comme ivre de bonheur ou de courroux : il est quasi inspiré.<br />

Je l’écoute : il aboie. Vous vous moquez de mes tuyaux; mais n'est-ce point par eux que<br />

l'inspiration peut descendre du poète dans la ville? Ou bien faut-il que le poète aboie? Ce<br />

serait poésie pure et barbarie. Ce serait beau spectacle aux antres du Parnasse. Et, vous-même,<br />

167


quand vous parlez de votre fil électrique, ne me donnez-vous pas raison? Suivant les mots,<br />

dites-vous, le courant passe ou ne passe pas. N'y a-t-il donc pas un art de choisir les mots et de<br />

les lier et ne faut-il pas dès lors se soucier de l'hiatus et de la césure; et devais-je composer<br />

autrement mon art poétique?<br />

Vous avez pris soin de noter, car vous entendez l'anglais, que Keats avait d'abord écrit :<br />

et qu'il écrivit ensuite:<br />

A thing of beauty is a constant joy;<br />

A thing of beauty is a joy for ever.<br />

Et vous dites que le second vers est incomparablement plus beau. Certes! Mais on n'a fait que<br />

changer quelques sons. Le courant passe mieux, sans doute; et c'est celui de la pensée. On ne<br />

nous offre, si je l'ose dire, qu'une correction matérielle; et me pourrez-vous donc reprocher<br />

encore de m'occuper, selon ma coutume, de la forme des vers et de l'art de les bien composer?<br />

Ce n'est pas un jeu chinois. C'est un art où la dignité de la pensée est engagée et qui, s'il<br />

réussit, permet aux âmes de communiquer entre elles. Vous avouerez que l’on s'en peut bien<br />

soucier; et, n'avez-vous pas écrit que « le poète, en tant que poète, n’a q’un souci: rencontrer<br />

l'heureuse disposition de mois qui fera passer le courant. Disposition de mots ... Eh! Oui,<br />

c'est l'un des grands secrets de la poésie; et j'ai tenté d'y promener cette petite lampe que je<br />

tenais d'un poing solide. Car il importe que les vers soient bien faits, comme il importe que les<br />

murailles soient verticales et les billards horizontaux.<br />

J'entends d'ici des murmures, des cris. On me va dire que je suis défenseur d'une poésie morte,<br />

immobile et carrée, et l'on fondera pour me confondre, le parti de la poésie frissonnante et du<br />

billard vivant, dont le tapis vert ondule au caprice des brises parfumées.<br />

Je n'en démordrai pas. L'inspiration, -- usons de ce mot commode -- l'inspiration est tout,<br />

certes; et qui Je nie? Mais, seule, elle n'est rien. Comme vous l'avez écrit vous-même, les<br />

visites de la Muse sont fréquentes -- « et même aux plus médiocres. A ceux-ci, en effet,<br />

ordinairement, ce n'est pas l'inspiration qui manque, mais le talent ou la vertu ». C'est fort<br />

bien dit, et il n'est pas d'homme, je pense, qui n'ait ses désespoirs, ses extases et ses<br />

mélancolies. C'est richesse commune, et lui-même mon chien n'en est pas dépourvu. Mais<br />

ces bouillonnements de l'esprit et du cœur, et ces langueurs, il les faut faire passer en<br />

d'autres âmes. Sera-ce par des cris et par des aboiements? Je ne le pense guère, ni vous, ni<br />

168


personne; et c'est là, en ce point précis, qu'intervient mon art poétique.<br />

L'inspiration, c'est la vendange foulée et dont l'odeur nous fait tourner la tête et chavirer<br />

l'esprit. Mais il la faut mettre en bouteilles, si l'on veut qu'aux villes lointaines et aux<br />

années futures, les hommes boivent le bon vin. J'enseigne comme il faut fabriquer les<br />

bouteilles, et, sans mon secours, nous n'aurions plus que le spectacle mélancolique et vain<br />

d'une pourpre qui ruisselle sur le sol parmi les grappes écrasées, et qui pourrit dans le<br />

vent tiède des automnes.<br />

Le bruit des autobus ébranlait les croisées.<br />

-- Il faut la vigne et la bouteille, dit M. Decalandre; il faut la bride et le cheval.<br />

Un instant, il rêva; puis bourrant sa vieille pipe:<br />

-- La poésie pure, murmura t-il, c'est comme l'amour pur.<br />

-- Et l'amour pur? demanda Mme Baramel.<br />

-- C'est celui qu'on ne fait pas.<br />

169


EN RÊVANT A P.-J. TOU<strong>LE</strong>T<br />

OU<br />

<strong>LE</strong> TEMPS DE NAGUÈRE<br />

ET, DEJA, DE JADIS<br />

170


A HENRI MARTINEAU<br />

Directeur du Divan.<br />

Il faut, mon cher ami, que je te demande d'accepter la dédicace: de cet ouvrage qui n'est<br />

qu'une manière de caprice, d'arabesque, de guirlande.<br />

Dès qu'on rêve à un poète, on en évoque un autre, et puis un autre; et il se faut faire quelque<br />

violence pour les empêcher de se réunir tous autour de l'encrier. Pensant à commémorer<br />

Toulet, pouvais-je aussi ne point penser à d'autres commémorations? C'est ainsi que tu verras,<br />

dans ces pages, Molière, d'accord avec les médecins; Vigny, chantant la valse et « son<br />

sphérique empire » ; Raoul Ponchon à cheval sur un bouc; Léon Vérane, menant la danse des<br />

Muses au bord des Méditerranées; Charles Derennes, allongeant un sonnet et corrigeant une<br />

épigramme; que sais-je encore? Et tu y verras, enfin, Toulet.<br />

Tu as été son ami et tu es le mien, et depuis longtemps. Je t'offre donc ces pages. Mais<br />

n'allons-nous pas nous attendrir? Ce n'est point encore l'heure; et pour que s'envole cette<br />

mélancolie, qui sur nous se poserait si nous songions aux années de naguère et de jadis, je te<br />

veux, tout de suite, chanter la chanson de ta barbe.<br />

Te rappelles-tu les compagnons de Tarbes qui, à considérer cette sombre toison dont s'ornait<br />

ton visage, te prenaient, en ton beau voyage aux Pyrénées, pour M. Taine; et ce menton, pareil<br />

à quelque astre éclatant, que tu nous découvris ensuite aux rives de la Seine? Cette barbe<br />

abolie ne méritait-elle pas une manière de chant funèbre? Je chanterai donc:<br />

Bacchus, c'est en vain que tu bois;<br />

Tes ivresses sont mensongères;<br />

Pleurez au silence des bois,<br />

Pleurez, déesses bocagères,<br />

Et ne pensez plus au plaisir:<br />

Mardi, la semaine dernière,<br />

On a vu couper du vizir<br />

La chevelure mentonnière.<br />

171


Ciel ! Aux approches de l'hiver,<br />

L’ébène tombe sous le fer.<br />

Le bouc, quand il court au cytise,<br />

N'agitait si noir ornement;<br />

Paris, Coulonges-sur-l'Autize<br />

S'affligent de l'événement.<br />

Et que diront les gens de Tarbe?<br />

Mais j'entends leur voix dans le vent:<br />

-- « Si Martineau coupe sa barbe,<br />

C'est pour rembourrer le Divan! ... »<br />

Et, maintenant, viens avec moi; M. Théodore Decalandre nous attend en son ermitage.<br />

172<br />

T. D.


Comme je poussais la porte, je découvris, dans son grand fauteuil, M. Théodore Decalandre.<br />

Il tenait sur les genoux un livre ouvert.<br />

-- C'est Mon Amie Nane, dit-il, et c'est l'un des ouvrages de P.-J. Toulet que je préfère; et<br />

voyez, j’ai fait relier, entre les pages de ce roman, toutes les lettres de Toul et, -- celles du<br />

moins qui me restent; car, les autres, elles sont en des tiroirs obscurs, en des liasses de papiers<br />

que je ne feuilletterai jamais plus, sans doute. Elles sont quasi égarées. N'avons-nous pas tous<br />

ainsi des trésors cachés et comme perdus au fond de vieilles armoires : lettres d'amis, lettres<br />

d'amour et boucles de cheveux? Mais il faudrait une semaine pour mettre quelque ordre dans<br />

ce poudreux et charmant tohu-bohu; -- et pour quoi faire? ... On retrouverait, nous<br />

retrouverions tous ainsi des papiers fanés, des rubans, des voilettes. « A qui pouvait être ce<br />

gant? Murmurerions-nous, et je me rappelle que le jour qu'on m'en fit don, je pensai n'oublier<br />

jamais la main qui me l'abandonnait ... » Souvenir, souvenir ... Mais on l'a déjà dit. On a déjà<br />

dit ce mot; on l'a déjà répété et l'on a même ajouté: « … que me veux-tu. L'automne… »<br />

Et je donnais, ce matin, ici, tout seul, une petite fête en l'honneur de P.-J. Toulet. C'est ainsi<br />

qu'à l'accoutumée, je commémore mes amis, mes amis d'autrefois, ceux que je ne rencontre<br />

plus aux chemins de cet univers où les autobus font plus de bruit que les lyres. Il y a Toulet; il<br />

y a Jean-Marc Bernard; il y a Jean Pellerin; il y a Emile Despax ... Je ne suis pas très gai et je<br />

vous remercie d'être venu me voir.<br />

Au demeurant, je suis fourbu, et vous imaginez mal ce que peut être le métier d'un poète à<br />

Paris.<br />

-- Les joueurs de lyre passent pour n'être point accablés de besogne. On le dit, du moins, sous<br />

les ormes de la province.<br />

-- Dieu vous entende, mon bon ami, ou Dieu, s’il veut, entende ceux qui le disent et dont vous<br />

nous l'apportez les propos que j'ai quelque raison de connaître déjà. Oui, je sais, on nous tient<br />

volontiers pour d'aimables paresseux! Mais pourquoi tenterions-nous de dissoudre cette<br />

légende? Laissons croire, sans nous mettre plus en peine, que le lieutenant de gendarmerie de<br />

Mauléon, le fabricant de sandales de Bayonne et le juge suppléant de Saint-Palais sont plus<br />

occupés, comme on parle, que ne l'étaient Baudelaire, Théophile ou leurs disciples. Il<br />

convient de laisser au monde quelque illusion et qu'il pense que les poètes chantent comme<br />

peupliers à tous les vents qui passent et sans plus de peine. Révérence parler, on nous tient<br />

pour des phonographes : sur le disque de la vie, nous appuyons le cornet de l'art poétique, et il<br />

n'est que d'avoir tourné la manivelle… C'est un peu plus compliqué.<br />

-- Et votre soirée d'hier?<br />

173


-- Eh! C’est bien elle dont je me trouve fourbu, comme je vous le disais tout à l'heure. Tandis<br />

que, ce matin, je pensais revivre une heure avec Toulet, je devais hier faire parler Molière<br />

devant quelques centaines de personnes et pour deux fois plus d'oreilles délicates. Molière ...<br />

C'est mon éminent ami M. Lucien Corpechot qui avait entrepris de me faire monter à ce mât<br />

fort bien savonné. A quel propos, je vous le demande? C'était un spectacle au bénéfice de la<br />

Faculté de Médecine. Faire revivre Molière -- si l'on ose y songer -- devant des médecins et<br />

pour des médecins ... C'était un casse col! Mais je vous avoue que, dès l'abord, et malgré ma<br />

barbe blanche, qui me devrait inciter à quelque sagesse, l'obstacle me ravit. Je n'eus plus que<br />

la pensée de le franchir et non pas de passer à coté.<br />

Si bien qu’hier, et que n’étiez-vous près de moi pour me donner quelque courage? En cet<br />

hôtel du faubourg Saint-Honoré, Molière entrait en scène c'était M. de Féraudy -- et, devant<br />

tous nos fils spirituels d'Hippocrate, qui disait oui, et de Galien, qui disait non, répandait ces<br />

paroles que je vous demande d'ouïr avec indulgence:<br />

Ah! De grâce, que me veut-on,<br />

En ces lieux où l'on voit régner la médecine?<br />

Ne cachez-vous quelque bâton?<br />

Est-ce Molière ici, ce soir, qu'on assassine?<br />

L'allez-vous étouffer sous le poids des coussins<br />

Et contemplerez-vous sa mort avec délice?<br />

Pour ce qu'il a jadis raillé les médecins,<br />

Le va-t-on conduire au supplice?<br />

Pour Molière, Messieurs, ne soyez pas cruels<br />

Et n'aiguisez point vos lancettes ...<br />

Je sais les hommes que vous êtes,<br />

Paternels, patients, doctes et ponctuels.<br />

Ne songez pas à glisser dans mes veines<br />

Pour me punir le fer ni le poison;<br />

Vous qui chérissez la raison,<br />

Vous savez que colère et rancune sont vaines.<br />

Poursuivrez-vous un vieil auteur?<br />

Non! Poursuivant votre carrière,<br />

Versez des torrents de lumière<br />

Sur ce fameux blasphémateur.<br />

174


Comment ?... N'entends-je pas crier au plagiaire?<br />

Justes cieux! Ai-je l'air de quelque bouquetière<br />

(Puisque la bouquetière en son petit panier,<br />

Offre l'œuvre du jardinier)?<br />

Est-ce encore une cause à vous mettre en colère?<br />

Vos tonnerres, Messieurs, n'ont-ils assez tonné?<br />

Voulez-vous m'embarquer dans une autre galère,<br />

Alors que Bergerac lui-même a pardonné?...<br />

-- J'ai compris, cria Mme Baramel, qui venait d'entrer, accompagnée de M. Philippe<br />

Lalouette. Mais poursuivez de grâce ... Lui-même a pardonné ...<br />

-- Si nous nous transportons à dix vers en arrière,<br />

Au point où je chantais, faisant l'imitateur:<br />

« Versez des torrents de lumière<br />

Sur ce fameux blasphémateur »,<br />

Ne suis-je pas fort à mon aise<br />

Et ne dirai-je pas que mon texte est tout neuf,<br />

Si je suis mort en seize cent soixante treize,<br />

Et si Lefranc de Pompignan, ne vous déplaise,<br />

N'a vu l'azur que l'an dix-sept-cent-neuf!<br />

Messieurs, chassons les impostures;<br />

Elles ne sauraient vivre au cœur des médecins,<br />

Et ne m'accusez plus d'avoir fait des larcins<br />

Aux hommes des races futures!<br />

Ou bien, dites qu'Homère a pillé Chapelain,<br />

Que Corneille a pillé Voltaire,<br />

Que Virgile ... On pourrait ainsi, jusqu'à demain,<br />

Poursuivre, et mieux est de se taire,<br />

Et de couper la fin de ce discours<br />

D'où la sagesse se retire:<br />

Sur telles affaires toujours<br />

Le meilleur est de ne rien dire.<br />

175


A dire vrai, là-bas, sous l'ombrage éternel,<br />

Parmi les vers luisants des tièdes asphodèles,<br />

Le soir, allumant nos chandelles,<br />

Nous causons doucement, sans rancune et sans fiel.<br />

Esculape sourit en lisant mon théâtre;<br />

Nous ne songeons guère à nous battre;<br />

Et quelques médecins que j'ai fort mal traités,<br />

De mes vers aujourd'hui se montrent enchantés.<br />

Oui, là-bas, l'atmosphère est telle;<br />

Un air doux y calme les cœurs;<br />

II n'est ni vaincus ni vainqueurs,<br />

Et ces Messieurs, s'ils font les harangueurs<br />

Jugent que j'ai surtout raillé leur clientèle.<br />

-- « Monsieur, me disait ce matin<br />

Diafoirus, il est certain<br />

Que cet Argan fut un pauvre homme ...<br />

Combien de grains de c:d faut-il mettre en un œuf?<br />

Disait-il pour rimer, j'eusse répondu neuf;<br />

Mais de la rime, en prose, on doit être économe,<br />

Et le Malade Imaginaire n'est en vers ...<br />

Je répondis: - Six, huit, dix, par les nombres pairs<br />

Honnêtement, que pouvais-je répondre,<br />

Si je voulais montrer quelque pitié<br />

A cet Argan, plus naïf qu'à moitié,<br />

Dont la sottise avait de quoi confondre? ... »<br />

-- « Vous avez fait rire Paris<br />

Jusqu'au point qu'il rompit sa rate,<br />

Me disait un autre Hippocrate;<br />

Mais de vos traits je sais le juste prix;<br />

Et si certains de nous se mirent en colère,<br />

Au temps que les berçait la terrestre galère,<br />

En leur fureur c'est qu'ils s'étaient mépris.<br />

176


Leurs mots grecs et latins dont riait le parterre,<br />

Avaient-ils donc pensé qu'ils guérissaient les maux?<br />

Non certes! Mais ces mots évoquent un mystère,<br />

Une force étonnante, un pouvoir salutaire ...<br />

Le malade va mieux dès qu'il entend ces mots.<br />

Il songe: « Mon docteur est un très savant homme,<br />

Et je prends confiance à son docte examen;<br />

Débordant du savoir de la Grèce et de Rome,<br />

On le verra guérir mon moderne abdomen. »<br />

Dire vival, est-ce méthode meurtrière<br />

Et le propos d'un assassin?<br />

Enfin, de qui rit-on, mon cher Monsieur Molière,<br />

Du malade candide ou bien du médecin? »<br />

Ainsi nous conversons par les Champs Elysées;<br />

Pelouses n'y sont point de larmes arrosées;<br />

On n'y dispute plus, tout le monde est d'accord,<br />

Et les vivants sur nous pourraient prendre modèle.<br />

Mais, même en cette paix, ma mémoire fidèle,<br />

Trop fidèle, s'éveille et me rappelle encor<br />

Comme se vit un soir ma verve refroidie.<br />

Hola ! Messieurs les médecins,<br />

Encor que mon esprit n'ait pas d'affreux desseins,<br />

Suis-je pas mort de maladie?...<br />

Vous me direz qu'en vain l'on eût pu me guérir,<br />

Qu'un malade sauvé, quoi qu'on fasse ou qu'on die,<br />

Doit bien, quelque autre jour, se résoudre à mourir ...<br />

Pardonnez-moi ... Je suis heureux dans les cieux calmes<br />

Où tous les braves coeurs se retrouvent amis,<br />

Où les discords, sans opium, sont endormis,<br />

Où l'on n'échange plus qu'aménités et palmes.<br />

Nous sommes bien, là-bas, loin du vacarme affreux.<br />

Les tourments sont finis, les peines disparues,<br />

Loin de vos toits et de vos rues<br />

177


Que de lourds autobus se disputent entre eux!<br />

Ah ! Messieurs, pourquoi le malade<br />

Tremble-t-il d'aller au tombeau?<br />

Quoi de plus doux que de partir en promenade,<br />

Des mains d'un bon docteur pour un séjour si beau?<br />

J'ai terminé. Je vais reprendre le nuage<br />

Dont le soleil couchant fait un fiacre doré,<br />

Nuage qui m'attend pour finir mon voyage<br />

Dans le faubourg Saint-Honoré.<br />

Adieu, Messieurs; Mesdames, mes hommages ...<br />

Je regagne la paix des célestes ombrages<br />

Où rient Diafoirus et le vieux Galien.<br />

De mon petit discours penserez-vous du bien?<br />

Je parlais autrement lorsque j'étais en vie.<br />

Quand on est mort, parfois l'on manque de génie ...<br />

-- Ce que j'aime le mieux, déclara Mme Baramel, c'est le dernier vers.<br />

-- C'est un compliment cruel et que j'ai bien mérité, répondit M. Decalandre.<br />

-- Mais quoi! Fis-je, est-ce pour ces seuls vers qu'on vous trouve fourbu?<br />

-- Ah! Mon bon ami, quelle soirée! S'il n'y avait eu que ce faux Molière! Quand j'eus pêché<br />

dans mon encrier cette manière de harangue, je pensais mon rôle achevé. Point du tout! M.<br />

Lucien Corpechot, qui est le diable ...<br />

-- Le diable le plus aimable que l'on connaisse.<br />

-- ... décida que Molière dirait ces vers dans le salon de Mme de Rambouillet, et qu'on<br />

verrait, aux accords des luths, des théorbes et des trompettes marines, dans les plus beaux<br />

fauteuils du monde et parmi les danses, Mmes Marie Leconte, Segond-Weber, Madeleine<br />

Roch, Bretty, Barjac, Mary Bell, Marcelle Servière, Chasles, Mérouze, Sauvegarde, d'autres<br />

aussi, et MM. Brunot, Drain, Smirnoff ..., la Comédie Française, l'Opéra Comique, que sais-je<br />

encore!<br />

J'étais d'abord ravi d'assister à si charmant spectacle, mais on eut tôt fait de m'expliquer<br />

qu'entre les danses et les chants, il convenait que la marquise et ses invités eussent la liberté<br />

d'échanger quelques mots et que des dames de qualité ne pouvaient, en pareil décor, s'expri-<br />

178


mer autrement que par le moyen des vers. Je fis : Ah!... un ah! Tout gonflé d'angoisse, et je<br />

revins à mon encrier.<br />

Il fallait d'abord expliquer que ce salon avait franchi les années pour refleurir devant nous.<br />

D'où ce dialogue:<br />

-- N'est-ce pas un miracle et n'a-t-on point construit<br />

Pour nous quelque neuve machine?<br />

Les prodiges naissent la nuit<br />

Et plus souvent qu'on n'imagine.<br />

-- Mesdames, reprenons nos esprits hésitants.<br />

-- Le salon d'Arthénice a traversé le temps.<br />

-- De siècle en siècle, il vogue; et voici qu'il se pose<br />

Dans le faubourg Saint-Honoré.<br />

-- Quel voyage! Ma joue en est encor plus rose.<br />

-- Quel vers charmant! s'écria Mme Baramel.<br />

-- Oui, c'est le plus mauvais, fit M. Decalandre, qui poursuivit:<br />

-- Et nous tombons ici de l'empire azuré.<br />

-- Ah! Nous ne tombons pas !... Ou comme la lumière<br />

Dont les astres ont l'obligeance coutumière<br />

De nous faire par an plus de trois cents envois ...<br />

et j’ajoutai même trois cent soixante six envois, quand l’année est bissextile. Bref, de propos<br />

en propos et de fil en aiguille, on en vient à annoncer une scène du Mariage forcé et, ensuite,<br />

un fragment des Précieuses ridicules. Cela, c'était le plus difficile: car, enfin, amener la satire<br />

des précieuses dans le salon d'Arthénice ...<br />

-- Comment avez-vous fait?<br />

-- Dès le Mariage forcé, ces dames commentent notre auteur. Mais Molière, s'écrie l'une<br />

d'elles:<br />

179


Mais Molière n'a-t-il cinglé de railleries<br />

Le badinage exquis de nos galanteries?<br />

-- Ne s'est-il pas moqué de nos mots élégants?<br />

-- C'est, un cruel!<br />

-- De nos propos choisis et rares?<br />

-- C'est le barbare des barbares!<br />

-- Je le veux étouffer de mes plus jolis gants!<br />

-- ... De mes plus jolis gants! On pâme! Et comme on voit que vous connaissez bien les<br />

femmes.<br />

M. Decalandre, fort discrètement, haussa les épaules. Son grand âge lui permettait ce geste<br />

familier. Au demeurant, Mme Baramel n'y vit qu'une manière de révérence.<br />

-- Bref, reprit-il, à ce beau ramage et à ces menaces d'assassinat, la marquise de Rambouillet<br />

se lève et, regardant la charmante étouffeuse :<br />

-- Quelle fureur, Madame, et nous le verrions rire<br />

Si de pareils transports étaient ouïs de lui;<br />

Vous allez entendre aujourd'hui,<br />

Et sur le champ, ce qu'il lui plut d'écrire;<br />

Et vous allez voir de vos yeux<br />

Précieuses et précieux,<br />

Mais précieux devant qui l'on recule<br />

Lorsque l’on est pourvu d'une once de raison.<br />

Votre aimable fureur n'est point de la saison<br />

S'il ne s'est diverti que de ce ridicule<br />

Qu'on trouve en ceux-là seuls qui tentent sottement<br />

D'imiter nos façons, notre esprit et nos phrases.<br />

Ce sont mauvais coteaux au pied de nos Caucases;<br />

Vous l'allez voir sur le moment.<br />

-- Si je vous entends bien, dit M. Lalouette, Molière fut l'avocat des médecins, et les galan-<br />

teries de l'hôtel de Rambouillet ne connurent pas de chevalier plus ardent que l'auteur des<br />

Précieuses ... Le tribunal appréciera, comme on dit au prétoire; et ce n'est pourtant pas<br />

Molière qui vous contredirait en la seconde affaire, car je n'oublie point qu'il a déclaré -- mais<br />

180


qui l'a cru? -- qu'il avait raillé seulement, non pas les vraies précieuses, mais leurs mauvais<br />

singes ....<br />

-- La cause est déjà entendue, fit M. Decalandre, en riant. Pourtant au point où j'en étais venu,<br />

je pensais pouvoir enfin remettre mon Pégase à l'écurie. Mais vous savez ce qu'est une pièce à<br />

tiroirs; et, pour chaque comédienne qui devait entrer en scène ou, plutôt, en ce salon, il fallut<br />

faire un raccord. J'ai dû encore improviser des vers et, faute de papier, les écrire sur mes<br />

manchettes, pendant que Mlle Marie Leconte réglait l'ordre et les détours du spectacle, et je<br />

ne vous dirai point tous les distiques que j'ai téléphonés entre la générale et l'unique.<br />

-- L'unique?<br />

-- Oui, je n'ose dire la première, puisque l'on ne devait qu'une fois présenter notre monstre au<br />

public, un monstre qui, à chaque minute, devenait plus long. Voulez-vous un exemple? Il<br />

fallait introduire Mme Pareto, cantatrice que vous admirez, mais qui, par ses vêtements et sa<br />

musique, amenait avec elle le XVIIIe siècle. Le XVIIIe dans Je salon de Mme de<br />

Rambouillet!... Comment faire? Mais on entendit Mlle Madeleine Roch qui disait:<br />

-- On dirait de l'Armand Silvestre.<br />

Le temps à voler continue,<br />

Emportant les saisons aux plis de son manteau…<br />

-- Quelle est cette beauté qui descend de la nue?<br />

N'est-ce Madame Pareto?<br />

Qu'elle soit donc la bien venue<br />

Et puisque, parmi nous, on la voit s'arrêter,<br />

Nous l'allons prier de chanter ...<br />

-- Ah! Qu’en termes galants ... mais n'y avait-il pas aussi, dit M. Lalouette, dans un de ces<br />

tiroirs, un songe, un songe de tragédie? On m'a dit...<br />

-- Il est bien vrai. C'est une histoire singulière. On m'informa que M. Brunot, qui jouait au<br />

Mariage forcé et aux Précieuses, devait changer de costume entre les deux scènes qu'on avait<br />

choisies. Il lui fallait se déshabiller et s'habiller, et pour qu'on lui en donnât le temps,<br />

comment pouvais-je ne point improviser, pour Madeleine Roch, un songe prophétique?<br />

Prophétie aisée, puisque, marquise de Rambouillet, elle annonçait les événements qui se<br />

déroulaient au même moment qu'on la voyait sur le trépied, et c'était hier, 4 décembre 1925.<br />

181


Elle disait donc, et non sans ironie :<br />

Molière est un miracle ; il enchante la ville,<br />

Il enchante la Cour;<br />

Il sait charmer l'esprit le plus habile<br />

Et l'homme du commun l'applaudit à son tour.<br />

N'est-il pareil à la lumière<br />

Qui réjouit le cygne aussi bien que Léda,<br />

Qui dore le palais ainsi que la chaumière,<br />

Le baobab comme le réséda? ...<br />

Et, après cette allusion à la flore de Tarlarin, elle poursuivait:<br />

Je ne sais quel démon m'inspire;<br />

Du futur à mes yeux le voile se déchire;<br />

De saison en saison Molière grandira,<br />

Et, devant vous, je pense pouvoir dire<br />

Que mil neuf cent vingt cinq encor l'applaudira ...<br />

En décembre ... le quatre ... -- Il convient qu'on précise,<br />

Quand on perce le temps et que l'on prophétise.<br />

Ah! Je suis accablée après un tel transport.<br />

Mesdames, regagnons le port.<br />

Revenons du futur, Amérique incertaine;<br />

C'est trop loin de notre maison,<br />

Et retournons aux bords de la raison<br />

Sur les vaisseaux de La Fontaine.<br />

C'est alors que Mme Segond-Weber venait dire les Deux Pigeons. Mais tandis que se<br />

déroulait cette prophétie, comme j'étais dans la salle, mon voisin, que je ne connaissais pas et<br />

qui m'ignorait également, me dit ces paroles ailées:<br />

-- De qui se moque-t-on? Je ne trouve pas extrêmement difficile de mettre à la scène une<br />

marquise du XVIIe, pour qu'elle vienne prophétiser à nos oreilles ce qui précisément se<br />

182


passe sous nos yeux. Je suis un méconnu, ajouta M. Decalandre, mais il riait dans sa barbe.<br />

-- C'est qu'il ne se faut point mêler, sans doute, conclut M. Lalouette, d'annoncer les choses<br />

futures, ni même d'imiter, fût-ce par jeu, les gestes et les discours de ceux qui font profession<br />

de prophétiser. Car l'avenir ...<br />

183


-- L'avenir! dit M. Decalandre.<br />

Cependant nous nous étions mis à table, car c'est le plaisir dû M. Decalandre de retenir ses<br />

amis à l'impourvu autour de son festin; et comme l'on servait un melon:<br />

O doux reptile herbu, rampant sur une couche,<br />

murmura M. Lalouette; mais M. Decalandre, entendant, de la sorte, un vers de Saint-Amant,<br />

voulut faire sonner encore deux rimes de ce poète. Il prit son verre, où brillait l'or du Château<br />

Yquem, et allégua qu'il élevait le soleil,<br />

Dans ce cristal que l'art humain<br />

A fait pour couronner la main.<br />

Puis: -- Si le reptile herbu n'est qu'assez peu célèbre, fit-il, la vue d'un melon incite à l'or-<br />

dinaire les hommes à rappeler une ligne de Bernardin de Saint-Pierre. Mais qu'il me soit<br />

donné licence de vous rapporter ici, dans son entier, la phrase de cet optimiste écrivain, car<br />

elle est agréable en toutes ses parties.<br />

Il prit, sur un rayon, son exemplaire des Etudes de la Nature et lut: « Il n'y a pas moins de<br />

convenance dans les formes et les grosseurs des fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour<br />

la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes; d'autres, pour sa main, comme les<br />

poires et les pommes; d'autres, beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtes,<br />

et semblent destinés à être mangés en famille; il y en a même aux Indes, comme le jacq, et<br />

chez nous la citrouille, qu'on pourrait partager avec ses voisins.» Vous goûterez, sans doute,<br />

poursuivit-il, tant d'aimable subtilité, tout en murmurant, comme je fais, ces vers savoureux<br />

de Mme de Noailles:<br />

O peuple parfumé des fruits,<br />

Vous que le chaud été compose<br />

De cieux bleus et de terre rose,<br />

Vous qui portez réellement<br />

L'aurore dans un corps charmant,<br />

Vous, parfums, vous, rayons, vous, fleuves<br />

De délices fraîches et neuves,<br />

Vous, sève dense, sucre mol,<br />

Nés des jeux de l'air et du sol...<br />

184


Mais, si nous devons redescendre au melon, puisque, aussi bien c'est en ce moment lui qui<br />

nous nourrit - et Mme Baramel piquait de sa fourchette une manière de parallélépipède de<br />

chair végétale, savoureuse et dorée, -- savez vous qu'un poète de nos temps s'est plu à nous<br />

indiquer que le melon n'est pas le seul être qui paraisse destiné à sustenter l'assemblée d'une<br />

famille?<br />

Et notre ami nous récita ces vers où, haranguant un zèbre, qui est rayé, Franc-Nohain s'in-<br />

terroge, en une docte veille, sur les secrets desseins du Créateur:<br />

A-t-il voulu faciliter<br />

Ton découpage, tranche à tranche?...<br />

et termine par cette apostrophe, qui tient du magnifique:<br />

Zèbre, melon des hippophages!<br />

Qu'aurait pensé Bernardin de Saint-Pierre, dit M. Decalandre, si, perçant les ténèbres de l'ave-<br />

nir, il eût pu deviner qu'un poète malicieux logerait, en nos saisons, son idée du melon sous le<br />

pelage exotique des zèbres? Mais qui peut du futur connaître les mystères?<br />

Dites-nous qui nous aimera,<br />

Dites-nous qui nous trahira,<br />

chante-t-on dans Carmen., en heurtant les futurs et remuant les cartes, tandis que d'autres<br />

personnes cherchent à deviner, aux lignes de la main, la teinte des jours qui vont éclore.<br />

Vous m'allez dire que c'est une singulière méthode que de s'élancer d'un pseudo songe de<br />

tragédie sur un melon pour tomber au réseau des lignes de la main. Mais, puisque je rapporte<br />

une conversation, je suis bien trop fidèle pour que je me permette d'en détourner quelque<br />

fragment:<br />

185


Dès lors ne vous fâchez point<br />

Ni ne me montrez le poing.<br />

Que fallait-il que je fisse?<br />

A table ainsi l'on parla;<br />

Donc n'était-ce mon office<br />

Que cela je l'écrivisse,<br />

Que j'écrivisse cela?<br />

Pas de mot blasphématoire,<br />

Ni ne montez sur l'Ossa;<br />

Puisque je conte une histoire,<br />

Je dis ce qui se passa.<br />

Zola, me tendant un lys, me<br />

Dit: Voilà du réalisme!<br />

-- Faut-il donc, dit M. Lalouette, consulter les Pythies, les chênes dodonéens, les tireuses de<br />

cartes, ces personnes aussi qui, au marc de café, savent mêler le cours des âmes et des astres,<br />

et les devineresses de la main, que l'on nomme, en français : chiromanciennes? II est<br />

possible…<br />

Mais ce dédain des nombres babyloniens et des oracles, M. Théodore Decalandre, au temps<br />

de sa jeunesse errante, l'avait bien éprouvé, quand, par le truchement d'une gazette qui,<br />

chaque matin, épanouissait ses feuilles au pied des montagnes Pyrénées, il proposait que l'on<br />

instituât une loi ainsi conçue:<br />

ARTIC<strong>LE</strong> PREMIER. -- Toutes les personnes qui font profession de démêler et<br />

connaître l'avenir seront, obligatoirement et à leur diligence, inscrites sur un registre spécial<br />

ouvert à la mairie de la commune où elles résident. II leur sera donné récépissé de leur<br />

déclaration.<br />

ART. 2. -- En cas de peste, incendie, guerre et autres malheurs publics, elles seront punies<br />

des peines définies ci-après, si elles n'ont pas, en temps utile, informé les autorités<br />

compétentes des catastrophes que leur science et leur talent leur avaient évidemment permis<br />

de prévoir ...<br />

-- Ne me parlez point, dit M. Decalandre, comme je lui rappelais ce texte, de ces personnes<br />

qui pensent que leur avenir soit lié au sept de trèfle ou au caprice des raies qu'elles cachent<br />

sous leurs gants! Je sais bien que Théophile Gautier, rêvant aux élégances, aux folies, aux<br />

fantaisies heureuses de la belle Impéria, nous dit:<br />

186


On voit tout cela dans les lignes<br />

De cette paume, livre blanc<br />

Où Vénus a tracé des signes<br />

Que l'amour ne lit qu'en tremblant;<br />

et je sais bien aussi que, devant la main de Lacenaire -- du supplice encor mal lavée -- il ne se<br />

pouvait empêcher d'affirmer:<br />

Tous les vices avec leurs griffes<br />

Ont dans les plis de cette peau<br />

Tracé d'affreux hiéroglyphes,<br />

Lus couramment par le bourreau.<br />

II est un autre poète, et c'est Georges Rodenbach, dont la lyre s'abandonnait parfois aux<br />

enchantements de la chiromancie.<br />

II aimait trop les mains pour Ile les point ouvrir,<br />

et nous montrait, avec je ne sais quel accent voluptueux, mol et verlainien, le piano qui songe<br />

...<br />

187<br />

... Le piano<br />

Songe, attendant des mains pâles de fiancée ...<br />

Des mains douces par qui sa douleur soit pansée<br />

Et qui rompent un peu son abandon de veuf...<br />

Ces chères mains qui m'ont été quotidiennes ...<br />

Ces fières mains, ces mains douces, ces mains bénignes<br />

O mains non moins spirituelles que charnelles ...<br />

Mais voici que le poète inquiet se va pencher sur les paumes et sur leur gouffre intérieur ...<br />

Les lignes de la main, géographie innée!...<br />

Lignes où s'éclaircit l'énigme des mains peintes…<br />

Or, elles ont aussi leurs longs chemins, les mains…


Et notre voyageur, soucieux d'aller ouvrir les portes mystérieuses, pose, si je puis dire, le pied<br />

de ses rêveries sur ces chemins :<br />

Notre vie est en eux d'avance dessinée,<br />

Car ils se croisent immuables dans les mains;<br />

Or le sort de chacun se lie à ces chemins ...<br />

et, répandant, en un vers, tout le secret de son âme, si dénuée d'énergie et comme abandonnée<br />

à la manière d'une paille sur les océans, il conclut:<br />

Comment dès lors pouvoir changer sa destinée?<br />

-- Chimère! dit M. Lalouette. Mais votre poète n'a point tort: démêler l'avenir, c'est supprimer<br />

la liberté de l'homme.<br />

-- Chimère! Dites-vous. Ce n'est point la seule qui vole aux pages de Georges Rodenbach.<br />

Songez que cet élégiaque soumis voulait voir aux lignes de la main la marque de je ne sais<br />

quelle ancienne union avec l'être universel:<br />

Il y insiste :<br />

Or, on dirait des cicatrices de racines,<br />

Nos racines que nous portons secrètement ...<br />

C'est là, nous le sentons, que gît l'essentiel;<br />

Ces lignes sont vraiment les racines de l'être,<br />

Et c'est par là, quand nous commençâmes de naître,<br />

Que nous avons été déracinés du ciel.<br />

Lamartine pensait que nous en étions seulement tombés, mais ici quelle étrange et roma-<br />

nesque allégorie! A quel arbre fabuleux étions-nous donc, avant que de choir aux pelouses de<br />

la terre, suspendus, pommes ou nèfles, par les mains si je puis parler de la sorte, quand on<br />

nous compare à des fruits? Et les gymnasiarques, qui nous enchantent à la barre fixe, n'est-ce<br />

point que, comme liés des paumes à une manière de rameau, ils font devant nous revivre notre<br />

188


existence antérieure ....<br />

-- Qu'on s'inspire des mains ou des entrailles des oiseaux, osai-je dire, il est toujours fort dan-<br />

gereux de parler des choses futures. On s'y trompe aisément, comme on sait, et s'expose à<br />

montrer aux hommes des saisons nouvelles le visage d'un sot. C'est à quoi je songeais l'autre<br />

soir, en lisant Gustave le Mauvais Sujet; et n'allez point déduire de cet aveu que je fasse des<br />

ouvrages de Paul de Kock mes coutumières délices. Mais quoi! Ne faut-il point que je vous<br />

dise que j'ai lu Gustave, si aux pages de ce livre, j'ai rencontré ces paroles admirables et que<br />

je vous prie d'entendre :<br />

« Que de gens passent leur vie sans attraper le but qu'ils veulent atteindre ! Les alchimistes,<br />

qui veulent faire de l’or et se ruinent sur des fourneaux ; les rentiers, qui font des plans sur les<br />

brouillards de la Seine ... ; les aéronautes qui veulent essayer de voltiger comme les oiseaux;<br />

les voyageurs, qui cherchent le bout du monde; les mathématiciens, la quadrature du cercle;<br />

les physiciens, qui veulent guérir les maladies de nerfs par l'électricité; les mécaniciens, qui<br />

prétendent faire rouler une voiture sans chevaux ... »<br />

Je ne suis point si docte que je veuille ici disserter du traitement des maladies nerveuses par<br />

l'électricité, mais qui m'empêcherait de rêver, quand je pense qu'en 1821, ce romancier logeait<br />

l'avion et l'auto entre le bout du monde et la pierre philosophale. C'était assez imprudent.<br />

M. Decalandre, pourtant, tirait de la grande poche de son veston, une petite lyre, et se prenait<br />

à chanter, tandis que les autobus faisaient trembler les vitres aux fenêtres et les fruits entre les<br />

carafes:<br />

N'accusons point, je vous le dis, mon cher Derème,<br />

N'accusons point des dieux la sagesse suprême<br />

Et gardons de vouloir, faibles et curieux,<br />

Pénétrer des secrets qu'ils voilent à nos yeux.<br />

Mais chez quelque devin vous brûlez de vous rendre.<br />

Allez!... Son texte aux doigts vous me viendrez chercher:<br />

Un oracle jamais ne se laisse comprendre,<br />

Un oracle toujours se plaît à se cacher.<br />

189


Il ne vous a point échappé, poursuivit-il, qu'en cette harangue brillent trois vers que j'ai cap-<br />

turés dans l'Electre de Crébillon. Vous avez, au demeurant, reconnu les deux derniers:<br />

honnêtement, vous rendrez l'un à Corneille, et replacerez l'autre en l'Iphigénie de Racine ...<br />

Pourquoi Paul de Kock n'a-t-il point suivi l'heureuse tradition des personnes qui ont accou-<br />

tumé de lire dans l'avenir? Car il eût pu prophétiser à son aise et sans courir le risque qu'on<br />

sourît de lui, il la condition, pourtant, que son langage eût pris la forme d'une nuée, fulgurante<br />

mais ténébreuse. L'obscurité n'est pas défendue aux oracles; elle leur donne licence de ne se<br />

point tromper à tout coup, ou, du moins, de pouvoir ensuite affirmer qu'ils ne se sont pas<br />

égarés, mais qu'on les a seulement mal entendus.<br />

Il est une autre méthode pour les prophètes et qui est d'annoncer le passé, si vous me<br />

permettez que je parle ainsi.<br />

-- Aimable divertissement ou pure folie! s'écria Mme Baramel, et que vous dirais-je si, dans<br />

les cartes ou au marc de café, vous en veniez à prévoir aujourd'hui la mort de Cléopâtre et le<br />

cadavre de la reine sous l'aspic? N'entendezvous pas que le vocabulaire lui-même refuse de<br />

vous suivre en si étrange fantaisie et que le verbe prévoir' se met à hurler si on le tourne vers<br />

les temps anciens ?<br />

-- Tout beau! Il n'est que de savoir jouer de cet instrument; et si, par quelque miracle, je vous<br />

transportais en l'année 1891, serais-je hors de mon bon sens si je prévoyais l'entrée de Mau-<br />

rice Barrès à l'Académie Française?<br />

-- Vous auriez la partie belle, puisque aussi bien, au moment que nous parlons, Barrès est<br />

mort --hélas! -- et qu'il est mort étant d'académie. Vos discours ne sont qu'un bourdonnement!<br />

-- Eh! N’est-ce pas l'histoire du songe de Mme de Rambouillet et de trente songes fameux qui<br />

sont aux tragédies? Et qu'a donc fait Marie-Joseph Chénier, en son Charles IX? J'entends<br />

encore son Chancelier -- c'est l’Hospital -- comme il s'écrie:<br />

murmura M. Lalouette.<br />

Laissons faire le temps ...<br />

-- Ta vaillance et ton roi.<br />

-- Non; nous ne sommes point au Cid. On va le voir de reste. Je reprends :<br />

190


dit M. Lalouette. Quel est ce charabia?<br />

Laissons faire le temps; à la grandeur du trône<br />

On verra succéder la grandeur de l'État:<br />

Le peuple, tout à coup, reprenant son éclat,<br />

Et des longs préjugés terrassant l'imposture<br />

Réclamera les droits fondés sur la nature;<br />

Son bonheur renaîtra du sein de ses malheurs :<br />

Ces murs baignés sans cesse et de sang et de pleurs,<br />

Ces tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses<br />

S'écrouleront alors sous des mains généreuses:<br />

Au prince, aux citoyens imposant leur devoir,<br />

Et fixant à jamais les bornes du pouvoir,<br />

On verra nos neveux, plus fiers que leurs ancêtres,<br />

Reconnaissant des chefs, mais n’ayant point de maîtres ;<br />

Heureux sous un monarque ami de l'équité,<br />

Restaurateur des lois et de la liberté.<br />

-- Les saisons sont Hiver, Printemps, Automne, Eté!...<br />

-- Ce charabia?... Marie-Joseph -- j'ose à peine l'appeler Chénier - n'est point de votre avis,<br />

puisqu'il répond aussitôt, par le truchement du Cardinal de Lorraine:<br />

-- Oui, ce discours, sans doute, est un élan sublime ...<br />

Sublime! ... Le poète était très fier d'avoir, de la sorte, et dès le 23 août 1572, prévu la Révolu-<br />

tion française aux pages de cette tragédie, que les comédiens, sous les yeux de l'auteur, don-<br />

nèrent au public le 4 novembre 1789. Ne dira-t-il point, à ce propos, en son Epître aux Mânes<br />

de Voltaire et dans les notes de ce poème:<br />

J'ai voulu rappeler la Melpomène antique;<br />

Et dans les premiers jours de notre liberté,<br />

J’attachai sur son front, avec quelque fierté,<br />

La cocarde patriotique.<br />

191


« Non pas, continue t-il, en composant la tragédie de Charles IX, qui était faite depuis long-<br />

temps: mais en ajoutant au rôle du chancelier de l'Hospital seize vers où il prédit la révolution.<br />

»<br />

N'est-ce point exactement la méthode que je vous proposais ? Vous ne manquerez pas de<br />

noter que si Marie-Joseph avait relu son ouvrage -- mais il n’est point si divertissant qu'on ne<br />

lui pardonne de l'avoir écrit seulement -- il eût trouvé au premier acte et dans la bouche même<br />

du Chancelier, la condamnation de la prophétie qui forme l'ornement appliqué du troisième.<br />

Car, lorsque le roi de Navarre s'inquiète d'affreux présages -- trois fois les dés sanglants ont<br />

effrayé ma vue, -- n'est-ce point L'Hospital qui réplique;<br />

Sur des signes trompeurs cessez d'être alarmé;<br />

Aux regards des mortels l'avenir est fermé,<br />

Sire; et quand le ciel même à qui tout est possible,<br />

Nous daignerait ouvrir cet abîme invisible,<br />

Parmi tant de mensonge et tant d'obscurité<br />

Quel œil distinguerait l'auguste vérité?<br />

Pourtant, et c'est un autre exemple, en octobre 1820, M. Césarin, écrivain public, qui confiait<br />

le soin d'assurer sa pitance à l'instrument:<br />

L'admirable instrument des cinq doigts dont un pouce,<br />

-- et vous n'oublierez jamais ce vers -- M. Césarin voulut, à son tour prophétiser. Il vit -- que<br />

vit-il, justes cieux! -- il vit un mortel, et ce mortel:<br />

-- En 1820, peste! La machine à écrire ....<br />

Inventait une mécanique pour écrire;<br />

Il remplaçait par des leviers, par un déclic,<br />

La main, noble instrument de l'écrivain public.<br />

-- Ne vous étonnez point, ce M. Césarin était un autre L'Hospital; et, comme le chancelier du<br />

cerveau de Marie-Joseph, il naquit des veilles et médit8tions de M. Miguel Zamacoïs pour<br />

apparaître le 19 avril 1919 sur la scène de l'Odéon.<br />

192


C'est chose commune parmi les hommes, et non point seulement chez ceux qui hantent le<br />

théâtre, de mettre le passé au futur. Que de fois, à quelque personne dont le sort était<br />

soudainement amer, n'avons-nous pas dit: C'était à prévoir!... Eh! Oui, mais nous n'avons<br />

nous-mêmes songé qu'on aurait dû prévoir la tristesse et la chute qu'au moment même où leur<br />

spectacle nous était donné.<br />

Ce n'est point à dire pourtant qu'on ne trouve aux belles lettres aucun prophète. On en ren-<br />

contre quelquefois. Certains écrivains ont conçu des objets qui ne nous étonnent plus, mais<br />

qui n'existaient point au moment que ces auteurs en pêchaient l'alevin dans leur encrier; et me<br />

permettrez-vous de vous confier que j'ai trouvé, je pense, l'inventeur des journaux de mode, --<br />

après Brantôme, direz-vous. Mais, au Roman Bourgeois, Furetière nous montre Lucrèce quand<br />

elle disserte de la mode : -- « Il faudrait avoir, dit-elle, des amis ou des espions à la cour qui<br />

vous avertissent à tout moment des changements qui s'y font; autrement on est en danger de<br />

passer pour bourgeois ou pour provincial.<br />

« Vous avez grande raison, ajouta le marquis, cette difficulté que vous proposez est presque<br />

invincible, à moins qu'il n'y eût un bureau d'adresses établi ou un gazetier de modes qui tint<br />

un journal de tout ce qui s'y passerait de nouveau. Ce dessein, dit Hippolyte, serait fort joli, et<br />

crois qu’on vendrait bien autant de ces gazettes que des autres. »<br />

Hippolyte ne rêvait point... Ainsi, lorsque nous entreprenons de prophétiser ou bien soyons<br />

obscurs, ou bien, si nous pouvons, suivons l'exemple de Furetière, ou bien découvrons har-<br />

diment la vieille Amérique, et refaisons, en souriant, le songe illustre d'Athalie.<br />

-- Nous voilà fort loin de Molière, dit Mme Baramel.<br />

-- Le croyez-vous, Madame, quand nous n'avons fait que songer à la prophétie que Madeleine<br />

Roch nous fit entendre à son propos; et, d'une manière plus générale, les paroles que nous<br />

avons échangées, ne se rapportent-elles point à cette vie des poètes qui suit leur mort et à la<br />

manière dont il convient de la perpétuer? On ne peut tous les jours emboucher la trompette et<br />

ne convient-il parfois, mais non point en chaque occasion, d'évoquer leur mémoire en une ma-<br />

nière de divertissement et de ballet?<br />

193


Tandis que M. Decalandre était parti vers les ténèbres de sa cave à la recherche d'une bou-<br />

teille poudreuse d'armagnac, nous continuâmes de parler des poètes et de leur souvenir.<br />

-- La poésie est chose grave, il n'en faut point douter, dit M. Lalouette, et, nous avons déjà dit<br />

qu'un poème n'est jamais qu'une manière de réclamation contre la destinée. Mais pourquoi, si<br />

l'on commémore un poète, prononcer, comme on fait à l'ordinaire, des paroles tristes que sou-<br />

tiennent des gestes lourds de mélancolie? C'est, peut-être, et je l'avoue, une excellente<br />

méthode, mais il me semble que si l'on fête un poète, et s'il est, surtout, depuis de longues<br />

années à la terre rendu, il conviendrait de mettre aux phrases quelque joie; car n'est-ce pas le<br />

signe, si l'on parle encore de lui, qu'il n'est point mort; et il ne me déplairait pas qu'en ces<br />

manières de discours, on mît, non point la désolation propre aux enterrements, mais bien<br />

l'allégresse dont se doit accompagner la vie. J'aurai toujours bien de la peine à verser des<br />

larmes sur le trépas d'un Virgile et d'un Racine, quand je songe que leurs ouvrages sont plus<br />

vivants que les ouvrages des vivants et que les vivants eux-mêmes.<br />

II advint un jour, et il n'y a guère, à notre hôte d'être convié à prendre part, comme on parle, à<br />

une cérémonie où l'on célébrait Alfred de Vigny. C'ôtait une sorte de centenaire. C'était à Pau,<br />

ville aux jardins ensoleillés, où, dans la même année 1825, Vigny, capitaine d'infanterie avait<br />

composé Le Cor et avait épousé une jeune Anglaise, Mlle Lydia-Jane Bunbury.<br />

Bref, M. Decalandre devait composer une Ode à Vigny. Je ne sais quel diable le poussant et<br />

qui avait le visage de notre ami Paul Dubié, calife lettré, il avait accepté d'emboucher la trom-<br />

pette de l'ode.<br />

Il relut Vigny. Il revit le visage amer de Dolorida :<br />

Mais ses yeux sont ouverts et bien du temps a fui<br />

Depuis que, sur l’émail, dans ses douze demeures<br />

Ils suivent ce compas qui tourne avec les heures,<br />

périphrase qui ne manqua point de l'inciter à penser à Chénier :<br />

Peut-être avant que l'heure en cercle promenée<br />

Ait posé sur l'émail brillant,<br />

Dans les soixante pas où sa course est bornée,<br />

Son pied sonore et vigilant ...<br />

194


Mais ces méditations sur les compas, les pieds de l'heure et les horloges ne faisaient point que<br />

les Muses descendissent de l'azur pour danser sur son écritoire. C'est à ce moment qu'il ouvrit<br />

l'indicateur des chemins de fer. Ne souriez pas. Il devait aller de Paris à Pau afin de chanter<br />

Vigny; il fallait donc qu'il prît le train. C'est le premier point. D'autre part, quels vers nous<br />

pourraient donner une plus juste idée de Vigny que ses propres vers? C'est le second point.<br />

Armé de ces deux certitudes, il déboucha son encrier. Il n'en sortit point une ode. Ce qu'on en<br />

vit jaillir, vous l'allez savoir par mes soins.<br />

Deux jours après, sur la scène de Pau, M. Decalandre disait:<br />

Ainsi, comme un marin qui rêve de la rade,<br />

Dès Etampes croyant toucher Peyrehorade,<br />

Dans un nocturne char, par la vapeur tiré,<br />

Je frôlais Orléans, Blois, Amboise, Vouvray ...<br />

Mais les gares, faut-il toutes qu'on les rappelle?<br />

Et je venais vers ce Béarn que nous aimons ...<br />

A ce moment, une voix charmante l'interrompit et l'on entendit ce vers:<br />

Sur le fer des chemins qui traversent les monts.<br />

C'était un vers de Vigny, vous l'avez reconnu, et Mme Dussane venait de le prononcer. Il<br />

poursuivit:<br />

Je relisais un livre et la nuit était belle<br />

Que l'auteur d'Eloa savait illuminer.<br />

Bordeaux parut à l'aube et pour nous étonner ...<br />

DUSSANE<br />

Bordeaux, de ses longs quais parés de maisons neuves,<br />

Porte jusqu'à la mer ses vins sur deux grands fleuves.<br />

195


DECALANDRE<br />

N'est-ce Vigny qui parle? Et n'entends-je ses vers?<br />

Si ce n'est lui, c'est quelque Muse<br />

Qu'ont appelée à Pau les charmes des hivers,<br />

Qui connaît le poète et qui de nous s'amuse.<br />

Continuez, Madame, et nous interrompez,<br />

Et poursuivons ce dialogue l'un et l'autre;<br />

Que la voix de Vigny nous touche par la vôtre<br />

Et ses vers, lys amers dans les larmes trempés.<br />

On le put voir ici, c'était à son aurore ...<br />

DUSSANE<br />

D'un blond duvet sa joue à peine se décore ...<br />

DECALANDRE<br />

Un jeune amour déjà qui le prend par la main,<br />

Met une rose à sa tunique;<br />

Le capitaine lui sourit et le chemin ...<br />

DUSSANE<br />

Conduit à la maison de forme britannique<br />

DECALANDRE<br />

Il danse; mais non point près d'un jazz-band rageur.<br />

Il valse et sur son cœur croit serrer le bonheur.<br />

196


DUSSANE<br />

Le signal est donné, l'archet frémit encore:<br />

Elancez-vous, liez ces pas nouveaux,<br />

Que l'Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore<br />

Qui d'une molle chaîne imitent les anneaux…<br />

La harpe tremble encore et la flûte soupire<br />

Car la valse bondit dans son sphérique empire.<br />

DECALANDRE<br />

Mais que vois-j e, et pourquoi ces larmes dans ses yeux?<br />

DUSSANE<br />

Je suis un exilé<br />

DECALANDRE<br />

Dont la palme est aux cieux (1)<br />

DUSSANE<br />

Montrez vos feux amis, fraternelles étoiles!<br />

(1). On l'avoue, cet hémistiche est dans le Paria de Casimir Delavigne:<br />

La vie, est un combat dont la palme est aux cieux.<br />

197


DECALANDRE<br />

Il cherche un autre monde et veut tendre ses voiles.<br />

DUSSANE<br />

Dieu! Qu’on doit être heureux parmi les matelots!<br />

Que je voudrais nager dans la fraîcheur des flots!<br />

DECALANDRE<br />

« Fuir, là-bas, fuir… » J'entends d'autres voix inquiètes;<br />

« Emporte-moi, wagon » c'est le cri des poètes ...<br />

Mais ne voit-il ces bords, ces arbres toujours verts<br />

Que le soleil réchauffe au milieu des hivers?<br />

DUSSANE<br />

En spectacles pompeux la nature est féconde;<br />

Mais l'homme a des pensers bien plus grands que le monde<br />

DECALANDRE<br />

Les fruits tièdes encor sous l'amical azur<br />

Sont doux, pourquoi tenter un océan peu sûr?...<br />

Et, tandis que bourdonne une dernière abeille,<br />

Le verger vainement empourpre sa corbeille .....<br />

DUSSANE<br />

... Qu'emplit la molle poire et le raisin doré<br />

Et la pêche au duvet de pourpre coloré...<br />

198


DECALANDRE<br />

Loin de ce monde étroit, au désert azuré ...<br />

DUSSANE<br />

Tantôt se balançant sur deux jeunes planètes,<br />

Tantôt posant ses pieds sur le front des comètes ...<br />

DECALANDRE<br />

Ame errant…<br />

DUSSANE<br />

Elle fuit nos bords mélodieux<br />

Et les bois odorants, berceaux des demi-dieux,<br />

Et les chœurs cadencés dans les molles prairies.<br />

DECALANDRE<br />

Frégate qui s'envole aux tristes songeries,<br />

Cherchant ...<br />

DUSSANE<br />

Quelque nuage où dans l'obscurité<br />

Elle pourrait du moins rêver en liberté.<br />

DECALANDRE<br />

Mais n'a-t-il, pour que soit son angoisse calmée,<br />

Et qui lui tend ses bras aimants, sa bien-aimée?<br />

199


DUSSANE<br />

Et j'ai dit dans mon cœur: « Que vouloir à présent? »<br />

Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant.<br />

DECALANDRE<br />

Il n'est plus rien qui sache atténuer ses plaintes,<br />

Visages, villes, tout lui devient un tourment ...<br />

DUSSANE<br />

Quand le cœur est gonflé d'indignations saintes<br />

L'air des cités l'étouffe à chaque battement.<br />

DECALANDRE<br />

Son nom n'est-il chéri chez les derniers libraires? ...<br />

De son cœur, tous les cœurs, pourquoi ne sont-ils frères?<br />

DUSSANE<br />

Sitôt que votre souffle a rempli le berger<br />

Les hommes se sont dit: « Il nous est étranger. »<br />

Poésie! Ô trésor! Perle de la pensée!<br />

Les tumultes du cœur, comme ceux de la mer,<br />

Ne sauraient empêcher ta robe nuancée<br />

D'amasser les couleurs qui doivent te former.<br />

Mais sitôt qu'il te voit briller sur un front mâle,<br />

Troublé de ta lueur mystérieuse et pâle<br />

Le vulgaire effrayé commence à blasphémer.<br />

200


DECALANDRE<br />

Tous ceux qu'il veut aimer l'observant avec crainte (1)<br />

Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,<br />

Cherchent d qui saura lui tirer une plainte,<br />

Et font sur lui l'essai de leur férocité.<br />

DUSSANE<br />

Je ne me mets point en colère,<br />

Mais vous dites du Baudelaire;<br />

Respectez mieux le pacte entre nous établi:<br />

Dites-nous de vos vers; je dis ceux de Vigny.<br />

DECALANDRE<br />

Je m'excuse, Madame, et ceci ne vous blesse…<br />

DUSSANE<br />

Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse.<br />

DECALANDRE<br />

II est vrai; remontons sur ces sommets déserts<br />

Où Vigny boit ses pleurs et compose des vers,<br />

Domptant sa violence et voilant son mystère…<br />

DUSSANE<br />

Toujours mettre sa force à garder sa colère ...<br />

(1). L'un apportant son masque, et l'autre son couteau<br />

Qu'il aiguise dans l'ombre à l'abri du manteau…<br />

201


DECALANDRE<br />

En poèmes muant ce que son cœur pleura,<br />

Ainsi que d'une larme on vit naître Eloa ...<br />

DUSSANE<br />

Mes larmes ont rouillé mon masque de torture.<br />

DECALANDRE<br />

Rien n'est plus qu'ennemi.<br />

DUSSANE<br />

202<br />

Vivez, froide Nature ...<br />

Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi.<br />

DECALANDRE<br />

Elle n’entend la voix des lyres souveraines ...<br />

DUSSANE<br />

L'Homme, humble passager ...<br />

DECALANDRE<br />

Qui lui dut être un roi…


DUSSANE<br />

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines<br />

J'aime la majesté des souffrances humaines,<br />

Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.<br />

DECALANDRE<br />

Qu'importe Amour, Gloire, si tu nous mènes!<br />

Vigny t'appelle et se confie à toi.<br />

DUSSANE<br />

Ah! Puisqu’une éternelle veille<br />

Brûle mes yeux toujours ouverts,<br />

Viens, ô Gloire! Ai-je dit; réveille<br />

Ma sombre vie au bruit des vers.<br />

Fais qu'au moins mon pied périssable<br />

Laisse une empreinte sur le sable.<br />

DECALANDRE<br />

Semelle! Ô dédicace à l'immortalité!<br />

DUSSANE<br />

Mais n'avons-nous assez chanté?<br />

Puisse cet impromptu vous plaire,<br />

Où puisse-t-il, du moins, vous avoir plu;<br />

Ainsi ne réservez silence ni colère<br />

Ni sifflet au poème ici qu'on vous a lu.<br />

203


DECALANDRE<br />

Ne m'applaudissez point, mais plutôt cette Muse<br />

Qui, dans cet à-propos introduite par ruse,<br />

N'A DIT UN VERS QUE N'AIT ÉCRIT VIGNY.<br />

Mais déjà le Béarn a reconnu son hôte<br />

De jadis, descendant de la demeure haute<br />

Où l'ont les Gloires accueilli ...<br />

M. Decalandre était entré depuis quelques instants et tenait une bouteille à la main.<br />

-- C'est ainsi, dit-il, en priant que l'on arrêtât cette lecture, qu'il m'advint de chanter la<br />

louange de Vigny. Le poète me l'a-t-il pardonné au fond des Champs-Elysées? Mais<br />

n'est-ce point la meilleure manière de fêter un poète que de faire entendre les vers qu'il<br />

avait lui-même composés ?...<br />

204


-- Molière…, Vigny ... Je ne voudrais certes point fêter de la même façon tous les poètes que<br />

j'aime. Mais n'est-il pas mille manières d'aimer? Vous rappelez-vous tout le bruit que l'on<br />

mena pour commémorer Ronsard? C'était à l'occasion du quatrième centenaire de sa<br />

naissance; et Je me suis demandé parfois, au coin du feu, ce que pouvait bien penser le<br />

Vendômois de tout ce tintamarre. Je rêvais là-dessus et j'imaginais une petite comédie, on dit<br />

maintenant un sketch aux rives de la Seine. Il ne m'aurait fallu qu'un comédien et une<br />

comédienne.<br />

-- Avec les beaux costumes de 1560, dit Mme Baramel<br />

-- Non point, mais vêtus comme nous sommes.<br />

-- Ah!... Et Ronsard?<br />

-- J'imaginais, en mes songeries, un salon qui communiquait, je pense, avec un autre salon où<br />

l'on dansait. On entendait des airs de jazz-band.<br />

Une jeune femme vient d'entrer; elle respire une rose qu'elle porte à ses lèvres.<br />

Un monsieur paraît qui la regarde, sourit et s'approche d'elle. Il est en habit; grand et dans la<br />

force de l'âge, il porte une barbe légère et son visage est heureux et plein d'autorité, encore<br />

que souriant et parfois mélancolique.<br />

Voyez-vous mes deux personnages? Chut!...<br />

Ecoutez, je crois qu'ils commencent à parler ...<br />

LUI. -- Vous l'aimez !...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Oui vous l'a dit ?...<br />

LUI. -- Et je vous envie.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Dites que vous l'enviez.<br />

LUI. -- Je l'envie aussi, mais je l'envie bien davantage s'il vous aime. Car, être aimé, qu'est-<br />

ce au prix d'aimer? Peu de chose. Notre destinée nous embarrasse; nous ne savons que faire<br />

de nos jours; il nous faut bien les suspendre à quelque autel pour leur donner un sens en leur<br />

donnant un appui. Voyez-vous, le cœur humain, c’est une sorte de veston abandonné et qui<br />

cherche un porte-manteau, qui serait éternel.<br />

EL<strong>LE</strong>. – Mais, être aimé, n'est-ce rien?<br />

LUI. – Celle qui m'aime appuie ses jours à moi, et, moi, qui devrais être le tuteur de ce<br />

liseron, j'aurais tellement besoin d'être appuyé moi même, et soutenu!...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Soutenons-nous les uns les autres.<br />

LUI. -- On dirait du Laforgue.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Il a dit:<br />

Consolons-nous les uns les autres ...<br />

205


LUI. -- Très bien ... Vous aimez les poètes? ... Ils n'aiment que l'amour; et l'amour ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Ah!... C'est une chanson?<br />

Ne vis-tu pas hier Manon<br />

Parlant et faisant bonne chère,<br />

Qui, las! Aujourd’hui n'est sinon<br />

Qu'un peu de poudre en une bière<br />

Qui d'elle n'a rien que le nom.<br />

LUI. -- Oui, et bien triste : personne ne la connaît.<br />

EL<strong>LE</strong>. - On en a tant fait…<br />

Manon, voici le soleil...<br />

LUI. --- Oui ... Ce n'est pas Manon, dans la chanson que je viens de dire. C'est Brinon.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Brinon?...<br />

LUI. -- Cela ne vous dit rien ... C'était l'un de mes amis. Il est mort.<br />

EL<strong>LE</strong>. – Ah !...<br />

LUI. -- Et l'on ne connaît ni mes vers, ni son nom. C'est gai.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Il y a tant de gens qui meurent...<br />

LUI. -- Mais les poètes ont l'espoir de sauver, par leurs vers, la mémoire de ceux qu'ils ont<br />

aimés. Dans ma chanson ...<br />

EL<strong>LE</strong>. – C’est vous qui l'avez faite? ... Elle est très jolie J'aime beaucoup les vers, quand ils<br />

ne sont pas trop longs.<br />

LUI. -- Oui, mais, voyez, vous ne la connaissiez pas.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- On publie des vers en si grand nombre; on ne peut pas tout lire, tout de suite. Mais<br />

l'avenir ... Vous êtes encore jeune; on n'arrive point à la gloire en quatre enjambées.<br />

LUI. -- Hélas, madame. Je suis né en 1524 ou en 1525, je ne sais plus. Il n'y a que mon ami<br />

M. Pierre de Nolhac qui le sache.<br />

EL<strong>LE</strong>, à part. -- C'est un fol (haut). -- Que me contez-vous là?<br />

206


LUI. -- Je suis Pierre de Ronsard (Il s'incline, en enlevant son chapeau; il a sur la tête une<br />

charmante el discrète couronne de laurier d'or). –<br />

Je n'avais pas, plus tôt, enlevé mon chapeau; excusez-moi; je suis toujours un peu gêné à<br />

cause de cette couronne. Je ne puis l'ôter. Vous savez que la renommée se lie à l'homme<br />

même ... Nous sommes quelques-uns comme cela par les Champs Elysées. Il y a Paul<br />

Verlaine, François Villon, Homère, Baudelaire, Virgile... Nous jouons au nain-jaune, car on<br />

s'ennuie, les pieds posés sur les étoiles. Homère est adorable; il se met dans des colères<br />

effroyables et ne veut plus aimer qu'un de vos anciens ministres, FrançoisAlbert.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Et pourquoi donc?<br />

LUI. -- C'est que le vieux poète se raille de ceux qui veulent qu'on enseigne le latin aux<br />

enfants. « Est-ce que je savais le latin? s'écrie-t-il, en donnant des coups de poing dans la<br />

queue des comètes épouvantées, et, pourtant, j'ai écrit l’Iliade et l’Odysée ». Il est charmant.<br />

Mais il demande que l’histoire de la littérature française, on l’enseigne en grec. Ah !<br />

Madame, qu'ils soient morts ou vivants, les hommes sont toujours des hommes.<br />

EL<strong>LE</strong>, un peu émue. -- Vous êtes Ronsard ...<br />

Pardon ... Monsieur de Ronsard. Comme vous devez être heureux. Votre œuvre est si<br />

formidable ... oui, formidable ...<br />

LUI. Il sourit, puis: - Cela dépend de vous tous, de ceux qui vous ont précédés, de ceux qui<br />

vous suivront.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Une œuvre est belle en soi et sa beauté ne dépend de rien autre.<br />

LUI. -- On le peut soutenir, et je vous dis merci; on le peut soutenir et le contraire aussi.<br />

Une œuvre, c'est comme une ville d'eau, on y va parce que c'est la mode. Cela dure une<br />

saison, deux saisons, dix saisons; et puis c'est fini. Pourtant, quelquefois, un beau jour,<br />

cinquante ans après, on y revient. Tout Paris est là de nouveau, et tout Londres et tout<br />

Copenhague. Vous m'entendez bien, cela veut dire quelques personnes de Paris, de Londres<br />

et de Copenhague ... Il y a ainsi des phares à éclipses ... Le paysage n'avait point changé; les<br />

rochers sont les mêmes; ils ont la même couleur, et l'eau, suivant les mêmes cadences, vient<br />

mourir sur le sable. Ce sont les hommes qui changent, ou, du moins, car ils ne varient guère,<br />

qui s'attachent, tour à tour et pour les mêmes raisons, à des objets divers. Vous me direz qu'il<br />

est des sources où l'on buvait il y a deux mille ans et où l'on boit encore. Oui, mais peu de<br />

visages se penchent sur elles.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Pourvu qu'il y en ait toujours quelques-uns.<br />

207


LUI. -- C'est la vraie gloire. Une petite lampe que des mains rares et fidèles entretiennent<br />

toujours. C'est par ces mains que nous existons. Tenez, j'ai bonne mine en ce moment, je me<br />

sens plus robuste. Pourquoi? Parce que les fidèles ont promené ma petite lampe de ville en<br />

ville. Aux Champs Elysées, nous attendons les anniversaires, les cinquantenaires, les cente-<br />

naires, les quadri-centenaires, et non sans quelque inquiétude. M'auront-ils oublié, sur la pla-<br />

nète? Pensons-nous. Si l'un de nous n'est point fêté par les hommes, il devient plus pâle; il<br />

prend la couleur des nuages. Ses confrères lui serrent la main en prononçant des phrases<br />

consolantes; mais leurs yeux rient. Ils sont enchantés.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- C'est comme sur terre. Je croyais qu'on était plus cordial parmi les demi-dieux.<br />

LUI. -- Comment le serions-nous, quand nous aspirons tous à la vie? Nous nous pressons, en<br />

quelque manière, aux portes de l'humanité : elles sont étroites. M. Baour-Lormian fait peine à<br />

voir, si l'on peut dire, car on le voit à peine; il n'est plus pâle; il est transparent. Nulle pensée<br />

des mortels ne le colore plus. Nous ne pouvons vivre que grâce aux hommes, puisque notre<br />

œuvre n'existe que si elle revit sous le chapeau de quelqu'un ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Que me dites-vous là? Une belle élégie, et qu'on la lise ou ne la lise point, n'est-elle<br />

pas belle?<br />

LUI. -- C'est une bouteille puissante et que nul ne débouche. Elle dort dans l'obscurité. Mettez<br />

une pierre à la place ... Ce qui est enivrant, c'est la vie;c'est d'être une porte que l'on ouvre<br />

sans cesse, une rue toujours sonore d'autobus et de taxis, un vieil accordéon dont tout le<br />

monde tire des mô1odir's, lin cheval qu'enfourchent tous les jeunes gens. Mais la porte fer-<br />

mée, la rue déserte, l'accordéon qui dort au grenier, le cheval qui vieillit dans l'écurie<br />

solitaire, ne m'en parlez point! Sont-ils beaux, les paysages que nul, pas même vous, ne<br />

regarde? Ils ne sont ni beaux, ni laids; ils ne sont pas. La poésie ne vit pas dans les livres, elle<br />

vit dans les têtes; c'est un fleuve qui doit faire tourner des moulins; et j'en ai fait tourner des<br />

moulins cette année! ... Je vis; c'est pour cela que vous me voyez ce beau visage heureux et<br />

même empourpré. On dit mes vers, on les commente et l'on tente même de présenter au public<br />

mon apparence terrestre, dans ce qu'on nomme des à-propos ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- On n'oserait pas.<br />

LUI. -- Il Y a des gens qui ne doutent de rien. Pour ce qu'ils ont écrit quatre pages et pensent<br />

avoir bu l'eau de la fontaine Hippocrène, ils me mettent en scène et me font prononcer des<br />

phrases dont je ris bien. Ils pensent donc parler eux-mêmes comme Ronsard!...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Mais vous? ...<br />

208


LUI. -- Ce n'est point pareil. Moi Je suis M ... (Le comédien da son nom) et je dis le texte que<br />

l’on ma confié; mais je ne l'ai point écrit. Je suis Ronsard, parce qu'on l'a voulu, comme de-<br />

main je serai Virgile ou Ravachol. Mais, aussi bien, puisque je suis Ronsard, j'ai vu des<br />

choses fort étranges. Savez-vous faire un à-propos?<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Je n'y ai jamais songé.<br />

LUI. -- Les auteurs, à l'accoutumée, vous campent le personnage du grand homme et lui font<br />

dire ses propres vers.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- On est assuré qu'il y a, de la sorte, toujours de bons morceaux dans la pièce.<br />

LUI. -- Oui, mais quel danger pour le reste du dialogue! Ainsi que deviendrait tout ce que<br />

nous avons dit, si brusquement j'entreprenais de réciter l'une de mes odelettes. Pourtant la ten-<br />

tation était grande. Je vous eusse dit:<br />

EL<strong>LE</strong>. – Déclos ! LUI. -- Comment?<br />

Mignonne, allons voir si la rose<br />

Qui ce matin avait déclose ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Le participe passé, avec le verbe avoir, s'accorde avec le complément direct, seu-<br />

lement s'il en est précédé ... Avait déclos sa robe de pourpre au soleil.<br />

LUI. -- Si vous croyez que c'est spirituel... La forme d'une phrase change plus vite, hélas! Que<br />

le cœur d'un mortel!... Je vous eusse dit encore:<br />

LUI. -- C'est à lui que vous pensez.<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Le voici qui revient.<br />

LUI. -- Allez le retrouver.<br />

Je vous envoie un bouquet que ma main<br />

Vient de trier de ces fleurs épanies ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- Quelles singulières paroles nous disons ici.<br />

(Elle porte la rose à ses lèvres.)<br />

LUI. -- Oui; il eût été plus conforme aux règles du genre que vous partissiez avec moi. Vous<br />

savez le prestige des joueurs de lyre ...<br />

EL<strong>LE</strong>. -- J'aurais renoncé à l'amour pour consacrer mes journées à l'étude des belles-lettres ...<br />

LUI. -- L'amour de la poésie l'emportant sur l'amour de l'amour ...<br />

209


EL<strong>LE</strong>. -- On le voudrait peindre à la fresque!...<br />

LUI. -- Il vous attend et s'impatiente; allez ... Je ne suis, au fond, qu'une manière de fantôme.<br />

Comme la gloire était belle, dont je rêvais quand j'étais vivant! C'est dans cet espoir qu'était<br />

mon vrai bonheur; car de survivre à mon temps, j'en étais assuré ...<br />

EL<strong>LE</strong>. - Tout autant qu'un mauvais poète.<br />

LUI, riant. - Et ce n'est pas peu dire ... Allez ...<br />

Tout ce que nous disons n'est que vain bavardage.<br />

EL<strong>LE</strong>. - Oui, et l'on finirait par penser que nous jouons un à-propos.<br />

(Elle sort d'un côté; lui de l'autre.)<br />

210


-- Je voudrais bien, dis-je à M. Decalandre, vous demander conseil. Mon ami le poète A.-P.<br />

Garnier m'a prié de composer des vers, pour sa revue La Muse Française, en l'honneur de<br />

Raoul Ponchon.<br />

-- Eh ! Bien, Raoul Ponchon ne vous inspire t-il pas? Si, à son seul nom, vous n'êtes prêt à<br />

chanter, vous me croyez bien triste, mon jeune ami. Raoul Ponchon est J'une des merveilles<br />

de ce temps, et il faut louer les merveilles.<br />

-- Certes; mais, j'ai laissé passer les jours, et je devrais mettre mes vers à la poste ce soir.<br />

Vous le savez, quand on veut faire un poème, on y rêve avec délice, et puis, l'heure venue, on<br />

s'aperçoit que l'on n'a pas écrit le quart d'un hémistiche.<br />

-- C'est l'aventure coutumière et je devine que nous allons encore, en cette journée, fêter un<br />

poète. Ce ne sera pas le dernier, puisque, aussi bien, nous devons, ce soir, dévorer un poulet<br />

près de Léon Vérane et que j'ai promis, en outre, au vizir Henri Martineau de lui confier avant<br />

l'aube prochaine quelques feuillets en souvenir de P.-J. Toulet. Il y a près de deux ans que je<br />

songe à ces pages. C'était au temps que je partais pour Monte-Carlo, -- et l'heure est<br />

maintenant venue de les livrer aux imprimeurs. Nous sommes donc tous deux logés à même<br />

enseigne; sur la gorge tous deux nous avons le couteau. Mais, si j'étais vous, j'écrirais à M.<br />

Garnier que je n'ai pu faire ces vers ...<br />

-- C'est impossible.<br />

-- Non point, si votre lettre est, elle-même, une manière de poème. Dites-lui que Raoul<br />

Ponchon vous a interdit de souffler en votre flûte.<br />

-- Mais ce serait mentir.<br />

-- La poésie est formée de ces mensonges – je veux dire de fictions, qui ne servent qu'à mieux<br />

faire sentir les mystères de la vérité; et vos mensonges ne seront plus mensonges, s'ils<br />

montrent seulement que vous n'avez point composé encore votre poème, ce que vous ne<br />

sauriez nier. Si vous m'en croyez, nous allons tous en chœur aller à la chasse aux vers; nous<br />

les prendrons à la pipée. J'imagine très bien un début de ce genre.<br />

Que vous a-t-il dit?<br />

-- Il ne m'a rien dit.<br />

Eh! Quoi, me dit Raoul Ponchon ...<br />

-- Eh! bien, cherchons ce qu'il aurait pu vous dire.<br />

211


M. Decalandre déboucha son grand encrier, et, quand la vieille servante vint apporter le thé, il<br />

nous lut les vers que vous allez entendre:<br />

-- Eh! Quoi, me dit Raoul Ponchon,<br />

Qui sur un bouc en mon délire<br />

M'apparut à califourchon,<br />

Eh! Quoi, tu veux lever ta lyre?<br />

Pour m'honorer et me louer,<br />

Tu veux le vers au vers nouer<br />

Comme au substantif l’épithète,<br />

Et de cris me rompre la tête,<br />

Alors que fantasque et cornu<br />

Mon bouc me mène sous la treille<br />

Où danse la Satyre nu<br />

Qui maniant une bouteille<br />

Chasse le frelon et l'abeille<br />

Du sein de la Nymphe vermeille?<br />

Mon bouc a remué l'oreille;<br />

Lui non plus qui sait les secrets<br />

De la Muse et les antres frais<br />

Où l'on peut et boire et s'étendre,<br />

Ne veut point ton vacarme entendre.<br />

Pourtant, si tu ne peux nier<br />

La promesse d'un plein panier<br />

De tes vers à notre Garnier<br />

Qui mène la Muse Française,<br />

En voici déjà huit plus seize;<br />

C'est vingt-quatre, et vingt-cinq ici.<br />

(Non point paniers, mais vers. Merci.)<br />

Mais ne me viens donner souci<br />

Et pour lie troubler mon mystère<br />

Pends ta lyre à quelque patère:<br />

Si je parle, tu peux te taire.<br />

212


J'ai chanté le gigot, le vin,<br />

La soupe à l'oignon, la salade,<br />

Table et flacons; le reste est vain<br />

Tant qu'on n'a le gosier malade.<br />

Saucisson, bourgogne ... tu ris ...<br />

Mais sous le ciel gris de Paris,<br />

Mais sous Paris et son ciel gris,<br />

Mes vers de roses sont fleuris.<br />

Encore qu'ami de la panse,<br />

Je ne suis pas celui qu'on pense<br />

Et le laurier me récompense.<br />

J'ai Joué Bacchus rouge et blanc<br />

Et banni l'onde épouvantable,<br />

Mais j'ai su d'un air nonchalant<br />

Dresser l'Olympe sur ma table;<br />

Et malgré ce ciel pluvieux<br />

Et ce froid Janvier qui nous perce,<br />

Dédaignant le givre et l'averse<br />

Et que j'ouvre ou ferme les yeux,<br />

Je vis dans l'azur radieux<br />

Où je chante parmi les dieux.<br />

Ma côtelette est ambroisie;<br />

Nectar, ma grappe et mon houblon;<br />

Ivresse devient Poésie,<br />

Bacchus se mue en Apollon!<br />

Et, dans si belles circonstances,<br />

Tu me voudrais lancer des stances<br />

Qui mèneraient un aigre bruit?<br />

Mais au Parnasse bicéphale<br />

On n'entend ta triste rafale;<br />

Arrière et reste dans ta nuit.<br />

Pourtant, je descends de ma roche<br />

213


Et m'en vais au cabaret proche<br />

Qu'on ne ferme que le dernier;<br />

Cache ta face de carême<br />

Et va-t-en, mon pauvre Derème,<br />

Sangloter chez A.-P. Garnier.<br />

-- Il me semble qu'il vous est, une autre fois, arrivé de chanter Raoul Ponchon …<br />

-- Ne m'en parlez point!... Ce fut un jeudi que dès l'aube, mon ami Frédéric Lefèvre me fit<br />

tomber du lit à grands coups de téléphone, si j'ose user d'un tel langage, et c'était pour m'an-<br />

noncer que Raoul Ponchon avait reçu dans la nuit le prix des Vignes de France. -- Il me faut<br />

des vers tout de suite! -- Comment? Demandais-je, fort hagard et mal éveillé. -- Des vers!...<br />

On tire le journal cet après-midi. C'est jeudi.<br />

-- Mais il paraît le vendredi. - C'est qu'on l'imprime le jeudi ...<br />

N'ayant aux pieds qu'une pantoufle, cherchant le poétique souffle, je me pris à composer cette<br />

louange matinale de Raoul Ponchon où je ne sais comme, par cette heure incertaine, se<br />

mêlèrent des souvenirs d'Horace et de la jeune captive:<br />

Quoi! Le ciel à peine pâlit<br />

Et tu me viens tirer du lit,<br />

Muse, et me dis: - « Il faut écrire!<br />

Il faut écrire quelques vers;<br />

C'est pour louer les rameaux verts<br />

Dont se vient d'orner une lyre. »<br />

Ah! Qu’importe Apollon vermeil!<br />

Ne m'arrache point au sommeil;<br />

Il fait trop froid dans cette chambre!<br />

Mais elle répond: - « Mon ami,<br />

Ainsi ne faites l'endormi;<br />

Songez aux vignes de septembre.<br />

214


Ne savez-vous que c'est jeudi?<br />

N'attendez point l'après-midi;<br />

Car les Nouvelles Littéraires<br />

Des machines sortent ce soir,<br />

Et demain vous les pourrez voir<br />

Aux devantures des libraires.<br />

Chantez, si c'est votre destin,<br />

Car les gazettes du matin<br />

De Ponchon couronnent les tempes. »<br />

-- Quoi! Ponchon! Serai-je de ceux<br />

Que son nom trouve paresseux?<br />

Il suffit, j'allume mes lampes.<br />

Je veux chanter Ponchon de pampres couronné;<br />

Je veux chanter Ponchon dans le jour nouveau-né,<br />

Et le soir le chanter encore.<br />

Raoul Ponchon mûrit de Bacchus respecté,<br />

Et sans crainte du sort, l'hiver comme l'été,<br />

Boit les doux présents de l'amphore.<br />

Prenons un char, Madame, et mon cœur ira où l’<br />

On peut par ce matin sombre trouver Raoul<br />

Ponchon sous la chaleur des treilles;<br />

Car un soleil le suit et protège ses jours;<br />

L'azur sourit, et s'il s'arrête aux carrefours,<br />

Les arbres portent des bouteilles.<br />

Il fait plus chaud qu'à Gibraltar;<br />

La Seine est fleuve de nectar<br />

Où l'on voit tous les bateaux ivres.<br />

Rimbaud voudrait sauver le sien<br />

Mais la Muse rompt le lien<br />

Qui l'attachait au quai des livres.<br />

215


Ville, fleuve, tout danse et tourne, et seul Ponchon<br />

Dans le sol enfonçant son grand tire-bouchon,<br />

Rit et demeure en équilibre;<br />

Et parmi les lauriers, saluant en l'azur<br />

Phœbus qui lui découvre un royaume futur,<br />

Frappe la terre d'un pied libre.<br />

La nuit était venue et, dans le coin de l'appartement la vieille pendule béarnaise sonnait<br />

l'heure des verres fourbis et des fourchettes aiguisées. Nous nous rendîmes en un restaurant du<br />

quartier des Halles, où était la salle du festin. On fêtait Léon Vérane, son livre Le Promenoir<br />

des Amis et la dixième année des Facettes, qu'il dirige. On admirait son visage sombre d'émir<br />

ronsardisant et sa barbe frisée dans l'ébène. M. Pol Neveux présidait. C'est l'ami des poètes, et<br />

les Muses, qui volent par l'azur, lui sourient.<br />

Ignorez-vous ce qu'est un banquet littéraire? Qu'importe le turbot? Qu'importe la poularde? Il<br />

n'est point de banquet s'il n'est point de discours. C'est à quoi rêvait M. Théodore Decalandre,<br />

pendant que la glace fondait aux assiettes. Encore un discours, songeait-il, en se levant, tandis<br />

que tous les auditeurs continuaient de parler à la fois:<br />

Par Phœbus! Encore un discours!<br />

O malheureux Vérane! O sort épouvantable!<br />

Chacun reste immobile et pourtant dit: Je cours,<br />

Je cours en d'autres lieux et loin de cette table;<br />

Oui, je cours en esprit au pays enchanté<br />

Où de dîner sans bruit l'on ait la liberté!<br />

Quel est, enfin, quel est cet orateur barbare<br />

Qui, le premier, au fond des temps,<br />

Dès la salade, institua ce tintamarre,<br />

Et fit que le dessert aux mots larguât l'amarre,<br />

Aux mots, bruyants vaisseaux, et sur Bacchus flottants?<br />

Quel méconnu! Son nom n'est au dictionnaire.<br />

Nabuchodonosor, datait-il de ton ère?<br />

Aigle de Jupiter, l'as-tu vu de ton aire?<br />

Fêtons ce soir, son dix millième centenaire<br />

Et -- pour rimer – dans un vacarme de tonnerre!<br />

216


Honneur à ce mortel, vêtu d'un triple airain,<br />

Qui, plus hardi que le marin,<br />

Car le poisson des mers tient sa lèvre muette,<br />

Honneur à ce mortel qui tenta le premier<br />

En un geste, depuis devenu coutumier,<br />

De dérouler des mots sur une serviette!<br />

Honneur à lui! -- Qu'on fouille, et qu'un homme savant,<br />

Que de doctes chercheurs pourvus d'amples bésicles<br />

S'élancent dans l'Histoire et triomphent du vent<br />

Millénaire, qui fait tourbillonner les cycles<br />

Des peuples abolis et des temps disparus;<br />

Qu'ils déchiffrent ce nom; qu'il brille, qu'il éclate,<br />

Qu'ils le trouvent au papyrus<br />

Ou d'un chameau défunt sur l'antique omoplate,<br />

Et qu'ils disent enfin aux hommes ébahis:<br />

Nous avons démêlé sa race et son pays.<br />

Il était orateur et parlait après boire;<br />

Si de quelque convive on célébrait la gloire,<br />

Il se faisait inscrire et venait au festin,<br />

Car il pouvait parier jusqu'au petit matin.<br />

Il se levait, prenait son front le plus sévère<br />

Comme un qui porte en soi tout le talent d'autrui,<br />

Ou comme un qui d'un dieu s'estimerait l'étui;<br />

Il se levait, levait ce que nous nommons verre,<br />

Et parlait du héros pour qu'on parlât de lui.<br />

Puis, il se rasseyait, dégonflait ses musettes,<br />

Pressait quelques amis; chacun n'a-t-il les siens?<br />

Et l'aurore venue achetait les gazettes;<br />

Et cela se passait en des temps très anciens ...<br />

Vérane, par qui sont les Sirènes ouïes,<br />

Et qui, là-bas, sur des montures éblouies<br />

T'élances vers l'azur où l'on baise Apollon,<br />

A toi qui fais danser les Muses dans Toulon<br />

217


Et les Nymphes aussi de feuilles couronnées<br />

Qui, fières, dans tes bras ne goûtent le repos<br />

Aux rivages heureux des Méditerranées,<br />

Que te dirais-je après de tels propos?<br />

Je ne puis plus parler après cette satire<br />

Et M. Pol Neveux par la manche me tire,<br />

Me souffle que la nuit déjà succède au soir<br />

Et qu'il serait temps de m'asseoir.<br />

Et, Vérane, pourtant ces charmantes années,<br />

Où nous n'avions encore aux tempes nul poil gris,<br />

Les faut-il tenir pour fanées,<br />

N'en doit-on parler à Paris?<br />

Faut-il faire une croix sur nos deux destinées?<br />

Non. Mieux est de se taire, et la vieille amitié<br />

Que tu chantais naguère et non pas à moitié,<br />

Mais à voix large et forte et pleine, à la cadence,<br />

Comme si tu lançais ton cœur à chaque vers,<br />

Cette amitié fleurit encor ses rameaux verts,<br />

Et sous ses fruits d'été les Muses nouent leur danse.<br />

Que les roses toujours parent ton violon,<br />

Qu'il chante aux bois comme dans les mairies!<br />

Salut, fils barbu d'Apollon,<br />

Qui bondis comme un bouc aux lyriques prairies!<br />

Mais Mme Baramel dit à l'oreille de M. Lalouette:<br />

-- Que vient faite ce bouc dans les mairies?<br />

-- Ne savez-vous point, Madame, que Léon Vérane,<br />

Ne savez-vous point qu'à Toulon,<br />

Cet enfant barbu d'Apollon,<br />

Occupe une charge civile<br />

Aux bureaux de l'Hôtel de Ville?...<br />

218


-- Ne trouvez-vous pas, dit encore Mme Baramel, que deux de ces vers que nous venons d'en-<br />

tendre:<br />

Oui, je cours en esprit aux pays enchanté<br />

Où de dîner sans bruit l'on ait la liberté,<br />

ressemblent furieusement à ceux de Vigny qu'on nous rapportait aujourd'hui même:<br />

M. Lalouette se mit à rire; puis:<br />

... Quelque nuage où dans l'obscurité<br />

Elle pourrait du moins rêver en liberté?<br />

Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices<br />

Et chercher sur la terre un endroit écarté<br />

Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.<br />

Il faudra, Madame, que nous relisions Le Misanthrope ...<br />

219


-- Mettons des bûches au feu, dit M. Decalandre, et rêvons à Toulet.<br />

Nous avions accompagné notre ami, après les derniers armagnacs et toutes coupes vidées.<br />

Nous étions revenus dans son appartement, et vous savez qu'à Paris on ne se coucherait<br />

jamais. Minuit avait sonné depuis longtemps et nul de nous ne songeait à regagner son<br />

lointain logis. Les fauteuils étaient profonds et la fumée des pipes et des cigarettes tournait<br />

déjà autour du petit lustre et des poissons empaillés, qui doucement, au bout de leur fil, se<br />

balançaient au plafond, quand passaient les camions nocturnes.<br />

M. Decalandre avait repris Mon Amie Nane et M. Lalouette feuilletait les Contrerimes ; il les<br />

savait par cœur. Il n'était que de lui dire:<br />

pour qu'il continuât aussitôt.<br />

Dessous les tonnelles fleuries ...<br />

Ne reviendrez-vous point ..... ?<br />

Et comme, vers la cheminée, tout emplie de flammes et de braises, se penchait Mme Baramel,<br />

il murmura:<br />

Toi qu'empourprait l'âtre d'hiver<br />

Comme une rouge nue...<br />

et encore:<br />

Les roses naissent sur ta face<br />

Quand tu ris près du feu...<br />

-- Pardon, dit Mme Baramel, ce n'est point Toulet qui a inventé cela.<br />

-- Ces vers pourtant...<br />

-- Eh! Je sais bien qu'ils sont de sa main. Mais je dis qu'il n'est point le premier qui ait noté les<br />

reflets du feu sur la peau d'une femme; j'ai lu Baudelaire:<br />

220


Et la lampe s'étant résignée à mourir,<br />

Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br />

Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br />

Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre.<br />

Je dois vous dire que Mme Baramel n'aime point Toulet autant que nous faisons. Toulet et ses<br />

textes sont tout hérissés d'ironie et l'on sait bien qu'à l'accoutumée ce n'est point l'ironie qui<br />

enchante les cœurs féminins ...<br />

-- Je ne crois pas, répondit M. Decalandre, qu'on vous doive donner raison. Si vous exigez<br />

qu'un poète ne dise rien que de radicalement nouveau, je pense qu'il n'est plus que de mettre<br />

des grilles autour du Parnasse, afin que nul ne monte plus aux pelouses antiques et toujours<br />

vertes, où les Muses mourront d'ennui. La flamme peut dorer ou rougir un visage; eh! Que<br />

m'importe qu'on l'ait déjà dit, si cela est toujours vrai? Et je ne saurais que vous conseiller, si<br />

vous devez vous faire construire un hôtel, d'interdire à votre architecte d'employer la pierre, la<br />

brique, le ciment, le bois, le fer, la tuile et l'ardoise, parce que ces matériaux ont déjà servi à<br />

l'édification des maisons où s'abrite la race des hommes.<br />

Et, à la vérité, de quoi, Madame, parlent les poètes dans leurs ouvrages? De rien que nous ne<br />

connaissions, ou, du moins, de rien que nous ne pensions connaître. Ils nous entretiennent de<br />

la vie et, de la mort, de l'amour, de la nature et de la gloire. Ce sont leurs thèmes principaux, -<br />

- et qui n'en sont qu'un, si je l'ose dire, -- et, d'ailleurs, en est-il d'autres et qu'on ne puisse<br />

rattacher à ceux-là, comme la pomme au pommier et la plume à l'oiseau? C'est leur domaine.<br />

Ne leur demandez pas d'en sortir; ce ne serait plus qu'extravagance. L'étymologie nous<br />

l'enseigne, et l’expérience. Il n'est point permis aux joueurs de lyre de se promener hors des<br />

prairies où sommeillent, rêvent, pleurent et rient et chantent et méditent les mortels, sous des<br />

guirlandes d’allégresse et de souci. Il n'est pas de salut hors des chemins battus et rebattus ...<br />

Et ce n'est point un paradoxe.<br />

Il convient de faire ou plutôt de refaire l'éloge du lieu commun. On peut bien dire que c'est la<br />

route usée par le pas des générations, et dont toutes les ornières sont connues, et dont tous les<br />

décors ont été mille fois contemplés et mille fois encore; il n'importe! On peut dire aussi que<br />

c'est un vieux soulier et qui a chaussé tant de pieds qu'il s'en trouve usé, déformé, décousu; il<br />

n'importe pas davantage. Car les hommes ne veulent pas qu'on leur parle d'autre chose que de<br />

ce vieux Houlier, et les poètes ne s'émeuvent vraiment qu'à battre la vieille semelle.<br />

-- C'est l'apothéose de la routine!<br />

221


-- Si l'on veut; et c'est aussi tout autre chose. Essayez donc, en vos propos, et même en vos<br />

propos habituels, dans vos conversations quotidiennes, de supprimer ces grands thèmes que je<br />

viens de rappeler; de quoi parlerez-vous? De quoi écrirez-vous?<br />

J'entends bien que nous n'avons pas accoutumé de prononcer, quand nous nous rencontrons au<br />

carrefour, des sermons sur la mort, des harangues sur l'amour, ni de considérer avec<br />

profondeur les problèmes de la destinée. Pourtant, même en nos paroles les plus fugitives, rien<br />

ne nous intéresse qui ne se l'apporte à ces grands problèmes, à ces grandes rêveries, à ces<br />

grandes certitudes.<br />

Je rencontre un monsieur et, dès la main serrée, il ne manque pas de s'enquérir, comme je fais<br />

moi-même à son égard, de l'état de ma santé; il commente le chapeau, toujours délicieux,<br />

d'une dame qui passe et me conte ses soucis touchant son fils qui se destine à l'Ecole<br />

Polytechnique? Propos, me direz-vous, qui n'évoqueraient que malaisément, les pompes de<br />

Bossuet et l'admirable violence de Pascal. Vous croyez-vous donc si éloignée de ces grands<br />

hommes et pensez-vous que les problèmes qui passionnaient ces deux têtes puissantes ne sont<br />

point les mêmes qui nous passionnent à toute heure où nous ne dormons point? Ce monsieur<br />

m'a parlé de ma santé, d'un chapeau féminin et de l'établissement de son fils. Eh! Madame,<br />

n'est-ce point là comme la surface de ces profondes mers, et qui sans doute n'en font qu'une,<br />

de la vie, de l'amour et de la société, laquelle n'est à bien voir, que de la vie et de l'amour, --<br />

de cet amour qui sait prendre, quand il lui convient, le visage de la haine?<br />

Et ne me dites point qu'il fait beau temps, vous poseriez aussitôt le problème de la nature et de<br />

ce décor d'arbres et d'eaux, de pierre et de métal, sous un ciel d'azur ou de nuages, où la race<br />

des hommes a pris l'habitude de mener le troupeau de ses jours.<br />

Le lieu commun, Madame, mais c’est le lieu où nous vivons. Hors de lui, il n'est plus rien qui<br />

nous puisse intéresser un instant. Ne demandez donc point aux poètes de quitter les vieilles<br />

routes; leur musique aussitôt deviendrait fausse; elle ne serait plus accordée à l'antique<br />

mélodie des hommes, et vous vous boucheriez les oreilles. Restons dans les sentiers battus,<br />

puisque, au reste, il n'en est point d'autres, et contentons nous d'exiger des poètes qu'ils nous<br />

émeuvent avec les sentiments les plus coutumiers, avec les mots les plus usuels, et qu'ils<br />

sachent faire jaillir une flamme qui nous semble toujours nouvelle, en heurtant l'un contre<br />

l'autre deux vieux cailloux.<br />

-- Mais, dans le détail. .. Je ne vous parle point de ces grands sentiments q Ili sont la chair<br />

même de la poésie. Mais, dans le détail, vous dis-je, ne peut-on exiger des trouvailles<br />

heureuses? Je voudrais pour Toulet que nul, avant lui, n'eût vu Ce reflet de la flamme dont<br />

nous parlons.<br />

222


-- Croyez-vous que Ronsard, lorsqu'il écrivait :<br />

Ici, la tendre vigne aux ormeaux se marie,<br />

cinquante poètes ne l'avaient pas déjà dit? Il ne serait que d'explorer cette bibliothèque et<br />

j'aurais, en moins d'un quart d'heure, cause gagnée. Tout est dit, certes; et tout est dit parce<br />

que tout a été vu, entendu, senti, touché, goûté, espéré et pleuré. Mais il est mille manières<br />

de tout dire, et les vrais poètes ne cherchent pas une manière neuve, pour son unique<br />

nouveauté, mais seulement parce qu'elle sera en possession de nous Loucher encore. La<br />

nouveauté! Les poètes en ont bien souci! Mais ce qu'ils disent, en s'abandonnant à eux-<br />

mêmes -- et non sans contrôle --, s'ils sont vraiment poètes, nous sait émouvoir, et il faut leur<br />

répéter que leur lyre est nouvelle, qu'elle a des cordes qu'on n'avait point encore entendues,<br />

pour qu'ils inclinent à le croire. Comparez les vers de Toulet et de Baudelaire, dont nous<br />

discutons. Ils disent la même chose; mais rendent-ils le même son et vous enchantent-ils de<br />

la même façon?<br />

-- Je n'aime point, d'ailleurs, les grammairiens, dit Mme Baramel, en faisant la plus aimable<br />

des moues.<br />

-- Je les adore, Madame. Ainsi comment nous disputerions-nous, si nous ne chassons pas le<br />

même gibier? ....<br />

-- Toulet parle d'une jeune femme et lui dit:<br />

Qu'en pensez-vous?<br />

-- Je pense que c'est une image charmante.<br />

... un jour, dans le cresson<br />

Tremblante, tes pieds nus ont leur nacre baignée.<br />

-- Et moi, je pense qu'il est allé mettre son participe au bout du vers afin qu'il devînt féminin<br />

et pût ainsi rimer avec une araignée qui se promène un peu plus loin. Bien vaine habileté!<br />

-- Quel égarement, Madame -- et serait-il défendu d'être habile, et ne faudrait-il plus laisser de<br />

place qu'aux maladroits et aux barbares? Mais, Toulet, j'en suis certain, s'est plu en l'espèce à<br />

ranimer une vieille et heureuse méthode. Voyez comme nous sommes loin de la recherche du<br />

nouveau! Je suis sûr qu'en soufflant sur son participe, il a pensé à Chimène:<br />

223


qu'il a redit :<br />

et qu'il a revu la saison<br />

Mon père est mort, Elvire; et la première épée<br />

Dont s'est armé Rodrigue, a sa trame coupée…<br />

Il a par sa valeur vingt provinces conquises,<br />

Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie;<br />

et qu'évoquant ainsi Corneille, Malherbe, La Fontaine, et dix autres encore, il a éprouvé<br />

comme une douce joie, une joie que je regrette qui vous échappe, si vous n'êtes sensible qu'à<br />

la nouveauté, fût-ce au jeu des syntaxes. Je vous l'assure, j'aime beaucoup mieux cela que<br />

l'étonnant participe mâle que Laurent Tailhade a logé au bout de ces quatre vers:<br />

Camp du Drap d'Or et vous, lice guerrière<br />

Des Beaumanoir et des Montgommery,<br />

Quelques héros, poursuivant la carrière,<br />

Ont de nos jours, vos palmes refleuris.<br />

Mais vous m'allez dire que c'est hardiesse. Et si nul de nous n'a péché sur ce point... Un jour,<br />

il m'advint d'y trébucher: je ne vous confierai point où; mais si l'on le découvre, je dirai que<br />

c'était pour vous plaire (1).<br />

-- Je ne comprends pas bien, dit Mme Baramel, le plaisir qu'on peut éprouver à parler comme<br />

d'autres ont parlé.<br />

-- Ah! Madame, il ne s'agit pas de copier leur langage. Il faudrait user ici de mille nuances et<br />

nous pourrions peut-être redire, en l'espèce, le vers fameux de l'épître à Huet:<br />

Je ne prends que l'idée, et les tours et les lois ...<br />

C'est un peu comme les enfants prennent le lait de leur mère; et soutiendrez-vous pourtant que<br />

La Fontaine ne fut pas up poète original? Mais, il faut, Madame, qu'un poète ne soit pas<br />

(1). Voir l'appendice (page 314).<br />

224


un illettré; à moins qu'il ne prétende, par son propre génie, s'élever à ce point de perfection où<br />

les siècles ont porté la poésie. Ce serait une amusante prétention; mais si le poète s'est nourri,<br />

comme il convient, des ouvrages de ceux qui l'ont précédé, comment, et puisque ces ouvrages<br />

sont les plus beaux du monde et qu'ils lui ont donné mille plaisirs, comment ne se plairait-il<br />

pas à en rappeler quelques tours aux livres qu'il compose lui-même? Ce n'est pas seulement la<br />

nature et l'amour qui nous émeuvent; il y a les poèmes aussi, qui chantent la nature et l'amour.<br />

Ne convient-il donc pas de leur rendre quelque hommage, la plume à la main, et de faire<br />

délicatement sourire au coin d'un de nos vers le visage de Virgile nu de Chénier, tout de<br />

même que nous faisons frémir en nos élégies le feuillage des platanes et des troènes, qui nous<br />

donnèrent leur ombre et leur paix aux étés du bonheur?<br />

Quand on écrit: Beauté, mon beau souci ...<br />

-- C'est un livre de M. Valéry Larbaud.<br />

-- Certes; mais quand Toulet écrit:<br />

Beauté, mon cher souci ...<br />

ne pensez-vous pas qu'il savoure une certaine volupté secrète et réservée aux cœurs subtils,<br />

en saluant ainsi Malherbe, et qu'il rêve, de la sorte, au fameux vers:<br />

Beauté, mon beau souci, de qui l'âme incertaine .....<br />

On a beau prétendre que la poésie, c'est de pousser des cris nouveaux. Nous n'en croyons<br />

rien; mais nous croyons que la poésie, c'est de faire passer dans l'âme du lecteur le mystère<br />

qui est en l'âme du poète, et ses goûts, et ses bonheurs et ses détresses; et si un poète a le<br />

goût de la poésie et c'est à dire aussi des poètes qui ont avant lui su chanter sous les nuages<br />

et l'azur de notre monde, lui serait-il donc interdit d'avouer cette dilection et de la faire<br />

glisser en ses propres vers, si elle n'est point pour déplaire à ceux qui les doivent lire et qui<br />

retrouvent, de cette manière, au fond d'eux-mêmes un comparable univers? Vous entendez<br />

bien que les allusions de ce genre ne peuvent enchanter tout le public, pour la raison qu'il<br />

les faut d'abord entendre avant que d'en jouir. Ce n'est point poisson pour tout homme.<br />

Disons qu'il ne faut pas, et c'est comme en toutes choses, passer la mesure. Mais quoi!<br />

Même aux heures d'abus, c'est un excès que je ne me sens pas le courage de blâmer. Je<br />

préférerai toujours un homme trop lettré, s'il n'est point sot, à tous les sauvages que l'on<br />

entreprend de nous faire admirer et qui, dans leur naïveté, pensent à chaque pas découvrir<br />

des merveilles -- lesquelles sont inscrites aux livres depuis plus de mille ans.<br />

225


J'aime bien que les auteurs fassent la chaîne et qu'ils avouent leurs pères - car les poètes ont<br />

plusieurs pères. Leur œuvre attesta ainsi que la poésie continue ... Je ne sais si vous êtes<br />

sensible à cette pensée. C'est une de celles qui me sont le plus chères. Il ne faut point renier le<br />

passé, puisque sans lui nous ne serions pas, et ce n'est pas simple gratitude bénévole, car dès<br />

que nous le renions, nous cessons, en quelque sorte, d'exister. Nous devenons pareils à une<br />

branche qu'on a coupée et qui gît et se fane dans l'herbe, au pied du vieil arbre toujours jeune<br />

qui pousse des feuilles nouvelles où chantent mille oiseaux. Je comparerais volontiers aussi<br />

les poètes à de hautes montagnes -- et ce n'est point pour le plaisir d'utiliser une vieille<br />

comparaison, mais pour ajouter que les poètes doivent être tout imprégnés du passé cependant<br />

qu'ils regardent aussi vers l’avenir ; -- et vous m’accorderez, je pense, que les montagnes les<br />

plus hautes sont précisément celles que le couchant baigne le plus longtemps de ses lumières<br />

et qu'elles sont les premières, aussi, qui reçoivent les clartés du soleil levant.<br />

Or, le langage, n'est-ce point le lien des poètes? C'est une guirlande, si vous voulez, où chacun<br />

tente de nouer une rose ou une marguerite, mais c'est toujours la même tresse qui court de<br />

siècle en siècle, descend des pics aux prairies, et remonte des vallons aux sommets. Ce<br />

langage des poètes, n’est-ce le nôtre à tous? Et l'on peut bien chérir, et rappeler, parfois, les<br />

joncs ou les lianes dont certains poètes se plurent à nouer le bouquet ou la gerbe des mots.<br />

Cet amour de la langue, il brille, sourit, éclate en chaque ligne de Toulet; il l'avoue volontiers;<br />

il en est fier. Vous rappelez-vous le baron de Béhan, quand il venait, aux Trois Impostures, de<br />

prononcer quelques mots grecs.<br />

« Mais Filema l'interrompit :<br />

-- Exétéra, fit-il. Et lâche la nous avec ton latin. Pas qu'on incomprenne. Mais c'est une<br />

langue qui m'insolente !... C'est du français, moi, que je te cause.<br />

-- Non, dit Béhanzigue : c'est du chagrin. »<br />

Je vous avoue qu'aisément, si nous entendons, en la vie quotidienne, pareils propos -- et ils ne<br />

sonnent que trop souvent à nos oreilles -- nous penchons vers les délices d'un archaïsme<br />

voluptueux. C'est ce que faisait Toulet, qui se plaît certains jours, à écrire mélancolie,<br />

aujourd'huy, ores, stolidité, caryatide, avecque, vérécundie, sçavoir et abyme:<br />

Et cet abyme où l'on tombait: t'en souviens-tu?<br />

226


Et s'il se divertit à conjuguer le verbe sçavoir, voyez comme il le fait à propos, et non sans<br />

ironie, puisque c'est au même instant qu'il veut dire qu'il n'est au monde rien de nouveau.<br />

Faut-il transcrire tout le quatrain?<br />

Ne crains pas que le Temps sçache les cieux briser;<br />

Ni qu'en ses mains varient les fleurs ou les Empires.<br />

Rien ne change. Le même lys tu le respires<br />

Qu'autrefois Cléopâtre, -- et le même baiser.<br />

C'est pour des raisons de cet ordre, jointes à celles que j'ai déjà déduites devant vous, qu'on le<br />

voit qui ranime les divinités d'un Olympe toujours .fleuri :<br />

O Vénus, et ton char doré<br />

Glissant parmi la nue? ...<br />

Et le vieux paon qu'Iris décor<br />

Jette au loin son cri d'or ...<br />

Nous en jugeons, sans doute, assez mal aujourd'hui; mais il fallait un certain courage au temps<br />

où Toulet écrivait ces vers, sous l'œil des guivres scandinaves, pour introduire en un poème<br />

Iris et le char de Vénus, qui sont deux des plus charmantes images de notre civilisation. Ne<br />

fallait-il braver mille railleries pour écrire:<br />

ou pour dire, qui est tout simple :<br />

Ces moires dont Zéphire incline la prairie,<br />

Ou si quelque déesse invisible a passé...<br />

Nous jetâmes l'ancre, Madame,<br />

Devant l'île Bourbon<br />

Mais notez que tous ces Zéphires ne l'empêchent point de donner, s'il lui plaît, forme nouvelle<br />

aux mots, et d'imprimer Saquespée, quand il s'agit de l'auteur d'Hamlet. Vous remarquerez,<br />

que c'est, au vrai, le jeu d'une même tendance, qui est de maintenir la force et pureté d'une<br />

227


langue; car, un langage, s'il est robuste, assimile les mots de l'étranger; il en fait des cellules<br />

nouvelles de son propre corps, tout de même que nous pouvons manger mille poulets, sans<br />

qu'il nous pousse un bec, et tous les fils de la brebis, sans nous muer en blancs moutons.<br />

J'entends bien qu'un goût si vif du langage peut conduire le poète à de subtils mais simples<br />

divertissements:<br />

Ah! Verse le myrte à Myrtil…<br />

Dans le lit vaste et dévasté…<br />

Amour si tristement et subite ...<br />

mais il le mène surtout à faire jouer aux mots les musiques les plus délicates. Il n'est que<br />

d'ouïr ces syllabes nouées :<br />

et ce vers:<br />

... aérien décor ...<br />

Harmonieux décor ...<br />

Nuit océanienne.<br />

Nous en pourrions disserter longtemps, laissant de côté, pour cette étude, l'image qui est en<br />

lui, et qui est essentielle, et nous en viendrions, sans doute, à penser que le secret de son<br />

harmonie est tout simplement qu'elle joue tour à tour de toutes les voyelles (a, e, i, o, u), -- mais<br />

n'oubliez pas les consonnes; et ce n'est point à dire qu'il suffise de choisir les mots qui<br />

contiennent le plus grand nombre de voyelles différentes, pour écrire en musique ...<br />

228


Comme nous rêvions là-dessus, Mme Baramel qui feuilletait les Contrerimes, poussa un<br />

grand cri.<br />

-- Ah! Un vers faux! s'écria-t-elle. Quand je vous disais que je n'aimais point cet auteur!...<br />

J'avais des raisons ... Entendez! :<br />

Dans la rue-des-Deux-Décadis.<br />

RUE… Cet e, cet e muet, où voyez-vous qu'on l'élide? C'est un vers faux!<br />

-- Je vous en signalerai un autre, dit M. Decalandre en riant :<br />

murmura M. Lalouette.<br />

Hélas, rue-de-Villersexel ...<br />

-- La porte était trop basse,<br />

-- Mais nous voici en un problème fort subtil, et si j'étais vous, Madame, j'adresserais au<br />

Conseil Municipal une belle requête. Je demanderais qu'on ne consacrât plus de rues qu'aux<br />

hommes dont le nom commence par une voyelle; et l'e muet de rue se trouverait, de la sorte,<br />

toujours élidé. C'est ainsi que nous aurions, plus tard, la rue Albalat, mais qu'on ne<br />

connaîtrait jamais la rue Souday, ni la rue Dorgelès, ni les rues Carco, Martineau, Benoît,<br />

Treich, Patin, Chabaneix ... Mais nous pourrions avoir la rue Abel Hermant.<br />

Ah! La rue Oberkampf fut douce à Mallarmé, aux jours qu'il se plaisait à mettre en quatrains<br />

l'adresse de ses amis :<br />

Bouilliant, RUE Oberkampf, deux ...<br />

Mais que de tourments, à l'ordinaire! Il nouait des ficelles à sa lyre et usait, au besoin, de<br />

l'épithète homérique:<br />

Pierre Louys riait au milieu des périls:<br />

RUE, or c'est des Chanoines, douze…<br />

RUE aux maisons hautes Taitbout……<br />

RUE élégante Saint-Lazare…<br />

RUE, ô délices, de Moscou…<br />

Facteur charmant, petit chéri,<br />

Porte vite ce poulet jaune<br />

A Paul-Ambroise Valéry,<br />

Trois, via, rue ou street, de Beaune.<br />

229


Ou encore:<br />

Au seigneur Valéry, poète et maestro,<br />

Veuillez, offrir ce bleu gravé d'encre amarante.<br />

Courez .Sa rue a nom Villejust, numéro<br />

230<br />

Quarante.<br />

L’e muet de rue, quel tourment! Mallarmé, certain jour, pratiqua l'apocope, dans l'adresse de<br />

Paul Verlaine:<br />

RU’ Didot, Hôpital Broussais ...<br />

Laurent Tailhade, en un poème, employa le même artifice:<br />

Mais son carrosse a tourné<br />

RU’ de la Ferronnerie:<br />

Drumont fut assassiné.<br />

Toulet n'a point usé de cette violence; mais la querelle que vous lui cherchez, il paraît bien<br />

l'avoir prévue. N'u-t-il pas, en effet, lié le mot rue à celui qui le suit, par un trait d'union? Et<br />

n'a-t-il pas marqué de la sorte que rue-de-Villersexel et rue-des-Deux-Décadis, c'était pour lui<br />

comme pour nous tous d'ailleurs - non point trois ni quatre mots, mais un seul? Or, exigez-<br />

vous que les poètes élident les e muets qui se rencontrent au milieu de leurs mots? Ils ne pour-<br />

raient plus écrire ingénument. Vous me répondrez qu'ils écrivent parfois ingénument et, si<br />

vous voulez plaider là-dessus avec gravité, je ne manquerai pas de rédiger pour vous plaire un<br />

petit Traité de la supériorité de l'accent circonflexe sur le ira il d'union .....<br />

-- Toulet, poète ingénieux ...<br />

-- Eh! Oui, poète ingénieux, qui savait au décor d'une heure découvrir les teintes d'un plu-<br />

mage:<br />

Pâle matin de février,<br />

Couleur de tourterelle ...


Mais ce n'est point là tout ce poète, pas plus qu'on ne l'évoque tout entier quand on se contente<br />

de dire après lui:<br />

Avez-vous vu Boudroulboudour,<br />

Princesse de la Chine?<br />

Et pourtant, c'est pour avoir écrit de tels vers que P.-J. Toulet, à l'accoutumée, est tenu pour<br />

un poète charmant et dénué de gravité; et la forme, certes, qu'il donnait à ses quatrains<br />

habituels et qui a fait fortune au point d'être parodiée -- n'est-ce pas, Charles Derennes?<br />

Ce fut à Ceylan et l'aurore<br />

Nous trouvant mûrs à point<br />

Que Curnon menaça du poing<br />

Rabindranath-Tagore, --<br />

cette forme n'est pas riche des prestiges de la pompe et de la majesté. La rime, en ces menus<br />

édifices, unit des vers inégaux. Le Manchy de Leconte de Lisle n'était pas construit autrement,<br />

mais il était, et l'on en sait d'autres exemples, formé de vers de mesures plus vastes, où<br />

s'étalait l'alexandrin. Au rythme bref de Toulet, la poésie qui, sans cesse, paraît au point de<br />

trébucher, se redresse, danse et vole.<br />

Ecartons, cependant, les traditions ou légendes, récentes sans doute, mais déjà solides, et<br />

sachons voir en Toulet un homme tout simplement et tout plein des passions de l'homme.<br />

Que Toulet, soit un jongleur, et fort habile, il n’en faut pas douter, et, aux Champs-Elysées, il<br />

se dut asseoir près de Banville. Mais il n'est pas, comme le poète des Trente-six Ballades<br />

Joyeuses, toujours enivré d'un bonheur ébloui, ni d'un agréable enthousiasme, et ses poèmes<br />

sont pareils à des ponts de lianes fleuries sur un fleuve désolé.<br />

Ame au désespoir et qui répugne aux confidences trop directes, loin de s'abandonner, de<br />

laisser voler ses plaintes ainsi qu'au vent bruissent les platanes; discret, pudique, retenu,<br />

mystérieux, s'il nourrit et chérit les sentiments les plus vifs, il n'en peut supporter l'étalage; il<br />

ne veut point montrer, mais, s'il se peut, que l'on devine en lui, comme une secrète lumière,<br />

Ce cœur, pareil au feu couvert,<br />

Qui se consume et chante;<br />

231


et n'a-t-il pas, en un vers, posé cette maxime, où dans l'excès même il découvre sa méthode:<br />

Mourir comme Gilbert en avalant sa clé?<br />

Vanité de l'amour, vanité de l'amitié, vanité de l'espérance, quel néant n' a-t-il point respiré et,<br />

avec une amertume profonde et douloureuse, la vanité de toutes choses et de la vie elle-même,<br />

à laquelle nous nous attachons à proportion que nous la sentons qui nous fuit? « La vie nous<br />

est chère parce qu'elle est incertaine», écrivait, au Japon, Kennkô, dans la Tsouré-Zouré-<br />

Gouça, vers le temps que Pétrarque tendait les cordes de sa lyre, -- et Toulet, qui marche sur<br />

les routes voisines du tombeau, lamente sa riante jeunesse:<br />

Ah! Les vignes de Jurançon,<br />

Se sont-elles fanées,<br />

Comme on fait mes belles années<br />

Et mon bel échanson?<br />

Ce n'est pas seulement un vieux thème littéraire qu'il reprend et traite de la sorte, mais il Hait<br />

vraiment qu'approche sa dernière journée, et ses lettres ont le ton de ses vers. Entendez celle-<br />

ci:<br />

232<br />

« Guéthary (B. P.) 6 jr XVII.<br />

« Cher Derème, je suis un peu fatigué, ou si vous préférez : ruineux. Pardonnez-moi de ne<br />

vous écrire que quelques mots pour vous remercier de ces vers que vous m'avez donné<br />

l'occasion de lire -- et aussi pour vous souhaiter « une bonne année accompagnée de<br />

beaucoup d'autres » comme disaient les servantes quand j'étais petit. Et maintenant que je<br />

suis grand, les servantes sont mortes, en sorte que je n'ai plus d'espoir, à ce lourd amas<br />

d'années, d'en ajouter de bonnes et de nombreuses. -- Vous qui êtes jeune ... Il est vrai que,<br />

dans cette chasse qu'est la vie si je n'ai pas levé beaucoup de lièvres, j'ai levé beaucoup de<br />

jupes, et c'est lorsqu'il m'en souvient, une compensation à beaucoup de maux.<br />

« Travaillez-vous un peu, j'entends aux Lettres, nos nourrices? Les miennes ne le sont, il est<br />

vrai, que sèches. Je m'y suis toutefois remis, autant que ma santé et mon courage le permet-<br />

tent.<br />

« Adieu, mon cher ami ...<br />

TOU<strong>LE</strong>T. »


-- Vous avez d'autres lettres de lui? dit Mme Baramel. Je voudrais bien les connaître.<br />

-- Vous ne le méritez guère. Pourtant, je vais vous en lire quelques-unes; mais s'il s'y trouve à<br />

mon endroit quelques compliments que je n'aie pu enlever sans faire chavirer les phrases, je<br />

vous supplie de prendre note qu'ils ne signifient quasi rien; ils ne sont que l'obligatoire<br />

ornement du genre épistolaire.<br />

La première lettre que je reçus de Toulet, la voici : elle est écrite aux deux côtés d'une carte<br />

postale où se rencontre figuré le village de Sare, qui est au pays basque. Ce n'est point qu’à ce<br />

moment Toulet fût au pied de la montagne Pyrénée. Non certes. Mais il avait pris l'habitude<br />

et, sans doute, pour railler l'espace, de dépayser son encrier. Regardez: cette lettre d'Hyères est<br />

écrite sur une carte d'Avignon; ces deux, de Baigts, dans les Landes, l'une sur une carte de<br />

Biarritz, l'autre sur une carte de Nîmes; celle-ci, de Saint-Loubès, sur une carte de Sare,<br />

encore; celle-ci, de Guéthary, en octobre 1918, sur une carte qui représente le Pavillon de la<br />

ville de Liége à l'Exposition de Bruxelles en 1910; de Guéthary, également, des cartes de<br />

Saint-Aygulf, de Paris et de Nîmes, et ces deux longs feuillets rédigés au verso de bons pour<br />

visite médicale à l'usage des ouvriers du Canal Interocéanique de Panama (Entreprise des<br />

travaux publics entre les kilomètres 26 et 44) ...<br />

Cela ne vous plaît-il point? C'est toujours le même poète mal accordé avec son univers, mal<br />

accordé avec la vie. C'est toujours lui; et que, pour fuir le désenchantement de ses pensées, il<br />

joue avec les images de ses épîtres ou que, dans ses poèmes, il verse le poison des rêves et<br />

peigne d'imaginaires décors ou les paysages lumineux de son adolescence, c’est vainement,<br />

car, parmi ces songeries mêmes, il ne cesse de remuer les images moroses de son propre<br />

destin; et n' a-t-il, enfin, laissé entendre que ni l'amour, ni les rives lointaines, ni les végétaux<br />

inconnus ne valent la fleur de la terre natale,<br />

Ne valent la brûlante rose<br />

Que midi fait plier?<br />

233


Il en venait à préférer sa province à tout autre pays et voici cette première lettre qui fut mise à<br />

la poste le 23 avril 1913 :<br />

Château de la Rafette, à Saint-Loubès (Gironde).<br />

« Monsieur mon cher Compatriote, ... j'ai la tête enfarinée par la neura ... etc., l'apathie, l'ané-<br />

mie cérébrale, toutes les promptes messagères du gâtissement. Et je ne sais même pas si je<br />

vous ai répondu. Je désire instamment que vous me Liriez de doute, puisque cela vous<br />

obligera à m’écrire.<br />

« Certainement je suis béarnais, pur béarnais et moitié-créole. Je descends, de toutes façons à<br />

deux ou trois siècles près -- de la très noble Vallée. C'est, bien entendu, celle d'Ossau que je<br />

veux dire. Vous ne vous étonnerez donc point que l'on me trouvât, lorsque j'avais un air<br />

encore, l'air russe, espagnol, northman, suédois, etc ... -- Et peut-être monégasque, mais on ne<br />

me le disait pas, à cause d'un caractère que j'avais, en cor de chasse. -- Votre photographie<br />

d'hôpital ne me renseigne guère, et Bruchard qui vous rencontra en diligence n'est pas<br />

physionomiste. Pour moi, j'aimerais mieux que ce fût à Pau, où j'ai goûté jadis ce fuyant<br />

plaisir de vivre. Ne l'aimez-vous pas aussi? Les filles y ont de la politesse et de la vassalité; et<br />

les horizons en sont tels qu'on voit bien que le bon Dieu s'en est mêlé Soi-même, au lieu de<br />

les faire faire par ses domestiques, comme la Campine, Zanzibar, l'île de Haïnan, et quelques<br />

autres lieux où je ne fus sans doute que pour avoir la joie de retourner en France. -- Êtes-vous<br />

pour toujours retenu à la province? Votre mauvais destin ne vous mènerat-il pas à Bordeaux?<br />

J'aurais tant de plaisir si vous veniez me voir. J'en aurais très peu à vous parler de vos vers.<br />

J'aime mieux les lire ..., et il y en a un sur l'Amour au pluriel qui a de quoi faire pâmer une<br />

âme alexandrine et tendre.<br />

« Ce village de Sare, où j’irai finir mes jours si j'ai jamais 1200 francs de rente est d'un Pays<br />

basque assez inattendu. On dirait presque le Béarn, logique, harmonieux, aérien.<br />

234<br />

Ys. TOU<strong>LE</strong>T. »


-- Que faisiez-vous à l'hôpital mon pauvre monsieur Decalandre? dit Mme Baramel.<br />

-- Aux libertés d'un impromptu, et rougissant du front à l'âme, si je m'aventurais jusqu'à vous<br />

dire tu, je répondrais en vers déplorables, Madame : Calme sur ce propos tes transports in-<br />

quiets; il convient que tu te rassures: j'avais au régiment tordu l'un des deux pieds que<br />

j'enferme dans mes chaussures.<br />

La diligence n'était qu'un tramway toulousain où je rencontrai Bruchard, à l'instant que le<br />

médecin-major m'avait enfin permis de courir en la ville.<br />

-- Et cet amour au pluriel?... Est-ce, du moins, convenable? ....<br />

-- Oh! Madame. C'est seulement ceci:<br />

En vain tu mets tes doigts sur mes yeux inquiets<br />

Et me caches les prés, les branches et le ciel,<br />

O doux amoux, ù toi qui es<br />

Du féminin au pluriel!<br />

Pourtant M. Decalandre continuait à regarder les vieilles lettres.<br />

-- Cette correspondance est bien singulière, disait-il. Nous passions notre temps à ne nous<br />

écrire point, puis à déboucher l'encrier pour nous marquer notre étonnement que nos lettres<br />

fussent si rares. C'était devenu le temps de la guerre et Toulet, qui était bien malade, rêvait de<br />

servir. Il n'aurait certes pu tenir un fusil et il ne le savait que trop, hélas! Mais il souhaitait<br />

d'être pris, tenu, retenu, de faire enfin une manière de pénitence.<br />

« La mort de J. M. Bernard m'a bien attristé, m'écrivait-il, et l'on m'annonce celle d'un autre<br />

poète de mes amis, Louis de la Salle. Songez ... et travaillez votre jardin, que j'ose appeler le<br />

nôtre. »<br />

Ce n'est que le postscriptum, mais voici la lettre, qui est du 3 janvier 1916 :<br />

235


236<br />

« Hyères (Var)<br />

« Avenue des Iles-d'Or, 10.<br />

« Monsieur et poète, je reconnais que cette fois-ci, c'est moi qui suis en retard pour vous<br />

écrire. Aussi je profite de la nouvelle année pour vous la souhaiter bonne et heureuse »<br />

comme on dit en Béarn. Je suis retombé malade au commencement de l'hiver -- ce qui a, je le<br />

crains, tout à fait jeté à l'eau le projet que je nourrissais de m'engager -- au moins dans les<br />

secrétariats. Il se pourrait d’ailleurs que je sois enfin en bon état avant que la guerre ne<br />

finisse. Mais je n'ose pas le souhaiter .....<br />

« Je viens de passer un mois en Avignon et m'en vais passer quelque temps à Hyères, où<br />

j'espère quo vous m'écrirez. Soyez un peu plus bavard, je vous prie -- et me croyez bien vôtre<br />

TOU<strong>LE</strong>T. »<br />

Quelle époque! Quinze mois plus tôt, Laurent Tailhade, malade aussi, me confiait une lettre<br />

destinée au ministre de la Guerre. Il me l'avait lue; je lui avais demandé permission d'en<br />

prendre copie, et je vais vous lire ce vieux texte:<br />

« Monsieur le Ministre,<br />

« Bagnères-de-Bigorre<br />

(Htes-Pyr.), 2 octobre.<br />

« A l'exemple de mon maître et glorieux ami, Anatole France, je sollicite de vous l'honneur<br />

d'être engagé pendant la durée de la guerre, dans n'importe quel régiment d'infanterie.<br />

« Je n'eusse osé prétendre à cette faveur ni garder à mon âge, l'espoir de défendre encore la<br />

civilisation républicaine et la culture latine qui nous ont formés. Cependant, avec l'audace du<br />

génie, Anatole France, notre aîné par les ans comme par la gloire, nous montre le chemin.<br />

Faites qu'il me soit permis de marcher sur cette noble trace et de servir comme lui.<br />

« Alors que tant d'hommes jeunes et robustes apportent l'offrande au pays de leur printemps<br />

sacré, je m'enorgueillirai, au seuil de la vieillesse, d'être le moindre parmi eux.<br />

« Dans le grand silence qu'imposent les Barbares aux lettres, à la pensée humaine; quand la<br />

Force appuyée sur le Droit a seule qualité pour parler encore, il est juste que l'on voie au<br />

nombre de ceux qui combattent pour la France les pacifistes d'hier, éveillés et repentants de<br />

leur erreur.<br />

« Nous avons servi naguère, mes compagnons et moi, le plus noble idéal qui jamais ait<br />

sollicité les consciences; nous avons préconisé la réconciliation des hommes, la paix<br />

universelle, quand on y pouvait croire' et l'espérer.


« Pour moi, n'ayant à la poursuite de ce rêve épargné ni mon labeur, ni mes jours, ni mon<br />

sang, je regarderais comme le meilleur salaire d'un effort qui n'eut jamais de récompense que<br />

lui-même, l'honneur d'obtenir quelle qu'elle puisse être, une part dans les blessures et les<br />

travaux de la patrie.<br />

« Veuillez trouver ici, Monsieur le Ministre, l'hommage de mon respectueux dévouement.<br />

M. Decalandre se prit à rêver et il se fit un silence.<br />

N'avez-vous point d'autres lettres de Toulet? demanda Mme Baramel.<br />

237<br />

LAURENT TAILHADE. »<br />

-- C'est à Toulouse que j'ai rencontré le poète. En ce temps-là, dans cette ville aux beaux jar-<br />

dins et au beau fleuve, tandis que je m'ennuyais en un dépôt d'artillerie, mon cher ami M.<br />

Granié, l'ami d'Apollinaire, était procureur général, et M. Pol Neveux veillait sur la Joconde<br />

et sur le manuscrit des Pensées de Pascal. Il gardait bien d'autres trésors. C'est alors que je<br />

reçus cette lettre:<br />

« Hyères (Var)<br />

Avenue des Iles d'or, 10.<br />

« Monsieur et ami, si je m'arrête un jour à Toulouse (en descendant à l'hôtel Terminus (qu'il<br />

doit y avoir, j'espère, jouxte la gare)) vers le 25, pourrez-vous passer la journée avec moi et<br />

nous ciceroner un peu, ma garde-malade et moi? Je serais si heureux de faire votre<br />

connaissance (et je vous rapporterai votre Quichotte).<br />

YS. TOU<strong>LE</strong>T. »<br />

Toulet arriva un soir, vers la minuit. Tous les cafés étaient fermés. Nous étions en 1916, en<br />

février. Il paraissait extrêmement fatigué. Il était grand, maigre, osseux. Il avait l'air courbé et<br />

comme un peu tordu. Sa barbe était courte et dure; et vous allez vous moquer de moi, mais,<br />

encore que j'y songe, je ne puis, en aucune façon, me rappeler la couleur de ses yeux. Il<br />

faudra que je le demande à Martineau. Mais il avait un regard profond et doux; le regard d'un<br />

bon chien, et entendez que je ne fais point d'épigramme, mais vous savez cet admirable<br />

regard des chiens quand on les caresse et qu'ils ont confiance ... Beaucoup de gens pourraient<br />

le leur envier.


J'accompagnai Toulet qui, me disait-il, n'en pouvait plus. Mais dès qu'il se fut étendu, et<br />

comme, si, par miracle, il avait repris de soudaines forces, justes cieux! Ce n'était plus le<br />

même homme. Ses yeux étincelaient; ils étaient spirituels, narquois, parfois féroces, et lui<br />

qui, tout à l'heure, parlait à peine, se répandait maintenant en mille discours, en mille<br />

épigrammes, et jouait avec une petite clochette de porcelaine chinoise, en tirant sa barbe<br />

d'une main longue, agile, aux larges ongles.<br />

Il demeura trois ou quatre jours à Toulouse. Jusqu'à six heures du soir, il était couché. Je<br />

l’allais voir le matin et à la fin de l'après-midi. Il était allègre, plaisant, et nouait des bouquets<br />

de souvenirs et tout à coup lançait des flèches. Puis il se levait ; mais dès qu’il posait le pied<br />

au tapis, vigueur l’abandonnait.<br />

Nous parlions; il s'appuyait à mon bras et, tristement, il riait encore de sa faiblesse. Il faisait<br />

face au malheur et le perçait de traits.<br />

Parfois, il s'amusait: il vit un soir, dans la rue Lafayette, de petits anchois à la vitrine d'un<br />

marchand. Il voulut en acheter un, mais un seul : on lui répondit que ce n'était pas l'usage. Il<br />

entreprit de se fâcher, alléguant qu'il n'avait qu'un appétit médiocre. On .fit enfin ce qu'il<br />

voulait et contre deux sous, il put emporter son anchois. On le lui avait mis dans une<br />

assiette en carton qu'il n'avait point voulu qu'on enveloppât d'aucun papier. Il portait ainsi<br />

cette assiette sur la main, comme les garçons de café portent leur plateau. Le petit poisson<br />

luisait quand nous passions sous un bec de gaz, et c'est en cet équipage que nous entrâmes<br />

au restaurant. Toulet ne mangeait rien. Il ne mangea même pas son anchois.<br />

C'est pourtant ce soir-là que, souriant encore dans sa mélancolie, il écrivit sur l'exemplaire<br />

de Nanc qu'il me destinait:<br />

A TRISTAN DERÈME<br />

MON PÈRE NOURRICIER<br />

SON RECONNAISSANT<br />

ET REPU,<br />

238<br />

TOU<strong>LE</strong>T.<br />

Mais, une après-midi, il sortit seul. Il avait pris un fiacre et, en deux heures, toutes les<br />

boutiques d'antiquaires s'étaient trouvées explorées par ses soins. Il était admirable dans<br />

cette chasse, et les images et les bibelots lui donnaient les plus grandes voluptés.<br />

Quelques jours après, il m'écrivait de Baigts:


« Cher ami. N'auriez-vous pas reçu une longue lettre en deux cartes postales que je vous<br />

ai écrite? Voilà longtemps que vous ne m'avez écrit. -- Et les Callot de la boutique au<br />

verre bleu?<br />

« Adieu. J'ai attrapé une entorse qui m'empêche d'écrire plus de onze lignes.<br />

239<br />

YS. TOU<strong>LE</strong>T.»<br />

Ah! Ce verre bleu! Il m'aura donné bien souci. Car il faut que je vous avoue qu'en cette<br />

époque les poètes n'avaient point toujours quatre sols en leur tirelire. Toulet et moi, nous<br />

souriions à la même absence de piastres. Ce verre bleu, comme j'eusse voulu l'acheter!<br />

Mais vous verrez, par quelque autre lettre que je vous lirai, qu'il y eût fallu quasi tout le<br />

Pactole. Entendez bien que Toulet m'eût remboursé ces doublons en délire. Je tiens à<br />

préciser ce point; mais je ne pouvais guère conter cette histoire au marchand.<br />

J'écrivais donc des choses vagues à Toulet et lui envoyais des vers; et voici l'une de ses<br />

réponses, si nous pouvons déchiffrer son crayon encre:<br />

« Cher (Monsieur) Derème,<br />

« Un mot pour vous dire que l'état de ma gorge m'a donné une extinction de voix qui<br />

m'empêche d'écrire. -- Je le ferai plus longuement dès que la parole me sera rendue. -<br />

Merci des vers. Je voudrais vous dire pourquoi je n'aime pas b'coup les rimes assonancées<br />

sur voyelles. Or le second exemple, une rime riche (chasse) jetée au milieu du vers<br />

suivant accroît ce qu'il y a d'un peu voulu dans cette fausse négligence. Il y a un vers sur<br />

le bruit des feuilles dont j'aime mieux ne pas vous dire tout le bien que j'en pense. Ne<br />

m'en veuillez pas trop d'être si pion, et tâchez d'en rejeter la faute sur ma santé.<br />

« Votre ami,<br />

TOU<strong>LE</strong>T,<br />

à Baigts (Landes<br />

par M'fort en Ch sse<br />

9 Mars XVI.»


-- Comment? dit Mme Baramel.<br />

-- Cela veut dire : par Montfort-en-Chalosse.<br />

-- Et quels étaient les vers qu'on voit si maltraités?<br />

-- Les voici:<br />

240<br />

... et je passais<br />

Devant l'église avec vous et la chienne lasse<br />

Qui buvait à l'ornière et tirait sur sa laisse<br />

En revenant de la chasse, et nous demeurions<br />

Sur la place où grinçaient déjà quelques grillons,<br />

A regarder les deux clochers de brique pâle<br />

Et rose ...<br />

-- Mais je n'ai point entendu le bruit du feuillage ...<br />

-- C'était plus haut :<br />

-- Et que répondîtes-vous à Toulet?<br />

Aux jours lointains où dans les saules murmurait<br />

Cet air sec et brûlant qui fripait le feuillage.<br />

-- Je ne sais; mais je dus me défendre, encore que, je l'avoue, ma cause ne fût pas très bonne.<br />

Mais on défend toujours ses enfants, surtout au moment qu'ils viennent de naître. Si bien que<br />

Toulet me répondit de Baigts, le 7 avril 1916 et vous allez voir comme il savait railler et s'ac-<br />

cuser de mille péchés pour me mieux faire sentir le poids de ma faute:<br />

« Cher Derème, ce que j'en disais, ce n'était pas absolument, mais affaire de genres. La petite<br />

pièce étant bucolique, il me semblait que la simplicité y était plutôt' de saison. Et il me semble<br />

aussi que vous n'êtes pas sans quelque tendance au witticisme et au concettisme -- de même<br />

que je pèche, quant à moi, par la sécheresse, l'obscurité et un certain prosaïsme. Ne croyez-<br />

vous pas?<br />

« J'ai reçu les Albert Dure, dont je suis bien content, et une foule d'argent où je n'ai rien<br />

compris. Mais je pense que vous n'aurez pas été chez ce chiffonnier antiquaire ... C'était pour<br />

y marchander des Callot, à gauche en entrant, et, à droite, divers flacons de cristal, mais<br />

surtout (en m’en disant votre avis) un verre assez grossier mais qui a des cabochons bleus (2


ou 3 f. pas plus). Dans ces prix, si vous êtes en fonds, et si vous ne le trouvez ni ébréché, ni<br />

ridicule, envoyez-le-moi.<br />

« Adieu, Mr. et poète - quand nous reverrons-nous?<br />

241<br />

YS. TOU<strong>LE</strong>T. »<br />

-- Mais vous aviez donc des foules d'argent! s'écria Mme Baramel. Que nous disiez-vous tout<br />

à l'heure?<br />

-- Je vous disais ... Mais Toulet m'avait envoyé quinze francs pour acheter les Albert Dürer -<br />

ne souriez point. Ces gravures valaient cinq francs chacune, et, charmante surprise,<br />

l'antiquaire s’étant chargé de l’envoi, je pus renvoyer cinq franc à Toulet. Ce n’est peut-être<br />

pas une foule d’argent, mais c’était une foule de sous.<br />

Quant au verre bleu, qui était fendu, et qui avait perdu quelque peu de son pied, le marchand<br />

en exigeait dix-sept francs! Dix-sept francs! ...<br />

Pourtant Toulet m'envoyait de la Rafette une lettre tricolore; regardez: il s'est servi de trois<br />

crayons; un crayon encre mauve, un rouge et un bleu. Il aimait assez ces jeux, et voyez sa<br />

signature; elle est également tricolore:<br />

« M'est avis, cher Derème, m'écrivait-il, que vous m'avez un peu desbroumbat (1) (comme on<br />

dit en notre Béarn). Car n'espérez pas que j'appelle : lettres, les papiers indigents que vous<br />

m'avez envoyés à l'occasion, et où vous aviez le front de vous plaindre. -- Vous ne voulez<br />

pourtant pas que je vous renseigne sur les vignes de la Rafette, et les mascarets de la sereine<br />

Dordogne. -- J'ai fait 12 vers ou 14. Ils ne sont pas bons. Encore, s'ils étaient méchants. Mais<br />

cette méchanceté, pour laquelle on daigna me louer jadis, s'est bien ramollie, comme moi. --<br />

Martine au m'est venu voir l'autre jour, en bonne forme.<br />

(1). Oublié.


« J'espère qu'il ne va pas se passer dix ans sans qu'on se revoie.<br />

« L'homme au verre est un sot -- et moi aussi de n'avoir pas deviné cette cassure.<br />

« Je crois que nous louons décidément à Guéthary.<br />

« Adieu, je vous pardonne si vous m'écrivez.<br />

« Votre ami.<br />

242<br />

TOU<strong>LE</strong>T.<br />

Rafette. »<br />

En octobre 1916, il m'envoyait deux quatrains et un distique, qu'il datait d'Aug. XVI. Vous les<br />

connaissez :<br />

Il ajoutait ces quelques mots:<br />

Des bords du canal noir où tu quittas ton linge ...<br />

Ainsi que le taureau ...<br />

L'ombre, ni le mystère enchanté des fontaines ...<br />

« On m'avait promis une photo, qui ne vient pas -- et les vers ne viennent pas davantage.<br />

Alors je vous envoie le bonjour; et tâchez d'écrire.<br />

Guéthary (Bes-Pyr es ) à Etcheberria. »<br />

Une photo? Quelle photo? Je ne savais. J'écrivis donc à Toulet, qui me répondit le 5<br />

novembre:<br />

Mon cher ami, je ne comprends pas bien votre lettre, et n'ai pas sous la main l'avant-dernière.<br />

Peut-être me serai-je livré à quelque une de ces plaisanteries confuses et grossières dont j'ai le<br />

secret mais non pas le souvenir. Et aussi bien que ce que j'ai pu vous dire, tâcherai-je à me<br />

figurer ce que Leconte de Lisle appelait « une haltère en babouches ».<br />

« Mais enfin ne m'aviez-vous pas demandé des vers et ma photo? Si je fais erreur, J'ai dû vous<br />

sembler bien ridicule quand je vous ai envoyé ces variations sur mirliton. -- Et je n'ai pas eu<br />

l'intention de vous demander votre photo puisque je l'ai ... Débrouillez-moi, j. v. p. si vs le<br />

pouvez. -- Merci du sonnet...Vous n'aurez plus de moi pour compliments que les mauvais.<br />

Ainsi, pourquoi ne croisez-vous pas les deux dernières rimes. Vous ôtez, il me semble, ainsi à<br />

ce genre de poème le je ne sais quoi de final, d’encadrer qui fait la puissance de ce genre de


poème dont il faut qu’il soit défini de contours, et très profond à l’intérieur. Me voilà reparti à<br />

faire le pion, pardonnez-moi, répondez-moi vite, et envoyez-moi d'autres vers. Je les<br />

accueillerai du même respect admiratif, avec lequel je suis,<br />

Monsieur,<br />

de vos talents,<br />

le très humble et très obéissant plaudateur.<br />

-- Ah! Ah! Quel est donc ce mauvais sonnet? Dit Mme Baramel.<br />

243<br />

TOU<strong>LE</strong>T<br />

Etcheberria. »<br />

-- C'est un sonnet que j'avais dédié à M. Pol Neveux; et son dernier tercet, où gît le crime,<br />

vous l'allez entendre:<br />

Et le vent dans un peuplier<br />

Quand il chante fait oublier<br />

Les cordes de la lyre.<br />

Et je reconnais volontiers que Toulet avait raison. Les vieilles règles sont, à l'accoutumée, fort<br />

bonnes, et Toulet les savait admirablement déduire. II n'était point pion, encore qu'il le dît, et<br />

s'il s'accablait ainsi, ce n'était que pour adoucir sa bienveillante critique, mais il accordait au<br />

détail du métier poétique une importance non point trop grande, mais convenable. Car un<br />

poème doit être parfait. On ne devrait pécher en aucune syllabe, quand on écrit sous l'œil des<br />

Muses. Toulet le savait bien, et je lui voue une grande gratitude. Que de fois, et même pour<br />

les petites choses, il tint à me rappeler qu'il convient d'être rigoureux. Cela est d'un véritable<br />

ami, et je préfère aisément ses reproches aux compliments vagues, fades et vains et qui n'ont<br />

de prix ni pour celui qui les formule ni pour celui qui les reçoit.<br />

J'avais, alors, fait un quatrain et je vous demande pardon de le dire devant vous, Madame;<br />

mais dès qu'on parle en vers, ne peut-on peindre des objets que la prose exigerait que l'on<br />

couvrît de quelque voile? Au demeurant, le voici :<br />

Fanchon, vous êtes si velue,<br />

Mais vous le dirai-je, Fanchon?<br />

Que je vous crus, vous voyant nue,<br />

A cheval sur votre manchon?


Je publiai ces vers, jadis; et Charles Derennes entreprit de les améliorer: -- Fanchon, disait-il,<br />

Fanchon, vous êtes si velue<br />

Que je vous crus, hier, Fanchon,<br />

A croppetons et toute nue<br />

Assise sur votre manchon.<br />

Cependant, j'envoyai mon quatrain à Toulet. Il me manda son arrêt, accompagné d'une pho-<br />

tographie. Son jugement, comme toujours, était excellent:<br />

« Cher ami, et Monsieur Huc, voici ma binette (flattée). Ne pleurez plus. -- Votre quatrain est<br />

charmant, mais j'y suis gêné par la pauvreté des rimes lue et nue – (les rimes devant être<br />

riches dans les petites pièces). -- Peut-être pourriez-vous le modifier dans ce sens-ci:<br />

« ou bien:<br />

« ou bien:<br />

Ah! Vous le dirai-je Fanchon<br />

Vous êtes telle devenue ...<br />

Que je vous crus ...<br />

Vous êtes tel ours devenue<br />

Telle toison vous est venue.<br />

« Au moins éviteriez-vous les rimes croisées, qui ne sont pas bonnes dans un quatrain.<br />

« La photo ci-incluse est de juin de l'an dernier. -- Elle me rajeunit. -- Plût au ciel, demeurant<br />

la même, qu'elle me vieillît.<br />

« Il fait beau mais froid dans cette volaille de pays - qui n'est pas un pays de volailles. -- C'est<br />

vrai qu'on gèle, en Avignon, à ce qu'on m'écrit. Ça fait toujours plaisir. Jammes m'a envoyé<br />

son Rosaire. Il devrait comprendre que le talent n'a rien à faire dans les livres d'édification,<br />

non plus que Delacroix à Saint-Sulpice.<br />

« Adieu, - tâchez d'être un peu moins rare en lettres.<br />

244<br />

TOU<strong>LE</strong>T. »


Vous connaissez la respectueuse amitié que .i 'ai vouée à Francis Jammes; je ne voudrais<br />

donc point que de cette lettre que vous venez d'entendre on pût faire une épigramme à<br />

l'égard d'un poète qui m'a enseigné la poésie. Si donc je n'ai pas sauté la phrase, c'est parce<br />

qu'elle ne nie certes pas la beauté des ouvrages de Francis Jammes, mais qu'elle indique<br />

seulement l'opinion de Toulet sur le but que l'auteur des Clairières dans le Ciel s'est plu<br />

à marquer à ses Muses. Vous vous rappelez, sur ce propos, la phrase de Mme de<br />

Noailles, que nous avait rapportée Paul Souday: « J'aime mieux sa rosée que son eau<br />

bénite. » Mais, de grâce, abandonnons ce problème, et je pense, pour ma part, que le<br />

talent et le génie peuvent être fort heureux aux pages toutes pleines de foi. N'admirez-<br />

vous point Pascal?... Mais si nous voulions disserter de ces problèmes, il faudrait que<br />

ce livre se prît à compter une vingtaine de tomes. J'aime mieux songer, et non s:ms<br />

tristesse, à la raillerie mélancolique de Toulet : « Plût au ciel, demeurant la même,<br />

qu’elle me vieilli.» Cela ne vous fait-il pas rêver aux vers des Contrerimes :<br />

J'écoute résonner tout bas<br />

Le glas de ma jeunesse.<br />

--Eh! dit Mme Baramel ; vous sautez une lettre.<br />

-- Il est vrai; ce sont deux feuillets roses. Je vais vous lire le début de ce texte.<br />

245<br />

Guéthary, 18 Ms XVII.<br />

« Mon cher Derème, -- peut-être nous connaissons-nous depuis assez longtemps pour<br />

s'appeler: mon ami -- je ne sais si la flotte est de vos murs, mais je voudrais savoir si<br />

Derennes y est encore. Mon neveu m'avait demandé de sa part si j'étais assez bien<br />

portant pour qu'il vînt me voir en allant à Capbreton. J'ai répondu que certainement -- si<br />

de me voir au lit ne lui répugne pas -- et que je serais ravi de sa visite…<br />

« Je ne me rappelle aucunement ces quatre vers sur mon portrait (plus flatteur encore que<br />

celui de Daudet). Dites-moi le premier hémistyche, s. v. p ... »<br />

-- Quel était ce quatrain?<br />

-- Le voici:


Comme un faune poursuit l'oiseau d'or et de moire,<br />

Tristan, capricieux oiseleur de tes vers<br />

Qui chantent dans mon cœur -- cependant qu'au travers<br />

D'un antre du Béarn pleure une eau froide et noire.<br />

Vous noterez la date, telle que Toulet l'a écrite : « 8 fév. XIIX ».<br />

-- Il faut dérouter, me disait-il, ceux qui plus tard liront nos papiers.<br />

Et il disposait des chiffres romains de telle sorte qu'ils eussent l'apparence de s'annuler<br />

les uns les autres, pour aboutir au zéro. Ainsi, il jouait avec le temps, comme nous<br />

avons déjà vu qu'il jouait avec l'espace.<br />

Cependant je m'étais mis en quête de Charles Derennes. J'appris qu'il était en Gascogne<br />

avec Pierre Benoît, et les nouvelles que je reçus enfin de lui ce fut ce sonnet allongé :<br />

Vous m'avez demandé si je suis mort, Tristan?<br />

Je ne crois pas. La vie on dirait continue,<br />

Avec, toujours, son air sot de pucelle nue<br />

Qu'un faune apercevrait, lorgnerait un instant<br />

Et même, en connaisseur, palperait, insistant<br />

Loyalement... Hélas! Quelle déconvenue!<br />

-- Que l'installation de la nuit dans la nue<br />

Voile à nos yeux mortels ce spectacle attristant!<br />

Le Faune et moi sommes cousins -- tu le confesses<br />

Faune -- lui fatigué d'une éternelle ardeur,<br />

Moi froid de feux anciens, fort de jeunes faiblesses;<br />

Mais j'ai de plus, au plus avare de mon cœur,<br />

L'heur d'à mon gré vous joindre, îles enchanteresses<br />

Où de beaux babouins mes sujets, par pudeur,<br />

Peignent en blanc d'argent les fesses des négresses.<br />

246


Moralité<br />

On est triste parfois quand le vent d'antan geint<br />

Parmi les peupliers du Passage d'Agen.<br />

Comme je voudrais rêver à cette époque ancienne, où les lettres de mes amis m'étaient si<br />

douces. Jean-Marc, hélas ! Ne donnait plus de ses nouvelles .....<br />

c'était Carco; et c'était Muselli :<br />

De Bayonne où je vous écris,<br />

Mon cher Tristan Derème ...<br />

Amitié! Que ne puis-je avec ta fine lance<br />

De Derème Tristan percer le dur silence!<br />

et Chabaneix, page charmant, qui levait une première rose au bruit du canon:<br />

Années lointaines, et, pourtant, si amères ...<br />

-- Mais vous ne lisez pas les feuillets l'oses ...<br />

Je suis heureux. Le vent caresse le feuillage.<br />

Et c'est encor la fin sans fin d'un soir d'été ...<br />

-- Ils ne contiennent, Madame, que la liste des ouvrages de Toulet.<br />

-- Je ne vois pas le mystère.<br />

-- Il n'y a pas seulement là le nom des livres qu'il a signés ...<br />

Mais voici la dernière lettre que j'ai reçue de lui. C'est la dédicace du Grand Dieu Pan. Ce<br />

livre me parvint en un petit paquet. Hélas ! La feuille de garde avait disparu! Mais je la<br />

trouvai bientôt sous une enveloppe et Toulet va vous donner la clé de ce mystère du livre<br />

rompu, et je pense que tous les bibliophiles frémiront à m'ouïr:<br />

247


« A Monsieur Tristan Derème, poète, et sans épithète.<br />

248<br />

« Guéthary, 8 Nov. XVIII:<br />

« Je ne sais, cher ami, si vous avez reçu l'autre jour ce précieux autographe; et à peu près aussi<br />

chiffonné que je le suis moi même depuis plus d’un mois. Ceci est le faux titre de la<br />

traduction que j’aurai du vous envoyer depuis longtemps. Je l'ai détaché du livre (où vous<br />

n'aurez qu'à le recoller) pour y pouvoir, sans être condamné à des milles de francs d'amende,<br />

écrire ma dédicace, qui se composera tout bonnement d'un bout de lettre. Je nourrissais, il est<br />

vrai, le projet de vous en faire une en vers. Mais quoi, il faut être poète ... »<br />

Puis, il me demandait de rechercher pour lui quelques objets: des dessins, le catalogue du<br />

musée, des livres.<br />

« Vous recevrez, un de ces jours, poursuivait-il, à moins que Martineau ne m'en donne pas<br />

(1). Comme une fantaisie, et ne vous croyez pas obligé de lire cette rhapsodie. Il contient<br />

néanmoins une chose de moi que j'aime. C'est Ombres Chinoises. Il est vrai que je suis, je<br />

crois, le seul à l'aimer.<br />

« Dites-moi, je vs prie, si votre santé est bonne.<br />

Pour moi l'hiver commence à me dévorer déjà. Je ne bouge plus de mon lit. C'est pour ça<br />

particulièrement, que je serais content si vous trouviez quelque chose, parmi celles que je<br />

vous ai prié, indiscrètement, de chercher. -- Si ça vous ennuie trop, vous n'aurez qu'à me dire<br />

que vous avez usé votre temps et vos chaussures sans rien trouver; et vous tenir entre tant,<br />

dans le café le plus confortable. Mais je devrais avoir des remords de « vous faire méfiance »<br />

tant vous avez entrepris de choses pour me faire plaisir. Et le seul avantage que vous en ayez<br />

tiré, c'est que je sois devenu, cher Monsieur Huc, une sorte de bête de plus en plus exigeante,<br />

je veux dire votre ami.<br />

(1). Je dois rendre justice à Martineau. Toulet m'envoya Comme une fantaisie.<br />

TOU<strong>LE</strong>T. »


Pauvre Toulet Comme nous l'aimions, malgré son caractère en cor de chasse, ainsi, vous le<br />

savez, qu'il le disait lui-même, -- et comme nous l'aimons.<br />

Il avait, pareil à tous les hommes, fait le rêve du bonheur. Mais rêve amer, cette aspiration à<br />

l'heureuse sérénité; il n'est que les cœurs inquiets pour se nourrir vainement de cette<br />

espérance de calme.<br />

fut-il dit en la Tristesse d'Eté de Mallarmé<br />

Nous ne serons jamais une seule momie<br />

Sous l'antique désert et les palmiers heureux,<br />

Ne pleure pas: d'être identique,<br />

C'est un rêve des dieux,<br />

répondait, en quelque manière, P.-J. Toulet. Mais il ne désespérait point, ou, du moins, ne<br />

voulait pas qu'on vît ses larmes. Les Muses aussi le confortaient, et il balançait sans cesse du<br />

néant des choses et du monde:<br />

au spectacle immuable de l'univers:<br />

La vie est plus vaine une image<br />

Que l'ombre sur le mur,<br />

Hélas! Rien ne varie, et quoi qu'on ait coutume<br />

D'en dire, tout est comme à son commencement.<br />

Les fruits n'ont pas changé d'odeur, ni mêmement<br />

Les femmes de mensonge, ou Thétis d'amertume.<br />

C'est à la poésie, c'est au langage, c'est à la terre, c'est à sa terre, à la terre de ses morts,<br />

comme Barrès à Charmes, et suivant l'ordre de la sagesse, qu'il venait demander quelque tran-<br />

quillité d'esprit et de hauts enseignements. Avide seulement de ce qui est durable, c'est là qu'il<br />

choisira la matière et les formes qui ont prouvé, par le fait, qu'elles pouvaient durer. Il voudra,<br />

comme on dit, renouer la tradition et chanter d'une voix qu'eussent avouée un Théophile ou<br />

249


un Malherbe; et, certes, on connaît assez quel souci fut le sien de bien écrire et de bien penser,<br />

en un temps où tant de poètes, et seulement pour étonner, faisaient profession d'ignorer la<br />

grammaire et jusqu'au sens des mots. Ainsi nous le verrons qui donne à ses chants je ne sais<br />

quelle perfection ornée. Il chérit et ranime les vieux termes nobles et trop dédaignés, les<br />

savantes périphrases, le style ancien:<br />

Voici que j'ai touché les confins de mon âge ...<br />

Je te sacre d'un bras d'onze lustres glacé ...<br />

Et la pendante Hécate, au ciel, sanglant trophée ...<br />

Et l'arme du chasseur, avec un faible son,<br />

Perce la brume, au loin, de soleil imprégné ...<br />

et n'oubliez ce « fer changeant » qui grince au toit de la Rafette ... L'arc-en-ciel, s'il le peint,<br />

enchantera les poètes du XVIIIe, Jacques Delille entre autres, dont Mallarmé ne fut, en<br />

quelque manière, qu'un disciple distingué:<br />

Iris, à son brillant mouchoir,<br />

De sept feux illumine<br />

La molle averse qui chemine<br />

Harmonieuse à choir.<br />

Ce poète inquiet et fiévreux qui, durant toute sa vie, a cherché le calme, le repos,<br />

l'apaisement, la sérénité, trésors que certains nomment bonheur, ne les a-t-il pas trouvés<br />

seulement dans la littérature? Ce n'est point qu'il fût entièrement assuré que, par ses vers, son<br />

nom, vaisseau favorisé, traverserait les âges. Il interroge:<br />

Quand vous direz: « Où est celui<br />

De qui j'étais aimée? »<br />

Embrasserez-vous la fumée<br />

D'un nom qui passe et luit?<br />

250


Mais quelle que pût être l'issue du combat, que son nom fût désigné pour la victoire -- le<br />

triomphe ne fût-il lui-même qu'un autre néant -- ou que les siècles, doucement et comme des<br />

gommes à effacer, dussent frotter sa gloire, il goûtait la joie profonde de composer des vers<br />

qui affirmassent sa domination, la suprématie de sa raison sur ses malheurs, sur ses chagrins<br />

et sur ses peines, Sur ses passions, sur toute la nature. Rappelons-nous le mot de Pascal:<br />

« Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce<br />

qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.» Toulet<br />

poussait les choses plus loin encore. Corneille peut bien écrire:<br />

Vous ne passerez pour belle<br />

Qu'autant que je l'aurai dit;<br />

mais Corneille ni Pascal ne doutaient point que la belle rebelle ni l'aveugle univers ne fussent<br />

doués d'une existence propre. Toulet, lui, ne veut, en son caprice, accorder aux choses un être<br />

véritable que de l'instant où un poète les reflète dans son esprit, que du moment où les chante<br />

une lyre:<br />

Molle rive dont le dessin<br />

Est d'un bras qui se plie,<br />

Colline de brume embellie<br />

Comme se voile un sein.<br />

Filaos au chantant ramage,<br />

Que je meure et, demain,<br />

Vous ne serez plus, si ma main<br />

N'a fixé votre image.<br />

Impatient, violent, déchiré, tout bouillonnant de colère et de douleur, P.-J. Toulet, mais,<br />

comme l'enfant au renard, sans l'aveu d'une plainte et soucieux que son visage ne le trahît<br />

point, blessé, près de mourir, et ne l'ignorant guère, fier cependant devant la destinée terrible,<br />

il tenta de la regarder en face, de la lier aux guirlandes tenaces des pensées et des rythmes, et,<br />

l'âme grave, serrant les dents pour un tragique sourire, nous sut donner une grande et nouvelle<br />

image de la dignité de l'homme.<br />

251


Pourtant la dernière bûche s'écroulait en braise rouge dans la cendre. Les premiers autobus<br />

passaient sous les fenêtres et l'on devinait, aux carreaux, le petit jour. M. Decalandre nous<br />

conduisait jusqu'à la porte de la rue.<br />

-- Je vais relire Toulet, dit Mme Baramel.<br />

252


APPENDICE<br />

D'ANDRÉ THÉRIVE<br />

ET DU PARTICIPE PASSÉ<br />

Je ne pensais point, tandis que je m'abandonnais à une manière d'aveu (à la page 279)<br />

que ma faute dût être si rapidement découverte. Justes cieux ! Pendant que je corrige les<br />

épreuves de ce petit ouvrage, le facteur m'apporte les Nouvelles Littéraires; et, dussé-je<br />

vider mon encrier, j'écris à mon ami Léon Treich ce rapide billet pour l'Eclair:<br />

Je suis mort, mon cher ami; je suis assassiné; et c'est André Thérive qui vient, aux<br />

Nouvelles Littéraires, de me percer le flanc. Entendez que je parle par figure, mais il est<br />

bien vrai que je n'ai plus qu'à fuir les antres et pelouses du Parnasse. Vous connaissez<br />

mon crime. II est inexpiable. Je n'ai pas fait accorder un participe. Au reste, voici l'acte<br />

d'accusation, et il s'agit, aux vers que vous allez lire, de l'enfant Jupiter sous la chèvre<br />

Amalthée.<br />

« La question de l'accord du participe, écrit André Thérive, dans le tour: l'impression que ça<br />

m'a fait et non faite, a vivement ému mes correspondants. Je m'y attendais. Un confrère me<br />

signale ces vers dans un des derniers poèmes publiés par Tristan Derème… » Et de citer<br />

quelques vers de ce fragment :<br />

Entends-tu l'enfant qui crie<br />

Et qui pleure près de nous?<br />

Contre lui, dans la prairie,<br />

Une Chèvre est à genoux.<br />

Doucement, elle l'allaite<br />

D'une tendre mamelette<br />

Qu'entre ses doigts il a pris.<br />

Vois comme il presse la Chèvre;<br />

Mais il pousse de grands cris<br />

Si le pis quitte sa lèvre.<br />

Ce sont des cris éclatants.<br />

Pourtant, tu ne les entends! ...<br />

253


« Je gage, poursuit André Thérive, que peu de lecteurs auront remarqué la licence ou la<br />

négligence du poète. C'est dire si la règle formelle est menacée dans le langage<br />

d'aujourd'hui, même dans le bon langage. »<br />

-- Eh! Quoi, me direz-vous, ne rougissez-vous point?<br />

-- J'accepte de rougir, mais d'une seule joue et ce n'est que pour votre joie.<br />

Cette mamelette, je savais fort bien que j'avais eu tort de dire que Jupiter l'avait pris<br />

puisque aussi bien il l'avait prise; et si j'ai chanté tout à l'heure la louange des participes<br />

bien accordés, ne me permettra-t-on pas maintenant, après, le quatrain de Tailhade, que<br />

vous avez entendu d'en citer un de Valéry:<br />

Jamais une telle lueur<br />

Que ces étincelles d'été<br />

Sur un front semé de sueur<br />

N'avait la victoire fêté!<br />

Et non fêtée ; et voulez-vous encore entendre La Fontaine<br />

C'est la fille d'Amphitrite,<br />

C'est elle dont le mérite,<br />

Le nom, la gloire et les bords<br />

Sont dignes de ces provinces<br />

Qu'entre tous leurs plus grands trésors<br />

Ont toujours placé nos princes ...<br />

Et non placées; et rappelez-vous ces misères, dont parle Cinna, -- ces misères<br />

Ne les ont-ils donc pas endurées?<br />

Que durant notre enfance ont enduré nos pères.<br />

Tailhade, Valéry, Corneille, La Fontaine ...<br />

Vraiment, mon cher ami, que mon cœur a de peine! Je veux encor pour vous faire un<br />

alexandrin; un de plus, s'il vous plaît, pour finir le quatrain ...<br />

C'est un bien beau problème, l'accord du participe; et si Ronsard voulait me pardonner, je<br />

chanterais cette chanson :<br />

254


Thérive, allons voir si la rose<br />

Qui ce matin avait déclos ...<br />

Je dis déclos et non déclose.<br />

Protestez-vous? Des matelots<br />

Nous vont mener aux vastes flots<br />

Jusqu'au rivage de Délos ...<br />

Pour aller en cette île il est plusieurs navires;<br />

Les chemins sont plus ou moins longs;<br />

Mais c'est là qu'Apollon qui se plaît aux délires<br />

Sait accorder les violons,<br />

Les participes et les lyres.<br />

255


LA PUCE ET <strong>LE</strong>S ŒUFS<br />

256


LA CHANSON DE LA PUCE<br />

257<br />

Je ne veux ni du Taureau,<br />

Ni du Cygne blanc oiseau,<br />

Ni d'Amphitryon la forme,<br />

Ni qu'en pluie on me transforme:<br />

Puisque Madame te paît<br />

Sans plus de ce qu'il te plaît,<br />

Plût or à Dieu que je pusse<br />

Seulement devenir puce! ...<br />

Etienne PASQUIER.<br />

Sous les branches brûlantes de l'été où l'œil mi-clos, nous rêvions à d'immenses éventails ou<br />

qu'on nous rafraîchît le front avec des palmes, comme parle, à peu près, Baudelaire, l'un de<br />

nous se prit à murmurer : « Midi, roi des étés, épandu sur la plaine », et commença d'évoquer<br />

aussitôt, pour nous consoler, je le pense, les éléphants du même poète qui, sous le soleil<br />

torride, cheminent par le désert: « Le sable rouge est comme une mer sans limite, et qui<br />

flambe, muette, affaissée en son lit... »<br />

Mais il se faut garder de parler d'éléphants, « l'oreille en éventail, la trompe entre les dents », à<br />

des personnes qui ont trop chaud, car en elles aisément s'éveille le démon de la contradiction;<br />

et l'oncle Théodore, sans souci d'abandonner ainsi les alexandrins fameux de Leconte de<br />

Lisle, entreprit une harangue sur les puces, qui sont, comme l'on sait, des animaux fort<br />

exigus. Nous poussâmes tous de grands cris, disant que ces bêtes étaient horribles; mais M.<br />

Théodore Decalandre nous répondit qu'il, fallait remercier le ciel de ne les avoir point faites<br />

aussi grosses que les éléphants, et qu'il était toujours saison, et singulièrement pendant l'été,<br />

de penser à ces humbles créatures que les plus célèbres auteurs n'ont point dédaigné de loger<br />

dans leurs ouvrages les plus estimés.<br />

-- Boileau, dit-il, a mis la puce en énigme: « Du repos des humains implacable ennemie, j'ai<br />

rendu mille amants envieux de mon sort... » Berlioz l'a chantée et La Fontaine aussi: « Un<br />

sot, par une puce eut l'épaule mordue ... » Un autre, que Lucien de Samosate avait connu, fut<br />

assailli la nuit par une armée de puces. Il souffla sa lampe. « Maintenant, leur dit-il, vous ne<br />

me voyez plus! » Vous savez que Tartufe « se vint l'autre jour accuser d'avoir pris une puce<br />

en faisant sa prière, et de l'avoir tuée avec trop de colèr »; et vous n'avez pas oublié que<br />

lorsque Arnolphe demande: « Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée? » Agnès


lui répond aussitôt de sa voix ingénue: « Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée. » Vous<br />

vous rappelez également que Panurge se fit percer l'oreille droite pour y attacher un petit<br />

anneau d'or, dont le chaton tenait une puce enchâssée. C'était sa façon, dit Rabelais, d'avoir la<br />

puce à l'oreille.<br />

M. Lalouette fredonna trois vers de Scarron:<br />

La Didon, que l'amour réveille<br />

Et lui met la puce à l'oreille,<br />

Se jette en bas de son grabat.<br />

-- Entendez que la puce de Panurge n'était point morte. Encore que captive, elle se portait bien<br />

et montrait même un si furieux appétit que son maître se trouva très irrité quand il apprit, par<br />

ses comptes, les dépenses que, pour nourrir cette bête, il fallait faire chaque trimestre, ou par<br />

quartier, comme on disait alors, --<br />

car un trimestre est un quart de l'année, sauf pour les écoliers qui ne trouvent, dans les trois<br />

cent soixante-cinq jours de l'an, que trois trimestres et deux mois de vacances. Boileau disait<br />

encore un quartier: « D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère, et ce visage enfin<br />

plus pâle qu'un rentier à l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier? » Un trimestre de rentes<br />

... Mais ne craignez point que, sur cette citation, nous songions maintenant à résoudre aucun<br />

problème financier, car il importe, si nous voulons traiter sérieusement notre sujet, que nous<br />

ne quittions pas un seul instant les puces.<br />

J'entends bien que vous murmurez: « Léandre le sot, -- Pierrot qui d'un saut -- de puce franchit<br />

le buisson ... » C'est le signe que vous connaissez Verlaine et je ne voudrais pas m'attarder aux<br />

puces captives encore que l'on ait construit sur elles toute une littérature, et vous n'ignorez<br />

point qu'au grand siècle, si quelque amoureux pouvait saisir une puce, au moment qu'elle se<br />

repaissait de sa belle, il n'avait garde de tuer l'imprudente -- c'est la puce que je veux dire,<br />

gorgée d'un sang délicieux -- mais il la gardait prisonnière, suspendue à son col ou attachée à<br />

sa table, au bout d'une chaîne que forgeaient alors certains orfèvres, et si légère que la<br />

coupable ainsi mise aux fers n'en semblait pas, dit-on, incommodée.<br />

Songez que les puces sont parfois au Béarn l'ornement de la sagesse populaire en ses dictons<br />

et que si quelque sot perd son temps à des travaux inutiles on prétend qu'il ferre des<br />

puces; et l'on vous conterait au bord des Gaves l'histoire de ce jeune homme brûlant et<br />

naïf à qui sa belle confia certain soir quatre-vingt-dix-neuf puces en lui recommandant<br />

de ne les laisser ni fuir ni mourir, à peine de cesser aussitôt d'être aimé.<br />

258


-- Que ne ferait l'amour! Soupira Mme Baramel.<br />

-- Il me souvient qu'au temps de ma jeunesse, j'ai connu une jeune personne assez<br />

honorable, qui était dresseuse de puces, dans les foires, et qu'émue par son voisin le<br />

dompteur, elle lui dit enfin qu'elle ne l'épouserait que s'il la venait saluer, à minuit, et<br />

suivi de son plus beau lion. Ce fut une belle entrevue! Toutes les puces sautèrent dans la<br />

crinière du fauve magnifique qui se prit à courir par les carrefours en poussant des<br />

rugissements affreux. La malheureuse se trouva ruinée, ses puces perdues, et le<br />

dompteur la refusa pour ce que, disait-il, elle donne si bien dans l'extravagant, que dans<br />

notre voyage de noces, elle exigerait, sans doute, que j'amenasse mon lion!...<br />

Mon grand onde avait une puce ... C'était en des saisons déjà lointaines que vous n'avez<br />

pas connues et qui formaient une époque de transition, si je le puis dire, car ce digne<br />

homme, quand il allait voir ses fermiers, portait encore, sous son ample redingote, une<br />

longue rapière. Il nous parlait souvent du siècle antérieur, où il avait vécu son enfance et,<br />

tous les soirs, il écrivait ses mémoires qu'il recopiait le lendemain. Il avait une puce,<br />

vous disais-je, et j'en ai fait une chanson que je vous prie d'entendre:<br />

Quand il ouvrait sa tabatière,<br />

Il en sortait trois papillons :<br />

Le premier portait sa rapière,<br />

L'autre corrigeait ses brouillons;<br />

Le dernier taillait ses crayons.<br />

Ah! Vraiment la belle histoire<br />

Que l'on vous fredonne ici!<br />

Personne ne veut la croire<br />

Et j'en ai bien du souci.<br />

Mon grand oncle avait une barque,<br />

Mais peinte à l'huile en un tableau.<br />

La Sagesse, en effet, remarque<br />

Que l'onde est parfois un tombeau:<br />

Le poisson même meurt dans l'eau.<br />

259


Ah! Vraiment ... etc…<br />

Mon grand oncle avait une poule:<br />

Elle pondait sur le jet d'eau.<br />

Les curieux venaient en foule<br />

Pour voir danser chaque œuf nouveau.<br />

De sa poule il me fit cadeau.<br />

Ah! Vraiment... etc…<br />

Mon grand oncle avait une canne<br />

A pêche, mais pas d'hameçon.<br />

On me prévient qu'un sot ricane<br />

À ce couplet de ma chanson :<br />

Mais il rit moins que le poisson.<br />

Ah! Vraiment ... etc ...<br />

Mon grand oncle avait une puce<br />

Qui l'éveillait tous les matins.<br />

Elle est morte à la Sainte-Luce.<br />

Que nos réveils sont incertains!<br />

Il dort... Ainsi vont les destins…<br />

Ah! Vraiment la belle histoire!<br />

Personne ne veut la croire!<br />

Gardez-la dans cette armoire<br />

Qu'on appelle la mémoire.<br />

Quelqu'un la continuera;<br />

Tout le monde la saura;<br />

Tout le monde chantera<br />

Tous les couplets qu'elle aura.<br />

Mon grand oncle, et cœtera.<br />

260


M. Decalandre reprit haleine et l'un de nous qui avait l'esprit assez curieux demanda ce<br />

que devenaient les puces après leur fin. Quand la Nuit à leurs jours ouvre ses larges<br />

portes ... Mais qui saurait nous dire où vont les puces mortes? Nous demeurions<br />

incertains et muets, quand M. Lalouette voulu bien nous réciter ces quelques vers de<br />

Marmontel que vous retrouverez aisément au Chant cinquième de La Boucle de Cheveux<br />

enlevée, poème héroï-comique, traduit de l'anglais de Pope: « Tout ce qui sans retour· est<br />

perdu sur la terre, la lune dans son sein le recueille et l'enserre ... On y trouve des cœurs,<br />

d'un même trait blessés, qu'enchaînent d'un ruban les nœuds entrelacés ... Là pour les<br />

moucherons on trouve des volières; l'araignée et la puce y vivent prisonnières ... »<br />

-- C'est un sort que les puces ont bien mérité, s'écria Mme Baramel, et je voudrais que<br />

pour leur châtiment elles demeurassent ainsi captives durant J'éternité et celles<br />

notamment qui, par ce monde, ont accoutumé de courir le garou.<br />

-- Que dites-vous?<br />

-- Je dis tout simplement que si certains hommes n'ont point une peau comme la vôtre ni<br />

la mienne, mais une peau de loup ...<br />

-- Leur visage est donc tout velu comme leur corps?<br />

-- Non point, car cette peau ils la portent à l'envers et si vous la perciez, quand ils<br />

dorment, d'un canif, vous verriez le poil qui est à l'intérieur. Ces gens là sont loups-<br />

garous, qui devenant vrais loups au clair de la lune, courent à quatre pattes et pénètrent<br />

aux étables où ils égorgent le bétail.<br />

-- Il est bien vrai, Madame, et parmi cent autres, Pétrone parle comme vous faites en son<br />

chapitre fameux du soldat qui était loup-garou. Mais les puces ...<br />

-- Les hommes, reprit Mme Baramel, se montrent aisément assez brutaux et nul ne<br />

songe donc à s'étonner que certains d'entre eux, le soir, tels qu'en eux, comme on dit,<br />

l'obscurité les change, avouent leur véritable nature et soient loups. Les dames, et je<br />

compte que vous me l'accorderez, sont plus subtiles. Elles n'ont point coutume d'égorger<br />

leurs rivales, mais elles goûtent une volupté fort grande à les piquer, et jusques au sang,<br />

comme les amateurs le voient par exemple, encore que ce ne soit que par image, dans le<br />

dialogue de Célimène et d'Arsinoé. Vous ne m'empêcherez donc pas de penser que cer-<br />

taines de nous sont assez cruelles pour se faire puces afin de mordre à loisir et<br />

secrètement celles qu'elles ne chérissent point du tout.<br />

261


-- Il ne serait, Madame, quand une puce vous attaque au milieu de la nuit, que de<br />

téléphoner aussitôt à toutes vos amies, comme pour prendre de leurs nouvelles. Elles<br />

jugeraient, sans doute, que vous avez l'esprit dérangé, mais il n'importe! Et s'il en<br />

manquait une seule à l'appel, vous connaîtriez du moins la coupable.<br />

Mme Baramel fit un grand soupir et M. Larbalète qui était assez gros et grisonnant se<br />

mit à regretter de ne savoir point bondir comme font les puces. L'étude de leurs bonds<br />

est toute pleine d'intérêt, et Rabelais nous a peint ces savants qui « dans un long parterre<br />

soigneusement mesuraient les sauts des puces, et cestuy acte maintenaient être plus que<br />

nécessaire au gouvernement des royaumes, conduite des guerres et administration des<br />

républiques, allégans que Socrates, lequel premier avait des cieux en terre tiré la<br />

philosophie et de oisive et curieuse l'avait rendue utile et profitable, employait la moitié<br />

de son étude à mesurer les sauts des puces, comme atteste Aristhofanes le<br />

quintesential.»<br />

Il est vrai que les puces s'élèvent fort haut et jusqu'à deux cents fois leur propre hauteur,<br />

si l'on en croit certains arbitres; et si les éléphants pouvaient sauter comme elles, nous<br />

les verrions monter aux voùtes éternelles!... Vous me répondez, pour atténuer leur<br />

prodige, qu'elles ont six pattes, quand nous n'avons que deux pieds, et tenez pour assuré<br />

que lorsque le loisir nous sera donné de composer le poème didactique en plusieurs<br />

chants que nous nous proposons de consacrer à ces intéressants animaux, il ne manquera<br />

point de commencer par ces deux vers:<br />

La puce à nos destins les plus secrets se mêle,<br />

Et la mule-et-demie a six pattes comme elle.<br />

Mais pourquoi s'abandonner à de vains songes et rêver de bondir, sans peine, du trottoir<br />

au balcon du cinquième étage? Ce serait, au demeurant, la ruine de ces personnes<br />

estimables dont le métier est de construire des ascenseurs ou des escaliers. On verrait<br />

tout Paris se ruer par les fenêtres et nous serions en grand danger, dans les rues, de<br />

recevoir sur la tête un de nos contemporains qui descendrait de son appartement, comme<br />

un moineau fait d'une branche.<br />

Toutes choses, dit l'oncle Théodore, sont assez bien comme elles sont et il ne faut point<br />

envier les puces ni personne, ou bien, demain, vous voudriez être poisson, je le devine,<br />

afin de vivre en cette paix profonde de la fraîcheur au sein de l'onde, ou escargot, pour<br />

emplir si exactement votre maison que les importuns n'y pussent pas pénétrer; mais où<br />

262


logeriez-vous vos amis dont les propos si souvent vous enchantent? Le plus sage est,<br />

sans doute, de s'accommoder de sa propre destinée et, fût-ce au plus humble jardin, entre<br />

les navets et les choux de la vie quotidienne, de savoir aimer une rose.<br />

263


<strong>LE</strong>S ŒUFS DE PATACHOU<br />

C'était l'an dernier. Nous regardions le croissant de la lune et vous pensez qu'on ne perdit<br />

pas l'occasion d'exprimer sa forme en mille images plus ou moins heureuses. L'un de<br />

nous y démêla sans peine un arc, dont la flèche venait justement de partir, et la preuve<br />

en était que la corde vibrait si bien encore qu'on ne la distinguait que très malaisément;<br />

un autre y voulut voir une brillante parenthèse; un autre encore décida que c'était le bord<br />

doré de l'ongle de Vénus:<br />

-- La belle, dit-il, s'est sans doute impatientée, là-haut, et de la pointe de son orteil elle<br />

aura percé le tapis de l'azur.<br />

On fit entendre ainsi bien des folies et quelqu'un d'entre nous, qui paraissait plus raison-<br />

nable, dit que bientôt la lune s'arrondirait si bien qu'elle serait au ciel le plus bel œuf de<br />

Pâques.<br />

C'était, je crois, ne s'égarer point, s'il est vrai que Pâques est le dimanche après la pleine<br />

lune qui suit l'équinoxe de printemps; et comme le petit garçon Patachou écoutait ces<br />

propos, il ne vous étonnera point qu'il m'ait parlé de son œuf de Pâques.<br />

-- Je te donnerai la lune elle-même! Lui répondis-je; et c'est, je pense, le plus fabuleux<br />

présent que l'on puisse faire.<br />

-- Où veux-tu que la mette? M’a-t-il répondu. Si je la laissais rouler dans l'escalier, ce<br />

serait un vacarme horrible; si je l'enfermais dans mon armoire, un gendarme viendrait<br />

vite me la réclamer, parce que tous les paysans se seraient plaints. On n'y verrait plus<br />

rien, la nuit, sur les chemins, à la campagne, et il faudrait attacher une petite lanterne sur<br />

la tête de tous les chiens pour qu'ils y voient à deux pas devant eux. Non, ce que je<br />

voudrais ... Je n'en ai jamais vu. Je le soignerais très bien. Je ne le casserais pas. Mais je<br />

ne sais pas si tu voudras ... Je voudrais un œuf d'avion.<br />

-- Mais ...<br />

-- Mais bien sûr. Tu n'as jamais voulu me le dire, mais c'est comme les oiseaux. C'est<br />

Lanturlu qui me l'a dit parce que son père a été aviateur. Alors les avions couvent dans<br />

de grands parcs et les autres avions vont en l'air pour chercher la nourriture. Il en passe<br />

tout le temps au-dessus du jardin. Tu m'en as montré à Versailles. C'est comme les<br />

hirondelles. Et puis, ils reviennent au nid.<br />

-- Mais si je te donne un œuf, il sera perdu.<br />

264


-- Oh! Je ne le mangerai pas!<br />

-- Je l'espère bien.<br />

-- Et même, si tu veux, je le couverai; et puis j'aurai un tout joli petit avion.<br />

-- Ils sont très fragiles quand ils sortent de l'œuf. Ils ont les ailes toutes molles. Mais si<br />

tu crois qu'une mère avion me donnera un de ses œufs!<br />

-- Alors je n'aurai pas mon œuf de Pâques? Patachou a un grand chagrin et, pour le con-<br />

soler, nous lui avons promis que plus tard, quand il serait raisonnable, nous lui<br />

achèterions un couple d'avions bien apprivoisés.<br />

-- Et, dès qu'ils auront des œufs, m'a-t-il dit, moi, je t'en donnerai un!<br />

Cette année, Patachou m'a dit:<br />

-- L'an dernier, je t'avais demandé un œuf d'avion, mais tu n'as pas voulu me le donner. Je<br />

l'aurais fait couver par Clytemnestre ...<br />

Clytemnestre, vous l'ai-je confié? C’est la poule noire qui s'ennuie un peu au fond du jardin<br />

et qui marche sur la pointe des doigts, pour ne pas trop se mouiller, dès qu'il a plu.<br />

-- ... Elle aurait été bien étonnée, continue le petit garçon, quand l’œuf se serait ouvert! Elle<br />

aurait vu sous son aile un tout petit avion vivant. Il serait grand maintenant et il nous serait<br />

bien reconnaissant de l'avoir élevé: il irait partout où nous voudrions; il nous promènerait par<br />

dessus les nuages pendant les vacances de Pâques, et puis, s'il savait monter assez haut, peut-<br />

être que nous pourrions rencontrer un petit ange.<br />

-- C'est certain, Patachou, et nous ferions asseoir le petit ange à côté de nous et, si tu étais<br />

bien sage, il consentirait, je l'espère, à ne plus nous quitter. Nous le ramènerions ici et il<br />

habiterait avec nous.<br />

-- Oui, mais je voudrais un ange de mon âge.<br />

-- C'est bien ainsi que nous l'entendons.<br />

-- Il serait très étonné.<br />

-- Nous aussi!<br />

-- Je sais ce que je veux dire. Il serait très étonné parce que maintenant je sais d'où viennent<br />

les œufs de Pâques.<br />

-- Les cloches les rapportent de Rome.<br />

-- Oui, mais je sais tout.<br />

-- Que sais-tu?<br />

-- J'ai beaucoup pensé.<br />

-- Déjà! Serais-tu un Patachou penseur?<br />

265


-- Tu sais que les anges ont des ailes.<br />

-- Personne n'en doute.<br />

-- Les moineaux aussi ont des ailes.<br />

-- Oui, et les fauvettes, les rossignols, les pies, les bouvreuils, les merles, les pigeons, les<br />

chardonnerets ...<br />

-- Quand on a des ailes, on fait des œufs! Tu ne peux pas dire que non!<br />

-- Je ne dis pas non; je ne dis rien.<br />

-- C'est pour cela que les anges font des œufs.<br />

-- Tu divagues.<br />

-- Alors tous les ans, ils descendent du ciel, ils se posent à Rome; ils construisent de jolis nids.<br />

Il y en a sur tous les clochers; et puis, un matin, tous les cardinaux montent sur de grandes<br />

échelles pendant que les orgues font une belle musique. Tous les anges s'envolent et les<br />

cardinaux ramassent les œufs; ils les mettent dans les cloches ...<br />

-- Comme dans des paniers ...<br />

-- Tu vois bien que tu le sais!... Et puis les cloches reviennent toutes seules, en battant des<br />

ailes: elles sont pleines d'œufs d'ange.<br />

-- D'œufs de Pâques!<br />

-- Oui, mais ce sont des œufs d'ange, autrement elles ne prendraient pas la peine de les porter.<br />

Tu vois que j'ai bien deviné. Tu comprends, depuis le temps que les anges font des œufs, si le<br />

bon Dieu les laissait couver, il n'y aurait plus une seule place au Ciel; ce serait un encombre-<br />

ment d'anges! Les cloches nous donnent les œufs et le bon Dieu est bien tranquille pour un an.<br />

Alors, au lieu de manger mon œuf de Pâques, si tu voulais que je le prête à Clytemnestre pour<br />

qu'elle le couve. A la place du petit avion, nous pourrions avoir un vrai petit ange.<br />

266


TAB<strong>LE</strong> <strong>DES</strong> MATIÈRES<br />

PRÉFACE 9<br />

<strong>LE</strong>S PROPOS DE M. POLYPHÈME DURAND 11<br />

Le poète ébéniste<br />

Le nom et le mot<br />

Les hirondelles des beaux jours<br />

Le bonheur, lieu géométrique<br />

Du cannibalisme et des poètes.<br />

Billets doux<br />

Billets enflammés<br />

La fauvette et le grammairien.<br />

Le puma des vacances<br />

Le philosophe et son tandem<br />

Le chien jaune<br />

Le hérisson sous la grappe<br />

La camomille de Carmen<br />

De l'autobus, selon Virgile<br />

D'une cigogne de Pologne<br />

D'un quatrain pour un mariage<br />

Qu'il ne faut se loger au nid des hirondelles<br />

<strong>LE</strong> QUATORZE JUIL<strong>LE</strong>T OU PETIT ART DE RIMER QUAND ON<br />

MANQUE DE RIMES.<br />

Appendice<br />

GUIRLANDE POUR DEUX VERS DE GÉRARD DE NERVAL<br />

DECALANDRIER<br />

EN RÊVANT A P. -J. TOU<strong>LE</strong>T OU <strong>LE</strong> TEMPS DE NAGUÈRE ET,<br />

DÉJA, DE JADIS<br />

Appendice<br />

LA PUCE ET <strong>LE</strong>S ŒUFS<br />

La chanson de la puce<br />

Les œufs de Patachou<br />

267<br />

Pages<br />

13<br />

15<br />

18<br />

23<br />

26<br />

29<br />

31<br />

33<br />

36<br />

39<br />

44<br />

49<br />

53<br />

57<br />

60<br />

63<br />

65<br />

69<br />

111<br />

121<br />

171<br />

219<br />

314<br />

317<br />

319<br />

328


ACHEVÉ D'IMPRIMER<br />

<strong>LE</strong> 15 JUIL<strong>LE</strong>T 1935<br />

PAR L'IMPRIMERIE FLOCH<br />

A MAYENNE (FRANCE)<br />

SUR VÉLIN EDITA<br />

<strong>DES</strong> PAPETERIES PRIOUX<br />

268

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