La peinture romantique, essai sur l'évolution de la peinture française ...

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— 210 — (jue celle-là, reprucliée à Delacroix par ses j)r()pi-es admirateurs. Aux yeux de Petroz (1), c'est un " assez pauvre tableau presque banal de conception et de facture. » En réalité, c'est une des plus belles œuvres du maître et de notre siècle. En tant que peinlure, c'est un morceau achevé : comme chez Rembrandt, la lumière toml)e sur le groupe du Christ et des Anges et noie le reste dans une brume épaisse. Les anges ondulent en un mol abandon, d'une façon vraiment aérienne. Ils apportent, sans doute, des consolations, mais le Christ, d'un geste point théâtral, ni littéraire et sans précision anecdotique, les repousse et s'af- faisse, tragique, sur le sol. La couleur est riche, mais d'une harmonie sourde qui n'atténue pas l'intime douleur dont l'œuvre est chargée. Ce qu'on y lit, ou plutôt ce (ju'on y devine, c'est la désespérance des grandes âmes que la nature essaye, en vain, de consoler. Sur le drame chrétien plane le souvenir de Prométhée visité, sur son rocher, par les Océanides. A Nuremberg, lorsque Veit Stoss ou (juelque autre imagier sculptail la nuit des Oliviers, il avait soin d'ofl'rir au Christ agenouillé en prière l'apparition de Dieu le Père, et si, par hasard, la figure de Dieu n'avait pu Irouver place sur le bas-relief, on sentait, néanmoins, ([u'il n'était pas absent. Le visage du Christ respirait la confiance et la foi et les personnes pieuses s'édifiaient à la vue d'une scène pieusement conçue. Bien que suspendue aux voûtes d'une église, la toile de Delacroix n'est plus une œuvre chrétienne. Dieu n'apparaîtra pas au Christ qui implore son secours. Le ciel se tait à son appel poignant; la voix de celui qui crie ne trouve point d'écho dans le déserl. Ainsi le divin Fils parlait au divin Père, Il se prosterne encore, il attend, il espère, Mais il remonte et dit : « que votre volonté Soit faite et non la mienne et pour l'éternité. » Une terreur profonde, une ang-oisse infinie Redoublent sa torture et sa lente agonie. Il reg'arde long-temps, longtemps cherche sans voir. Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir; La terre sans clartés, sans astre et sans aurore, Et sans clartés de l'àine, ainsi qu'elle est encore. Frémissait (2). La vie n'offre pas de joies à ceux qui ont vécu pour la pensée ; elle trompe, aussi, ceux qui ne lui ont demandé que les jouissances sensuelles. (1) Pelroz, L'Àvt et la Critique, p. {5. (2) Alfred de Vigny, Le Mont des Oliviers, lit.

— 211 — Sur le bùciiiT que les fumées et la flamme menacent déjà d'envahir, Sardana- pale (l) reg-arde, pour la dernière fois, les objets, parmi lesquels il se complaisait. Elles vont périr avec lui, les esclaves blanches dont le corps souple ondu- lait, en un rythme voluptueux, au son des tambourins et des harpes. Il n'entendra plus le rire étrani;;'e des esclaves noirs achetés, à g-rand prix, dans les marchés de l'Afrique lointaine; les cavales qui traînaient son char de guerre ne henniront l)lus. Les perles vont se noircir ; l'or fondu se mêlera aux métaux vils et, des étoffes lissées dans le Harem, il ne subsistera plus qu'une poussière. Le palais aux colonnes massives, le lit même où il repose, le lit orné de têtes d'éléphants, chef-d'œuvre des artistes de l'Asie, tout cela sera bientôt consumé. Sardanapale, pourtant, n'est point ému. Les gémissements des esclaves, les cris des femmes et des chevaux qu'on égorge ne montent pas jusqu'à lui. Le souvenir de son empire et de sa gloire ne tourmente point son cœur impassible. Il abandonne, sans regret, le monde dont il a épuisé les jouissances vaines et se confie à la mort (jui le délivrera de son ennui. Delacroix choisit rarement le moment où le drame se déploie en un acte exté- rieur, en une série de gesticulations. Fidèle au précepte d'Horace, dont il devait donner plus lard une illustre application, il ne montre pas Médée égorgeant ses enfants sur la scène (2). Il va même plus loin : non seulement il ne présente pas l'acte, mais ce n'est pas l'acle, pressenti ou regretté, qui appelle notre émo- tion : nous ne nous intéressons directement ni au supplice des Damnés, ni à celui du Christ, ni au massacre des Grecs : mais Delacroix nous fait entrer dans l'àme de ceux qui en furent les acteurs ou les témoins : c'est le drame intérieur qui lui arrache des gémissements. Aussi ses héros demandent à être regardés au visage et c'est par eux que nous apprenons le sens des scènes auxquelles ils sont mêlés : c'est dans les yeux de Dante qu'il faut lire l'Enfer et dans la figure du Grec blessé la désolation de Scio ; c'est la figure impassible et hautaine des Vénitiens qui nous explique la mort de Marino Faliero. Tous ces personnages d'ailleurs se ressemblent par leurs traits essentiels. Ils n'ont pas cherché, dans la vie, les plaisirs du corps ; ils n'y ont pas trouvé les joies de l'àme. Leur stature est élégante et élancée, plus, peut-être, que les proportions de la nature ne le permettent ; leur corps nerveux et aristocratique ne s'est attardé ni aux longs repos, ni aux banquets, et leurs figures disent le tourment de leur pensée. Leur teint est blême, terreux, livide ou verdâtre ; les yeux pro- fondément enchâssés, noyés d'obscurité sous l'arcade sourcilière, luisent d'un (1) Sardanapale (Salon de 1827), copie au Musée de Tours. Sirouy en a l'ait une fort méchante litho- i^raphie. v2) Médée (1838), au Musée de Lille.

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(jue celle-là, reprucliée à De<strong>la</strong>croix par ses j)r()pi-es admirateurs. Aux yeux <strong>de</strong><br />

Petroz (1), c'est un " assez pauvre tableau presque banal <strong>de</strong> conception et <strong>de</strong><br />

facture. » En réalité, c'est une <strong>de</strong>s plus belles œuvres du maître et <strong>de</strong> notre siècle.<br />

En tant que peinlure, c'est un morceau achevé : comme chez Rembrandt, <strong>la</strong><br />

lumière toml)e <strong>sur</strong> le groupe du Christ et <strong>de</strong>s Anges et noie le reste dans une<br />

brume épaisse. Les anges ondulent en un mol abandon, d'une façon vraiment<br />

aérienne. Ils apportent, sans doute, <strong>de</strong>s conso<strong>la</strong>tions, mais le Christ, d'un geste<br />

point théâtral, ni littéraire et sans précision anecdotique, les repousse et s'af-<br />

faisse, tragique, <strong>sur</strong> le sol. <strong>La</strong> couleur est riche, mais d'une harmonie sour<strong>de</strong><br />

qui n'atténue pas l'intime douleur dont l'œuvre est chargée.<br />

Ce qu'on y lit, ou plutôt ce (ju'on y <strong>de</strong>vine, c'est <strong>la</strong> désespérance <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

âmes que <strong>la</strong> nature essaye, en vain, <strong>de</strong> consoler. Sur le drame chrétien p<strong>la</strong>ne le<br />

souvenir <strong>de</strong> Prométhée visité, <strong>sur</strong> son rocher, par les Océani<strong>de</strong>s.<br />

A Nuremberg, lorsque Veit Stoss ou (juelque autre imagier sculptail <strong>la</strong> nuit<br />

<strong>de</strong>s Oliviers, il avait soin d'ofl'rir au Christ agenouillé en prière l'apparition <strong>de</strong><br />

Dieu le Père, et si, par hasard, <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> Dieu n'avait pu Irouver p<strong>la</strong>ce <strong>sur</strong> le<br />

bas-relief, on sentait, néanmoins, ([u'il n'était pas absent. Le visage du Christ<br />

respirait <strong>la</strong> confiance et <strong>la</strong> foi et les personnes pieuses s'édifiaient à <strong>la</strong> vue d'une<br />

scène pieusement conçue.<br />

Bien que suspendue aux voûtes d'une église, <strong>la</strong> toile <strong>de</strong> De<strong>la</strong>croix n'est plus<br />

une œuvre chrétienne. Dieu n'apparaîtra pas au Christ qui implore son secours.<br />

Le ciel se tait à son appel poignant; <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> celui qui crie ne trouve point<br />

d'écho dans le déserl.<br />

Ainsi le divin Fils par<strong>la</strong>it au divin Père,<br />

Il se prosterne encore, il attend, il espère,<br />

Mais il remonte et dit : « que votre volonté<br />

Soit faite et non <strong>la</strong> mienne et pour l'éternité. »<br />

Une terreur profon<strong>de</strong>, une ang-oisse infinie<br />

Redoublent sa torture et sa lente agonie.<br />

Il reg'ar<strong>de</strong> long-temps, longtemps cherche sans voir.<br />

Comme un marbre <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil tout le ciel était noir;<br />

<strong>La</strong> terre sans c<strong>la</strong>rtés, sans astre et sans aurore,<br />

Et sans c<strong>la</strong>rtés <strong>de</strong> l'àine, ainsi qu'elle est encore.<br />

Frémissait (2).<br />

<strong>La</strong> vie n'offre pas <strong>de</strong> joies à ceux qui ont vécu pour <strong>la</strong> pensée ; elle trompe,<br />

aussi, ceux qui ne lui ont <strong>de</strong>mandé que les jouissances sensuelles.<br />

(1) Pelroz, L'Àvt et <strong>la</strong> Critique, p. {5.<br />

(2) Alfred <strong>de</strong> Vigny, Le Mont <strong>de</strong>s Oliviers, lit.

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