Talons aiguilles et peinture fraîche (Harlequin Red Dress Ink) - Free

— … Tu n’auras que cinquante-neuf ans. Ce n’est pas un âge de vieux croûton.
Je me demande d’où vient l’expression.
— Cinquante-neuf ans. C’est vraiment dans la tranche vieux croûton.
— Pas pour quelqu’un qui en a soixante, rétorque Jack. Comparée à moi, tu seras un tendre cochon
de lait.
— A propos de cochon de lait, je meurs de faim.
J’ouvre le réfrigérateur, sans savoir pourquoi puisque, de toute évidence, il ne peut contenir que les
vieilles odeurs de nourriture étrangères.
Faux.
— Oh, beurk, dis-je d’une voix lasse et un peu surprise.
Parce que si cette maison porte la marque des ans et de ses anciens propriétaires, elle a été laissée
impeccable niveau propreté.
— … Hank et Marge n’ont pas nettoyé le frigo avant de partir.
Devant les assiettes couvertes de film plastique oubliées sur l’étagère du haut, je manque fondre de
nouveau en larmes. Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Ce doivent être la fatigue, la faim et toutes ces émotions qui me bouleversent. Plus ma nostalgie
inexplicable de notre vieil appartement qui me rappelle l’adage conseillant de se méfier de ses souhaits
parce qu’ils pourraient bien se réaliser. Si on ajoute mon inquiétude au sujet de la fatigue inhabituelle de
ma mère, la menace de me trouver au chômage et ma vieille croûtitude imminente, n’est-ce pas un miracle
que je ne sois pas écroulée sur le sol ?
— Si tu vas me chercher un sac-poubelle, dis-je à Jack en soupirant, je vais y jeter cette vieille
nourriture.
— Ce serait une super idée si nous avions un sac-poubelle vide. Nous aurions dû penser à en
apporter.
Oui, et nous aurions dû penser à ne pas bouger d’où nous étions.
Mais il est trop tard maintenant pour le conditionnel, n’est-ce pas ?
En fixant un des plateaux sous film plastique, je remarque une étiquette collée dessus. Je regarde de
plus près. Il ne s’agit pas d’une étiquette mais d’un petit mot.
« Chers Tracey et Jack : voici un petit en-cas pour votre première soirée dans votre nouvelle
maison. Bon appétit et félicitations ! Amitiés, Hank et Marge. »
— Mon Dieu, Jack, regarde ! Ce n’est pas de la vieille nourriture… c’est de la nourriture fraîche !
Ces vieux croûtons, que Dieu les bénisse, nous ont laissé un repas entier : sandwichs, salades et
pâtisseries. Il y a même un sac avec des couverts en plastique, des assiettes et des serviettes.
Nos assiettes remplies, Jack et moi nous asseyons en tailleur sur le plancher du salon et bâfrons à la
lumière de l’unique lampe, dépourvue d’abat-jour.
— Tu sais quoi ? dis-je à Jack entre deux bouchées de salade d’œufs. Je me sens mieux.
— Tu ne regrettes plus notre chez-nous ?
Je me tais un instant et tends l’oreille.
Pas de sirènes. Pas de klaxons. Pas le moindre bruit au-dessus de nos têtes, à part le clapotis léger
de la pluie sur le toit.
Notre toit.
Je tends mes bras par-dessus nos deux assiettes et passe mes bras autour de son cou.
— Comment pourrais-je regretter notre chez-nous, dis-je à Jack, alors que nous y sommes ?
Jack sourit et m’embrasse sur le front.
— Je suis content de t’entendre…