Talons aiguilles et peinture fraîche (Harlequin Red Dress Ink) - Free

— Le propriétaire est décédé soudainement l’été dernier. Le propriétaire est très motivé…
Verna s’interrompt pour fermer la porte derrière nous et chercher l’interrupteur.
Jack et moi échangeons un regard, nous interrogeant sur le propriétaire défunt et motivé.
— Je parle du neveu, reprend Verna. Du neveu de l’ancien propriétaire, qui a hérité de la maison…
Ah ! Illumination ! Le vendeur est le neveu, on ne peut plus vivant sur la côte Ouest, et désireux de
se débarrasser de cette histoire. Selon Verna.
— Je sais qu’il considérera toute offre de votre part.
Maison basse typique des années 70, elle est sans chichis. Pas d’odeur de pipi chat ou de murs jaune
pisseux. De la peinture blanche à l’extérieur et à l’intérieur, plancher et pièces rectangulaires. Trois
chambres, deux salles de bains, ainsi qu’un patio sympa fermé par des stores, et un bout de terrain planté
d’arbres. Je suppose qu’ils n’ont pas encore droit à l’appellation végétation mature ? Si ? Je n’ai pas
encore complètement assimilé le jargon de l’immobilier.
— Qu’en pensez-vous ? demande Verna comme à chaque fin de visite.
Maison classique, pas de reproches particuliers, tout à fait dans nos prix.
Mais… morbide. C’est le seul mot que je trouve pour la décrire.
Je finirais par avoir envie de prendre la place du type mort, ici, dans cette maison. Qui sait ? Peutêtre
son fantôme rôde-t-il encore.
— Je ne sais pas… C’est un peu sombre, dis-je à Verna.
— Imaginez-la par une journée ensoleillée, sans les stores de vinyle. Elle paraîtrait tellement plus…
— Non, coupe Jack, Tracey parle de la sensation qu’elle dégage, pas de son apparence. Elle veut
dire sombre dans le sens triste et déprimant.
Lui aussi ressent la même chose. Je lui glisse un regard surpris et reconnaissant. C’est bon de savoir
que nous sommes sur la même longueur d’ondes — et que les maisons possèdent chacune leur
personnalité propre.
Et Dieu sait que la maison numéro 5 a de la personnalité. Dans le genre fille sans éclat, assez sympa,
mais qui en fait trop dans l’espoir de plaire.
Niveau architecture, c’est ce que vous dessinez sur du papier brouillon au CP : un rectangle
surmonté d’un triangle. Rez-de-chaussée : une porte entre deux fenêtres. Premier étage : trois fenêtres,
chacune placée exactement au-dessus d’une fenêtre ou d’une porte du rez-de-chaussée.
La plupart des gens passeraient devant sans même la regarder si elle ne hurlait pas : Hé, regardezmoi
! Je suis là !
L’extérieur est peint d’un motif élaboré de différents verts, bordé de marron — enfin le peu qui est
bordé. Une poutre surmonte la porte, du genre de celles qui ornent les vieilles demeures de marins de la
Nouvelle Angleterre. Celle-ci est gravée dans des caractères anciens : Maison de Bob et Bev Stubiniak,
1986.
— Qu’en pensez-vous ? demande Verna tandis que nous parcourons le salon, la salle à manger, la
cuisine, les trois chambres et la salle de bains et demi. Vous vous imaginez dedans ?
Franchement, je n’y imagine même pas Bob et Bev Stubiniak, d’ailleurs absents pour le moment.
Mais à en juger par leurs étagères, calendrier au mur et placards, ils semblent faire partie des personnes
qui ne lisent pas, n’ont pas de vie sociale, ne possèdent pas de vêtements et entretiennent une passion
pour les teintes neutres.
Curieusement, flotte dans leur maison une odeur de gâteaux sortis du four. Un pot-pourri mijote sur
la cuisinière et des bougies parfumées sont disposées sur les tables. La chaîne stéréo est allumée et
diffuse de la musique classique.
De toute évidence, Bob et Bev ont lu tout ouvrage disponible concernant la vente de maisons et ont
suivi à la lettre les conseils de mise en scène du décor.
— Je ne crois pas que ce soit pour nous, dis-je à Verna.