Talons aiguilles et peinture fraîche (Harlequin Red Dress Ink) - Free

— Qui a envie de rentrer de sa lune de miel ?
Exact. Mais nous, nous ne voulions vraiment, vraiment, vraiment pas rentrer.
Peut-être parce que nous avons eu la plus merveilleuse des lunes de miel qu’on puisse imaginer : à
Tahiti, dans l’une de ces paillotes sur pilotis qui surplombent la mer turquoise, cristalline, parfaite. J’en
rêvais, mais je croyais que nous ne pouvions pas nous l’offrir. Jack m’en avait fait la surprise.
Cette semaine-là, nous avons passé un temps infini à nous prélasser dans ce paradis luxuriant,
dressant des plans fous pour échapper à notre horrible existence de dur labeur. Là-bas, à des milliers de
kilomètres de notre appartement pour claustrophobes de l’East Side, ses taches d’humidité et sa vue
mesquine donnant sur le béton, tout semblait possible.
Notre lune de miel avait passé en un clin d’œil. Nous et nos bagages nous étions retrouvés, quittant
l’aéroport Kennedy sous la pluie glacée de novembre, dans un taxi jaune, asphyxiés par l’odeur entêtante
de laine mouillée, de moisi, de désodorisant chimique à la vanille et d’effluves corporels.
— Tu te souviens, nous voulions tous les deux démissionner et partir vivre loin de New York, ai-je
repris. Mais tu disais que tu avais un quota annuel d’un seul changement majeur dans l’existence ?
— Mmm…
J’ai toute son attention, mais il ne veut pas le montrer. Il fait semblant d’être captivé par l’article
concernant l’entraînement des Yankees au printemps. Ce qui, d’ordinaire, le captiverait pour de bon.
Mais j’ai éveillé ses soupçons. Il doit comprendre où je veux en venir.
— Tu te souviens que lors de notre premier anniversaire de mariage, je t’en ai reparlé…
(Je l’aurais bien tarabusté plus tôt, mais le printemps précoce et la rénovation de notre immeuble
par son nouveau propriétaire m’avaient aidée à surmonter mon désir de fuite.)
— … mais que tu ne voulais pas aborder le sujet parce que tu venais juste d’avoir une promotion ?
Cette fois, il ne se donne pas la peine de répondre.
— … Je n’ai pas évoqué la question depuis des lustres, parce que tout se déroulait à la perfection,
alors pourquoi prendre des risques…
Appartement rénové, Jack promu asssitant-directeur Média chez Blair Barnett, moi devenant
rédactrice junior…
Oui, à part ce qui était arrivé au père de Jack, les choses s’étaient révélées plutôt idylliques ces
temps-ci. Plus idylliques que jamais auparavant dans ma vie.
Sauf…
Sauf que des dingues du cirque ont emménagé au-dessus de ma tête, que quelqu’un fait ses besoins
partout dans l’immeuble et que nous n’avons pas les moyens de vivre dans cette ville. Je ne crois pas
pouvoir supporter un jour de plus dans le métro, ni trimballer mes affaires partout ou me creuser les
méninges à la recherche de slogans intelligents pour les laxatifs Abate — encore que mes méninges
viennent de produire un éclair d’intelligence. Hmm…
Note : explorer les possibilités d’intégrer l’Emmerdeur Public à la campagne Abate.
Je remets mes méninges au boulot sur un autre sujet, plus agréable.
— Je sens le moment venu, Jack. Sérieusement, nous sommes ensemble depuis soixante-quinze mois
et je crois réellement qu’un changement majeur s’impose.
— Tracey, nous ne pouvons pas partir vivre à Tahiti.
— Je ne parle pas de ça.
Il soupire et plie le journal avant de le poser.
— Tu veux un enfant ?
Hein ?
— Un enfant ? Non, je ne veux pas d’enfant — pas encore, je veux dire.
Parce qu’il est probable qu’un matin tout proche, je vais me réveiller en proie à une pulsion urgente
de me reproduire.