Talons aiguilles et peinture fraîche (Harlequin Red Dress Ink) - Free

portables resteront éteints pour la fin du trajet.
Il n’y a évidemment que deux portables dans la voiture : celui de Wilma et le mien.
Avant d’éteindre le mien, j’appelle Jack pour lui signaler où nous nous trouvons et le prévenir que
nous aurons un peu de retard — voire beaucoup de retard. Je ne veux pas qu’il s’inquiète.
La messagerie se déclenche immédiatement. Il a encore dû oublier de recharger son téléphone. Je lui
laisse un message.
Quand nous dépassons les montagnes des Catskills et approchons de New York, la nuit tombe et il
se met à pleuvoir. La circulation s’intensifie et nous sommes bientôt cernées de phares aveuglants et de
voitures lancées à toute vitesse.
Mes passagères sont depuis longtemps enrouées à force d’avoir chanté, Dieu merci, je peux donc me
concentrer et éviter de nous tuer toutes les quatre.
Mais quand j’échappe de justesse à la collision avec un camion-benne qui roule au moins à cent dix,
je demande :
— Quelqu’un veut conduire le reste du trajet ?
Stefania réplique immédiatement qu’elle n’a pas le droit de conduire dans ce pays. Je ne sais pas si
je dois la croire, mais je ne sais pas non plus si je dois remettre ma vie — aussi chaotique soitelle
— entre les mains d’une fille qui ne conduit que depuis quelques années au maximum, et si ça se
trouve à gauche de la chaussée.
— Je conduirais bien, mais je vois mal la nuit, dit Wilma.
Comme tout le monde. Un camion change de voie sans mettre de clignotant, me coupant la route.
Mâchoires crispées, j’écrase le frein et mes passagères hurlent en chœur comme si nous plongions du
sommet des montagnes russes.
— Je vais conduire !
Mamie. Evidemment.
Ma mère l’a obligée à rendre son permis quelques années plus tôt, un jour où elle avait regagné la
maison au volant de sa Caprice Classic. L’aile de la voiture, éraflée, portait des traces de peinture jaune
dont Mamie ignorait totalement la provenance.
Aucun taxi jaune ne circule à Brookside. Je suis convaincue qu’un de ces gros bus scolaires jaunes a
dû se découvrir lui aussi quelques éraflures.
— Ça ira, Mamie, dis-je, résignée. Je vais continuer. D’ailleurs, nous sommes presque arrivées.
Plus qu’une heure ou deux.
Ce qui serait vrai… par un après-midi ensoleillé de mars, en pleine semaine. Mais par une soirée
pluvieuse, le dimanche du premier week-end officiel de l’été, quand tout le monde tente de regagner la
région de New York, une heure se transforme en trois.
Quand enfin je me gare devant l’appartement de Wilma, elle jaillit de la voiture. Si je n’avais pas
traîné sa valise géante sous la pluie jusque sur son paillasson, je parie qu’elle l’aurait tout bonnement
abandonnée.
— Merci, Tracey. Passe une agréable semaine avec Mamie et Stefania.
— Si une journée à New York avec nous vous tente…
— Oh, je ne crois pas que ce soit possible. J’ai énormément à faire.
Waouh. Serait-ce possible que ma présence lui pèse autant que la sienne me pèse ?
Passer trop de temps ensemble n’est jamais une bonne idée, même avec quelqu’un qu’on adore. Tout
ce que je désire, c’est retrouver une vie normale avec Jack.
Sauf que…
Rien n’est normal. Plus maintenant. Nous vivons dans un endroit étrange. J’ai perdu mon boulot.
Jack occupe un poste superimportant qui le garde au bureau la majeure partie du week-end. Et maintenant,
je dois gérer Mamie et Stefania. Plus un canapé à trois pieds.