histoire - Consistoire de Paris

Midrach comme un sage, revenu de
toutes les idolâtries. " Pourquoi avoir
laissé partir l'étranger ? ", dit-il à ses
filles, " rappelez-le, qu'il partage notre
pain ". Moïse reconnaît dans cette
bonté quelque chose de sa propr e
exigence, et il choisit de rester là, près
de ce philosophe athée qui lui offre sa
fille. Mais le prix à payer est terrible
: un ciel irrémédiablement clos, où
aucune Présence ne réside. Moïse erre
longuement dans cette atmosphère
hospitalière mais stérile.
IJ : Comment interprétez-vous l'épisode
du Buisson ardent ?
B.R : Le Buisson, qui brûle sans se
consumer, constitue pour Moïse un
premier indice. Par cet " étrange
phénomène " qui le fait sortir de son
propre chemin, Moïse comprend pour
la première fois que la réalité
matérielle peut recevoir le feu, qu'elle
peut s'enflammer, sans pour autant en
être détruite. Pour la première fois,
matière et esprit entrent en relation,
sans s'opposer ni s'exclure de manière
irréductible.
IJ : Et la Révélation au Sinaï ?
B.R : Avec le Sinaï, bien sûr, nous
atteignons un sommet. Il semblerait
que l'âme de Moïse coïncide enfin
avec elle-même, touche enfin à sa
plénitude. Quarante jours et quarante
nuits, il reste sur les hauteurs, sans
manger ni boire, ivre de ce vertige. Au
point que Dieu doit lui répéter son
injonction : " Lekh, red ", va, descends,
comme si Moïse n'entendait pas,
comme s'il se faisait tirer l'oreille, pour
rester encore. Et il s'attarde,
effectivement, d'un retard qui oublie
la terre, et qui mène à la catastrophe.
Puisque loin, au-dessous de lui, la
foule inquiète s'apprête à fabriquer le
veau d'or.
IJ : C'est alors que Moïse brise les
Tables ?
B.R : Oui, de sa propre initiative,
incapable encore de conjuguer la Loi
et la faute dans un même ordre de
réalité. Sa première réaction, c'est de
séparer. Mais il y a une suite à au bris
des Tables. C'est l'ordre, intimé par
Dieu, de façonner de nouvelles Tables,
taillées cette fois de main d'homme.
On retrouve ici la grande leçon du
Buisson ardent : les secondes Tables
sont hybrides elles aussi, alliant
paradoxalement la matière première,
tirée du sol, et la Lettre gravée par le
doigt de Dieu. C'est lorsqu'il porte ces
Tables imparfaites, justement, moins
Nous portons en lui,
enfants d'Israël, chacun
d'entre nous,
une étincelle qui
lui ressemble.
éthérées que les premières, que le
visage de Moïse rayonne. Comme si
leur pouvoir d'irradiation était
supérieur à celui des Tables
originelles, par leur mélange même.
IJ : Vous n'abordez guère dans votre livre
le problème qui a divisé depuis toujours
les commentateurs : la question de savoir
pourquoi Moïse n'a pas été autorisé à
entrer en Terre Sainte.
B.R : Quelque chose en lui
appartient au désert, à la nudité sans
bornes du Sinaï. Sa " faute ", qui reste
énigmatique dans tout le texte, semble
avoir surtout valeur de signe : Léon
Askénazi expliquait que Moïse ne
PENSÉE JUIVE
pouvait entrer en Israël, et que la
faute, en conséquence, devait lui être
comptée. La Terre dont rêve Moïse
n'est pas encore, elle est la Terre en
devenir, celle " qui vient ".
En diptyque, le Midrach nous
présente le poignant regret né au
cœur de Moïse, comme une aube
nouvelle : son soudain désir de
passer de Jourdain, en simple
fantassin, sans mission ni rêve,
d'entrer seulement, comme les
autres. Désir de la Terre qui se
réveille en lui, dans son présent
inachevé : comme s'il comprenait,
enfin, par l'interdit même et la
souffrance, le pouvoir spirituel de la
matière, et la vocation salvatrice du
vivant.
IJ : A la fin de cette symphonie
poétique, vous vous adressez à Moïse en
disant : " Tu nous habites aujourd'hui ".
B.R : La Mort de Moïse, avec tout
ce qu'elle comporte d'angoisse
tragique, de grandeur et de
révélation, occupe tout un chapitre
du livre. Moïse meurt, mais dans
l'instant où il se réconcilie avec la
vie. C'est à la fois une résolution, et
un déchirement, tout ce qui se
bouscule dans une âme qui avait la
vocation de l'infini, et s'est trouvée
prise au piège de l'espace et du temps.
Et nous portons en lui, enfants
d'Israël, chacun d'entre nous, une
étincelle qui lui ressemble. Un peu de
son aspiration, un peu de son refus, et
un peu, aussi, de la réponse, qui
consiste à retrouver, sur la terre que
nous foulons, le ciel qu'elle porte en
elle.
Ainsi Moïse nous accompagne, et
avec lui la chaîne des morts qui ont
cru pour nous, et nous ont précédés.
Je ne puis évoquer cette image de
partage et d'enseignement sans
rappeler ici le souvenir de mon père,
le grand rabbin Paul Roitman, qui
nous a quittés cet été, et auquel je
dédie mon livre.
Lui aussi est parti en quête d'une
vérité. Il semble l'avoir trouvée hors
de toute transcendance, dans un pur
rapport de générosité à autrui.
*Professeur et écrivain
INFORMATION JUIVE Décembre 2007 35