Bulletin de liaison et d'information - Institut kurde de Paris

REVUE DE PRESSE-PRESS REVIEW-BERHEVOKA ÇAPÊ-RlVISfA STAMPA-DENTRO DE LA PRENSA-BASIN ÖZETÎ
LE MONDE DIPLOMAl1QUE - JUIN 1994-
Les choix de l'Occident
D
KENri:[
NEZAN*
!:PlOIEMENT sans précédent de troupes,
consensus des principaux partis autour de l'armée,
contrôle de l'information et des médias, neutralisation
des voix contestataires, tous les facteurs internes
du lancement de l'offensive finale turque
contre les Kurdes sont réunis. le coup d'envoi
pourrait être donné à tout moment, vraisemblablement
après la constitution d'un nouveau gouvernement
de coalition associant le Parti de la juste voie
(DYP) de MmeCiller et le Parti de la mère patrie
(ANAP) de M. Mesut Yilmaz. En cas de dérapage,
on parle de plus en plus fréquemment de "éventualité
d'un coup d'!:tat militaire pour donner à l'armée
tous les moyens d'écraser dans le silence .. la vingtneuvième
insurrection kurde •.
Reste à savoir si les alliés traditionnels de la Turquie,
en particulier les Etats-Unis et l'Allemagne,
qui ont apporté un soutien multiforme à Ankara
dans sa guerre contre le «terrorisme Il avaliseraient
une telle action un moment où une fraction
importante de leur opinion s'émeut du sort de la
population kurde. Jusqu'à présent le gouvernement
turc était convaincu que, en raison de la
guerre de Bosnie, des conflits du Caucase, de leur
opposition à l'Iran et à l'Irak, les Occidentaux
avaient un besoin tellement pressant de l'alliance
avec la Turquie qu'ils devraient fermer les yeux sur
la guerre du Kurdistan. Mais la Turquie a, elle, un
besoin vital de sas relations avec l'Occident, qui lui
prouve, souvent à titre de dons, armes et fournitures,
crédits bancaires avantageux, des marchés
préférentiels pour ses exportations et d'importantes
ressources touristiques en devises fortes.
l'économie est assurément le talon d'Achille. la
guerre coate cher à ce pays en voie de développement
ayant, avec 67 milliards de dollars, l'une des
dettes extérieures les plus élevées du monde.
l'inflation à trois chiffres, une livre dépréciée de
semaine en semaine, un industrie touristique fortement
dépendante des aléas de la guerre et des
risques d'extension de celle-ci aux villes côtières,
les voyants rouges ne cessant de s'allumer sur le
tableau de bord de l'économie, poussent certains
milieux d'affaires à lancer des appels en faveur de
la paix et d'une solution négociée du problème
kurde.
l'heure de vérité approche pour la Turquie. Tiraillée
entre le poids du passé et des traditions militaro-nationalistes
incarnées par l'armée et les exigences
de la nécessaire adaptation au monde
d'aujourd'hui, elle doit rapidement faire son choix.
l'ancien président, le moderniste Turgut Özal, avait
fait faire quelques pas en avant. Depuis un an,
Ankara semble retourner à ses vieux démons nationalistes,
s'embarquant dans une aventure militaire
dont l'issue ne peut être que la destruction d'une
grande partie du pays, le gaspillage de ses .ressources
et surtout le creusement d'un abime entre
les deux communautés constitutives du pays.
le temps. est peut-être venu pour les alliés occidentau)(
de la Turquie d'assumer leurs responsabi-
Iités pour empêcher le .cQnflit de dégénérer en une
confrontation générale qui serait" une catastrophe
humaine et morale pour les Kurdes, pour les Turcs,
et pour la paix régionale. Sachant que les dirigeants
turcs considèrent le silence de leurs alliés comme
un soutien, leurs critiques comme de l'hostilité, ilS'
doivent agir de concert pour faire comprendre que
la politique aventuriste actuelle dessert les intérêts
bien compris des peuples kurde et turc et de leurs
alliés, qu'il n'y a pas de solution militaire à une
question politique comme la question kurde, que la
seule voie réaliste est celle du dialogue et d'une
solution politique négociée.
Il ne s'agit pas d'ailleurs de pures considérations
humanitaires. les postulats de base de la politique
occidentale dans la région sont de plus en plus fragiles.
l'illusion d'une Turquie modèle d'un
It monde turcophone aI/ant de l'Adriatique à la
muraille de Chine Il s'est fanée en moins de deux
ans pour avoir péché par ignorance de l'Histoire et
des réalités culturelles. les populations parlant des
langues de la famille «turkiquell, vivant depuis
mille ans une histoire différente ne sont pas plus
proches des Turcs d'Anatolie que les Roumains des
Français. De même, le véritable rempart éventuel à
l'intégrisme chiite iranien ne pourrait être constitué
par les Turcs, mais par les Kurdes qui peuplent les
zones jouxtant les frontières de l'Iran et de l'Irak,
entre les mondes chiite perso-azéri et l'Anatolie
turque à majorité sunnite. Si, par désespoir, le Kur-
distan bascule dans l'intégrisme, toute la Turquie
finira par basculer aussi.
Conscient de cette réalité géo-stratégique, le vieil
Empire ottoman avait jugé sage d'octroyer aux
Kurdes une très large autonomie pour s'assurer
leur alliance face à la pression chiite et perse. Seul
pays de la région à disposer à la fois de ressources
hydrauliques et de gisements pétrolifères considérables,
le Kurdistan sera le facteur essentiel de la
paix et de la stabilité. Si les Occidentaux ne
prennent pas enfin toute la mesure de ce problème
hautement politique et stratégique, s'ils continuent
par leur silence et leur soutien multiforme à Ankara
à cautionner la persécution des Kurdes en Turquie,
s'ils laissent à son sort la jeune démocratie kurde en
Irak, les 30 millions de Kurdes de la région pourraient
bien se laisser entrainer par d'autres sirènes
et basculer dans le camp des extrémistes.
Si ses alliés occidentaux avaient su empêcher le
chah d'Iran d'éliminer brutalement son opposition
démocratique, on n'aurait sans doute pas vu s'installer
le régime des ayatollahs. Si en 1975 l'Ouest
avait soutenu la résistance démocratique kurde du
général Barzani, le président Saddam Hussein ne
serait pas devenu ce qu'il est et l'on aurait sans
doute évité au monde le très meurtrier conflit irakoiranien,
la guerre du Golfe et le martyre des Kurdes
irakiens. Il n'est pas encore trop tard pour qu'une
intervention ferme de ses alliés pousse Ankara à
trouver rapidement une solution négociée respectueuse
des frontières mais faisant également droit
aux revendications légitimes du peuple kurde.
• Président de J'Institut kurde de Paris.