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SAVINIEN MÉRÉDAC<br />
<strong>POLYTE</strong><br />
ROMAN<br />
Port-Louis<br />
The General Printing & Stationery CY. LTD.<br />
1926<br />
Tous droits reserves.<br />
1
OFFRANDE<br />
A<br />
ARTHUR MARTIAL<br />
Mon cher Martial,<br />
Vous seul, et moi, savons ce que ce livre vous doit. Il vous appartient, à peine est-il besoin de vous<br />
l’offrir.<br />
Acceptez-Ie, je vous prie, non point seulement comme une marque de ma confraternelle estime -<br />
combien grande, vous Ie savez - mais surtout en témoignage d'une amitié personnelle très sincère, qui<br />
voudrait avoir mieux à donner.<br />
2<br />
S. M.
Du même auteur,<br />
à la même librairie:<br />
SINCÉRITÉS-(épuisé)<br />
MIETTE ET TOTO<br />
(Histoire de deux enfants de l'ancienne Ile de France).<br />
3
CHAPITRE PREMIER<br />
GRAND-GUÈLE<br />
BONHOMME Vergogne descendait de la petite église de Grand-Gaube vers le débarcadère; au<br />
tournant d'un mur bas, chevelu de raquettes, il s'arrêta pour regarder la mer étale; une brise très molle<br />
la caressait à peine et, par ce matin d'août, le soleil lui versait plus de lumière que de chaleur; les<br />
brisants étaient morts; le Coin-de-Mire se haussait, là, tout près, à bout de bras et l’Ile Plate, l'Ilot<br />
Gabriel s'égrenaient vers l'Ile Ronde nettement détachée en avant de l'Ile aux Serpents.<br />
- Bon temps de pêche! Dommage que c'est dimanche !....<br />
Le bonhomme restait joyeux tout de même ; c'est qu'il avait dans la bouche une nouvelle, une<br />
grosse nouvelle qui ne demandait qu'à sortir pour épater les camarades, les laisser gagas. Vergogne<br />
renfonça sa courte pipe entre ses dents, comme pour bien fermer toute issue à son secret et continua sa<br />
route, du pas traînant du pêcheur qui, à terre, semble toujours flâner.<br />
Sous le grand multipliant où se traitent les marchés, douze, quinze pêcheurs, vingt peut-être,<br />
étaient réunis. La plupart, étendus sur le dos, les mains croisées sous la nuque, semblaient chercher des<br />
paille-en queue dans le ciel; d'autres, assis sur leurs talons, jouaient aux cartes, au platcarré, au cange.<br />
Bonhomme Vergogne examina les groupes : Polyte n'était pas là, il pourrait parler.<br />
- Eh! z'autes, costez; vine acoute eine maman-nouvelle !<br />
Les joueurs furent à peine distraits ; la plupart des hommes qui s'étaient allongés ne bougèrent<br />
même pas. On les connaissait, les histoires de Vergogne : toujours les mêmes petits potins qu'il<br />
grossissait, dans lesquels il soufflait, pour les emplir de vent comme ces grattelles que la marée<br />
apporte des brisants ...<br />
- Acoutez, je vous dis ! ... Grand-Guèle, Polyte Grand-Guèle, se remarie !<br />
Du coup, tous les allongés se redressèrent ; les cartes, les petits cailloux et les débris de carail<br />
du plat-carré furent oubliés et un joueur de cange laissa glisser les gauris sur sa main retournée. On se<br />
pressait autour de Vergogne.<br />
- Vieux blagueur !<br />
4
- Impossible !<br />
apaisé, il jeta :<br />
- Assemb' qui ?<br />
Bonhomme Vergogne jouissait de son succès; quand le remous des exclamations se fut un peu<br />
- Assemb' Becca, la petite-fille de Jacob, le forgeron de Melville !.....<br />
- A quoi tu penses, Vergogne, de vouloir « baigner» comme ça avec Grand Guèle.<br />
-I1 ne faut pas s'amuser avec le piquant du laffe!<br />
- Tu es à « rôder» la gale pour te gratter, Vergogne !<br />
Déjà, les voix étaient moins assurées ; on regardait à droite, on regardait à gauche, comme si<br />
l'on craignait de voir surgir Polyte.<br />
Vergogne laissa tomber :<br />
- C’est Mon-père qui, avant le prêche, a annoncé : « Y a promesse - mariage Polyte Lavictoire<br />
et Rébecca Sansdésir.»<br />
C'était donc vrai ? Les rires se turent ; une pointe de gaieté s'aiguisait encore dans les<br />
prunelles; comme l'écaille d'un mulet brille au soleil, entre deux plongeons ; mais on se remit au<br />
cange, aux carte, au plat-carré, ou même à l'observation du ciel vide, sans plus causer, sans plus<br />
sourire.<br />
Vergogne lui-même, une fois son pétard éclaté, fila le long de la plage, les lèvres serrées sur<br />
son brûle-gueule, les mains enfoncées aux poches, fuyant la tentation de gloser, lui, l'incorrigible<br />
bavard qui n'avait jamais su tenir sa langue collée au palais.<br />
C'est qu'il y en aurait eu long à dire, si la prudence n'avait cousu toutes les bouches!<br />
Voyons ! Passe encore de se remarier à soixante ans, mais aller choisir une jeunesse comme<br />
cette petite Becca, un beau brin de fille de vingt ans, drue! Saine, goulue de la vie, non!... ça ne<br />
s'appelle plus de la folie, ça !... ça n'a pas de nom !... Bien sûr, Becca est une enfant sage et droite;<br />
mais, que diable ! Vous ne jetez pas votre ligne dans un banc de « bouetteurs », si vous ne voulez pas<br />
voir débouetter votre hameçon ? pas vrai ?<br />
Ces choses-là, on les chuchota peut être le soir dans les paillotes de Grand-Gaube et de Saint-<br />
François, de Deux- Boutiques et de Mont-Oreb, derrière les portes assujetties par des bouts de corde de<br />
coco. Mais jamais, au grand jour, on n'aurait risqué un sourire que Polyte eût surpris peut-être, une<br />
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plaisanterie qu'il eût pu deviner.<br />
Car Polyte est de ces hommes avec qui 1'on ne badine pas!<br />
Assez grand, mince, sec, souple en dépit de l'âge, Polyte a, malgré sa peau noire et ses gestes<br />
frustes, un air supérieur, racé, aristocrate, que le premier venu remarque tout de suite. Les pommettes,<br />
la mâchoire massive sont taillées à coups de serpe dans un bloc de bois cannelle noir ; le front ne fait<br />
qu'un avec le crâne chauve, rond et allongé comme une écope en coco-de-mer ; les yeux petits, dont le<br />
blanc a la couleur de la chair d'huître, posent sur les choses, sur la mer, sur vous, un regard indifférent<br />
et calme qui, pour un rien, durcirait, vous défierait ; le nez, plutôt fin, n'a rien de cafre; au-dessous,<br />
cotonne une moustache brève et clair-plantée qui ne cache pas l'ivoire des dents, larges, régulières,<br />
embrevées les unes aux autres, comme des dents de tazar; la lèvre inférieure s'allonge en une moue<br />
perpétuelle, mais ici encore se reconnaît l'apport de sang blanc qui a fait de Polyte un homme si<br />
différent de son ancêtre, l'esclave débarqué du négrier: car elle est spirituelle, cette lèvre, pas trop<br />
épaisse, sombre autant que les lèvres des « Mozambiques », mais point énorme comme elles.<br />
Polyte n'a peur de rien : à minuit, par marée noire, il traverse le cimetière aussi tranquillement<br />
que vous vous promèneriez sur le grand chemin, en plein jour. Jamais il n'a cédé à personne, aussi nul<br />
n'ose plus l'affronter. Sa bravoure, son inflexible volonté l'ont posé parmi les gens de Grand-Gaube,<br />
c'est bien sûr ; mais il y a une autre chose, qui a encore plus contribué à lui assurer le prestige dont il<br />
jouit.<br />
C'est que Polyte n'est pas de ces faillis pêcheurs qui, pour avoir traîné leur ligne au large de l'Ile<br />
aux Serpents, s'imaginent avoir vu le bout du monde! Ah ! Non…. Pendant trente-six ans il a navigué.<br />
Après avoir aidé son grand-monde sur les péniches qui portent du sable ou du lest au Port, il était<br />
encore haut comme ça, lorsqu'il s'est fait embaucher par un patron de ces chassemarrées qui chargent<br />
du sucre à Bel-Ombre, à la Grand’Riviere-Sud-Est ou à Mahébourg ; aussi n'y a-t-il pas un amer :<br />
montagne, vieil arbre ou cheminée, pas une anse, pas un trou de la côte qu'il ne connaisse, depuis le<br />
Cap d'Hortal jusqu'au Macondé, depuis la Pointe-aux-Sables de la Grand'Riviere jusqu'aux Grands-<br />
Sables du Vieux Grand-Port. Mais, tout ça, est-ce que ça compte? Parlez-moi des vraies traversées, des<br />
voyages à Agalega et à Salomon, à Péros et aux Six-Iles, à toutes les Iles d'où les goélettes reviennent<br />
le ventre plein de barriques d'huile et de cocos en barbe ! Parlez-moi de la pêche sur les bancs de Saiade-Mala<br />
et à Saint-Paul d'Amsterdam ! Et encore !... Ces Navires-là, c'est des caboteurs, des bateaux<br />
où, selon la méprisante classification de Polyte, vous voyez le pilon à riz dans le coin de la cuisine !»<br />
Polyte, lui, a embarqué aussi sur les grands-courriers; combien de fois a-t-il traversé l'Océan Indien?<br />
Combien de cargaisons de sel a-t-il rapporté de Diégo, combien de cargaisons de riz de Vatomandry et<br />
de Mananzary, et de poneys de Sandalwood et de farine d'Adélaïde et de bois de Singapour ou de<br />
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Brisbane, et que sais-je encore! Pendant des jours et pendant des nuits et pendant encore des jours, il<br />
n'a vu que la mer devant lui, et la mer derrière, et la mer par tous côtés ! Il a appris à déchiffrer la rose-<br />
des-vents, à gouverner droit sur le cap donné par le Capitaine, à lire une carte ... Oui, Monsieur, car<br />
Polyte a été à l'école, étant tout petit, - ce qui est rare pour un «créole» de sa génération, - et sur la<br />
carte de Maurice son doigt peut vous montrer sans hésiter la Butte-aux Feuilles et le Cap d'Oscorne et<br />
la Pointe Bernache ! Combien y en a-t-il à Grand-Gaube qui en sache si long ?<br />
Pourquoi a-t-il cessé de naviguer ?...- Bon-Dié connaît !<br />
Lassitude, peut-être, des horizons nouveaux toujours identiques ? Désenchantement d'être<br />
bercé par des flots indifférents, qui n'endorment pas le souci ? Est-ce que tous les marins n'aspirent pas<br />
à jeter l'ancre pour de bon, à s'amarrer à quai avant de mourir ?...<br />
L'appel de la terre, l'appel de sa terre, oui! C'est bien cela, sans doute, qu'il entendait dans la<br />
clameur des vagues et dans la conversation silencieuse des étoiles, au long des quarts de nuit.<br />
Il y tient, allez, à ces deux arpents de glèbe pierreuse que lui a laissés son grand-monde! Ça<br />
n'est pas de la bien bonne terre, va n'est pas bien grand, ça n'est pas très bien situé dans ce coin perdu<br />
de Deux-Boutiques! Mais c'est sa terre, la terre qui s'est transmise de père en fils, depuis des<br />
générations.<br />
Ils sont une quarantaine comme ça, au Grand-Gaube, dont le patrimoine n'a jamais été vendu<br />
ni morcelé, et cela fait une petite aristocratie terrienne qui peut regarder de haut les nouveaux<br />
occupants!<br />
C'est grâce à ce chétif domaine que Polyte se sent enraciné à son « Pays Maurice »,<br />
comme sont enracinés dans le sol les cinq manguiers qui marquent son « balisage ».<br />
Est-ce qu'il serait jamais revenu ici, sans ça ? Travailler à la solde des autres, attendre les<br />
caprices de la mer ? - Non, merci !... La vie de pêcheur n'est possible, voyez-vous, que si l'on<br />
possède un petit coin à soi, où l'on puisse élever quelques poules, quelques cabris, pour les mauvais<br />
jours; un petit coin dont vous puissiez, quand la marée est gâtée, gratter le sol pour y planter un peu de<br />
manioc, un peu de patates, un peu de maïs ... (l’an passé, Polyte a semé des giraumons: il en a eu à<br />
revendre!)<br />
7
Le souci de sa terre, c'est ça qui lui ronge le coeur, sans qu'il en laisse rien paraître ; il n'a pas<br />
encore beaucoup d’années à vivre, Polyte, et sa bonne-femme est morte, voici trois ans à la Noël, sans<br />
lui laisser d'enfant.<br />
C'est la grosse déconvenue de sa vie, l'échec de son projet le plus important, lui dont la volonté<br />
fait tout ployer ... Oui, en se mariant, il avait pensé se préparer une famille, pour le continuer : il aurait<br />
durement gouverné ses enfants ; les filles seraient établies à cette heure, et les fils pratiqueraient<br />
chacun son métier ; parmi eux, il eût choisi le mieux équilibré, le plus fort, pour être le prolongement<br />
dans l'avenir des Lavictoire de Deux-Boutiques ; avant de lever l'ancre pour le dernier voyage, Polyte<br />
aurait tout réglé et son patrimoine eût passé intact aux mains de celui-là ; les autres se seraient partagé<br />
l'argent, les hardes ... Eh bien, oui ! Beaux projets, rêves légers et fragiles, comme l'écume ! Il est seul,<br />
aux jours de sa vieillesse, et à peine l'aura-t-on couché à la Butte-à-l'Herbe, dans le trou de sable<br />
d'avance creusé par les fossoyeurs prévoyants, déjà ses neveux -tous des vauriens - se seront rués sur<br />
son pauvre héritage ; ils se disputeront sa case de paille et de boue séchée, tels les chiens se disputent<br />
les tripes du poisson que la ménagère a vidé ; ils déchireront en lambeaux son carré de terre, ou bien<br />
peut être le vendront-ils pour quelques cents piastres, à un sale Malabare ! Le Malabare! pour Polyte,<br />
c'est l'étiquette qui couvre tous les Indiens, de toutes les castes et de toutes les Provinces, tous les<br />
Indiens, qui, depuis Triolet . jusqu'à Roc-en-Roc, achètent le sol pouce par pouce, dépossèdent le Noir,<br />
dépossèdent le Blanc, s'étalent, submergent les vieilles concessions de Petit-Raffray, de Mont Mascall,<br />
noient toute la terre, comme une marée silencieuse, et sournoise, et irrésistible.<br />
Sa terre à un Malabare! Cette idée-là l'empêcherait de mourir en paix, quand l'heure sera venue<br />
de finir son dernier quart ici-bas !<br />
Et Polyte s'est pris à méditer qu'après tout, la partie n'est pas encore perdue, que sa destinée<br />
mauvaise ne l'a pas encore maté. Pourquoi ne pas se remarier ? Pourquoi ne pas recommencer, à<br />
soixante ans, l'entreprise infructueuse de la trentaine?<br />
Bien sûr, en cette affaire Polyte a mis du soin, de la prudence, comme en tout ce qu'il fait, et là<br />
plus qu'ailleurs : Mariaze napas badinaze !<br />
Ces Sansdésir de Melville, c'est une vieille famille comme les Lavictoire, des gens établis là<br />
depuis l'émancipation des esclaves, grands éleveurs de cabris, chaponneurs, châtreurs de cochons et de<br />
lapins, maquillons et forgerons de père en fils, comme les Valbrun sont boulangers ; c'est du bon sang<br />
nègre, plus pur encore que celui de Polyte, peut-être, à en juger par le nez de Rébecca - un nez aplati<br />
dont les narines semblent deux manches-à-vent tendues entre la double saillie des pommettes dures et<br />
luisantes; par ses lèvres, pulpeuses comme deux gousses de pamplemousse ; par sa tignasse en condé<br />
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strictement collé au crâne-un condé qui serait fait d'une serviette-éponge trempée dans du cirage;<br />
enfin, par sa forte et saine odeur animale, cette bonne grosse puanteur de punaise écrasée.<br />
Ce qu'il y a de sûr, en tous cas, c'est que jamais aucun Malabare n'a rôdé par là ! Les Sansdésir<br />
l'auraient reçu à coup de marteau ! Et, pour Polyte, le sang indien, c'est ça la souillure qui compte !<br />
Et puis, Becca est une brave fille, bien soumise, bien travailleuse ; jamais on ne lui a connu<br />
aucun zézère et sans doute elle serait mariée depuis longtemps si on ne la savait très pauvre, dépendante<br />
de son grand-père, dont l'héritage sera recueilli par l'oncle Isaïe.<br />
Polyte avait bien songé que Becca est peut-être un peu jeune pour lui ... peut-être ... Mais, dans<br />
un mariage comme dans toute autre affaire, pourquoi ne pas joindre l'agréable à l'utile ?<br />
Une fois délurée, elle aura du piment dans le sang, cette petite Rebecca! C'est tant mieux !<br />
Polyte se connaît : il connaît la verdeur de sa vieillesse ; y a-t-il beaucoup de jeunes hommes qui aient<br />
les reins aussi solides que lui ? Il est sûr de ne pas laisser Rébecca jeûner d'amour !<br />
Et, quant à lui faire des farces, à lui, Polyte, Polyte Lavictoire, qui oserait ?<br />
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CHAPITRE II<br />
BECCA<br />
RÉBECCA avait accepté sans déplaisir cette union mal assortie ; c'était son avenir assuré.<br />
Ainsi, lorsque son grand-père Jacob fermerait les yeux, elle n'aurait pas à mendier de l'oncle Isaïe une<br />
racine de manioc ou une bouchée de riz ; elle se voyait même, dans un avenir prochain, maîtresse de<br />
l'héritage de Polyte!<br />
Le vieux Jacob Sansdésir avait été plus difficile à convaincre, car Polyte exigeait que le<br />
mariage se fît à la chapelle Saint-Michel ; or les Sansdésir étaient presbytériennes, de père en fils,<br />
comme les Lavictoire étaient catholiques ; et, à défaut de convictions religieuses, le même sentiment<br />
d'honneur traditionaliste tirait de part et d'autre les deux vieillards. Jacob aurait peut-être résisté<br />
jusqu'au bout s'il se fût agi d'un autre que Polyte ; mais Polyte, lui, pour parpaillot qu'il fût, n'eût<br />
jamais admis un mariage sans la bénédiction de Mon-père ! Comme toujours, Grand-Guèle l'emporta.<br />
Becca n'est pas malheureuse. La vie lui a donné tout ce qu'elle en attendait, et encore un peu<br />
plus. Elle mange à sa faim ; et, pour ce qui est du plaisir d'amour, sa gourmandise est satisfaite aussi ;<br />
rien ne lui manque.<br />
Sans son mariage, elle subirait encore les rebuffades de Tonton Zaïe, qui la regardait<br />
toujours de travers, comme une intruse, comme une voleuse de pain ! Les corvées de Melville<br />
continueraient : par exemple, à chaque marée basse, ces matinées entières passées dans l'eau<br />
jusqu'au ventre pour aller, en face des campements, explorer les trous de corail et fouiner une<br />
demi-douzaine d' ourites ! Maintenant, elle ne descend à la mer qu'à sa volonté, soit qu'elle aille<br />
ramasser un bouillon de bigornos, après un grain de pluie, soit qu'elle s'amuse à fouiller du «<br />
bétail » pour un cary !<br />
Elle s'est installée à son aise dans son importance de ménagère qui possède le bien en commun<br />
avec l'homme, en commun le fait valoir. C'est elle qui soigne les cabris et les poules, elle qui vend les<br />
chevreaux et le fumier qu'on racle de l'étable; parfois aussi quelques oeufs, quand il y a des madames<br />
en séjour dans les « campements» du bord de la mer !<br />
Les soins du ménage l'occupent; le matin, elle va à la fontaine; au chaud du jour, elle lessive<br />
sur la pierre galeuse, à l'ombre des manguiers; de temps en temps, l'après-midi, elle pousse jusqu'aux<br />
broussailles près du vieux moulin à vent et elle en revient, portant sur la tête un gros fagot de vieillesfilles<br />
sèches, pour cuire le manger. D'autres fois, par plaisir, elle prend une pioche et défonce un petit<br />
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coin de terre où elle plantera des lianes de patates : c'est un dur labeur ; la sueur mouille l'acajou de<br />
ses tempes ; quand elle se redresse, ses reins font mal ; mais c'est de la bonne fatigue, du joyeux<br />
travail librement choisi.<br />
Peu de temps après son mariage, et quelques mois seulement avant la coupe des cannes, Becca<br />
choisit une après-midi ensoleillée pour faire la récolte des feuilles de vaquois ; les arbres difformes<br />
sont plantés le long du mur de pierres sèches, en bordure du chemin ; il suffit de monter sur la muraille<br />
pour atteindre aux feuilles, pour choisir et couper celles qui sont bien à point. Le soir même, Rébecca<br />
leur enlève les piquants du bord et la nervure du milieu, puis les fend en lanières régulières, qu'elle<br />
noue ensemble par poignées.<br />
Pendant des semaines elle veille, dans l'intervalle de ses autres travaux, à tourner et à retourner<br />
ces poignées au soleil, afin que les fibres mûrissent bien uniformément. Elle achète aussi des voisines,<br />
pour quelques sous, leur provision de pailles sèches ; au premier jour de chômage, Polyte en tressera<br />
des sacs pour les sucreries.<br />
Car Polyte est vannier ; il est aussi rotineur ; c'est lui qui répare toutes les chaises, tous les<br />
fauteuils, tous les canapés des campements ; et quand il leur trouve par-ci, par-là, un bras cassé, un<br />
pied démis, ma foi, il rafistole le bras ou le pied tout aussi bien que le ferait Maille-tout, le charpentier.<br />
Polyte professe que le pêcheur doit avoir dans ses doigts plusieurs métiers ; c'est comme le marin, ditil<br />
: s'il est un peu débrouillard, est-ce qu'il ne s'arrange pas un ménage provisoire dans chacune, de ses<br />
escales habituelles ? Tout ça, c'est des cocos pour la soif !<br />
Donc, un jour que les Iles avaient disparu derrière les grains depuis le matin, Polyte tressa toute<br />
la journée ; il termina le dernier sac de la saison, le jeta sur la pile qui s'élevait dans un coin de la case<br />
et dit à Becca :<br />
- Le commis de Valaydon passera ces jours-ci ; tu pourras livrer les sacs: tu sais le prix ?<br />
- Deux cashs l’un ?<br />
- Qui, deux cashs !.. Quand je pense que dans les moulins, on les paie cinq cashs! J’ai essayé<br />
de porter mes sacs à Saint-Antoine, Monsieur Régis n'en a pas voulu ; il achète au Port, en gros…. Il y<br />
a toujours le Malabare entre l'acheteur et nous, n'importe ce que nous avons à vendre !... Sale nation,<br />
va! C'est dans leurs mains que reste tout le profit ! Sale nation!<br />
Après avoir craché de coin Polyte reprit: - Quand même !... Avec ces quelques piastres, voilà<br />
que je pourrai maintenant finir de payer le bateau ponté que je fais construire. Un beau bateau, Becca,<br />
de trente pieds! Il s'appellera le VIGILANT !<br />
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Je vais prendre des matelots ; nous pêcherons ensemble, à la part ; mon bateau va travailler tout seul<br />
pour moi ; avec la fatigue d’un homme, j’aurai le gain de deux, de trois, de quatre !<br />
pas.<br />
- Qu'est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là?<br />
- Nous verrons, nous verrons!...L'argent, ça ne prend jamais beaucoup de place et ça ne se gâte<br />
Becca sait bien que Polyte s'amassera un petit trésor, dans une cachette à lui ; et elle devine à<br />
quoi servira le magot : est-ce que Polyte ne louche pas tout le temps sur la friche qui touche à leur<br />
bout de terrain, la friche de ces héritiers Sidonie qui sont toujours en chamaille ?<br />
- Sacrés Malabares ! Grogne Polyte, qui a continué ses réflexions. C'est pas pour moi, que le<br />
VIGILANT va travailler : non, c'est pour le baïant Ramparsad ! C'est lui qui va m'acheter mon paquet<br />
de cordonniers douze sous et le revendre au Port dix marqués ! C'est pas du monde, ça ! c'est des<br />
tazars qui coupent en deux le poisson «dans» notre hameçon, et ne nous en laissent que la tête ! Je te<br />
dis, Becca, leurs doigts doivent avoir des suçoires, comme les pattes d'ourite, pour que la «monnaie»<br />
colle dedans comme ça!<br />
Au trantran des besognes accoutumées, les jours coulent, marqués à peine par quelque incident<br />
menu : celle couvée que la poule noire a si bien réussie, cette pêche d'où Polyte est revenu avec un<br />
empereur de cent-quinze livres ...<br />
Les semaines s'ajoutent aux semaines, les mois aux mois ; le temps passe, oui ! et Becca n'a pas<br />
encore d'enfant.<br />
Polyte a d'abord pris la chose en riant ; rien ne presse, après tout, et il n'est pas mauvais qu'une<br />
jeune femme « soûle » un peu de bon temps avant d'avoir la ceinture pleine. Surtout, pas de farce, hein<br />
? ... Qu'on ne lui fasse pas des jumeaux du premier coup !<br />
Mais les mois sont devenus des années ; l'année des trois coups-de-vent succède à l'année où<br />
les manguiers n'ont pas fleuri ; et Becca n'a toujours pas d'enfant.<br />
Le rire de Polyte est à présent un rire de bilimbi : aigre et jaune. Il ne plaisante plus. Il dit à<br />
Becca des paroles mauvaises:<br />
12
- Les filles des Sansdésir, c'est donc comme leur champ de pierraille où l'herbe-bouc elle-<br />
même refuse de pousser ?... Fichue famille ! Femmes stériles comme les mules dont elles tiennent le<br />
sabot, pendant le ferrage... Chaponnage sur toute la ligne ! ... C'est ça, qu'on est si grasse et qu'on a un<br />
derrière qui remplirait un panier de bazardier !<br />
Qu'on ne s'imagine pas, surtout, que lui, Grand-Guèle, soit à blâmer ! Ah! ça, non ! Demandez<br />
plutôt à tous les gens qui ont voyagé ! Combien de petits Lavictoire sans aveu grouillent dans les ports<br />
où Polyte a passé ? On ne peut pas les compter, Bon Dieu!... Non, ce n'est qu'à Maurice qu'on trouve<br />
des négresses qui ont du sang de poisson dans les veines!<br />
Voici que bientôt la sixième fois depuis le mariage de Polyte, la marée d'équinoxe va découvrir<br />
les brisants, du Cap Malheureux jusqu'au vent de l'Ile d'Ambre.<br />
Pour la sixième fois !... Et Becca n'est point encore engrossée !<br />
Polyte mâche et remâche son dépit ! Son coeur est amer.<br />
Il en veut à Becca, au grand-père Jacob, à tous les Sansdésir, comme s'ils lui avaient tous<br />
manqué de parole; et il enrage, intérieurement, tel un homme qui aurait fait un marché de dupe.<br />
Il est particulièrement sévère pour Becca : il ne la traite plus en partenaire, mais en servante de<br />
son plaisir et, même entre ses bras, il ne connaît plus jamais, jamais, un moment d'abandon.<br />
Il ne lui parle que pour un ordre bref, de temps en temps. Mais souvent, pendant des heures, il<br />
la regarde de biais, d'un regard de haine et de mépris ; et parfois - rarement - sa rancune crève en<br />
quelque insulte basse, cinglante. Cependant, il n'en arrive jamais jusqu'aux coups, ainsi qu'en avait<br />
l'habitude le grand-père Jacob.<br />
Aussi, Becca ne se sent pas très malheureuse. Elle ne se plaint pas. Elle baisse la tête sous les<br />
reproches ; elle baisse la tête sous les injures. Elle est habituée ... Est-ce que, à Melville, quand une<br />
poule mourait, quand la marmite de riz se renversait sur le feu, quand un de ses cousins prenait la<br />
fièvre, ce n'était pas toujours Becca qui attrapait?<br />
13
ALORS, vrai, tu vas sortir par ce temps-là?<br />
CHAPITRE III<br />
COUP-DE-VENT<br />
Polyte ne répondit pas tout de suite ; il continua de rouler son pantalon jusqu'à ses genoux, puis<br />
il leva la tête ; alors seulement, comme les camarades continuaient de marquer leur incrédulité, il laissa<br />
tomber :<br />
- Bien sûr, je sortirai.<br />
Puis il s'enfonça sous le hangar de paille où les pêcheurs rangent le gréement de leurs bateaux,<br />
leurs gaules, leurs avirons.<br />
Ce matin-là, une lumière bilieuse coulait entre les nuages qui encombraient le ciel ; la mer était<br />
lourde et la brise ne réussissait point à l'agiter ; c'était d'ailleurs une brise irrégulier et fantasque, qui<br />
virait tout autour du compas, sifflait à la tête des filaos puis brusquement courbait jusqu'au sol les<br />
palmes du bouquet de jeunes cocotiers, à l'est du débarcadère. A de longs intervalles, l'eau se gonflait,<br />
faisait effort, s'étirait, se traînait jusqu'aux bancs de lave qui entourent la baie, s'éventrait sur les arêtes,<br />
les pointes, les piquants, les crocs et les griffes de la roche hargneuse, puis retombait avec une plainte<br />
d'écume qui crève.<br />
Polyte sortit du hangar, portant sur l'épaule droite, en un seul chargement, son mât, sa voile tout<br />
enverguée, son foc ; il marcha dans l'eau, atteignit l'amarre d'une pirogue qu'il tira jusqu'à lui pour y<br />
jeter son fardeau ; puis il cria vers la terre :<br />
- Eh ! Fifi ! Viens donc « une fois» et prends sous le hangar, en passant, l'aviron, la fouine, les<br />
deux galles.<br />
- Ah! M'sié Polyte, beau-matin-là, moi je n'ai pas d'idée pour monter sur un bateau ! Y en a de<br />
mauvaises-raisons entre la mer et le vent : si nous fourons notre nez dans cette bagarre-là, c'est nous<br />
qui allons prendre le « tabac » !<br />
Cette réponse venait d'un beau gars de vingt-cinq ans qui, debout au milieu des pêcheurs, tenait<br />
une gazette à la main. Bonhomme Vergogne, sans déplanter sa pipe d'entre ses dents, approuva :<br />
- Fifi a raison, Polyte. N'est pas parce qu'il est mon garçon, que je dis ça ; mais Fifi a raison... «<br />
Malhèr dourmi, napas gratte so lédos !»<br />
Polyte ne répondit pas. Il se contenta d'interpeller un autre compagnon habituel :<br />
- Eh ! toi, Pascal! arrive donc ! Tu n'es pas un pêcheur de madames-cérés toi !<br />
14
Pascal - un solide quadragénaire - était perplexe : il pourrait lui en cuire de mécontenter<br />
un patron comme celui-là ; mais, pour pauvre et chargé de famille qu'il fût, il se reconnut un<br />
besoin encore plus impérieux de vivre que de trouver du travail ; Il se décida donc :<br />
- Écoute, Polyte, pas bon de tenter le diable ! C'est par un matin pareil comme ça que Noë<br />
Sansdésir, le papa de Becca, est parti sur le SAINT-MALO avec Tanis, Tit-Louis et Popol. Toi, tu<br />
naviguais à ce temps-là ; mais nous, nous étions là-même, nous nous rappelons bien... Pas vrai, vous<br />
autres ?<br />
pêcher !<br />
Les têtes s'inclinèrent en unanime approbation, et Pascal continua :<br />
- Le SAINT-MALO n'est jamais revenu ... Je te dis, Polyte, pas bon de tenter le diable !<br />
Polyte répliqua rageusement :<br />
- j'ai besoin de matelots, pas de conseilleurs... Puisque vous êtes tous trop capons, j'irai seul<br />
Et déjà il revenait vers le rivage chercher le reste de ses apparaux.<br />
Quelqu'un lui jeta :<br />
- Tu prétends manoeuvrer seul le VIGILANT, dans ce mauvais-temps qui vient sur nous ?<br />
- Deux mains, deux pieds au complet, ça fait vingt doigts ; et le VIGILANT n'a qu'une barre et<br />
deux écoutes à tenir. C'est un badinage!<br />
Vergogne laissa fuir du coin de ses lèvres une petite coulée de fumée bleuâtre, tandis qu'il<br />
grommelait à mi-voix, comme se parlant à lui-même :<br />
- Belle pêche, qu'il va faire !... Il prendra bien dix paquets de « second-choix »…. et, sûr,<br />
Ramparsad dérangera sa carriole pour porter tout ça à la gare !<br />
Polyte s'arrêta ... Vergogne avait raison : que ferait-il de son poisson ? Le baïant n'attèlerait pas<br />
sa carriole pour si peu ... Était-on même certain que le train « marcherait » tantôt? Alors ?....<br />
Alors, Grand-Guèle retourna vers la pirogue, reprit son mât, sa voile, son foc, et vint les ranger<br />
dans le hangar.<br />
Furieux, les sourcils froncés, le coeur encore plus froncé que les sourcils, Polyte laissa à sa<br />
gauche le groupe des camarades et mit le cap sur le sentier qui monte jusqu'au grand chemin.<br />
Mais on veut l'arrêter :<br />
- Polyte, tu as entendu les nouvelles?<br />
- Tu «connais » ce que Fifi était en train de nous lire, dans la gazette ?<br />
Polyte hausse les épaules et veut passer.<br />
- De mon temps, fait-il, les jeunes gens travaillaient, au lieu de lire la gazette !<br />
15
Fifi :<br />
- Zaffaires sérié ; Polyte! Écoute ça !<br />
- C'est des nouvelles lois sur la pêche !<br />
- Le Gouvernement veut mettre des réserves partout !<br />
- Ils ne savent plus ce qu'ils vont inventer, pour défendre aux malheureux de gagner leur vie !<br />
Polyte n'a plus envie de partir sans entendre les nouvelles; il revient sur ses pas et fait signe à<br />
- Lis ça un coup, pour voir ?<br />
Fifi reprend l'article à son commencement : il lit mal, en épelant presque ; on dirait qu'il ramène<br />
les mots de très loin, un à un, comme les Indiens de Triolet remontent l'eau du fond de leurs puits, par<br />
petites tôles, au bout d'une corde.<br />
Polyte a vite fait de lui arracher le journal des mains; d'une voix claire et sûre, il leur dégoise<br />
tout ce qui est imprimé sur le papier : Ce que les députés demandent, ce que le Gouverneur a dit, et ce<br />
que les Messieurs de la Gazette en pensent : tout, il a tout lu, d'un seul trait, en s'arrêtant seulement<br />
pour respirer.<br />
- Eh ben ! où ça que vous voyez qu'on va mettre des réserves à Grand-Gaube ?<br />
- Mais toi-même, Polyte, tu viens de lire que partout il y aura des réserves !<br />
- Et qu'on demande des grandes réserves, encore, des réserves pas-badiné!<br />
- La Gazette n'a jamais « causé » de Grand-Gaube !... Restez tranquilles !..... N'a pas peur! Ils<br />
ne viendront pas à Grand-Gaube... Ils savent bien, va ! que, tant que Polyte Lavictoire sera vivant, n’y<br />
a pas un garde des revenus, pas un inspecteur, qui essaiera de planter les bornes des réserves au bord<br />
de l'eau où Polyte a l'habitude de pêcher !... Laisse zot costé, don !<br />
Grand-Guèle, froissant le journal en boule, le lança aux pieds de Fifi et fit mine de s'éloigner.<br />
Pascal, soucieux de rentrer en grâce, proposa:<br />
- Viens avec nous, prendre un grog à la boutique.<br />
- Vous nous raconterez votre naufrage à Tuléar, ajouta Fifi avec une pointe de malice.<br />
Mais Polyte, superbe de dédain, les toisa tous l’un après l’autre et jeta de haut :<br />
16
- Je n'ai pas goût à boire avec des poules-mouillées, moi !...et puis, j'ai du travail qui m'attend,<br />
là-haut, à la case… Vous autres, je vous conseille d'aller «mailler» des petites chevrettes dans les<br />
canaux de Saint-Antoine.<br />
De sa marche arc-boutée de loup-de-mer, Polyte remonte vers la route qu'il a vite atteinte. Dans<br />
le coeur de Grand-Guèle, la colère bout comme l'eau dans une marmite bien couverte ; et des bouffées<br />
de mauvaise humeur fussent entre ses dents, tandis qu'il tangue parmi les tourbillons de poussière que<br />
la brise arrache du macadam.<br />
- Les Députés!.... Ah, oui! Qu'est-ce que ça leur fout que nous crevions de faim!... Voilà<br />
qu'Edgard Antelme lui-même est devenu le député des grands-grands-dileau de Curepipe!<br />
Passé les dernières maisons du village, il débouche dans la plaine rase où l'air s'ébroue sans<br />
contrainte ; une première rafale lui rabat sur les yeux la gifle molle de son feutre qu'elle veut ensuite<br />
emporter ; mais Polyte, d'un coup de poing, a renfoncé le vieux chapeau sur son crâne ovale, l'y<br />
maintient ; et son monologue continue, plus colère qu'avant :<br />
- M'sieur Edgard ! Ah! Il nous connaissait chacun par notre nom et chacun de nos bateaux, et<br />
nos femmes et nos enfants et nos cabris …. Ça, oui, c'était un blanc !... M'sieur Souchon, c'est un bien<br />
bon Monsieur, personne ne dit le contraire… Mais ce n'est pas pareil!... Avant Edgard Antelme, qu'est-<br />
ce que nous étions ? Ce que nous serions encore, sans lui : des animaux des bois !.... Des réserves !<br />
Nous voler notre poisson ! C'est M'sieur Edgard qui aurait laissé faire ça, hein !.... Le Gouvernement,<br />
tas de cochons !.... Manquerait plus qu'il nous fiche un cyclone, maintenant ! Non! N'y a plus rien à<br />
faire avec les gens d'aujourd'hui ! C'est des faillis chiens !<br />
toute proche.<br />
Sous les premières gouttes de l'averse, Polyte cinglait vers le mouillage de sa case, maintenant<br />
Tout à coup, dans le champ de manioc derrière la maison, il aperçoit une silhouette qui se<br />
glisse le long du mur de pierres sèches, une silhouette pliée en deux, peut-être pour s'abriter de<br />
l'ondée, peut-être pour se soustraire aux regards.<br />
Le front de Polyte s'est barré d'une grande ride horizontale ; ses mâchoires grincent.<br />
Il entre et, bourru, interroge Becca : - N'est pas Quincois qui sortait d'ici?<br />
17
- Oui, lui-même !<br />
- Qu'est-ce qu'il vient foutre chez moi, ce sale Malabare ?<br />
- J’avais mal aux dents ; voilà deux nuits que je ne dors pas ; je l'ai fait appeler pour tirer le<br />
mal... Il sait les paroles !...<br />
- Ah !.... fit seulement Grand-Guèle.<br />
Il alla chercher dans un coin de la case un paquet de rotin et le tira jusqu'au plein jour de la<br />
varangue étroite. C'était un paquet intact, tel qu'ils viennent du bazar ; les longues tiges, pliées en<br />
épingles à cheveux, étaient encore liées par les bouts. Polyte sortit son fort couteau de marin, trancha<br />
le lien et l'écheveau libéré se détendit un peu, épanouit ses lianes plus souples qu'élastiques et demeura<br />
gisant, replie sur lui-même. Le bonhomme prit au hasard une poignée de rotins, repoussa du pied le<br />
reste de la gerbe, s'assit sur un escabeau très bas, simple bout de planche cloué sur deux tasseaux. Son<br />
chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, il se mit à fendre les tiges ; la lame crisse sur l'épiderme luisant et dur<br />
et s'enfonce sans peine dans le lit des fibres bien parallèles ; les deux moitiés du rotin s'éloignent<br />
d'abord l'une de l'autre en s'incurvant, comme les barbes d'un homard ; puis chaque brin s'enroule sur<br />
lui-même, se tord à l'aventure. Polyte les reprend pour les refendre en deux, en quatre, selon la<br />
grosseur de la tige et l'emploi qu'il lui destine.<br />
Et pendant que ses mains s'activent ainsi, i1 roule dans sa vieille caboche des pensées sombres.<br />
- Les Quincois!... C'était de bon monde, dans les anciens temps. Le bonhomme était un vieux<br />
de la vieille comme lui-même, avec son petit carré de terre au soleil, du côté de Belle-Vue ... Mais il<br />
avait fallu que vînt cette femme corringhee, qui l'avait pris en un tour de main ; il était resté<br />
emprisonné dans ses manigances, comme un cateau dans un casier!<br />
Ah! La garce ! Elle avait besoin d'argent, de beaucoup d'argent, de plus d'argent toujours, et de<br />
bijoux, et de hornis de soie ! Le père Quincois avait fini par vendre son champ pour lui payer ses<br />
colliers de souverains ... Et c'était un Malabare de Mont-Mascall qui avait acheté la terre, la bonne<br />
terre où les cannes poussent comme l'herbe !... Ah! Malheur !...<br />
Le couteau s'enfonça avec violence au coeur d'un rotin gros comme le doigt !<br />
Dehors, la pluie fouettait de ses mille lanières les manguiers et les pieds de vaquois, l'argile<br />
rouge de la cour et l'air même qui semblait se cabrer, se ruer comme un forcené à l'attaque des<br />
branches, encore assez fortes pour résister, pour, après avoir ployé, s'insurger et souffleter la brise<br />
18
insolente. Les poules avaient gagne le refuge de la varangue ; les plumes collées, elles se serraient les<br />
unes contre les autres et au milieu de son harem transi, Zergot lui-même, Zergot, le coq irrésistible,<br />
oubliait d'être vantard.<br />
Lorsque Polyte eut débité sa suffisance de rubans minces et blonds, il se leva, rentra dans la<br />
case pour en revenir bientôt, portant sous le bras gauche le billot pour parer les lanières ; à son épaule<br />
droite était accroché le fauteuil crevé que Mon-père lui avait confié depuis tant de mois.<br />
Becca l'avait suivi jusqu'à la porte ; sa tête était maintenant enveloppée d'une serviette ; elle se<br />
plaignait tout doucement, comme un petit enfant ; elle s'assit sur le seuil.<br />
Bien d'aplomb sur son siège bas, Polyte vérifia du pouce la distance entre le tronçon de rasoir<br />
fiché dans le billot et le clou voisin, qui guide le passage des brins de rotin ; tout était en ordre ; il<br />
étreignit le bloc de bois de natte entre ses orteils solides et commença d'élégir les lanières une par une,<br />
en les tirant entre la lame et le clou ; l'acier tranchant enlevait un copeau très fin, un copeau crépu<br />
comme les cheveux de Becca.<br />
La pauvre femme était venue épier le silence de son mari ; elle savait bien qu'avant les grands<br />
coups-de-vent il y a toujours un long calme, pendant lequel le ciel bas semble peser sur la terre, sur la<br />
mer, sur les choses et sur les gens - comme ce matin même, par exemple ! Après cela, seulement, la<br />
bourrasque fonce sur vous, avec un élan formidable ... Que se mijotait-il dans cette caboche dure ?<br />
Quel saccage, quand la rancune détendrait son ressort ? Voulant mettre Grand-Guèle en paroles, elle<br />
se hasarda :<br />
- Est-ce que tu crois que ce temps-là va se gâter même ?<br />
Mais quand Polyte Lavictoire avait décidé de se taire, ce n'était pas facile de le faire causer.<br />
Peut-être n'entendit-il même pas la question. Son monologue intérieur continuait.<br />
- Ah ! ç'avait été du propre, le ménage de Quincois et de sa bayadère !.... Elle roulait de bras<br />
en bras et lui n'en savait rien….. ne voyait rien... il était aveugle, je vous dis !. Son argent fondait<br />
entre ses doigts comme fondent, au chaud de janvier, les trois-sous de graisse du chinois sur leurs<br />
petit carrés de papier jaune ! Une fois ruiné, il avait dû s'employer comme gardien de campement, au<br />
Bras-de-mer la Raie. Gardien ! C'est-il un métier, ça ?.... C'est là que le petit Quincois était né et,<br />
19
ientôt après, la maman avait disparu, emportant ses bijoux, ses frusques et les quelques piastres que<br />
Bonhomme Quincois cachait sous sa paillasse... Quincois était mort, trois mois plus tard ; - de<br />
chagrin, peut-être ? Et le petit avait poussé à l'aventure!... Et c'est ça, ce bâtard de Malabare, qui rôde<br />
autour de la case de Polyte Lavictoire!...<br />
spirales.<br />
Les copeaux s'amoncelaient autour de Polyte, tantôt lovés en cercle, tantôt tirebouchonnés en<br />
Les manguiers maintenant ployaient sous la bourrasque ; les branches, retournées, ne se<br />
détendaient plus, s'abandonnaient au fil du torrent aérien. Polyte fit place nette; il attira vers lui le<br />
fauteuil défoncé ; d'un preste coup de couteau, il nettoya les feuillures, fit tomber les tronçons de rotin<br />
qui tenaient encore, dégagea les trous. Puis, il se mit en devoir de regarnir le cadre, en commençant par<br />
les brins transversaux, qu'il passait soigneusement, deux dans chaque trou.<br />
- Encore, ruminait-il, encore, si ce fils Quincois était devenu quelque chose de bon ! Mais non,<br />
un rien-du-tout, plus misère que le tendrac qui est obligé de manger des couroupas pour ne pas crever<br />
de faim!<br />
Polyte cracha de coin, selon son tic familier ; Rébecca sursauta comme si on l'éveillait d'un<br />
songe. Le poinçon de Polyte s'enfonçait avec rage au coeur des trous, pour retenir les brins de rotin ;<br />
on eût dit que Grand-Guèle poignardait le fauteuil.<br />
Une clarté diffuse délayait un peu la noirceur du ciel, vers le Coin-de-Mire, et Becca jugea<br />
qu'il était l'heure de cuire le Riz ; elle rentra, alluma un feu de brindilles dans le coin de la chambre<br />
entre trois éclats de lave sur lesquels elle posa la marmite.<br />
- Gardien de campement lui aussi, ce Quincois-là ! Gardien à la Cocoterie ça n'a même pas une<br />
case à soi, même pas un mauvais hangar comme le mien ! Les tourlourous même ont un trou dans le<br />
sable ... mais ça, ça habite la coquille des autres, comme les « soldats ! » Et quand le bourgeois<br />
flanque à la porte, eh ben ! Tant pis ! Couche-toi sur le chiendent-bourrique et crève de faim !... Et<br />
c'est ça qui oserait !...<br />
Entre les bandes de chaîne déjà tendues, Polyte nattait maintenant les rubans verticaux, en<br />
s'appliquant à bien régler la tension de chacun d'eux, afin que le siège fût élastique et confortable.<br />
Quand il arrivait au bout d'un brin, il en ajoutait un autre, au moyen d’un nœud plat qu'il dissimulait<br />
20
adroitement à l'envers d'un croisement de mailles. Ses doigts travaillaient avec une attention soutenue,<br />
mais sa pensée était absente de l'ouvrage.<br />
- Quincois-Bouletangue!... Oui, c'est un vrai bouletangue, avec ses dents qui avancent au large<br />
de la bouche, ses cheveux plats collés aux tempes, sa figure couleur de papaye pourrie! Ça veut faire le<br />
zézère !... Attends un peu, on va te régler ton compte... Mais non, c'est impossible, ça serait trop<br />
ridicule !....<br />
Le dernier rotin de trame était en place, enfilé au dernier trou de la traverse avant ; Grand-<br />
Guèle l'assura par trois noeuds enfoncés dans la rainure du cadre, puis arracha son poinçon. Un<br />
craquement fit retourner Polyte: c'était le grand eucalyptus des Sidonie qui, pour ne pas être déraciné,<br />
abandonnait au vent victorieux une de ses maîtresses branches - tels les crabes vous laissent entre les<br />
mains une de leurs pinces pour se sauver!<br />
Le soir tombait vite. De la case, venait une âpre et appétissante odeur de patte d'ourite grillée;<br />
Becca parut dans l'embrasure de la porte. Polyte lui jeta un ordre sec.<br />
- Va fermer les poules; et guette un peu si la porte de la case aux cabris est bien amarrée.<br />
Il rentra le fauteuil auquel ne manquaient plus que les diagonales et la bordure ; il rangea ses outils,<br />
le reste du paquet de rotin.<br />
Dans une assiette de fer-émaillé, Becca lui servit du riz chaud et salé, des pattes d'ourite ; sur le<br />
bord de l'assiette, un petit tas de piments. Comme il s'asseyait sur le pas de la porte, Becca, par crainte<br />
d'être trop près de lui, alla manger tout au fond de la case.<br />
Cette nuit-là, on n'alluma pas la petite lampe conique pleine d'huile de coco; à peine la dernière<br />
bouchée avalée, Polyte, toujours muré dans son silence opiniâtre, ferma la porte et la fixa solidement.<br />
Puis il déroula une natte sur le sol de terre battue et Becca s’étendit toute seule dans le lit de papiermâché.<br />
On ne dormit guère, dans la paillotte des Lavictoire! D'heure en heure, la tempête accroissait sa<br />
fureur ; on eut dit que la nuit complice l'encourageait aux pires violences. Des paquets de brise<br />
s'abattaient sur le toit, faisaient vibrer les chevrons; et le mur bas lui-même, le solide mur trapu, crépi<br />
de bouse et de glaise, semblait tressaillir.<br />
21
L'angoisse mettait une sueur froide aux tempes de Becca ; elle tremblait dans son lit, attendant<br />
à chaque instant que la toiture se retournât comme un parapluie, pour s'effondrer ensuite dans la case<br />
en brisant tout ; elle se voyait déjà ensevelie sous les décombres.<br />
Et si, pendant quelques minutes, l'ouragan se taisait pour reprendre haleine, pour préparer un<br />
prochain assaut, alors Becca, délivrée de ce cauchemar, retombait aux affres de l'autre terreur, celle<br />
qui lui venait de Polyte, et de son regard impénétrable, et de son silence impassible dont le contraste<br />
amplifiait l’épouvante venue des éléments déchaînés.<br />
Polyte, lui, n'entend pas la voix de la tempête, il ne sent pas frémir sa petite maison de paille !<br />
Un cyclone de plus on de moins, que lui importe ? Il en a vu bien d'autres, et pas à terre, encore ! Et<br />
puis, qu'est-ce que la tourmente extérieure, auprès de l'affrontement des sentiments tumultueux qui se<br />
bousculent clans son coeur, qui se choquent et se broient et dont l'écume mauvaise monte jusqu'à son<br />
cerveau soûlé de colère?<br />
- Quincois!... Est-ce que c'est le fils de Quincois seulement, cet avorton ? ... Enfin, lui, on le<br />
joindra un jour ou l'autre, sur sa pirogue pourrie !... Mais elle! Elle, cette petite Becca, tranquille et<br />
bête comme un bambara! Qui aurait pu croire ça ? Ça ne peut même pas vous donner un petit, et ça<br />
cherche ailleurs, comme si c'était privé!... non, c'est trop fort, vrai même!.... Et aller choisir ce cabot-<br />
lendormi !...... ah! On lui fera payer ses fredaines, et cher !<br />
Des pensées de meurtre traversent la tête de Polyte ; et le vent aussi lui hurle des conseils de<br />
mort, le vent qui ne connaît plus de frein, la grande houle d'air qui pétrit le toit de chaume, qui fait<br />
vaciller la case entière comme une barque en perdition!<br />
Sur son lit, Becca tremble toujours ; elle tremble comme si elle sentait dans ses membres<br />
même l'étreinte de la bourrasque affolée !<br />
- Ah! Oui, ça tape dur ! pense Polyte un moment distrait de son soupçon! Ça tape dur! C'est<br />
pareil comme ce soir où la JEANNE-D'ARC sombrait dans le Canal de Mozambique.<br />
Fifi veut qu'on lui raconte ce naufrage-là! C'est pour avoir la chair-de-poule à bon compte !...<br />
Pas lui qui aurait tenu jusqu'au bout... Ni lui, ni les autres!.. Tas de marins d'eau douce, va !<br />
22
On devait être aux premières heures du matin. Tout à coup, quelques gouttes d'eau giclérent le<br />
long de l'arêtier nord-est de la case ; le vent tournait, et rebroussait facilement cette partie de la<br />
toiture dont le vétivers, mieux conservé, n'avait pas été renouvelé l'an passé. Le vent tournait…<br />
Encore quelques heures et le cyclone aurait passé.<br />
reste-à-terre !<br />
- Oui, tous des marins d'eau douce ! Et Quincois ne les vaut même pas….. Lui, c'est un pêcheur<br />
Et c'est lui qui aurait osé ?... Après tout, peut-être était-ce la première fois qu'il venait à la<br />
case, et vraiment pour « tirer » la douleur de Becca ?.... Peut-être ?.... Mais, est-ce qu'un homme se<br />
cache, quand il ne fait pas de mal ?.... Becca avait fini par s'assoupir. La tempête continuait sa charge,<br />
avec les soubresauts d'une rage qui semblait redoubler avant de s'épuiser. On eût cru que dix taureaux<br />
furieux mugissaient ensemble et, l'un après l'autre fonçaient, cornes baissées, contre la porte. La<br />
paille, vers la varangue exposée au nord, laissait passer des filets d'eau qui dégoulinaient le long des<br />
chevrons ou tombaient de-ça de-là, dans la case tout enténébrée.<br />
Au lever du jour, Polyte entr'ouvrit la porte ; une furibonde ruée de vent chargé de pluie<br />
pénétra dans la maison ; il fallut tout de suite refermer de battant.<br />
La brise avait gagné le nord ; le cyclone s'éloignait pour de bon.<br />
23
CHAPITRE IV<br />
LE PIQUANT D'OURSIN<br />
On fut obligé de se claquemurer toute la matinée. Le cyclone s'en allait en donnant de terribles<br />
coups de queue; la varangue si peu large était inondée.<br />
De même que l'huître entrouvre sa coquille à la marée montante, de même, trois ou quatre<br />
fois, Polyte défit la bouline qui retenait sa porte et passa la tête au-dehors. Des hauteurs de Deux-<br />
Boutiques, et malgré le tumulte de l’air, il lui semblait percevoir le grondement de la mer pilonnant<br />
de sa masse les rochers domptés. Le raz de marée devait être formidable !<br />
A plusieurs reprises, la curiosité, le besoin d'aller aux nouvelles, assaillit Polyte. Il résista.<br />
Il réfléchissait que, si Quincois devait revenir, il escompterait cet appel de la mer, cette hâte du<br />
pêcheur de voir si son bateau a bien résisté à la tourmente, si les autres ont été plus chanceux ou moins<br />
que lui... Peut-être le bâtard de la bayadère était-il la, tapi derrière quelque roche, au creux de quelque<br />
champ, attendant le départ du mari ; sûrement, il voudrait savoir s'il avait été vu, et comment les<br />
choses s'étaient passées.<br />
Grand-Guèle broyait ainsi des pensées amères et brûlantes comme le massala que le rouleau de<br />
pierre écrase sur la roche-à-cary.<br />
Dans l'après-midi, il put de nouveau besogner sous la varangue ; il eut vite fait de poser à son<br />
fauteuil les lanières diagonales, puis le galon de bordure que l'on retient par une bouclette tous les trois<br />
trous - certains rotineurs trichent d'un trou par-ci, par-là, mais Polyte aime le bel ouvrage !<br />
Son rotinage achevé, Polyte demeurait là, désoeuvré, ne pouvant se résoudre à quitter la case.<br />
La pluie avait cessé ; le ciel restait couvert, car la brise était maintenant sans force pour balayer les<br />
gros nuages qui dérivaient lentement. Il pouvait bien être quatre heures passé midi, quand Polyte se<br />
décida enfin à descendre vers le village, chargé du fauteuil remis à neuf.<br />
24
Près de l'École des Soeurs, il s'arrêta pour profiter de l'échappée sur la crique rocheuse.<br />
Quelques bateaux seulement avaient été drossés à terre ; et les pêcheurs étaient déjà affairés à panser<br />
les blessures, calfatant un joint, reclouant une lisse, éclissant une membrure fracturée. Mailletout était<br />
venu avec ses outils, et il aidait Vergogne à rem placer un grand morceau de bordé - une planche<br />
entière - à sa pirogue que les rochers avaient salement griffée.<br />
Le VIGILANT, ferme sur son câble raidi, accueillait d'une étrave fringante les houles qui<br />
venaient du large l’une après l'autre, sans répit ; il avait bien tenu le coup !<br />
Polyte continua vers le presbytère, ou Mon-père lui fit joyeux accueil:<br />
- C'est pas trop tôt, Polyte! Voilà bien trois mois que je t'avais confié mon fauteuil. Il faut un<br />
cyclone, pour que tu te décides à travailler pour moi, hein!<br />
- Possible !.... mais c'est du travail soigné, Mon-père !<br />
- ça, c'est vrai. De quel prix étions-nous convenus?<br />
- Sept liv' dix-sous, Mon-père.<br />
- Parfait, voici ton argent.<br />
Polyte ne partait pas ; il roulait son chapeau entre ses doigts ; enfin, il demanda:<br />
- Mon-père, vous avez aussi, dans votre salle-à-manger, une chaise dont le fond est devenu<br />
comme l'entonnoir d'un vieux casier. Laissez-moi l'emporter.<br />
- Tu vas trop vite, Polyte ; le budget d'un prêtre, c'est un budget de pauvre : deux rotinages le<br />
même mois, je ne puis pas.<br />
- Vous ne me paierez rien, Mon-père ; je vous « arrangerai» votre chaise pour le plaisir, et de<br />
bon cœur ; j'ai du rotin tout préparé, qui se gâtera si je ne l'emploie pas.<br />
Le brave ecclésiastique croyait rêver : Polyte, Polyte lavictoire, Polyte Grand-Guèle, conclure<br />
un marché qui ne devait lui laisser aucun profit!... Mon-père n'était pas encore revenu de sa surprise,<br />
que Polyte déjà partait, emportant la chaise dont les rotins rompus se hérissaient en couronne.<br />
Arrivé au bas de la rampe, avant le champ des Sidonie, il songea soudain qu'il aurait dû revenir<br />
par un sentier détourné, pour tâcher de surprendre Becca ; il se prit à se gourmander :<br />
25
- Je deviens une vieille bourrique, ma parole !.... Quand ça qu'on a jamais levé une seine par son<br />
milieu ?<br />
Mais la hâte de rentrer l'avait poussé au chemin le plus court; c'était trop tard maintenant, pour finasser<br />
: sur cette route toute droite et découverte, la vue porte loin et depuis longtemps il devait être repéré, si<br />
on le guettait.<br />
Donc, il doubla le pas et fonça directement vers sa case.<br />
Becca n'y était pas.<br />
Elle revint peu de minutes après lui, portant une brassée d'acacia ; et elle alla tout de suite<br />
distribuer leur probende aux cabris.<br />
Le lendemain, le soleil se leva dans un ciel lavé, sur une nature rajeunie.<br />
Polyte sortit, s'avança jusqu'au grand chemin. La main au-dessus des yeux, il regardait le petit<br />
rectangle de mer lointaine qui s'encadre entre les arbres de la route, par-dessus les filaos du rivage. Ce<br />
devait être une mer dure encore et forte, mais sans violence ; par les passes, sûrement des rivières<br />
salées continuaient de couler vers la côte submergée. Déjà, sans doute, les barques s'armaient pour la<br />
pêche ; bientôt, ouvrant leur voile au vent d'ouest, elles traceraient leur chemin d'écume sur la houle<br />
allongée.<br />
Le vieux rentra ; il se mit sans entrain à son rotinage.<br />
Dès qu'elle eut lâché les poules, Becca, la tête encore enveloppée de linges, partit chercher du «<br />
chauffage »; elle semblait pressée de quitter la case et Polyte eut bien envie de la suivre de loin ; mais<br />
il eut peur du ridicule. Il nota seulement dans sa mémoire de marin, la durée de son absence ; et, quand<br />
elle revint, il supputa que sa grosse bottelée de broussaille sèche impliquait un bon emploi de son<br />
temps. Mais combien de minutes, mais combien de secondes faut-il pour l'échange de quatre phrases<br />
et de deux baisers ?<br />
Depuis l'autre jour, Becca n'avait pas essayé de causer…. A quoi bon ? Mais sa provision de<br />
riz étant épuisée, force lui fut de venir demander de l'argent à Polyte. Il lui compta les sous<br />
nécessaires, sans lui parler ; et lorsqu'elle prit le chemin de la boutique, il se leva pour<br />
l'accompagner… Mais non! Qu'est-ce qu'on penserait de lui?.... C'était trop bête !... Il se remit tout de<br />
suite au travail.<br />
26
Becca revint, elle apprêta le riz, elle le fit cuire, sans que Polyte ait seulement levé les yeux<br />
vers elle ; ses doigts nattaient les brins de rotin, allaient, revenaient machinalement tandis que sa<br />
pensée mal disciplinée courait à l'aventure, suivant une idée à la piste, la perdant, en retrouvant une<br />
autre, hésitant entre des résolutions de violence et des projets de ruse.<br />
Le riz fumait sur les assiettes et, de la casserole, montait en provocation l'odeur forte du cary ;<br />
mais le vieux pêcheur, fidèle à une habitude de métier, ne songea pas à déjeuner qu'il n'eût achevé sa<br />
besogne et rangé ses outils.<br />
Alors seulement, il se rassit sur son escabeau et posa sur ses genoux relevés l'assiette où, en<br />
haut du monticule de riz, le Cary de cordonniers salés plaquait sa tache d'un jaune verdâtre ; s'aidant<br />
d'une cuiller de fer jadis étamée, Polyte dosait avec sagesse le mélange des grains encore blancs et des<br />
grains jaunis, imprégnés du « bouillon » violemment épicé ; il mâchait lentement, pesamment, comme<br />
celui qui sait le prix du manger ; et pendant ce temps, il ne pensait pas : c'était la trève de l'estomac.<br />
Son assiette une fois raclée, il prit la moque de ferblanc, la plongea dans la jarre où Becca tient au frais<br />
sa réserve d'eau ; il n'avala point la première gorgée, se rinça seulement la bouche, puis cracha ;<br />
ensuite il but à longs traits.<br />
Polyte tournevira un moment dans la cour où les poules picoraient, conduites par Zergot ;<br />
comme le matin, il poussa jusqu'à la route ; puis il revint vers la case aux cabris, reconnut qu'elle<br />
exigeait quelques légères réparations et se demanda s'il les commencerait tout de suite ; enfin il se<br />
décida à entreprendre le sarclage de son carreau de manioc.<br />
Il n'y était pas depuis longtemps, lorsque lui parvint de loin sur la route le cliquetis de sabots<br />
qui trottaient au milieu d'un roulement de ferraille ; au bout de quelques minutes, la carriole du baïant<br />
passa, portant à la gare de Mapou de pleines panerées de poisson.<br />
Lavictoire arrachait avec colère la mauvaise herbe ; il avait bien nettoyé de son champ<br />
l'étendue de quatre gaulettes, quand une voix jeune le héla du chemin. C'était Fifi qui venait aux<br />
nouvelles.<br />
27
L'absence de Grand-Guèle avait étonné les pêcheurs. On avait d'abord cru que sa case<br />
demandait un sérieux radoubage, après l'ouragan…. Mais Gaspard Titbois, le voisin des Lavictoire,<br />
assurait qu'elle n'avait pas souffert! Alors, que se passait-il?<br />
Fifi, un peu embarrassé, affectait une allure désinvolte ; il cria :<br />
- Bonzour, M’sié Polyte !...Ah Ben ! Qui manière ?<br />
Polyte redressa sa haute taille parmi les maniocs dont les jeunes feuilles s'ouvraient comme des<br />
mains et, sans s'avancer vers Fifi, sans répondre à son bonjour, lui jeta de loin, le bras tendu,<br />
menaçant :<br />
- Passe au large ! Mauvais bougre !<br />
Passe au large, je te dis!<br />
Car voici qu'un soupçon nouveau lui naissait : pourquoi diable ce beau gars venait-il rôder<br />
autour de sa case à lui, Polyte ?<br />
Et comme Fifi, décontenancé, hésitait, Grand-Guèle de nouveau commanda :<br />
-Va-t-en, je te dis ! Fous-moi le camp!<br />
Mais Becca, attirée par le bruit, était sortie sous la varangue ; sa figure était toujours<br />
enveloppée de chiffons ; à son tour elle interpella Fifi :<br />
- Eh toi, Fifi ! demande, comme ça, à ton papa de monter jusqu'ici avec ce qu'il faut pour tirer<br />
le mal de dents. Voilà des jours que ça continue ; j'ai un tirebouchon qui se visse dans ma tête jusqu'à<br />
la racine de mes yeux !<br />
Le terrible Grand-Guèle écumait de rage ; il hurla :<br />
- Tu n'a pas compris de lever ton «mouillage»? Tu cherches un malheur, Fifi!<br />
Le garçon, tout abasourdi, bredouilla :<br />
- C’est bon, c'est bon…. Je m'en vais…. Je ferai ta commission, Becca, et mon bonhomme<br />
viendra sûrement…. Je m'en vais…. Allons ! adieu !....<br />
28
C'est un drôle de corps, que Bonhomme Vergogne : sacristain à Saint-Michel, il communie<br />
tous les dimanches ; mais, pendant la semaine, il « tire» entorses et foulures, il guérit brûlures Et maux<br />
de dents. Le goût de l'occulte le pousse avec une force égale vers les rites religieux et vers les<br />
pratiques de sorcellerie. Comme Mon-père serait scandalisé, s'il connaissait tous les gris-gris, toutes<br />
les poudres, toutes les herbes, que Vergogne collectionne dans un coffre, sous son lit, toutes les<br />
incantations qu'il collectionne dans sa mémoire !<br />
Il arriva sur le tard.<br />
Après avoir engagé Becca à enlever tous ses bandages, il se fit montrer la dent malade. Il<br />
enfouit dans sa poche sa pipe tout allumée : jamais i1 ne cessait de fumer, que lorsqu'il entrait dans<br />
l'église ou s'il devait prononcer les « paroles ».<br />
D'une autre poche, Vergogne prit un clou à bardeau, un clou galvanisé dont le zinc vieilli avait<br />
la patine d'une brindille sèche de filao ; appuyant la pointe du clou sur la molaire, il traça trois croix<br />
successives, en marmottant des oraisons. Ensuite, il demanda un marteau, alla vers le plus robuste des<br />
cinq manguiers, y enfonça le clou, à petits coups doucets d'abord, puis de plus en plus rudement,<br />
jusqu'à ce que la tête eût affleuré l'écorce.<br />
- Voilà ! fit-il ; et, s'adressant à Becca :<br />
- Ta douleur a disparu à mesure que le clou entrait dans l'arbre, hein ?<br />
Becca acquiesça.<br />
- Le manguier a pris ton mal. Mais si jamais on arrachait le clou, malheur à toi ! La danse<br />
recommencerait !... Voilà... Bonsoir !<br />
- Ah ! Non, Pa-Vergogne : vous boirez bien un grog avec Polyte, avant de redescendre?<br />
- Euh !.....<br />
- Mais oui : venez! C'est de bon coeur!<br />
- Un p'tit guine méme, alors!<br />
D'une bouteille poussiéreuse, Becca versa l'arack dans deux verres ; en trinquant avec Grand-<br />
Guèle, Vergogne hasarda :<br />
- Eh, toi-là ! Polyte ? Est-ce que tu as fait voeu de ne plus venir à la pêche?<br />
Polyte eut un sourire ambigu, qui découvrit ses dents de tazar :<br />
- Depuis ce grand bougre de coup-de-vent-là, j'ai peur de quitter ma case !<br />
29
Les jours suivants, Polyte ne s’éloigna guère plus, de sa maison ; il se donnait des airs d'être<br />
occupé à son champ de manioc, ou chez les cabris dont il restaurait la case, ou ailleurs. Il consolida<br />
quelque peu le chaume de son toit, vers le nord, là où l'eau avait filtré. Il piocha un petit coin de terre<br />
et y sema des haricots. Il répara de vieilles lignes, en apprêta de neuves.<br />
Plusieurs fois, Grand-Guèle suivit de loin Becca quand elle allait ramasser du bois sec pour le<br />
feu ou cueillir du feuillage pour les cabris ; jamais il ne découvrit rien de suspect.<br />
A la fin, il s'avisa que, lorsqu'on a posé son casier, on ne reste pas là pour empêcher le poisson<br />
de venir se faire prendre. Il se remit à descendre vers Grand-Gaube comme à l'ordinaire, emportant<br />
même les lignes qu'il avait mises en état ; mais il revenait par quelque long détour ; il se blottissait<br />
derrière une touffe de vétivert ou entre deux roches et il attendait des heures durant, avec l’inlassable<br />
patience du pêcheur. Toujours en vain.<br />
Il poussa l'astuce jusqu'à prêter le VIGILANT à l'oncle Isaïe ; sûrement, de la Cocoterie de<br />
Saint-François on verrait le bateau et on le reconnaîtrait ; peut-être alors, jugeant que lui, Polyte était<br />
sur l'eau…<br />
Il remontait se tapir parmi un fourré de vieilles-filles, en bordure du chemin, plus haut que sa<br />
case ; de là, il dominait la route, les sentiers, son champ de manioc ; il voyait rentrer le VIGILANT, à<br />
temps pour la carriole de Ramparsad : Becca n'était pas sortie, Quincois n'avait paru ni sur la route, ni<br />
par les sentiers, ni dans le champ de manioc.<br />
La rage jalouse de Polyte finit par s'accoiser un peu ; il recommença de pêcher. Seulement, les<br />
premiers jours surtout, il ne pouvait tenir longtemps éloigné de la terre ; il revenait souvent avant les<br />
autres et se hâtait vers sa case, comme s'il eût su que le feu y était.<br />
Fifi était vite rentré en grâce : Polyte préférait l'avoir auprès de lui, dans son bateau, que de le<br />
supposer à vacarner du côté de Deux-Boutiques.<br />
Oui, le coeur de Grand-Guèle redevenait tranquille ; mais encore, certains jours, sans cause<br />
apparente, il était brusquement secoué d'un frisson aigu ; le doute récidivait comme une fièvre ; puis la<br />
certitude s'imposait que, s'il pouvait être à terre, là, tout de suite, il verrait des choses…. des choses !...<br />
Et il les voyait, que diable, il les voyait !... Alors, où que l'on fût, que les « sacrés-chiens » mordissent<br />
30
comme des enragés ou qu'un banc de carangues fût en train de remonter la passe, il fallait virer de bord<br />
et gagner la baie coûte que coûte... Fifi se demandait parfois si le patron ne devenait pas fou.<br />
Ces accès s'espaçaient, à mesure que le temps faisait son oeuvre.<br />
Un après-midi, Polyte se fit débarquer à Melville sous prétexte d'affaires à régler avec le grandpère<br />
Sansdésir ; pendant que Fifi ramenait le VIGILANT au débarcadère, Grand-Guèle fila droit pour<br />
chez lui, à travers les brousses. Il trouva Becca ravaudant une jupe ; autour de la case, pas le moindre<br />
rôdeur. Le doute acheva de desserrer son étreinte.<br />
Becca n'eut désormais à subir que l'injurieuse ; indifférence de son mari ; mais ses yeux<br />
n'avaient plus de menace ; il ne s'enfermait plus dans ces silences sans fond, terribles et mystérieux. Il<br />
avait repris son existence habituelle. Il restait même, comme autrefois, absent des nuits entières à<br />
pêcher en-dehors.<br />
Et pourtant, il lui arrivait encore, à intervalles rares et capricieusement irréguliers, de sentir le<br />
soudain réveil du soupçon : d'abord, un petit chatouillement au fond de sa conscience ; puis cela<br />
grandissait, grandissait et c'était une aiguille de feu qui s'enfonçait d'un coup, en plein coeur.<br />
Étant enfant, Polyte une fois s'était cassé un piquant d'oursin dans le doigt ; ni les cataplasmes<br />
de gingembre, ni les emplâtres de vers-de-terre pilés, rien n'avait pu faire sortir la fine pointe<br />
Barbelée…. Et, pendant bien des mois, il avait connu cette sensation cuisante d'un élancement subit<br />
qui vous larde la chair, sans avertissement, sans raison ...<br />
Il semble à Grand-Guèle qu'il a maintenant un piquant d'oursin dans le coeur.<br />
31
CHAPITRE V<br />
LA MARÉE<br />
C'est Bonhomme Grand-Guèle qui va être content, hein ! La vieille qui parlait ainsi à Becca lui<br />
palpa le ventre encore une fois, puis elle ajouta :<br />
- Une nouvelle comme ça, ça vaut un beau cadeau? Qu'est-ce que tu en dis, Becca?<br />
- Je crois que oui, Mâme Celine ; attendez Polyte, vous lui direz vous-même ; sûr, vous ne<br />
perdrez pas votre temps.<br />
Et Becca alla vers la marmite de riz qui bouillait au coin de la varangue ; le couvercle de fer-<br />
blanc dansait, chatouillé par la vapeur ; Becca l'enleva, porta la marmite dans la cour et versa le<br />
surplus d'eau ; puis elle remit le riz à sécher sur le feu.<br />
Mâme Céline s'est installée sur l'escabeau bas de Polyte. Serrés à pleins bras, ses genoux<br />
remontent jusqu'à sa figure claire- si claire que vous prendriez Céline pour une mulâtresse, si<br />
seulement elle portait bottines et chapeau ; mais ce sont des pieds nus qui dépassent l'indienne<br />
effilochée de la jupe, et la tête s'encadre du châle noir des pauvresses. Du bord de ce voile, la plage du<br />
front descend jusqu'a deux sourcils à peine marqués, séparés par une large glabelle. Les yeux sont le<br />
mystère de ce visage : des yeux d'un vert liquide, des yeux d'enfant, comme si tous les bébés qu'elle<br />
aide à naître lui laissaient en don de joyeuse avenue, un peu de la limpidité de leur regard ; des yeux<br />
qui semblent n'avoir pas vu ou ne se rappeler point les misères de la vie, les tortures des femmes en<br />
gésine.<br />
Au milieu de la face plane, quadrillée de rides, le nez marque un simple pli, discret, effacé,<br />
pour se terminer par une boule accrochée au-dessus de la lèvre tel un bigorno au bord d'une roche<br />
surplombante. La bouche est un trait horizontal ; les lèvres se sont repliées sur les gencives édentées,<br />
se sont cachées pour se soustraire aux menaces du menton qui, retourné en pointe de savate, insulte le<br />
petit nez craintif ...<br />
- Est-ce que tu crois que Polyte va tarder beaucoup ?<br />
Becca hausse les épaules, évasivement.<br />
32
La sage-femme a posé cette question, par besoin de parler ; un silence qui dure, ça la gêne ; et<br />
puis, ce n'est pas naturel : est-ce que la langue n'est pas faite pour marcher tout le temps ? ... A deux<br />
oreilles, il n'y a qu'une langue : faut bien quelle trime!<br />
Comme Céline aime les racontages que 1'on sème en passant, les racontages que 1'on cueille<br />
sur le pas des portes, au coin des murs de balisage, au chevet des lits ! C'est une des joies de son métier<br />
d'être souvent la première à divulguer des maternités prochaines, presque toujours à proclamer les<br />
naissances - et les mariages aussi, car elle raffole présider aux accordailles, aboucher les jeunesses<br />
avec les zézères qui tournent autour d'elles comme des carias autour de la lampe ; les mauvaises<br />
langues disent même que l'accoucheuse se prépare ainsi des pratiques.<br />
Elle songe au mariage de Becca: ça, ça été un secret bien gardé ! On l'a su seulement quand<br />
Mon-père a publié les bans, et Vergogne a couru le premier « faner » la nouvelle !<br />
Vergogne! ça lui passe sous le nez, cette « fois-ci-là » !... Napas tous lézours lafête zacots!<br />
«Bave», mon vieux, bave ! Céline va se revancher de toi, n'aie pas peur ! Avant que tu aies eu le temps<br />
de crier belmentaire, tout Grand-Gaube aura lu lagazette-labouce.<br />
Elle sourit : une vague de plaisir glisse sur sa figure en déformant le réseau des rides; comme le<br />
vent du large déforme en les agitant les mailles d'une seine qui sèche, tendue entre les filaos.<br />
Mais voici Polyte.<br />
Il remonte la route, de son pas allongé ; les mains jointes derrière le dos, les épaules un peu<br />
relevées, il regarde très loin devant lui, comme si ses yeux continuaient leur habitude de sonder l'horizon<br />
; au coin du mur, il vire pour rentrer Chez lui. Alors seulement il aperçoit Céline et de la trouver<br />
là, assise sous sa varangue, lui donne une mauvaise idée qui durcit son visage. Est-ce que la vieille<br />
ferait aussi métier, maintenant, de procurer des amoureux aux femmes mariées ?<br />
La commère l'accueille avec une naïve volubilité.<br />
- Eh toi ! Polyte !... Voilà, la graine que tu as plantée va lever !... Dans cinq mois, cinq mois et<br />
demi, tu auras un petit ! Regarde donc le ventre, de Becca… et tu me diras que tu ne te doutais de rien<br />
? Toi, un homme d'âge ? Tu veux faire ton «instinct» avec le monde, hein!<br />
Ça c'est un choc, celui que Polyte vient de recevoir en pleine poitrine ! Cependant, il ne<br />
bronche pas ; il calcule en lui-même : dans cinq mois, peut-être un peu plus !.. Voilà trois mois passés<br />
depuis le coup-de-vent…. Le soupçon réveillé gronde dans son cœur ; ça roule, ça lui remonte à la<br />
gorge et à la tête ; mais pas un muscle de son visage ne bouge. Dans cinq ou six mois ?.....<br />
33
front !...<br />
- Ah ben ! ça même ton « content ?» Avec toi, on ne devine jamais ce qu'il y a derrière ton<br />
Polyte se tait toujours et Céline continue :<br />
- Tu sais, Polyte, il faudrait que Becca se repose un peu: la respiration lui manque et ses reins<br />
sont lourds. Ah ! Ces enfants d'aujourd'hui, ça n'a force ni courage... Quand je pense : moi, je pilais<br />
mon riz jusqu'au matin de mes couches! Le jour que tu as remis la corde « dans » ton cou, Polyte, tu<br />
aurais dû choisir une femme moins dépariée, une femme des vieilles dates : Dans vié-vié marmite, qui<br />
couit bon cary ! ...<br />
Est-ce que Céline se moque ? Qu'est-ce qu'elle veut dire avec ses sirandanes ? Qu'est-ce<br />
qu'elle sait ? Qu'est-ce que tout le monde sait, pour la honte de Polyte ? Ah ! Comme son coeur<br />
bout !....<br />
Mais non, Mâme Céline est l'innocence même... elle va, elle va, sans voir où elle met les pieds:<br />
- Enfin, Becca est une brave fille quand même, et le baba sera gros ça je t’en réponds !.... Je<br />
vais partir, Polyte….. Tu n'as rien à me dire ? Depuis ce matin, ma main gauche gratte « même » : tu<br />
n'as rien à me faire accepter en échange de ma bonne nouvelle ? Tu sais, c'est pas moi qui ferais<br />
fangouni, va !...<br />
- Tu me casses les oreilles, Céline ! Va-t-en, va-t-en, je te dis !..... Je te paierai quand tu auras<br />
accouché Becca - pas avant ; tu es trop pressée !....<br />
Autour de Polyte, c'est une floraison de sourires ; les poignées de mains se prolongent en<br />
félicitations ; Vergogne lui a prédit, en écrasant entre ses dents le tuyau de sa pipe :<br />
-Sûr, nous allons avoir un petit pêcheur casse-dans-grappe ; sans ça, ce ne serait pas le petit<br />
de Polyte Lavictoire !<br />
Pourquoi lui dit-on tout cela, à Polyte? Est-ce qu'on se ficherait de lui, ou bien ce sont<br />
compliments sincères et de bonne amitié, comme lui-même en ferait à Vergogne ou à Pascal, le cas<br />
échéant ? Tout de même, pourquoi s'occupe-t-on tellement de ses affaires ?<br />
Il vous est sûrement arrivé, à vous, hommes des villes, de vous promener au bord de la mer, par<br />
un temps bien calme. Une vague ondule jusqu'au sable, vient s'écraser en vous mouillant les pieds :<br />
vous jureriez que la mer monte ; mais le flot se retire et voici que deux autres, que trois autres petites<br />
houles, toutes faibles, tentent à leur tour l'escalade de la plage et s'arrêtent, à bout de force, très loin de<br />
vous. Est -ce que, au contraire, ce serait le reflux? Soudain, l'eau se gonfle, un pli roule à sa surface<br />
34
comme les muscles sous la peau d'un lutteur : vous faites un bond en arrière, et la mer lèche, la mer<br />
efface l'empreinte de vos derniers pas. Marée étale, flux, reflux ? Vous n'en savez rien.<br />
De même Polyte : selon l'humeur du moment, selon le ton d'une phrase ou la nuance d'un<br />
sourire, il sent le doute l'envahir ou reculer, diminuer, disparaître à l'horizon de sa conscience. Il ne<br />
sait plus si la marée du soupçon monte, si elle descend ….<br />
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CHAPITRE VI<br />
MANQUÉ NA PAS COMPTÉ<br />
UN midi que Le VIGILANT cinglait vers le Coin-de-Mire, il venait de passer le Banc-Giblots<br />
lorsque Fifi, accroupi à l'avant, signala la pirogue de Quincois, qui sortait péniblement de l'Anse<br />
Saint-François.<br />
Au pied du mât, Pascal préparait de la bouette : c'étaient de gros soldats qu'il arrachait de leur<br />
coquille d'emprunt et dont il cassait le ventre tendre et dodu, pour l'enfiler aux hameçons. Il leva la tête<br />
et constata :<br />
- Ce n'est pas un bateau, ça : c'est un tapis-mendiant ; si le Bouletangue ne pagaie pas un peu<br />
plus fort, il va se trouver sur notre chemin.<br />
Polyte «bosse sec»…. A-t-il seulement entendu ? Depuis quelque temps, il recommence à se<br />
montrer abstrait. Fifi pense qu'il s'achemine tout simplement vers la seconde enfance.<br />
Aujourd'hui, vrai, Polyte semble dormir éveillé ; pourtant, il gouverne droit, impeccablement ;<br />
la barre vibre par petites secousses sous sa main habile à sentir les moindres risées, à en profiter; il file<br />
demilargue, par cette bonne brise d'est, et la voile lui masque sa route.<br />
Fifi s'écrie :<br />
-’Ttention, M'sieur Polyte ! Vous allez droit sur Quincois ; lofez un peu, si vous ne voulez pas<br />
le couper en deux !<br />
Polyte reste plus que jamais enfoncé dans sa rêverie.<br />
- Lofez ! lofez, don'!... Aïaïa !<br />
Pascal, depuis un moment, a abandonné sa besogne, le regard tendu vers 1a pirogue de<br />
Quincois ; il se précipite à l'arrière du VIGILAN'T et, de toutes ses forces, jette la barre sous le vent ;<br />
Polyte n'a pas lâché prise ; mais il ne résiste pas : peut-être n'en a-t-il guère eu le temps. Le<br />
VIGILANT, montant brusquement dans la brise, rase la barque du pauvre Quincois, qui hurle, qui se<br />
démène comme un diable, ne sachant quelle manoeuvre imaginer pour éviter le désastre ; c'est une<br />
piètre embarcation que la sienne, toute en rapiéçages et replatrages, bois de caisse par ci, bouts de ferblanc<br />
par là.<br />
36
Les cris des trois hommes, le roulis soudain de son bateau font enfin redescendre Polyte de ses<br />
nuages ; il dit simplement :<br />
- Ah ! c'est Quincois ? Il va pêcher ! Un Malabare, est-ce que ça a jamais su pêcher ?... Un<br />
Malabare !... Un pêcheur de candioc !.... Je suis prêt à faire cuire dans une coque de bétail tout le<br />
poisson qu'il « maillera » !<br />
Et Polyte cracha de coin dans la mer.<br />
37
CHAPITRE VII<br />
LA SOMNAMBULE<br />
Polyte observait les fins nuages blancs qui montaient de l’horizon et couraient vers la terre,<br />
obliquement. Pascal et Fifi, debout près de lui, attendaient son bon plaisir pour appareiller ; nombre de<br />
barques déjà couraient vers la haute mer. Polyte prononça :<br />
- Je crois que ce petit vent d'est-nord-est va tenir ?<br />
- Sûr ! approuva Pascal.<br />
- Eh ! bien, il ne m'est pas besoin de vous, ce matin !<br />
- Comment, pas de pêche aujourd'hui ?<br />
- Non, pas de pêche avec moi ; j'ai affaire au Trou-aux-Biches, je vais profiter de la brise<br />
avantageuse !...<br />
Les deux pêcheurs s'embauchèrent pour un coup de seine, du côté du Banc-Carcasses, et<br />
Grand-Guèle arma seul le VIGILANT.<br />
Comme il bordait ses écoutes, après avoir arrondi le Fort George, Polyte remarqua, sur la<br />
Montagne des Signaux, la boule qui tombait le long du mât.<br />
Une heure ! songea-t-il…. Une heure, c'est embêtant! Combien de bords à tirer, avant<br />
d'accoster au fond du Trop Fanfaron ? Aujourd'hui, samedi, les stévidores finissent de bonne heure ; si<br />
Nénesse rentre à terre avant moi, où le retrouver ?<br />
Presque en tête de rade, il longea un gros vapeur, bas sur l'eau, amarré à une bouée et la proue<br />
tournée vers le large ; des chalands pleins de sacs de sucre se pressaient autour de lui ; ses treuils grin-<br />
çaient à toute allure et les élinguées, comme de grosses araignées, montaient fiévreusement aux fils<br />
des mâts de charge. C'était évidemment un cargo dont on achevait le chargement intensif, dont on<br />
voulait à tout prix assurer le départ pour le soir même.<br />
Il devait bien y avoir quatre ou cinq «bandes» à bord ; Nénesse en était peut-être ? Cette seule<br />
chance restait qu'il fût encore au travail car Polyte, en louvoyant dans le port, ne rencontrait que de<br />
38
ares plying boats, chargés de marins qui descendaient à terre pour l'après-midi ; pas un seul<br />
remorqueur avec sa file de chalands ; le travail du jour était vraiment terminé.<br />
A hauteur du môle qui portait autrefois la Chapelle des Marins, Polyte changea ses amures ;<br />
une courte bordée le conduisit jusqu'auprès des cales de carénage, où il vira une dernière fois pour<br />
s'engager dans le Trou Fanfaron et venir amarrer le VIGILANT au quai de l'Arabian Dock. Grand-<br />
Guèle jugea qu'il était alors bien près de deux heures.<br />
Sans perdre une minute, il remonta par l'Immigration jusqu'à la voie ferrée, qu'il suivit pour<br />
aboutir à la Place du Quai. Il connaissait bien le bureau de Messieurs Desbassins frères, les bourgeois<br />
habituels de Nénesse : sans monter l'escalier, il héla le petit « lascar » qui sommeillait sur le balcon :<br />
- Eh ! Toi, « pion !»<br />
Le pion se dressa sur son banc et interrogea d'un simple geste du menton, qui signifiait:<br />
«Qu'est-ce qu'on me veut ? ç'a-t-il le sens commun, de réveiller les gens de leur sieste un samedi, passé<br />
deux heures ?»<br />
- Peux-tu me dire si Nénesse Mandraque travaille toujours ici ?<br />
- Mandraque ?... le pion haussa les épaules et secoua négativement la tête.<br />
- Oui, Nénesse, mon neveu Nénesse, qui n'a qu'un côté d'oeil.<br />
- Ah! Bon…. Nénesse Cail-louche, que nous appelons le plus souvent Zolikèr ! Oui, il est chez<br />
nous pour le moment, jusqu'à la prochaine fois que son gandia lèvera ... Mais vous ne le verrez pas, il<br />
travaille à bord du PÉLICAN, qui part ce soir.<br />
- A quelle heure qu'ils finiront leur tache ?<br />
- Oh ! Leur tâche, elle est finie de puis midi ; mais ils ont convenu de rester à bord pour<br />
terminer le chargement ; on leur a promis une grosse gratification qu'ils viendront toucher, dès que les<br />
panneaux auront été fermés.<br />
- Ce sera à quelle heure ?<br />
- Ça, Bon-Dié connaît !... Peut-être bientôt ; le caissier les attend.<br />
Polyte fit comme le caissier et s'assit sur un boute-roue, au coin du trottoir.<br />
Les débardeurs ne tardèrent pas beaucoup ; venant du New Mauritius Dock, leur troupe<br />
tapageuse déboucha près du hangar aux Côtiers, traversa de biais la place ; les dents luisaient,<br />
blanches, dans le rire détendu des grosses lèvres presque noires ; la sueur, coulant des fronts, baignait<br />
les joues d'ébène ou de chocolat, perlait au poil des torses puissants, entrevus à l'échancrure des cols<br />
ou aux déchirures des vieux tricots et des- chemises haillonneuses.<br />
39
Polyte eut vite fait de distinguer un homme assez court sur pattes, mais un vrai capore, râblé<br />
comme un taureau ; l'oeil droit roulait, espiègle et bon enfant, pendant que la bouche hurlait des<br />
obscénités qui faisaient tordre de rire les arrimeurs, en gogue déjà. L'orbite gauche était vide et les<br />
paupières se refermaient dessus comme une cicatrice... Bagarre ancienne ? Maladie d'enfance ?<br />
Accident ?...... C'était bien lui : Grand-Guèle l'interpella:<br />
- Eh, toi ! Nénesse ! Vire un peu ta figure par ici, pour que ton bon oeil me voie !<br />
Nénesse s'arrêta, toisa l'interpellateur, flairant une blague et s'apprêtant à la riposte. Il fut bien<br />
surpris de reconnaître son oncle. Il lui prit la main et la secoua en proclamant:<br />
- Eh ! zott ! Av’ la mo tonton ! Et il ajouta en manière d'apologie :<br />
- C'est Polyte Grand-Guèle : lui-même le plus grand noir dans peille Maurice! Il « connaît »<br />
tout et encore bien d'autres choses! Le soleil attend son commandement pour se coucher et la lune<br />
pour se lever! Et, avec ça, bon bougre, pas vantard, pas blagueur.<br />
Les débardeurs entouraient Polyte et riaient de leur rire sonore de grands enfants insouciants;<br />
Grand-Guèle eut bien envie de se fâcher... Ah! Si ç’avait été à Grand-Gaube !.... Mais il aima mieux<br />
prendre les choses en douceur. Il dit seulement:<br />
- Zacot napas guette so laquée, Nénesse !... Tu sais bien que toi-même, on te surnommait, làbas,<br />
« Nénesse-la-Vérité.»<br />
- C'est dans le sang, acquiesça Nénesse. Attendez un p'tit morceau! Nous allons toucher notre<br />
monnaie, et puis on boira un coup à votre santé.<br />
nus.<br />
Toute la bande s'engouffra dans l’escalier, dont les marches de bois ronflèrent sous les pieds<br />
Au bout de quelques minutes, ils commencèrent de redescendre un à un, celui-ci comptant les<br />
pièces en les faisant glisser d'une main à l'autre entre ses doigts malhabiles, cet autre, achevant de<br />
nouer le coin de son mouchoir terreux, porte-monnaie improvisé ; les premiers arrivés attendaient les<br />
autres.<br />
Quand ils furent à peu près au complet, un long gaillard à pomme-d'Adam saillante proposa :<br />
- ’Coutez-moi, ces Messieurs! Avant d'aller boire, nous passerons au bazar, emplir nos tentes ;<br />
le «Compère» ne nous laissera rien si nous allons d'abord chez lui !<br />
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Nénesse crut utile de présenter :<br />
- Celui-là, Tonton, qui vient d'ouvrir la gueule pour dire des bêtises, c'est Dès-Longuèrs ; lui-<br />
même, mon matelot. A côté de lui voilà Calimba, le propre cousin de Jean-Baptiste, vous savez? Lui,<br />
c'est un frère ! mais il ne vaut pas Dès-Longuèrs,. qui est mon matelot! Les autres aussi sont de bons<br />
bougres, mais i1s ne comptent pas. Il y a Cassebol, et Zozo-Binic, et Sapsap et puis Zéponze, celui-là,<br />
qui a failli crever de variole! et puis tous les autres ...<br />
- Dès-Longuèrs a raison, interrompit Cassebol ; allons au bazar.<br />
On s'égailla donc dans le marché-aux-viandes et dans le marché-aux-légumes. Des bouchers<br />
d'une part, des regrattiers de l’autre, on acheta, pour quelques sous, de quoi charger les petites tentes<br />
ou les tin-pots vides : tripes de troisième choix, patates maffes, brèdes flétries, le tout aigrement<br />
marchandé.<br />
Nénesse, ayant le premier terminé ses maigres emplettes, se tint entre les deux bazars, et rallia<br />
son monde il était impatient.<br />
- A-c’t’hère, allons prendre un petit baquet au coin de la rue, «là-même-là»; nous l'avons bien<br />
gagné! Regardez, je «crache coton» !<br />
-C'est que tu as trop «causé», Zolikèr! opina Des-Longuèrs.<br />
L'essaim joyeux des débardeurs gagna la boutique du Chinois, au coin de la rue Farquhar.<br />
Les verres vidés, Polyte déclara :<br />
- C'est pas tout ça, Nénesse ! Je vais rendre la politesse et payer une tournée à tout le monde.<br />
Mais, après ça, il faut rentrer; je n'ai pas terminé mes affaires au Port ... Il me reste à aller<br />
consulter la somnambule, pour un camarade.<br />
On n'écouta que la première partie de son discours.<br />
- Pas ici, la seconde tournée, décida Nénesse. Allons chez le Camila vis-à-vis du Parc-à-<br />
Boulets: l'arrack est plus fort, là-bas !.... Et le gadjiac, pas causez !<br />
Calimba proposa :<br />
_ Remontons plutôt la Rue Bourbon; je sais une boutique où les manoeuvres de l'Atelier vont<br />
prendre leur grog ... Y a un macassetoi qui vous soûle un coup même .....Ça, oui !<br />
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Il fit claquer sa langue; mais Nénesse trancha:<br />
- Au Parc-à-Boulets !<br />
En route, il lui ressouvint de la préoccupation qu'avait énoncée Polyte :<br />
- Vous parliez de somnambule?<br />
- Oui ! Tu connais une ?<br />
On était rendu à la boutique ; Sapsap suggéra:<br />
- Amène-le chez Mamzelle Marzori.<br />
- Non, jamais ! hurla Cassebol. Mâme Paulin; oui ! Ça, c'est une somnambule casse-lacase :<br />
elle lit dans la main et dans le marc de café, elle tire les cartes ...<br />
- Mamzelle Marzori aussi!<br />
- Mâme Paulin qui est bon !<br />
- Non ! Mamzelle Marzori meilleure !<br />
On s'échauffait autour des petits gobelets. Quelqu'un hasarda, pour faire diversion:<br />
-Y-en-a Bonnefemme Olivette aussi?<br />
Tout le monde fut d'accord pour le conspuer. Au sortir de la boutique, ceux qui habitaient du<br />
côté du Tranquebar ou du Caudan tirèrent vers l'ouest ; c'étaient les plus nombreux. Nénesse, flanqué<br />
de ses inséparables Dès-Longuèrs et Calimba, accompagné aussi de Sapsap, remonta la rue de la Petite<br />
Montagne ; il expliqua :<br />
- Nous autres, nous restons cette partie-ci ; venez avec nous, Tonton !<br />
En atteignant le coin de la rue Royale, les quatre débardeurs, sans s'être donné le mot, entrèrent<br />
chez le Chinois.<br />
- Eh ben ! s'indigna Polyte... Vous n'allez pas chez vous ?<br />
- Si fait, va! Mais on ne peut pas passer devant la boutique sans goûter un peu son rhum ! Ça ne<br />
se fait pas, voyons !<br />
La dispute pour le choix de la somnambule continua, en s'aggravant. Nénesse et Des-Longuèrs<br />
tenaient bon pour Mâme Paulin ; Sapsap et Calimba voulaient à tout prix traîner Polyte chez Mamzelle<br />
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Marzori. Ils y mettaient l'entêtement des soulauds ; on faillit en venir aux coups. Polyte, dont la tête<br />
était restée froide - sa tête solide qu'aucun brevage jamais n'avait pu faire tourner - Polyte eut toutes<br />
les peines du monde à les arracher du comptoir. Sapsap et Calimba, froissés, continuèrent par la rue de<br />
la Petite Montagne en lançant des bordées d'injures, tandis que les deux autres se mirent à zigzaguer à<br />
travers la Rue Royale.<br />
A la rue de l'Arsenal, Polyte réussit à les distraire de la Boutique; mais, au coin de la rue de la<br />
Paix, les deux hommes lui glissèrent entre les mains, se précipitèrent chez Titi-Maïlo et se firent servir<br />
de pleins verres de pontac que Nénesse paya d'avance ; ils avaient, tous les deux, atteint le point où<br />
1'ivresse est mauvaise.<br />
Soudain, Dès-Longuèrs changea d'avis sur le compte de Mâme Paulin et enjoignit à Nénesse de<br />
conduire son Tonton chez Mamzelle Marzori. Cette volte-face indigna Nénesse. Il se précipita sur son<br />
matelot en hurlant :<br />
- Voilà que je viens, avec des coups de poing dans mes mains! Tu vas voir, fils de chienne !<br />
Moi-même, Nénesse Zolikèr!<br />
Le poing, mal lancé, s'abattit sur le comptoir et fit danser les verres vides, que Titi-Maïlo<br />
s'empressa d'enlever. Dès-Longuèrs, un genou sur un escabeau, s'escrimait à ouvrir son couteau, sans y<br />
réussir. Titi-Maïlo, après avoir fermé à clef son tiroir-caisse, courut au seuil de la boutique, le sifflet<br />
aux lèvres, prêt à déchirer l'air de ses appels d'homme paisible et froussard. Polyte se voyait déjà<br />
compromis dans une bagarre et désespérait presque de jamais arriver jusqu'à l'une ou l'autre voyante. Il<br />
risqua tout : saisissant Nénesse à bras-le-corps, il le tira dans la rue, où Dès-Longuèrs les suivit.<br />
Le gros vin avait assommé les deux hommes et l'air vif changea leur fureur en attendrissement ; des<br />
remords dans la voix, Dès-Longuèrs s'accusa :<br />
- Je suis un cochon, Zolikèr!<br />
- Oui, un sale cochon !...Fous-moi le camp !<br />
- Ah !ça non! Je suis ton matelot.<br />
- Tu es un sale cochon ! Fous-moi le camp!<br />
- Je ne suis pas soûl, Zolikèr !..... Quiquefois un peu gai, oui…mais je ne suispas dilhouile !.....<br />
Nénesse répétait comme un refrain :<br />
- Tu es un cochon, un sale cochon !<br />
43
- Quand on a bu, même un coup, toujours les matelots se disputent. Mais je suis ton matelot ;<br />
je suis un bon matelot, Nénesse... Plus meilleur que moi, gâté !... Faut pas «chercher la tête de la<br />
morue» ! Je suis ton matelot !<br />
- Non, tu es un cochon, un sale cochon! Polyte essaya d'intervenir :<br />
- Vous dites des bêtises... Expliquez- moi, où ça que Mâme Paulin reste?<br />
- Ah! loin là-bas, par-derrière le Boulevard, à la rue Mamelon-Vert.<br />
- Et Mamzelle Mazoli?<br />
- Marzori, rectifia Dès- Longuèrs ... Mamzelle Marzori reste près là-même, la rue Aildoré.<br />
- Eh ben! Allons chez Mamzelle Marzori; jamais vous n'arriverez jusqu'au Boulevard.<br />
- Mâme Paulin plus fameuse, assura Nénesse.<br />
- Allons, en route! Conduisez-moi chez Mamzelle Marzori !<br />
- Bon, concéda Dès-Longuèrs, devenu tout à fait docile ; bon, allons chez Marzori….<br />
Seulement Nénesse, tu ne me lâches pas, hein! Je suis ton matelot, et je n'ai plus un cash... Tu sais,<br />
mardi j'avais pris, cette grosse avance pour enterrer mon petit... je n'ai plus un, cash... toutes mes<br />
poches sont cangées…. mais j'ai soif encore, Zolikèr !.....<br />
- Tu es un cochon !<br />
Polyte réussit à les conduire à peu près sans incident, jusqu'à la rue Triangle. Là, Dès-Longuèrs<br />
déclara, qu'il ne pouvait plus marcher, tant il avait soit.<br />
- Tant mieux ! dit Polyte.<br />
Et il entraîna Nénesse, qui se laissa faire jusqu'à la traversée de la Plaine Verte ; mais ici Dès-<br />
Longuèrs, qui avait fait le tour par la rue Desforges dont la largeur était plus hospitalière à ses<br />
embardées, Dès-Longuèrs les rejoignit.<br />
- Zolikèr ! N'écoute pas ton Tonton ! Paye encore un verre, Zolikèr ! Un verre tout seul!... Je<br />
suis ton matetot, et mes poches sont cangées.<br />
Nénesse se laissa tomber sur le parement du trottoir, devant la boutique grande comme un<br />
magasin ; il regardait tendrement les bouteilles dont les panses varicolores brillaient dans la montre.<br />
- Écoutez, Tonton ! Si vous ne nous laissez pas boire une dernière fois, je reste là-même; quand<br />
même vous me riperez par terre, je ne vous montrerai pas la case de Mamzelle Marzori !<br />
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- M'sié Polyte, supplia Dès-Longuèrs, M'sié Polyte, un dernier coup! 'Maziner, vous-même:<br />
après ça, jusqu'à lundi j'ai pas un cash pour boire autre chose que l'eau de la pompe !<br />
Nénesse ajouta, têtu :<br />
- Laissez-nous boire, Tonton ...<br />
Le pauvre Grand-Guèle dut céder ; les deux copains choisirent, cette fois, de l'eau-de-vie.<br />
Dès-Longuèrs vida son verre d'un trait et résolut :<br />
- Je ne bouge plus; je dors ici même! Polyte ne lui donna pas le temps de revenir sur sa<br />
décision; il remorqua Nénesse tant bien que mal vers la rue Magon ; il était inquiet :<br />
- Est-ce que ton bon côté d'oeil voir assez clair pour reconnaître le chemin ?<br />
- Oui, don', Tonton! Les jambes, qui ne vont pas; mais l’oeil est bon; il a l'habitude de faire le<br />
travail des deux ... Cochon de Dès-Longuèrs, va !....<br />
Comme Polyte faisait mine de traverser la Place, Nénesse l'arrêta :<br />
- Eh ! Pas de badinage, hein ! Y a le corps-de-gardes, l'autre côté ! Masquez par ici-même,<br />
Tonton ! Heureusement, le Jardin du Jubilée est feuillu comme la barbe du Père Mautourné...<br />
Dommage que les arbres donnent leur ombrage de l'autre côté, quand on a besoin de marcher par ici...<br />
Je vous dis, Tonton, tout est arrangé de travers, dans la- vie !....<br />
Quand on eut fini de longer le jardin, Zolikèr ordonna :<br />
- Bon, tournez à la main gauche. Mais, doucement, Tonton ...<br />
Et comme on allait s'engager à travers la libre largeur de la rue Magon-Est, il fit encore<br />
stopper le bonhomme Lavictoire et recommanda :<br />
- Poussez la tête dehors des feuillages, Tonton! p'end-gard bâtons-lareine dans les parages de<br />
cette « police » de mofine !<br />
La rue était déserte ; on la franchit et l’ivrogne déclara :<br />
- Devant vous, là, ça même la rue Aildoré !<br />
45
Après avoir coupé deux ou trois ruelles transversales, Nénesse arrêta son oncle devant une<br />
maison d'apparence bourgeoise, séparée de la rue par une cour large d’une brasse.<br />
bord-la-mer»!<br />
cria :<br />
- Ici même, ça !<br />
Polyte n'était pas bien assuré que son neveu sût ce qu'il disait ; il murmura:<br />
- Mais non, ça ène lacase blancs !<br />
- Aïo, Tonton ! si vous « causez » comme ça, tout le monde vous reconnaîtra pour un « gens<br />
Derrière le battant d'une croisée mi-fermée, parut un profit très anguleux et très noir. Nénesse<br />
- Mamzelle Marzori, a-là mon tonton, qui vient «voir» la somnambule.<br />
Mamzelle Marzori avança son maigre visage hors de la fenêtre et les invita à entrer.<br />
- Ouvrez vous-même la « porte-d'entourage », s'il vous plaît ; entrez sans crainte, Messieurs. Il<br />
n'y a pas de chiens.<br />
Zolikèr déclara énergiquement qu'il préférait le grand air et il s'affala dans le feuillage<br />
moelleux d'une liane-aurore qui grimpait aux barreaux de bois, au-dessus de la murette basse.<br />
Polyte pénétra dans la petite cour, puis Sous la varangue, où l'accueillit Mamzelle Marzori.<br />
- Si c'est comme somnambule que vous voulez me consulter, il vous faudra «espérer» un<br />
moment que j'envoie chercher Monsieur Félidor pour m'endormir ... Entrez donc !<br />
varangue.<br />
Et elle ouvrait la porte du salon ; mais Polyte demanda la permission d'attendre sous la<br />
Il s'assit à l'extrême bord d'un grand-fauteuil, et demeura là, les coudes aux genoux, sans oser<br />
s'appuyer à la magnifique têtière qui protégeait le haut du dossier ; une têtière de grand art, chef<br />
d'oeuvre où des poussins hérissés marchaient, raides et mécaniques, sous un arbuste en arêtes de<br />
poisson, portant des feuilles de fer-blanc: le tout exécuté en coton rouge, au point de chaînette, sur<br />
fond de toile écrue.<br />
Il entendit la devineresse qui expédiait sa petite servante :<br />
- «Dégage-toi», Zabeth ! Tu trouveras Monsieur Félidor à là première boutique; s'il n'est pas là;<br />
va dans la seconde, et pousse comme ça jusqu'au Bazar de la Plaine Ver-te. Tu ne le chercheras chez<br />
lui que si tu ne l'as pas joint là où l'on boit ! Va !... «Taille» même !<br />
46
Mamzelle Marzori était rentrée en laissant ouverte la porte du salon ; le regard de Polyte<br />
vaguait distraitement jusqu'au fond de la pièce. Des chromos, beaucoup de chromos en égayaient les<br />
parois ; face à la varangue, une console en marbre ! oui, en marbre! au milieu, un coffret orné de<br />
motifs et de fleurs en coquillage; de chaque côté, un bouquet artificiel affirmait sa pérennité froide et<br />
fausse ; c'étaient des roses rigides, quelques-unes d'un jaune cary, d'autres d'un rose gâteau-coco ; et<br />
les deux bouquets aux nuances heurtées étaient protégés par des cloches en verre, transparents<br />
éteignoirs défendant tout élan, étouffant toute velléité de parfum. Au-dessus de la console, deux<br />
cornets en papier gaufré suspendaient leurs franges lamentables, bleues et vert tendre, jaspées de<br />
poussière.<br />
Mamzelle Marzori s'était assise devant une petite table à tapis de crochet, et feuilletait un livre,<br />
Polyte la voyait de trois-quarts : un front fuyant, perdu sous les ondes très noires des cheveux; des<br />
yeux noirs, longs, un peu égarés; des joues creuses et, tendue des tempes aux mâchoires par la saillie<br />
des pommettes, une peau sans rides, sans grains, extrêmement foncée et prenant, sous la poudre de riz<br />
abondante, une étrange coloration grisâtre ; des oreilles petites, fines, alourdies de longs anneaux de<br />
corail; un menton pointu, volontaire ; le cou souple, émergeant de l'échancrure d'un corsage<br />
d'indienne rose, un corsage plaqué au buste et noué à la taille par une ceinture gros bleu.<br />
Le regard de Polyte errait de cette taille de « mouche-jaune », aux rideaux des portes, roses<br />
comme le corsage de Mamzelle Marzori et sanglés en leur milieu par un bracelet vert tendre. Le vieux<br />
pêcheur détaillait maintenant le luxe de la varangue, où s'alignaient deux autres fauteuils, exposant des<br />
« voiles» aussi merveilleux que celui dont ses cheveux crépus n'osaient offenser la splendeur ; il<br />
admirait les « suspensions » - blocs de fandia sertis de fils de fer-qui se balançaient aux chevrons et<br />
d'où retombaient de souples « langues-de-boeuf» et des polypodes aux feuilles profondément découpées<br />
d'anses et de baies.<br />
- A-là Missier! je l'amène! cria Zabeth, en poussant la porte d'entrée ; elle s’arrêta un moment,<br />
la main encore sur le loquet, et rejeta la tête en arrière pour interroger la rue.<br />
- Oui, il me suit, mais de loin ... Pas lui qui va s'essouffler, hein! Voilà qu'il vient, au coin la<br />
rue Calcutta! Mais regardez-moi cette manière ! ... Il marche comme s'il avait des ordures «dans» ses<br />
semelles !<br />
Ainsi annoncé, Félidor finit par paraître à son tour.<br />
47
Il arrivait, les mains enfoncées aux poches de son pantalon de fort-en-diable, le chapeau demi-<br />
castor penché sur 1'oreille gauche. Une jaquette verdie lui battait les mollets et se croisait sur une<br />
chemise privée de col, mais agrémentée d'une immense lavallière orange. S'étant arrêté à l'entourage il<br />
se mit à observer Polyte, d'un regard glissant et latéral, telle une araignée qui tourne autour de sa proie<br />
et la mesure avant de l’attaquer. Un sourire de mépris creusa la grande double, ride au-dessous de ses<br />
pommettes et fit trembler sa moustache avare ; enfin il entra sous la varangue en traînant de vétustes<br />
espadrilles.<br />
Polyte, qui le dévisageait avec une opiniâtreté d'autant plus grande qu'il le sentait plus<br />
soucieux d'esquiver le croisement des yeux, Polyte pensa :<br />
- Sale bougre, va ! Il a une gueule de batchiara !<br />
Monsieur Félidor marcha vers lui.<br />
- Vous venez pour la somnambule? C'est dix roupies, payées d'avance !<br />
Cela était dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique; mais Grand-Guèle n'était pas homme à se<br />
laisser imposer.<br />
- Je viens de la part d'un camarade, dit-il ; il ne m'a donné que «quinze francs».<br />
- C'est dix roupies! répéta Félidor.<br />
Polyte se leva.<br />
Mamzelle Marzori, qui s'était avancée au seuil du salon, le retint.<br />
- Pour vous, ce sera huit roupies, mais c'est bien à cause de vous ... Vous avez l’air de venir de<br />
loin ? du Grand-Port peut-être ? Huit roupies c'est pour rien... Le métier est fatigant, vous ne savez<br />
pas !...<br />
Polyte glissa la main au fond de la poche droite de son pantalon, et se mit à y farfouiller avec<br />
persévérance ; les doigts remontèrent enfin au jour, tenant exactement quatre pièces d'argent.<br />
Ce sera deux piastres, déclara Polyte ; pas un cash de plus !<br />
– Mais c'est impossible ! s'exclama Mamzelle Marzori….. «Mettez» encore deux roupies, ça<br />
fera six…. C'est un cadeau.<br />
Une autre roupie tinta dans la main de Polyte.<br />
- Voilà! je donne vingt-cinq francs! C'est mon dernier mot!<br />
48
Il cherchait des yeux à qui remettre l'argent ; il avisa la main ouverte de M'sieur Félidor ; dès<br />
que les roupies y furent tombées, la main longue et maigre se referma avec le claquement sec d'une<br />
coquille-bénitier qui a piégé un crabillon.<br />
- Eh ! bien, entrez maintenant !<br />
Au salon, Mamzelle Marzori et M'sieur Félidor s'assirent en face l'un de l'autre, dans deux<br />
fauteuils de Vienne, tandis que Polyte prenait une chaise, à côté du barnum qui lui expliqua :<br />
- Je vais d'abord l'endormir ; quand elle sera endormie seulement, vous me direz ce que vous<br />
voulez savoir ; il ne faut pas qu'elle entende rien qui pourrait lui donner des idées et gêner le travail de<br />
son sommeil.<br />
M'sieur Félidor se mit à fixer intensément sa partenaire ; ses prunelles prenaient un éclat<br />
singulier, d'un noir huileux et mou, comparable à celui du brai des calfats. Il ramena ses mains près de<br />
ses tempes, le bout des doigts retenu sous les pouces ; puis, il les projeta ensemble vers le visage de<br />
Mamzelle Marzori, en détendant tous les doigts à la fois, à la manière des enfants qui, se baignant<br />
dans la mer, s'amusent à lancer des gouttes d'eau à la figure de leurs camarades. Il recommença le<br />
même manège coup sur coup, semblant concentrer son fluide entre ses doigts pour en asperger la<br />
voyante.<br />
Pendant ce temps, les iris de Mamzelle Marzori remontaient vers son front; ils remontaient<br />
lentement, inévitablement, aspirés par les paupières tendues. Tout son corps vibrait d'un léger<br />
frémissement et ses mains se crispaient sur le fauteuil ; sa respiration devenait plus rapide et plus<br />
profonde.<br />
M'sieur Félidor accélérait ses aspersions: ses gestes suivaient un crescendo de nervosité, se<br />
déclenchaient secs, rigides, automatiques, semblaient asséner des Grands coups d'effluves, en vouloir<br />
assommer la victime, l'abattre, la noyer dans le gouffre d'une volonté dominatrice.<br />
La tête de Mamzelle Marzori vacilla, se renversa; ses yeux, comme s'ils voulaient regarder à<br />
l'intérieur de sa tête, avaient chaviré totalement et ne montraient plus qu'une sclérotique bleuâtre,<br />
couleur d'eau de coco ; ses bras avaient glissé des accoudoirs et pendaient, inertes ; un souffle pressé<br />
49
montait des profondeurs de sa poitrine, y redescendait, remontait encore, en sifflant un peu entre les<br />
lèvres entr'ouvertes.<br />
- Elle dort, prononça M'sieur Félidor; questionnez !<br />
- Voilà: on voudrait savoir de qui est enceinte une certaine femme?<br />
_ Avez-vous porté un objet qui lui appartienne, ou qu'elle ait touché?<br />
- Oui!<br />
Polyte enfonça la main sous sa blouse et ramena une pièce de linge de couleur crêmeuse, pliée tout de<br />
guingois :<br />
- Voilà!... c'est un courta qu'elle a porté huit jours. Il a gardé son odeur !<br />
Ce n'était que trop vrai.<br />
Le porte-gorge posé dans son giron et ses mains ramenées dessus, Mamzelle Marzori<br />
commença de parler.<br />
Ce fut d'abord une plainte indistincte, des syllabes incohérentes et floues; peu à peu,<br />
l'articulation devint plus nette, des mots se firent jour.<br />
- De l'eau ... de l'eau.... beaucoup d'eau ... Un grand bassin !... Non, c'est plus grand encore…. Il<br />
y a de l'écume. La mer! Je vois la mer... Une case au bord de la mer ; pas trop loin de la mer ! ...<br />
M'sieur Félidor regardait Polyte, l'interrogeait d'un hochement de tête:<br />
- C'est bien ça, hein? Qu'est-ce que vous en pensez ?<br />
Mais Polyte se gardait encore ; son visage demeura impassible, indéchiffrable.<br />
Mamzelle Marzori continuait :<br />
- Dans la case, il y a une femme: une femme très noire, on dirait une mozambique !.... Elle<br />
sort... Un homme est près de la case ... Sa figure est claire. Ah ! lui, ce n'est pas un cafre, non !.... Il est<br />
clair même!<br />
Polyte lâcha, malgré lui :<br />
- Comment est sa bouche ?<br />
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Une petite joie s'alluma dans les yeux de Félidor tandis que Marzori, sans répondre, marchait,<br />
marchait toujours :<br />
- Il n'est pas bien grand, l'homme ...<br />
Sa moustache est rouge.<br />
Un nuage passa sur le front de Polyte : une moustache rouge, ça ne pouvait être qu'un blanc,<br />
sûrement pas Quincois! Qu'est-ce que cette moustache rouge venait faire ici ?<br />
- Ils causent, ils causent !... Ils sortent ensemble sur le chemin... Non, pas sur le chemin ... ils<br />
vont, ils vont. L'Homme rit. Je vois sa bouche... une bouche bien drôle ...qui avance... comme s'il<br />
voulait mordre ... L'Homme part, mais il reviendra... ça finira mal, par un «marriage derrière la<br />
cuisine» !... ça finira mal !<br />
Mamzelle Marzori haletait! De grands ahans lui secouaient la poitrine; la sueur sourdait à son<br />
front, et, en délavant la poudre de riz, traçait sur ses joues maigres de noires arabesques.<br />
Polyte demanda, criant presque:<br />
- C'est-il un blanc ou un noir ? La tête de Mamzelle Marzori roula le long de la courbe du<br />
dossier rond; une écume légère lui venait aux lèvres; ses yeux se fermèrent. M’sieur Félidor se<br />
précipita vers elle en déclarant:<br />
- La séance est finie, Mamzelle Marzori n’en peut plus !<br />
Grand-Guèle proféra un maître Juron, le plus gros de son riche répertoire ; et même, oubliant<br />
ou il était, il lança, du coin des lèvres, un jet de salive qui s'écrasa sur le plancher en éclaboussant les<br />
pieds d'un fauteuil.<br />
Cependant, Félidor avait pris à pleines mains la tête inanimée de Mamzelle Marzori ; il la<br />
soutenait de ses doigts appuyés derrière les oreilles tandis que ses deux pouces, écrasés sur le front, le<br />
balayaient, le rabotaient du centre vers les tempes, comme une gomme élastique appliquée à en effacer<br />
le sommei1.<br />
Bientôt Mamzelle Marzori souleva ses paupières et sa respiration s'assagit.<br />
Elle demanda, dans un souffle :<br />
- Vous êtes satisfait? J’ai bien répondu?<br />
51
Félidor lui narra par le menu tout ce qui s'était passé et Polyte ne cacha pas son<br />
désappointement.<br />
Mamzelle Marzori avait repris force avec une étonnante rapidité ; elle s'écria :<br />
- Mais aussi, questionner là-dessus une somnambule, ça n'a pas le sens commun ! jamais vous<br />
n'aurez une bonne réponse ... Les grossesses, c'est un sujet qui relève entièrement des cartes, ou du<br />
marc de café! Vous allez voir ...<br />
M'sieur Félidor précisa :<br />
- Cartes ou marc de café, c'est cinq roupies ; lequel préférez-vous ?<br />
- Pour vous, ça sera trois roupies seulement, corrigea Mamzelle Marzori.<br />
- Ce ne sera ni trois roupies, ni un sou, affirma Polyte. J'ai dépensé ce que mon camarade<br />
m'avait confié. Bonsoir !<br />
- Attendez donc ! Prenez au moins la poudre des sept-jours. Le mari n'aura qu'à en avaler une<br />
pincée avant de se coucher, sept soirs de suite et la huitième nuit il verra dans son sommeil celui qui a<br />
engrossé sa femme ... C'est pas cher, ça ne coûte qu'une roupie !...<br />
Polyte était déjà debout.<br />
- Non merci ! Bonsoir!<br />
- Eh bien, bonhomme, écoutez tout de même mon conseil : je vous le donne « comme ça<br />
même», pour le plaisir. Si j'étais votre ami, je ferais brûler une bougie renversée devant la statue de<br />
Saint Antoine-au-Cochon, dans une église quelconque, à l'intention du papa de ce gosse-là ; ça ne<br />
pourra que lui faire du bien, à ce bouche-en-coeur !<br />
Polyte secoua rudement Nénesse qui s'était endormi dans sa liane-aurore.<br />
- Allons! Marche !... Tâche, maintenant de me montrer où tu restes.<br />
- Ah! là même là! La rue Rajah, accosté le Pont Rouge !<br />
A la première boutique, Nénesse fit mine de s'arrêter, mais l'onde ne lui en laissa pas le loisir;<br />
il l'avait empoigné sous l'aisselle, et le tirait au milieu de la chaussée.<br />
- Droit chez toi! Tout droit !<br />
- Foutou! Gémissait Nénesse, Foutou ! Dans l'enfer, y doit pas faire soif comme ici!<br />
52
Grand-Guèle n'était plus l'humeur à badiner; il filait à grandes enjambées, entraînant son<br />
pauvre neveu dont les jambes tricotaient, et faisaient trois petits pas pour un des siens. De temps en<br />
temps, il demandait:<br />
- C'est ça le chemin, tu es bien sûr?<br />
- Oui, ça même, répondait Zolikèr, abandonné, résigné, flappi.<br />
De lui-même, il indiquait :<br />
- «Casse» contour-là, à droite… Remontez à gauche, jusqu'à l'autre coin de rue !....<br />
Ils tournèrent dans la rue Rajah; au bout de quelques pas, Nénesse prononça :<br />
- Nous sommes arrivés ...<br />
Les deux hommes se trouvaient devant un immeuble important, mais atrocement sale et délabré<br />
; Nénesse affirma :<br />
veux!<br />
- Ici-même que je reste !<br />
Polyte lui demanda, pensant qu'il occupait quelque dépendance :<br />
- Bon! où est ta case, à toi ?<br />
- Ca même, ça! riposta Nénesse en montrant l’imposante bâtisse.<br />
- Ça ? fit Polyte... Tu es devenu pagla même ! Ca, ta case, cette grande case-là ?<br />
- Pas toute la case, Tonton! Mais dans cette case-là, voilà ma chambre.<br />
Il indiquait une porte de la «maison de logement», et il ajouta :<br />
- Nous sommes beaucoup, ici. Chacun a sa chambre.<br />
- Bon, reste chez toi... J'ai une autre commission pressée à faire. Je reviendrai pour dîner.<br />
- Ah ! Tonton, vous allez boire sans moi, je suis sûr! C'est mal, ça ! Je vous suis !<br />
- Tu m'embêtes! Je vais à la Police d'Abercrombie, puisque tu tiens à le savoir. Viens, si tu<br />
Nénesse n'aimait pas beaucoup le voisinage des stations de police, surtout lorsqu'il se sentait<br />
les jambes vacillantes et la tête lourde ; mais il douta fortement que le père Lavictoire pût, lui non<br />
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plus, fréquenter de tels lieux ; et, résolu d'éventer la ruse, il essaya de le suivre. A grands lans, il<br />
parvint jusqu'au coin de la rue Périmbé et vit que Polyte, à ce moment, prenait la rue Saint-François,<br />
vers la sortie de la Ville; peut-être, après tout, avait-il dit vrai? En tous cas, un fait était certain: il ne<br />
s'arrêtait pas aux boutiques!<br />
Les boutiques ! Grand-Guèle y songeait bien! Le peu que Mamzelle Marzori lui avait dit<br />
tournait dans sa tête comme un carrousel! Qu'est-ce que c'était, qu'est-ce que ça pouvait être, cette<br />
moustache rouge ?.... Qui sait : pourquoi pas Monsieur Léon, le fils de Monsieur Sainfray, le pro-<br />
priétaire de Terre-Riche? Mais non! Mamzelle Marzori s'était tout bonnement fichue de lui, lui avait<br />
volé son argent ! ... Il aurait dû aller plutôt chez la Paulin !... Ah-ouah ! l'une ou l'autre, c'est pareil !...<br />
A tout hasard, il avait décidé une chose: ça ne coûtait pas gros, et il ne risquait rien : il irait brûler une<br />
bougie renversée devant Saint Antoine.<br />
Cependant, i1 passa devant l'église Saint-François sans s'arrêter. Non, quant à faire, « plus<br />
valait mieux » d'accomplir le rite dans l'église la plus sainte du pays, l'église qui est la maman des<br />
autres églises….. Il pèlerinerait jusqu'à Sainte-Croix, jusqu'au sanctuaire même du Père Laval.<br />
Le soleil, presque droit derrière Polyte, allongeait sur le trottoir, très obliquement, l'ombre des<br />
maisons suburbaines et des « entourages» drapés de lianes ; c'était une étroite bande de fraîcheur<br />
sombre que morcelait la fréquente irruption d'une coulée de tiède lumière, devant les emplacements<br />
jamais construits ou abandonnés après l'écroulement du dernier mur.<br />
De même que la lumière et l'ombre se disputaient la rue, en possédaient chacune des morceaux<br />
successifs, de même dans la pensée de Grand-Guèle l'inconfiance et la crédulité se livraient un<br />
perpétuel combat, triomphant l'une ou l'autre aux oscillations d'un rythme incertain et brusque.<br />
Si le Félidor et la Marzori l'avaient roulé, hein? Somme toute, Marzori éclairait les choses<br />
comme éclaire un feu d'herbe verte allumé sous le ventre d'un mulet pour chasser les mouches:<br />
beaucoup de fumée, pas de flamme !... si elle avait su, elle aurait parlé clair. Elle ne sait rien, et elle a<br />
soin de dire des paroles où l'on ne peut pas se retrouver «devant-derrière»... Son «causer, c'est un<br />
couteau moussana qui coupe du côté que l'on veut!<br />
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Vers le fin bout de la rue, Polyte longea une suite de cours abandonnées depuis longtemps ; les<br />
ruines même avaient déserté ces espaces vides, étaient parties moellon par moellon vers la<br />
construction des parcs à cochons ou de ces cuisines liliputiennes que l'on voit auprès de chaque<br />
maison et d'ou commençait de sourdre, en cette fin d'après-midi, la fumée des feux de brindilles. Le<br />
soleil profitait de cette échappée pour tendre en travers de la rue une écharpe vermeille que piquait en<br />
son milieu, telle une épingle géante, la silhouette d'un palmier solitaire.<br />
« Une chose, pourtant, est certaine,» songeait Polyte : Becca a jeté de la boue dans mon lit!<br />
Que ce soit Quincois que ce soit M'sieur Léon, qu'importe !... ça, Marzori l'a bien vu et l'a bien dit.»<br />
Grand-Guèle se raccrochait à cette idée:le verdict de Marzori flattait sa conviction, son désir<br />
secret de savoir sa femme coupable il fallait donc croire à la voyante, et voici que la foi lui revenait.<br />
Il traversait à présent cette vaste zone où Port-Louis, sans cesser tout à fait d'être ville, devient<br />
de plus en plus campagne. Il marchait entre les taillis d'acacia et de campêche que la Route Militaire et<br />
la rue des Bouchers coupent de percées lumineuses, comme des brisées en plein bois; auprès de<br />
maisons citadines, alignées au bord du chemin, il remarquait des Cageots à poules et des cabanes de<br />
cochons.<br />
A la dernière boutique, il s'arrêta : pas pour boire, mais pour acheter une bougie. Quand il s'engagea<br />
enfin dans le chemin qui mène à Sainte-Croix, le soleil déclinait. Ah! cette avenue, quels désespoirs et<br />
quelles supplications elle a charriés, avant que Polyte y achemine sa rancune! Combien longue elle a<br />
semblé souvent, dans son paysage de savane désolée, aux pieds fatigués qui couraient vers le miracle!<br />
Voici enfin l'église simple et nue, de pierre solide, de pierre massive; et, face à son porche trapu, la<br />
chapelle funéraire où l'apôtre rêve son dernier rêve !<br />
Polyte pénètre dans le temple ou le troupeau des bancs, trop peu nombreux pour le grand<br />
espace, se presse vers le sanctuaire. Il monte le degré de pierre du transept et examine les chapelles<br />
latérales, le choeur. Où peut être la statue de Saint Antoine ?... Il sait bien qu'à Saint-Michel du Grand-<br />
Gaube elle se trouve à droite, contre la balustrade, et qu'à ses pieds il y a un tronc pour les offrandes...<br />
Mais ici ?<br />
Poussé par la curiosité, Grand-Guèle fait le tour de l'abside : qu'est-ce que c'est que ces petites<br />
chapelles qui se cachent derrière le dos du Bon Dieu? Pas étonnant, qu'elles aient honte : on n'a pas<br />
l'air de beaucoup en priser les patrons, car en voici une toute pleine d'accessoires d'enterrement :<br />
triangles et demi-cerc1es en bois noirci, maculé de cire; dans cette autre, le débarras de quelque<br />
récente décoration... Mais la surprise des surprises, c'est, sous l'autel principal, la crypte où un saint et<br />
une sainte nègres prient aux deux côtés d'un autre petit autel. Polyte est émerveillé que des noirs<br />
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puissent être des saints, même dans un souterrain ; il faut venir chez le Père Laval pour voir ça, et<br />
Polyte pense que c'est là le premier miracle du bon Père.<br />
Mais, pas plus ici qu'ailleurs, aucune statue n'est escortée d'un cochon ; rien qui désigne Saint<br />
Antoine ... Après tout, pourquoi ne pas s'adresser au maître de la maison lui-même? Lui qui fut l'ami<br />
des malheureux, ne se chargera-t-il pas de la vengeance d'un pauvre bougre de pêcheur ?<br />
Polyte quitte l'église et descend au sépulcre; c'est une étroite chapelle ovée, qu'éclairent des<br />
meurtrières en forme de croix; partout, des ex-votos; de la voûte même pendent des couronnes, et sur<br />
certains rubans roses ou bleus des caractères chinois égrennent en griffonnages d'or les litanies de la<br />
reconnaissance. Au fond, porté par deux tasseaux de pierre, l'énorme cercueil de pierre; il semblerait<br />
qu'on l'ait déposé là, pour une veillée qui se prolonge- et que, maintenant, on n'ose plus l'emporter,<br />
l'enlever à la vénération des masses populaires; la pierre est rude, grenue, un peu galeuse même: dédai-<br />
gneuse d'un trop fin bouchardage. Sur le couvercle, l'effigie en plâtre; revernie il n'y a pas longtemps ;<br />
la soutane, à la poitrine, brille comme une cabaille de Chinois riche; mais aux jambes, là où l'on<br />
dépose les bouquets et les pièces de linge des moribonds, l'émail est déjà délustré. Entre les gros<br />
souliers quelques brins de laurier rose, maladroitement liés, achèvent de se flétrir et leur agonie emplit<br />
le caveau d'un parfum mêlé de miel et d'encens. Deux cierges brûlent dans un candélabre.<br />
Grand-Guèle approcha sa bougie d'une des flammes, la renversa une fois allumée et resta là, à<br />
genoux, tenant à la main le cire minérale qui s'ébiselait et pleurait sur le pavé des larmes chaudes et<br />
copieuses ; les gouttes de stéarine s'élargissaient en flaques avant de se figer; Polyte y posait un<br />
regard absent; sa tête était vide de pensée ; il ne priait pas, il ne demandait rien, laissant au bon saint<br />
le soin de ses intérêts.<br />
Le sacristain lui toucha l'épaule; il était l'heure de fermer église et chapelle. Polyte abandonna<br />
sa bougie, à peine au tiers consumée et remonta au grand air. Quelques étoiles déjà trouaient<br />
l'obscurité commençante, diluée de clair de lune imminent.<br />
Quand il revint à la «maison de logement», Nénesse achevait le repas du soir ; il était assis au<br />
seuil de sa chambre et, près de lui, une grande bringue de femme torchait aussi une assiette en fer-<br />
blanc. Il présenta sommairement:<br />
- Ça, c'est Zélina, qui est en ménage avec moi... On a gardé votre manger; mais dépêchez-vous,<br />
Tonton: nous n'avons pas de lampe, l'huile-coco coûte trop cher !<br />
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Polyte, quelque aplomb qu'il eût en toutes circonstances, se trouva un peu interloqué.<br />
- Eh bien! moi ? dit-il enfin, quel côté que tu vas me mettre à dormir?<br />
- Ah ben ! quoi? Dans notre chambre même. Notre natte est là, au soleil couchant; nous en<br />
avons étalé une autre pour vous, dans ce coin-ci... Vous n'avez pas à vous occuper de nous!<br />
Polyte ne trouva pas facilement le sommeil. Les idées contraires se heurtaient sous son crâne.<br />
Peut-être cette Madame Paulin, dont on parlait tant, l'aurait mieux renseigné? Cependant, la Marzori<br />
avait dit des choses... des choses qu'elle ne pouvait pas avoir devinées, voyons !.... Les Sainfray<br />
viennent au bord de la mer pendant les mois d'hiver, seulement; c'est vrai, pourtant, que la bouche de<br />
Monsieur Léon avance comme s'il voulait toujours mordre ... Pourquoi ne s'être pas fait tirer les cartes,<br />
pendant qu'on y était? ... Mais non, Marzori flanquée de son Félidor, deux voleurs, deux taquèrs ! et<br />
Paulin ne doit pas valoir mieux !<br />
Une bouche qui avance, une figure claire, c'est bien le portrait de Quincois, que diable! Il<br />
faudra coûte que coûte en avoir le coeur net ! Grand-Guèle finit par s'endormir, bien résolu à se rendre<br />
le lendemain matin chez Madame Paulin.<br />
A son réveil, il réfléchit que ce devait être bien loin, cette rue Mammelon Vert, qu'il ne<br />
connaissait pas... De l'autre côté du Boulevard, c'est-à-dire dans la Montagne, tout en haut, a des<br />
distances fabuleuses... Et combien de boutiques sur le chemin? Jamais Nénesse ne pourrait le<br />
conduire jusque là !<br />
Le jour revenu semblait, dans son esprit aussi, mettre quelque lumière; les notions s'y<br />
enchevêtraient bien encore un peu; mais chacune d'elle, isolément, était moins estompée que la<br />
veille.<br />
Les Marzori, les Paulin, les Félidor avec toutes leurs manigances, pure supercherie ! Une<br />
somnambule, ce n'est pas comme ça, qu'il se l'était jamais figurée: dans son idée, ça devait être un<br />
vieux monde, très, très vieux, vivant dans une case au milieu de chats plus ou moins sorciers eux--<br />
mêmes... un vieux monde, très près de la nature pour bien connaître ses secrets... Sûrement pas une<br />
demi-madame, faisant des simagrées auprès d'une table à tapis de crochet!<br />
On lui avait dit quelques détails justes, oui ! Mais quoi: hasard, perspicacité à reconnaître en<br />
lui un «gens-bord-la-mer », comme disait son arsouille de neveu ?.... Il n'y avait plus à y revenir: lui,<br />
Polyte, Polyte Lavictoire, il avait été joué... peut-être pour la première fois de sa vie ! Il ne lui restait<br />
57
qu'à rentrer chez lui, à instruire lui-même le procès de son soupçon! Après tout! Pourquoi cet enfant<br />
ne serait-il pas de lui? S'il était d'un autre, on finirait bien pat le savoir, voyons! La vérité- cette vérité-<br />
là, surtout - ce n'est pas comme une raie qui vient se chauffer le dos au soleil, qu'on doit poursuivre,<br />
qu'on doit gagner de vitesse et harponner de toute la vigueur de son bras ... Non, ça ressemble plutôt à<br />
une de ces vieilles que l'âge et la ruse ont rendues couleur de roche, -un poisson difficile, qu'il faut<br />
tirer de sa « cave» patiemment, savamment ; Polyte y emploiera toute son astuce de madré pêcheur !<br />
Il descendit vers la Rade à travers le Camp Yolof, par des rues aux noms étranges, qui parlent<br />
de traversées aventureuses: rues Sérang, Maharatta, Calicut, rue Bornéo, rue Goa, rue Vélore !...<br />
Doublé l'Ile-aux-Tonneliers, le VIGILANT courait au plus près, le cap presque droit au nord.<br />
Le vent s'était maintenu à l'est-nord-est, peut-être un peu plus nord encore que les jours précédents ;<br />
c'était que franche petite brise qui poussait sur la mer des lames courtes, aux crêtes brusques. L'étrave<br />
les coupait l'une après l'autre, très vite, avec un bruit régulier : «tchip !.. tchip!... tchip!.. » comme celui<br />
du hache-paille qui, près du moulin de Saint-Antoine, prépare du macadam pour les boeufs.<br />
De cingler ainsi, à bonne allure, la proue vers le large, le plat-bord dans l'eau, Polyte se sentait<br />
pris de la nostalgie des départs lointains; bercé à l'arrière de son bateau, la pipe aux dents, la barre sous<br />
le coude, il revivait le bon temps de son compagnonnage avec la mer et l'espace!... Ah ! il était jeune<br />
alors, maître de la destinée, maître de la vie, sûr de lui et sûr de sa femme, de sa Phémie, qu'il retrouvait<br />
à chaque retour, accueillante et tranquille comme la case de paille, comme la terre maternelle !...<br />
Pas de soucis, alors, pas de craintes jalouses ; la sécurité dans l'autorité!... Mais sur cette Becca, sur<br />
cette fille des Sansdésir, que pouvait-on fonder?... C'était mou, c'était inconsistant, fuyant sous la<br />
colère, se dérobant sous le soupçon! ... un de ces mollusques qui s'enfoncent dans le· sable dès que<br />
vous posez le pied sur eux !....<br />
Oui, avec Phémie c'était le bon temps!<br />
La houle se creusait de plus en plus. Polyte laissait courir à toc de voile, grisé d'espace, grisé de<br />
mouvement, grisé de solitude!<br />
Enfin, par le travers de l'île Plate, il se décida à virer de bord.<br />
En revenant vers la terre, il sent son coeur s'alourdir; et, bientôt, les pensées noires, les<br />
pensées contradictoires, de nouveau le harcèlent.<br />
58
Cette moustache rouge et ces dents qui veulent toujours mordre, après tout, ça ressemble<br />
joliment au fils Sainfray. Et Polyte se rappelle que l'an passé, il la vu souvent rôder aux Deux-<br />
Boutiques, un fusil sur l'épaule, un chien aux talons. Un jour, le jeune homme a même levé un lièvre<br />
dans les brousses des Sidonie, à deux pas de chez lui, Polyte !... Serait-ce à Becca qu'il faisait la<br />
chasse? Enfin, c'est une vieille histoire. Et les dents qui mordent, la figure claire, ça peut tout aussi<br />
bien être Quincois! Mais, voyons ! Est-ce que, juste avant le coup-de-vent, M'sieur Léon n’est pas<br />
venu de Terre-Riche, avec un camarade, passer deux ou trois jours au Campement ? Polyte l'avait oublié<br />
; il se le rappelle, maintenant, en s'approchant du Coin-de-Mire, en voyant se lever sur le ciel le<br />
rideau des filaos de la grande terre, derrière la blancheur vivante des brisants.<br />
Comme ç'aurait été mieux de payer une piastre de plus, pour savoir la vérité, le fin fonds de la<br />
vérité, que les cartes auraient révélé.<br />
Polyte se ressasse une à une, comme s'il en faisait l'inventaire, toutes les, raisons de crédibilité<br />
qu'offrait la séance chez Mamzelle Marzori. Cette transe, ces yeux renversés, cette sueur au front,<br />
cette écume aux lèvres, tout cela pouvait-il être truqué? Et puis, elle avait bien situé la case au bord<br />
de la mer - pas juste sur la mer ; elle avait bien «VU» que Becca est une Mozambique... C'est ça ! elle<br />
a tout vu, la rogne ! Elle a tout vu, mais elle n'a pas lâché son secret, voulant amener Polyte aux<br />
cartes, ou au marc de café, peut-être aux deux, l’un après l’autre !... Il aurait dû jouer leur jeu, i1<br />
aurait du se, laisser faire, il aurait dû payer: pour quelques cashs de plus, il aurait su ce qu'il voulait<br />
savoir ... Il aurait su ... Au lieu qu'à cette heure ?..<br />
A l'abri de la terre, la brise était à présent, moins soutenue; sur les fonds relevés, la houle<br />
s'étirait, plus douce, plus paresseuse ; à mesure que la mer s'arriolait, le coeur de Polyte devenait plus<br />
tumultueux.<br />
Il se reprochait, maintenant, de n'avoir pas, au moins, acheté les poudres-des sept jours !... Il se<br />
reprochait son voyage perdu, son manque de perspicacité ! ... Et puis, pourquoi ne pas avoir tâté de la<br />
Paulin ... ou même de cette Bonnefemme Olivette, dont les débardeurs s'étaient moqués?<br />
Au soleil tombant, le VIGILANT prit la passe Destoc; la mer descendait, tirée jusqu'au dessous<br />
de l'horizon par la lune encore invisible; et les brisants, de chaque côté du chemin d'eau, étendaient<br />
une plage d'écume qui blanchoyait dans le crépuscule. Le vent s'endormait, fatigué d'avoir soufflé tout<br />
le jour.<br />
Soudain, des écailles de lumière jaillirent à chaque pli de la houle; Polyte tourna la tête à<br />
gauche, et vit que le bord du ciel se soulevait, forcé par le limbe de la pleine lune. Puis, ce fut, sur la<br />
59
mer, un ruissellement de poudre d'astre, une expansion d'huile qui s'insinuait partout, mettant partout<br />
des reflets métalliques à mesure que le grand rond placide escaladait le ciel.<br />
Cet éclairage ambigu soulignait la noirceur revêche des deux bras de lave tendus si loin, à la<br />
rencontre des bateaux, pour les accueillir ou pour les briser.....<br />
Partir pour guérir son doute, Polyte revenait, dans la nuit trouble, avec des soupçons multipliés.<br />
60
CHAPITRE VIII<br />
HOULE DE FOND<br />
BECCA touchait à son terme. Son cher et périlleux fardeau l'accablait.<br />
Depuis des semaines, un continuel essoufflement soulevait à grand effort la masse pesante de<br />
sa poitrine; et, dès qu'elle remuait, des palpitations lui secouaient le coeur comme la brise de<br />
septembre secoue la graine de cadoque dans la gousse mûre.<br />
Au début, l'infusion de barbe de maïs lui avait donné quelque soulagement; mais, avec<br />
l'accoutumance vite venue, la tisane avait perdu son efficacité. Alors Mâme Céline prépara un remède<br />
savant, où le nid de caria associait sa vertu sédative à celle des feuilles de bois-jacot et de liane-à-<br />
paniers. Becca, craignant d'user le pouvoir de cette tisane aussi, n'en prenait que le soir, afin de chasser<br />
l'horreur des nuits insomnes; et, tout le jour, elle subissait avec résignation les lourds étouffements et<br />
le grelottement de son coeur.<br />
Elle avait fait venir auprès d'elle sa cousine Athalie, la fille de l'onde Zaïe,- une luronne de<br />
quinze ans, dégourdie, avisée comme un « grand-monde». La fillette s'était tout de suite adaptée à son<br />
rôle de maîtresse de maison, veillant à tout, approvisionnant de feuillée tendre les insatiables cabris,<br />
rentrant les poules le soir, cuisant le riz et le « bouillon ».<br />
Polyte ne lui parlait jamais, ne la regardait pas ; elle, de son côté, le traitait de haut, même pas<br />
en invité dans sa propre maison, mais plutôt comme un hôte tout juste toléré. Grand-Guèle en éprouva<br />
d'abord une grande colère sourde, qu'il conserva dans son coeur; il avait envie de prendre Thalie par la<br />
peau du cou et de la jeter à la porte; mais, à quoi bon ? ... toute son attention, toute sa volonté étaient<br />
maintenant tendues vers l'évènement qui se préparait obscurément, dans les flancs élargis de Becca.<br />
Cette nuit-là, Becca ne put dormir du tout; une fatigue cruelle habitait la moelle de tous ses os,<br />
depuis la nuque jusqu'aux orteils.<br />
Soudain, elle perçut la première approche de la Douleur : ce fut d'abord un frôlement furtif, qui<br />
lui effleura les entrailles, glissa de l'ombilic aux reins et s'évanouit. Après peu de minutes Becca<br />
tressaillit de nouveau: la caresse revenait. Bientôt elle se fit moins timide et moins fugace ; à chaque<br />
61
etour, enhardie par la faiblesse de la chair sans défense, elle s'affirmait plus persuasive: sournoise en-<br />
core, elle se laissait déjà deviner impérieuse et brutale, prochainement dominatrice.<br />
Becca sentait sourdre de chacun de ses pores une sueur froide qui lui baignait le dos, les bras,<br />
les jambes. Son petit qui, ces temps derniers, ne cessait de lui tambouriner le ventre à coups de talon,<br />
maintenant ne remuait plus.<br />
Toute la nuit, elle gémit sourdement. Dès le soleil levé, elle dépêcha Thalie à Mâme Celine.<br />
L'accoucheuse vint; l'interrogea, se fit expliquer les symptômes par le menu, lui palpa<br />
l'abdomen et déclara que le travail avait commencé, mais tout juste- et que ça serait bien long!<br />
Polyte partit pêcher, comme d'habitude - insoucieux, en apparence, de ce qui se passait dans sa case.<br />
Mais il rentra avant midi; il n'eut pas besoin d'interroger Céline :<br />
- Ça marche, Polyte... Pour marcher, ça marche! Mais pas vite ! Ah! non ... Ce sera peut-être<br />
bien des jumeaux !<br />
Becca serrait les mâchoires pour ne pas crier. Deux mains surnaturelles s'étaient abattues, sur<br />
elle : les pouces lui enfonçaient le ventre et les autres doigts, des doigts démesurés, inflexibles et<br />
glacés, montaient jusqu'aux lombes, se rejoignaient derrière la taille et serraient, serraient tout ce qu'ils<br />
avaient saisi, broyant la chair, les muscles, les os, les viscères en une seule pulpe confuse d'où montait<br />
le cri de la Douleur triomphante<br />
Puis le monstre lâchait prise se recueillait pour un prochain effort; alors Becca marchait par la<br />
chambre, car Céline lui défendait de rester couchée.<br />
Mais bientôt elle s'arrêtait, s'accrochait au meuble le plus proche, lit ou commode. Ses bras se<br />
raidissaient, un râle forçait le passage de ses dents; sa tête renversée, hagarde, implorait un<br />
problématique secours, tandis que les mains infernales lui épreignaient de nouveau les entrailles. Cela<br />
recommençait ainsi, à intervalles quasi-réguliers.<br />
La petite Thalie restait là, prête à aider. Ses quinze ans en avaient vu bien d'autres : ne venait<br />
on pas l'appeler, à Melville, quand la chèvre noire mettait bas et combien de veaux étaient nés sous sa<br />
surveillance?<br />
Tout de même, cette lutte de la femme, qui, dans l'angoisse lucide attend chaque spasme<br />
comme on attend un adversaire inconjurable, - qui se révolte, qui résiste, qui se laisse torturer mais<br />
62
non pas vaincre, cette lutte intéressait puissamment la petite. Les vaches et les chèvres sont plus<br />
passives.<br />
Tout le long du jour, cela dura.<br />
Sur les cinq heures, l'oncle Zaïe vint aux nouvelles, accompagné de Sarah, sa femme. Ils<br />
restèrent dîner, et ne partirent pas après le repas. Le grand-père Noë arriva les rejoindre à la nuitée.<br />
Mâme Céline jugea qu'à souffrir ainsi, sa malade s'épuisait et qu'il serait bon de lui procurer<br />
quelque apaisement. A tout évènement, elle avait porté un petit paquet de simples; elle l'ouvrit, tria des<br />
herbes, et retint un pied de chiendent-patte-poule. Elle fit bouillir la plante entière, racines, tiges et<br />
feuilles, dans une bouteille d'eau qu"elle laissa réduire à une chopine.<br />
Thalie « coula» du café pour son grand-père et pour son père ; ils étaient décides à passer la<br />
nuit, comme pour une «veillée», et s'installèrent au bord de la varangue ; il s'en fallut de peu qu'ils<br />
n'exigeassent du rhum et des dominos.<br />
Polyte alla s'asseoir à l'écart, sur la pierre à laver; il méditait que cette nuit lui porterait peutêtre<br />
la résolution de tous ses doutes : si le petit aller lui ressembler, hein ? ... Son attente fiévreuse<br />
s'énervait d'entendre les deux Sansdésir causer tranquillement de leurs affaires, de leurs projets, par<br />
phrases brèves et espacées, au fil de leur pensée paresseuse.<br />
De la case aussi, lui venait l'agacement d'un chuchotis continu, monotone comme les glouglous<br />
d'une gargoulette jamais vidée. C'étaient Céline et Sarah; dans les accalmies de son martyre, Becca,<br />
épouvantée, entendait défiler les histoires de femmes mortes en couches: celle de Maria Pierre, qui<br />
n'avait jamais pu mettre au monde son premier petit.... et cette pauvre Mimi Lubine dont l'enfant avait<br />
pourri dans son ventre, et cette autre que le Docteur avait ouverte, avait vidée comme un poulet, et qui<br />
avait crevé au bout de son sang ...<br />
- Mais aussi! faire venir le Docteur ! Enfin, tant pis pour elle !...<br />
La nuit se traînait.<br />
Pour Becca, la durée n'existait plus. Elle était le jouet de Grandes Puissances, des forces de la<br />
Vie et de la Mort, qui se livraient bataille dans son sein.<br />
63
Sa chair ne souffrait plus: non, sa chair, toute sa chair, était la souffrance elle-même: une<br />
souffrance animée, vivante, palpitant d'un rythme prédestiné, élémental comme le rythme de la marée-<br />
et qui jamais ne finirait - jamais !.... Non, il n'y avait pas de raison pour que cela finît, si une puissance<br />
plus formidable que les Grandes Puissances n'intervenait !... Becca commençait de comprendre l'enfer.<br />
Mais il fallait que cela finisse! Elle ne pouvait plus continuer cette agonie!elle ne voulait plus ! ...<br />
Mourir ainsi pendant des heures! Mourir pendant des jours! mais je vous dis que ça ne se peut pas!<br />
tue !<br />
Elle criait :<br />
- Ayez pitié !... Achevez-moi !... Ou bien, arrachez de mon corps cet autre corps vivant qui me<br />
Céline hochait la tête ; elle était très inquiète ; elle ne voulait pas presser les choses, crainte de<br />
complications…. Laisser agir la nature, c'est ce qu'il y a de plus sûr.<br />
A la fine pointe du jour, Becca ordonna à Thalie d'aller appeler Bonhomme Vergogne. Une fois<br />
déjà, il l'avait guérie d'un autre mal: peut-être aurait-il quelque grigri ou quelque parole secourables<br />
aux femmes en couches?<br />
Céline bondit.<br />
Aller chercher ce marchand de catéras? Ça, non ! jamais ! Becca était sa malade, elle ne la<br />
cèderait à personne !<br />
Mais Becca se révolta ; Céline résistait toujours, ne voulait pas entendre raison. Alors une<br />
terrible crise nerveuse secoua la parturiente ; sa bouche s'élargit en un rire strident, venu des régions<br />
du cerveau où rôde la folie ; et elle tomba au rebord du lit, inerte, flasque, comme un joujou cassé.<br />
Mâme Céline fut prise de peur; elle céda :<br />
- C'est bon ! Va chez Vergogne, Thalie! Mais toi, Becca, écoute ; promets-moi que ce vieux «<br />
docteur-poules » n'entrera dans ta chambre qu'après l'angélus, si je n'ai pas réussi jusque là !<br />
Becca promit ; on fixait un terme à sa torture, elle aurait promis n'importe quoi!<br />
Alors, la sage-femme dût se résoudre aux moyens héroïques ; elle prit son ballot de «<br />
médecines» et se cacha dans un ; coin pour choisir morceaux d'écorce, bouts de bois, racines, feuilles,<br />
pétales et graines dont elle ne révéla le nom à personne.<br />
64
Pendant que sa tisane infusait, elle se mit à frictionner le ventre de Becca avec de la chandelle<br />
chaude; et elle confiait à la tante Sarah:<br />
- Si mon remède n'agit pas, j'aurai recours au massage avec le baba d'une roche-cary .<br />
Elle racontait comment une matronne indienne lui avait enseigné le maniement du cylindre de<br />
pierre, qu'on roule sur le ventre, d'une certaine façon, et dont l'effet est irrésistible.<br />
Un peu avant six heures, on entendit un frêle vagissement; la Vie féroce accueillait un enfant,<br />
que déjà la Souffrance réclamait. Sarah entrouvrit la porte et annonça :<br />
- C'est un garçon !<br />
Quelques minutes plus tard, Mâme Céline fit inviter Polyte à entrer: il poussa la porte ; elle lui<br />
présentait un bébé assez chétif, emmailloté de toile et dont on voyait seulement le visage olivâtre, les<br />
yeux étroits entre des paupières minces qui fuyaient vers les tempes.<br />
Polyte regardait avidement. En lui montait, montait, non plus la fluctuante marée du doute,<br />
mais une vague de certitude qui renversait, qui balayait, qui noyait tout hésitation….... Il tendit vers<br />
Céline deux mains large ouvertes, rigides, prêtes à se refermer comme les mâchoires d'un étau :<br />
- Donne ! ... Donne! gronda-t-il.<br />
Mais il se ressaisit, ses mains tombèrent et il dit :<br />
- Non! je ferais un malheur !<br />
Il ajouta, en manière d'explication :<br />
- Je n'ai pas l’habitude de manier ces affaires-là !<br />
La petite cour s'emplissait, en ce matin de dimanche, de pêcheurs venus aux nouvelles. Assis<br />
sur le mur bas ou debout à l'ombre des manguiers, on causait par groupes.<br />
Céline vaquait aux rites qui suivent une naissance ; quand tout fut terminé, elle déclara qu'elle<br />
irait maintenant se reposer un peu ; elle reviendrait le soir.<br />
Avant de partir, toutefois, elle voulut que les hommes fussent invités à admirer le bébé, son<br />
bébé !..... Ensuite on les mettrait à la porte!<br />
Les Sansdésir entrèrent les premiers; Zaïe, après avoir regardé son petit-neveu, se retira dans<br />
un coin de la chambre, où il commença de chuchoter avec Sarah. Le grand-père Noë restait penché sur<br />
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le lit, le visage fendu d'un large rire, perdu dans la contemplation de ce rejeton qui commençait la<br />
troisième génération après lui.<br />
Céline le bouscula :<br />
- Laissez approcher les autres, voyons ! Elle lançait un regard victorieux à Vergogne qui<br />
s'avançait, en tête des pêcheurs. Vergogne examina le nouveau-né, scruta son visage, prenant son<br />
temps comme pour une délicate expertise. Puis il prononça :<br />
- Mâtin, va ! Ça, c'est la tête de son papa!<br />
Céline protesta :<br />
- Tu es fou, Vergogne !... Ça, le portrait de Polyte ?.. Cette peau claire, ces yeux !... Jamais de<br />
la vie!.... Attends, je vais te dire, moi !... Je vois la ressemblance, mais je ne puis pas mettre un nom<br />
dessus ... Mais c'est Quincois, pardine! C’est le Bouletangue !.... Becca l'aura rencontré dans les<br />
premiers commencements de sa grossesse, et il est assez malangue pour frapper n'importe quelle<br />
femme enceinte! Tiens, c'est tout de même du bonheur ; qu'il ne naisse pas plus souvent des petits<br />
bouletangues, par ici !<br />
Vergogne enveloppa de sa main gauche le fourneau de sa pipe, qu'il avait conservée entre ses<br />
dents. Il s'inclina de nouveau sur l'enfant; se redressant ensuite, il regarda Céline bien en face, il<br />
regarda Polyte dont les yeux fuyaient, et il affirma :<br />
- Moi, je sais ce que je dis: c'est la tête de son papa !<br />
Tendant à Polyte sa droite ouverte, il ajouta - et sa voix avait une étrange intonation, qu'on<br />
aurait pu croire goguenarde :<br />
- Bien ça, mo noir !<br />
Sans répondre, sans accepter la rencontre de son regard, Polyte serra la main offerte.<br />
Pascal, Fifi, les autres pêcheurs secouèrent, à leur tour, la main de Polyte, puis sortirent.<br />
En quittant la cour pour aller allumer les bougies de la messe, Vergogne prononça :<br />
- C’èn voïaze-là, Défint-Terrib’ fine bien mort même !<br />
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CHAPITRE IX<br />
LE PETIT<br />
LES Sansdésir ne quittaient plus la case de Polyte ; tantôt l'un, tantôt l'autre, ils rôdaient autour<br />
du petit, venaient sans façons partager le riz et les brèdes, s'installaient pour l'après- midi ou pour la<br />
soirée. Ils s'incrustaient, comme les barnaches sur les roches au battant de la lame!<br />
Grand-Guèle sentait bouillir son coeur; mais il s'était juré d'être patient. Dans ce sacre petit<br />
pays de Maurice, il faut faire attention; pour un rien, la Police vous cherche noise: pour un cou tordu,<br />
pour une figure défoncée d'un coup de poing !...<br />
Il se tiendrait tranquille tant qu'il pourrait ... Il attendrait son heure ! A moins ... à moins qu'un<br />
beau jour la chaudière saute! Alors, tant pis!<br />
Il affectait, d'ailleurs, de se désintéresser de tout; jamais il ne regardait le petit, jamais il ne<br />
s'informait de lui ni de Becca ; il s'absentait tout le jour; il ne regagnait sa case que pour manger, pour<br />
dormir.<br />
En rentrant, il était sûr de trouver Noë sous la varangue ou la tante Sarah au chevet de Becca.<br />
Des parents, des alliés, qu'on ne connaissait pas ou qu'on ne connaissait plus, des «familles» à tous les<br />
degrés arrivaient de loin féliciter la jeune accouchée. Est-ce que Wilfrid Sansdésir ne s'était pas<br />
dérange de Quatre-Soeurs ? Étaient venus aussi Abel Bonadieu et la cousine Rachel, et Daniel, et<br />
David Sansdésir, et tant d'autres. Toute la Bible défilait auprès de Becca ; ces gens-là « posaient<br />
canapé» sans se faire prier; ils s'apitoyaient sur leur parente, regardaient son petit avec des airs de com-<br />
ponction, le prenaient, le passaient de main en main comme chose leur appartenant. On ne se gênait<br />
pas pour Polyte.<br />
Grand-Guèle demeurait dédaigneux et lointain, mais paisible. Est-ce qu'il ne s’était pas promis<br />
d'être patient ?.... Ah ! par exemple, il lui fallait toute la force de sa terrible volonté, pour contraindre<br />
la colère qui levait en lui. ça chauffait raide ! ah! bougre! La pression montait, montait ! Et Polyte<br />
sentait bien que ça ne pourrait pas durée indéfiniment.<br />
Voilà que, le neuvième soir après les couches, en approchant de sa case il entendit dans la<br />
chambre un grand bruit de voix. Il poussa la porte; tous les Sansdésir de Melville étaient groupés<br />
autour du lit et discutaient avec animation : ils se turent dès que Polyte entra.<br />
67
- Ah ! ça, est-ce qu'ils comploteraient, à-c't' hère ?<br />
Grand-Guèle n'aime pas ces grimaces-là. Soudain, comme par une de ces brusques réactions<br />
chimiques qu'un rien suffit à déclencher, une, résolution se cristallise sous son front têtu : Il leur<br />
donnera jusqu'au dimanche, à tous ces Sansdésir de malheur; si dimanche ils ne sont pas partis, il les<br />
foutra tous à la porte... tous! Un seul grand coup de balai ! Il y aura peut-être de la casse, tant pis!<br />
Or justement le samedi, comme Polyte rentrait après avoir livré son poisson à Ramparsad, le<br />
grand-père Noë commença de toumer autour de lui.<br />
Il lui parla d'abord du temps : la pluie de ces derniers jours avait bien contrarié la pêche, mais<br />
comme elle profitait aux cannes! On assure, d'ailleurs, que Saint-Antoine en donnera un bon prix, cette<br />
année... Dommage que Polyte n'ait pas au moins un arpent de cannes sur sa terre... ça paye toujours...<br />
Plus ou moins, bien sûr, mais ça paye !<br />
Polyte grogna un monosyllabe ou deux et Noë reprit son couplet.<br />
- Enfin, les gens de la mer auront maintenant leur revanche; depuis hier, le soleil veut sortir, n'y<br />
a pas à dire... Et l'on a vu des bancs de carangues dans les passes... Fin pêcheur comme il est, ce n'est<br />
pas Polyte qui en prendra la plus petite part, hein?<br />
Polyte secoua la tête, évasivement.<br />
L'élevage aussi, c'est une bonne chose; seulement, il faut savoir. Voilà Monsieur Salaine qui<br />
s'est dégoûté de sa ferme. Il ne réussissait pas ; pour réussir, il faut soigner soi-même ses animaux... Il<br />
vend tout à vil prix. Noë a acheté un couple de cabris; il se demande d'où Monsieur Salaine avait fait<br />
venir ces bêtes-là! Ça, s'appelle des cabris ! Le bouc est haut comme ça!<br />
- Ah-oua ! fit Grand-Guèle ; et il songeait qu'un bon coup de gourdin sur cette tête sèche, ça<br />
l'éclaterait comme une calebasse avec un bruit de pétard.<br />
sacré-mâtin !<br />
Sansdésir aborda un autre sujet :<br />
- Et le petit, Polyte ? Tu trouves qu'il profite, toi ?... Pas moi !<br />
D'indifférent, Grand-Guèle devint glacial. Noë continua avec moins d'assurance :<br />
- Il n'est pas bien fort, pour un bébé de deux semaines... Pourtant, Becca ne manque pas de lait,<br />
68
Polyte restait muet; alors le forgeron changea de tactique et fonça droit:<br />
- Écoute, Polyte! Pour ton mariage, nous avons tous été à ton église.<br />
Grand-Guèle le regardait dans les yeux; Il ne fit pas un geste, ne concéda même pas le<br />
hochement de tête que Noë avait escompté; le bonhomme continua donc:<br />
peut te faire?<br />
- Sais-tu ce que tu ferais, si ton coeur était juste ?<br />
Même immobilité silencieuse; même regard fixe, obstinément vide de toute expression.<br />
- Ah ben! Tu laisserais baptiser le petit par notre Pasteur, quand il viendra ... Qu'est-ce que ça<br />
Polyte haussa les épaules; non, ça ne lui faisait rien! il ne voulait pas négliger de souligner que<br />
cet enfant, son baptême et le reste, ça ne le regardait pas.<br />
Sansdésir, qui s'était attendu à une roide résistance, poussa vite son avantage.<br />
- Alors, c'est entendu, tu veux bien ? Grand-Guèle laissa tomber :<br />
- Moi, tu sais, m'en fous pas mal!<br />
Puis, il se leva et partit comme tous les jours, sans dire où il allait.<br />
Les Sansdésir avaient obtenu ce qu'ils souhaitaient; le lendemain, ils étaient déjà moins<br />
obsédants; dès le mardi, on ne les vit presque plus auprès de Becca.<br />
La jeune femme se remettait vite; après la petite mort de ses terribles couches, elle se reprenait<br />
à vivre avec une sorte de gourmandise. Elle avait le lait abondant et, des que « Baba» criait ou pleurait,<br />
il était mis au sein; malheureusement, il tétait mal, et peu, puis se plaignait encore au bout d'un petit<br />
quart d'heure. Ses chairs demeuraient flasques et Becca sen désolait ; mauvais sommeil, mauvaise<br />
digestion, tout lui faisait craindre le tambave. Mâme Céline, consultée, la rassura:<br />
- N'est rien, tout ça ! ... Le petit n'est pas bien fourni, mais ce qu'il y en a, c'est du bon, c'est du<br />
résistant; seulement, beaucoup de nerfs ; il faudra faire grande attention quand il poussera ses dents !<br />
Becca n'avait d'yeux que pour son fils: elle s'émerveillait qu'il fût si mignon, après avoir pesé si<br />
lourd à ses hanches ; cela lui apparaissait inexplicable, mystérieux même et un peu décevant- qu'elle<br />
eût porté un tel fardeau pour, ensuite, donner le jour à un être tout frêle, tout délicat ! et elle le<br />
chérissait à proportion de sa fragilité.<br />
Pendant toute sa grossesse, elle s'était sentie accablée sous la sourde hostilité de Polyte ; elle<br />
s'était imaginé lire dans ses yeux tantôt le doute, tantôt la certitude mauvaise. Qu'est-ce qu'il croyait<br />
donc avoir deviné? Qu'est-ce qu'elle avait fait pour ainsi le mettre en soupçon? Elle avait attendu avec<br />
69
terreur le moment de sa délivrance; si Polyte méditait un crime - elle l'en croyait capable - c'est alors<br />
qu'il l'accomplirait sans hâte et sans hésitation... Et voilà que le cauchemar était périmé : Polyte avait<br />
accueilli le petit sans joie, mais sans ressentiment visible. Le pas dangereux franchi, Becca se<br />
détendait, s'abandonnait à une sécurité peut-être excessive: naturelle réaction, oscillation du pendule<br />
qui dépasse sa position d'équilibre... Et pourtant, comme Grand-Guèle demeurait sombre, absent,<br />
fermé !... Bah ! Elle était habituée à ce qu'il s'isolât ainsi, des jours et des jours, derrière un mur de<br />
silence ...<br />
Tout de même, à certaines minutes, où l’obsession de ce silence pesait peut-être davantage, la<br />
pauvre femme surprenait un regard glissé entre les paupières, un regard qui luisait comme une braise<br />
sous la cendre, et qui lui donnait la peau-de-poule... Que1s dangers encore s'amassaient sur sa tête,<br />
sur la tête de l'enfant ? ... Avec Polyte, savait-on jamais ?<br />
Le petit avait quelques mois, lorsque le Pasteur, au cours d'une de ses tournées<br />
d'évangélisation, passa par Grand-Gaube.<br />
Il monta jusqu'à la case de Deux-Boutiques: c'était un petit homme replet, un anglo-mauricien<br />
très digne, très doux, très onctueux qui, pour dire bonjour, avait déjà une voix de prédicant. On lui<br />
présenta le bébé; tous les Sansdésir, qui l'avaient accompagné, l'entouraient. Le grand-père, parrain,<br />
proposa le nom d'Abraham; le Révérend suggéra plutôt Samuel ; il fit une courte homélie :<br />
- Donnez-lui donc le nom du dernier juge d'Israël; qu'il ait, comme le grand prophète, le don de<br />
justice et le don d'ingéniosité. Je demande au Seigneur que cette jeune tête répande autour d'elle<br />
l’apaisement, comme l'autre Samuel consolida l’amitié d’Israël, uni sous un seul roi !<br />
De compagnie avec les premières dents, parurent les vrais cheveux; c'étaient des mèches plates,<br />
très noires et lisses, qui s'allongeaient, s'allongeaient sans boucler comme boucle l'étoupe des crânes<br />
africains. Polyte en suivait la croissance avec une ironique attention; chaque jour, en rentrant de la<br />
mer, il se penchait sur la tête du petit Samuel et il affectait, chaque jour, la même surprise muette. Dès<br />
qu'il approchait son dur visage, l'enfant se rétractait, pris de peur; Grand-Guèle, alors, prolongeait à<br />
plaisir son examen; parfois même il touchait une mèche, la lustrait du bout de son ongle, comme pour<br />
en bien constater l'étrangeté. Samuel se mettait à crier, et Becca apeurée n'osait l'éloigner de Polyte,<br />
dont les lèvres se plissaient en un sourire ambigu. Dès que son mari avait tourné le dos, elle serrait<br />
Samuel contre son coeur, elle le couvrait, de baisers goulus, elle lui murmurait d'incohérentes<br />
protestations de tendresse et des promesses de protection.<br />
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A cette époque, survinrent les troubles annoncés par Céline : Samuel fut pris de convulsions<br />
qui raidissaient ses petits membres, tordaient sa bouche et faisaient chavirer ses pauvres yeux affolés;<br />
Becca pensa mourir de peur. La première crise passée, elle courut jusque chez la guérisseuse, qui eut<br />
vite fait de lui indiquer le remède: une goutte d'essence de térébenthine au creux du nombril, pour<br />
arrêter net les spasmes: un vermifuge à chaque pleine lune.<br />
Les choses allèrent mieux.<br />
Dès que Samuel eut « percé» ses oeillères, sa santé devint tout à fait satisfaisante; il se fortifiait<br />
et grandissait rapidement ; ses petits muscles s'affermissaient.<br />
Bientôt, il ne se contenta plus de grouiller sur la natte ; il gagnait le sol de terre battue, rampait<br />
vers les pieds du lit ; ce n'était pas chez lui simple désir de mouvement, mais aussi besoin de s'in-<br />
former: ses menottes exploraient tout ce qu'elles rencontraient ; son front se heurtait à la caisse à<br />
provisions, et apprenait que le bois est dur.<br />
Becca tremblait dès qu'elle devait le laisser seul, même un court espace de temps; un jour, en<br />
rentrant, elle avait trouvé renversée la jatte de lait; une autre fois, Samuel était presque écrasé par<br />
l’escabeau qu'il avait fait basculer.<br />
Aussi, quand elle se rendait à la boutique pour acheter ses «commissions», le portait-elle<br />
toujours à califourchon sur sa hanche ; mais comment s'encombrer de lui lorsqu'elle allait à la verdure<br />
pour les cabris, lorsqu'elle descendait remplir les touques à la fontaine ?<br />
Dès qu'il put trotter derrière elle, Becca se fit accompagner par son fils. Le voyage jusqu'au<br />
four-à-chaux devenait une grosse affaire; non seulement les petites jambes faisaient de petits pas, mais<br />
souvent elles s'immobilisaient: Samuel était en arrêt devant un scarabée rouge au dos d'une feuille de<br />
veloutier, ou devant un attelage de fourmis «grand-galop» qui transportait une mouche morte.<br />
Aux premières sorties, Samuel ne quittait pas l'ombre de sa maman; si au retour, la tête enfouie<br />
dans le fagot d'accacia, elle marchait un peu trop vite ou ne remarquait pas que le petit avait fait halte<br />
devant une fleur de vieille-fille, celui-ci, dès qu'il s'apercevait que dix pas le séparaient de sa maman,<br />
se mettait à pleurer et à pousser des cris. Le plus souvent, même, i1 marchait tout contre elle, les doigts<br />
accrochés à sa jupe.<br />
Mais bientôt il s'aguerrit. Pendant que Becca tirait sur les branches sèches ou tranchait de sa<br />
faucille les pousses tendres, il s'éloignait un peu ; elle le retrouvait en conciliabule avec un lézard au<br />
71
ien émiettant un nid de mouches-maçonnes, d'où tombaient de petites araignées vertes, toutes<br />
fraîches, qu'on aurait cru vivantes mais paralysées. Souvent, il dérangeait la jeune femme dans sa<br />
besogne : par exemple, il lui portait une coccinelle écarlate, ponctuée de noir et, par ses gestes, par ses<br />
bredouillements, par des demiphrases, il faisait comprendre ce qu'il voulait ; il n'avait de cesse que sa<br />
maman ne recommençât le jeu l'autre jour: la bête était mise sur la paume étroite de sa main largement<br />
ouverte et Becca chantait: « P'tit poule Bon-Dié, P'tit poule Bon-Dié, montrez-moi cimin paradis, »<br />
jusqu'à ce que l'insecte eût ouvert la petite boîte ou il cache ses ailes et se fût envolé.<br />
Quand Polyte, rentré avant sa femme qu'attardait beaucoup tous ces manèges du petit, les<br />
voyait venir, gravissant le sentier avec l'allure lente d'un enterrement de gens riches, il grommelait<br />
entre ses dents on ne sait quelles réflexions ou quelles menaces; il se taisait avant que Becca fût à<br />
portée d'entendre et il l'accueillait seulement par un haussement d'épaules.<br />
Les jours passaient et Samuel grandissait, alerte, plus vif que fort, mince, nerveux toujours.<br />
Maintenant qu'il possédait bien ce merveilleux outil qu'est le langage, il harcelait les gens de<br />
questions. Polyte l'écoutait à peine, ou en faisait semblant, et ne lui répondait que par des bourrades; il<br />
se rabattit entièrement sur sa maman; il l'interrogeait sur des sujets auxquels elle n'avait jamais pensé:<br />
d'où vient la mer à la marée montante ? pourquoi le soleil levant souffle-t-il la brise devant lui?....<br />
Comme toutes ces choses étaient bien au-dessus de son intelligence, elle se contentait de répondre :<br />
- Coumment to bête, mo pitit! coumment to bête coumme ça?<br />
Et elle secouait son crâne étroit, rempli de notions simples et pratiques.<br />
72
CHAPITRE X<br />
SAMY<br />
Voici Pintadée: elle conduit ses poussins vers la case; elle se dépêche tant qu'elle peut, elle fait<br />
de grands pas où se devine l'envie de courir. Mon Dieu, elle a été trop vite ; il lui faut revenir vers le<br />
pépiement des petits qui se bousculent, qui trébuchent, qui se relèvent ; elle les rassemble, elle repart<br />
avec des gloussements d'impatience... C'est que Pintadée a entendu la sourde cadence du pilon;<br />
Pintadée sait bien que, tout à l'heure, Becca va vaner le riz et que les « têtes » sont, par privilège<br />
spécial, réservées aux tout jeunes poussins.<br />
Samuel, assis au bord de la varangue, s'amuse de tout son coeur à regarder venir la «mère-<br />
poule» et les douze boules de duvet qui la suivent, portées en avant par des pattes si rapides qu'on les<br />
voit à peine.<br />
Près de lui, sa maman pile le riz : elle s'incline, saisit le lourd « bât-on» en bois-de-natte et,<br />
cambrant les reins, le lève à bout de bras; puis elle le laisse retomber, accompagnant sa chute d'un «<br />
han» ! régulier qui ne marque ni la fatigue ni l'essoufflement, mais seulement le rythme de la<br />
besogne.<br />
Un condé noir retient ses cheveux ; du noeud, sous la nuque, passent deux pointes étroites et<br />
raides comme des ailes; on dirait qu'elles vont s'envoler chaque fois que la tête, ayant suivi la<br />
retombée du pilon, s'arrête, brusque, avant de se relever - et leur manège enchante Samuel autant que<br />
l'allure affairée de Pintadée.<br />
Est-ce que la vie n'est pas un long jeu ? On joue à piler le riz, à manger, à aller chercher du bois<br />
sec; on joue à se chauffer au soleil ; on joue à ne rien faire. Les parents jouent quelques fois à se<br />
disputer. Tout ça, c'est pour le plaisir des enfants, Samuel le sait bien.<br />
Ah ! comme il serait heureux, s'il pouvait expliquer cela à quelqu'un - cela et mille autres<br />
choses qu'il a découvertes…. Mais Maman ne l'écoute jamais; elle secoue la tête et ne manque pas de<br />
lui dire:<br />
73
- Coumment to bête, mo pitit !<br />
Il parle aux cabris, aux poules, même aux arbres et aux roches; «dans la journée,» quand<br />
Maman avait tendu la lessive sur la corde, entre la case et le manguier du bout, n'a-t-il pas été causer<br />
avec le pantalon que la brise gonflait comme un bonhomme sans- tête et sans bras? Mais c'était causer<br />
«comme-ça-même !» Il savait bien que le bonhomme en percale bleue ne lui répondrait pas plus que<br />
ne le ferait, si elle était interrogée, l'hirondelle d'indienne noire qui s'accroche au chignon de Maman !<br />
Tout à coup, des voix batailleuses arrivent du grand-chemin; Samuel court voir. Ce sont deux<br />
enfants qui reviennent de l'école et se disputent: l'un d'eux est Bébert Titbois, le fils du voisin; l'autre,<br />
un créole-malabare qui doit demeurer loin, car i1 porte en sus de son ardoise un tinpot pour son<br />
manger.<br />
Les deux petits chamaillent ferme :<br />
- Toi qui bizin faire Zallemand !<br />
- Non, to-même Zallemand!<br />
- Zamais, to-même!<br />
Samuel ne comprend pas. Comment devinerait-il qu'à l'école on leur a parlé de blancs qui se<br />
battent dans l’aut’peille? et que les enfants se pressent de jouer à la guerre pendant qu'il en est encore<br />
temps, puisque, là-bas, la vraie guerre ne doit durer que trois mois ?<br />
Mais personne ne veut être l'Allemand. Le jeu finit par des horions pour de bon; Bébert a le<br />
dessous; il se met à pleurer à chaudes larmes et le petit Indo-créole détale, sans attendre les représailles<br />
de Mâme Titbois.<br />
Un doigt dans la bouche, Samuel médite... L'école !... Mâtin ! Comme ça serait amusant d'aller<br />
à l'école !... il y aurait d'abord une longue promenade le matin, puis une autre le soir !... Il Y aurait<br />
aussi des camarades, des tas de camarades, qui ne se feraient pas prier pour causer, pour écouter vos<br />
histoires, pour vous répondre… L'École !.... bonheur des jeux bruyants, héroïsme soudain révélé des<br />
batailles au bord du chemin!<br />
Samuel court à sa maman, la tire par la jupe ; en passant, il a dérangé la Pintadée, qui<br />
s’ébouriffe; mais la poule ne l’intéresse plus ; elle a beau faire «Kioup ! Kioup ! Kioup ! » pour<br />
74
convier ses poussins au festin de « tête-de-riz» que leur jette Becca, Samuel ne s'occupe point d'elle ;il<br />
a autre chose en tête.<br />
- Maman, je veux aller à l'école de Ma-soeur!<br />
Becca n'en croit pas ses oreilles ! Est-ce que Samuel perd la raison? Elle ne se contente plus de<br />
le juger bête, « bête jusqu'à tant-pire» ; elle lui déclare avec compassion :<br />
- To foucat, mo pauv' pitit !<br />
Mais Samuel tient à son idée:<br />
- Je veux aller à l'école ! Mon Dieu! comme les enfants sont têtus !... d'autant plus<br />
têtus qu'ils ont dans le congo une idée plus saugrenue. Becca secoue la tête; elle se débarrasse<br />
du petit par une réponse vague, qui n'engage à rien :<br />
- Bon ! va jouer!<br />
Demain, se dit Becca, il n'y pensera plus. Ah! ben, oui ! Le lendemain, et le surlendemain, et<br />
tous les jours, ce fut le même refrain: « Je veux aller à l'école !»<br />
A la fin Becca, dont la propre résistance commençait à fléchir, dit au petit:<br />
- Si tu veux aller à l'école, il faut demander à Papa.<br />
- Demande-lui, toi, Maman... Moi, je veux aller à l'école !<br />
- Bon, bon, nous verrons !<br />
Pendant plusieurs jours encore, Samuel la harcela ; elle était maintenant presque consentante,<br />
mais comment aborder Grand-Guèle? On ne se parlait guère que pour les choses indispensables; et<br />
jamais, au grand jamais, on ne s'entretenait du petit.<br />
Enfin un soir que Polyte, ayant fait très bonne pêche, semblait moins maussade que de<br />
coutume, elle lui jeta à brûle-pourpoint et sans lever les yeux, sans cesser d'écumer sa marmite :<br />
- Tu sais, Polyte, le petit veut a11er à l'école de Ma- soeur !<br />
Ne recevant pas de réponse, elle se décida, une fois la marmite remise sur le feu, à regarder<br />
Polyte: il riait, il riait d'aussi bon coeur que cela fût possible à sa nature taciturne : c'est-à-dire d'un rire<br />
silencieux qui retroussait ses lèvres méprisantes et découvrait toutes ses dents de tazar.<br />
- Ah ! ben, qu’est-ce que tu dis?<br />
75
Toujours muet, Polyte se leva, secoua plusieurs fois les épaules, et alla flâner dans les parages<br />
de la case aux cabris. Evidemment, en cette occasion comme en toute autre, il tenait à marquer que<br />
Samuel ou rien, c'était la même chose pour lui…..<br />
Puisque Grand-Guèle n'avait pas dit non, Becca se décida à conduire, dès le lundi suivant, son<br />
petit Samuel à l'école.<br />
C'est Ma-mère, elle-même, qui les reçut; avec une grande patience, elle écouta les confidences<br />
de la jeune: femme, qui détaillait les vertus de son enfant, insistait sur son extrême jeunesse,<br />
réclamait une spéciale indulgence pour ses espiègleries qui n'étaient, à tout prendre, que la marque<br />
d'un esprit précoce.<br />
- C'est bien, ma fille, c’est bien!<br />
Le chapelet des recommandations s'égrenait: pensez donc, un petit qui n’avait jamais quitté la<br />
jupe de sa maman ! Ma-mère regardait avec une attentive curiosité ce visage de six ans, bizarre et<br />
énigmatique. Les dents, en se développant, avaient poussé en avant les gencives et les lèvres ; aussi la<br />
bouche, une vraie bouche de poisson, imprimait-elle au bas de la face une expression de stupidité qui<br />
contrastait singulièrement avec l'intelligence du regard vif et du front large. C'était donc ça, le fils de<br />
Polyte GrandGuèle ? Dans tout Grand-Gaube, sa naissance avait été commentée à huis-clos... cela<br />
avait fait assez de bruit pour que, par les feuillures mal jointes, par les fentes ou par les, trous de<br />
serrure, les gloses filtrassent au-dehors, s'étendissent jusqu'au Couvent où, trouvant la porte fermée<br />
aux potins, elles avaient pénétré par la fenêtre entr'ouverte. Ma-mère, la main posée sur l'épaule de<br />
Samuel, l'attira doucement vers elle ; si bien qu'il glissa, sans presque s'en apercevoir, du refuge de la<br />
jupe maternelle à la protection de la cornette blanche, dont l'ombre le couvrait. Répondant à une<br />
dernière recommandation de Becca, Ma-mère assura :<br />
- C’est entendu, ma fille, il ne dira pas la prière avec les autres, puisqu'il est protestant.<br />
A l'école, ou il était un des plus jeunes, il connut d'abord les agaceries qui accueillent le dernier<br />
venu ; petit, mince; moins débrouillé que les autres enfants qui avaient grandi a l'aventure, sans surveillance,<br />
il semblait une facile victime.<br />
Dès le troisième jour, en pleine recréation, un petit garçon-celui-là même qui, le mois passé,<br />
jouait à la guerre avec Bébert Titbois - lui jeta une peau de banane à la figure en criant :<br />
- A-là pour toi, croisé Bouletangue !<br />
Samuel ne devina pas la portée de l'injure; mais le geste suffisait, et les rires bruyants des<br />
autres enfants ; il se redressa de toute sa courte taille et fondit sur son agresseur ; la monitrice intervint<br />
tout de suite, mais Samuel avait eu l'attitude qui convenait : désormais, on le respecta. On se prit même<br />
76
à l'aimer pour sa gentillesse et ses idées cocasses. En moins d'un mois, il était devenu le favori de<br />
l'école.<br />
Entre tous ses camarades, il s'attacha surtout à son insulteur des premiers jours, un petit garçon<br />
impulsif et taquin mais pas méchant pour un sou; il se nommait Ramsaroup, mais on l'appelait Ram;<br />
son père était un sirdar enrichi, « gros planteur» établi à moitié-chemin du Moulin-Cassé. Et les deux<br />
enfants se lièrent si vite, moins parce qu'ils faisaient route ensemble matin et soir qu'à cause de mille<br />
affinités communes qui les rapprochaient.<br />
Ram était un ardent travailleur et Samuel aborda lui aussi l'étude avec entrain, car il avait un<br />
goût très vif pour l'inconnu. L'alphabet l'amusa comme un grimoire à déchiffrer et il retint facilement<br />
la série des nombres anglais, parce que cela s'apprend en chantant et qu'une chanson nouvelle, c'est<br />
toujours bon à attraper. Mais dès qu'il savait une chose, il ne s'y intéressait plus. Pour qu'il apprît à<br />
épeler, il fallut lui montrer les gros livres « pleins» d'images hautes en couleur et le persuader que<br />
l'abécédaire est la clé qui ouvre les enchantements dont sont couverts les petits espaces entre les<br />
«gravures.» Son esprit était ainsi fait, qu'il se dégoûtait du travail, dès que le travail cessait d'être une<br />
découverte.<br />
Malgré tout le zèle de Ma - soeur,-d'ailleurs médiocrement secondée par la monitrice,<br />
Mamzelle Héloïse- on ne put indéfiniment réussir ce jeu difficile de draper autour des plates leçons les<br />
attraits d'un inconnu sans cesse renouvelé, et d'éveiller pour susciter chaque effort les curiosités d'un<br />
explorateur vite blasé. Bientôt le charme cessa d'opérer et Samuel devint un petit être machinal qui<br />
ânonnait avec les autres : «Soleil, zisseunn! Laline, zi moune! Zananas, paniépoule! Plime, penn! !!<br />
Il comprit que l'étude, les heures de somnolente récitation sous le parasol du grand badamier ou<br />
les séances d'hébétude devant l'ardoise, tout ça c'est la rançon ennuyeuse mais nécessaire des moments<br />
de liberté, de la récréation, des flâneries au long de la plage avant l'heure de l'école ou après la cloche<br />
du soir, des retours avec Ram, dans l'apaisement du jour finissant. Et Samuel se résigna, demandant<br />
seulement aux intervalles de détente de lui donner en dédommagement toute la joie possible.<br />
Il se mit à apprendre la mer; car, enfant de pêcheur, vivant à quelques pas du rivage, il était<br />
demeuré jusqu'ici un petit pastoral, uniquement préoccupé des cabris et des poules, des plantes, des<br />
broussailles, du chauffage, de la lessive. Le plus souvent, la c1asse terminée, les écoliers vaguaient<br />
ensemble sur les pointes aiguës des bancs de lave ou sur le sable spongieux des criques ou le pied<br />
77
laisse une empreinte profonde. Samuel, s'instruisait des mouvements de la marée, disputait aux autres<br />
les rameaux de fucus venus des brisants et tout couverts de fruits transparents que l'on fait éclater entre<br />
les doigts; il s’intéressait aux coquillages, aux cent-brasses qui se dilatent dans les flaques tranquilles,<br />
aux cabots qui ricochent d'une roche à l'autre.<br />
Sur le tard Ram, qui restait toujours à travailler avec Ma -soeur, rejoignait la petite troupe;<br />
Samy se faisait tirer l'oreille pour le suivre tout de suite; mais il cédait bientôt et les deux enfants<br />
remontaient ensemble; tout le long de la route, Ram entretenait son ami de ses rêves d'avenir : des<br />
rêves ambitieux mais à la réalisation, desquels il tendait des maintenant toute Son énergie bien<br />
disciplinée. Pour la vingtième fois, Samuel l'entendait résumer en trois phrases ses chères aspirations :<br />
- Mon papa porte langouti; moi, j'ai un caneçon de toile : je veux que mes fils mettent du<br />
«linge» d'étoffe et des souliers!<br />
Un soir, Ram s'était étendu avec complaisance sur le programme détaillé de ses succès : il<br />
obtiendrait une bourse primaire, qui le ferait passer de l'Ecole de Ma- sœur au Collège Royal; là, il tra-<br />
vaillerait dur ; il serait le premier toujours, le premier partout ! A la fin, il attraperait la grande-bourse,<br />
que le Gouvernement donne aux jeunes gens pour aller en Angleterre prendre une profession: il se<br />
ferait docteur, ou avocat, ou député.<br />
Samuel, incapable de batir pour son propre compte des projets très hauts ou très lointains, se<br />
passionnait aux prédictions de Ram; l'entretien se prolongeant, les deux petits s'était arrêtés au bord du<br />
chemin, devant la case des Lavictoire.<br />
Tout à coup, Grand-Guèle survint… D'où sortait-il? Les enfants ne l'avaient pas vu approcher.<br />
Il avait les yeux plus méchants encore que de coutume; d'un seul grand geste autoritaire il chassa Ram,<br />
le balaya comme il eût balayé une ordure déposée devant sa porte :<br />
- Va-t-en, cochon de Mal’bare, fils de chienne!<br />
Se tournant vers Samuel, il ajouta :<br />
- Toi, conduis encore des Malabares chez moi, hein! Je te casserai la barre du cou !... C'est<br />
assez de la place que tu tiens dans ma case, vermine !<br />
Le petit fut terrorisé: jamais jusqu'à ce jour, son papa ne lui avait parlé si durement; à<br />
l'ordinaire, il se contentait de gestes contenus et de regards mauvais. Cette explosion impliquait une<br />
colère énorme, qui ne se maîtrise plus! Quel danger insoupçonné jusqu'ici menaçait donc sa chère<br />
amitié pour Ram !<br />
78
Plus que jamais, il faut être circonspect, subir le supplice de l'école, puisque l'école est le prétexte qui<br />
réunit les deux amis.<br />
Ah ! l'école !... Tchitte!<br />
Là-même-là, sous la fenêtre, la mer déchire de la soie ; un peu plus loin, les serins s'égosillent<br />
au faîte des filaos; la lumière se met en frais et coule son miel blond à travers la résille des aiguilles !<br />
Eh ! bien, mon ami, n'écoute pas les serins, n'écoute pas la mer, ne pense pas aux rayons qui<br />
jouent couque dans la feuillée. Tiens ! voici des mots, de longs mots: tu vas les épeler, les émietter, les<br />
casser en petits morceaux, comme les condamnés cassent du macadam au bord de la route !... Et puis,<br />
fais ceci ; et puis, fais cela; et puis compte cent, deux cents, trois cents, mille, dix mille, un million!<br />
Est-ce que ça a le sens commun, tout ça? Qui jamais a nombré au-delà de deux cent, de trois cents<br />
peut-être. Des mille, des millions, ça existe-t-il, ailleurs que dans la tête de Ma-soeur et de Mamzelle<br />
Héloïse ? Mamzelle Héloïse ! Encore une, oui ! une lipou-poule toujours à «tracasser votre vie» pour<br />
un oui, pour un non, pour rien!<br />
Il n'y a que Ram d'assez fou pour se passionner, malgré tout, à apprendre ces sornettes, pour<br />
s'entêter à les retenir - à retenir tout: ce qu'il comprend, et ce qu'il ne comprend pas!<br />
Ram apprend méticuleusement qu'il y a quatre saisons, qu'en décembre il fait froid: si froid que la<br />
neige couvre les campagnes!<br />
Froid en décembre ! Sûr, c'est pour se moquer de Ram que les cigales, tout à l'heure se sont<br />
mises à grincer si fort et que le soleil, descendant sur son chemin de poussières d'or, est venu allumer<br />
les lettres blanches sur le tableau noir !<br />
La neige, comment que ça peut-être? Est-ce que c'est une chose vraie, vraie même ou bien est-<br />
ce plutôt comme ce froid de décembre, dont il faut se souvenir, auquel il faut croire.<br />
Samuel n'apprend pas le catéchisme, mais il a entendu ses camarades parler de mystères ...<br />
Tout ça, c'est peut être des mystères Justement, ils y sont maintenant, à la leçon de catéchisme ;<br />
Samuel est seul sous la varangue; les autres, dans la classe, récitent: «Créateur et souverain maître de<br />
toutes choses ... Créature intelligente, faite à l'image de Dieu ». Samuel entend, mais ne comprend<br />
pas…. est-ce que Bébert comprend, et Ram, et Zèf, et tous, même Zean-Zean? Ah ! Zean-Zean ! Une<br />
créature intelligente, lui?... Samuel tire la langue à l'image que lui renvoie la vitre de la croisée ; hein<br />
! ça, cette tête cabossée de Samuel, c’est le portrait du Bon-Dieu? Pauvre Bon-Dieu !... Comme<br />
Samuel rit !...<br />
79
Un matin, sans préméditation, il a quitté sa case plus tôt que de coutume, n'attendant ni Ram ni<br />
Bébert !.... Pourquoi? Peut-être parce que la mer et le ciel, à l'horizon, échangeaient des sourires d'un<br />
tel bleu? Peut-être à cause de cet oiseau Régnard qui faisait rebondir son « turup ! tup !» d'un arbre à<br />
l'autre en indiquant le chemin du village? Peut-être pour rien; peut-être parce qu'il était écrit au livre<br />
de sa destinée que Samuel devait, ce jour-là, arriver au chemin de l'église si tôt, si tôt, qu'il n'y<br />
trouverait aucun adversaire pour une partie de nail, en cette pleine saison des toupies ... non, personne,<br />
même pas Paulot qui habite au dispensaire, tout à côté !<br />
Que voulez-vous que fasse un gamin qui se trouve seul, absolument seul à cinquante pas de la<br />
mer ? ... Il descend jusqu'à la plage, pas vrai ? - en évitant, bien entendu, le débarcadère, de peur des<br />
mauvaises rencontres: Gaspard Titbois, Papa Grand-Guèle surtout, ce Papa épouvantail ! Est-ce sa<br />
faute, à Samuel, si l'eau se met à frissonner comme l'huile, quand elle bout dans la caraille de Mounie,<br />
la marchande de gâteaux-piment ?<br />
Les muletons !<br />
Vite, un drap, un mouchoir, un linge quelconque !<br />
- Boîte! Samuel n'a rien sous la main, pas le moindre chiffon. N'importe, il descend dans l'eau<br />
et les mille aiguilles d'argent fuient, vont ravauder la mer un peu plus loin, là-bas; Samy avance, son<br />
ombre le précède et chasse les muletons... toujours un peu plus loin, vers le couchant... on avance tout<br />
doucement, les poissons tirant l'enfant derrière eux, comme par un fil invisible.<br />
Tiens ? la cloche! Comme elle sonne dur ! Ce doit être Mamzelle Héloïse qui «hisse» la corde.<br />
La cloche, et Samuel vient d'atteindre le mur du barachois ; en courant, c'est au moins cinq bonnes<br />
minutes avant d'arriver à l'école, tout essoufflé ; et là, on sera boursaillé raide par la monitrice!<br />
Comme l'eau caresse doucement les pieds de Samuel! Comme elle est tiède! Au diable Mamzelle<br />
Héloïse!<br />
Est-ce hier, ou avant-hier que la lune était nouvelle? Samuel ne se rappelle plus bien; mais c'est<br />
dommage que depuis si longtemps déjà la marée ait commencé de remonter ; s'il y avait songé, il serait<br />
venu plus tôt; il aurait poursuivi les cabots, les lalos, dans les six pouces d'eau qui s'étendent si loin, si<br />
loin! ça sera pour une autre fois.<br />
Aujourd'hui, il se contentera de jouer sur le sable jaunâtre et mou ; il cassera la tige de corail<br />
qui tient, comme des champignons noirs, tous ces galets épanouis sur la plage depuis le four a chaux<br />
jusqu'au campement Vernel, et que la mer couvrira tout à l'heure.<br />
80
Il s’appuie à ces grosses pierres qu'une croûte de coquilles dures et pointues hérisse, depuis la<br />
ligne d'eau jusqu'au sommet ; aussitôt, la roche se desquame; les coquilles roulent à la mer avec un<br />
cliquetis pareil à celui du chapelet de Ma- soeur, quand elle passe entre les tables.<br />
Ainsi, tout le long du jour, le petit erre de ça de là, s'amusant de tout et de rien: de la mer qui,<br />
comme une bête apprivoisée, lui lèche les pieds; de l'herbe toute bruissante d'insectes, du jeu de la<br />
brise dans les branches, du chant des serins qui lui parvient de loin, de près, de tous côtés, sans être<br />
canalisé par 1'ouverture d'une croisée. Le remords- une peur bénigne, plutôt – délaie dans son plaisir<br />
une pointe d'agréable amertume: juste, assez pour lui donner le goût délicieusement agaçant de la<br />
chair du pamplemousse.<br />
Mais, à mesure que l'ombre des filaos s'étire sur la pelouse, voici que l'amertume s'intensifie,<br />
masque peu à peu la douceur de l'heure fugitive, finit par noyer toute joie.<br />
Il rentra chez lui tout penaud dormit mal, et ce fut un Samuel bien appréhensif qui, le<br />
lendemain matin, répondit «Présent» quand Mamzelle Héloïse fit l'appel Toute la journée, il demeura<br />
sur le qui-vive; mais rien, ne se passa: son absence n'avait donc pas été remarquée ?<br />
Oh ! alors, ce qu'on s'en donnerait, à la marée de pleine lune !<br />
Il prit l’habitude ponctuelle de, caper à chaque marée de vives-eaux.<br />
Insuffisamment intéressées aux choses de la mer, ni Ma- soeur, ni Mamzelle Héloïse ne<br />
remarquèrent la régularité de ces absences bi-mensuelles ; mais il n'en allait pas de, même pour les<br />
écoliers qui, trois jours d'avance, se poussaient le coude en prédisant :<br />
- Voilà la lune nouvelle !... Samy se prépare!<br />
Ils le pressaient de questions:<br />
- « Quel côté» tu passes ces journées ?... Qu'est-ce que tu fais de ton temps? ... Laisse-moi<br />
venir avec toi !....<br />
Mais Samy se dérobait. Il avait l'air de tomber des nues: qu'est-ce qu'on lui voulait?<br />
C'est qu'il tenait à entourer ses fugues de discrétion: pas seulement par prudence d'enfant<br />
entraîné des sa naissance au jeu de se cacher, de toujours porter un masque à cause de ce bonhomme<br />
renfrogné qui restait, pour lui comme pour les autres, le terrible Grand-Guèle - pas pour cela<br />
seulement, mais aussi parce que la dissimulation lui était un plaisir, un besoin inné.<br />
81
Il eût agréé un seul compagnon : Ram ; mais Ram justement, s’acharnait au travail et, pour rien<br />
au monde, n’aurait voulu prendre une heure d’étude ; et Samy en était un peu marri. Une autre ombre<br />
traversait la joie lumineuse de ces libres équipées : la peur de rencontrer Grand-Guèle. Aussi le petit<br />
combinait-il soigneusement ses horaires : le matin, s’il s’avait Polyte parti pour fouiner des ourites, il<br />
s’aventurait du côté du barachois et réalisait son vieux désir de poursuivre les petits poissons qui fuient<br />
dans l'eau mince ; armé d'une faucille, il essayait de les couper en deux et souvent il y parvenait;<br />
même, l'adresse lui venant, il réussit à se servir de sa faucille comme d'une arme de jet qui allait clouer<br />
les crabillons sur le sable.<br />
Au coeur du jour, il prolongeait les siestes dans le chiendent, sous la caresse de la brise qui a le<br />
goût de l'été; qu'il tourne un peu la tête, à droite ou à gauche, et il surprend tout le remue-ménage des<br />
bêtes qui glissent entre les brins d'herbe, qui grimpent aux tiges comme à des mâts de cocagne -des<br />
bêtes très petites qui paraissent très grosses, vues ainsi à la distance de deux travers de main.<br />
Venu l'après-midi il hantait les fourrés, le plus loin possible de Deux-Boutiques, dénichant<br />
bengalis et cardinaux, apprenant des lézards, des scarabées rouges, des scolopendres les secrets de<br />
leur existence muette et recluse.<br />
Un samedi, comme,Grand-Guèle était rentré de bonne heure pour réparer ses casiers, Samuel,<br />
pressé de fuir son voisinage, se glissa hors de la case.: il n'avait aucun projet ;i hésitait au bord de la<br />
route; l'idée lui vint de faire à Ram la surprise d'une visite; il partit vers le grand chemin qui conduit<br />
au Moulin Cassé et, par-delà le Moulin-Cassé, à Saint Antoine, à Poudre d'Or, à la Gare de Mapou, à<br />
tous ces lointains fabuleux.<br />
Assis sous sa varangue, Polyte était de fort méchante humeur: le bambou qu'on lui avait vendu<br />
n'était pas mûr; certaines lanières éclatent au lieu de ployer; en deux mois, le casier serait piqué, et le<br />
travail à refaire.<br />
Tout à coup, il entendit une petite voix:<br />
- Bonzour, M'sié Polyte!<br />
Il leva la tête; devant lui, Bébert Titbois se dandinait, tournant entre ses doigts un canotier<br />
veut de rebord.<br />
Quatre ou cinq autres gamins attendaient au bout du chemin, n'ayant pas osé s'approcher.<br />
- Bonzour, M'sié Polyte!<br />
- Qu'est-ce que tu veux, 'fant de chienne!<br />
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- Je viens chercher Samy, pour un coup de batatran.<br />
- Samy? N'y a pas de Samy ici ! Fanez, banne vacabonds !<br />
- Samy, M'sié Polyte! Samy, votre garçon!<br />
- Hein, Samy, mon garçon?<br />
Son fils, affublé d'un nom malabare! il suffoquait d'indignation :<br />
- Mon garçon, c'est Samuel, vous entendez : Samuel!<br />
Il criait de plus en plus fort;<br />
- Allons! fanez, banne massouarans!<br />
Fane ène lois, pend'gare mo faire ène malhèr!<br />
La troupe effarouchée s'était envolée depuis longtemps, que Grand-Guèle grognait encore :<br />
- Tas de cochons! Samy !... Moi vais leur en foutre, du Samy!... graine de démon, va !<br />
Carcassails de malheur !<br />
Lorsque le petit entra, assez tard, Polyte l'empoigna sans rien lui dire et le fessa d'importance ;<br />
les coups pleuvaient, rageurs, de plus en plus précipités. Samy, les dents serrées, ne pleurait pas; mais<br />
une double terreur l'envahissait: on ne pouvait donc rien cacher à son papa, puisqu'il avait su tout de<br />
suite que Samy revenait de chez Ramsaroup ? Et puis, allait-il maintenant prendre goût à ce jeu de le<br />
battre ? ... aïo, manman !... L'enfant regrettait déjà la peur qu'il avait connue jusqu'alors, la peur qu’il<br />
naît seulement des paroles dures, des mauvais regards ou des silences trop lourds.<br />
Samy (car, en dépit de Polyte, il était à présent «Samy» pour tout le monde) Samy, après cet incident<br />
perçut plus nettement que jamais le danger de ses escapades en pleine semaine; il voulut s'y obstiner<br />
tout de même, et la prochaine grande-marée le trouva en vadrouille auprès du campement Vernel ;<br />
mais à peine eût-il joué un petit quart-d'heure avec la mer, il décida de s'enfoncer dans les broussailles<br />
: toute la journée il ne pensa ,qu'à se cacher et la préoccupation de n'être point découvert ne lui laissait<br />
aucun désir de s'amuser.<br />
Il rentra le soir, écoeuré, meurtri de ces heures de fausse liberté, des heures hérissées de<br />
minutes peureuses: il avait la sensation de s'être roulé dans des raquettes! Aussi, pendant trois mois<br />
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fréquenta-t-it l'école avec une surprenante assiduité. Les camarades n'y comprenaient rien, même pas<br />
Ram à qui Samy s'était bien gardé de raconter l'algarade du samedi soir puisqu'elle se rattachait, dans<br />
son esprit, à l'aversion de GrandGuèle pour le petit créole-indien.<br />
Arrivèrent les vacances et Samy renoua son intimité avec la brousse et la mer ; à la rentrée, le<br />
lien était redevenu si puissant, que l’enfant fut sans force pour le rompre ; d'ailleurs sa peur, usée par<br />
temps, s'était réduite à des proportions fort raisonnables... Il recommença de maronner, mais avec<br />
circonspection.<br />
Un après-midi qu'il avait ainsi tiré très loin vers le soleil levant, une aubaine lui survint : un<br />
martin en quête de chenilles et de sauterelles l'avait guidé, par ses allées et venues, vers un vieux pied,<br />
de vaquois poussé, Dieu sait comment, au milieu d'un champ abandonné, envahi de «piquant » de<br />
toute sorte. Rampant sous les ronces, s'égratignant aux vieilles-filles, Samy était parvenu à l'arbre et<br />
avait eu la récompense d'y trouver au nid un oiseau tout juste garni des plumes jeunettes, et bien près<br />
d'essayer son premier vol. Quelle joie! Il lui ferait couper le filet par Bonhomme Vergogne, et lui<br />
apprendrait à parler... S'il l’avait osé, il lui aurait enseigné à crier tout le jour «Grand-Guèle! Grand-<br />
Guèle !» Mais jamais il n'oserait ! Il glissa le jeune martin entre sa chemise et sa peau, sans souci des<br />
poux-de-poule dont le grouillement lancinant s'épancha bientôt vers ses épaules, vers son cou, vers<br />
son ventre. Péniblement, à gestes embarrassés et précautionneux, il revint au sentier ; enfin il écarta le<br />
dernier sarment de framboise-marronne -un sarment plus gros, plus épineux, plus menaçant que tous<br />
les autres - et sauta du mur de pierres sèches. Il se trouva face à face avec Polyte qui se rendait à<br />
Melville par ce chemin détourné.<br />
S'il l'avait pu, le petit serait entré sous terre il ne devinait pas ce qui allait se passer…. il<br />
prévoyait seulement une formidable catastrophe, quelque chose qui dépassait les limites de son<br />
imagination.<br />
geste.<br />
Grand-Guèle fit un pas de côté pour éviter l'enfant et passa son chemin sans une parole, sans un<br />
Cette attitude épouvanta Samy plus que ne l'eût fait une immédiate correction, si violente fûtelle<br />
... Il savait bien que, pour attendre, il ne perdrait rien... Le châtiment devait grossir dans la pensée<br />
de son papa, grossir et mûrir comme, sous la terre, une patate que l’on tarde à arracher.<br />
Il attendit Ram à la sortie de l'école et lui conta ses alarmes ; puis il joignit Pâ-Vergogne et lui<br />
remit son petit martin, que le vieux consentit à garder quelques jours; l'oiseau n'intéressait plus guère<br />
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Samy ; sa joie était morte. Jusqu'au soir il erra, désemparé. Enfin, il lui fallut bien se décider à rentrer à<br />
Deux-Boutiques.<br />
Après un accueil tout à fait normal, Becca lui servit son assiettée de riz chaud, qu'un rougail<br />
au poisson-salé barbouillait du sang des pommes-d'amour mûres ; le pauvre petit coulait vers Grand-<br />
Guèle des regards de détresse; il ne pouvait avaler ... Sûrement, e vieux bourreau savourait la Joie<br />
sombre de suspendre ainsi l’orage sur la tête de sa victime apeurée.<br />
On alla se coucher, l'orage n'avait pas encore éclaté.<br />
Le lendemain, Grand-Guèle partit avant l'aube ; Samy à son tour quitta lacase, en route pour<br />
l'école, sans que Becca lui eût adressé aucune réprimande ...<br />
Ainsi donc, le bonhomme ne lui avait même pas rapporté la faute de Samy? Puisqu'il en était<br />
ainsi, puisque le vieux croquemitaine ne s'intéressait pas à ses frasques ou les considérait d'un oeil<br />
indulgent, plus rien à craindre ! Il pourrait prendre son plaisir à cœur-que-veux-tu! Ce n'est pas lui qui<br />
s'en priverait !<br />
Ses journées buissonnières ne se réglèrent plus sur le rythme immuable des syzygies! Il capait<br />
quand ça lui venait par la tête; à l'équinoxe de septembre il «manqua» trois jours de suite.<br />
Ma- soeur ne pouvait plus ne pas remarquer ces continuelles absences; Becca, fut mandée au<br />
couvent pour s'entendre révéler l'inconduite de son fils.<br />
tenir.<br />
Elle le semonça vertement et Samy promit tout ce qu'elle voulut, bien résolu d'ailleurs à ne rien<br />
Plusieurs fois encore, Ma-mère fit venir la jeune femme et lui remontra la nécessité de sévir. A<br />
chaque fois, Becca morigénait le petit qui jurait ses grands dieux de s'amender. Le lendemain, il<br />
oubliait ses serments et délaissait l'école pour la pelouse de chiendent.<br />
Becca jamais n'avait su vouloir; son énergie à contraindre Samy s'émietta dans cette guerre<br />
d'escarmouches ; à la fin, elle se découragea, elle abandonna la partie et le gamin n'en fit plus qu'à sa<br />
fantaisie.<br />
Quand l'école rouvrit ses portes, après l’épidémie de grippe espagnole, Samy n'y revint pas.<br />
C'était la libération définitive.<br />
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CHAPITRE XI<br />
SAMY GRANDIT<br />
Ma mère était bien triste: l'école se vidait. La classe boursière ne retenait plus que Ram et un<br />
manchot, Ie petit victor Larape ; dans les autres «standards» élevés, plus personne. C'est que<br />
l'Épidémie avait décimé la population laborieuse de Grand-Gaube et, dans chaque métier, des<br />
apprentis se formaient en toute hâte pour boucher les trous.<br />
Aussi le désoeuvrement de Samy ne laissait-il pas de faire scandale -et d'autant plus que,<br />
Pascal ayant été enlevé par la grippe, Polyte avait dû se contenter d'embaucher à sa place Hilaire<br />
Maille- tout, retour de Mésopotamie avec le «Labour Batalion» - un galvaudeux, un monsieur, un<br />
propre-à-rien, qui avait pris l'habitude de boire beaucoup et de travailler peu.<br />
Ce que l’on pouvait penser de lui, c'est ça qui soudait au petit Samy ! Le savait-il seulement ?<br />
Depuis quelque temps, le travaille une passion nouvelle: la convoitise de l'argent ... Une<br />
passion nouvelle? non pas, Précisément: plutôt un instinct né avec lui et qui attendait que fût passée la<br />
petite enfance pour s,'affirmer dans toute sa tyranique autorité: car, dès les premiers jours que sa<br />
mémoire puisse lui rappeler, n’a-t-il pas connu ce besoin d'acquérir, cette soif du gain pour le gain luimême?<br />
Samy n'est pas avare; il n'estime la possession que pour les jouissances immédiates qu'elle<br />
procure et, parmi ces jouissances, il compte en bonne place le plaisir de donner: pour ceux qu'il aime,<br />
pour Maman, pour Ram, il est volontiers généreux. Dès longtemps il a pratiqué la rapine, en<br />
choisissant seulement les « coups» qui promettaient un suffisant profit moyennant un risque raisonnable;<br />
mais il a surtout cultivé l'art des échanges, où le guida toujours un sens commercial très<br />
averti, Tout ça, voyez-vous, c'est de l'histoire ancienne ! Aujourd'hui, Samy rêve de gagner de bel et<br />
bon argent qui tinte au creux des mains croisées quand on demande aux camarades:<br />
- Devine combien y a là-dedans !<br />
Souvent Samy rejoignait Ram à la sortie de l'école ; ils faisaient route ensemble comme<br />
autrefois; Ram disait ses progrès, ses efforts, supputait ses chances de succès; Samy racontait ses<br />
amusements d'hier, ses projets de demain et insistait sur son grand désir de gagner de l'argent. Les<br />
deux petits trouvaient plaisir à marcher côte à côte, mais chacun n'écoutait que la voix de sa jeunesse<br />
égoïste qui parlait tout haut.<br />
Cet appétit de richesses inconnues; n'est-ce pas le mobile des lointaines aventures ? Samy<br />
suivit la loi commune ; ses explorations s'étendirent au loin; bientôt elles atteignaient vers le sud le<br />
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Bassin Humbert, au-delà de l'Anse Bonsergent, dépassaient la Pointe de l’Eglise Paresseuse au soleil<br />
couchant.<br />
En poussant dans cette direction, il devait naturellement rencontrer Quincois; la laideur du<br />
Bouletangue lui inspira d'abord une aversion voisine de la peur. Mais, soit hasard, soit manoeuvre de<br />
Quincois, Samy ne pouvait passer par la Cocoterie sans le trouver sur son chemin ; et l'homme lui<br />
adressait un bonjour cajoleur, essayait un bout de causette ; les premières fois, le petit tournait le dos et<br />
détalait; peu à peu il s'apprivoisa. Le Bouletangue lui devint alors un sujet d'amusement ; pour un peu,<br />
Samy se fût moqué ouvertement de son ridicule visage; ne songeant plus qu'il était lui-même fort mal<br />
partagé sous ce rapport; Quincois lisait la raillerie dans ses yeux; mais, sans s'offusquer, il lui offrait<br />
quelque grossière friandise ou des jouets rustiques façonnés de ses mains: sifflets ou mirlitons tirés<br />
d'une vieille gaulette de pêche, pirogue sculptée dans un bâton d'aloës, «palet-canette» fait d'un galet<br />
patiemment usé. Samy acceptait tout sans gratitude excessive ; de ce qui se mange - patates grillées,<br />
maïs pocpoc, il réservait la part de Ram ; souvent même il lui abandonna quelque joujou encore tout<br />
verni de nouveauté.<br />
Un matin de belle marée, Il passa au campement Sainfray et emprunta une fouine de son ami<br />
Sadou, le gardien - car Samy avait maintenant des intelligences partout. Il avait décidé d'essayer de<br />
fouiner des ourites ; Grand-Guèle y était lui-même occupé, et Samy ne douta point que son papa le<br />
verrait, le reconnaîtrait ; mais, que lui importait? Depuis bien longtemps, le bonhomme ne lui avait<br />
adressé la parole; il semblait résolu à oublier que le petit existât ; celui-ci jouissait d'une grande<br />
sécurité.<br />
Au bout de la matinée, il avait exploré un nombre incalculable, de coraux pour manquer une<br />
dizaine d'ourites; une seule s'était laissé franguer, une bête pas bien grosse qui avait tout de même<br />
donné au petit beaucoup de tintouin. Il la vendit quelques sous; c'était le premier argent qu ’ il eût<br />
jamais gagné ; il exultait.<br />
Le soir, il courut rejoindre Ram et lui montra les grosses pièces de bronze. Le petit Indien était<br />
nerveux car le moment du concours approchait ; ses yeux brillèrent d'envie en admirant l'argent<br />
gagné ; il engagea Samy à le mettre en lieu sûr, à commencer de se former un petit pécule ... Bah! la<br />
monnaie brûlait les doigts de Samy, qui avait eu toutes les peines du monde à la conserver jusqu'au<br />
soir, pour la faire voir à son ami!<br />
87
Toute la nuit, Samy songea qu'il lui fallait apprendre à fouiner convenablement ; le lendemain<br />
matin, il courut rejoindre Quincois, et le Bouletangue tout de suite consentit à l'emmener sur sa<br />
méchante pirogue; ils fouillèrent en Semble les coraux et Quincois enseignait au petit à distinguer les<br />
pattes au bord des trous, parfois les yeux au fond de la «cave»; il lui démontra comment on assomme à<br />
coups de gourdin la bête enlacée au manche de la fouine, comment on lui retourne la poche pour la<br />
paralyser. On vendit les ourites et Quincois fit à Samy sa part d'argent, comme à un associé. Ce geste<br />
acheva de conquérir l'enfant.<br />
Désormais, on les vit souvent ensemble; Samy apprenait beaucoup de choses, soit à terre soit<br />
sur l'eau; Quincois avait toujours quelque bon cadeau à lui faire ou quelque histoire amusante à lui<br />
conter. Parfois, il interrompait un de ses récits, pour harponner une mourgate, pâle fantôme fuyant<br />
sous le bateau; et Samy s'émerveillait également de l'adresse de son grand ami et des trouvailles de sa<br />
vive imagination.<br />
Au concours de fin d'année, Ram obtint la bourse, comme il l'avait prévu. Bientôt il partit<br />
habiter à l'Eau-Coulée, chez sa tante, la marchande de lait ; de là, il pourrait en une demi-heure de<br />
marche atteindre le College Royal de Curepipe.<br />
Tout naturellement, Quincois profita de ce départ; Samuel n'avait plus au monde, que deux<br />
affections: Maman dont, après tout, la société n'était pas amusante et Quincois qui, au contraire, se<br />
mettant sans effort à la portée du gamin, s'avérait un compagnon de plus en plus précieux.<br />
Bien sûr, Polyte avec ses yeux de «mangeur-de-poule» dut bien souvent reconnaître Samy,<br />
bordeyant avec Quincois sur sa pirogue pourrie; mais jamais il n'en parla à Becca, jamais il ne fit au<br />
petit la moindre observation. L'enfant apprenait la manoeuvre; à grand effort de tous ses muscles<br />
raidis, il parvenait à hisser seul la voile de goni; en se servant d'un moignon d'aviron, il s'évertuait à<br />
tenir dans le vent l'embarcation éculée, rapetassée comme un vieux soulier. Entre ces planches<br />
vermoulues, suintantes - il fallait écoper tout le temps - il se sentait en sûreté ; l'idée du danger ne lui<br />
venait pas: est-ce qu'un jeune terrien craint que le sol s'entr'ouvre sous ses pieds ?<br />
Un après-midi du mois d'août, Quincois dit à Samy, en lui montrant des trous ronds dans la<br />
plage de la Cocoterie :<br />
- Les bigornos-biches se sont enterrés ; viens ce soir, avant que la lune se lève : nous les<br />
ramasserons, quand ils sortiront dans la noireté.<br />
88
Le lendemain, Samy alla vendre les coquillages aux dames des campements ; Quincois lui<br />
avait fait la leçon ; il expliquait :<br />
- C'est des bigornos-biches, qu'on appelle aussi bigornos du Morne, Madame! On les voit<br />
rarement, et ça fait un très bon bouillon ... Non, c'est pas des bigornos-canards; ils n'empoisonnent<br />
pas, Madame, je vous garantis !<br />
Il revint à Saint-François avec une petite somme dont Quincois fui abandonna une part,<br />
comme d'habitude.<br />
Cette première affaire lui donna l'idée de commercer avec les «baigneurs».<br />
Certain jour, il offrait aux petits blancs des serins qu'il avait pris à la glu, ou des bengalis qu'il<br />
avait pris à la trappe; une autre fois, des gauris luisants vernis, ramassés vivants aux anfractuosités des<br />
roches et soigneusement dépouillés de leur bête.<br />
Une fois, une dame lui demanda :<br />
- Tu n'as pas de coquilles-à-ravauder?<br />
- J’en aurai dans quelques jours, Madame : elles sentent encore mauvais La « viande » ne fait<br />
que finir de pourrir.<br />
L'année suivante, il prépara pour la saison des bains une provision de gauris et de coquilles-à-<br />
bas ; il avait enfoui sous le sable, deux ou trois mois d'avance, les mollusques vivants; puis, la coquille<br />
vidée, il la lavait, il l'exposait longuement au soleil ; au moment voulu, il se trouva en possession d'une<br />
belle marchandise toute fraîche.<br />
Aux campements, on s'était habitué à la présence quotidienne de Samy; les petits Sainfray, les<br />
petits Vernel, tous les collégiens en rupture de pension, guettaient sa venue: on ne pouvait se passer de<br />
lui ; il était l'initiateur.<br />
Il les invitait, par exemple, à un combat de «soldats»: choisissant deux pagures de taille forte et<br />
à peu près égale, il attendait le moment où la bête, après avoir soulevé la large pince en spatule qui sert<br />
de volet à son habitation, proje tait au dehors ses deux gros yeux inquiets au bout de leurs tiges, puis<br />
ses cinq autres pattes : il la saisissait alors à plein corps et l'arrachait de sa coquille d'emprunt. Quand il<br />
avait ainsi délogé les deux «soldats», il jetait au loin une des coquilles; celui qui trouvait d'abord le<br />
seul gîte restant s'en emparait, y glissant adroitement son gros ventre gonflé, tendre comme le doigt<br />
d'un bébé naissant; Samy l'expulsait de nouveau et continuait son manège jusqu’à ce que les deux<br />
pauvres bêtes eussent enfin compris qu'il fallait conquérir l'unique domicile; elles se livraient alors un<br />
89
combat; mortel; les redoutables pinces cherchaient le ventre mou de 1'adversaire, finissaient par 1'at-<br />
teindre, par le déchirer.<br />
Les soirs sans lune, Samy faisait reconnaître à ses élèves, en abaissant le fanal jusqu'à fleur<br />
d'eau, la tâche à peine plus grise que fait le cordonnier plaqué contre sa roche; il est facile de le har-<br />
ponner, à condition de bien juger les distances sous l'eau - ce qui demande encore un entraînement<br />
spécial. Il leur enseignait comment on fait s'ensabler le breton en lui touchant le bout de la queue, et<br />
comment on doit fouiner la sole à mi-chemin de la trajectoire qu'elle trace dans le sable - car c'est un<br />
poisson malin: rendu au bout du sillage ou vous allez sûrement le chercher, il revient sur lui-même et<br />
se tapit là où rien ne vous le ferait soupçonner !<br />
A l'office, à la cuisine, au garage, Samy était aussi en très bonnes grâces; on lui donnait des<br />
rogatons ;une ou deux fois le chauffeur des Vernel, allant chercher du boeuf à Poudre-d'Or l'avait pris<br />
auprès de lui; il avait obtenu de Kissoun, le chauffeur des Sainfray, un bout de chambre-à-air ; du<br />
caoutchouc, découpé en lanières et monté sur une fourche de bois-sandal il avait fabriqué une «flèche»<br />
dont il se servait pour abattre les boulbouls ; ensuite, il vendait les chapelets d'oiseaux aux dames qui<br />
en faisaient d'excellentes fritures.<br />
Avec Quincois, on organisait, une ou deux fois pendant la saison, des pêches aux chevrettes.<br />
Quelques serviteurs des campements trouvaient moyen de les rejoindre à la nuit, portant, qui des<br />
chiffons graisseux chapardés du garage, qui des morceaux de goni mis au rebut à Saint-Antoine ou<br />
ailleurs, après avoir servi à essuyer les machines. Les loques huileuses étaient ficelées au bout de<br />
longues perches; ces massals allumés, on entrait sans bruit dans la mer; le grand morceau de «<br />
moustiquaire» se déroulait lentement; aux deux bouts, les enfants battaient l'eau; les torches faisaient<br />
onduler sur le sable l'ombre de la seine et les chevrettes blondes, fuyant l'ombre, se jetaient dans la<br />
mousseline. Par les côtés s'échappaient toutes sortes de bêtes réveillées à l'improviste. Posté à l'un des<br />
bouts de la seine, Samy les guettait; d'un coup de faucille, il coupait en deux une petite trompette ou<br />
embrochait uu crabillon; malgré la lumière décevante, son regard demeurait infaillible. Cependant, les<br />
massals marchaient vers le fond de l'anse; des lambeaux enflammés s'en détachaient:, c'était sur l'eau<br />
une grésillante pluie de feu; les haillons s'éteignaient, dégorgeaient leur huile, et la mer s'irisait. Enfin,<br />
on arrivait au sec; les domestiques se partageaient les soles, les crabes blancs, les trompettes; les<br />
chevrettes, démaillées de la moustiquaire, étaient versées dans de petites tentes; demain Samy les irait<br />
vendre à sa clientèle balnéaire.<br />
90
Son négoce s'agrémentait ainsi toujours d'une partie de plaisir; il aimait l'argent; mais il ne<br />
l'aimait plus assez pour essayer d'en gagner sans s'amuser.<br />
Et pendant ce temps là Grand-Guèle, ayant congédie cet Hilaire vraiment trop fantaisiste et trop<br />
paresseux, trimait à bord du VIGILLANT, aidé seulement de Fifi!<br />
C'était à n'y rien comprendre !<br />
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CHAPITRE XII<br />
UN MÉTIER<br />
Polyte remontait seul du débarcadère ; indifférent et secret à son habitude, il affectait de ne<br />
point remarquer le bonhomme Vergogne qui, posté au débouché du sentier, sur le chemin de l'église,<br />
observait la mer avec une attention trop évidente, trop appuyée pour être naturelle. Comme Polyte<br />
allait passer, Vergogne laissa retomber sa main droite, jusque là tenue en abat-jour au-dessus de ses<br />
yeux, et interpella brusquement le vieux pêcher :<br />
- Eh! toi, Polyte! Ton garçon-là, est-ce que c'est un monsieur même, que tu ne lui fais pas<br />
prendre un état? Il touchera bientôt ses quatorze ans, si mon compte est juste ?<br />
Grand-Guèle toisa son camarade; depuis ce matin de dimanche où Samy était né, le rebouteux<br />
avait petit à petit gagné l'habitude de dire toutes ses façons de penser; Grand-Guèle le laissait faire,<br />
mais sans être lui-même jamais pris de court; il repartit du tac au tac:<br />
- Mâtin ! Vergogne, faut croire que tu es sorcier: en marchant-là même, je réfléchissais à ça!<br />
Seulement, voilà: je veux pour le petit un métier... mais un métier qui s'appelle un métier même! Si<br />
j’en faisais un longuanniste, hein ? Qui to maziné?<br />
maître.<br />
Vergogne était touché mais il n'en fit pas semblant; il répondit avec bonhomie:<br />
- Si fait, va! ça, c'est une idée !... .. On pourra te donner un coup de main, pour lui chercher un<br />
Polyte fit mine de tourner à droite, mais Vergogne l’arrêta de nouveau:<br />
- Sacré bougre de Polyte ! Dans son boursac y en a. plus de malices que d'écailles sur le dos<br />
d'un poisson! acoute ici !<br />
Vergogne tendait le bras vers 1'Ilot Cordonniers ; par cette claire journée de septembre le<br />
regard portait loin et Polyte fut forcé de voir le bateau de Quincois, mouillé près de l'îlot; on<br />
distinguait très bien Samy qui écopait à tour de bras. Le sacristain continua:<br />
- Toi, tu es en peine d'un état pour ton petit ? ... Alors, tout le monde ne voit pas que tu le<br />
laisses en apprentissage avec Quincois ? ... N'aie pas peur, mon noir : si Bon-Dié soulazé, avant<br />
longtemps il saura sur le bout de ses cinq doigts le métier de naufrage !<br />
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Les deux vieux étaient face à face; Vergogne vit une flamme de colère brûler les yeux de<br />
Grand-Guèle; mais, maître de lui-même comme toujours, Polyte croisa les bras et, feignant de se<br />
méprendre, il répliqua:<br />
- Il y a quinze ans que ton garçon fait ce métier-là avec moi, Vergogne! c'est bien le temps<br />
d'en parler, lorsqu'il est sur le point de me quitter!<br />
Puis il prit à sa droite et s'éloigna vers le grand chemin.<br />
A deux semaines de là, au moment où l'on achevait le repas du soir, Polyte dit à Samy,<br />
comme si c'était chose toute naturelle :<br />
- A compter de demain, tu «travailleras» sur le VIGILANT; tiens-toi prêt cette nuit, au<br />
coucher de la lune !<br />
93
Arria ton foc ! ...<br />
CHAPITRE XIII<br />
QUINCOIS<br />
Polyte noua le brin de vaquois enfilé par les ouïes encore palpitantes de quatre vieilles : c'était<br />
le dernier paquet; il le soupesa : un peu lourd, peut-être ? ... Bah ! ce n'est pas à lui qu 'on reprocherait<br />
jamais des paquets trop minguis !<br />
Il se leva.<br />
- Attention, Samy ! J'affale la voile…. Veille à la rentrer !... Bon!<br />
Le VIGILANT courut sur son erre, pendant cinq bonnes minutes; lorsque Polyte eut enfin<br />
mouillé son «câble», il se retourna encore vers Samy :<br />
- Quand le poisson aura été livré et le gréement rangé sous le hangar, tu iras à la case de ton<br />
grand-papa; je lui ai acheté un cabri de la race Salaine; tu le ramèneras ... Compris?<br />
- Oui, Papa!<br />
Ainsi, ça serait tous les jours la même chose: après la rude journée de pêche, commission par<br />
ci, bétail à fouiller par là, casiers à lever, casiers à poser, bouette à chercher; toujours quelque chose à<br />
faire, jamais une minute de répit!<br />
Non, il n'avait aucune chance de revoir Quincois avant dimanche, dans trois jours!<br />
Hélée du VIGILANT, une pirogue l'avait obligeamment accosté; Polyte et son garçon y<br />
lancèrent les paquets de poissons, par trois par quatre à la fois; puis le vieux y descendit aussi la voile<br />
tout enverguée, les avirons, les galles.<br />
En approchant du rivage, Samy reconnut tout de suite l'homme qui, assis sur ses talons au<br />
milieu du cercle des pêcheurs, souriait aux lazzis et répondait avec douceur. Son visage, d'un rouge<br />
cuivré, disparaissait en partie sous un cornet de feutre verdâtre, loque indigne du nom de chapeau;<br />
lorsqu'il relevait la tête, on remarquait l'avancée farouche des dents au-dessous des pommettes rondes,<br />
que vous eussiez dites sculptées dans la pulpe d'une mangue mûre; le menton fuyait, escamoté par la<br />
véhémence du maxillaire inférieur; l'autre mâchoire, vrai promontoire, repoussait la brosse raide des<br />
94
moustaches très noires; mais ce visage ridicule et laid était éclairé de deux yeux paisibles, où dansait<br />
une petite flamme de malice.<br />
C'était bien lui ! C'était Quincois !<br />
De son chapeau soulevé, il salua Polyte qui passait: Polyte ne répondit pas et partit après avoir<br />
livré son poisson.<br />
Samy finit d'arrimer les apparaux sous le hangar, puis il courut rejoindre Quincois:<br />
- Je vais à Melville... Tu m'accompagnes?<br />
Ils firent route ensemble.<br />
Samy racontait les duretés de son papa, les tracasseries du métier; mais il disait aussi la joie des<br />
longues heures entre le ciel et l'eau, tantôt sur le dos des vagues plus hautes que la case, tantôt dans le<br />
creux qu'elles laissent entre elles. A tout prendre, il aimait assez sa nouvelle vie, sauf en ceci qu'elle ne<br />
lui laissait guère de loisirs pour aller rejoindre son grand ami ; c'est vrai qu'il avait le mire emploi de<br />
ses soirées... mais, Bon Dieu ! on était si las,et il fallait se lever si tôt !<br />
A son tour, Quincois avouait qu'il n'avait pu rester plus longtemps sans revoir Samy ; ses yeux<br />
se faisaient tendres ; il promit de revenir comme ça, au village, de temps en temps.<br />
De fait, le Bouletangue se montra à Grand-Gaube d'abord deux au trois fois la semaine, puis<br />
tous les jours. Les pêcheurs le blaguaient :<br />
- Voilà que Quincois devient du monde !... Lui, qu'on ne voyait jamais !<br />
- Pas possible, tu as une zézère par ici, Quincois ; dis-nous qui?<br />
- Quincois, pointèr, Aïo! manman ! Quincois ne se rebutait pas de la froideur de Polyte; il<br />
persévérait a le saluer ; il osa même se mêler aux groupes où le vieux rendait ses oracles. Grand-Guèle<br />
s'obstinait à ne pas le voir mais, sous la cachette de ses paupières il le regardait, et le regardait bien. Il<br />
s'amusait en-de-dans du manège du pauvre bougre qui rodait autour de lui Comme une mangouste<br />
rode autour d'un poulailler bien protégé: chaque nuit, elle revient, elle rampe, elle fourre son museau<br />
pointu dans les moindres trous: rien à faire ! Elle se dresse tout debout contre la clôture, elle s'allonge,<br />
elle s'étire ... ah-ouah ! Tu peux fîter tes crocs, ma vieille! Alors l'entêtement la rend bébête même, elle<br />
oublie, toute prudence, elle s'aventure en plein jour... enfin, un soir, elle trouve une ouverture, elle s'y<br />
précipite: c'est peut-être bien la gueule d'un piège ...et alors, le lendemain, vous irez à la Police porter<br />
sa queue et toucher la prime !.... Oui, c'est ça-même : Quincois est bête puante qui tourne autour de<br />
Polyte ; laissez-la tourner!... Qui sait comment tout ça finira ?<br />
95
Après bien des semaines, un après midi que Quincois approuvait plus fort que tous les autres<br />
une boutade particulièrement amère de Polyte contre les Blancs ,qui sont trop riches pendant que les<br />
Noirs crèvent de faim, Grand-Guèle condescendit à s'apercevoir enfin que le pauvre gardien-<br />
campement existait. Il le dévisagea de ses yeux aigus qui enfoncèrent leur regard au regard docile de<br />
Quincois. Ce ne fut qu'un éclair, mais le lendemain Polyte daigna adresser la parole au Bouletangue ;<br />
il lui parla de haut, de plus haut encore qu'à tous les autres et seulement pour lui dire des choses<br />
désobligeantes.<br />
Qu'importait! La résistance opiniâtre était vaincue ...<br />
Encore du temps passa. Polyte maintenant parlait quelquefois à Quincois, mais jamais sans<br />
dédain et le plus souvent pour le plaisir de le matapaner.<br />
Un midi que le Bouletangue admirait la belle pêche du VIGILANT, Polyte se tourna<br />
brusquement vers lui :<br />
- Pourquoi que tu ne travailles pas ?<br />
Tu n'as pas honte ?<br />
- Qui a faire, M'sieur Polyte? Personne ne m'offre de l'emploi.<br />
- Si tu veux; viens à bord du VIGlLANT ; voilà Fifi qui a pris livraison de son bateau et qui<br />
m’a quitté. Tu sais les conditions ? La moitié pour le bateau, le reste à partager entre nous trois: Samy,<br />
toi et moi.<br />
C'étaient de dures conditions, car Samy, un gamin, ne méritait pas une part d'homme; pourtant,<br />
Quincois n'hésita pas une seconde: i1 craignait seulement que sa joie ensoleillât trop son visage ; il<br />
baissa les yeux et se donna l'air de réfléchir.... Peut-être, après tout, était-ce une attrape de ce terrible<br />
Grand-Guèle qui voulait «hisser sa corde» sans avoir l'air de rien ?<br />
Cependant Grand-Guèle ajoutait :<br />
- Si je prends un homme ou deux plus, c'est autant de parts de plus; toujours la moitié pour le<br />
bateau, le reste à parts égales entre les pêcheurs. Bien entendu, je fournis les lignes, les hameçons,<br />
tout!<br />
Quincois ne répondait toujours pas; il avait peur de parler trop vite et de laisser deviner son<br />
contentement; la vie, en l'opprimant constamment, lui avait appris qu'il est bon de ruser avec plus fort<br />
que soi. Il finit par dire lentement, d'une voix calme:<br />
- Je veux bien, Msieur Polyte ... Quand ça, qu'il faudra commencer?<br />
- Viens après-demain, à la marée montante.<br />
96
Le surlendemain, Polyte gagna de bonne heure le village ; à la boutique, il rejoignit les<br />
camarades qui, comme lui, attendaient la marée. Il restait debout au coin de la varangue et tout en<br />
blaguant celui-ci, celui-là, il ne pouvait se défendre de regarder à chaque instant vers le chemin qui<br />
s'en vient du Cap-Malheureux, de Saint-François, de Belle-Vue, mais dont on ne voit<br />
malheureusement qu'un bout de rien, après qu'il a «cassé» le contour devant le dispensaire.<br />
Polyte était déçu : il avait compté que Quincois serait là depuis longtemps, conduit, bousculé<br />
par la hâte des gens dont un rêve trop beau va se réaliser ; il avait préparé à l'intention du matelot trop<br />
empressé, des brocarts qui lui restaient pour compte .<br />
A tout moment il se retournait pour observer le soleil qui, de fourche en fourche, s'élevait<br />
dans l'immense filao, derrière la cure: la lune était encore jeune, et le flux n'allait guère tarder à se<br />
faire sentir.<br />
Est-ce que Quincois, au dernier moment, changerait d'idée? Qui sait?<br />
Le soleil, dégagé des, dernières ramilles, commença de flotter en plein ciel et les pêcheurs<br />
descendirent vers la mer. Polyte fut des premiers; attendre le Bouletangue, lui ? ça, jamais!<br />
à l'aigre:<br />
De son grand pas allongé, il dévalait le sentier en cuvant son dépit qui, naturellement, tournait<br />
- Mal’bares ! coeurs mous, coeurs pourris ! Ça a peur de tout; pour un rien, longouti dans<br />
pignons d’Inde !<br />
Hein !...Ce n'est pas Quincois qui est assis dans la pirogue, causant avec Samy? Si fait! c'est<br />
lui-même!... Bon! il a coupé les « pas-géométriques », près du four-à-chaux, et il est venu par la plage.<br />
La voile, les avirons, les galles sont déjà à bord du VIGILANT.<br />
Polyte rage plus que jamais. Pauvre Bouletangue! Tu ris, tu es content d'avoir devancé<br />
l'heure? Attends un peu, GrandGuèle va te le renfoncer dans la bouche, ton rire bonnasse, en te jetant<br />
comme compliment de bon accueil :<br />
- To lédents bêtes! Frème ça coff’-là,, don!<br />
La barre sous le coude, Polyte tette sa pipe; les glouglous du jus de tabac, dans le tuyau de<br />
chaux, répondent au froissis de l'eau contre la coque. Polyte ne parle guère encore ; il regarde Quin-<br />
cois, comme s'il prenait sa mesure.<br />
En approchant de la passe, Samy donne une ligne à son ami, en prend une lui-même ; tous<br />
deux s'occupent d'appâter les hameçons.<br />
97
On s'éloigne maintenant des brisants, gigantesques roches-à-laver où le flux fait mousser les<br />
houles savonneuses; les lignes se déroulent dans le sillage du VIGILANT; tout de suite, celle que tient<br />
Quincois se raidit : il ferre d'un coup sec, puis il file, joue avec le poisson, le fatigue et finit par amener<br />
une bécune pesant au moins dix «paquets». Polyte, qui a surveillé sa manoeuvre, constate avec<br />
étonnement -et non sans dépit - que le Bouletangue n'est pas, après tout, un si piètre pêcheur.<br />
met à causer :<br />
loin, la mer !<br />
A une ligne, puis à l'autre, à deux en même temps, le poisson mord sans désemparer. Polyte se<br />
- La mer, ah ! ça n'est pas ce petit morceau d'eau salée que les noirs d'ici connaissent ! ça va<br />
La griserie du large lui met sur les lèvres des mots fanfarons; le voilà parti à raconter les<br />
interminables traversées, entre le ciel et l'eau pendant des semaines et si loin de toute terre qu'on ne<br />
voit plus un oiseau, plus rien de vivant que des marsouins qui se roulent en cerceau comme s'ils<br />
voulaient mordre leur queue ! D'autres fois, il a couru jusqu'au nord des Seychelles, à la recherche du<br />
vent favorable : et tous les soirs, des grappes d’étoiles nouvelles, inconnues à Maurice, s'allumaient à<br />
l'horizon. Il dit les calmes plats, le scorbut, l'eau qui manque, la pluie qu'on appelle et qu'on recueille<br />
dans des voiles tendues sur le pont. Il a pris a coeur d'éblouir Quincois, de l'écrasé de sa supériorité. Il<br />
parle, il parle encore.<br />
- Il y a des pays où l'on ne sait pas ce que c'est qu'un cyclone; d'autres où le vent charrie du<br />
sable brûlant, qui entre sous les paupières fermées et vous rend aveugle!<br />
Polyte plastronne, écoute ronfler les paroles dans sa bouche ; entre deux anecdoctes, i1 se prend à<br />
interroger Quincois :<br />
jusque là?<br />
- Tu connais cette maman-roche-là?<br />
- Mais oui! Roche-Madame Salaine!<br />
- Qui a secouru Madame Salaine, quand sa pirogue a coulé dans la passe et qu'elle a nagé<br />
- ça, je ne sais pas !<br />
- Zanimaux, va ! C'est ton papa, Bernard Quincois lui-même ! Ça c'est une Madame qui n'a<br />
peur de rien, Madame Salaine ... Faut la voir, encore aujourd'hui avec ses cheveux gris, fouiner les<br />
ourites !<br />
Mais Samy appelait à l'aide pour embarquer un poisson plus long que son bras et polyte dut<br />
s'interrompre.<br />
98
Le petit est tout au sport de cette pêche miraculeuse ; il essaie d'évaluer le nombre des poissons<br />
qui palpitent au fond du bateau; il ne vent pas les compter, car ça « casse» la veine, tout le monde sait<br />
ça !... Mais comme il aimerait deviner combien il y en a !<br />
Polyte cogne sa pipe contre le bordé; d'un étui de fer-blanc, il tire son briquet, d'un autre son<br />
pain de tabac-la-gueule et, ouvrant son couteau à tout faire, il râpe quelques copeaux dont il bourre<br />
patiemment le fourreau; il bat son briquet; le morceau d'aloës sec s'allume et GrandGuèle, l'approchant<br />
de la pipe, creuse les joues, aspire goulûment la fumée.<br />
l'attrappe.<br />
Il va recommencer ses histoires, mais comme justement Quincois rentre un hameçon vide, il<br />
- Lesprit zacot! Tu as piqué trop vite.<br />
Si tu risses un poisson juste comme il commence à faire touc-touc, tu es sûr de le rater. Laisse-<br />
le venir, ne lui fais pas peur, aie patience avec lui….. La patience, c'est tout, dans la vie ! Quand tu<br />
auras mon âge, tu sauras ça ... Mais, est-ce que tu auras jamais mon âge? Si-pas, moi, tu ne m'as pas<br />
l'air bâti pour vivre bien vieux!<br />
Quincois encaisse, sans rien dire: la médiocrité de sa vie 1'a rendu servile; il courbe l'échine.<br />
Les heures coulent et le poisson continue de mordre à plaisir.<br />
Grand-Guèle cause, cause, maillonnant les récits l'un dans l'autre, en une chaîne dont on ne<br />
verra jamais le bout.<br />
Les anciens temps, c'était pas comme le temps d'aujourd'hui... Et il parle des baleines qui<br />
foisonnaient autrefois autour de l'Ile Ronde; il en a vu beaucoup, c'est un poisson saint qui ne touche<br />
pas aux bonnes personnes.<br />
- Mais gare aux zangarnas comme toi, Quincois ! Si tu as un grigri sur toi, jette le vite à la<br />
mer, dès que tu as aperçu une baleine ; sans ça, elle te poursuivra jusqu'à ce qu'elle ait coulé ton<br />
bateau!<br />
Polyte a entendu la guerre des baleines dans la nuit, à la saison de leurs amours ! Les mâles<br />
crachent des trombes par un trou dans leur tête; ça fait un vacarme comme des coups de canon... A<br />
preuve que longtemps, longtemps même, dans le fin fonds du temps margauze, un gouverneur français<br />
trompé par les baleines, a envoyé du secours aux navires qu'il croyait en bataille avec les anglais.<br />
Quincois le regarde, incrédule à moitié, mais admiratif tout de même; il n’ose pas encore<br />
interrompre, même d'un mot, le solo de son patron.<br />
99
- Tu as l'air de croire que j'invente? C'est dans des très vieux livres qu'il y cette histoire-là; je ne<br />
l'ai pas lue moi-même, mais quand j'étais timonier à bord du CORSAIRE, j'entendais le Capitaine Bil-<br />
lard qui racontait ça et bien d'autres choses au pilotin, pendant son quart… Cess-temps-là, les corvettes<br />
étaient des voiliers...ça te dérobe ça, hein !.... Tu connais le Trou-Madame, sur le Coin-de-Mire?<br />
- Oui, le trou grand comme ça, dans le glacis sous le vent.<br />
- Ça même! Eh ben, le Capitaine avait un touplet sur le Trou-Madame… Il paraît que les<br />
canonniers, à chaque fois qu'une corvette rangeait le Coin-de-Mire, s'exerçaient à loger des boulets<br />
dans le Trou ; tu imagines s'il s'est élargi !<br />
La marée se renversant, le poisson devint moins gourmand et Polyte décida de rentrer.<br />
Le VIGILANT filait à tire-de-voile, avec la sûreté et l'élégance aisée d'un oiseau qui regagne<br />
son nid. Polyte à la poupe, Quincois et Samy assis au plat-bord du côté du vent, jouissaient tous trois<br />
de cette heure de détente après le dur labeur de la journée. Au fond du bateau, des ouïes écarlates,<br />
brûlant à l'air sec, s'épuisaient en halètements d'agonie ; de temps en temps? un coup de queue faisait<br />
miroiter des écailles.<br />
Ce n'était pas encore le soir ; mais la brise, soufflant de l'est, portait la fraîcheur venue de<br />
l’autre côté du monde, là où la mer déjà s'endormait dans la nuit.<br />
Caché, le soleil éclairait les nuages à revers et, le ciel chatoyait comme de la coquille de<br />
mangouaque.<br />
100
CHAPITRE XIV<br />
AU FIL DES JOURS<br />
Les jours suivaient les jours et Quincois, peu à peu, s'accoutumait à son nouvel état.<br />
Au long de leurs interminables randonnées en haute met, Polyte continuait de hâbler tout son<br />
soûl ; Quincois écoutait, approuvait. Il avait pris l'habitude de jeter, par ci, par là, une question qui<br />
tombait dans le monologue comme brindilles sèches sur feu déjà flambant. Jamais Grand-Guèle<br />
n'avait été plus vraiment Grand-Guèle.<br />
Tantôt il reprenait le récit de ses voyages; tantôt des histoires de pêche merveilleuse, et<br />
l'énarration, dix fois répétée, du fameux naufrage à Tuléar.<br />
Parfois, il fait le procès de la jeunesse d'aujourd'hui. La guerre à tout gâté ; « longtemps», on<br />
n'était pas en peine d'avoir des pêcheurs, et des gars solides, encore !- Aujourd'hui-là ? ah-ouah ! les<br />
jeunes gens ne veulent qu'être chauffeurs, pour mettre des guêtres jaunes et des cravates en soie….<br />
seuls, les plus paresseux, les sans-ambition restent fidèles à la mer…. Et encore ! quand ils ont pêché<br />
un mauvais paquet de cordonniers, que le baïant paie trente cashs, - oui, trente cashs ?- ils flânent<br />
trois jours… Aussi, on est obligé de prendre comme matelots de failles-failles p’tits Malbares !<br />
l'échine.<br />
Le petit Malabare encaisse, sans rien dire: la médiocrité de sa vie l'a rendu servile; il courbe<br />
Polyte explique ses relèvements; il indique les amers et se vante d'entrer n'importe où la nuit,<br />
par la marée la plus brouillée. On passait justement au large de l'Ilot Bernache, ou les filaos plantés par<br />
la brise, poussés «comme ça même», se rebroussent, telles des plumes de poule mozambique.<br />
Quincois tendit le bras vers l'est :<br />
- Même «par-en-haut» l'Ile d'Ambre, à travers tous, ces pâtés, vous pourriez naviguer le soir,<br />
M'sieur Polyte ?<br />
- Un badinage pour moi, mon garçon: d'abord je prends la passe, le cap juste sur le grand piedz'arb'<br />
de Rivière du Rempart, qui douboute sur le ciel, droit comme un mât, visible même par nuit<br />
noire; ensuite j'écoute les roches causer avec la mer: je connais leurs voix; celle-ci on la laisse sous le<br />
vent, cette autre aussi; il faut remonter au vent de la troisième et ainsi de suite ...<br />
Tout en gasconnant, Polyte observe son homme. Quincois le surprend: somme toute, ce n'est<br />
pas le manchot qu'il avait cru ; au contraire, il se révèle adroit comme un singe, attentif, précis dans ses<br />
101
mouvements; et justement, son habileté, sa force, son adresse, voilà autant de griefs qui gonflent la<br />
sourde rancoeur de Polyte... Ah! Il y a surtout ceci qui exaspère l'orgueilleux Polyte Lavictoire: c'est<br />
qu’il sent bien une pointe d'ironie dans la soumission parfaite de Quincois, dans son effacement voulu;<br />
il y a toujours, au coin de son oeil, cette petite flamme qui danse, et qui semble dire :<br />
- Parle, parle, mon vieux! va toujours; dans ma, tête j'ai des choses qui jamais ne trouveront<br />
place sous ton crâne épais ...<br />
Et quand Quincois regarde les étoiles, sacré nom! il les regarde à la façon de Samy: oui,<br />
comme si c'était autre chose que des balises posées dans le ciel !<br />
Polyte affirme sa science, domine ces deux faillis-chiens, il explique :<br />
- Voila l'étoile de l'Ile-Ronde; elle, elle ne change jamais de place: c'est une étoile reste-à-terre.<br />
Mais il y en a d'autres qui voyagent, et bougrement ! Celle-ci, par exemple, la grosse étoile qui fait<br />
l'aurore: à d'autres saisons, elle est auprès du soleil couchant! mais de toutes manières, jamais elle ne<br />
quitte la case du soleil; c'est sa servante.<br />
Polyte détaille la mer comme chose lui appartenant, et dont il daigne faire politesse aux autres :<br />
emporté par sa faconde, il ne perçoit même pas combien c'est naïf d'énumérer ainsi à· des gens de<br />
Grand-Gaube, en courant le long des brisants, tous les détails qu'ils connaissent depuis toujours: tous<br />
les bancs, toutes les passes: la Passe Tazar, la Passe Destoc, ouverte au sud-ouest, navigable par tous<br />
les temps, la Passe Oscorne, la Passe Ramdjan, large, mais zig-zaguante comme la fuite d'une anguille.<br />
- Pourquoi ces noms-la, M'sieur Polyte? Pourquoi la passe Ramdjan, par exemple?<br />
- Ça, mon garçon, c'est une histoire des anciennes dates ... j'etais encore dans les bras de ma<br />
maman. Ramdjan était un Malabare, bête comme tous les Malabares! Il a trouvé moyen de chavirer<br />
dans la passe, un jour de beau temps comme aujourd'hui et de s'y noyer, - un jour où un enfant<br />
aurait mené un bateau jusqu'à l'Ile-aux-Serpents !... Mais, aussi ! un Malabare, gouverner! Ces<br />
gens-là, est-ce que ça a jamais su ce que c'est qu'un bateau ? La terre, oui, ils la connaissent, ils<br />
nous la volent assez, morceau par morceau ; mais la mer, ça, c'est pour nous-mêmes !<br />
Et Polyte cracha de coin. Quincois ne bronchait pas. Il n’ y aurait donc jamais moyen de le<br />
mettre en colère, ce Bouletangue de malheur ? Grand-Guèle le prit directement à partie :<br />
hein ?<br />
- Tu sais, Quincois, il pourrait bien t'arriver à toi aussi, de donner un jour ton nom à une passe,<br />
- Pas bon, causer comme ça, M'sieur Polyte !<br />
- vous allez «mettre la bouche avec moi!»<br />
102
- Gare à toi, mon garçon, j'ai la «bouche-cabri !» Mais, vrai même, tu ne serais pas content ? ...<br />
Quincois? c'est rien, c’est un petit créole-malabare de trois cashs ... Tandiss', la Passe Quincois, oui,<br />
ça ferait bien sur le papier des maps. Vois-tu ça, Quincois, ton nom marque sur la carte?<br />
- Assez causer bonavini, M'sieur Polyte ! Vous allez me porter mofine !<br />
Polyte se tut un moment ; mais d'avoir «causé» de Ramdjan, de tous ces ma1abares de trois cashs, qui<br />
voudraient accaparer la mer aussi, cela avait remué au fond de son coeur la vieille haine de toujours, la<br />
rancune du Noir contre l'Indien plus industrieux, plus économe et moins jouisseur. Et voici que le<br />
mépris lui remontait aux lèvres, comme remontent les grosses bulles dans la mare de Goodlands, après<br />
qu'un coup de seine a «brouillé» la boue. Il reprit donc :<br />
- Non! ces Malabares! Les chiens même sont une meilleure nation! les chiens connaissent leur<br />
maître ! Le Malabare, non! S’il possède un carreau de cannes, il croit qu'il est devenu un Monsieur. ..<br />
Comme Rangapèn, tenez!... Oui, ce gros Madras, qui avait acheté à crédit de la pauvre Madame<br />
Pélhouef un bon morceau de sa propriété, La Paillotte !... J'étais «jeune-gens», à ce temps-là et je<br />
transportais le sucre de l'établissement Séligny, à la Grand’Baie. Pour aller voir un camarade à Mare-<br />
Sèche, nous avions l'habitude de prendre une traverse qui écornait la terre de Madame Pélhouet ;<br />
jamais elle ne nous avait rien dit; à peine propriétaire, voilà Rangapèn qui s'installe au bord du sentier,<br />
dans l'ombre d'un grand pied de letchi : il fallait bien se faire voir, vous comprenez!... Ces Madras,<br />
c'est vantard comme des mâles-dindes! Moi, je passe un soir, sans penser à rien; il m'arrête: « Eh ous,<br />
mo garrrchon ! ous labouche corroché quand ous caujé,. Bonjourr Moussié Rrranngapèn?» * Il était<br />
là, devant moi, assis dans son grand-fauteuil, les jambes croisées sous lui, les orteils dans les mains ;<br />
sous son énorme turban rouge, rayé de blanc, ses yeux tachaient avec moi... Malheur !... J'aurais pu lui<br />
enfoncer dans le ventre sa grosse chaîne-de montre en or! Moi, l'appeler Moussié Rangapèn !... J'ai<br />
préféré faire le tour par le grand-chemin, parole d'honneur!<br />
Ah ben ! vous savez ce qu'il est devenu, Moussié Rangapèn ? Il n'a pas pu payer Madame<br />
Pélhouet, qui a repris sa terre ... Moussié Rangapèn !... Je l'ai revu à Triolet, sous un badamier : il<br />
rasait la tête à d'autres Madras ! Aïah !<br />
Polyte cracha de nouveau dans la mer et il ajouta en manière d'épilogue :<br />
- Non, vous voyez, n'y a que les blancs, qui sont des Messieurs... un blanc, quand même qui<br />
manière il sera pauvre, c'est toujours un Monsieur !<br />
* « Eh ! vous, mon garçon, votre bouche s’écorcherait-elle si vous disiez : Bonjour Rangapèn ? »<br />
103
Ainsi devisant au long des jours, au long des nuits, on se surveille, on s'épie de part et d'autre.<br />
Quincois, surtout: de Polyte, tout le surprend, tout l'inquiète, tout lui semble mystérieux: la<br />
vigueur qui s'attarde, l'impassibilité, l'esprit gouailleur et dur, l'assurance orgueilleuse. Il imagine, peut<br />
être à tort, qu'un danger permanent, d'autant plus redoutable qu'il est plus caché, s'embusque derrière<br />
ces yeux au regard impénétrable, derrière ce front lisse, derrière ces lèvres qui ne disent que ce qu'elles<br />
veulent dire.<br />
Que faire? Quincois est fataliste: ce qui doit arriver, arrivera...<br />
Mais enfin, il est là, il est auprès de Samy!<br />
Faute de mieux, cela le contente; et il s'ingénie à décharger l’enfant des besognes les plus<br />
pénibles, qu'il prend joyeusement à son compte.<br />
104
CHAPITRE XV<br />
LA PASSE DESTOG<br />
Depuis le matin, le VIGILANT croisait entre l’Ile Ronde et la terre. Il traînait derrière lui deux<br />
lignes que Samy ou Quincois rentrait de temps à autre, par acquit de conscience, pour vérifier les<br />
bouettes : chaque hameçon demeurait garni de son muleton ou de son séchard, aucun poisson de flotte<br />
ne touchait.<br />
De tous côtes, d'autres voiles cinglaient, grands triangles proches, ailes de mouettes dans<br />
l'embrun, ou simples points perdus à l'horizon. C'étaient les bateaux de partout: de Poudre d'Or et de<br />
Grand'Baie, du Cap Malheureux et de Grand-Gaube, qui essayaient de faire pêche, épuisant leur<br />
dernière chance avant le mauvais temps: car, depuis plusieurs jours, s'affirmait la menace d'un coup-<br />
de-vent ; chaque soir, le soleil roulait vers l'horizon comme un disque de métal rougi à la forge ; il<br />
s'éteignait dans une mare de sang qui tout de suite bouillonnait, s'insurgeait, éclaboussait les nuages ;<br />
et le ciel rougeoyait jusqu’à la nuit noire.<br />
Tantôt sur un bord, tantôt sur l'autre, le VIGILANT chevauchait la houle rude, brusque,<br />
poussée par une forte brise d'est ; pour éviter les gros paquets de mer, Polyte, par prestes embardées,<br />
jetait la tête du bateau dans la lame surgissante.<br />
Le Bouletangue était soucieux : à quoi bon continuer cette pêche vaine et fatigante ? La mer était<br />
vide, vide, je vous dis!<br />
Aussi loin que portait la vue, on se guettait d'une barque à l'autre : aucune ne levait une ligne<br />
fructueuse. Ainsi que pour répondre au découragement muet de Quincois, Polyte grommelait:<br />
- Les dorades vont mordre ... Il faut que les dorades mordent!<br />
Quand le soleil eut quelque peu dépassé sa hauteur méridienne tous les bateaux, comme s'ils<br />
s'étaient donné Ie mot, changèrent d’allure; on les vit s'éparpiller, glisser chacun vers son chez soi,<br />
abandonnant la croisière. C'est que la brise insensiblement ralliait le nord, et fraîchissait ; le temps se<br />
gâtait pour de bon.<br />
Seul, le VIGILANT continuait sa bordée, qui justement le menait au large. Quincois, tout à fait<br />
in quiet, risqua un hochement de tête vers Polyte. Polyte ne voulut pas le voir.<br />
On avait croisé plusieurs bateaux qui rentraient; il ne restait plus vers l'avant du VIGILANT que deux<br />
voiles qui approchaient rapidement.<br />
105
Quincois, en qui se levait la peur de deviner la folle obstination de Polyte, hasarda une<br />
interrogation, encore imprécise:<br />
- Eh ben, M'sié Polyte ?<br />
- Les dorades vont mordre, répondit tranquillement le patron.<br />
- Les dorades! M'sié Polyte, les dorades, qu'est-ce que ça nous fait, maintenant, les dorades ?....<br />
Mais le coup-de-vent qui marche sur nous!.... Vous n'allez pas rentrer?<br />
- Écoute, mon garçon, c'est moi qui commande à bord du VIGILANT ... Si tu as peur, voilà<br />
justement le CIRCUS-KING de Fifi qui va couper notre route! Fais-lui signe, il consentira, sûrement à<br />
te prendre à son bord. Samy et moi, c'est bien assez pour manoeuvrer le VIGILANT par ce petit vent<br />
frais.<br />
- Mais, M'sié Polyte, c'est de la folie!<br />
- Voilà le CIRCUS-KING par notre travers, Quincois ; décide-toi! ...<br />
Le malheureux tremblait ; il supplia:<br />
- Monsieur Polyte, pour Samy, pour vous-même, n'allez pas chercher un malheur !<br />
- Fifi passe, Quincois ; décide-toi! Quincois regarda le gamin qui, insoucieux du danger,<br />
souriait à la colère des vagues ; il ne dit plus un mot ; il se rassit sur son banc.<br />
Autour du VIGILANT, il n'y a plus maintenant que l'immensité ; les grains ont englouti l'Ile<br />
Ronde, l'Ile aux Serpents ; la mer est un chaos qui se confond au loin avec le chaos du ciel où<br />
naviguent des nuages bas, lourds, charriés par une brise puissante qui les pousse, qui les bouscule,<br />
sans leur donner le temps de jouer à s'effiloquer.<br />
Polyte se met à bavarder :<br />
- Ce mauvais temps-là me rappelle un autre jour de coup-de-vent, il y a tout juste quinze ans<br />
moins deux mois... Tu t’en souviens, Quincois ?<br />
- Non, je ne me rappelle rien du tout !<br />
- Oh! moi, je ne l'oublierai jamais ...<br />
Il est vrai que j'ai des raisons pour ça, tandis que toi ?... Oui, je voulais sortir, mais personne ne<br />
consentit à embarquer… Je n'avais pas Samy, à ce temps-là... Je n'avais pas, non plus, un matelot<br />
brave comme toi, Quincois !<br />
Le Bouletangue ne répondit pas; une angoisse vague, mais très lourde, presque physique,<br />
pesait sur lui... Si loin de tout, entre l'eau grise du ciel et l'eau verdâtre de la mer, il se sentait dans la<br />
main de cet homme - de cet homme qui souriait en égrenant des souvenirs.<br />
106
Polyte continua:<br />
- Après tout, peut-être ai-je bien fait de rester à terre... On ne sait jamais quel poisson l’on<br />
prendra, pas vrai ?... Je n'ai pas tout à fait perdu cette journée-là !<br />
Dans une accalmie, un pan de brume se souleva; l’Ile Ronde parut loin sur la droite; on avait<br />
diablement dérivé : la brise avait donc remonté bien vite? En combien de temps? Quincois interrogea<br />
le ciel: il restait bien au soleil encore trois heures, avant de mourir. Méthodique, Polyte ordonna :<br />
- Pare à virer !<br />
Ils laissèrent derrière eux la flaque de lumière que le soleil caché diffusait dans la ouate des<br />
nuages. Un morne accablement s'était abattu sur Quincois. Il se trouvait au milieu d'une masse<br />
incohérente d'eau : l'eau qui croulait du ciel, l'eau que la mer crachait, l'eau tout près, l'eau très loin qui<br />
se dégradait en brumes opaques, l'eau d'où l'on ne s'évaderait jamais, l'eau à perte de vue, à perte de<br />
pensée ! Trop primitif pour s'analyser, le malheureux se laissait glisser à l'abrutissement; il était trempé<br />
jusqu'aux os ; sa pensée était gourde autant que ses membres; il sentait seulement, d'une façon confuse<br />
et presque animale, que la mer, entrait en lui, le prenait, Ie dissolvait; il regardait Samy et, dans une<br />
sorte de cauchemar, il le voyait prisonnier comme lui-même de ce désert liquide, victime dédiée à la<br />
férocité sournoise des éléments sans, que personne pût la secourir, l'arracher à son destin.<br />
Cependant l'enfant, libre de tout souci, applaudissait au jaillissement de l'écume éventrée,<br />
s'enivrait de vent, de mouvement, frémissait de tous ses nerfs tendus en bravade. Il tira Quincois par la<br />
manche pour lui faire remarquer, à mi-hauteur du ciel, un croissant mince et pâle, un croissant malade,<br />
visible par moments entre les nuages, moins compacts là qu'à l'horizon.<br />
Polyte affectait d'examiner ses lignes de temps en temps, avec grand soin; il rejetait à la mer Ies<br />
hameçons intacts et souriait d'un sourire aiguisé, en répétant:<br />
- Elles vont mordre !... Elles ne peuvent pas ne pas mordre !<br />
De ce bord-ci, de ce bord-là, Polyte ne se lassait pas de conduire le VIGILANT à l'assaut des<br />
vagues, de plus en plus cabrées.<br />
Au crépuscule, un froid brutal assaillit les deux hommes et l'enfant : par grands frissons, il<br />
prenait possession, de leur dos, de leurs épaules, de leurs bras: et les dents de Quincois<br />
s'entrechoquaient comme s'il allait avoir la fièvre.<br />
107
Puis la nuit descendit doucement, par coulées successives ; en même temps, les ténèbres<br />
s'épaississaient dans le coeur de Quincois. Ses membres se vidaient de toute vitalité ; il aurait voulu se<br />
jeter aux pieds de polyte, demander grâce à ce vieillard froid, inflexible, aveugle et sourd comme la<br />
Fatalité. Mais il ne se sentait plus la force d'un geste, d'un seul geste.<br />
Et puis, pourquoi lui demander grâce ?<br />
Grand-Guèle caressait une des lignes:<br />
- Pas encore ? ça ne fait rien... Gros possons manzent dans tard! Faut pas oublier ça, Quincois!<br />
Le VIGILANT continuait sa folle randonnée, sa course au hasard, sans but ou vers un but que<br />
seul connaissait l'homme énigmatique assis à sa barre. Virant d'un bord, virant de l'autre, sans motif<br />
discernable, Polyte jetait des ordres brefs auxquels Quincois obéissait comme un automate.<br />
Samy, lui-même, ne riait plus: une peur vague, irraisonnée et tout instinctive l'assiégeait, finissait par<br />
l'envahir à la faveur de la fatigue, de la faim, du froid.<br />
Du temps glissa, du temps encore: des minutes, puis des heures.<br />
A son tour, le croissant déclinait, se frayant un chemin difficile à travers de, grands récifs de<br />
nuage qui le guettaient, le happaient au, passage.<br />
Enfin, Polyte décida :<br />
- II faut rentrer avant que la lune, soit couchée!<br />
Quincois éprouva que quelque chose se soulevait dans sa poitrine ; il secoua les épaules,<br />
comme pour en faire tomber le manteau de terreur qui s'y était collée... On rentrait !... Oui, voici que<br />
l'on rentrait !<br />
Sans se presser, Polyte mettait la barre au vent et le VIGILANT obéissait ; on l'aurait cru<br />
joyeux de fuir devant la brise, poussé aussi par la houle qui battait son étambot comme une enclume.<br />
Voici que l'on rentrait !... Quincois se reprenait à vivre! Pourquoi cette peur qui l'avait saisi, sans<br />
raison, sans ménagement, qui l'avait possédé, d'une possession démoniaque? Profitant des clignements<br />
de lune, il observait Polyte : le vieux n'avait plus rien de fatal; la fatigue le tassait un peu ; il ruisselait<br />
sous les paquets d'eau, car la mer brisait sur la poupe du VIGILANT; il plissait un peu Ies yeux pour<br />
mieux reconnaître la nuit; c'était un vieux comme un autre, très vieux, plus orgueilleux et plus<br />
volontaire peut-être qu'un autre? Et puis, après?<br />
108
La vergue craquait; Quincois suggéra :<br />
- Si 1'on prenait un ris, M'sié Polyte?<br />
- Prendre un ris? tu es fou, mon garçon ! Jamais Polyte Lavictoire n'a pris un ris: le mât pette<br />
ou bien le bateau marche!<br />
bon Dieu !<br />
Il ajouta, après un moment:<br />
- De quoi tu as peur, quand je suis là ? Ta vie est dans mes mains... Et Polyte, c'est comme le<br />
L'assurance du vieillard était telle, qu'elle gagna Quincois ... C'était vrai, tout de même: ce<br />
bonhomme Grand-Guèle, leur maître à tous, et peut-être bien le maître de la mer !<br />
La vergue, le mât se plaignaient sous la fatigue trop grande; mais Quincois n'avait plus peur ;<br />
son coeur bondissait, comme le VIGILANT sur l'eau, son pauvre coeur soudain léger, si 1éger pour<br />
avoir été vidé, d'un seul coup, de toute l'angoisse qui le surchargeait.<br />
Samy, au contraire, restait enfoncé dans la torpeur. Une sorte de vertige lui chavirait les idées :<br />
rentrer, courir vers le large, ça n'avait plus de sens pour lui. Il ne comprenait rien que le froid, la faim,<br />
la fatigue qui assomme... Vers le large, vers la terre, c'est la même chose : c'est la mer qui vous saute à<br />
la gorge!... qu'elle vous charge par la poupe ou par l'avant, qu'importe ! ... Quand ça finira, sa finira !...<br />
A quelques encablures, les brisants hurlaient; le croissant moribond; passe à la déchirure d'un<br />
nuage, un moment les éclaira; des masses d'écume se tordaient, grouillaient; s'affrontaient d'un élan<br />
fou, croulaient, rejaillissaient vers le gouffre du ciel Au vent, loin par l'arrière, Quincois reconnut la<br />
mâchoire béante de la passe Ramdjan; devant, s'ouvrait la passe Destoc. Polyte avait gouverné droit<br />
dessus comme en plein jour!<br />
La tempête soufflait du nord-est ; Quincois, penché vers la proue, observait l'ourlet<br />
bouillonnant des, brisants ; un dernier rais de lune s'éteignit, comme un regard derrière une paupière<br />
brusquement fermée ; mais l'homme avait eu le temps de relever la passe. Il cria, de façon que Polyte<br />
put entendre sa voix dans la clameur de l'ouragan:<br />
- Arrivez doucement, M'sié Po1yte!...<br />
Arrivez « p'tit-morceau,» sans ça nous manquons la passe !<br />
Polyte lui répondit, dans le tumulte de l'air et de l'eau :<br />
- Bouche ta bouche ! Ta vie est dans ma main ! Qui to pèr ?<br />
109
Quincois s'épouvantait; les brisants couraient au-devant du VIGILANT; la neige<br />
phosphorescente de l'écume trouait la nuit, là, à vingt brasses, à quinze brasses. Il hurla :<br />
- Nous allons au sec, M'sié Polyte !<br />
Ah ! Bon Dieu, vous allez masquer votre voile, nous chavirerons !<br />
-Est-ce que tu penses à la passe Ramdjan, Quincois? Est-ce que tu as peur de ma bouche-cabri?<br />
Jamais un bateau n'a chaviré, dont Polyte Lavictoire tenait la barre!<br />
Le VIGILANT dansait dans des tourbillons de mousse échevelée; encore cinq secondes, et il<br />
toucherait le corail. La terreur avait dressé Quincois, debout au borde; près de lui Samy, debout aussi,<br />
avançait les deux bras, du geste absurde, mais instinctif, qui repousse l'obstacle. D'un brusque coup de<br />
barre, Polyte arriva en grand ; un instant, mais un instant seulement, la voile hésita comme une bête<br />
surprise ; puis, tout de suite, en un sursaut de révolte et de démence, elle faucha le pont, balaya pardessus<br />
bord Quincois et Samy, s'arracha de la vergue. Polyte avait saisi le gourdin dont on assomme<br />
les ourites ; penché sur le plat-bord, sous le vent, il gouvernait de son pied appuyé à la barre. Le<br />
VIGILANT, redressé, franchit la passe.<br />
En débarquant, Polyte alla droit à la « Police» pour faire son rapport. L'évènement était si grave<br />
que le constable de garde crut devoir réveiller le caporal. Polyte recommença son récit. Les deux<br />
policiers l'écoutaient, atterrés, stupides devant le sang-froid de ce bonhomme qui se mouvait dans le<br />
drame sans, apparente émotion.<br />
Le caporal ouvrit un gros carnet à reliure rouge et se mit à noter la relation de Polyte ; il<br />
écrivait péniblement, maladroitement, hésitant sur l'orthographe des mots, qu'il transcrivait en, patois.<br />
Quand il eut achevé ce pensum il le relut à haute voix, relevant de temps en temps les yeux sur le<br />
pêcheur qui approuvait silencieusement de la tête. La lecture terminée, il insista :<br />
- Mais enfin, Polyte, vous n'avez rien fait, rien tenté pour repêcher votre petit ni Quincois ?<br />
- Ah! Caporal, j'aurais voulu vous y voir, avec une voile emportée, les brisants sous votre<br />
quille, la houle par-dessus votre bord!<br />
- Vous ne les avez pas revus ? Quincois nageait comme un poisson, vous savez bien!<br />
- Non, ils ne sont pas remontés!... Il y en avait des bébêtes, beaucoup de bébêtes, caporal !.... Et<br />
puis, quand votre heure est arrivée ...<br />
Le caporal ajouta sur son carnet : «Il y en avait beaucoup de bébêtes ».<br />
Polyte signa le document qu'on lui présentait et partit vers sa case.<br />
110
Dès que son pas eut sonné sur le sol dur de la varangue, Becca lui ouvrit; elle veillait,<br />
haletante, affolée, n'espérant plus le retour de personne.<br />
Scrutant l'ombre, elle demanda :<br />
- Samy? Où est Samy ?<br />
Polyte arrondit les bras, en un vague geste d'impuissance :<br />
- Tombé par-dessus bord .... Une fausse manoeuvre.<br />
Il poussait devant lui la pauvre femme, qui ne comprenait pas encore ; il mit à la porte le<br />
crochet intérieur.<br />
Soudain, Becca se prit à hurler:<br />
- Tu l'as tué ! Tu as tué mon petit ! Assassin, assassin!... Je savais bien que tu ferais ça! Je<br />
savais... Mon petit! Mon pauvre petit Samy!<br />
Polyte demeurait impassible, les bras croisés; elle marcha vers lui, avançant les mains, les<br />
ongles prêts à griffer; elle criait, et l'horreur des mots tordait sa bouche:<br />
- Misérable! Tu as tué mon petit, mon pauvre petit Samy !<br />
Polyte la saisit par les deux poignets ; penché sur elle, la regardant au fond des yeux, il dit<br />
lentement, froidement :<br />
- Ton petit, ton petit !... A t'entendre, sale garce, on finirait par croire que ce n'était pas mon<br />
petit à moi aussi, peut-être !<br />
Il ouvrit les doigts, lui donna une poussée ; elle s'effondra sur le lit en gémissant entre ses<br />
mains crispées :<br />
- Mon petit !... Mon pauvre petit Samy ! Mais tout de suite elle se releva ; hagarde, elle courut<br />
vers la porte, l'ouvrit et se lança dans la nuit.<br />
Polyte referma la porte, l'accrocha et déroula sa natte dans un coin de la case - dans le même<br />
coin où il avait passé cette nuit de cyclone, quinze ans plus tôt. Pour la première fois depuis quinze<br />
ans, son coeur farouche connaissait l'apaisement. La colère de 1'ouragan, l'épouvante noire de la nuit<br />
repoussèrent la fuite de Becca ; comme une bête traquée, elle revint à la case; mais ses poings heur-<br />
tèrent en vain la porte close.<br />
Abattue sur le seuil, elle hurla jusqu'au matin les cris de sa terreur et les plaintes de son désespoir ; la<br />
tempête emportait plaintes et cris dans son mugissement, les jetait à la mer, les noyait au tumulte des<br />
eaux révoltées.<br />
111
CHAPITRE XVI<br />
?<br />
TROIS jours plus tard, le raz de marée poussa sur le rivage de l’Ile d'Ambre un cadavre boursoufflé,<br />
horrible à voir ; au front, près de la tempe, une plaie contuse ouvrait ses lèvres tuméfiées.<br />
CHAPITRE XVII<br />
LA TERRE AUX SIDONIE<br />
BECCA avance la tête hors de la case des cabris et guette ce qui se passe au coin du balisage,<br />
entre leur terre et la friche des Sidonie.<br />
Eusèbe Sidonie et Polyte causent ; c'est la troisième fois qu'il se rencontrent ainsi ; aujourd'hui<br />
leur colloque est tranquille, sérieux, comme une conversation d'affaires entre deux hommes qui se<br />
sont déjà mis d'accord sur tous les points importants; ils n'ont plus ces grands gestes, ces haussements<br />
d'épaules que Becca avait surpris aux premières entrevues, ces départs brusques de l'un des hommes,<br />
qui aime mieux renoncer au marché et que l'autre rattrape par la manche, arrête et ramène à la<br />
discussion.<br />
Pour une bouchée de pain, sans beurre, Eusèbe a réussi à désintéresser les autres héritiers<br />
Sidonie; il est maintenant seul propriétaire de ce méchant lopin de terre que Grand-Guèle guigne<br />
depuis si longtemps. Becca devine bien l'affaire qui est en train de se conclure.<br />
Le lendemain, Polyte partit seul sur le VIGILANT et ne rentra pas; il revint seulement trois<br />
jours plus tard par l'auto à poissons de Ramparsad et Becca ne fut pas surprise qu'il lui dit :<br />
- Demain, tu viendras au Port avec moi ; nous prendrons l'autobus. Le soir, Polyte glissa sous<br />
son oreiller un rouleau de billets de banque; sans doute avait-il passé à la caisse d'épargne de Poudre<br />
d'Or?<br />
A Port-Louis, on alla tout de suite chez le notaire ; sur des bancs alignés au bord de la<br />
varangue, des coolies, des musulmans à toque dorée, des créoles attendaient pêle-mêle ; Eusèbe<br />
Sidonie était là Becca et Polyte s'assirent près de lui.<br />
De temps en temps, un clerc appelait un client ou un autre. Leur tour vint.<br />
112
On les guida vers une salle où un monsieur, assis à un bureau grand comme un lit, feuilletait<br />
des papiers. Le clerc lui passa une chemise et dit :<br />
- Vente Lavictoire-Sidonie.<br />
- Ah ! bien.<br />
Le notaire leva la tête, révélant son visage de vieillard bien soigné: teint riche, menton<br />
volontaire et rasé de près, brosse blanche au-dessus des lèvres, nez droit, un peu fort, pincé par une<br />
griffe d'or qui soutient deux verres sans bordure: derrière ces verres, le regard insistant des yeux bleu<br />
clair, honnêtes mais inquisiteurs; entre l'écume des cheveux qui déferlent aux tempes, le front large,<br />
rejoignant l'ample calvitie du crâne...<br />
- Ah ! bien. C'est vous, Eusèbe Sidonie, et vous deux, Hippolyte Lavictoire et Rebecca<br />
Lavictoire, née Sansdésir ?<br />
Les parties acquiescèrent et le notaire reprit :<br />
- Vous étés tous d'accord, n'est-ce pas? Mais mon devoir m'obligea à vous résumer les<br />
principales dispositions de l'acte, avant que vous le signiez : vous, ma fille, vous intervenez parce que<br />
vous êtes mariée en communauté de biens avec Hippolyte Lavictoire, propriétaire du terrain.<br />
Hippolyte approuva : Becca n'avait pas l’air de comprendre, et le notaire lui expliqua en patois<br />
: - Ous marié sans contrat ? Qu'est-ce qu'elle en savait? Elle regarda Polyte ; elle comprit qu'il fallait<br />
dire oui et inclina la tête, comme si elle avouait une chose honteuse.<br />
- Bien! Tous les deux, vous vendez à Eusèbe Sidonie un terrain d'environ deux arpents et deux<br />
perches, sis à DeuxBoutiques, quartier de la Rivière-duRempart, lieu dit Grand-Gaube?<br />
Becca avait sursauté, des le début de la phrase ; mais Polyte ayant répondu: «Oui M'sieur ! »<br />
elle répéta, en écho:<br />
-Oui, Missié!<br />
- Vous, Sidonie, vous achetez ce terrain et vous le payez onze cents roupies, comptant.<br />
Eusèbe déposa sur la table un petit paquet que le notaire passa à Polyte. Avant de défaire le<br />
paquet, Polyte le tint un moment dans sa main: c'était donc à ça que se réduisait sa terre de Deux-<br />
Boutiques, la terre qu'avant lui avait possédée son bonhomme et avant celui-là, Grand-Polyte, le papa<br />
de son papa ! - la terre qui n'avait plus d'héritier! Ses doigts se serraient avec rage ; il regardait,<br />
113
méprisant, le tas de papiers décolorés, crasseux, froissés, les papiers qui achètent la peine des<br />
hommes, et parfois leur honneur !<br />
liasse.<br />
Il fit sauter le lien de rafia ; il compta tranquillement les onze liasses, puis les billets de chaque<br />
Cependant, l’officier ministériel continuait:<br />
- Vous déclarez bien connaître le terrain que vous achetez ; et vous l'achetez tel quel, avec les<br />
bâtiments qu'il porte, et sans arpentage ?<br />
comptant.<br />
- Ça même, Missié !<br />
- Vous, les Lavictoire, vous donnez quittance à Sidonie du prix d'acquisition, qu'il vous a versé<br />
- Bon. Signez ici, Hippolyte Lavictoire d'abord. c'est ça !... Vous, maintenant, ma fille ... Vous<br />
ne savez pas signer? Vous ferez une croix.<br />
Becca semblait hésiter, comme prise au dépourvu : le notaire eut un scrupule, peut-être même<br />
un soupçon. Était-elle vraiment au courant de l'affaire, et y donnait-elle son assentiment ?<br />
- Écoutez, ma fille, vous avez l’air de ne pas avoir bien saisi ce que nous faisons. Il faut le dire,<br />
je vais vous expliquer de nouveau.<br />
Becca leva les yeux vers Polyte, dont le regard la médusa; elle murmura :<br />
- Non, Missié, non! c'est pas la peine, je sais... Où ça que je vais mettre la croix?<br />
On lui tendit la plume; elle traça sur le gras papier parcheminé, deux barres maladroites qui<br />
s'intersectaient tout de guingois.<br />
Polyte enfouit les billets dans sa poche, en compagnie du rouleau qu'il avait porté de Grand-<br />
Gaube. On quitta l'étude.<br />
Becca suivait Polyte sans révolte, sans peine, incapable encore d'accepter comme une réalité<br />
concrète ce qui venait de se passer.<br />
Ils descendaient la Rue du Gouvernement ; devant le Théâtre, Polyte s'arrêta. Il défit une des<br />
liasses d'Eusèbe Sidonie, en détacha un billet rose, qu'il tendit à Becca :<br />
- Tiens, voilà pour l'autobus et pour tes premières dépenses... Les cabris et les poules sont à<br />
Eusèbe ; je t'ai laissé les meubles. Mais ne tarde pas à lever tes paquets, Eusèbe est impatient d'entrer<br />
chez lui.<br />
Elle le regardait la pensée vide.<br />
114
Il la dirigeait doucement à travers la Place.<br />
- L'autobus de Grand-Gaube, c'est cette grande voiture verte. Tu peux t’asseoir dedans dès<br />
maintenant, si tu veux !...<br />
Il s'en alla vers la Rue de l'Intendance; comme il allait disparaître au tournant du mur derrière<br />
l’Hôtel du Gouvernement, Becca, tout d'un coup saisie par le sentiment de sa solitude, lui cria :<br />
- Mais toi, Polyte, toi quand ça que tu reviendras ?<br />
Il s'arrêta, se retourna comme pour répondre ; ses lèvres minces s'entr'ouvrirent un peu sur ses<br />
dents de tazar ; mais se ravisant, il tourna le dos sans avoir parlé et s'en fut vers la mer.<br />
FIN<br />
115
PETIT GLOSSAIRE<br />
à l'usage des Lecteurs qui ne seraient pas familiarisés avec le patois mauricien.<br />
ARRIA. - Arrière ; terme maritime signifiant abaisse, laisse tomber.<br />
BAÏANT. - Marchand ambulant; acheteur au détail et revendeur en gros. Probablement<br />
corruption de Banian, secte brahmanique qui se distingue par ses aptitudes<br />
commerciales. Vigneau, en 1873, appelait les Anglais "cokneys et bunians pleins<br />
de morgue"?<br />
BAIGNER. - En patois, baigner avec quelqu'un, c'est se moquer de lui, se payer sa tête<br />
BALISAGE. - Abornement.- Les concessions de 1'Ile de France étaient abornées par des passages ou<br />
chemins qui ont dût être balisés au moment de 1'octroi des concessions. Joli proverbe<br />
créole: " Lisiés napas balizaze ", les yeux n'ont pas de limites, il est permis de tout<br />
regarder.<br />
BAMBARA. – Mollusque fiasque, qui vit presque immobile sur le sable (Holothuria subrubra).<br />
BANNE. - Prononciation patoise de " bande " - tas de ..., grand nombre ou grande quantité de<br />
…,<br />
BATRATRAN. - Déformation phonétique de « patate-à-Durand », nom encore conservé à la Réunion,<br />
de l'Ipomoea pescapraea, liane qui pousse sur le sable du littora1; roulée en gros cable,<br />
elle sert à la pêche illicite des tout petits poissons. .<br />
BATCHIARA. – Mot indien ; sens primitif, prometteur; sens acquis, agent électoral, courtier marron,<br />
proxénète.<br />
BÂTON-LAREINE. – Bâton de policier, insigne mis en usage ici sous le règne de la reine Victoria;<br />
aujourd'hui, Polyte dirait plutôt "bâton-léroi ".<br />
BAVER. – Avoir l'eau à la bouche, être jaloux, dépité.<br />
BAZARDIER. - Marchand ambulant de « bazar », c.à.d. de légumes.<br />
BÉBÊTE. - Bête. Dans le jargon des pêcheurs, " bébête ", c’est le requin, qu'on s'interdit de<br />
nommer par son nom propre : ça porterait malheur.<br />
BELMENTAIRE. - Probablement, corruption de "parlementaire". Interjection employée dans certains<br />
jeux pour solliciter un répit, une trève. De là, le sens de répit, trève.<br />
BÉNITIER. – Tridacne, énorme mollusque bi valve.<br />
116
BÉTAIL. - Mollusque bivalve ressemblant à la clovisse (Venus Listeri.)<br />
BIGORNO. - Mollusque gastéropode, de la famille des ampulaires (Neutina lineolata.)<br />
BILIMBI. - Plante géraniacée, dont la baie est très jaune et très aigre (Averrhoa Bilimbi,)<br />
BOIS JACOT. - Plante médicinale. (Imbucano coriacea.) .<br />
BOÎTE – Zut !<br />
BONAVINI. – A la bonne-avenue, c.à.d., comme cela vient, à l'aventure, sans réflexion, à tort et à<br />
travers.<br />
BOSSER SEC.- Se taire.<br />
BOUCHE. - " Mettre la bouche ", c'est porter malheur, volontairement ou non, en prévoyant à<br />
haute voix une calamité possible. Avoir "la bouche-cabri", c'est être jettatore, porte-<br />
malheur.<br />
BOUETTEUR. - Petit poisson qui enlève la bouette à petites bouchées, sans se laisser prendre.<br />
BOULBOUL. - Voir « Oiseau Regnard ».<br />
BOULETANGUE ou BOUVETAN. - Poisson difforme, à la bouche hideuse. Le nom<br />
s'applique à plusieurs espèces (Tetraodon argentus, Triodon bursarius, diodon<br />
orbicularis, etc.)<br />
BOURSAC. – Sac ; curieuse combinaison patoise de bourse et de sac.<br />
BOURSAILLER OU BROUSSAILLER. - Secouer d'importance.<br />
BRÈDES. - Herbes potagères, jeunes pousses de certaines plantes que 1'on cuit à l'eau.<br />
CABAILLE. - Veste très ample, surtout portée par les Chinois. Peut-être corruption de camail ?<br />
CÂBLE. - Pour le pêcheur créole, comprend 1'ancre (grosse pierre, bloc de fer) et la corde qui y<br />
est attachée.<br />
CABOT-LENDORMI. - Crétin, idiot, ou même bon-à-rien.<br />
CADOQUE. - Plante sarmenteuse, de la famille des légumineuses : (caesalpina bonducella).<br />
CAIL-LOUCHE. - Louche ou bigle; par extension: borgne, car le patois n'a pas de mot propre à<br />
désigner cette dernière infirmité.<br />
CAMILA. - Epicier chinois. On assure que c'est un quolibet, moquant la façon dont le Chinois,<br />
incapable de prononcer les r, dit " camarade".<br />
CAMPEMENT. - Maison rustique, généralement couverte de chaume, où l'on passe un court séjour à<br />
la mer ou à la forêt.<br />
CANAPÉ. - "Poser canapé", .C'est s’installer, s'inviter sans en être prie.<br />
CANDIOC. - Fretin.<br />
117
CANEÇON. - Caleçon, pour pantalon ".<br />
CANGE. – Ce mot a, deux significations bien distinctes: 1o. Jeu : les osselets, que l'on joue ici<br />
généralement avec des coquilles de gauri: 2o. Empois : en tamoul candji, c'est l'eau qui<br />
a servi à la cuisson du riz, par conséquent une eau d’empois. Cuire le riz « en cange »,<br />
c'est le cuire avec toute son eau, c.à.d. en crême.<br />
CANGÉ. - Empesé ; « poche cangée, » poche empesée, collée par l'emplois, et qui, par conséquent,<br />
ne peut contenir même un sou.<br />
CAPER. – Manquer l’école ou le travail, sans raison valable.<br />
CAPORE. - Anciennement, esclave adolescent, obtenant les plus hauts prix sur le marché ;<br />
aujourd'hui, gars solide, costaud. - Mot portugais, dit-on.<br />
CARAILLE. - Indien, karaï ; marmite en fonte, sans pieds, et de forme hémisphérique ; elle<br />
est surtout employée des Indiens.<br />
CARCASSAIL. – Petit crabe (Grapsus strigosus.)<br />
CARlA. - Termite (Tamoul, Kariann) ; figurativement, amoureux qui tourne autour des filles<br />
comme le termite autour de la lampe ; jeune homme, éphèbe.<br />
CARY. - Mot Indien, désignant un mets indien très richement et très fortement condimenté.<br />
CASH. - (Anglais ?) Monnaie de billon, valant deux centièmes de roupie ou deux "sous" locaux.<br />
CASIER. - Nasse en bambou tressé.<br />
CASSEBOL. - Insecte mantidé très repoussant; la superstition populaire vent que vous n'y puissiez<br />
toucher, sans encourir la peine de laisser tomber de vos mains, le même jour, quelque<br />
pièce de vaisselle, qui se brisera (Mantis prasina.)<br />
CASSE-DANS-GRAPPE. - Cueilli à la grappe, c.à.d. mûri sur l'arbre, succulent ; par extension,<br />
excellent, hors-pair.<br />
CASSE-LA-CASE. - A tout casser, c.à.d. à tout dépasser: supérieur à tout, hors-pair. .<br />
CATÉRA. - Sortilège, maléfice.<br />
CAUSER. - En patois, parler.<br />
CHAMAILLE. - Forme patoise de "chamaillerie."<br />
CHERCHER LA TÊTE DE LA MORUE. - Chercher l'impossible, midi à quatorze heures - parce<br />
que la morue salée est acéphale et qu'un noir de Maurice n'a conséquemment jamais vu<br />
une tête de morue.<br />
CHIENDENT-PATTE-POULE. - Plante médicinale (Eleusine indica.)<br />
COMME-ÇA-MÊME. - Pour rien; ou encore : au hasard, sans propos délibéré.<br />
COMPÈRE. - Nom de l'épicier chinois.<br />
118
CONDÉ. - Mouchoir étroitement noué autour de la tête; ce mot veut dire aussi huppe, en s'ap-<br />
pliquant à un oiseau.<br />
COQUILLE-A-BAS ou COQUILLE A RAVAUDER: -coquille polie qui remplace l'oeuf à<br />
repriser : Sorte de porcelaine (Cypraea tigrina)<br />
CORDONNIER. - poisson assez commun (Rhumbotidus triostigus.)<br />
CORINGHEE. - (Prononcez "Coringuy"). Nom abusivement donne ici à tous les Indiens Télougous.<br />
(Etymologiquement : singe).<br />
COUQUE. - Cache-cache. Les enfants, au lieu de "Coucou ? - Ah! le voilà !" disent ici.<br />
"Couque?... Ah-là li-là!"<br />
COUROUPA. - Escargot; d'après M. Louis Vaunois, c'est "le court-pas"; dans certains dialectes<br />
nègres, lion se dit coudjoupa? … (Achatina ponderosa) .<br />
COURTA. - Porte-gorge simplifié, d'une seule pièce.<br />
CRACHERCOTON. - .Avoir la bouche sèche, au point que le peu de salive qui vous reste ressemble<br />
à du coton ; cela arrive aux " soiffeurs " ou aux bavards.<br />
CRÉOLE. - En patois, ce mot a pris un sens restreint et péjoratif, une valeur de discriminant<br />
social: il s'applique exclusivement à un homme ou une femme de couleur, appartenant<br />
au prolétariat.<br />
DÉFINT-TERRIB'. - "Défunt-Terrible,’’ ou "feu Terrible", personnage légendaire tenant du Baron<br />
de Crac et de Croquemitaine.<br />
DÉGAGER : - En patois, se dépêcher.<br />
DÉROBER : - En patois, épater, boucher un coin.<br />
DILHOUILE. - De l'huile ; être dilhouile, c'est être ivre.<br />
DOCTEUR-POULES. - Terme de mépris, désignant le rebouteux.<br />
DOUBOUTER OU DIBOUTER. - Se tenir debout.<br />
ENTOURAGE. - Grille ou mur de clôture, séparant de la rue la Cour d'une maison urbaine.<br />
FAILLE-FAILLE. - Répétition de « failli »: qui ne vaut pas grand' chose.<br />
FAMILLE. - Un famille, c'est un parent ou un allié.<br />
FANDIA. - Fougère arborescente; le tronc atteint de grandes dimensions; creusé, il constitue des<br />
vases poreux, très avantageux pour la culture des plantes d'ornement. - (Cyathea<br />
119
excelsa; à la Réunion, on dit " fanjan ").<br />
FANER. - Répandre, disperser; par extension, s'applique à un groupe, à une foule qui se disperse ;<br />
par extension au 2me degré, fuir individuellement; se confond, dans cet emploi, avec "<br />
vaner ".<br />
FANGOUNI. - Faire fangouni, faire des cérémonies.<br />
FILAO. - Grand arbre emplumé de fines aiguilles bruissantes, ornement de toutes nos plages.<br />
(Casuarina equisetifolia).<br />
FITER. - Corruption de " affûter ".<br />
FLÈCHE. - Nom local du lance-pierre ou fronde.<br />
FOUCAT. - Diminutif patois de fou.<br />
FRAMBOISE-MARRONNE. -Plante sarmenteuse envahissante, à féroces aiguillons. (Rubus<br />
molucanus). Nos voisins les Réunionnais l'appellent " Vigne sauvage ", et les Indiens,<br />
« piquants-loulou », c.à.d. "piquants-loups," car le loup, inconnu à Maurice, répand tout<br />
de même la terreur dans tous les contes populaires.<br />
FRANC. - Dans quelques vieilles expressions : 15 francs, 25 francs, le franc est pris comme<br />
équivalent de la livre, soit 20 centièmes d'une roupie.<br />
FRANGUER. - Harponner.<br />
FRÈME. – Pour "ferme ", inversion fréquente autrefois, de plus en plus rare dans le patois contemporain.<br />
GADJIAC. - Sorte de hors-d'oeuvre grossier, salé, très épicé, qu'offrent gratuitement certains taverniers,<br />
soucieux d'intensifier la soif de leur clientèle.<br />
GAGA. - Bouche bée –épithète aussi appliquée aux bègues.<br />
GALLE. - Gaule, perche utilisée pour la manoeuvre.<br />
GANDIA. - Mot hindoustani: chanvre indien ; par métaphore, caprice, saute d'humeur, lubie<br />
comme pourrait en éprouver un fumeur de gandia.<br />
GAULETTE. - Mesure de longueur: 12 à 15 pieds de roi - aussi mesure agraire.<br />
GAURI. - (De l'indien gauri, petite monnaie).<br />
Coquille qui sert de monnaie dans certaines contrées africaines. (Cypraea annulus).<br />
GIRAUMON. - Citrouille. (Cucurbita pepo).<br />
GONI. - (Mot indien) grossier tissu de jute ; sacs faits de ce tissu, pour l'emballage du sucre,<br />
des grains.<br />
GRAND-DILEAU. - Grande-eau - grosses légumes.<br />
120
GRAND-GALOP. - Race de fourmis rouges, à longues pattes.<br />
GRATTELLE. - Méduse, dont l'action sur 1a peau est très irritante.<br />
GRIS-GRIS. - Amulette, talisman ; par extension, sortilège.<br />
GROS POISSONS MANZENT DANS TARD. - Tout vient à point à qui sait attendre.<br />
GUINE. - Mot bizarre, employé seulement dans l'expression p'tit-guine, très petite quantité, très<br />
peu.<br />
GUETTER: - En patois, regarder ou même voir sans idée de surveillance.<br />
HISSER LA CORDE. – Mystifier<br />
HORNI. – Voile des Indiennes.<br />
JEUNE-GENS. - Jeune homme, célibataire.<br />
LABOUR-BATTALION. - Bataillon d'ouvriers et manoeuvres militaires recrutés pendant la<br />
Guerre et expédiés en Mésopotamie.<br />
LAFFE. - Poisson à piqûre extrêmement venimeuse; la légende veut que l'intensité de la douleur<br />
provoquée par cette piqûre suive le rythme des marées. (Synunceia bracchiata).<br />
LANGOUTI. - Pièce de toile que l'Indien non "créolisé" s'enroule aux reins et entre les jambes. -<br />
Langouti dans pignon-d'Inde, se dit d'un homme qui a grand'peur.<br />
LANGUE-DE-BOEUF. - Correspond au français: "langue-de-cerf"; scolopendre. (Asplenium nidus).<br />
LASCAR. - Proprement, marin indien ; mais, à Maurice, Indien musulman; aussi grosse libellule,<br />
aeschne.<br />
LÉDENTS BÊTES. - Rire hors de propos - aussi, rire Jaune.<br />
LESPRIT-ZACOT. - Par décision, pas plus réfléchi qu’un singe.<br />
LIANE-AURORE. - Liane f1eurissant en grosses grappes orange. (Bignonia venusta).<br />
LIANE-A-PANIERS. - Plante médicinale (Flagulana indica).<br />
LINGE : - En patois (et même dans la langue du Mauricien peu cultivé) est synonyme de<br />
vêtement.<br />
MADAME-CÉRÉ. – Non 1ocal du cyprin doré, poisson introduit à l’Ile de France par le naturaliste<br />
LIPOU-POULE. - «Pou-de-poule», parasite très petit, difficile à voir; par ellipse, un «lipou-<br />
poule,» c'est un chercheur de poux-de-poule, un esprit chagrin, tracassier.<br />
LIVRE. - Encore utilisé par les très vieilles gens, comme équivalent de 20 centièmes de roupies.<br />
LONGUANISTE. – pour "l'onguenniste", fabricant, marchand d'onguents - et, par extension, de<br />
remèdes mystérieux, de philtres, etc.<br />
121
LONGTEMPS : - En patois, anciennement.<br />
MACADAM. - Pierre cassée servant au macadamisage; aussi, nourriture pour les boeufs ; elle se<br />
compose de « têtes » ou jets de cannes, coupés en rondelles et cuits dans de la mélasse.<br />
MACASSETOI. - Corruption de "mo-a-casse-toi", je vais te casser, t'assommer. Boisson composée<br />
d'alcools grossiers et destinée à procurer une ivresse prompte et certaine.<br />
MACHOUARAN, - Petit poisson non_commestible, armé d'épines sur le dos. (Plotosus lineatus).<br />
Nicolas de Céré.<br />
MAFFE. - Spongieux, cotonneux.<br />
MAILLER. - Prendre, de n'importe quelle façon ; attrapper.<br />
Maïs POC-POC. - Grain de maïs éclaté au feu.<br />
MALANGUE. - Mal fichu.<br />
MALHÈR DOURMI, NA PAS GRATTE SO LÉDOS. - "Il ne faut pas réveiller le chat qui dort "<br />
MANGEUR-DE-POULES: - Oiseau de proie. (Tinnunculus punctatus).<br />
MANGOUAQUE. - Mollusque à bel et large coquille nacrée. (Fasciolana trapezium).<br />
MANIÈRE. - Voir « Qui manière ». MAP- Carte géographique ; mot anglais passé de l'école<br />
primaire au patois.<br />
MARGAUSE. - Légume très amer. (Momordica charantia). " Létemps margause ", c'est le<br />
temps amer de l'esclavage, le très vieux temps.<br />
MARIAGE DERRIÈRE LA CUISINE. - Mariage sans prêtre, concubinage on adultère.<br />
MARQUÉ. - Sou marqué: ancienne monnaie fiduciaire équivalant à 3 centièmes de roupie.<br />
MARTIN. - Oiseau indigène (acridothus tristis).<br />
MASSAL : -En hindoustani, torche.<br />
MATAPANER: - De matapan, qui signifie loup-garou; matapaner quelqu'un, c'est lui jouer une<br />
scène de loup-garou, le mystifier; par extension, le tourner en ridicule.<br />
MATIAPA. - Homme de rien.<br />
MAZINER. - Imaginer, penser, considérer.<br />
MOFINE. - Mauvaise chance, malheur. Aussi, chose tabouée au porte-malheur ; - par extension,<br />
prodige.<br />
MONNAIE. - En patois, a le sens général de " argent, espèces ".<br />
MORUE. - Voir "Chercher la tête de la morue", au mot "chercher".<br />
MOUCHE-JAUNE. - Guêpe. (Polistes helyacus).<br />
MOUILLAGE : - En patois, non seulement l'endroit où l’on mouille, mais aussi l'ensemble des<br />
engins qui servent à mouiller.<br />
122
MOURGATE. - Seiche ou sépia.<br />
MULTIPLIANT. - Banyan ou figuier-banyan.<br />
NAIL. - (Probablement l'anglais nail, clou). La pointe de la toupie ; jeu de toupie, où chacun<br />
des joueurs s'efforce d'atteindre du nail la toupie de son adversaire.- Dans la langue<br />
courante, nail signifie : pierre lancée dans le jardin d'autrui, pointe.<br />
NOIRETÉ. - Obscurité. Les vieux noirs disent aussi le " fait-noir ".<br />
OISEAU-REGNARD ou BOULBOUL. - Oiseau à huppe, introduit par M. Gabriel<br />
Regnard, on l'appelle aussi "Condé" à cause de sa huppe (Pycnonotus jocosus).<br />
OURITE OU AURITE. - Pieuvre. (Octopus vulgaris). .<br />
PAGLA : - Fou, en hindi.<br />
PAS GÉOMÉTRIQUES. - Bande littorale de 50 "pas géométriques" de largeur, inaliénablement<br />
réservée au Domaine, pour les besoins de la défense de l’île.<br />
PEILLE. - Prononciation patoise de "pays", Il y a, d'une part, peille Maurice et, d'autre<br />
part, l'aut'peille, tout ce qui n'est pas Maurice.<br />
P'END-GARD. - Corruption de "prends garde": d'abord interjective, cette locution est<br />
arrivée, tout en conservant ce premier emploi à acquérir aussi une valeur<br />
conjonctive : de peur que, même prépositive : de peur de.<br />
PIASTRE: - 2roupies.<br />
PIED-Z-ARB'. - Pied d'arbre, (comme on dit ‘un pied de letchi’)-arbre.<br />
PIGNON D'INDE. - Arbuste dont la baie a de violentes propriétés purgatives. (Jatropha Curcas).<br />
PION : - En hindi, messager; à Maurice, ce mot s'emploie au sens administratif anglais:<br />
planton, garçon de bureau.<br />
PLAT-CARRÉ. - Jeu dérivé de l'abaque; les pions sont de petits cailloux noirâtres et des débris<br />
de matière blanchâtre quelconque: platras, coquilles, etc.<br />
PLYING-BOATS. - Embarcations qui font le service de la rade de Port-Louis; très curieuse<br />
étymologie: ces bateaux ont des licences "for plying in the harbour", pour circuler<br />
dans le port.<br />
POCPOC: - Voir "Maïs".<br />
POINTÈR: - Pointeur, celui qui pousse sa pointe, qui fait la cour à une jeune fille.<br />
PORT: - Le "Port", ou ‘au-Port’, c'est Port-Louis, chef-lieu de 1'île ; dans des milieux plus<br />
affinés, Port-Louis, c'est "la ville ".<br />
QUI-MANIÈRE: - De quelle manière, c-à-d. à quel point, comment. Expression élastique<br />
123
qui a aussi le sens de: "comment vont les affaires ? Quelles nouvelles ?"<br />
QUIQUEFOIS : - Quelquefois; en patois, synonyme de " peut-être ".<br />
RAQUETTE : - Cactus épineux, à feuilles ovales. (Opuntia tuna).<br />
RISSER : - Hisser - tirer.<br />
ROCHE-CARRY: - Pierre plate sur laquelle on écrase et triture les épices nécessaires à la confection<br />
d'un cary ; le rouleau de pierre qui sert au malaxage s'appelle le baba, l'enfant de la<br />
roche-cary.<br />
RÔDER: - En patois, chercher.<br />
SAGAILLER. - Sens actuel, corriger, bousculer ; probablement, poursuivre zagaïe en main, la zagaïe<br />
(localement, sagaïe) étant l'attribut des gardiens, des contremaîtres.<br />
SI-PAS, MOI. - Je ne sais pas, moi ! - J'ai une idée confuse, vague, que cette chose sera ou ne sera pas.<br />
SIRANDANE. - Énigme, généralement très pittoresque, que les Noirs aiment se poser; par extension,<br />
langage imagé, allusif ou obscur.<br />
SOLDAT. - Bernard-l'hermite ou pagure.<br />
SOÛLER SON BON TEMPS. - Carpere diem, profiter des jours heureux.<br />
STANDARD: - Terme scolaire, équivalent de ‘classe’, dans le jargon officiel.<br />
STÉVIDORE : - Anglais stevedore : manoeuvre employé à la manutention à bord des navires.<br />
TACHER: - S'attacher, suivre au poursuivre avec insistance.<br />
TAILLER: - En patois, courir vite, se dépêcher.<br />
TAMBAVE: - (Malgache, tambavi, maladies de la première enfance): athrepsie, gastro-entérite<br />
chronique des bébés.<br />
TAQUÈR. - Attaqueur : voleur de grand-chemin, détrousseur.<br />
TANDISS: - Tandis que, au lieu que.<br />
TAZAR. - Poisson carnivore. (Aprion virescens.)<br />
TÊTES-DE-RIZ. - Grains brisés, qu'on élimine avant la cuisson,<br />
TIN-POT: - (Anglais): pot ou boîte à couvercle, en fer-blanc, servant à porter le repas aux champs.<br />
TÔLE. - Vase cylindrique en tôle, ayant contenu de la peinture, de l'huile de lin.<br />
TOUQUE. - Synonyme de tôle, ci-dessus.<br />
TOURLOUROU. - Petit crabe blanc des sables.<br />
VACARNER. - Corruption probable de vacarrner, faire du vacarme, faire les cent coups. Sens affaibli,<br />
aujourd'hui : rôder, vagabonder.<br />
124
VARANGUE: - Vérendah, galerie ouverte ou vitrée.<br />
VEILLÉE: - En patois, le sens est restreint à celui de veillée mortuaire.<br />
VIELLE-FILLE. - Buisson épineux et envahissant; nos voisins de la Réunion, plus galants et<br />
plus poétiques, l'appellent "corbeille-d'or". (Lantana camara).<br />
VOÏAZE: - Voyage ; c'ène voïaze-là, cette fois-ci.<br />
ZACOT. - Jacquot, nom populaire du singe. "Zacot napas guette so laquée " : le singe ne<br />
regards pas sa propre queue-on voit la pai1le dans l'oeil du voisin etc…- Voir<br />
aussi: "l’esprit".<br />
ZANGARNA. - (Corruption de Jaggernaut): boudhiste, adepte des rites de Jaggernaut et, par<br />
extension, païen, non-chrétien - voire, mauvais chrétien.<br />
ZÉZÈRE. - Amoureux ou amoureuse ; prétendant, galant.<br />
NOTE : - J'ai puisé la plupart des noms scientifiques de plantes dans "Les Plantes Médicinales de<br />
l'Ile Maurice" du Dr. Daruty de Grandpré; pour les végétaux que je n'ai pas trouvés en ce<br />
recueil et pour tout ce qui a trait à la faune coloniale, j’ai eu recours à mon savant ami, le<br />
naturaliste Donald d'Emmerez de Charmoy que je remercie bien sincèrement de son aide<br />
efficace.<br />
125
TABLE<br />
Chapitre l. -Grand-Guèle ... … 4<br />
Chapitre ll. -Becca … ... 10<br />
Chapitre III. -Coup-de-Vent … … 14<br />
Chapitre lV -Le Piquant d'Oursin 24<br />
Chapitre V. –LaMarée ... … … 32<br />
Chapitre Vl. -Manquénapas compté 36<br />
Chapitre Vll. -La Somnambule … 38<br />
Chapitre Vlll.-Houle de Fond ...... … 61<br />
Chapitre lX. -Le Petit ... … … 67<br />
Chapitre X. -Samy ....... … … … 73<br />
Chapitre Xl. -Samy grandit ... ....... 86<br />
Chapitre Xll. -Un Métier … 92<br />
Chapitre Xll. –Quincois ... ........ 94<br />
Chapitre Xl. -Au Fil des Jours ......... … 101<br />
Chapitre V. -La Passe Destoc ........ … 105<br />
Chapitre XV1. - ? ... … … … 112<br />
Chapitre XVll. -La Terre aux Sidonie 112<br />
Glossaire … … … … … 116<br />
126
ACHEVÉ D'IMPRIMER<br />
LE 8 MARS 1926 PAR<br />
T. G. P. & S. CY. LD.<br />
Th, Esclapon,Administrateur.<br />
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