13.07.2013 Views

POLYTE

POLYTE

POLYTE

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

SAVINIEN MÉRÉDAC<br />

<strong>POLYTE</strong><br />

ROMAN<br />

Port-Louis<br />

The General Printing & Stationery CY. LTD.<br />

1926<br />

Tous droits reserves.<br />

1


OFFRANDE<br />

A<br />

ARTHUR MARTIAL<br />

Mon cher Martial,<br />

Vous seul, et moi, savons ce que ce livre vous doit. Il vous appartient, à peine est-il besoin de vous<br />

l’offrir.<br />

Acceptez-Ie, je vous prie, non point seulement comme une marque de ma confraternelle estime -<br />

combien grande, vous Ie savez - mais surtout en témoignage d'une amitié personnelle très sincère, qui<br />

voudrait avoir mieux à donner.<br />

2<br />

S. M.


Du même auteur,<br />

à la même librairie:<br />

SINCÉRITÉS-(épuisé)<br />

MIETTE ET TOTO<br />

(Histoire de deux enfants de l'ancienne Ile de France).<br />

3


CHAPITRE PREMIER<br />

GRAND-GUÈLE<br />

BONHOMME Vergogne descendait de la petite église de Grand-Gaube vers le débarcadère; au<br />

tournant d'un mur bas, chevelu de raquettes, il s'arrêta pour regarder la mer étale; une brise très molle<br />

la caressait à peine et, par ce matin d'août, le soleil lui versait plus de lumière que de chaleur; les<br />

brisants étaient morts; le Coin-de-Mire se haussait, là, tout près, à bout de bras et l’Ile Plate, l'Ilot<br />

Gabriel s'égrenaient vers l'Ile Ronde nettement détachée en avant de l'Ile aux Serpents.<br />

- Bon temps de pêche! Dommage que c'est dimanche !....<br />

Le bonhomme restait joyeux tout de même ; c'est qu'il avait dans la bouche une nouvelle, une<br />

grosse nouvelle qui ne demandait qu'à sortir pour épater les camarades, les laisser gagas. Vergogne<br />

renfonça sa courte pipe entre ses dents, comme pour bien fermer toute issue à son secret et continua sa<br />

route, du pas traînant du pêcheur qui, à terre, semble toujours flâner.<br />

Sous le grand multipliant où se traitent les marchés, douze, quinze pêcheurs, vingt peut-être,<br />

étaient réunis. La plupart, étendus sur le dos, les mains croisées sous la nuque, semblaient chercher des<br />

paille-en queue dans le ciel; d'autres, assis sur leurs talons, jouaient aux cartes, au platcarré, au cange.<br />

Bonhomme Vergogne examina les groupes : Polyte n'était pas là, il pourrait parler.<br />

- Eh! z'autes, costez; vine acoute eine maman-nouvelle !<br />

Les joueurs furent à peine distraits ; la plupart des hommes qui s'étaient allongés ne bougèrent<br />

même pas. On les connaissait, les histoires de Vergogne : toujours les mêmes petits potins qu'il<br />

grossissait, dans lesquels il soufflait, pour les emplir de vent comme ces grattelles que la marée<br />

apporte des brisants ...<br />

- Acoutez, je vous dis ! ... Grand-Guèle, Polyte Grand-Guèle, se remarie !<br />

Du coup, tous les allongés se redressèrent ; les cartes, les petits cailloux et les débris de carail<br />

du plat-carré furent oubliés et un joueur de cange laissa glisser les gauris sur sa main retournée. On se<br />

pressait autour de Vergogne.<br />

- Vieux blagueur !<br />

4


- Impossible !<br />

apaisé, il jeta :<br />

- Assemb' qui ?<br />

Bonhomme Vergogne jouissait de son succès; quand le remous des exclamations se fut un peu<br />

- Assemb' Becca, la petite-fille de Jacob, le forgeron de Melville !.....<br />

- A quoi tu penses, Vergogne, de vouloir « baigner» comme ça avec Grand Guèle.<br />

-I1 ne faut pas s'amuser avec le piquant du laffe!<br />

- Tu es à « rôder» la gale pour te gratter, Vergogne !<br />

Déjà, les voix étaient moins assurées ; on regardait à droite, on regardait à gauche, comme si<br />

l'on craignait de voir surgir Polyte.<br />

Vergogne laissa tomber :<br />

- C’est Mon-père qui, avant le prêche, a annoncé : « Y a promesse - mariage Polyte Lavictoire<br />

et Rébecca Sansdésir.»<br />

C'était donc vrai ? Les rires se turent ; une pointe de gaieté s'aiguisait encore dans les<br />

prunelles; comme l'écaille d'un mulet brille au soleil, entre deux plongeons ; mais on se remit au<br />

cange, aux carte, au plat-carré, ou même à l'observation du ciel vide, sans plus causer, sans plus<br />

sourire.<br />

Vergogne lui-même, une fois son pétard éclaté, fila le long de la plage, les lèvres serrées sur<br />

son brûle-gueule, les mains enfoncées aux poches, fuyant la tentation de gloser, lui, l'incorrigible<br />

bavard qui n'avait jamais su tenir sa langue collée au palais.<br />

C'est qu'il y en aurait eu long à dire, si la prudence n'avait cousu toutes les bouches!<br />

Voyons ! Passe encore de se remarier à soixante ans, mais aller choisir une jeunesse comme<br />

cette petite Becca, un beau brin de fille de vingt ans, drue! Saine, goulue de la vie, non!... ça ne<br />

s'appelle plus de la folie, ça !... ça n'a pas de nom !... Bien sûr, Becca est une enfant sage et droite;<br />

mais, que diable ! Vous ne jetez pas votre ligne dans un banc de « bouetteurs », si vous ne voulez pas<br />

voir débouetter votre hameçon ? pas vrai ?<br />

Ces choses-là, on les chuchota peut être le soir dans les paillotes de Grand-Gaube et de Saint-<br />

François, de Deux- Boutiques et de Mont-Oreb, derrière les portes assujetties par des bouts de corde de<br />

coco. Mais jamais, au grand jour, on n'aurait risqué un sourire que Polyte eût surpris peut-être, une<br />

5


plaisanterie qu'il eût pu deviner.<br />

Car Polyte est de ces hommes avec qui 1'on ne badine pas!<br />

Assez grand, mince, sec, souple en dépit de l'âge, Polyte a, malgré sa peau noire et ses gestes<br />

frustes, un air supérieur, racé, aristocrate, que le premier venu remarque tout de suite. Les pommettes,<br />

la mâchoire massive sont taillées à coups de serpe dans un bloc de bois cannelle noir ; le front ne fait<br />

qu'un avec le crâne chauve, rond et allongé comme une écope en coco-de-mer ; les yeux petits, dont le<br />

blanc a la couleur de la chair d'huître, posent sur les choses, sur la mer, sur vous, un regard indifférent<br />

et calme qui, pour un rien, durcirait, vous défierait ; le nez, plutôt fin, n'a rien de cafre; au-dessous,<br />

cotonne une moustache brève et clair-plantée qui ne cache pas l'ivoire des dents, larges, régulières,<br />

embrevées les unes aux autres, comme des dents de tazar; la lèvre inférieure s'allonge en une moue<br />

perpétuelle, mais ici encore se reconnaît l'apport de sang blanc qui a fait de Polyte un homme si<br />

différent de son ancêtre, l'esclave débarqué du négrier: car elle est spirituelle, cette lèvre, pas trop<br />

épaisse, sombre autant que les lèvres des « Mozambiques », mais point énorme comme elles.<br />

Polyte n'a peur de rien : à minuit, par marée noire, il traverse le cimetière aussi tranquillement<br />

que vous vous promèneriez sur le grand chemin, en plein jour. Jamais il n'a cédé à personne, aussi nul<br />

n'ose plus l'affronter. Sa bravoure, son inflexible volonté l'ont posé parmi les gens de Grand-Gaube,<br />

c'est bien sûr ; mais il y a une autre chose, qui a encore plus contribué à lui assurer le prestige dont il<br />

jouit.<br />

C'est que Polyte n'est pas de ces faillis pêcheurs qui, pour avoir traîné leur ligne au large de l'Ile<br />

aux Serpents, s'imaginent avoir vu le bout du monde! Ah ! Non…. Pendant trente-six ans il a navigué.<br />

Après avoir aidé son grand-monde sur les péniches qui portent du sable ou du lest au Port, il était<br />

encore haut comme ça, lorsqu'il s'est fait embaucher par un patron de ces chassemarrées qui chargent<br />

du sucre à Bel-Ombre, à la Grand’Riviere-Sud-Est ou à Mahébourg ; aussi n'y a-t-il pas un amer :<br />

montagne, vieil arbre ou cheminée, pas une anse, pas un trou de la côte qu'il ne connaisse, depuis le<br />

Cap d'Hortal jusqu'au Macondé, depuis la Pointe-aux-Sables de la Grand'Riviere jusqu'aux Grands-<br />

Sables du Vieux Grand-Port. Mais, tout ça, est-ce que ça compte? Parlez-moi des vraies traversées, des<br />

voyages à Agalega et à Salomon, à Péros et aux Six-Iles, à toutes les Iles d'où les goélettes reviennent<br />

le ventre plein de barriques d'huile et de cocos en barbe ! Parlez-moi de la pêche sur les bancs de Saiade-Mala<br />

et à Saint-Paul d'Amsterdam ! Et encore !... Ces Navires-là, c'est des caboteurs, des bateaux<br />

où, selon la méprisante classification de Polyte, vous voyez le pilon à riz dans le coin de la cuisine !»<br />

Polyte, lui, a embarqué aussi sur les grands-courriers; combien de fois a-t-il traversé l'Océan Indien?<br />

Combien de cargaisons de sel a-t-il rapporté de Diégo, combien de cargaisons de riz de Vatomandry et<br />

de Mananzary, et de poneys de Sandalwood et de farine d'Adélaïde et de bois de Singapour ou de<br />

6


Brisbane, et que sais-je encore! Pendant des jours et pendant des nuits et pendant encore des jours, il<br />

n'a vu que la mer devant lui, et la mer derrière, et la mer par tous côtés ! Il a appris à déchiffrer la rose-<br />

des-vents, à gouverner droit sur le cap donné par le Capitaine, à lire une carte ... Oui, Monsieur, car<br />

Polyte a été à l'école, étant tout petit, - ce qui est rare pour un «créole» de sa génération, - et sur la<br />

carte de Maurice son doigt peut vous montrer sans hésiter la Butte-aux Feuilles et le Cap d'Oscorne et<br />

la Pointe Bernache ! Combien y en a-t-il à Grand-Gaube qui en sache si long ?<br />

Pourquoi a-t-il cessé de naviguer ?...- Bon-Dié connaît !<br />

Lassitude, peut-être, des horizons nouveaux toujours identiques ? Désenchantement d'être<br />

bercé par des flots indifférents, qui n'endorment pas le souci ? Est-ce que tous les marins n'aspirent pas<br />

à jeter l'ancre pour de bon, à s'amarrer à quai avant de mourir ?...<br />

L'appel de la terre, l'appel de sa terre, oui! C'est bien cela, sans doute, qu'il entendait dans la<br />

clameur des vagues et dans la conversation silencieuse des étoiles, au long des quarts de nuit.<br />

Il y tient, allez, à ces deux arpents de glèbe pierreuse que lui a laissés son grand-monde! Ça<br />

n'est pas de la bien bonne terre, va n'est pas bien grand, ça n'est pas très bien situé dans ce coin perdu<br />

de Deux-Boutiques! Mais c'est sa terre, la terre qui s'est transmise de père en fils, depuis des<br />

générations.<br />

Ils sont une quarantaine comme ça, au Grand-Gaube, dont le patrimoine n'a jamais été vendu<br />

ni morcelé, et cela fait une petite aristocratie terrienne qui peut regarder de haut les nouveaux<br />

occupants!<br />

C'est grâce à ce chétif domaine que Polyte se sent enraciné à son « Pays Maurice »,<br />

comme sont enracinés dans le sol les cinq manguiers qui marquent son « balisage ».<br />

Est-ce qu'il serait jamais revenu ici, sans ça ? Travailler à la solde des autres, attendre les<br />

caprices de la mer ? - Non, merci !... La vie de pêcheur n'est possible, voyez-vous, que si l'on<br />

possède un petit coin à soi, où l'on puisse élever quelques poules, quelques cabris, pour les mauvais<br />

jours; un petit coin dont vous puissiez, quand la marée est gâtée, gratter le sol pour y planter un peu de<br />

manioc, un peu de patates, un peu de maïs ... (l’an passé, Polyte a semé des giraumons: il en a eu à<br />

revendre!)<br />

7


Le souci de sa terre, c'est ça qui lui ronge le coeur, sans qu'il en laisse rien paraître ; il n'a pas<br />

encore beaucoup d’années à vivre, Polyte, et sa bonne-femme est morte, voici trois ans à la Noël, sans<br />

lui laisser d'enfant.<br />

C'est la grosse déconvenue de sa vie, l'échec de son projet le plus important, lui dont la volonté<br />

fait tout ployer ... Oui, en se mariant, il avait pensé se préparer une famille, pour le continuer : il aurait<br />

durement gouverné ses enfants ; les filles seraient établies à cette heure, et les fils pratiqueraient<br />

chacun son métier ; parmi eux, il eût choisi le mieux équilibré, le plus fort, pour être le prolongement<br />

dans l'avenir des Lavictoire de Deux-Boutiques ; avant de lever l'ancre pour le dernier voyage, Polyte<br />

aurait tout réglé et son patrimoine eût passé intact aux mains de celui-là ; les autres se seraient partagé<br />

l'argent, les hardes ... Eh bien, oui ! Beaux projets, rêves légers et fragiles, comme l'écume ! Il est seul,<br />

aux jours de sa vieillesse, et à peine l'aura-t-on couché à la Butte-à-l'Herbe, dans le trou de sable<br />

d'avance creusé par les fossoyeurs prévoyants, déjà ses neveux -tous des vauriens - se seront rués sur<br />

son pauvre héritage ; ils se disputeront sa case de paille et de boue séchée, tels les chiens se disputent<br />

les tripes du poisson que la ménagère a vidé ; ils déchireront en lambeaux son carré de terre, ou bien<br />

peut être le vendront-ils pour quelques cents piastres, à un sale Malabare ! Le Malabare! pour Polyte,<br />

c'est l'étiquette qui couvre tous les Indiens, de toutes les castes et de toutes les Provinces, tous les<br />

Indiens, qui, depuis Triolet . jusqu'à Roc-en-Roc, achètent le sol pouce par pouce, dépossèdent le Noir,<br />

dépossèdent le Blanc, s'étalent, submergent les vieilles concessions de Petit-Raffray, de Mont Mascall,<br />

noient toute la terre, comme une marée silencieuse, et sournoise, et irrésistible.<br />

Sa terre à un Malabare! Cette idée-là l'empêcherait de mourir en paix, quand l'heure sera venue<br />

de finir son dernier quart ici-bas !<br />

Et Polyte s'est pris à méditer qu'après tout, la partie n'est pas encore perdue, que sa destinée<br />

mauvaise ne l'a pas encore maté. Pourquoi ne pas se remarier ? Pourquoi ne pas recommencer, à<br />

soixante ans, l'entreprise infructueuse de la trentaine?<br />

Bien sûr, en cette affaire Polyte a mis du soin, de la prudence, comme en tout ce qu'il fait, et là<br />

plus qu'ailleurs : Mariaze napas badinaze !<br />

Ces Sansdésir de Melville, c'est une vieille famille comme les Lavictoire, des gens établis là<br />

depuis l'émancipation des esclaves, grands éleveurs de cabris, chaponneurs, châtreurs de cochons et de<br />

lapins, maquillons et forgerons de père en fils, comme les Valbrun sont boulangers ; c'est du bon sang<br />

nègre, plus pur encore que celui de Polyte, peut-être, à en juger par le nez de Rébecca - un nez aplati<br />

dont les narines semblent deux manches-à-vent tendues entre la double saillie des pommettes dures et<br />

luisantes; par ses lèvres, pulpeuses comme deux gousses de pamplemousse ; par sa tignasse en condé<br />

8


strictement collé au crâne-un condé qui serait fait d'une serviette-éponge trempée dans du cirage;<br />

enfin, par sa forte et saine odeur animale, cette bonne grosse puanteur de punaise écrasée.<br />

Ce qu'il y a de sûr, en tous cas, c'est que jamais aucun Malabare n'a rôdé par là ! Les Sansdésir<br />

l'auraient reçu à coup de marteau ! Et, pour Polyte, le sang indien, c'est ça la souillure qui compte !<br />

Et puis, Becca est une brave fille, bien soumise, bien travailleuse ; jamais on ne lui a connu<br />

aucun zézère et sans doute elle serait mariée depuis longtemps si on ne la savait très pauvre, dépendante<br />

de son grand-père, dont l'héritage sera recueilli par l'oncle Isaïe.<br />

Polyte avait bien songé que Becca est peut-être un peu jeune pour lui ... peut-être ... Mais, dans<br />

un mariage comme dans toute autre affaire, pourquoi ne pas joindre l'agréable à l'utile ?<br />

Une fois délurée, elle aura du piment dans le sang, cette petite Rebecca! C'est tant mieux !<br />

Polyte se connaît : il connaît la verdeur de sa vieillesse ; y a-t-il beaucoup de jeunes hommes qui aient<br />

les reins aussi solides que lui ? Il est sûr de ne pas laisser Rébecca jeûner d'amour !<br />

Et, quant à lui faire des farces, à lui, Polyte, Polyte Lavictoire, qui oserait ?<br />

9


CHAPITRE II<br />

BECCA<br />

RÉBECCA avait accepté sans déplaisir cette union mal assortie ; c'était son avenir assuré.<br />

Ainsi, lorsque son grand-père Jacob fermerait les yeux, elle n'aurait pas à mendier de l'oncle Isaïe une<br />

racine de manioc ou une bouchée de riz ; elle se voyait même, dans un avenir prochain, maîtresse de<br />

l'héritage de Polyte!<br />

Le vieux Jacob Sansdésir avait été plus difficile à convaincre, car Polyte exigeait que le<br />

mariage se fît à la chapelle Saint-Michel ; or les Sansdésir étaient presbytériennes, de père en fils,<br />

comme les Lavictoire étaient catholiques ; et, à défaut de convictions religieuses, le même sentiment<br />

d'honneur traditionaliste tirait de part et d'autre les deux vieillards. Jacob aurait peut-être résisté<br />

jusqu'au bout s'il se fût agi d'un autre que Polyte ; mais Polyte, lui, pour parpaillot qu'il fût, n'eût<br />

jamais admis un mariage sans la bénédiction de Mon-père ! Comme toujours, Grand-Guèle l'emporta.<br />

Becca n'est pas malheureuse. La vie lui a donné tout ce qu'elle en attendait, et encore un peu<br />

plus. Elle mange à sa faim ; et, pour ce qui est du plaisir d'amour, sa gourmandise est satisfaite aussi ;<br />

rien ne lui manque.<br />

Sans son mariage, elle subirait encore les rebuffades de Tonton Zaïe, qui la regardait<br />

toujours de travers, comme une intruse, comme une voleuse de pain ! Les corvées de Melville<br />

continueraient : par exemple, à chaque marée basse, ces matinées entières passées dans l'eau<br />

jusqu'au ventre pour aller, en face des campements, explorer les trous de corail et fouiner une<br />

demi-douzaine d' ourites ! Maintenant, elle ne descend à la mer qu'à sa volonté, soit qu'elle aille<br />

ramasser un bouillon de bigornos, après un grain de pluie, soit qu'elle s'amuse à fouiller du «<br />

bétail » pour un cary !<br />

Elle s'est installée à son aise dans son importance de ménagère qui possède le bien en commun<br />

avec l'homme, en commun le fait valoir. C'est elle qui soigne les cabris et les poules, elle qui vend les<br />

chevreaux et le fumier qu'on racle de l'étable; parfois aussi quelques oeufs, quand il y a des madames<br />

en séjour dans les « campements» du bord de la mer !<br />

Les soins du ménage l'occupent; le matin, elle va à la fontaine; au chaud du jour, elle lessive<br />

sur la pierre galeuse, à l'ombre des manguiers; de temps en temps, l'après-midi, elle pousse jusqu'aux<br />

broussailles près du vieux moulin à vent et elle en revient, portant sur la tête un gros fagot de vieillesfilles<br />

sèches, pour cuire le manger. D'autres fois, par plaisir, elle prend une pioche et défonce un petit<br />

10


coin de terre où elle plantera des lianes de patates : c'est un dur labeur ; la sueur mouille l'acajou de<br />

ses tempes ; quand elle se redresse, ses reins font mal ; mais c'est de la bonne fatigue, du joyeux<br />

travail librement choisi.<br />

Peu de temps après son mariage, et quelques mois seulement avant la coupe des cannes, Becca<br />

choisit une après-midi ensoleillée pour faire la récolte des feuilles de vaquois ; les arbres difformes<br />

sont plantés le long du mur de pierres sèches, en bordure du chemin ; il suffit de monter sur la muraille<br />

pour atteindre aux feuilles, pour choisir et couper celles qui sont bien à point. Le soir même, Rébecca<br />

leur enlève les piquants du bord et la nervure du milieu, puis les fend en lanières régulières, qu'elle<br />

noue ensemble par poignées.<br />

Pendant des semaines elle veille, dans l'intervalle de ses autres travaux, à tourner et à retourner<br />

ces poignées au soleil, afin que les fibres mûrissent bien uniformément. Elle achète aussi des voisines,<br />

pour quelques sous, leur provision de pailles sèches ; au premier jour de chômage, Polyte en tressera<br />

des sacs pour les sucreries.<br />

Car Polyte est vannier ; il est aussi rotineur ; c'est lui qui répare toutes les chaises, tous les<br />

fauteuils, tous les canapés des campements ; et quand il leur trouve par-ci, par-là, un bras cassé, un<br />

pied démis, ma foi, il rafistole le bras ou le pied tout aussi bien que le ferait Maille-tout, le charpentier.<br />

Polyte professe que le pêcheur doit avoir dans ses doigts plusieurs métiers ; c'est comme le marin, ditil<br />

: s'il est un peu débrouillard, est-ce qu'il ne s'arrange pas un ménage provisoire dans chacune, de ses<br />

escales habituelles ? Tout ça, c'est des cocos pour la soif !<br />

Donc, un jour que les Iles avaient disparu derrière les grains depuis le matin, Polyte tressa toute<br />

la journée ; il termina le dernier sac de la saison, le jeta sur la pile qui s'élevait dans un coin de la case<br />

et dit à Becca :<br />

- Le commis de Valaydon passera ces jours-ci ; tu pourras livrer les sacs: tu sais le prix ?<br />

- Deux cashs l’un ?<br />

- Qui, deux cashs !.. Quand je pense que dans les moulins, on les paie cinq cashs! J’ai essayé<br />

de porter mes sacs à Saint-Antoine, Monsieur Régis n'en a pas voulu ; il achète au Port, en gros…. Il y<br />

a toujours le Malabare entre l'acheteur et nous, n'importe ce que nous avons à vendre !... Sale nation,<br />

va! C'est dans leurs mains que reste tout le profit ! Sale nation!<br />

Après avoir craché de coin Polyte reprit: - Quand même !... Avec ces quelques piastres, voilà<br />

que je pourrai maintenant finir de payer le bateau ponté que je fais construire. Un beau bateau, Becca,<br />

de trente pieds! Il s'appellera le VIGILANT !<br />

11


Je vais prendre des matelots ; nous pêcherons ensemble, à la part ; mon bateau va travailler tout seul<br />

pour moi ; avec la fatigue d’un homme, j’aurai le gain de deux, de trois, de quatre !<br />

pas.<br />

- Qu'est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là?<br />

- Nous verrons, nous verrons!...L'argent, ça ne prend jamais beaucoup de place et ça ne se gâte<br />

Becca sait bien que Polyte s'amassera un petit trésor, dans une cachette à lui ; et elle devine à<br />

quoi servira le magot : est-ce que Polyte ne louche pas tout le temps sur la friche qui touche à leur<br />

bout de terrain, la friche de ces héritiers Sidonie qui sont toujours en chamaille ?<br />

- Sacrés Malabares ! Grogne Polyte, qui a continué ses réflexions. C'est pas pour moi, que le<br />

VIGILANT va travailler : non, c'est pour le baïant Ramparsad ! C'est lui qui va m'acheter mon paquet<br />

de cordonniers douze sous et le revendre au Port dix marqués ! C'est pas du monde, ça ! c'est des<br />

tazars qui coupent en deux le poisson «dans» notre hameçon, et ne nous en laissent que la tête ! Je te<br />

dis, Becca, leurs doigts doivent avoir des suçoires, comme les pattes d'ourite, pour que la «monnaie»<br />

colle dedans comme ça!<br />

Au trantran des besognes accoutumées, les jours coulent, marqués à peine par quelque incident<br />

menu : celle couvée que la poule noire a si bien réussie, cette pêche d'où Polyte est revenu avec un<br />

empereur de cent-quinze livres ...<br />

Les semaines s'ajoutent aux semaines, les mois aux mois ; le temps passe, oui ! et Becca n'a pas<br />

encore d'enfant.<br />

Polyte a d'abord pris la chose en riant ; rien ne presse, après tout, et il n'est pas mauvais qu'une<br />

jeune femme « soûle » un peu de bon temps avant d'avoir la ceinture pleine. Surtout, pas de farce, hein<br />

? ... Qu'on ne lui fasse pas des jumeaux du premier coup !<br />

Mais les mois sont devenus des années ; l'année des trois coups-de-vent succède à l'année où<br />

les manguiers n'ont pas fleuri ; et Becca n'a toujours pas d'enfant.<br />

Le rire de Polyte est à présent un rire de bilimbi : aigre et jaune. Il ne plaisante plus. Il dit à<br />

Becca des paroles mauvaises:<br />

12


- Les filles des Sansdésir, c'est donc comme leur champ de pierraille où l'herbe-bouc elle-<br />

même refuse de pousser ?... Fichue famille ! Femmes stériles comme les mules dont elles tiennent le<br />

sabot, pendant le ferrage... Chaponnage sur toute la ligne ! ... C'est ça, qu'on est si grasse et qu'on a un<br />

derrière qui remplirait un panier de bazardier !<br />

Qu'on ne s'imagine pas, surtout, que lui, Grand-Guèle, soit à blâmer ! Ah! ça, non ! Demandez<br />

plutôt à tous les gens qui ont voyagé ! Combien de petits Lavictoire sans aveu grouillent dans les ports<br />

où Polyte a passé ? On ne peut pas les compter, Bon Dieu!... Non, ce n'est qu'à Maurice qu'on trouve<br />

des négresses qui ont du sang de poisson dans les veines!<br />

Voici que bientôt la sixième fois depuis le mariage de Polyte, la marée d'équinoxe va découvrir<br />

les brisants, du Cap Malheureux jusqu'au vent de l'Ile d'Ambre.<br />

Pour la sixième fois !... Et Becca n'est point encore engrossée !<br />

Polyte mâche et remâche son dépit ! Son coeur est amer.<br />

Il en veut à Becca, au grand-père Jacob, à tous les Sansdésir, comme s'ils lui avaient tous<br />

manqué de parole; et il enrage, intérieurement, tel un homme qui aurait fait un marché de dupe.<br />

Il est particulièrement sévère pour Becca : il ne la traite plus en partenaire, mais en servante de<br />

son plaisir et, même entre ses bras, il ne connaît plus jamais, jamais, un moment d'abandon.<br />

Il ne lui parle que pour un ordre bref, de temps en temps. Mais souvent, pendant des heures, il<br />

la regarde de biais, d'un regard de haine et de mépris ; et parfois - rarement - sa rancune crève en<br />

quelque insulte basse, cinglante. Cependant, il n'en arrive jamais jusqu'aux coups, ainsi qu'en avait<br />

l'habitude le grand-père Jacob.<br />

Aussi, Becca ne se sent pas très malheureuse. Elle ne se plaint pas. Elle baisse la tête sous les<br />

reproches ; elle baisse la tête sous les injures. Elle est habituée ... Est-ce que, à Melville, quand une<br />

poule mourait, quand la marmite de riz se renversait sur le feu, quand un de ses cousins prenait la<br />

fièvre, ce n'était pas toujours Becca qui attrapait?<br />

13


ALORS, vrai, tu vas sortir par ce temps-là?<br />

CHAPITRE III<br />

COUP-DE-VENT<br />

Polyte ne répondit pas tout de suite ; il continua de rouler son pantalon jusqu'à ses genoux, puis<br />

il leva la tête ; alors seulement, comme les camarades continuaient de marquer leur incrédulité, il laissa<br />

tomber :<br />

- Bien sûr, je sortirai.<br />

Puis il s'enfonça sous le hangar de paille où les pêcheurs rangent le gréement de leurs bateaux,<br />

leurs gaules, leurs avirons.<br />

Ce matin-là, une lumière bilieuse coulait entre les nuages qui encombraient le ciel ; la mer était<br />

lourde et la brise ne réussissait point à l'agiter ; c'était d'ailleurs une brise irrégulier et fantasque, qui<br />

virait tout autour du compas, sifflait à la tête des filaos puis brusquement courbait jusqu'au sol les<br />

palmes du bouquet de jeunes cocotiers, à l'est du débarcadère. A de longs intervalles, l'eau se gonflait,<br />

faisait effort, s'étirait, se traînait jusqu'aux bancs de lave qui entourent la baie, s'éventrait sur les arêtes,<br />

les pointes, les piquants, les crocs et les griffes de la roche hargneuse, puis retombait avec une plainte<br />

d'écume qui crève.<br />

Polyte sortit du hangar, portant sur l'épaule droite, en un seul chargement, son mât, sa voile tout<br />

enverguée, son foc ; il marcha dans l'eau, atteignit l'amarre d'une pirogue qu'il tira jusqu'à lui pour y<br />

jeter son fardeau ; puis il cria vers la terre :<br />

- Eh ! Fifi ! Viens donc « une fois» et prends sous le hangar, en passant, l'aviron, la fouine, les<br />

deux galles.<br />

- Ah! M'sié Polyte, beau-matin-là, moi je n'ai pas d'idée pour monter sur un bateau ! Y en a de<br />

mauvaises-raisons entre la mer et le vent : si nous fourons notre nez dans cette bagarre-là, c'est nous<br />

qui allons prendre le « tabac » !<br />

Cette réponse venait d'un beau gars de vingt-cinq ans qui, debout au milieu des pêcheurs, tenait<br />

une gazette à la main. Bonhomme Vergogne, sans déplanter sa pipe d'entre ses dents, approuva :<br />

- Fifi a raison, Polyte. N'est pas parce qu'il est mon garçon, que je dis ça ; mais Fifi a raison... «<br />

Malhèr dourmi, napas gratte so lédos !»<br />

Polyte ne répondit pas. Il se contenta d'interpeller un autre compagnon habituel :<br />

- Eh ! toi, Pascal! arrive donc ! Tu n'es pas un pêcheur de madames-cérés toi !<br />

14


Pascal - un solide quadragénaire - était perplexe : il pourrait lui en cuire de mécontenter<br />

un patron comme celui-là ; mais, pour pauvre et chargé de famille qu'il fût, il se reconnut un<br />

besoin encore plus impérieux de vivre que de trouver du travail ; Il se décida donc :<br />

- Écoute, Polyte, pas bon de tenter le diable ! C'est par un matin pareil comme ça que Noë<br />

Sansdésir, le papa de Becca, est parti sur le SAINT-MALO avec Tanis, Tit-Louis et Popol. Toi, tu<br />

naviguais à ce temps-là ; mais nous, nous étions là-même, nous nous rappelons bien... Pas vrai, vous<br />

autres ?<br />

pêcher !<br />

Les têtes s'inclinèrent en unanime approbation, et Pascal continua :<br />

- Le SAINT-MALO n'est jamais revenu ... Je te dis, Polyte, pas bon de tenter le diable !<br />

Polyte répliqua rageusement :<br />

- j'ai besoin de matelots, pas de conseilleurs... Puisque vous êtes tous trop capons, j'irai seul<br />

Et déjà il revenait vers le rivage chercher le reste de ses apparaux.<br />

Quelqu'un lui jeta :<br />

- Tu prétends manoeuvrer seul le VIGILANT, dans ce mauvais-temps qui vient sur nous ?<br />

- Deux mains, deux pieds au complet, ça fait vingt doigts ; et le VIGILANT n'a qu'une barre et<br />

deux écoutes à tenir. C'est un badinage!<br />

Vergogne laissa fuir du coin de ses lèvres une petite coulée de fumée bleuâtre, tandis qu'il<br />

grommelait à mi-voix, comme se parlant à lui-même :<br />

- Belle pêche, qu'il va faire !... Il prendra bien dix paquets de « second-choix »…. et, sûr,<br />

Ramparsad dérangera sa carriole pour porter tout ça à la gare !<br />

Polyte s'arrêta ... Vergogne avait raison : que ferait-il de son poisson ? Le baïant n'attèlerait pas<br />

sa carriole pour si peu ... Était-on même certain que le train « marcherait » tantôt? Alors ?....<br />

Alors, Grand-Guèle retourna vers la pirogue, reprit son mât, sa voile, son foc, et vint les ranger<br />

dans le hangar.<br />

Furieux, les sourcils froncés, le coeur encore plus froncé que les sourcils, Polyte laissa à sa<br />

gauche le groupe des camarades et mit le cap sur le sentier qui monte jusqu'au grand chemin.<br />

Mais on veut l'arrêter :<br />

- Polyte, tu as entendu les nouvelles?<br />

- Tu «connais » ce que Fifi était en train de nous lire, dans la gazette ?<br />

Polyte hausse les épaules et veut passer.<br />

- De mon temps, fait-il, les jeunes gens travaillaient, au lieu de lire la gazette !<br />

15


Fifi :<br />

- Zaffaires sérié ; Polyte! Écoute ça !<br />

- C'est des nouvelles lois sur la pêche !<br />

- Le Gouvernement veut mettre des réserves partout !<br />

- Ils ne savent plus ce qu'ils vont inventer, pour défendre aux malheureux de gagner leur vie !<br />

Polyte n'a plus envie de partir sans entendre les nouvelles; il revient sur ses pas et fait signe à<br />

- Lis ça un coup, pour voir ?<br />

Fifi reprend l'article à son commencement : il lit mal, en épelant presque ; on dirait qu'il ramène<br />

les mots de très loin, un à un, comme les Indiens de Triolet remontent l'eau du fond de leurs puits, par<br />

petites tôles, au bout d'une corde.<br />

Polyte a vite fait de lui arracher le journal des mains; d'une voix claire et sûre, il leur dégoise<br />

tout ce qui est imprimé sur le papier : Ce que les députés demandent, ce que le Gouverneur a dit, et ce<br />

que les Messieurs de la Gazette en pensent : tout, il a tout lu, d'un seul trait, en s'arrêtant seulement<br />

pour respirer.<br />

- Eh ben ! où ça que vous voyez qu'on va mettre des réserves à Grand-Gaube ?<br />

- Mais toi-même, Polyte, tu viens de lire que partout il y aura des réserves !<br />

- Et qu'on demande des grandes réserves, encore, des réserves pas-badiné!<br />

- La Gazette n'a jamais « causé » de Grand-Gaube !... Restez tranquilles !..... N'a pas peur! Ils<br />

ne viendront pas à Grand-Gaube... Ils savent bien, va ! que, tant que Polyte Lavictoire sera vivant, n’y<br />

a pas un garde des revenus, pas un inspecteur, qui essaiera de planter les bornes des réserves au bord<br />

de l'eau où Polyte a l'habitude de pêcher !... Laisse zot costé, don !<br />

Grand-Guèle, froissant le journal en boule, le lança aux pieds de Fifi et fit mine de s'éloigner.<br />

Pascal, soucieux de rentrer en grâce, proposa:<br />

- Viens avec nous, prendre un grog à la boutique.<br />

- Vous nous raconterez votre naufrage à Tuléar, ajouta Fifi avec une pointe de malice.<br />

Mais Polyte, superbe de dédain, les toisa tous l’un après l’autre et jeta de haut :<br />

16


- Je n'ai pas goût à boire avec des poules-mouillées, moi !...et puis, j'ai du travail qui m'attend,<br />

là-haut, à la case… Vous autres, je vous conseille d'aller «mailler» des petites chevrettes dans les<br />

canaux de Saint-Antoine.<br />

De sa marche arc-boutée de loup-de-mer, Polyte remonte vers la route qu'il a vite atteinte. Dans<br />

le coeur de Grand-Guèle, la colère bout comme l'eau dans une marmite bien couverte ; et des bouffées<br />

de mauvaise humeur fussent entre ses dents, tandis qu'il tangue parmi les tourbillons de poussière que<br />

la brise arrache du macadam.<br />

- Les Députés!.... Ah, oui! Qu'est-ce que ça leur fout que nous crevions de faim!... Voilà<br />

qu'Edgard Antelme lui-même est devenu le député des grands-grands-dileau de Curepipe!<br />

Passé les dernières maisons du village, il débouche dans la plaine rase où l'air s'ébroue sans<br />

contrainte ; une première rafale lui rabat sur les yeux la gifle molle de son feutre qu'elle veut ensuite<br />

emporter ; mais Polyte, d'un coup de poing, a renfoncé le vieux chapeau sur son crâne ovale, l'y<br />

maintient ; et son monologue continue, plus colère qu'avant :<br />

- M'sieur Edgard ! Ah! Il nous connaissait chacun par notre nom et chacun de nos bateaux, et<br />

nos femmes et nos enfants et nos cabris …. Ça, oui, c'était un blanc !... M'sieur Souchon, c'est un bien<br />

bon Monsieur, personne ne dit le contraire… Mais ce n'est pas pareil!... Avant Edgard Antelme, qu'est-<br />

ce que nous étions ? Ce que nous serions encore, sans lui : des animaux des bois !.... Des réserves !<br />

Nous voler notre poisson ! C'est M'sieur Edgard qui aurait laissé faire ça, hein !.... Le Gouvernement,<br />

tas de cochons !.... Manquerait plus qu'il nous fiche un cyclone, maintenant ! Non! N'y a plus rien à<br />

faire avec les gens d'aujourd'hui ! C'est des faillis chiens !<br />

toute proche.<br />

Sous les premières gouttes de l'averse, Polyte cinglait vers le mouillage de sa case, maintenant<br />

Tout à coup, dans le champ de manioc derrière la maison, il aperçoit une silhouette qui se<br />

glisse le long du mur de pierres sèches, une silhouette pliée en deux, peut-être pour s'abriter de<br />

l'ondée, peut-être pour se soustraire aux regards.<br />

Le front de Polyte s'est barré d'une grande ride horizontale ; ses mâchoires grincent.<br />

Il entre et, bourru, interroge Becca : - N'est pas Quincois qui sortait d'ici?<br />

17


- Oui, lui-même !<br />

- Qu'est-ce qu'il vient foutre chez moi, ce sale Malabare ?<br />

- J’avais mal aux dents ; voilà deux nuits que je ne dors pas ; je l'ai fait appeler pour tirer le<br />

mal... Il sait les paroles !...<br />

- Ah !.... fit seulement Grand-Guèle.<br />

Il alla chercher dans un coin de la case un paquet de rotin et le tira jusqu'au plein jour de la<br />

varangue étroite. C'était un paquet intact, tel qu'ils viennent du bazar ; les longues tiges, pliées en<br />

épingles à cheveux, étaient encore liées par les bouts. Polyte sortit son fort couteau de marin, trancha<br />

le lien et l'écheveau libéré se détendit un peu, épanouit ses lianes plus souples qu'élastiques et demeura<br />

gisant, replie sur lui-même. Le bonhomme prit au hasard une poignée de rotins, repoussa du pied le<br />

reste de la gerbe, s'assit sur un escabeau très bas, simple bout de planche cloué sur deux tasseaux. Son<br />

chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, il se mit à fendre les tiges ; la lame crisse sur l'épiderme luisant et dur<br />

et s'enfonce sans peine dans le lit des fibres bien parallèles ; les deux moitiés du rotin s'éloignent<br />

d'abord l'une de l'autre en s'incurvant, comme les barbes d'un homard ; puis chaque brin s'enroule sur<br />

lui-même, se tord à l'aventure. Polyte les reprend pour les refendre en deux, en quatre, selon la<br />

grosseur de la tige et l'emploi qu'il lui destine.<br />

Et pendant que ses mains s'activent ainsi, i1 roule dans sa vieille caboche des pensées sombres.<br />

- Les Quincois!... C'était de bon monde, dans les anciens temps. Le bonhomme était un vieux<br />

de la vieille comme lui-même, avec son petit carré de terre au soleil, du côté de Belle-Vue ... Mais il<br />

avait fallu que vînt cette femme corringhee, qui l'avait pris en un tour de main ; il était resté<br />

emprisonné dans ses manigances, comme un cateau dans un casier!<br />

Ah! La garce ! Elle avait besoin d'argent, de beaucoup d'argent, de plus d'argent toujours, et de<br />

bijoux, et de hornis de soie ! Le père Quincois avait fini par vendre son champ pour lui payer ses<br />

colliers de souverains ... Et c'était un Malabare de Mont-Mascall qui avait acheté la terre, la bonne<br />

terre où les cannes poussent comme l'herbe !... Ah! Malheur !...<br />

Le couteau s'enfonça avec violence au coeur d'un rotin gros comme le doigt !<br />

Dehors, la pluie fouettait de ses mille lanières les manguiers et les pieds de vaquois, l'argile<br />

rouge de la cour et l'air même qui semblait se cabrer, se ruer comme un forcené à l'attaque des<br />

branches, encore assez fortes pour résister, pour, après avoir ployé, s'insurger et souffleter la brise<br />

18


insolente. Les poules avaient gagne le refuge de la varangue ; les plumes collées, elles se serraient les<br />

unes contre les autres et au milieu de son harem transi, Zergot lui-même, Zergot, le coq irrésistible,<br />

oubliait d'être vantard.<br />

Lorsque Polyte eut débité sa suffisance de rubans minces et blonds, il se leva, rentra dans la<br />

case pour en revenir bientôt, portant sous le bras gauche le billot pour parer les lanières ; à son épaule<br />

droite était accroché le fauteuil crevé que Mon-père lui avait confié depuis tant de mois.<br />

Becca l'avait suivi jusqu'à la porte ; sa tête était maintenant enveloppée d'une serviette ; elle se<br />

plaignait tout doucement, comme un petit enfant ; elle s'assit sur le seuil.<br />

Bien d'aplomb sur son siège bas, Polyte vérifia du pouce la distance entre le tronçon de rasoir<br />

fiché dans le billot et le clou voisin, qui guide le passage des brins de rotin ; tout était en ordre ; il<br />

étreignit le bloc de bois de natte entre ses orteils solides et commença d'élégir les lanières une par une,<br />

en les tirant entre la lame et le clou ; l'acier tranchant enlevait un copeau très fin, un copeau crépu<br />

comme les cheveux de Becca.<br />

La pauvre femme était venue épier le silence de son mari ; elle savait bien qu'avant les grands<br />

coups-de-vent il y a toujours un long calme, pendant lequel le ciel bas semble peser sur la terre, sur la<br />

mer, sur les choses et sur les gens - comme ce matin même, par exemple ! Après cela, seulement, la<br />

bourrasque fonce sur vous, avec un élan formidable ... Que se mijotait-il dans cette caboche dure ?<br />

Quel saccage, quand la rancune détendrait son ressort ? Voulant mettre Grand-Guèle en paroles, elle<br />

se hasarda :<br />

- Est-ce que tu crois que ce temps-là va se gâter même ?<br />

Mais quand Polyte Lavictoire avait décidé de se taire, ce n'était pas facile de le faire causer.<br />

Peut-être n'entendit-il même pas la question. Son monologue intérieur continuait.<br />

- Ah ! ç'avait été du propre, le ménage de Quincois et de sa bayadère !.... Elle roulait de bras<br />

en bras et lui n'en savait rien….. ne voyait rien... il était aveugle, je vous dis !. Son argent fondait<br />

entre ses doigts comme fondent, au chaud de janvier, les trois-sous de graisse du chinois sur leurs<br />

petit carrés de papier jaune ! Une fois ruiné, il avait dû s'employer comme gardien de campement, au<br />

Bras-de-mer la Raie. Gardien ! C'est-il un métier, ça ?.... C'est là que le petit Quincois était né et,<br />

19


ientôt après, la maman avait disparu, emportant ses bijoux, ses frusques et les quelques piastres que<br />

Bonhomme Quincois cachait sous sa paillasse... Quincois était mort, trois mois plus tard ; - de<br />

chagrin, peut-être ? Et le petit avait poussé à l'aventure!... Et c'est ça, ce bâtard de Malabare, qui rôde<br />

autour de la case de Polyte Lavictoire!...<br />

spirales.<br />

Les copeaux s'amoncelaient autour de Polyte, tantôt lovés en cercle, tantôt tirebouchonnés en<br />

Les manguiers maintenant ployaient sous la bourrasque ; les branches, retournées, ne se<br />

détendaient plus, s'abandonnaient au fil du torrent aérien. Polyte fit place nette; il attira vers lui le<br />

fauteuil défoncé ; d'un preste coup de couteau, il nettoya les feuillures, fit tomber les tronçons de rotin<br />

qui tenaient encore, dégagea les trous. Puis, il se mit en devoir de regarnir le cadre, en commençant par<br />

les brins transversaux, qu'il passait soigneusement, deux dans chaque trou.<br />

- Encore, ruminait-il, encore, si ce fils Quincois était devenu quelque chose de bon ! Mais non,<br />

un rien-du-tout, plus misère que le tendrac qui est obligé de manger des couroupas pour ne pas crever<br />

de faim!<br />

Polyte cracha de coin, selon son tic familier ; Rébecca sursauta comme si on l'éveillait d'un<br />

songe. Le poinçon de Polyte s'enfonçait avec rage au coeur des trous, pour retenir les brins de rotin ;<br />

on eût dit que Grand-Guèle poignardait le fauteuil.<br />

Une clarté diffuse délayait un peu la noirceur du ciel, vers le Coin-de-Mire, et Becca jugea<br />

qu'il était l'heure de cuire le Riz ; elle rentra, alluma un feu de brindilles dans le coin de la chambre<br />

entre trois éclats de lave sur lesquels elle posa la marmite.<br />

- Gardien de campement lui aussi, ce Quincois-là ! Gardien à la Cocoterie ça n'a même pas une<br />

case à soi, même pas un mauvais hangar comme le mien ! Les tourlourous même ont un trou dans le<br />

sable ... mais ça, ça habite la coquille des autres, comme les « soldats ! » Et quand le bourgeois<br />

flanque à la porte, eh ben ! Tant pis ! Couche-toi sur le chiendent-bourrique et crève de faim !... Et<br />

c'est ça qui oserait !...<br />

Entre les bandes de chaîne déjà tendues, Polyte nattait maintenant les rubans verticaux, en<br />

s'appliquant à bien régler la tension de chacun d'eux, afin que le siège fût élastique et confortable.<br />

Quand il arrivait au bout d'un brin, il en ajoutait un autre, au moyen d’un nœud plat qu'il dissimulait<br />

20


adroitement à l'envers d'un croisement de mailles. Ses doigts travaillaient avec une attention soutenue,<br />

mais sa pensée était absente de l'ouvrage.<br />

- Quincois-Bouletangue!... Oui, c'est un vrai bouletangue, avec ses dents qui avancent au large<br />

de la bouche, ses cheveux plats collés aux tempes, sa figure couleur de papaye pourrie! Ça veut faire le<br />

zézère !... Attends un peu, on va te régler ton compte... Mais non, c'est impossible, ça serait trop<br />

ridicule !....<br />

Le dernier rotin de trame était en place, enfilé au dernier trou de la traverse avant ; Grand-<br />

Guèle l'assura par trois noeuds enfoncés dans la rainure du cadre, puis arracha son poinçon. Un<br />

craquement fit retourner Polyte: c'était le grand eucalyptus des Sidonie qui, pour ne pas être déraciné,<br />

abandonnait au vent victorieux une de ses maîtresses branches - tels les crabes vous laissent entre les<br />

mains une de leurs pinces pour se sauver!<br />

Le soir tombait vite. De la case, venait une âpre et appétissante odeur de patte d'ourite grillée;<br />

Becca parut dans l'embrasure de la porte. Polyte lui jeta un ordre sec.<br />

- Va fermer les poules; et guette un peu si la porte de la case aux cabris est bien amarrée.<br />

Il rentra le fauteuil auquel ne manquaient plus que les diagonales et la bordure ; il rangea ses outils,<br />

le reste du paquet de rotin.<br />

Dans une assiette de fer-émaillé, Becca lui servit du riz chaud et salé, des pattes d'ourite ; sur le<br />

bord de l'assiette, un petit tas de piments. Comme il s'asseyait sur le pas de la porte, Becca, par crainte<br />

d'être trop près de lui, alla manger tout au fond de la case.<br />

Cette nuit-là, on n'alluma pas la petite lampe conique pleine d'huile de coco; à peine la dernière<br />

bouchée avalée, Polyte, toujours muré dans son silence opiniâtre, ferma la porte et la fixa solidement.<br />

Puis il déroula une natte sur le sol de terre battue et Becca s’étendit toute seule dans le lit de papiermâché.<br />

On ne dormit guère, dans la paillotte des Lavictoire! D'heure en heure, la tempête accroissait sa<br />

fureur ; on eut dit que la nuit complice l'encourageait aux pires violences. Des paquets de brise<br />

s'abattaient sur le toit, faisaient vibrer les chevrons; et le mur bas lui-même, le solide mur trapu, crépi<br />

de bouse et de glaise, semblait tressaillir.<br />

21


L'angoisse mettait une sueur froide aux tempes de Becca ; elle tremblait dans son lit, attendant<br />

à chaque instant que la toiture se retournât comme un parapluie, pour s'effondrer ensuite dans la case<br />

en brisant tout ; elle se voyait déjà ensevelie sous les décombres.<br />

Et si, pendant quelques minutes, l'ouragan se taisait pour reprendre haleine, pour préparer un<br />

prochain assaut, alors Becca, délivrée de ce cauchemar, retombait aux affres de l'autre terreur, celle<br />

qui lui venait de Polyte, et de son regard impénétrable, et de son silence impassible dont le contraste<br />

amplifiait l’épouvante venue des éléments déchaînés.<br />

Polyte, lui, n'entend pas la voix de la tempête, il ne sent pas frémir sa petite maison de paille !<br />

Un cyclone de plus on de moins, que lui importe ? Il en a vu bien d'autres, et pas à terre, encore ! Et<br />

puis, qu'est-ce que la tourmente extérieure, auprès de l'affrontement des sentiments tumultueux qui se<br />

bousculent clans son coeur, qui se choquent et se broient et dont l'écume mauvaise monte jusqu'à son<br />

cerveau soûlé de colère?<br />

- Quincois!... Est-ce que c'est le fils de Quincois seulement, cet avorton ? ... Enfin, lui, on le<br />

joindra un jour ou l'autre, sur sa pirogue pourrie !... Mais elle! Elle, cette petite Becca, tranquille et<br />

bête comme un bambara! Qui aurait pu croire ça ? Ça ne peut même pas vous donner un petit, et ça<br />

cherche ailleurs, comme si c'était privé!... non, c'est trop fort, vrai même!.... Et aller choisir ce cabot-<br />

lendormi !...... ah! On lui fera payer ses fredaines, et cher !<br />

Des pensées de meurtre traversent la tête de Polyte ; et le vent aussi lui hurle des conseils de<br />

mort, le vent qui ne connaît plus de frein, la grande houle d'air qui pétrit le toit de chaume, qui fait<br />

vaciller la case entière comme une barque en perdition!<br />

Sur son lit, Becca tremble toujours ; elle tremble comme si elle sentait dans ses membres<br />

même l'étreinte de la bourrasque affolée !<br />

- Ah! Oui, ça tape dur ! pense Polyte un moment distrait de son soupçon! Ça tape dur! C'est<br />

pareil comme ce soir où la JEANNE-D'ARC sombrait dans le Canal de Mozambique.<br />

Fifi veut qu'on lui raconte ce naufrage-là! C'est pour avoir la chair-de-poule à bon compte !...<br />

Pas lui qui aurait tenu jusqu'au bout... Ni lui, ni les autres!.. Tas de marins d'eau douce, va !<br />

22


On devait être aux premières heures du matin. Tout à coup, quelques gouttes d'eau giclérent le<br />

long de l'arêtier nord-est de la case ; le vent tournait, et rebroussait facilement cette partie de la<br />

toiture dont le vétivers, mieux conservé, n'avait pas été renouvelé l'an passé. Le vent tournait…<br />

Encore quelques heures et le cyclone aurait passé.<br />

reste-à-terre !<br />

- Oui, tous des marins d'eau douce ! Et Quincois ne les vaut même pas….. Lui, c'est un pêcheur<br />

Et c'est lui qui aurait osé ?... Après tout, peut-être était-ce la première fois qu'il venait à la<br />

case, et vraiment pour « tirer » la douleur de Becca ?.... Peut-être ?.... Mais, est-ce qu'un homme se<br />

cache, quand il ne fait pas de mal ?.... Becca avait fini par s'assoupir. La tempête continuait sa charge,<br />

avec les soubresauts d'une rage qui semblait redoubler avant de s'épuiser. On eût cru que dix taureaux<br />

furieux mugissaient ensemble et, l'un après l'autre fonçaient, cornes baissées, contre la porte. La<br />

paille, vers la varangue exposée au nord, laissait passer des filets d'eau qui dégoulinaient le long des<br />

chevrons ou tombaient de-ça de-là, dans la case tout enténébrée.<br />

Au lever du jour, Polyte entr'ouvrit la porte ; une furibonde ruée de vent chargé de pluie<br />

pénétra dans la maison ; il fallut tout de suite refermer de battant.<br />

La brise avait gagné le nord ; le cyclone s'éloignait pour de bon.<br />

23


CHAPITRE IV<br />

LE PIQUANT D'OURSIN<br />

On fut obligé de se claquemurer toute la matinée. Le cyclone s'en allait en donnant de terribles<br />

coups de queue; la varangue si peu large était inondée.<br />

De même que l'huître entrouvre sa coquille à la marée montante, de même, trois ou quatre<br />

fois, Polyte défit la bouline qui retenait sa porte et passa la tête au-dehors. Des hauteurs de Deux-<br />

Boutiques, et malgré le tumulte de l’air, il lui semblait percevoir le grondement de la mer pilonnant<br />

de sa masse les rochers domptés. Le raz de marée devait être formidable !<br />

A plusieurs reprises, la curiosité, le besoin d'aller aux nouvelles, assaillit Polyte. Il résista.<br />

Il réfléchissait que, si Quincois devait revenir, il escompterait cet appel de la mer, cette hâte du<br />

pêcheur de voir si son bateau a bien résisté à la tourmente, si les autres ont été plus chanceux ou moins<br />

que lui... Peut-être le bâtard de la bayadère était-il la, tapi derrière quelque roche, au creux de quelque<br />

champ, attendant le départ du mari ; sûrement, il voudrait savoir s'il avait été vu, et comment les<br />

choses s'étaient passées.<br />

Grand-Guèle broyait ainsi des pensées amères et brûlantes comme le massala que le rouleau de<br />

pierre écrase sur la roche-à-cary.<br />

Dans l'après-midi, il put de nouveau besogner sous la varangue ; il eut vite fait de poser à son<br />

fauteuil les lanières diagonales, puis le galon de bordure que l'on retient par une bouclette tous les trois<br />

trous - certains rotineurs trichent d'un trou par-ci, par-là, mais Polyte aime le bel ouvrage !<br />

Son rotinage achevé, Polyte demeurait là, désoeuvré, ne pouvant se résoudre à quitter la case.<br />

La pluie avait cessé ; le ciel restait couvert, car la brise était maintenant sans force pour balayer les<br />

gros nuages qui dérivaient lentement. Il pouvait bien être quatre heures passé midi, quand Polyte se<br />

décida enfin à descendre vers le village, chargé du fauteuil remis à neuf.<br />

24


Près de l'École des Soeurs, il s'arrêta pour profiter de l'échappée sur la crique rocheuse.<br />

Quelques bateaux seulement avaient été drossés à terre ; et les pêcheurs étaient déjà affairés à panser<br />

les blessures, calfatant un joint, reclouant une lisse, éclissant une membrure fracturée. Mailletout était<br />

venu avec ses outils, et il aidait Vergogne à rem placer un grand morceau de bordé - une planche<br />

entière - à sa pirogue que les rochers avaient salement griffée.<br />

Le VIGILANT, ferme sur son câble raidi, accueillait d'une étrave fringante les houles qui<br />

venaient du large l’une après l'autre, sans répit ; il avait bien tenu le coup !<br />

Polyte continua vers le presbytère, ou Mon-père lui fit joyeux accueil:<br />

- C'est pas trop tôt, Polyte! Voilà bien trois mois que je t'avais confié mon fauteuil. Il faut un<br />

cyclone, pour que tu te décides à travailler pour moi, hein!<br />

- Possible !.... mais c'est du travail soigné, Mon-père !<br />

- ça, c'est vrai. De quel prix étions-nous convenus?<br />

- Sept liv' dix-sous, Mon-père.<br />

- Parfait, voici ton argent.<br />

Polyte ne partait pas ; il roulait son chapeau entre ses doigts ; enfin, il demanda:<br />

- Mon-père, vous avez aussi, dans votre salle-à-manger, une chaise dont le fond est devenu<br />

comme l'entonnoir d'un vieux casier. Laissez-moi l'emporter.<br />

- Tu vas trop vite, Polyte ; le budget d'un prêtre, c'est un budget de pauvre : deux rotinages le<br />

même mois, je ne puis pas.<br />

- Vous ne me paierez rien, Mon-père ; je vous « arrangerai» votre chaise pour le plaisir, et de<br />

bon cœur ; j'ai du rotin tout préparé, qui se gâtera si je ne l'emploie pas.<br />

Le brave ecclésiastique croyait rêver : Polyte, Polyte lavictoire, Polyte Grand-Guèle, conclure<br />

un marché qui ne devait lui laisser aucun profit!... Mon-père n'était pas encore revenu de sa surprise,<br />

que Polyte déjà partait, emportant la chaise dont les rotins rompus se hérissaient en couronne.<br />

Arrivé au bas de la rampe, avant le champ des Sidonie, il songea soudain qu'il aurait dû revenir<br />

par un sentier détourné, pour tâcher de surprendre Becca ; il se prit à se gourmander :<br />

25


- Je deviens une vieille bourrique, ma parole !.... Quand ça qu'on a jamais levé une seine par son<br />

milieu ?<br />

Mais la hâte de rentrer l'avait poussé au chemin le plus court; c'était trop tard maintenant, pour finasser<br />

: sur cette route toute droite et découverte, la vue porte loin et depuis longtemps il devait être repéré, si<br />

on le guettait.<br />

Donc, il doubla le pas et fonça directement vers sa case.<br />

Becca n'y était pas.<br />

Elle revint peu de minutes après lui, portant une brassée d'acacia ; et elle alla tout de suite<br />

distribuer leur probende aux cabris.<br />

Le lendemain, le soleil se leva dans un ciel lavé, sur une nature rajeunie.<br />

Polyte sortit, s'avança jusqu'au grand chemin. La main au-dessus des yeux, il regardait le petit<br />

rectangle de mer lointaine qui s'encadre entre les arbres de la route, par-dessus les filaos du rivage. Ce<br />

devait être une mer dure encore et forte, mais sans violence ; par les passes, sûrement des rivières<br />

salées continuaient de couler vers la côte submergée. Déjà, sans doute, les barques s'armaient pour la<br />

pêche ; bientôt, ouvrant leur voile au vent d'ouest, elles traceraient leur chemin d'écume sur la houle<br />

allongée.<br />

Le vieux rentra ; il se mit sans entrain à son rotinage.<br />

Dès qu'elle eut lâché les poules, Becca, la tête encore enveloppée de linges, partit chercher du «<br />

chauffage »; elle semblait pressée de quitter la case et Polyte eut bien envie de la suivre de loin ; mais<br />

il eut peur du ridicule. Il nota seulement dans sa mémoire de marin, la durée de son absence ; et, quand<br />

elle revint, il supputa que sa grosse bottelée de broussaille sèche impliquait un bon emploi de son<br />

temps. Mais combien de minutes, mais combien de secondes faut-il pour l'échange de quatre phrases<br />

et de deux baisers ?<br />

Depuis l'autre jour, Becca n'avait pas essayé de causer…. A quoi bon ? Mais sa provision de<br />

riz étant épuisée, force lui fut de venir demander de l'argent à Polyte. Il lui compta les sous<br />

nécessaires, sans lui parler ; et lorsqu'elle prit le chemin de la boutique, il se leva pour<br />

l'accompagner… Mais non! Qu'est-ce qu'on penserait de lui?.... C'était trop bête !... Il se remit tout de<br />

suite au travail.<br />

26


Becca revint, elle apprêta le riz, elle le fit cuire, sans que Polyte ait seulement levé les yeux<br />

vers elle ; ses doigts nattaient les brins de rotin, allaient, revenaient machinalement tandis que sa<br />

pensée mal disciplinée courait à l'aventure, suivant une idée à la piste, la perdant, en retrouvant une<br />

autre, hésitant entre des résolutions de violence et des projets de ruse.<br />

Le riz fumait sur les assiettes et, de la casserole, montait en provocation l'odeur forte du cary ;<br />

mais le vieux pêcheur, fidèle à une habitude de métier, ne songea pas à déjeuner qu'il n'eût achevé sa<br />

besogne et rangé ses outils.<br />

Alors seulement, il se rassit sur son escabeau et posa sur ses genoux relevés l'assiette où, en<br />

haut du monticule de riz, le Cary de cordonniers salés plaquait sa tache d'un jaune verdâtre ; s'aidant<br />

d'une cuiller de fer jadis étamée, Polyte dosait avec sagesse le mélange des grains encore blancs et des<br />

grains jaunis, imprégnés du « bouillon » violemment épicé ; il mâchait lentement, pesamment, comme<br />

celui qui sait le prix du manger ; et pendant ce temps, il ne pensait pas : c'était la trève de l'estomac.<br />

Son assiette une fois raclée, il prit la moque de ferblanc, la plongea dans la jarre où Becca tient au frais<br />

sa réserve d'eau ; il n'avala point la première gorgée, se rinça seulement la bouche, puis cracha ;<br />

ensuite il but à longs traits.<br />

Polyte tournevira un moment dans la cour où les poules picoraient, conduites par Zergot ;<br />

comme le matin, il poussa jusqu'à la route ; puis il revint vers la case aux cabris, reconnut qu'elle<br />

exigeait quelques légères réparations et se demanda s'il les commencerait tout de suite ; enfin il se<br />

décida à entreprendre le sarclage de son carreau de manioc.<br />

Il n'y était pas depuis longtemps, lorsque lui parvint de loin sur la route le cliquetis de sabots<br />

qui trottaient au milieu d'un roulement de ferraille ; au bout de quelques minutes, la carriole du baïant<br />

passa, portant à la gare de Mapou de pleines panerées de poisson.<br />

Lavictoire arrachait avec colère la mauvaise herbe ; il avait bien nettoyé de son champ<br />

l'étendue de quatre gaulettes, quand une voix jeune le héla du chemin. C'était Fifi qui venait aux<br />

nouvelles.<br />

27


L'absence de Grand-Guèle avait étonné les pêcheurs. On avait d'abord cru que sa case<br />

demandait un sérieux radoubage, après l'ouragan…. Mais Gaspard Titbois, le voisin des Lavictoire,<br />

assurait qu'elle n'avait pas souffert! Alors, que se passait-il?<br />

Fifi, un peu embarrassé, affectait une allure désinvolte ; il cria :<br />

- Bonzour, M’sié Polyte !...Ah Ben ! Qui manière ?<br />

Polyte redressa sa haute taille parmi les maniocs dont les jeunes feuilles s'ouvraient comme des<br />

mains et, sans s'avancer vers Fifi, sans répondre à son bonjour, lui jeta de loin, le bras tendu,<br />

menaçant :<br />

- Passe au large ! Mauvais bougre !<br />

Passe au large, je te dis!<br />

Car voici qu'un soupçon nouveau lui naissait : pourquoi diable ce beau gars venait-il rôder<br />

autour de sa case à lui, Polyte ?<br />

Et comme Fifi, décontenancé, hésitait, Grand-Guèle de nouveau commanda :<br />

-Va-t-en, je te dis ! Fous-moi le camp!<br />

Mais Becca, attirée par le bruit, était sortie sous la varangue ; sa figure était toujours<br />

enveloppée de chiffons ; à son tour elle interpella Fifi :<br />

- Eh toi, Fifi ! demande, comme ça, à ton papa de monter jusqu'ici avec ce qu'il faut pour tirer<br />

le mal de dents. Voilà des jours que ça continue ; j'ai un tirebouchon qui se visse dans ma tête jusqu'à<br />

la racine de mes yeux !<br />

Le terrible Grand-Guèle écumait de rage ; il hurla :<br />

- Tu n'a pas compris de lever ton «mouillage»? Tu cherches un malheur, Fifi!<br />

Le garçon, tout abasourdi, bredouilla :<br />

- C’est bon, c'est bon…. Je m'en vais…. Je ferai ta commission, Becca, et mon bonhomme<br />

viendra sûrement…. Je m'en vais…. Allons ! adieu !....<br />

28


C'est un drôle de corps, que Bonhomme Vergogne : sacristain à Saint-Michel, il communie<br />

tous les dimanches ; mais, pendant la semaine, il « tire» entorses et foulures, il guérit brûlures Et maux<br />

de dents. Le goût de l'occulte le pousse avec une force égale vers les rites religieux et vers les<br />

pratiques de sorcellerie. Comme Mon-père serait scandalisé, s'il connaissait tous les gris-gris, toutes<br />

les poudres, toutes les herbes, que Vergogne collectionne dans un coffre, sous son lit, toutes les<br />

incantations qu'il collectionne dans sa mémoire !<br />

Il arriva sur le tard.<br />

Après avoir engagé Becca à enlever tous ses bandages, il se fit montrer la dent malade. Il<br />

enfouit dans sa poche sa pipe tout allumée : jamais i1 ne cessait de fumer, que lorsqu'il entrait dans<br />

l'église ou s'il devait prononcer les « paroles ».<br />

D'une autre poche, Vergogne prit un clou à bardeau, un clou galvanisé dont le zinc vieilli avait<br />

la patine d'une brindille sèche de filao ; appuyant la pointe du clou sur la molaire, il traça trois croix<br />

successives, en marmottant des oraisons. Ensuite, il demanda un marteau, alla vers le plus robuste des<br />

cinq manguiers, y enfonça le clou, à petits coups doucets d'abord, puis de plus en plus rudement,<br />

jusqu'à ce que la tête eût affleuré l'écorce.<br />

- Voilà ! fit-il ; et, s'adressant à Becca :<br />

- Ta douleur a disparu à mesure que le clou entrait dans l'arbre, hein ?<br />

Becca acquiesça.<br />

- Le manguier a pris ton mal. Mais si jamais on arrachait le clou, malheur à toi ! La danse<br />

recommencerait !... Voilà... Bonsoir !<br />

- Ah ! Non, Pa-Vergogne : vous boirez bien un grog avec Polyte, avant de redescendre?<br />

- Euh !.....<br />

- Mais oui : venez! C'est de bon coeur!<br />

- Un p'tit guine méme, alors!<br />

D'une bouteille poussiéreuse, Becca versa l'arack dans deux verres ; en trinquant avec Grand-<br />

Guèle, Vergogne hasarda :<br />

- Eh, toi-là ! Polyte ? Est-ce que tu as fait voeu de ne plus venir à la pêche?<br />

Polyte eut un sourire ambigu, qui découvrit ses dents de tazar :<br />

- Depuis ce grand bougre de coup-de-vent-là, j'ai peur de quitter ma case !<br />

29


Les jours suivants, Polyte ne s’éloigna guère plus, de sa maison ; il se donnait des airs d'être<br />

occupé à son champ de manioc, ou chez les cabris dont il restaurait la case, ou ailleurs. Il consolida<br />

quelque peu le chaume de son toit, vers le nord, là où l'eau avait filtré. Il piocha un petit coin de terre<br />

et y sema des haricots. Il répara de vieilles lignes, en apprêta de neuves.<br />

Plusieurs fois, Grand-Guèle suivit de loin Becca quand elle allait ramasser du bois sec pour le<br />

feu ou cueillir du feuillage pour les cabris ; jamais il ne découvrit rien de suspect.<br />

A la fin, il s'avisa que, lorsqu'on a posé son casier, on ne reste pas là pour empêcher le poisson<br />

de venir se faire prendre. Il se remit à descendre vers Grand-Gaube comme à l'ordinaire, emportant<br />

même les lignes qu'il avait mises en état ; mais il revenait par quelque long détour ; il se blottissait<br />

derrière une touffe de vétivert ou entre deux roches et il attendait des heures durant, avec l’inlassable<br />

patience du pêcheur. Toujours en vain.<br />

Il poussa l'astuce jusqu'à prêter le VIGILANT à l'oncle Isaïe ; sûrement, de la Cocoterie de<br />

Saint-François on verrait le bateau et on le reconnaîtrait ; peut-être alors, jugeant que lui, Polyte était<br />

sur l'eau…<br />

Il remontait se tapir parmi un fourré de vieilles-filles, en bordure du chemin, plus haut que sa<br />

case ; de là, il dominait la route, les sentiers, son champ de manioc ; il voyait rentrer le VIGILANT, à<br />

temps pour la carriole de Ramparsad : Becca n'était pas sortie, Quincois n'avait paru ni sur la route, ni<br />

par les sentiers, ni dans le champ de manioc.<br />

La rage jalouse de Polyte finit par s'accoiser un peu ; il recommença de pêcher. Seulement, les<br />

premiers jours surtout, il ne pouvait tenir longtemps éloigné de la terre ; il revenait souvent avant les<br />

autres et se hâtait vers sa case, comme s'il eût su que le feu y était.<br />

Fifi était vite rentré en grâce : Polyte préférait l'avoir auprès de lui, dans son bateau, que de le<br />

supposer à vacarner du côté de Deux-Boutiques.<br />

Oui, le coeur de Grand-Guèle redevenait tranquille ; mais encore, certains jours, sans cause<br />

apparente, il était brusquement secoué d'un frisson aigu ; le doute récidivait comme une fièvre ; puis la<br />

certitude s'imposait que, s'il pouvait être à terre, là, tout de suite, il verrait des choses…. des choses !...<br />

Et il les voyait, que diable, il les voyait !... Alors, où que l'on fût, que les « sacrés-chiens » mordissent<br />

30


comme des enragés ou qu'un banc de carangues fût en train de remonter la passe, il fallait virer de bord<br />

et gagner la baie coûte que coûte... Fifi se demandait parfois si le patron ne devenait pas fou.<br />

Ces accès s'espaçaient, à mesure que le temps faisait son oeuvre.<br />

Un après-midi, Polyte se fit débarquer à Melville sous prétexte d'affaires à régler avec le grandpère<br />

Sansdésir ; pendant que Fifi ramenait le VIGILANT au débarcadère, Grand-Guèle fila droit pour<br />

chez lui, à travers les brousses. Il trouva Becca ravaudant une jupe ; autour de la case, pas le moindre<br />

rôdeur. Le doute acheva de desserrer son étreinte.<br />

Becca n'eut désormais à subir que l'injurieuse ; indifférence de son mari ; mais ses yeux<br />

n'avaient plus de menace ; il ne s'enfermait plus dans ces silences sans fond, terribles et mystérieux. Il<br />

avait repris son existence habituelle. Il restait même, comme autrefois, absent des nuits entières à<br />

pêcher en-dehors.<br />

Et pourtant, il lui arrivait encore, à intervalles rares et capricieusement irréguliers, de sentir le<br />

soudain réveil du soupçon : d'abord, un petit chatouillement au fond de sa conscience ; puis cela<br />

grandissait, grandissait et c'était une aiguille de feu qui s'enfonçait d'un coup, en plein coeur.<br />

Étant enfant, Polyte une fois s'était cassé un piquant d'oursin dans le doigt ; ni les cataplasmes<br />

de gingembre, ni les emplâtres de vers-de-terre pilés, rien n'avait pu faire sortir la fine pointe<br />

Barbelée…. Et, pendant bien des mois, il avait connu cette sensation cuisante d'un élancement subit<br />

qui vous larde la chair, sans avertissement, sans raison ...<br />

Il semble à Grand-Guèle qu'il a maintenant un piquant d'oursin dans le coeur.<br />

31


CHAPITRE V<br />

LA MARÉE<br />

C'est Bonhomme Grand-Guèle qui va être content, hein ! La vieille qui parlait ainsi à Becca lui<br />

palpa le ventre encore une fois, puis elle ajouta :<br />

- Une nouvelle comme ça, ça vaut un beau cadeau? Qu'est-ce que tu en dis, Becca?<br />

- Je crois que oui, Mâme Celine ; attendez Polyte, vous lui direz vous-même ; sûr, vous ne<br />

perdrez pas votre temps.<br />

Et Becca alla vers la marmite de riz qui bouillait au coin de la varangue ; le couvercle de fer-<br />

blanc dansait, chatouillé par la vapeur ; Becca l'enleva, porta la marmite dans la cour et versa le<br />

surplus d'eau ; puis elle remit le riz à sécher sur le feu.<br />

Mâme Céline s'est installée sur l'escabeau bas de Polyte. Serrés à pleins bras, ses genoux<br />

remontent jusqu'à sa figure claire- si claire que vous prendriez Céline pour une mulâtresse, si<br />

seulement elle portait bottines et chapeau ; mais ce sont des pieds nus qui dépassent l'indienne<br />

effilochée de la jupe, et la tête s'encadre du châle noir des pauvresses. Du bord de ce voile, la plage du<br />

front descend jusqu'a deux sourcils à peine marqués, séparés par une large glabelle. Les yeux sont le<br />

mystère de ce visage : des yeux d'un vert liquide, des yeux d'enfant, comme si tous les bébés qu'elle<br />

aide à naître lui laissaient en don de joyeuse avenue, un peu de la limpidité de leur regard ; des yeux<br />

qui semblent n'avoir pas vu ou ne se rappeler point les misères de la vie, les tortures des femmes en<br />

gésine.<br />

Au milieu de la face plane, quadrillée de rides, le nez marque un simple pli, discret, effacé,<br />

pour se terminer par une boule accrochée au-dessus de la lèvre tel un bigorno au bord d'une roche<br />

surplombante. La bouche est un trait horizontal ; les lèvres se sont repliées sur les gencives édentées,<br />

se sont cachées pour se soustraire aux menaces du menton qui, retourné en pointe de savate, insulte le<br />

petit nez craintif ...<br />

- Est-ce que tu crois que Polyte va tarder beaucoup ?<br />

Becca hausse les épaules, évasivement.<br />

32


La sage-femme a posé cette question, par besoin de parler ; un silence qui dure, ça la gêne ; et<br />

puis, ce n'est pas naturel : est-ce que la langue n'est pas faite pour marcher tout le temps ? ... A deux<br />

oreilles, il n'y a qu'une langue : faut bien quelle trime!<br />

Comme Céline aime les racontages que 1'on sème en passant, les racontages que 1'on cueille<br />

sur le pas des portes, au coin des murs de balisage, au chevet des lits ! C'est une des joies de son métier<br />

d'être souvent la première à divulguer des maternités prochaines, presque toujours à proclamer les<br />

naissances - et les mariages aussi, car elle raffole présider aux accordailles, aboucher les jeunesses<br />

avec les zézères qui tournent autour d'elles comme des carias autour de la lampe ; les mauvaises<br />

langues disent même que l'accoucheuse se prépare ainsi des pratiques.<br />

Elle songe au mariage de Becca: ça, ça été un secret bien gardé ! On l'a su seulement quand<br />

Mon-père a publié les bans, et Vergogne a couru le premier « faner » la nouvelle !<br />

Vergogne! ça lui passe sous le nez, cette « fois-ci-là » !... Napas tous lézours lafête zacots!<br />

«Bave», mon vieux, bave ! Céline va se revancher de toi, n'aie pas peur ! Avant que tu aies eu le temps<br />

de crier belmentaire, tout Grand-Gaube aura lu lagazette-labouce.<br />

Elle sourit : une vague de plaisir glisse sur sa figure en déformant le réseau des rides; comme le<br />

vent du large déforme en les agitant les mailles d'une seine qui sèche, tendue entre les filaos.<br />

Mais voici Polyte.<br />

Il remonte la route, de son pas allongé ; les mains jointes derrière le dos, les épaules un peu<br />

relevées, il regarde très loin devant lui, comme si ses yeux continuaient leur habitude de sonder l'horizon<br />

; au coin du mur, il vire pour rentrer Chez lui. Alors seulement il aperçoit Céline et de la trouver<br />

là, assise sous sa varangue, lui donne une mauvaise idée qui durcit son visage. Est-ce que la vieille<br />

ferait aussi métier, maintenant, de procurer des amoureux aux femmes mariées ?<br />

La commère l'accueille avec une naïve volubilité.<br />

- Eh toi ! Polyte !... Voilà, la graine que tu as plantée va lever !... Dans cinq mois, cinq mois et<br />

demi, tu auras un petit ! Regarde donc le ventre, de Becca… et tu me diras que tu ne te doutais de rien<br />

? Toi, un homme d'âge ? Tu veux faire ton «instinct» avec le monde, hein!<br />

Ça c'est un choc, celui que Polyte vient de recevoir en pleine poitrine ! Cependant, il ne<br />

bronche pas ; il calcule en lui-même : dans cinq mois, peut-être un peu plus !.. Voilà trois mois passés<br />

depuis le coup-de-vent…. Le soupçon réveillé gronde dans son cœur ; ça roule, ça lui remonte à la<br />

gorge et à la tête ; mais pas un muscle de son visage ne bouge. Dans cinq ou six mois ?.....<br />

33


front !...<br />

- Ah ben ! ça même ton « content ?» Avec toi, on ne devine jamais ce qu'il y a derrière ton<br />

Polyte se tait toujours et Céline continue :<br />

- Tu sais, Polyte, il faudrait que Becca se repose un peu: la respiration lui manque et ses reins<br />

sont lourds. Ah ! Ces enfants d'aujourd'hui, ça n'a force ni courage... Quand je pense : moi, je pilais<br />

mon riz jusqu'au matin de mes couches! Le jour que tu as remis la corde « dans » ton cou, Polyte, tu<br />

aurais dû choisir une femme moins dépariée, une femme des vieilles dates : Dans vié-vié marmite, qui<br />

couit bon cary ! ...<br />

Est-ce que Céline se moque ? Qu'est-ce qu'elle veut dire avec ses sirandanes ? Qu'est-ce<br />

qu'elle sait ? Qu'est-ce que tout le monde sait, pour la honte de Polyte ? Ah ! Comme son coeur<br />

bout !....<br />

Mais non, Mâme Céline est l'innocence même... elle va, elle va, sans voir où elle met les pieds:<br />

- Enfin, Becca est une brave fille quand même, et le baba sera gros ça je t’en réponds !.... Je<br />

vais partir, Polyte….. Tu n'as rien à me dire ? Depuis ce matin, ma main gauche gratte « même » : tu<br />

n'as rien à me faire accepter en échange de ma bonne nouvelle ? Tu sais, c'est pas moi qui ferais<br />

fangouni, va !...<br />

- Tu me casses les oreilles, Céline ! Va-t-en, va-t-en, je te dis !..... Je te paierai quand tu auras<br />

accouché Becca - pas avant ; tu es trop pressée !....<br />

Autour de Polyte, c'est une floraison de sourires ; les poignées de mains se prolongent en<br />

félicitations ; Vergogne lui a prédit, en écrasant entre ses dents le tuyau de sa pipe :<br />

-Sûr, nous allons avoir un petit pêcheur casse-dans-grappe ; sans ça, ce ne serait pas le petit<br />

de Polyte Lavictoire !<br />

Pourquoi lui dit-on tout cela, à Polyte? Est-ce qu'on se ficherait de lui, ou bien ce sont<br />

compliments sincères et de bonne amitié, comme lui-même en ferait à Vergogne ou à Pascal, le cas<br />

échéant ? Tout de même, pourquoi s'occupe-t-on tellement de ses affaires ?<br />

Il vous est sûrement arrivé, à vous, hommes des villes, de vous promener au bord de la mer, par<br />

un temps bien calme. Une vague ondule jusqu'au sable, vient s'écraser en vous mouillant les pieds :<br />

vous jureriez que la mer monte ; mais le flot se retire et voici que deux autres, que trois autres petites<br />

houles, toutes faibles, tentent à leur tour l'escalade de la plage et s'arrêtent, à bout de force, très loin de<br />

vous. Est -ce que, au contraire, ce serait le reflux? Soudain, l'eau se gonfle, un pli roule à sa surface<br />

34


comme les muscles sous la peau d'un lutteur : vous faites un bond en arrière, et la mer lèche, la mer<br />

efface l'empreinte de vos derniers pas. Marée étale, flux, reflux ? Vous n'en savez rien.<br />

De même Polyte : selon l'humeur du moment, selon le ton d'une phrase ou la nuance d'un<br />

sourire, il sent le doute l'envahir ou reculer, diminuer, disparaître à l'horizon de sa conscience. Il ne<br />

sait plus si la marée du soupçon monte, si elle descend ….<br />

35


CHAPITRE VI<br />

MANQUÉ NA PAS COMPTÉ<br />

UN midi que Le VIGILANT cinglait vers le Coin-de-Mire, il venait de passer le Banc-Giblots<br />

lorsque Fifi, accroupi à l'avant, signala la pirogue de Quincois, qui sortait péniblement de l'Anse<br />

Saint-François.<br />

Au pied du mât, Pascal préparait de la bouette : c'étaient de gros soldats qu'il arrachait de leur<br />

coquille d'emprunt et dont il cassait le ventre tendre et dodu, pour l'enfiler aux hameçons. Il leva la tête<br />

et constata :<br />

- Ce n'est pas un bateau, ça : c'est un tapis-mendiant ; si le Bouletangue ne pagaie pas un peu<br />

plus fort, il va se trouver sur notre chemin.<br />

Polyte «bosse sec»…. A-t-il seulement entendu ? Depuis quelque temps, il recommence à se<br />

montrer abstrait. Fifi pense qu'il s'achemine tout simplement vers la seconde enfance.<br />

Aujourd'hui, vrai, Polyte semble dormir éveillé ; pourtant, il gouverne droit, impeccablement ;<br />

la barre vibre par petites secousses sous sa main habile à sentir les moindres risées, à en profiter; il file<br />

demilargue, par cette bonne brise d'est, et la voile lui masque sa route.<br />

Fifi s'écrie :<br />

-’Ttention, M'sieur Polyte ! Vous allez droit sur Quincois ; lofez un peu, si vous ne voulez pas<br />

le couper en deux !<br />

Polyte reste plus que jamais enfoncé dans sa rêverie.<br />

- Lofez ! lofez, don'!... Aïaïa !<br />

Pascal, depuis un moment, a abandonné sa besogne, le regard tendu vers 1a pirogue de<br />

Quincois ; il se précipite à l'arrière du VIGILAN'T et, de toutes ses forces, jette la barre sous le vent ;<br />

Polyte n'a pas lâché prise ; mais il ne résiste pas : peut-être n'en a-t-il guère eu le temps. Le<br />

VIGILANT, montant brusquement dans la brise, rase la barque du pauvre Quincois, qui hurle, qui se<br />

démène comme un diable, ne sachant quelle manoeuvre imaginer pour éviter le désastre ; c'est une<br />

piètre embarcation que la sienne, toute en rapiéçages et replatrages, bois de caisse par ci, bouts de ferblanc<br />

par là.<br />

36


Les cris des trois hommes, le roulis soudain de son bateau font enfin redescendre Polyte de ses<br />

nuages ; il dit simplement :<br />

- Ah ! c'est Quincois ? Il va pêcher ! Un Malabare, est-ce que ça a jamais su pêcher ?... Un<br />

Malabare !... Un pêcheur de candioc !.... Je suis prêt à faire cuire dans une coque de bétail tout le<br />

poisson qu'il « maillera » !<br />

Et Polyte cracha de coin dans la mer.<br />

37


CHAPITRE VII<br />

LA SOMNAMBULE<br />

Polyte observait les fins nuages blancs qui montaient de l’horizon et couraient vers la terre,<br />

obliquement. Pascal et Fifi, debout près de lui, attendaient son bon plaisir pour appareiller ; nombre de<br />

barques déjà couraient vers la haute mer. Polyte prononça :<br />

- Je crois que ce petit vent d'est-nord-est va tenir ?<br />

- Sûr ! approuva Pascal.<br />

- Eh ! bien, il ne m'est pas besoin de vous, ce matin !<br />

- Comment, pas de pêche aujourd'hui ?<br />

- Non, pas de pêche avec moi ; j'ai affaire au Trou-aux-Biches, je vais profiter de la brise<br />

avantageuse !...<br />

Les deux pêcheurs s'embauchèrent pour un coup de seine, du côté du Banc-Carcasses, et<br />

Grand-Guèle arma seul le VIGILANT.<br />

Comme il bordait ses écoutes, après avoir arrondi le Fort George, Polyte remarqua, sur la<br />

Montagne des Signaux, la boule qui tombait le long du mât.<br />

Une heure ! songea-t-il…. Une heure, c'est embêtant! Combien de bords à tirer, avant<br />

d'accoster au fond du Trop Fanfaron ? Aujourd'hui, samedi, les stévidores finissent de bonne heure ; si<br />

Nénesse rentre à terre avant moi, où le retrouver ?<br />

Presque en tête de rade, il longea un gros vapeur, bas sur l'eau, amarré à une bouée et la proue<br />

tournée vers le large ; des chalands pleins de sacs de sucre se pressaient autour de lui ; ses treuils grin-<br />

çaient à toute allure et les élinguées, comme de grosses araignées, montaient fiévreusement aux fils<br />

des mâts de charge. C'était évidemment un cargo dont on achevait le chargement intensif, dont on<br />

voulait à tout prix assurer le départ pour le soir même.<br />

Il devait bien y avoir quatre ou cinq «bandes» à bord ; Nénesse en était peut-être ? Cette seule<br />

chance restait qu'il fût encore au travail car Polyte, en louvoyant dans le port, ne rencontrait que de<br />

38


ares plying boats, chargés de marins qui descendaient à terre pour l'après-midi ; pas un seul<br />

remorqueur avec sa file de chalands ; le travail du jour était vraiment terminé.<br />

A hauteur du môle qui portait autrefois la Chapelle des Marins, Polyte changea ses amures ;<br />

une courte bordée le conduisit jusqu'auprès des cales de carénage, où il vira une dernière fois pour<br />

s'engager dans le Trou Fanfaron et venir amarrer le VIGILANT au quai de l'Arabian Dock. Grand-<br />

Guèle jugea qu'il était alors bien près de deux heures.<br />

Sans perdre une minute, il remonta par l'Immigration jusqu'à la voie ferrée, qu'il suivit pour<br />

aboutir à la Place du Quai. Il connaissait bien le bureau de Messieurs Desbassins frères, les bourgeois<br />

habituels de Nénesse : sans monter l'escalier, il héla le petit « lascar » qui sommeillait sur le balcon :<br />

- Eh ! Toi, « pion !»<br />

Le pion se dressa sur son banc et interrogea d'un simple geste du menton, qui signifiait:<br />

«Qu'est-ce qu'on me veut ? ç'a-t-il le sens commun, de réveiller les gens de leur sieste un samedi, passé<br />

deux heures ?»<br />

- Peux-tu me dire si Nénesse Mandraque travaille toujours ici ?<br />

- Mandraque ?... le pion haussa les épaules et secoua négativement la tête.<br />

- Oui, Nénesse, mon neveu Nénesse, qui n'a qu'un côté d'oeil.<br />

- Ah! Bon…. Nénesse Cail-louche, que nous appelons le plus souvent Zolikèr ! Oui, il est chez<br />

nous pour le moment, jusqu'à la prochaine fois que son gandia lèvera ... Mais vous ne le verrez pas, il<br />

travaille à bord du PÉLICAN, qui part ce soir.<br />

- A quelle heure qu'ils finiront leur tache ?<br />

- Oh ! Leur tâche, elle est finie de puis midi ; mais ils ont convenu de rester à bord pour<br />

terminer le chargement ; on leur a promis une grosse gratification qu'ils viendront toucher, dès que les<br />

panneaux auront été fermés.<br />

- Ce sera à quelle heure ?<br />

- Ça, Bon-Dié connaît !... Peut-être bientôt ; le caissier les attend.<br />

Polyte fit comme le caissier et s'assit sur un boute-roue, au coin du trottoir.<br />

Les débardeurs ne tardèrent pas beaucoup ; venant du New Mauritius Dock, leur troupe<br />

tapageuse déboucha près du hangar aux Côtiers, traversa de biais la place ; les dents luisaient,<br />

blanches, dans le rire détendu des grosses lèvres presque noires ; la sueur, coulant des fronts, baignait<br />

les joues d'ébène ou de chocolat, perlait au poil des torses puissants, entrevus à l'échancrure des cols<br />

ou aux déchirures des vieux tricots et des- chemises haillonneuses.<br />

39


Polyte eut vite fait de distinguer un homme assez court sur pattes, mais un vrai capore, râblé<br />

comme un taureau ; l'oeil droit roulait, espiègle et bon enfant, pendant que la bouche hurlait des<br />

obscénités qui faisaient tordre de rire les arrimeurs, en gogue déjà. L'orbite gauche était vide et les<br />

paupières se refermaient dessus comme une cicatrice... Bagarre ancienne ? Maladie d'enfance ?<br />

Accident ?...... C'était bien lui : Grand-Guèle l'interpella:<br />

- Eh, toi ! Nénesse ! Vire un peu ta figure par ici, pour que ton bon oeil me voie !<br />

Nénesse s'arrêta, toisa l'interpellateur, flairant une blague et s'apprêtant à la riposte. Il fut bien<br />

surpris de reconnaître son oncle. Il lui prit la main et la secoua en proclamant:<br />

- Eh ! zott ! Av’ la mo tonton ! Et il ajouta en manière d'apologie :<br />

- C'est Polyte Grand-Guèle : lui-même le plus grand noir dans peille Maurice! Il « connaît »<br />

tout et encore bien d'autres choses! Le soleil attend son commandement pour se coucher et la lune<br />

pour se lever! Et, avec ça, bon bougre, pas vantard, pas blagueur.<br />

Les débardeurs entouraient Polyte et riaient de leur rire sonore de grands enfants insouciants;<br />

Grand-Guèle eut bien envie de se fâcher... Ah! Si ç’avait été à Grand-Gaube !.... Mais il aima mieux<br />

prendre les choses en douceur. Il dit seulement:<br />

- Zacot napas guette so laquée, Nénesse !... Tu sais bien que toi-même, on te surnommait, làbas,<br />

« Nénesse-la-Vérité.»<br />

- C'est dans le sang, acquiesça Nénesse. Attendez un p'tit morceau! Nous allons toucher notre<br />

monnaie, et puis on boira un coup à votre santé.<br />

nus.<br />

Toute la bande s'engouffra dans l’escalier, dont les marches de bois ronflèrent sous les pieds<br />

Au bout de quelques minutes, ils commencèrent de redescendre un à un, celui-ci comptant les<br />

pièces en les faisant glisser d'une main à l'autre entre ses doigts malhabiles, cet autre, achevant de<br />

nouer le coin de son mouchoir terreux, porte-monnaie improvisé ; les premiers arrivés attendaient les<br />

autres.<br />

Quand ils furent à peu près au complet, un long gaillard à pomme-d'Adam saillante proposa :<br />

- ’Coutez-moi, ces Messieurs! Avant d'aller boire, nous passerons au bazar, emplir nos tentes ;<br />

le «Compère» ne nous laissera rien si nous allons d'abord chez lui !<br />

40


Nénesse crut utile de présenter :<br />

- Celui-là, Tonton, qui vient d'ouvrir la gueule pour dire des bêtises, c'est Dès-Longuèrs ; lui-<br />

même, mon matelot. A côté de lui voilà Calimba, le propre cousin de Jean-Baptiste, vous savez? Lui,<br />

c'est un frère ! mais il ne vaut pas Dès-Longuèrs,. qui est mon matelot! Les autres aussi sont de bons<br />

bougres, mais i1s ne comptent pas. Il y a Cassebol, et Zozo-Binic, et Sapsap et puis Zéponze, celui-là,<br />

qui a failli crever de variole! et puis tous les autres ...<br />

- Dès-Longuèrs a raison, interrompit Cassebol ; allons au bazar.<br />

On s'égailla donc dans le marché-aux-viandes et dans le marché-aux-légumes. Des bouchers<br />

d'une part, des regrattiers de l’autre, on acheta, pour quelques sous, de quoi charger les petites tentes<br />

ou les tin-pots vides : tripes de troisième choix, patates maffes, brèdes flétries, le tout aigrement<br />

marchandé.<br />

Nénesse, ayant le premier terminé ses maigres emplettes, se tint entre les deux bazars, et rallia<br />

son monde il était impatient.<br />

- A-c’t’hère, allons prendre un petit baquet au coin de la rue, «là-même-là»; nous l'avons bien<br />

gagné! Regardez, je «crache coton» !<br />

-C'est que tu as trop «causé», Zolikèr! opina Des-Longuèrs.<br />

L'essaim joyeux des débardeurs gagna la boutique du Chinois, au coin de la rue Farquhar.<br />

Les verres vidés, Polyte déclara :<br />

- C'est pas tout ça, Nénesse ! Je vais rendre la politesse et payer une tournée à tout le monde.<br />

Mais, après ça, il faut rentrer; je n'ai pas terminé mes affaires au Port ... Il me reste à aller<br />

consulter la somnambule, pour un camarade.<br />

On n'écouta que la première partie de son discours.<br />

- Pas ici, la seconde tournée, décida Nénesse. Allons chez le Camila vis-à-vis du Parc-à-<br />

Boulets: l'arrack est plus fort, là-bas !.... Et le gadjiac, pas causez !<br />

Calimba proposa :<br />

_ Remontons plutôt la Rue Bourbon; je sais une boutique où les manoeuvres de l'Atelier vont<br />

prendre leur grog ... Y a un macassetoi qui vous soûle un coup même .....Ça, oui !<br />

41


Il fit claquer sa langue; mais Nénesse trancha:<br />

- Au Parc-à-Boulets !<br />

En route, il lui ressouvint de la préoccupation qu'avait énoncée Polyte :<br />

- Vous parliez de somnambule?<br />

- Oui ! Tu connais une ?<br />

On était rendu à la boutique ; Sapsap suggéra:<br />

- Amène-le chez Mamzelle Marzori.<br />

- Non, jamais ! hurla Cassebol. Mâme Paulin; oui ! Ça, c'est une somnambule casse-lacase :<br />

elle lit dans la main et dans le marc de café, elle tire les cartes ...<br />

- Mamzelle Marzori aussi!<br />

- Mâme Paulin qui est bon !<br />

- Non ! Mamzelle Marzori meilleure !<br />

On s'échauffait autour des petits gobelets. Quelqu'un hasarda, pour faire diversion:<br />

-Y-en-a Bonnefemme Olivette aussi?<br />

Tout le monde fut d'accord pour le conspuer. Au sortir de la boutique, ceux qui habitaient du<br />

côté du Tranquebar ou du Caudan tirèrent vers l'ouest ; c'étaient les plus nombreux. Nénesse, flanqué<br />

de ses inséparables Dès-Longuèrs et Calimba, accompagné aussi de Sapsap, remonta la rue de la Petite<br />

Montagne ; il expliqua :<br />

- Nous autres, nous restons cette partie-ci ; venez avec nous, Tonton !<br />

En atteignant le coin de la rue Royale, les quatre débardeurs, sans s'être donné le mot, entrèrent<br />

chez le Chinois.<br />

- Eh ben ! s'indigna Polyte... Vous n'allez pas chez vous ?<br />

- Si fait, va! Mais on ne peut pas passer devant la boutique sans goûter un peu son rhum ! Ça ne<br />

se fait pas, voyons !<br />

La dispute pour le choix de la somnambule continua, en s'aggravant. Nénesse et Des-Longuèrs<br />

tenaient bon pour Mâme Paulin ; Sapsap et Calimba voulaient à tout prix traîner Polyte chez Mamzelle<br />

42


Marzori. Ils y mettaient l'entêtement des soulauds ; on faillit en venir aux coups. Polyte, dont la tête<br />

était restée froide - sa tête solide qu'aucun brevage jamais n'avait pu faire tourner - Polyte eut toutes<br />

les peines du monde à les arracher du comptoir. Sapsap et Calimba, froissés, continuèrent par la rue de<br />

la Petite Montagne en lançant des bordées d'injures, tandis que les deux autres se mirent à zigzaguer à<br />

travers la Rue Royale.<br />

A la rue de l'Arsenal, Polyte réussit à les distraire de la Boutique; mais, au coin de la rue de la<br />

Paix, les deux hommes lui glissèrent entre les mains, se précipitèrent chez Titi-Maïlo et se firent servir<br />

de pleins verres de pontac que Nénesse paya d'avance ; ils avaient, tous les deux, atteint le point où<br />

1'ivresse est mauvaise.<br />

Soudain, Dès-Longuèrs changea d'avis sur le compte de Mâme Paulin et enjoignit à Nénesse de<br />

conduire son Tonton chez Mamzelle Marzori. Cette volte-face indigna Nénesse. Il se précipita sur son<br />

matelot en hurlant :<br />

- Voilà que je viens, avec des coups de poing dans mes mains! Tu vas voir, fils de chienne !<br />

Moi-même, Nénesse Zolikèr!<br />

Le poing, mal lancé, s'abattit sur le comptoir et fit danser les verres vides, que Titi-Maïlo<br />

s'empressa d'enlever. Dès-Longuèrs, un genou sur un escabeau, s'escrimait à ouvrir son couteau, sans y<br />

réussir. Titi-Maïlo, après avoir fermé à clef son tiroir-caisse, courut au seuil de la boutique, le sifflet<br />

aux lèvres, prêt à déchirer l'air de ses appels d'homme paisible et froussard. Polyte se voyait déjà<br />

compromis dans une bagarre et désespérait presque de jamais arriver jusqu'à l'une ou l'autre voyante. Il<br />

risqua tout : saisissant Nénesse à bras-le-corps, il le tira dans la rue, où Dès-Longuèrs les suivit.<br />

Le gros vin avait assommé les deux hommes et l'air vif changea leur fureur en attendrissement ; des<br />

remords dans la voix, Dès-Longuèrs s'accusa :<br />

- Je suis un cochon, Zolikèr!<br />

- Oui, un sale cochon !...Fous-moi le camp !<br />

- Ah !ça non! Je suis ton matelot.<br />

- Tu es un sale cochon ! Fous-moi le camp!<br />

- Je ne suis pas soûl, Zolikèr !..... Quiquefois un peu gai, oui…mais je ne suispas dilhouile !.....<br />

Nénesse répétait comme un refrain :<br />

- Tu es un cochon, un sale cochon !<br />

43


- Quand on a bu, même un coup, toujours les matelots se disputent. Mais je suis ton matelot ;<br />

je suis un bon matelot, Nénesse... Plus meilleur que moi, gâté !... Faut pas «chercher la tête de la<br />

morue» ! Je suis ton matelot !<br />

- Non, tu es un cochon, un sale cochon! Polyte essaya d'intervenir :<br />

- Vous dites des bêtises... Expliquez- moi, où ça que Mâme Paulin reste?<br />

- Ah! loin là-bas, par-derrière le Boulevard, à la rue Mamelon-Vert.<br />

- Et Mamzelle Mazoli?<br />

- Marzori, rectifia Dès- Longuèrs ... Mamzelle Marzori reste près là-même, la rue Aildoré.<br />

- Eh ben! Allons chez Mamzelle Marzori; jamais vous n'arriverez jusqu'au Boulevard.<br />

- Mâme Paulin plus fameuse, assura Nénesse.<br />

- Allons, en route! Conduisez-moi chez Mamzelle Marzori !<br />

- Bon, concéda Dès-Longuèrs, devenu tout à fait docile ; bon, allons chez Marzori….<br />

Seulement Nénesse, tu ne me lâches pas, hein! Je suis ton matelot, et je n'ai plus un cash... Tu sais,<br />

mardi j'avais pris, cette grosse avance pour enterrer mon petit... je n'ai plus un, cash... toutes mes<br />

poches sont cangées…. mais j'ai soif encore, Zolikèr !.....<br />

- Tu es un cochon !<br />

Polyte réussit à les conduire à peu près sans incident, jusqu'à la rue Triangle. Là, Dès-Longuèrs<br />

déclara, qu'il ne pouvait plus marcher, tant il avait soit.<br />

- Tant mieux ! dit Polyte.<br />

Et il entraîna Nénesse, qui se laissa faire jusqu'à la traversée de la Plaine Verte ; mais ici Dès-<br />

Longuèrs, qui avait fait le tour par la rue Desforges dont la largeur était plus hospitalière à ses<br />

embardées, Dès-Longuèrs les rejoignit.<br />

- Zolikèr ! N'écoute pas ton Tonton ! Paye encore un verre, Zolikèr ! Un verre tout seul!... Je<br />

suis ton matetot, et mes poches sont cangées.<br />

Nénesse se laissa tomber sur le parement du trottoir, devant la boutique grande comme un<br />

magasin ; il regardait tendrement les bouteilles dont les panses varicolores brillaient dans la montre.<br />

- Écoutez, Tonton ! Si vous ne nous laissez pas boire une dernière fois, je reste là-même; quand<br />

même vous me riperez par terre, je ne vous montrerai pas la case de Mamzelle Marzori !<br />

44


- M'sié Polyte, supplia Dès-Longuèrs, M'sié Polyte, un dernier coup! 'Maziner, vous-même:<br />

après ça, jusqu'à lundi j'ai pas un cash pour boire autre chose que l'eau de la pompe !<br />

Nénesse ajouta, têtu :<br />

- Laissez-nous boire, Tonton ...<br />

Le pauvre Grand-Guèle dut céder ; les deux copains choisirent, cette fois, de l'eau-de-vie.<br />

Dès-Longuèrs vida son verre d'un trait et résolut :<br />

- Je ne bouge plus; je dors ici même! Polyte ne lui donna pas le temps de revenir sur sa<br />

décision; il remorqua Nénesse tant bien que mal vers la rue Magon ; il était inquiet :<br />

- Est-ce que ton bon côté d'oeil voir assez clair pour reconnaître le chemin ?<br />

- Oui, don', Tonton! Les jambes, qui ne vont pas; mais l’oeil est bon; il a l'habitude de faire le<br />

travail des deux ... Cochon de Dès-Longuèrs, va !....<br />

Comme Polyte faisait mine de traverser la Place, Nénesse l'arrêta :<br />

- Eh ! Pas de badinage, hein ! Y a le corps-de-gardes, l'autre côté ! Masquez par ici-même,<br />

Tonton ! Heureusement, le Jardin du Jubilée est feuillu comme la barbe du Père Mautourné...<br />

Dommage que les arbres donnent leur ombrage de l'autre côté, quand on a besoin de marcher par ici...<br />

Je vous dis, Tonton, tout est arrangé de travers, dans la- vie !....<br />

Quand on eut fini de longer le jardin, Zolikèr ordonna :<br />

- Bon, tournez à la main gauche. Mais, doucement, Tonton ...<br />

Et comme on allait s'engager à travers la libre largeur de la rue Magon-Est, il fit encore<br />

stopper le bonhomme Lavictoire et recommanda :<br />

- Poussez la tête dehors des feuillages, Tonton! p'end-gard bâtons-lareine dans les parages de<br />

cette « police » de mofine !<br />

La rue était déserte ; on la franchit et l’ivrogne déclara :<br />

- Devant vous, là, ça même la rue Aildoré !<br />

45


Après avoir coupé deux ou trois ruelles transversales, Nénesse arrêta son oncle devant une<br />

maison d'apparence bourgeoise, séparée de la rue par une cour large d’une brasse.<br />

bord-la-mer»!<br />

cria :<br />

- Ici même, ça !<br />

Polyte n'était pas bien assuré que son neveu sût ce qu'il disait ; il murmura:<br />

- Mais non, ça ène lacase blancs !<br />

- Aïo, Tonton ! si vous « causez » comme ça, tout le monde vous reconnaîtra pour un « gens<br />

Derrière le battant d'une croisée mi-fermée, parut un profit très anguleux et très noir. Nénesse<br />

- Mamzelle Marzori, a-là mon tonton, qui vient «voir» la somnambule.<br />

Mamzelle Marzori avança son maigre visage hors de la fenêtre et les invita à entrer.<br />

- Ouvrez vous-même la « porte-d'entourage », s'il vous plaît ; entrez sans crainte, Messieurs. Il<br />

n'y a pas de chiens.<br />

Zolikèr déclara énergiquement qu'il préférait le grand air et il s'affala dans le feuillage<br />

moelleux d'une liane-aurore qui grimpait aux barreaux de bois, au-dessus de la murette basse.<br />

Polyte pénétra dans la petite cour, puis Sous la varangue, où l'accueillit Mamzelle Marzori.<br />

- Si c'est comme somnambule que vous voulez me consulter, il vous faudra «espérer» un<br />

moment que j'envoie chercher Monsieur Félidor pour m'endormir ... Entrez donc !<br />

varangue.<br />

Et elle ouvrait la porte du salon ; mais Polyte demanda la permission d'attendre sous la<br />

Il s'assit à l'extrême bord d'un grand-fauteuil, et demeura là, les coudes aux genoux, sans oser<br />

s'appuyer à la magnifique têtière qui protégeait le haut du dossier ; une têtière de grand art, chef<br />

d'oeuvre où des poussins hérissés marchaient, raides et mécaniques, sous un arbuste en arêtes de<br />

poisson, portant des feuilles de fer-blanc: le tout exécuté en coton rouge, au point de chaînette, sur<br />

fond de toile écrue.<br />

Il entendit la devineresse qui expédiait sa petite servante :<br />

- «Dégage-toi», Zabeth ! Tu trouveras Monsieur Félidor à là première boutique; s'il n'est pas là;<br />

va dans la seconde, et pousse comme ça jusqu'au Bazar de la Plaine Ver-te. Tu ne le chercheras chez<br />

lui que si tu ne l'as pas joint là où l'on boit ! Va !... «Taille» même !<br />

46


Mamzelle Marzori était rentrée en laissant ouverte la porte du salon ; le regard de Polyte<br />

vaguait distraitement jusqu'au fond de la pièce. Des chromos, beaucoup de chromos en égayaient les<br />

parois ; face à la varangue, une console en marbre ! oui, en marbre! au milieu, un coffret orné de<br />

motifs et de fleurs en coquillage; de chaque côté, un bouquet artificiel affirmait sa pérennité froide et<br />

fausse ; c'étaient des roses rigides, quelques-unes d'un jaune cary, d'autres d'un rose gâteau-coco ; et<br />

les deux bouquets aux nuances heurtées étaient protégés par des cloches en verre, transparents<br />

éteignoirs défendant tout élan, étouffant toute velléité de parfum. Au-dessus de la console, deux<br />

cornets en papier gaufré suspendaient leurs franges lamentables, bleues et vert tendre, jaspées de<br />

poussière.<br />

Mamzelle Marzori s'était assise devant une petite table à tapis de crochet, et feuilletait un livre,<br />

Polyte la voyait de trois-quarts : un front fuyant, perdu sous les ondes très noires des cheveux; des<br />

yeux noirs, longs, un peu égarés; des joues creuses et, tendue des tempes aux mâchoires par la saillie<br />

des pommettes, une peau sans rides, sans grains, extrêmement foncée et prenant, sous la poudre de riz<br />

abondante, une étrange coloration grisâtre ; des oreilles petites, fines, alourdies de longs anneaux de<br />

corail; un menton pointu, volontaire ; le cou souple, émergeant de l'échancrure d'un corsage<br />

d'indienne rose, un corsage plaqué au buste et noué à la taille par une ceinture gros bleu.<br />

Le regard de Polyte errait de cette taille de « mouche-jaune », aux rideaux des portes, roses<br />

comme le corsage de Mamzelle Marzori et sanglés en leur milieu par un bracelet vert tendre. Le vieux<br />

pêcheur détaillait maintenant le luxe de la varangue, où s'alignaient deux autres fauteuils, exposant des<br />

« voiles» aussi merveilleux que celui dont ses cheveux crépus n'osaient offenser la splendeur ; il<br />

admirait les « suspensions » - blocs de fandia sertis de fils de fer-qui se balançaient aux chevrons et<br />

d'où retombaient de souples « langues-de-boeuf» et des polypodes aux feuilles profondément découpées<br />

d'anses et de baies.<br />

- A-là Missier! je l'amène! cria Zabeth, en poussant la porte d'entrée ; elle s’arrêta un moment,<br />

la main encore sur le loquet, et rejeta la tête en arrière pour interroger la rue.<br />

- Oui, il me suit, mais de loin ... Pas lui qui va s'essouffler, hein! Voilà qu'il vient, au coin la<br />

rue Calcutta! Mais regardez-moi cette manière ! ... Il marche comme s'il avait des ordures «dans» ses<br />

semelles !<br />

Ainsi annoncé, Félidor finit par paraître à son tour.<br />

47


Il arrivait, les mains enfoncées aux poches de son pantalon de fort-en-diable, le chapeau demi-<br />

castor penché sur 1'oreille gauche. Une jaquette verdie lui battait les mollets et se croisait sur une<br />

chemise privée de col, mais agrémentée d'une immense lavallière orange. S'étant arrêté à l'entourage il<br />

se mit à observer Polyte, d'un regard glissant et latéral, telle une araignée qui tourne autour de sa proie<br />

et la mesure avant de l’attaquer. Un sourire de mépris creusa la grande double, ride au-dessous de ses<br />

pommettes et fit trembler sa moustache avare ; enfin il entra sous la varangue en traînant de vétustes<br />

espadrilles.<br />

Polyte, qui le dévisageait avec une opiniâtreté d'autant plus grande qu'il le sentait plus<br />

soucieux d'esquiver le croisement des yeux, Polyte pensa :<br />

- Sale bougre, va ! Il a une gueule de batchiara !<br />

Monsieur Félidor marcha vers lui.<br />

- Vous venez pour la somnambule? C'est dix roupies, payées d'avance !<br />

Cela était dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique; mais Grand-Guèle n'était pas homme à se<br />

laisser imposer.<br />

- Je viens de la part d'un camarade, dit-il ; il ne m'a donné que «quinze francs».<br />

- C'est dix roupies! répéta Félidor.<br />

Polyte se leva.<br />

Mamzelle Marzori, qui s'était avancée au seuil du salon, le retint.<br />

- Pour vous, ce sera huit roupies, mais c'est bien à cause de vous ... Vous avez l’air de venir de<br />

loin ? du Grand-Port peut-être ? Huit roupies c'est pour rien... Le métier est fatigant, vous ne savez<br />

pas !...<br />

Polyte glissa la main au fond de la poche droite de son pantalon, et se mit à y farfouiller avec<br />

persévérance ; les doigts remontèrent enfin au jour, tenant exactement quatre pièces d'argent.<br />

Ce sera deux piastres, déclara Polyte ; pas un cash de plus !<br />

– Mais c'est impossible ! s'exclama Mamzelle Marzori….. «Mettez» encore deux roupies, ça<br />

fera six…. C'est un cadeau.<br />

Une autre roupie tinta dans la main de Polyte.<br />

- Voilà! je donne vingt-cinq francs! C'est mon dernier mot!<br />

48


Il cherchait des yeux à qui remettre l'argent ; il avisa la main ouverte de M'sieur Félidor ; dès<br />

que les roupies y furent tombées, la main longue et maigre se referma avec le claquement sec d'une<br />

coquille-bénitier qui a piégé un crabillon.<br />

- Eh ! bien, entrez maintenant !<br />

Au salon, Mamzelle Marzori et M'sieur Félidor s'assirent en face l'un de l'autre, dans deux<br />

fauteuils de Vienne, tandis que Polyte prenait une chaise, à côté du barnum qui lui expliqua :<br />

- Je vais d'abord l'endormir ; quand elle sera endormie seulement, vous me direz ce que vous<br />

voulez savoir ; il ne faut pas qu'elle entende rien qui pourrait lui donner des idées et gêner le travail de<br />

son sommeil.<br />

M'sieur Félidor se mit à fixer intensément sa partenaire ; ses prunelles prenaient un éclat<br />

singulier, d'un noir huileux et mou, comparable à celui du brai des calfats. Il ramena ses mains près de<br />

ses tempes, le bout des doigts retenu sous les pouces ; puis, il les projeta ensemble vers le visage de<br />

Mamzelle Marzori, en détendant tous les doigts à la fois, à la manière des enfants qui, se baignant<br />

dans la mer, s'amusent à lancer des gouttes d'eau à la figure de leurs camarades. Il recommença le<br />

même manège coup sur coup, semblant concentrer son fluide entre ses doigts pour en asperger la<br />

voyante.<br />

Pendant ce temps, les iris de Mamzelle Marzori remontaient vers son front; ils remontaient<br />

lentement, inévitablement, aspirés par les paupières tendues. Tout son corps vibrait d'un léger<br />

frémissement et ses mains se crispaient sur le fauteuil ; sa respiration devenait plus rapide et plus<br />

profonde.<br />

M'sieur Félidor accélérait ses aspersions: ses gestes suivaient un crescendo de nervosité, se<br />

déclenchaient secs, rigides, automatiques, semblaient asséner des Grands coups d'effluves, en vouloir<br />

assommer la victime, l'abattre, la noyer dans le gouffre d'une volonté dominatrice.<br />

La tête de Mamzelle Marzori vacilla, se renversa; ses yeux, comme s'ils voulaient regarder à<br />

l'intérieur de sa tête, avaient chaviré totalement et ne montraient plus qu'une sclérotique bleuâtre,<br />

couleur d'eau de coco ; ses bras avaient glissé des accoudoirs et pendaient, inertes ; un souffle pressé<br />

49


montait des profondeurs de sa poitrine, y redescendait, remontait encore, en sifflant un peu entre les<br />

lèvres entr'ouvertes.<br />

- Elle dort, prononça M'sieur Félidor; questionnez !<br />

- Voilà: on voudrait savoir de qui est enceinte une certaine femme?<br />

_ Avez-vous porté un objet qui lui appartienne, ou qu'elle ait touché?<br />

- Oui!<br />

Polyte enfonça la main sous sa blouse et ramena une pièce de linge de couleur crêmeuse, pliée tout de<br />

guingois :<br />

- Voilà!... c'est un courta qu'elle a porté huit jours. Il a gardé son odeur !<br />

Ce n'était que trop vrai.<br />

Le porte-gorge posé dans son giron et ses mains ramenées dessus, Mamzelle Marzori<br />

commença de parler.<br />

Ce fut d'abord une plainte indistincte, des syllabes incohérentes et floues; peu à peu,<br />

l'articulation devint plus nette, des mots se firent jour.<br />

- De l'eau ... de l'eau.... beaucoup d'eau ... Un grand bassin !... Non, c'est plus grand encore…. Il<br />

y a de l'écume. La mer! Je vois la mer... Une case au bord de la mer ; pas trop loin de la mer ! ...<br />

M'sieur Félidor regardait Polyte, l'interrogeait d'un hochement de tête:<br />

- C'est bien ça, hein? Qu'est-ce que vous en pensez ?<br />

Mais Polyte se gardait encore ; son visage demeura impassible, indéchiffrable.<br />

Mamzelle Marzori continuait :<br />

- Dans la case, il y a une femme: une femme très noire, on dirait une mozambique !.... Elle<br />

sort... Un homme est près de la case ... Sa figure est claire. Ah ! lui, ce n'est pas un cafre, non !.... Il est<br />

clair même!<br />

Polyte lâcha, malgré lui :<br />

- Comment est sa bouche ?<br />

50


Une petite joie s'alluma dans les yeux de Félidor tandis que Marzori, sans répondre, marchait,<br />

marchait toujours :<br />

- Il n'est pas bien grand, l'homme ...<br />

Sa moustache est rouge.<br />

Un nuage passa sur le front de Polyte : une moustache rouge, ça ne pouvait être qu'un blanc,<br />

sûrement pas Quincois! Qu'est-ce que cette moustache rouge venait faire ici ?<br />

- Ils causent, ils causent !... Ils sortent ensemble sur le chemin... Non, pas sur le chemin ... ils<br />

vont, ils vont. L'Homme rit. Je vois sa bouche... une bouche bien drôle ...qui avance... comme s'il<br />

voulait mordre ... L'Homme part, mais il reviendra... ça finira mal, par un «marriage derrière la<br />

cuisine» !... ça finira mal !<br />

Mamzelle Marzori haletait! De grands ahans lui secouaient la poitrine; la sueur sourdait à son<br />

front, et, en délavant la poudre de riz, traçait sur ses joues maigres de noires arabesques.<br />

Polyte demanda, criant presque:<br />

- C'est-il un blanc ou un noir ? La tête de Mamzelle Marzori roula le long de la courbe du<br />

dossier rond; une écume légère lui venait aux lèvres; ses yeux se fermèrent. M’sieur Félidor se<br />

précipita vers elle en déclarant:<br />

- La séance est finie, Mamzelle Marzori n’en peut plus !<br />

Grand-Guèle proféra un maître Juron, le plus gros de son riche répertoire ; et même, oubliant<br />

ou il était, il lança, du coin des lèvres, un jet de salive qui s'écrasa sur le plancher en éclaboussant les<br />

pieds d'un fauteuil.<br />

Cependant, Félidor avait pris à pleines mains la tête inanimée de Mamzelle Marzori ; il la<br />

soutenait de ses doigts appuyés derrière les oreilles tandis que ses deux pouces, écrasés sur le front, le<br />

balayaient, le rabotaient du centre vers les tempes, comme une gomme élastique appliquée à en effacer<br />

le sommei1.<br />

Bientôt Mamzelle Marzori souleva ses paupières et sa respiration s'assagit.<br />

Elle demanda, dans un souffle :<br />

- Vous êtes satisfait? J’ai bien répondu?<br />

51


Félidor lui narra par le menu tout ce qui s'était passé et Polyte ne cacha pas son<br />

désappointement.<br />

Mamzelle Marzori avait repris force avec une étonnante rapidité ; elle s'écria :<br />

- Mais aussi, questionner là-dessus une somnambule, ça n'a pas le sens commun ! jamais vous<br />

n'aurez une bonne réponse ... Les grossesses, c'est un sujet qui relève entièrement des cartes, ou du<br />

marc de café! Vous allez voir ...<br />

M'sieur Félidor précisa :<br />

- Cartes ou marc de café, c'est cinq roupies ; lequel préférez-vous ?<br />

- Pour vous, ça sera trois roupies seulement, corrigea Mamzelle Marzori.<br />

- Ce ne sera ni trois roupies, ni un sou, affirma Polyte. J'ai dépensé ce que mon camarade<br />

m'avait confié. Bonsoir !<br />

- Attendez donc ! Prenez au moins la poudre des sept-jours. Le mari n'aura qu'à en avaler une<br />

pincée avant de se coucher, sept soirs de suite et la huitième nuit il verra dans son sommeil celui qui a<br />

engrossé sa femme ... C'est pas cher, ça ne coûte qu'une roupie !...<br />

Polyte était déjà debout.<br />

- Non merci ! Bonsoir!<br />

- Eh bien, bonhomme, écoutez tout de même mon conseil : je vous le donne « comme ça<br />

même», pour le plaisir. Si j'étais votre ami, je ferais brûler une bougie renversée devant la statue de<br />

Saint Antoine-au-Cochon, dans une église quelconque, à l'intention du papa de ce gosse-là ; ça ne<br />

pourra que lui faire du bien, à ce bouche-en-coeur !<br />

Polyte secoua rudement Nénesse qui s'était endormi dans sa liane-aurore.<br />

- Allons! Marche !... Tâche, maintenant de me montrer où tu restes.<br />

- Ah! là même là! La rue Rajah, accosté le Pont Rouge !<br />

A la première boutique, Nénesse fit mine de s'arrêter, mais l'onde ne lui en laissa pas le loisir;<br />

il l'avait empoigné sous l'aisselle, et le tirait au milieu de la chaussée.<br />

- Droit chez toi! Tout droit !<br />

- Foutou! Gémissait Nénesse, Foutou ! Dans l'enfer, y doit pas faire soif comme ici!<br />

52


Grand-Guèle n'était plus l'humeur à badiner; il filait à grandes enjambées, entraînant son<br />

pauvre neveu dont les jambes tricotaient, et faisaient trois petits pas pour un des siens. De temps en<br />

temps, il demandait:<br />

- C'est ça le chemin, tu es bien sûr?<br />

- Oui, ça même, répondait Zolikèr, abandonné, résigné, flappi.<br />

De lui-même, il indiquait :<br />

- «Casse» contour-là, à droite… Remontez à gauche, jusqu'à l'autre coin de rue !....<br />

Ils tournèrent dans la rue Rajah; au bout de quelques pas, Nénesse prononça :<br />

- Nous sommes arrivés ...<br />

Les deux hommes se trouvaient devant un immeuble important, mais atrocement sale et délabré<br />

; Nénesse affirma :<br />

veux!<br />

- Ici-même que je reste !<br />

Polyte lui demanda, pensant qu'il occupait quelque dépendance :<br />

- Bon! où est ta case, à toi ?<br />

- Ca même, ça! riposta Nénesse en montrant l’imposante bâtisse.<br />

- Ça ? fit Polyte... Tu es devenu pagla même ! Ca, ta case, cette grande case-là ?<br />

- Pas toute la case, Tonton! Mais dans cette case-là, voilà ma chambre.<br />

Il indiquait une porte de la «maison de logement», et il ajouta :<br />

- Nous sommes beaucoup, ici. Chacun a sa chambre.<br />

- Bon, reste chez toi... J'ai une autre commission pressée à faire. Je reviendrai pour dîner.<br />

- Ah ! Tonton, vous allez boire sans moi, je suis sûr! C'est mal, ça ! Je vous suis !<br />

- Tu m'embêtes! Je vais à la Police d'Abercrombie, puisque tu tiens à le savoir. Viens, si tu<br />

Nénesse n'aimait pas beaucoup le voisinage des stations de police, surtout lorsqu'il se sentait<br />

les jambes vacillantes et la tête lourde ; mais il douta fortement que le père Lavictoire pût, lui non<br />

53


plus, fréquenter de tels lieux ; et, résolu d'éventer la ruse, il essaya de le suivre. A grands lans, il<br />

parvint jusqu'au coin de la rue Périmbé et vit que Polyte, à ce moment, prenait la rue Saint-François,<br />

vers la sortie de la Ville; peut-être, après tout, avait-il dit vrai? En tous cas, un fait était certain: il ne<br />

s'arrêtait pas aux boutiques!<br />

Les boutiques ! Grand-Guèle y songeait bien! Le peu que Mamzelle Marzori lui avait dit<br />

tournait dans sa tête comme un carrousel! Qu'est-ce que c'était, qu'est-ce que ça pouvait être, cette<br />

moustache rouge ?.... Qui sait : pourquoi pas Monsieur Léon, le fils de Monsieur Sainfray, le pro-<br />

priétaire de Terre-Riche? Mais non! Mamzelle Marzori s'était tout bonnement fichue de lui, lui avait<br />

volé son argent ! ... Il aurait dû aller plutôt chez la Paulin !... Ah-ouah ! l'une ou l'autre, c'est pareil !...<br />

A tout hasard, il avait décidé une chose: ça ne coûtait pas gros, et il ne risquait rien : il irait brûler une<br />

bougie renversée devant Saint Antoine.<br />

Cependant, i1 passa devant l'église Saint-François sans s'arrêter. Non, quant à faire, « plus<br />

valait mieux » d'accomplir le rite dans l'église la plus sainte du pays, l'église qui est la maman des<br />

autres églises….. Il pèlerinerait jusqu'à Sainte-Croix, jusqu'au sanctuaire même du Père Laval.<br />

Le soleil, presque droit derrière Polyte, allongeait sur le trottoir, très obliquement, l'ombre des<br />

maisons suburbaines et des « entourages» drapés de lianes ; c'était une étroite bande de fraîcheur<br />

sombre que morcelait la fréquente irruption d'une coulée de tiède lumière, devant les emplacements<br />

jamais construits ou abandonnés après l'écroulement du dernier mur.<br />

De même que la lumière et l'ombre se disputaient la rue, en possédaient chacune des morceaux<br />

successifs, de même dans la pensée de Grand-Guèle l'inconfiance et la crédulité se livraient un<br />

perpétuel combat, triomphant l'une ou l'autre aux oscillations d'un rythme incertain et brusque.<br />

Si le Félidor et la Marzori l'avaient roulé, hein? Somme toute, Marzori éclairait les choses<br />

comme éclaire un feu d'herbe verte allumé sous le ventre d'un mulet pour chasser les mouches:<br />

beaucoup de fumée, pas de flamme !... si elle avait su, elle aurait parlé clair. Elle ne sait rien, et elle a<br />

soin de dire des paroles où l'on ne peut pas se retrouver «devant-derrière»... Son «causer, c'est un<br />

couteau moussana qui coupe du côté que l'on veut!<br />

54


Vers le fin bout de la rue, Polyte longea une suite de cours abandonnées depuis longtemps ; les<br />

ruines même avaient déserté ces espaces vides, étaient parties moellon par moellon vers la<br />

construction des parcs à cochons ou de ces cuisines liliputiennes que l'on voit auprès de chaque<br />

maison et d'ou commençait de sourdre, en cette fin d'après-midi, la fumée des feux de brindilles. Le<br />

soleil profitait de cette échappée pour tendre en travers de la rue une écharpe vermeille que piquait en<br />

son milieu, telle une épingle géante, la silhouette d'un palmier solitaire.<br />

« Une chose, pourtant, est certaine,» songeait Polyte : Becca a jeté de la boue dans mon lit!<br />

Que ce soit Quincois que ce soit M'sieur Léon, qu'importe !... ça, Marzori l'a bien vu et l'a bien dit.»<br />

Grand-Guèle se raccrochait à cette idée:le verdict de Marzori flattait sa conviction, son désir<br />

secret de savoir sa femme coupable il fallait donc croire à la voyante, et voici que la foi lui revenait.<br />

Il traversait à présent cette vaste zone où Port-Louis, sans cesser tout à fait d'être ville, devient<br />

de plus en plus campagne. Il marchait entre les taillis d'acacia et de campêche que la Route Militaire et<br />

la rue des Bouchers coupent de percées lumineuses, comme des brisées en plein bois; auprès de<br />

maisons citadines, alignées au bord du chemin, il remarquait des Cageots à poules et des cabanes de<br />

cochons.<br />

A la dernière boutique, il s'arrêta : pas pour boire, mais pour acheter une bougie. Quand il s'engagea<br />

enfin dans le chemin qui mène à Sainte-Croix, le soleil déclinait. Ah! cette avenue, quels désespoirs et<br />

quelles supplications elle a charriés, avant que Polyte y achemine sa rancune! Combien longue elle a<br />

semblé souvent, dans son paysage de savane désolée, aux pieds fatigués qui couraient vers le miracle!<br />

Voici enfin l'église simple et nue, de pierre solide, de pierre massive; et, face à son porche trapu, la<br />

chapelle funéraire où l'apôtre rêve son dernier rêve !<br />

Polyte pénètre dans le temple ou le troupeau des bancs, trop peu nombreux pour le grand<br />

espace, se presse vers le sanctuaire. Il monte le degré de pierre du transept et examine les chapelles<br />

latérales, le choeur. Où peut être la statue de Saint Antoine ?... Il sait bien qu'à Saint-Michel du Grand-<br />

Gaube elle se trouve à droite, contre la balustrade, et qu'à ses pieds il y a un tronc pour les offrandes...<br />

Mais ici ?<br />

Poussé par la curiosité, Grand-Guèle fait le tour de l'abside : qu'est-ce que c'est que ces petites<br />

chapelles qui se cachent derrière le dos du Bon Dieu? Pas étonnant, qu'elles aient honte : on n'a pas<br />

l'air de beaucoup en priser les patrons, car en voici une toute pleine d'accessoires d'enterrement :<br />

triangles et demi-cerc1es en bois noirci, maculé de cire; dans cette autre, le débarras de quelque<br />

récente décoration... Mais la surprise des surprises, c'est, sous l'autel principal, la crypte où un saint et<br />

une sainte nègres prient aux deux côtés d'un autre petit autel. Polyte est émerveillé que des noirs<br />

55


puissent être des saints, même dans un souterrain ; il faut venir chez le Père Laval pour voir ça, et<br />

Polyte pense que c'est là le premier miracle du bon Père.<br />

Mais, pas plus ici qu'ailleurs, aucune statue n'est escortée d'un cochon ; rien qui désigne Saint<br />

Antoine ... Après tout, pourquoi ne pas s'adresser au maître de la maison lui-même? Lui qui fut l'ami<br />

des malheureux, ne se chargera-t-il pas de la vengeance d'un pauvre bougre de pêcheur ?<br />

Polyte quitte l'église et descend au sépulcre; c'est une étroite chapelle ovée, qu'éclairent des<br />

meurtrières en forme de croix; partout, des ex-votos; de la voûte même pendent des couronnes, et sur<br />

certains rubans roses ou bleus des caractères chinois égrennent en griffonnages d'or les litanies de la<br />

reconnaissance. Au fond, porté par deux tasseaux de pierre, l'énorme cercueil de pierre; il semblerait<br />

qu'on l'ait déposé là, pour une veillée qui se prolonge- et que, maintenant, on n'ose plus l'emporter,<br />

l'enlever à la vénération des masses populaires; la pierre est rude, grenue, un peu galeuse même: dédai-<br />

gneuse d'un trop fin bouchardage. Sur le couvercle, l'effigie en plâtre; revernie il n'y a pas longtemps ;<br />

la soutane, à la poitrine, brille comme une cabaille de Chinois riche; mais aux jambes, là où l'on<br />

dépose les bouquets et les pièces de linge des moribonds, l'émail est déjà délustré. Entre les gros<br />

souliers quelques brins de laurier rose, maladroitement liés, achèvent de se flétrir et leur agonie emplit<br />

le caveau d'un parfum mêlé de miel et d'encens. Deux cierges brûlent dans un candélabre.<br />

Grand-Guèle approcha sa bougie d'une des flammes, la renversa une fois allumée et resta là, à<br />

genoux, tenant à la main le cire minérale qui s'ébiselait et pleurait sur le pavé des larmes chaudes et<br />

copieuses ; les gouttes de stéarine s'élargissaient en flaques avant de se figer; Polyte y posait un<br />

regard absent; sa tête était vide de pensée ; il ne priait pas, il ne demandait rien, laissant au bon saint<br />

le soin de ses intérêts.<br />

Le sacristain lui toucha l'épaule; il était l'heure de fermer église et chapelle. Polyte abandonna<br />

sa bougie, à peine au tiers consumée et remonta au grand air. Quelques étoiles déjà trouaient<br />

l'obscurité commençante, diluée de clair de lune imminent.<br />

Quand il revint à la «maison de logement», Nénesse achevait le repas du soir ; il était assis au<br />

seuil de sa chambre et, près de lui, une grande bringue de femme torchait aussi une assiette en fer-<br />

blanc. Il présenta sommairement:<br />

- Ça, c'est Zélina, qui est en ménage avec moi... On a gardé votre manger; mais dépêchez-vous,<br />

Tonton: nous n'avons pas de lampe, l'huile-coco coûte trop cher !<br />

56


Polyte, quelque aplomb qu'il eût en toutes circonstances, se trouva un peu interloqué.<br />

- Eh bien! moi ? dit-il enfin, quel côté que tu vas me mettre à dormir?<br />

- Ah ben ! quoi? Dans notre chambre même. Notre natte est là, au soleil couchant; nous en<br />

avons étalé une autre pour vous, dans ce coin-ci... Vous n'avez pas à vous occuper de nous!<br />

Polyte ne trouva pas facilement le sommeil. Les idées contraires se heurtaient sous son crâne.<br />

Peut-être cette Madame Paulin, dont on parlait tant, l'aurait mieux renseigné? Cependant, la Marzori<br />

avait dit des choses... des choses qu'elle ne pouvait pas avoir devinées, voyons !.... Les Sainfray<br />

viennent au bord de la mer pendant les mois d'hiver, seulement; c'est vrai, pourtant, que la bouche de<br />

Monsieur Léon avance comme s'il voulait toujours mordre ... Pourquoi ne s'être pas fait tirer les cartes,<br />

pendant qu'on y était? ... Mais non, Marzori flanquée de son Félidor, deux voleurs, deux taquèrs ! et<br />

Paulin ne doit pas valoir mieux !<br />

Une bouche qui avance, une figure claire, c'est bien le portrait de Quincois, que diable! Il<br />

faudra coûte que coûte en avoir le coeur net ! Grand-Guèle finit par s'endormir, bien résolu à se rendre<br />

le lendemain matin chez Madame Paulin.<br />

A son réveil, il réfléchit que ce devait être bien loin, cette rue Mammelon Vert, qu'il ne<br />

connaissait pas... De l'autre côté du Boulevard, c'est-à-dire dans la Montagne, tout en haut, a des<br />

distances fabuleuses... Et combien de boutiques sur le chemin? Jamais Nénesse ne pourrait le<br />

conduire jusque là !<br />

Le jour revenu semblait, dans son esprit aussi, mettre quelque lumière; les notions s'y<br />

enchevêtraient bien encore un peu; mais chacune d'elle, isolément, était moins estompée que la<br />

veille.<br />

Les Marzori, les Paulin, les Félidor avec toutes leurs manigances, pure supercherie ! Une<br />

somnambule, ce n'est pas comme ça, qu'il se l'était jamais figurée: dans son idée, ça devait être un<br />

vieux monde, très, très vieux, vivant dans une case au milieu de chats plus ou moins sorciers eux--<br />

mêmes... un vieux monde, très près de la nature pour bien connaître ses secrets... Sûrement pas une<br />

demi-madame, faisant des simagrées auprès d'une table à tapis de crochet!<br />

On lui avait dit quelques détails justes, oui ! Mais quoi: hasard, perspicacité à reconnaître en<br />

lui un «gens-bord-la-mer », comme disait son arsouille de neveu ?.... Il n'y avait plus à y revenir: lui,<br />

Polyte, Polyte Lavictoire, il avait été joué... peut-être pour la première fois de sa vie ! Il ne lui restait<br />

57


qu'à rentrer chez lui, à instruire lui-même le procès de son soupçon! Après tout! Pourquoi cet enfant<br />

ne serait-il pas de lui? S'il était d'un autre, on finirait bien pat le savoir, voyons! La vérité- cette vérité-<br />

là, surtout - ce n'est pas comme une raie qui vient se chauffer le dos au soleil, qu'on doit poursuivre,<br />

qu'on doit gagner de vitesse et harponner de toute la vigueur de son bras ... Non, ça ressemble plutôt à<br />

une de ces vieilles que l'âge et la ruse ont rendues couleur de roche, -un poisson difficile, qu'il faut<br />

tirer de sa « cave» patiemment, savamment ; Polyte y emploiera toute son astuce de madré pêcheur !<br />

Il descendit vers la Rade à travers le Camp Yolof, par des rues aux noms étranges, qui parlent<br />

de traversées aventureuses: rues Sérang, Maharatta, Calicut, rue Bornéo, rue Goa, rue Vélore !...<br />

Doublé l'Ile-aux-Tonneliers, le VIGILANT courait au plus près, le cap presque droit au nord.<br />

Le vent s'était maintenu à l'est-nord-est, peut-être un peu plus nord encore que les jours précédents ;<br />

c'était que franche petite brise qui poussait sur la mer des lames courtes, aux crêtes brusques. L'étrave<br />

les coupait l'une après l'autre, très vite, avec un bruit régulier : «tchip !.. tchip!... tchip!.. » comme celui<br />

du hache-paille qui, près du moulin de Saint-Antoine, prépare du macadam pour les boeufs.<br />

De cingler ainsi, à bonne allure, la proue vers le large, le plat-bord dans l'eau, Polyte se sentait<br />

pris de la nostalgie des départs lointains; bercé à l'arrière de son bateau, la pipe aux dents, la barre sous<br />

le coude, il revivait le bon temps de son compagnonnage avec la mer et l'espace!... Ah ! il était jeune<br />

alors, maître de la destinée, maître de la vie, sûr de lui et sûr de sa femme, de sa Phémie, qu'il retrouvait<br />

à chaque retour, accueillante et tranquille comme la case de paille, comme la terre maternelle !...<br />

Pas de soucis, alors, pas de craintes jalouses ; la sécurité dans l'autorité!... Mais sur cette Becca, sur<br />

cette fille des Sansdésir, que pouvait-on fonder?... C'était mou, c'était inconsistant, fuyant sous la<br />

colère, se dérobant sous le soupçon! ... un de ces mollusques qui s'enfoncent dans le· sable dès que<br />

vous posez le pied sur eux !....<br />

Oui, avec Phémie c'était le bon temps!<br />

La houle se creusait de plus en plus. Polyte laissait courir à toc de voile, grisé d'espace, grisé de<br />

mouvement, grisé de solitude!<br />

Enfin, par le travers de l'île Plate, il se décida à virer de bord.<br />

En revenant vers la terre, il sent son coeur s'alourdir; et, bientôt, les pensées noires, les<br />

pensées contradictoires, de nouveau le harcèlent.<br />

58


Cette moustache rouge et ces dents qui veulent toujours mordre, après tout, ça ressemble<br />

joliment au fils Sainfray. Et Polyte se rappelle que l'an passé, il la vu souvent rôder aux Deux-<br />

Boutiques, un fusil sur l'épaule, un chien aux talons. Un jour, le jeune homme a même levé un lièvre<br />

dans les brousses des Sidonie, à deux pas de chez lui, Polyte !... Serait-ce à Becca qu'il faisait la<br />

chasse? Enfin, c'est une vieille histoire. Et les dents qui mordent, la figure claire, ça peut tout aussi<br />

bien être Quincois! Mais, voyons ! Est-ce que, juste avant le coup-de-vent, M'sieur Léon n’est pas<br />

venu de Terre-Riche, avec un camarade, passer deux ou trois jours au Campement ? Polyte l'avait oublié<br />

; il se le rappelle, maintenant, en s'approchant du Coin-de-Mire, en voyant se lever sur le ciel le<br />

rideau des filaos de la grande terre, derrière la blancheur vivante des brisants.<br />

Comme ç'aurait été mieux de payer une piastre de plus, pour savoir la vérité, le fin fonds de la<br />

vérité, que les cartes auraient révélé.<br />

Polyte se ressasse une à une, comme s'il en faisait l'inventaire, toutes les, raisons de crédibilité<br />

qu'offrait la séance chez Mamzelle Marzori. Cette transe, ces yeux renversés, cette sueur au front,<br />

cette écume aux lèvres, tout cela pouvait-il être truqué? Et puis, elle avait bien situé la case au bord<br />

de la mer - pas juste sur la mer ; elle avait bien «VU» que Becca est une Mozambique... C'est ça ! elle<br />

a tout vu, la rogne ! Elle a tout vu, mais elle n'a pas lâché son secret, voulant amener Polyte aux<br />

cartes, ou au marc de café, peut-être aux deux, l’un après l’autre !... Il aurait dû jouer leur jeu, i1<br />

aurait du se, laisser faire, il aurait dû payer: pour quelques cashs de plus, il aurait su ce qu'il voulait<br />

savoir ... Il aurait su ... Au lieu qu'à cette heure ?..<br />

A l'abri de la terre, la brise était à présent, moins soutenue; sur les fonds relevés, la houle<br />

s'étirait, plus douce, plus paresseuse ; à mesure que la mer s'arriolait, le coeur de Polyte devenait plus<br />

tumultueux.<br />

Il se reprochait, maintenant, de n'avoir pas, au moins, acheté les poudres-des sept jours !... Il se<br />

reprochait son voyage perdu, son manque de perspicacité ! ... Et puis, pourquoi ne pas avoir tâté de la<br />

Paulin ... ou même de cette Bonnefemme Olivette, dont les débardeurs s'étaient moqués?<br />

Au soleil tombant, le VIGILANT prit la passe Destoc; la mer descendait, tirée jusqu'au dessous<br />

de l'horizon par la lune encore invisible; et les brisants, de chaque côté du chemin d'eau, étendaient<br />

une plage d'écume qui blanchoyait dans le crépuscule. Le vent s'endormait, fatigué d'avoir soufflé tout<br />

le jour.<br />

Soudain, des écailles de lumière jaillirent à chaque pli de la houle; Polyte tourna la tête à<br />

gauche, et vit que le bord du ciel se soulevait, forcé par le limbe de la pleine lune. Puis, ce fut, sur la<br />

59


mer, un ruissellement de poudre d'astre, une expansion d'huile qui s'insinuait partout, mettant partout<br />

des reflets métalliques à mesure que le grand rond placide escaladait le ciel.<br />

Cet éclairage ambigu soulignait la noirceur revêche des deux bras de lave tendus si loin, à la<br />

rencontre des bateaux, pour les accueillir ou pour les briser.....<br />

Partir pour guérir son doute, Polyte revenait, dans la nuit trouble, avec des soupçons multipliés.<br />

60


CHAPITRE VIII<br />

HOULE DE FOND<br />

BECCA touchait à son terme. Son cher et périlleux fardeau l'accablait.<br />

Depuis des semaines, un continuel essoufflement soulevait à grand effort la masse pesante de<br />

sa poitrine; et, dès qu'elle remuait, des palpitations lui secouaient le coeur comme la brise de<br />

septembre secoue la graine de cadoque dans la gousse mûre.<br />

Au début, l'infusion de barbe de maïs lui avait donné quelque soulagement; mais, avec<br />

l'accoutumance vite venue, la tisane avait perdu son efficacité. Alors Mâme Céline prépara un remède<br />

savant, où le nid de caria associait sa vertu sédative à celle des feuilles de bois-jacot et de liane-à-<br />

paniers. Becca, craignant d'user le pouvoir de cette tisane aussi, n'en prenait que le soir, afin de chasser<br />

l'horreur des nuits insomnes; et, tout le jour, elle subissait avec résignation les lourds étouffements et<br />

le grelottement de son coeur.<br />

Elle avait fait venir auprès d'elle sa cousine Athalie, la fille de l'onde Zaïe,- une luronne de<br />

quinze ans, dégourdie, avisée comme un « grand-monde». La fillette s'était tout de suite adaptée à son<br />

rôle de maîtresse de maison, veillant à tout, approvisionnant de feuillée tendre les insatiables cabris,<br />

rentrant les poules le soir, cuisant le riz et le « bouillon ».<br />

Polyte ne lui parlait jamais, ne la regardait pas ; elle, de son côté, le traitait de haut, même pas<br />

en invité dans sa propre maison, mais plutôt comme un hôte tout juste toléré. Grand-Guèle en éprouva<br />

d'abord une grande colère sourde, qu'il conserva dans son coeur; il avait envie de prendre Thalie par la<br />

peau du cou et de la jeter à la porte; mais, à quoi bon ? ... toute son attention, toute sa volonté étaient<br />

maintenant tendues vers l'évènement qui se préparait obscurément, dans les flancs élargis de Becca.<br />

Cette nuit-là, Becca ne put dormir du tout; une fatigue cruelle habitait la moelle de tous ses os,<br />

depuis la nuque jusqu'aux orteils.<br />

Soudain, elle perçut la première approche de la Douleur : ce fut d'abord un frôlement furtif, qui<br />

lui effleura les entrailles, glissa de l'ombilic aux reins et s'évanouit. Après peu de minutes Becca<br />

tressaillit de nouveau: la caresse revenait. Bientôt elle se fit moins timide et moins fugace ; à chaque<br />

61


etour, enhardie par la faiblesse de la chair sans défense, elle s'affirmait plus persuasive: sournoise en-<br />

core, elle se laissait déjà deviner impérieuse et brutale, prochainement dominatrice.<br />

Becca sentait sourdre de chacun de ses pores une sueur froide qui lui baignait le dos, les bras,<br />

les jambes. Son petit qui, ces temps derniers, ne cessait de lui tambouriner le ventre à coups de talon,<br />

maintenant ne remuait plus.<br />

Toute la nuit, elle gémit sourdement. Dès le soleil levé, elle dépêcha Thalie à Mâme Celine.<br />

L'accoucheuse vint; l'interrogea, se fit expliquer les symptômes par le menu, lui palpa<br />

l'abdomen et déclara que le travail avait commencé, mais tout juste- et que ça serait bien long!<br />

Polyte partit pêcher, comme d'habitude - insoucieux, en apparence, de ce qui se passait dans sa case.<br />

Mais il rentra avant midi; il n'eut pas besoin d'interroger Céline :<br />

- Ça marche, Polyte... Pour marcher, ça marche! Mais pas vite ! Ah! non ... Ce sera peut-être<br />

bien des jumeaux !<br />

Becca serrait les mâchoires pour ne pas crier. Deux mains surnaturelles s'étaient abattues, sur<br />

elle : les pouces lui enfonçaient le ventre et les autres doigts, des doigts démesurés, inflexibles et<br />

glacés, montaient jusqu'aux lombes, se rejoignaient derrière la taille et serraient, serraient tout ce qu'ils<br />

avaient saisi, broyant la chair, les muscles, les os, les viscères en une seule pulpe confuse d'où montait<br />

le cri de la Douleur triomphante<br />

Puis le monstre lâchait prise se recueillait pour un prochain effort; alors Becca marchait par la<br />

chambre, car Céline lui défendait de rester couchée.<br />

Mais bientôt elle s'arrêtait, s'accrochait au meuble le plus proche, lit ou commode. Ses bras se<br />

raidissaient, un râle forçait le passage de ses dents; sa tête renversée, hagarde, implorait un<br />

problématique secours, tandis que les mains infernales lui épreignaient de nouveau les entrailles. Cela<br />

recommençait ainsi, à intervalles quasi-réguliers.<br />

La petite Thalie restait là, prête à aider. Ses quinze ans en avaient vu bien d'autres : ne venait<br />

on pas l'appeler, à Melville, quand la chèvre noire mettait bas et combien de veaux étaient nés sous sa<br />

surveillance?<br />

Tout de même, cette lutte de la femme, qui, dans l'angoisse lucide attend chaque spasme<br />

comme on attend un adversaire inconjurable, - qui se révolte, qui résiste, qui se laisse torturer mais<br />

62


non pas vaincre, cette lutte intéressait puissamment la petite. Les vaches et les chèvres sont plus<br />

passives.<br />

Tout le long du jour, cela dura.<br />

Sur les cinq heures, l'oncle Zaïe vint aux nouvelles, accompagné de Sarah, sa femme. Ils<br />

restèrent dîner, et ne partirent pas après le repas. Le grand-père Noë arriva les rejoindre à la nuitée.<br />

Mâme Céline jugea qu'à souffrir ainsi, sa malade s'épuisait et qu'il serait bon de lui procurer<br />

quelque apaisement. A tout évènement, elle avait porté un petit paquet de simples; elle l'ouvrit, tria des<br />

herbes, et retint un pied de chiendent-patte-poule. Elle fit bouillir la plante entière, racines, tiges et<br />

feuilles, dans une bouteille d'eau qu"elle laissa réduire à une chopine.<br />

Thalie « coula» du café pour son grand-père et pour son père ; ils étaient décides à passer la<br />

nuit, comme pour une «veillée», et s'installèrent au bord de la varangue ; il s'en fallut de peu qu'ils<br />

n'exigeassent du rhum et des dominos.<br />

Polyte alla s'asseoir à l'écart, sur la pierre à laver; il méditait que cette nuit lui porterait peutêtre<br />

la résolution de tous ses doutes : si le petit aller lui ressembler, hein ? ... Son attente fiévreuse<br />

s'énervait d'entendre les deux Sansdésir causer tranquillement de leurs affaires, de leurs projets, par<br />

phrases brèves et espacées, au fil de leur pensée paresseuse.<br />

De la case aussi, lui venait l'agacement d'un chuchotis continu, monotone comme les glouglous<br />

d'une gargoulette jamais vidée. C'étaient Céline et Sarah; dans les accalmies de son martyre, Becca,<br />

épouvantée, entendait défiler les histoires de femmes mortes en couches: celle de Maria Pierre, qui<br />

n'avait jamais pu mettre au monde son premier petit.... et cette pauvre Mimi Lubine dont l'enfant avait<br />

pourri dans son ventre, et cette autre que le Docteur avait ouverte, avait vidée comme un poulet, et qui<br />

avait crevé au bout de son sang ...<br />

- Mais aussi! faire venir le Docteur ! Enfin, tant pis pour elle !...<br />

La nuit se traînait.<br />

Pour Becca, la durée n'existait plus. Elle était le jouet de Grandes Puissances, des forces de la<br />

Vie et de la Mort, qui se livraient bataille dans son sein.<br />

63


Sa chair ne souffrait plus: non, sa chair, toute sa chair, était la souffrance elle-même: une<br />

souffrance animée, vivante, palpitant d'un rythme prédestiné, élémental comme le rythme de la marée-<br />

et qui jamais ne finirait - jamais !.... Non, il n'y avait pas de raison pour que cela finît, si une puissance<br />

plus formidable que les Grandes Puissances n'intervenait !... Becca commençait de comprendre l'enfer.<br />

Mais il fallait que cela finisse! Elle ne pouvait plus continuer cette agonie!elle ne voulait plus ! ...<br />

Mourir ainsi pendant des heures! Mourir pendant des jours! mais je vous dis que ça ne se peut pas!<br />

tue !<br />

Elle criait :<br />

- Ayez pitié !... Achevez-moi !... Ou bien, arrachez de mon corps cet autre corps vivant qui me<br />

Céline hochait la tête ; elle était très inquiète ; elle ne voulait pas presser les choses, crainte de<br />

complications…. Laisser agir la nature, c'est ce qu'il y a de plus sûr.<br />

A la fine pointe du jour, Becca ordonna à Thalie d'aller appeler Bonhomme Vergogne. Une fois<br />

déjà, il l'avait guérie d'un autre mal: peut-être aurait-il quelque grigri ou quelque parole secourables<br />

aux femmes en couches?<br />

Céline bondit.<br />

Aller chercher ce marchand de catéras? Ça, non ! jamais ! Becca était sa malade, elle ne la<br />

cèderait à personne !<br />

Mais Becca se révolta ; Céline résistait toujours, ne voulait pas entendre raison. Alors une<br />

terrible crise nerveuse secoua la parturiente ; sa bouche s'élargit en un rire strident, venu des régions<br />

du cerveau où rôde la folie ; et elle tomba au rebord du lit, inerte, flasque, comme un joujou cassé.<br />

Mâme Céline fut prise de peur; elle céda :<br />

- C'est bon ! Va chez Vergogne, Thalie! Mais toi, Becca, écoute ; promets-moi que ce vieux «<br />

docteur-poules » n'entrera dans ta chambre qu'après l'angélus, si je n'ai pas réussi jusque là !<br />

Becca promit ; on fixait un terme à sa torture, elle aurait promis n'importe quoi!<br />

Alors, la sage-femme dût se résoudre aux moyens héroïques ; elle prit son ballot de «<br />

médecines» et se cacha dans un ; coin pour choisir morceaux d'écorce, bouts de bois, racines, feuilles,<br />

pétales et graines dont elle ne révéla le nom à personne.<br />

64


Pendant que sa tisane infusait, elle se mit à frictionner le ventre de Becca avec de la chandelle<br />

chaude; et elle confiait à la tante Sarah:<br />

- Si mon remède n'agit pas, j'aurai recours au massage avec le baba d'une roche-cary .<br />

Elle racontait comment une matronne indienne lui avait enseigné le maniement du cylindre de<br />

pierre, qu'on roule sur le ventre, d'une certaine façon, et dont l'effet est irrésistible.<br />

Un peu avant six heures, on entendit un frêle vagissement; la Vie féroce accueillait un enfant,<br />

que déjà la Souffrance réclamait. Sarah entrouvrit la porte et annonça :<br />

- C'est un garçon !<br />

Quelques minutes plus tard, Mâme Céline fit inviter Polyte à entrer: il poussa la porte ; elle lui<br />

présentait un bébé assez chétif, emmailloté de toile et dont on voyait seulement le visage olivâtre, les<br />

yeux étroits entre des paupières minces qui fuyaient vers les tempes.<br />

Polyte regardait avidement. En lui montait, montait, non plus la fluctuante marée du doute,<br />

mais une vague de certitude qui renversait, qui balayait, qui noyait tout hésitation….... Il tendit vers<br />

Céline deux mains large ouvertes, rigides, prêtes à se refermer comme les mâchoires d'un étau :<br />

- Donne ! ... Donne! gronda-t-il.<br />

Mais il se ressaisit, ses mains tombèrent et il dit :<br />

- Non! je ferais un malheur !<br />

Il ajouta, en manière d'explication :<br />

- Je n'ai pas l’habitude de manier ces affaires-là !<br />

La petite cour s'emplissait, en ce matin de dimanche, de pêcheurs venus aux nouvelles. Assis<br />

sur le mur bas ou debout à l'ombre des manguiers, on causait par groupes.<br />

Céline vaquait aux rites qui suivent une naissance ; quand tout fut terminé, elle déclara qu'elle<br />

irait maintenant se reposer un peu ; elle reviendrait le soir.<br />

Avant de partir, toutefois, elle voulut que les hommes fussent invités à admirer le bébé, son<br />

bébé !..... Ensuite on les mettrait à la porte!<br />

Les Sansdésir entrèrent les premiers; Zaïe, après avoir regardé son petit-neveu, se retira dans<br />

un coin de la chambre, où il commença de chuchoter avec Sarah. Le grand-père Noë restait penché sur<br />

65


le lit, le visage fendu d'un large rire, perdu dans la contemplation de ce rejeton qui commençait la<br />

troisième génération après lui.<br />

Céline le bouscula :<br />

- Laissez approcher les autres, voyons ! Elle lançait un regard victorieux à Vergogne qui<br />

s'avançait, en tête des pêcheurs. Vergogne examina le nouveau-né, scruta son visage, prenant son<br />

temps comme pour une délicate expertise. Puis il prononça :<br />

- Mâtin, va ! Ça, c'est la tête de son papa!<br />

Céline protesta :<br />

- Tu es fou, Vergogne !... Ça, le portrait de Polyte ?.. Cette peau claire, ces yeux !... Jamais de<br />

la vie!.... Attends, je vais te dire, moi !... Je vois la ressemblance, mais je ne puis pas mettre un nom<br />

dessus ... Mais c'est Quincois, pardine! C’est le Bouletangue !.... Becca l'aura rencontré dans les<br />

premiers commencements de sa grossesse, et il est assez malangue pour frapper n'importe quelle<br />

femme enceinte! Tiens, c'est tout de même du bonheur ; qu'il ne naisse pas plus souvent des petits<br />

bouletangues, par ici !<br />

Vergogne enveloppa de sa main gauche le fourneau de sa pipe, qu'il avait conservée entre ses<br />

dents. Il s'inclina de nouveau sur l'enfant; se redressant ensuite, il regarda Céline bien en face, il<br />

regarda Polyte dont les yeux fuyaient, et il affirma :<br />

- Moi, je sais ce que je dis: c'est la tête de son papa !<br />

Tendant à Polyte sa droite ouverte, il ajouta - et sa voix avait une étrange intonation, qu'on<br />

aurait pu croire goguenarde :<br />

- Bien ça, mo noir !<br />

Sans répondre, sans accepter la rencontre de son regard, Polyte serra la main offerte.<br />

Pascal, Fifi, les autres pêcheurs secouèrent, à leur tour, la main de Polyte, puis sortirent.<br />

En quittant la cour pour aller allumer les bougies de la messe, Vergogne prononça :<br />

- C’èn voïaze-là, Défint-Terrib’ fine bien mort même !<br />

66


CHAPITRE IX<br />

LE PETIT<br />

LES Sansdésir ne quittaient plus la case de Polyte ; tantôt l'un, tantôt l'autre, ils rôdaient autour<br />

du petit, venaient sans façons partager le riz et les brèdes, s'installaient pour l'après- midi ou pour la<br />

soirée. Ils s'incrustaient, comme les barnaches sur les roches au battant de la lame!<br />

Grand-Guèle sentait bouillir son coeur; mais il s'était juré d'être patient. Dans ce sacre petit<br />

pays de Maurice, il faut faire attention; pour un rien, la Police vous cherche noise: pour un cou tordu,<br />

pour une figure défoncée d'un coup de poing !...<br />

Il se tiendrait tranquille tant qu'il pourrait ... Il attendrait son heure ! A moins ... à moins qu'un<br />

beau jour la chaudière saute! Alors, tant pis!<br />

Il affectait, d'ailleurs, de se désintéresser de tout; jamais il ne regardait le petit, jamais il ne<br />

s'informait de lui ni de Becca ; il s'absentait tout le jour; il ne regagnait sa case que pour manger, pour<br />

dormir.<br />

En rentrant, il était sûr de trouver Noë sous la varangue ou la tante Sarah au chevet de Becca.<br />

Des parents, des alliés, qu'on ne connaissait pas ou qu'on ne connaissait plus, des «familles» à tous les<br />

degrés arrivaient de loin féliciter la jeune accouchée. Est-ce que Wilfrid Sansdésir ne s'était pas<br />

dérange de Quatre-Soeurs ? Étaient venus aussi Abel Bonadieu et la cousine Rachel, et Daniel, et<br />

David Sansdésir, et tant d'autres. Toute la Bible défilait auprès de Becca ; ces gens-là « posaient<br />

canapé» sans se faire prier; ils s'apitoyaient sur leur parente, regardaient son petit avec des airs de com-<br />

ponction, le prenaient, le passaient de main en main comme chose leur appartenant. On ne se gênait<br />

pas pour Polyte.<br />

Grand-Guèle demeurait dédaigneux et lointain, mais paisible. Est-ce qu'il ne s’était pas promis<br />

d'être patient ?.... Ah ! par exemple, il lui fallait toute la force de sa terrible volonté, pour contraindre<br />

la colère qui levait en lui. ça chauffait raide ! ah! bougre! La pression montait, montait ! Et Polyte<br />

sentait bien que ça ne pourrait pas durée indéfiniment.<br />

Voilà que, le neuvième soir après les couches, en approchant de sa case il entendit dans la<br />

chambre un grand bruit de voix. Il poussa la porte; tous les Sansdésir de Melville étaient groupés<br />

autour du lit et discutaient avec animation : ils se turent dès que Polyte entra.<br />

67


- Ah ! ça, est-ce qu'ils comploteraient, à-c't' hère ?<br />

Grand-Guèle n'aime pas ces grimaces-là. Soudain, comme par une de ces brusques réactions<br />

chimiques qu'un rien suffit à déclencher, une, résolution se cristallise sous son front têtu : Il leur<br />

donnera jusqu'au dimanche, à tous ces Sansdésir de malheur; si dimanche ils ne sont pas partis, il les<br />

foutra tous à la porte... tous! Un seul grand coup de balai ! Il y aura peut-être de la casse, tant pis!<br />

Or justement le samedi, comme Polyte rentrait après avoir livré son poisson à Ramparsad, le<br />

grand-père Noë commença de toumer autour de lui.<br />

Il lui parla d'abord du temps : la pluie de ces derniers jours avait bien contrarié la pêche, mais<br />

comme elle profitait aux cannes! On assure, d'ailleurs, que Saint-Antoine en donnera un bon prix, cette<br />

année... Dommage que Polyte n'ait pas au moins un arpent de cannes sur sa terre... ça paye toujours...<br />

Plus ou moins, bien sûr, mais ça paye !<br />

Polyte grogna un monosyllabe ou deux et Noë reprit son couplet.<br />

- Enfin, les gens de la mer auront maintenant leur revanche; depuis hier, le soleil veut sortir, n'y<br />

a pas à dire... Et l'on a vu des bancs de carangues dans les passes... Fin pêcheur comme il est, ce n'est<br />

pas Polyte qui en prendra la plus petite part, hein?<br />

Polyte secoua la tête, évasivement.<br />

L'élevage aussi, c'est une bonne chose; seulement, il faut savoir. Voilà Monsieur Salaine qui<br />

s'est dégoûté de sa ferme. Il ne réussissait pas ; pour réussir, il faut soigner soi-même ses animaux... Il<br />

vend tout à vil prix. Noë a acheté un couple de cabris; il se demande d'où Monsieur Salaine avait fait<br />

venir ces bêtes-là! Ça, s'appelle des cabris ! Le bouc est haut comme ça!<br />

- Ah-oua ! fit Grand-Guèle ; et il songeait qu'un bon coup de gourdin sur cette tête sèche, ça<br />

l'éclaterait comme une calebasse avec un bruit de pétard.<br />

sacré-mâtin !<br />

Sansdésir aborda un autre sujet :<br />

- Et le petit, Polyte ? Tu trouves qu'il profite, toi ?... Pas moi !<br />

D'indifférent, Grand-Guèle devint glacial. Noë continua avec moins d'assurance :<br />

- Il n'est pas bien fort, pour un bébé de deux semaines... Pourtant, Becca ne manque pas de lait,<br />

68


Polyte restait muet; alors le forgeron changea de tactique et fonça droit:<br />

- Écoute, Polyte! Pour ton mariage, nous avons tous été à ton église.<br />

Grand-Guèle le regardait dans les yeux; Il ne fit pas un geste, ne concéda même pas le<br />

hochement de tête que Noë avait escompté; le bonhomme continua donc:<br />

peut te faire?<br />

- Sais-tu ce que tu ferais, si ton coeur était juste ?<br />

Même immobilité silencieuse; même regard fixe, obstinément vide de toute expression.<br />

- Ah ben! Tu laisserais baptiser le petit par notre Pasteur, quand il viendra ... Qu'est-ce que ça<br />

Polyte haussa les épaules; non, ça ne lui faisait rien! il ne voulait pas négliger de souligner que<br />

cet enfant, son baptême et le reste, ça ne le regardait pas.<br />

Sansdésir, qui s'était attendu à une roide résistance, poussa vite son avantage.<br />

- Alors, c'est entendu, tu veux bien ? Grand-Guèle laissa tomber :<br />

- Moi, tu sais, m'en fous pas mal!<br />

Puis, il se leva et partit comme tous les jours, sans dire où il allait.<br />

Les Sansdésir avaient obtenu ce qu'ils souhaitaient; le lendemain, ils étaient déjà moins<br />

obsédants; dès le mardi, on ne les vit presque plus auprès de Becca.<br />

La jeune femme se remettait vite; après la petite mort de ses terribles couches, elle se reprenait<br />

à vivre avec une sorte de gourmandise. Elle avait le lait abondant et, des que « Baba» criait ou pleurait,<br />

il était mis au sein; malheureusement, il tétait mal, et peu, puis se plaignait encore au bout d'un petit<br />

quart d'heure. Ses chairs demeuraient flasques et Becca sen désolait ; mauvais sommeil, mauvaise<br />

digestion, tout lui faisait craindre le tambave. Mâme Céline, consultée, la rassura:<br />

- N'est rien, tout ça ! ... Le petit n'est pas bien fourni, mais ce qu'il y en a, c'est du bon, c'est du<br />

résistant; seulement, beaucoup de nerfs ; il faudra faire grande attention quand il poussera ses dents !<br />

Becca n'avait d'yeux que pour son fils: elle s'émerveillait qu'il fût si mignon, après avoir pesé si<br />

lourd à ses hanches ; cela lui apparaissait inexplicable, mystérieux même et un peu décevant- qu'elle<br />

eût porté un tel fardeau pour, ensuite, donner le jour à un être tout frêle, tout délicat ! et elle le<br />

chérissait à proportion de sa fragilité.<br />

Pendant toute sa grossesse, elle s'était sentie accablée sous la sourde hostilité de Polyte ; elle<br />

s'était imaginé lire dans ses yeux tantôt le doute, tantôt la certitude mauvaise. Qu'est-ce qu'il croyait<br />

donc avoir deviné? Qu'est-ce qu'elle avait fait pour ainsi le mettre en soupçon? Elle avait attendu avec<br />

69


terreur le moment de sa délivrance; si Polyte méditait un crime - elle l'en croyait capable - c'est alors<br />

qu'il l'accomplirait sans hâte et sans hésitation... Et voilà que le cauchemar était périmé : Polyte avait<br />

accueilli le petit sans joie, mais sans ressentiment visible. Le pas dangereux franchi, Becca se<br />

détendait, s'abandonnait à une sécurité peut-être excessive: naturelle réaction, oscillation du pendule<br />

qui dépasse sa position d'équilibre... Et pourtant, comme Grand-Guèle demeurait sombre, absent,<br />

fermé !... Bah ! Elle était habituée à ce qu'il s'isolât ainsi, des jours et des jours, derrière un mur de<br />

silence ...<br />

Tout de même, à certaines minutes, où l’obsession de ce silence pesait peut-être davantage, la<br />

pauvre femme surprenait un regard glissé entre les paupières, un regard qui luisait comme une braise<br />

sous la cendre, et qui lui donnait la peau-de-poule... Que1s dangers encore s'amassaient sur sa tête,<br />

sur la tête de l'enfant ? ... Avec Polyte, savait-on jamais ?<br />

Le petit avait quelques mois, lorsque le Pasteur, au cours d'une de ses tournées<br />

d'évangélisation, passa par Grand-Gaube.<br />

Il monta jusqu'à la case de Deux-Boutiques: c'était un petit homme replet, un anglo-mauricien<br />

très digne, très doux, très onctueux qui, pour dire bonjour, avait déjà une voix de prédicant. On lui<br />

présenta le bébé; tous les Sansdésir, qui l'avaient accompagné, l'entouraient. Le grand-père, parrain,<br />

proposa le nom d'Abraham; le Révérend suggéra plutôt Samuel ; il fit une courte homélie :<br />

- Donnez-lui donc le nom du dernier juge d'Israël; qu'il ait, comme le grand prophète, le don de<br />

justice et le don d'ingéniosité. Je demande au Seigneur que cette jeune tête répande autour d'elle<br />

l’apaisement, comme l'autre Samuel consolida l’amitié d’Israël, uni sous un seul roi !<br />

De compagnie avec les premières dents, parurent les vrais cheveux; c'étaient des mèches plates,<br />

très noires et lisses, qui s'allongeaient, s'allongeaient sans boucler comme boucle l'étoupe des crânes<br />

africains. Polyte en suivait la croissance avec une ironique attention; chaque jour, en rentrant de la<br />

mer, il se penchait sur la tête du petit Samuel et il affectait, chaque jour, la même surprise muette. Dès<br />

qu'il approchait son dur visage, l'enfant se rétractait, pris de peur; Grand-Guèle, alors, prolongeait à<br />

plaisir son examen; parfois même il touchait une mèche, la lustrait du bout de son ongle, comme pour<br />

en bien constater l'étrangeté. Samuel se mettait à crier, et Becca apeurée n'osait l'éloigner de Polyte,<br />

dont les lèvres se plissaient en un sourire ambigu. Dès que son mari avait tourné le dos, elle serrait<br />

Samuel contre son coeur, elle le couvrait, de baisers goulus, elle lui murmurait d'incohérentes<br />

protestations de tendresse et des promesses de protection.<br />

70


A cette époque, survinrent les troubles annoncés par Céline : Samuel fut pris de convulsions<br />

qui raidissaient ses petits membres, tordaient sa bouche et faisaient chavirer ses pauvres yeux affolés;<br />

Becca pensa mourir de peur. La première crise passée, elle courut jusque chez la guérisseuse, qui eut<br />

vite fait de lui indiquer le remède: une goutte d'essence de térébenthine au creux du nombril, pour<br />

arrêter net les spasmes: un vermifuge à chaque pleine lune.<br />

Les choses allèrent mieux.<br />

Dès que Samuel eut « percé» ses oeillères, sa santé devint tout à fait satisfaisante; il se fortifiait<br />

et grandissait rapidement ; ses petits muscles s'affermissaient.<br />

Bientôt, il ne se contenta plus de grouiller sur la natte ; il gagnait le sol de terre battue, rampait<br />

vers les pieds du lit ; ce n'était pas chez lui simple désir de mouvement, mais aussi besoin de s'in-<br />

former: ses menottes exploraient tout ce qu'elles rencontraient ; son front se heurtait à la caisse à<br />

provisions, et apprenait que le bois est dur.<br />

Becca tremblait dès qu'elle devait le laisser seul, même un court espace de temps; un jour, en<br />

rentrant, elle avait trouvé renversée la jatte de lait; une autre fois, Samuel était presque écrasé par<br />

l’escabeau qu'il avait fait basculer.<br />

Aussi, quand elle se rendait à la boutique pour acheter ses «commissions», le portait-elle<br />

toujours à califourchon sur sa hanche ; mais comment s'encombrer de lui lorsqu'elle allait à la verdure<br />

pour les cabris, lorsqu'elle descendait remplir les touques à la fontaine ?<br />

Dès qu'il put trotter derrière elle, Becca se fit accompagner par son fils. Le voyage jusqu'au<br />

four-à-chaux devenait une grosse affaire; non seulement les petites jambes faisaient de petits pas, mais<br />

souvent elles s'immobilisaient: Samuel était en arrêt devant un scarabée rouge au dos d'une feuille de<br />

veloutier, ou devant un attelage de fourmis «grand-galop» qui transportait une mouche morte.<br />

Aux premières sorties, Samuel ne quittait pas l'ombre de sa maman; si au retour, la tête enfouie<br />

dans le fagot d'accacia, elle marchait un peu trop vite ou ne remarquait pas que le petit avait fait halte<br />

devant une fleur de vieille-fille, celui-ci, dès qu'il s'apercevait que dix pas le séparaient de sa maman,<br />

se mettait à pleurer et à pousser des cris. Le plus souvent, même, i1 marchait tout contre elle, les doigts<br />

accrochés à sa jupe.<br />

Mais bientôt il s'aguerrit. Pendant que Becca tirait sur les branches sèches ou tranchait de sa<br />

faucille les pousses tendres, il s'éloignait un peu ; elle le retrouvait en conciliabule avec un lézard au<br />

71


ien émiettant un nid de mouches-maçonnes, d'où tombaient de petites araignées vertes, toutes<br />

fraîches, qu'on aurait cru vivantes mais paralysées. Souvent, il dérangeait la jeune femme dans sa<br />

besogne : par exemple, il lui portait une coccinelle écarlate, ponctuée de noir et, par ses gestes, par ses<br />

bredouillements, par des demiphrases, il faisait comprendre ce qu'il voulait ; il n'avait de cesse que sa<br />

maman ne recommençât le jeu l'autre jour: la bête était mise sur la paume étroite de sa main largement<br />

ouverte et Becca chantait: « P'tit poule Bon-Dié, P'tit poule Bon-Dié, montrez-moi cimin paradis, »<br />

jusqu'à ce que l'insecte eût ouvert la petite boîte ou il cache ses ailes et se fût envolé.<br />

Quand Polyte, rentré avant sa femme qu'attardait beaucoup tous ces manèges du petit, les<br />

voyait venir, gravissant le sentier avec l'allure lente d'un enterrement de gens riches, il grommelait<br />

entre ses dents on ne sait quelles réflexions ou quelles menaces; il se taisait avant que Becca fût à<br />

portée d'entendre et il l'accueillait seulement par un haussement d'épaules.<br />

Les jours passaient et Samuel grandissait, alerte, plus vif que fort, mince, nerveux toujours.<br />

Maintenant qu'il possédait bien ce merveilleux outil qu'est le langage, il harcelait les gens de<br />

questions. Polyte l'écoutait à peine, ou en faisait semblant, et ne lui répondait que par des bourrades; il<br />

se rabattit entièrement sur sa maman; il l'interrogeait sur des sujets auxquels elle n'avait jamais pensé:<br />

d'où vient la mer à la marée montante ? pourquoi le soleil levant souffle-t-il la brise devant lui?....<br />

Comme toutes ces choses étaient bien au-dessus de son intelligence, elle se contentait de répondre :<br />

- Coumment to bête, mo pitit! coumment to bête coumme ça?<br />

Et elle secouait son crâne étroit, rempli de notions simples et pratiques.<br />

72


CHAPITRE X<br />

SAMY<br />

Voici Pintadée: elle conduit ses poussins vers la case; elle se dépêche tant qu'elle peut, elle fait<br />

de grands pas où se devine l'envie de courir. Mon Dieu, elle a été trop vite ; il lui faut revenir vers le<br />

pépiement des petits qui se bousculent, qui trébuchent, qui se relèvent ; elle les rassemble, elle repart<br />

avec des gloussements d'impatience... C'est que Pintadée a entendu la sourde cadence du pilon;<br />

Pintadée sait bien que, tout à l'heure, Becca va vaner le riz et que les « têtes » sont, par privilège<br />

spécial, réservées aux tout jeunes poussins.<br />

Samuel, assis au bord de la varangue, s'amuse de tout son coeur à regarder venir la «mère-<br />

poule» et les douze boules de duvet qui la suivent, portées en avant par des pattes si rapides qu'on les<br />

voit à peine.<br />

Près de lui, sa maman pile le riz : elle s'incline, saisit le lourd « bât-on» en bois-de-natte et,<br />

cambrant les reins, le lève à bout de bras; puis elle le laisse retomber, accompagnant sa chute d'un «<br />

han» ! régulier qui ne marque ni la fatigue ni l'essoufflement, mais seulement le rythme de la<br />

besogne.<br />

Un condé noir retient ses cheveux ; du noeud, sous la nuque, passent deux pointes étroites et<br />

raides comme des ailes; on dirait qu'elles vont s'envoler chaque fois que la tête, ayant suivi la<br />

retombée du pilon, s'arrête, brusque, avant de se relever - et leur manège enchante Samuel autant que<br />

l'allure affairée de Pintadée.<br />

Est-ce que la vie n'est pas un long jeu ? On joue à piler le riz, à manger, à aller chercher du bois<br />

sec; on joue à se chauffer au soleil ; on joue à ne rien faire. Les parents jouent quelques fois à se<br />

disputer. Tout ça, c'est pour le plaisir des enfants, Samuel le sait bien.<br />

Ah ! comme il serait heureux, s'il pouvait expliquer cela à quelqu'un - cela et mille autres<br />

choses qu'il a découvertes…. Mais Maman ne l'écoute jamais; elle secoue la tête et ne manque pas de<br />

lui dire:<br />

73


- Coumment to bête, mo pitit !<br />

Il parle aux cabris, aux poules, même aux arbres et aux roches; «dans la journée,» quand<br />

Maman avait tendu la lessive sur la corde, entre la case et le manguier du bout, n'a-t-il pas été causer<br />

avec le pantalon que la brise gonflait comme un bonhomme sans- tête et sans bras? Mais c'était causer<br />

«comme-ça-même !» Il savait bien que le bonhomme en percale bleue ne lui répondrait pas plus que<br />

ne le ferait, si elle était interrogée, l'hirondelle d'indienne noire qui s'accroche au chignon de Maman !<br />

Tout à coup, des voix batailleuses arrivent du grand-chemin; Samuel court voir. Ce sont deux<br />

enfants qui reviennent de l'école et se disputent: l'un d'eux est Bébert Titbois, le fils du voisin; l'autre,<br />

un créole-malabare qui doit demeurer loin, car i1 porte en sus de son ardoise un tinpot pour son<br />

manger.<br />

Les deux petits chamaillent ferme :<br />

- Toi qui bizin faire Zallemand !<br />

- Non, to-même Zallemand!<br />

- Zamais, to-même!<br />

Samuel ne comprend pas. Comment devinerait-il qu'à l'école on leur a parlé de blancs qui se<br />

battent dans l’aut’peille? et que les enfants se pressent de jouer à la guerre pendant qu'il en est encore<br />

temps, puisque, là-bas, la vraie guerre ne doit durer que trois mois ?<br />

Mais personne ne veut être l'Allemand. Le jeu finit par des horions pour de bon; Bébert a le<br />

dessous; il se met à pleurer à chaudes larmes et le petit Indo-créole détale, sans attendre les représailles<br />

de Mâme Titbois.<br />

Un doigt dans la bouche, Samuel médite... L'école !... Mâtin ! Comme ça serait amusant d'aller<br />

à l'école !... il y aurait d'abord une longue promenade le matin, puis une autre le soir !... Il Y aurait<br />

aussi des camarades, des tas de camarades, qui ne se feraient pas prier pour causer, pour écouter vos<br />

histoires, pour vous répondre… L'École !.... bonheur des jeux bruyants, héroïsme soudain révélé des<br />

batailles au bord du chemin!<br />

Samuel court à sa maman, la tire par la jupe ; en passant, il a dérangé la Pintadée, qui<br />

s’ébouriffe; mais la poule ne l’intéresse plus ; elle a beau faire «Kioup ! Kioup ! Kioup ! » pour<br />

74


convier ses poussins au festin de « tête-de-riz» que leur jette Becca, Samuel ne s'occupe point d'elle ;il<br />

a autre chose en tête.<br />

- Maman, je veux aller à l'école de Ma-soeur!<br />

Becca n'en croit pas ses oreilles ! Est-ce que Samuel perd la raison? Elle ne se contente plus de<br />

le juger bête, « bête jusqu'à tant-pire» ; elle lui déclare avec compassion :<br />

- To foucat, mo pauv' pitit !<br />

Mais Samuel tient à son idée:<br />

- Je veux aller à l'école ! Mon Dieu! comme les enfants sont têtus !... d'autant plus<br />

têtus qu'ils ont dans le congo une idée plus saugrenue. Becca secoue la tête; elle se débarrasse<br />

du petit par une réponse vague, qui n'engage à rien :<br />

- Bon ! va jouer!<br />

Demain, se dit Becca, il n'y pensera plus. Ah! ben, oui ! Le lendemain, et le surlendemain, et<br />

tous les jours, ce fut le même refrain: « Je veux aller à l'école !»<br />

A la fin Becca, dont la propre résistance commençait à fléchir, dit au petit:<br />

- Si tu veux aller à l'école, il faut demander à Papa.<br />

- Demande-lui, toi, Maman... Moi, je veux aller à l'école !<br />

- Bon, bon, nous verrons !<br />

Pendant plusieurs jours encore, Samuel la harcela ; elle était maintenant presque consentante,<br />

mais comment aborder Grand-Guèle? On ne se parlait guère que pour les choses indispensables; et<br />

jamais, au grand jamais, on ne s'entretenait du petit.<br />

Enfin un soir que Polyte, ayant fait très bonne pêche, semblait moins maussade que de<br />

coutume, elle lui jeta à brûle-pourpoint et sans lever les yeux, sans cesser d'écumer sa marmite :<br />

- Tu sais, Polyte, le petit veut a11er à l'école de Ma- soeur !<br />

Ne recevant pas de réponse, elle se décida, une fois la marmite remise sur le feu, à regarder<br />

Polyte: il riait, il riait d'aussi bon coeur que cela fût possible à sa nature taciturne : c'est-à-dire d'un rire<br />

silencieux qui retroussait ses lèvres méprisantes et découvrait toutes ses dents de tazar.<br />

- Ah ! ben, qu’est-ce que tu dis?<br />

75


Toujours muet, Polyte se leva, secoua plusieurs fois les épaules, et alla flâner dans les parages<br />

de la case aux cabris. Evidemment, en cette occasion comme en toute autre, il tenait à marquer que<br />

Samuel ou rien, c'était la même chose pour lui…..<br />

Puisque Grand-Guèle n'avait pas dit non, Becca se décida à conduire, dès le lundi suivant, son<br />

petit Samuel à l'école.<br />

C'est Ma-mère, elle-même, qui les reçut; avec une grande patience, elle écouta les confidences<br />

de la jeune: femme, qui détaillait les vertus de son enfant, insistait sur son extrême jeunesse,<br />

réclamait une spéciale indulgence pour ses espiègleries qui n'étaient, à tout prendre, que la marque<br />

d'un esprit précoce.<br />

- C'est bien, ma fille, c’est bien!<br />

Le chapelet des recommandations s'égrenait: pensez donc, un petit qui n’avait jamais quitté la<br />

jupe de sa maman ! Ma-mère regardait avec une attentive curiosité ce visage de six ans, bizarre et<br />

énigmatique. Les dents, en se développant, avaient poussé en avant les gencives et les lèvres ; aussi la<br />

bouche, une vraie bouche de poisson, imprimait-elle au bas de la face une expression de stupidité qui<br />

contrastait singulièrement avec l'intelligence du regard vif et du front large. C'était donc ça, le fils de<br />

Polyte GrandGuèle ? Dans tout Grand-Gaube, sa naissance avait été commentée à huis-clos... cela<br />

avait fait assez de bruit pour que, par les feuillures mal jointes, par les fentes ou par les, trous de<br />

serrure, les gloses filtrassent au-dehors, s'étendissent jusqu'au Couvent où, trouvant la porte fermée<br />

aux potins, elles avaient pénétré par la fenêtre entr'ouverte. Ma-mère, la main posée sur l'épaule de<br />

Samuel, l'attira doucement vers elle ; si bien qu'il glissa, sans presque s'en apercevoir, du refuge de la<br />

jupe maternelle à la protection de la cornette blanche, dont l'ombre le couvrait. Répondant à une<br />

dernière recommandation de Becca, Ma-mère assura :<br />

- C’est entendu, ma fille, il ne dira pas la prière avec les autres, puisqu'il est protestant.<br />

A l'école, ou il était un des plus jeunes, il connut d'abord les agaceries qui accueillent le dernier<br />

venu ; petit, mince; moins débrouillé que les autres enfants qui avaient grandi a l'aventure, sans surveillance,<br />

il semblait une facile victime.<br />

Dès le troisième jour, en pleine recréation, un petit garçon-celui-là même qui, le mois passé,<br />

jouait à la guerre avec Bébert Titbois - lui jeta une peau de banane à la figure en criant :<br />

- A-là pour toi, croisé Bouletangue !<br />

Samuel ne devina pas la portée de l'injure; mais le geste suffisait, et les rires bruyants des<br />

autres enfants ; il se redressa de toute sa courte taille et fondit sur son agresseur ; la monitrice intervint<br />

tout de suite, mais Samuel avait eu l'attitude qui convenait : désormais, on le respecta. On se prit même<br />

76


à l'aimer pour sa gentillesse et ses idées cocasses. En moins d'un mois, il était devenu le favori de<br />

l'école.<br />

Entre tous ses camarades, il s'attacha surtout à son insulteur des premiers jours, un petit garçon<br />

impulsif et taquin mais pas méchant pour un sou; il se nommait Ramsaroup, mais on l'appelait Ram;<br />

son père était un sirdar enrichi, « gros planteur» établi à moitié-chemin du Moulin-Cassé. Et les deux<br />

enfants se lièrent si vite, moins parce qu'ils faisaient route ensemble matin et soir qu'à cause de mille<br />

affinités communes qui les rapprochaient.<br />

Ram était un ardent travailleur et Samuel aborda lui aussi l'étude avec entrain, car il avait un<br />

goût très vif pour l'inconnu. L'alphabet l'amusa comme un grimoire à déchiffrer et il retint facilement<br />

la série des nombres anglais, parce que cela s'apprend en chantant et qu'une chanson nouvelle, c'est<br />

toujours bon à attraper. Mais dès qu'il savait une chose, il ne s'y intéressait plus. Pour qu'il apprît à<br />

épeler, il fallut lui montrer les gros livres « pleins» d'images hautes en couleur et le persuader que<br />

l'abécédaire est la clé qui ouvre les enchantements dont sont couverts les petits espaces entre les<br />

«gravures.» Son esprit était ainsi fait, qu'il se dégoûtait du travail, dès que le travail cessait d'être une<br />

découverte.<br />

Malgré tout le zèle de Ma - soeur,-d'ailleurs médiocrement secondée par la monitrice,<br />

Mamzelle Héloïse- on ne put indéfiniment réussir ce jeu difficile de draper autour des plates leçons les<br />

attraits d'un inconnu sans cesse renouvelé, et d'éveiller pour susciter chaque effort les curiosités d'un<br />

explorateur vite blasé. Bientôt le charme cessa d'opérer et Samuel devint un petit être machinal qui<br />

ânonnait avec les autres : «Soleil, zisseunn! Laline, zi moune! Zananas, paniépoule! Plime, penn! !!<br />

Il comprit que l'étude, les heures de somnolente récitation sous le parasol du grand badamier ou<br />

les séances d'hébétude devant l'ardoise, tout ça c'est la rançon ennuyeuse mais nécessaire des moments<br />

de liberté, de la récréation, des flâneries au long de la plage avant l'heure de l'école ou après la cloche<br />

du soir, des retours avec Ram, dans l'apaisement du jour finissant. Et Samuel se résigna, demandant<br />

seulement aux intervalles de détente de lui donner en dédommagement toute la joie possible.<br />

Il se mit à apprendre la mer; car, enfant de pêcheur, vivant à quelques pas du rivage, il était<br />

demeuré jusqu'ici un petit pastoral, uniquement préoccupé des cabris et des poules, des plantes, des<br />

broussailles, du chauffage, de la lessive. Le plus souvent, la c1asse terminée, les écoliers vaguaient<br />

ensemble sur les pointes aiguës des bancs de lave ou sur le sable spongieux des criques ou le pied<br />

77


laisse une empreinte profonde. Samuel, s'instruisait des mouvements de la marée, disputait aux autres<br />

les rameaux de fucus venus des brisants et tout couverts de fruits transparents que l'on fait éclater entre<br />

les doigts; il s’intéressait aux coquillages, aux cent-brasses qui se dilatent dans les flaques tranquilles,<br />

aux cabots qui ricochent d'une roche à l'autre.<br />

Sur le tard Ram, qui restait toujours à travailler avec Ma -soeur, rejoignait la petite troupe;<br />

Samy se faisait tirer l'oreille pour le suivre tout de suite; mais il cédait bientôt et les deux enfants<br />

remontaient ensemble; tout le long de la route, Ram entretenait son ami de ses rêves d'avenir : des<br />

rêves ambitieux mais à la réalisation, desquels il tendait des maintenant toute Son énergie bien<br />

disciplinée. Pour la vingtième fois, Samuel l'entendait résumer en trois phrases ses chères aspirations :<br />

- Mon papa porte langouti; moi, j'ai un caneçon de toile : je veux que mes fils mettent du<br />

«linge» d'étoffe et des souliers!<br />

Un soir, Ram s'était étendu avec complaisance sur le programme détaillé de ses succès : il<br />

obtiendrait une bourse primaire, qui le ferait passer de l'Ecole de Ma- sœur au Collège Royal; là, il tra-<br />

vaillerait dur ; il serait le premier toujours, le premier partout ! A la fin, il attraperait la grande-bourse,<br />

que le Gouvernement donne aux jeunes gens pour aller en Angleterre prendre une profession: il se<br />

ferait docteur, ou avocat, ou député.<br />

Samuel, incapable de batir pour son propre compte des projets très hauts ou très lointains, se<br />

passionnait aux prédictions de Ram; l'entretien se prolongeant, les deux petits s'était arrêtés au bord du<br />

chemin, devant la case des Lavictoire.<br />

Tout à coup, Grand-Guèle survint… D'où sortait-il? Les enfants ne l'avaient pas vu approcher.<br />

Il avait les yeux plus méchants encore que de coutume; d'un seul grand geste autoritaire il chassa Ram,<br />

le balaya comme il eût balayé une ordure déposée devant sa porte :<br />

- Va-t-en, cochon de Mal’bare, fils de chienne!<br />

Se tournant vers Samuel, il ajouta :<br />

- Toi, conduis encore des Malabares chez moi, hein! Je te casserai la barre du cou !... C'est<br />

assez de la place que tu tiens dans ma case, vermine !<br />

Le petit fut terrorisé: jamais jusqu'à ce jour, son papa ne lui avait parlé si durement; à<br />

l'ordinaire, il se contentait de gestes contenus et de regards mauvais. Cette explosion impliquait une<br />

colère énorme, qui ne se maîtrise plus! Quel danger insoupçonné jusqu'ici menaçait donc sa chère<br />

amitié pour Ram !<br />

78


Plus que jamais, il faut être circonspect, subir le supplice de l'école, puisque l'école est le prétexte qui<br />

réunit les deux amis.<br />

Ah ! l'école !... Tchitte!<br />

Là-même-là, sous la fenêtre, la mer déchire de la soie ; un peu plus loin, les serins s'égosillent<br />

au faîte des filaos; la lumière se met en frais et coule son miel blond à travers la résille des aiguilles !<br />

Eh ! bien, mon ami, n'écoute pas les serins, n'écoute pas la mer, ne pense pas aux rayons qui<br />

jouent couque dans la feuillée. Tiens ! voici des mots, de longs mots: tu vas les épeler, les émietter, les<br />

casser en petits morceaux, comme les condamnés cassent du macadam au bord de la route !... Et puis,<br />

fais ceci ; et puis, fais cela; et puis compte cent, deux cents, trois cents, mille, dix mille, un million!<br />

Est-ce que ça a le sens commun, tout ça? Qui jamais a nombré au-delà de deux cent, de trois cents<br />

peut-être. Des mille, des millions, ça existe-t-il, ailleurs que dans la tête de Ma-soeur et de Mamzelle<br />

Héloïse ? Mamzelle Héloïse ! Encore une, oui ! une lipou-poule toujours à «tracasser votre vie» pour<br />

un oui, pour un non, pour rien!<br />

Il n'y a que Ram d'assez fou pour se passionner, malgré tout, à apprendre ces sornettes, pour<br />

s'entêter à les retenir - à retenir tout: ce qu'il comprend, et ce qu'il ne comprend pas!<br />

Ram apprend méticuleusement qu'il y a quatre saisons, qu'en décembre il fait froid: si froid que la<br />

neige couvre les campagnes!<br />

Froid en décembre ! Sûr, c'est pour se moquer de Ram que les cigales, tout à l'heure se sont<br />

mises à grincer si fort et que le soleil, descendant sur son chemin de poussières d'or, est venu allumer<br />

les lettres blanches sur le tableau noir !<br />

La neige, comment que ça peut-être? Est-ce que c'est une chose vraie, vraie même ou bien est-<br />

ce plutôt comme ce froid de décembre, dont il faut se souvenir, auquel il faut croire.<br />

Samuel n'apprend pas le catéchisme, mais il a entendu ses camarades parler de mystères ...<br />

Tout ça, c'est peut être des mystères Justement, ils y sont maintenant, à la leçon de catéchisme ;<br />

Samuel est seul sous la varangue; les autres, dans la classe, récitent: «Créateur et souverain maître de<br />

toutes choses ... Créature intelligente, faite à l'image de Dieu ». Samuel entend, mais ne comprend<br />

pas…. est-ce que Bébert comprend, et Ram, et Zèf, et tous, même Zean-Zean? Ah ! Zean-Zean ! Une<br />

créature intelligente, lui?... Samuel tire la langue à l'image que lui renvoie la vitre de la croisée ; hein<br />

! ça, cette tête cabossée de Samuel, c’est le portrait du Bon-Dieu? Pauvre Bon-Dieu !... Comme<br />

Samuel rit !...<br />

79


Un matin, sans préméditation, il a quitté sa case plus tôt que de coutume, n'attendant ni Ram ni<br />

Bébert !.... Pourquoi? Peut-être parce que la mer et le ciel, à l'horizon, échangeaient des sourires d'un<br />

tel bleu? Peut-être à cause de cet oiseau Régnard qui faisait rebondir son « turup ! tup !» d'un arbre à<br />

l'autre en indiquant le chemin du village? Peut-être pour rien; peut-être parce qu'il était écrit au livre<br />

de sa destinée que Samuel devait, ce jour-là, arriver au chemin de l'église si tôt, si tôt, qu'il n'y<br />

trouverait aucun adversaire pour une partie de nail, en cette pleine saison des toupies ... non, personne,<br />

même pas Paulot qui habite au dispensaire, tout à côté !<br />

Que voulez-vous que fasse un gamin qui se trouve seul, absolument seul à cinquante pas de la<br />

mer ? ... Il descend jusqu'à la plage, pas vrai ? - en évitant, bien entendu, le débarcadère, de peur des<br />

mauvaises rencontres: Gaspard Titbois, Papa Grand-Guèle surtout, ce Papa épouvantail ! Est-ce sa<br />

faute, à Samuel, si l'eau se met à frissonner comme l'huile, quand elle bout dans la caraille de Mounie,<br />

la marchande de gâteaux-piment ?<br />

Les muletons !<br />

Vite, un drap, un mouchoir, un linge quelconque !<br />

- Boîte! Samuel n'a rien sous la main, pas le moindre chiffon. N'importe, il descend dans l'eau<br />

et les mille aiguilles d'argent fuient, vont ravauder la mer un peu plus loin, là-bas; Samy avance, son<br />

ombre le précède et chasse les muletons... toujours un peu plus loin, vers le couchant... on avance tout<br />

doucement, les poissons tirant l'enfant derrière eux, comme par un fil invisible.<br />

Tiens ? la cloche! Comme elle sonne dur ! Ce doit être Mamzelle Héloïse qui «hisse» la corde.<br />

La cloche, et Samuel vient d'atteindre le mur du barachois ; en courant, c'est au moins cinq bonnes<br />

minutes avant d'arriver à l'école, tout essoufflé ; et là, on sera boursaillé raide par la monitrice!<br />

Comme l'eau caresse doucement les pieds de Samuel! Comme elle est tiède! Au diable Mamzelle<br />

Héloïse!<br />

Est-ce hier, ou avant-hier que la lune était nouvelle? Samuel ne se rappelle plus bien; mais c'est<br />

dommage que depuis si longtemps déjà la marée ait commencé de remonter ; s'il y avait songé, il serait<br />

venu plus tôt; il aurait poursuivi les cabots, les lalos, dans les six pouces d'eau qui s'étendent si loin, si<br />

loin! ça sera pour une autre fois.<br />

Aujourd'hui, il se contentera de jouer sur le sable jaunâtre et mou ; il cassera la tige de corail<br />

qui tient, comme des champignons noirs, tous ces galets épanouis sur la plage depuis le four a chaux<br />

jusqu'au campement Vernel, et que la mer couvrira tout à l'heure.<br />

80


Il s’appuie à ces grosses pierres qu'une croûte de coquilles dures et pointues hérisse, depuis la<br />

ligne d'eau jusqu'au sommet ; aussitôt, la roche se desquame; les coquilles roulent à la mer avec un<br />

cliquetis pareil à celui du chapelet de Ma- soeur, quand elle passe entre les tables.<br />

Ainsi, tout le long du jour, le petit erre de ça de là, s'amusant de tout et de rien: de la mer qui,<br />

comme une bête apprivoisée, lui lèche les pieds; de l'herbe toute bruissante d'insectes, du jeu de la<br />

brise dans les branches, du chant des serins qui lui parvient de loin, de près, de tous côtés, sans être<br />

canalisé par 1'ouverture d'une croisée. Le remords- une peur bénigne, plutôt – délaie dans son plaisir<br />

une pointe d'agréable amertume: juste, assez pour lui donner le goût délicieusement agaçant de la<br />

chair du pamplemousse.<br />

Mais, à mesure que l'ombre des filaos s'étire sur la pelouse, voici que l'amertume s'intensifie,<br />

masque peu à peu la douceur de l'heure fugitive, finit par noyer toute joie.<br />

Il rentra chez lui tout penaud dormit mal, et ce fut un Samuel bien appréhensif qui, le<br />

lendemain matin, répondit «Présent» quand Mamzelle Héloïse fit l'appel Toute la journée, il demeura<br />

sur le qui-vive; mais rien, ne se passa: son absence n'avait donc pas été remarquée ?<br />

Oh ! alors, ce qu'on s'en donnerait, à la marée de pleine lune !<br />

Il prit l’habitude ponctuelle de, caper à chaque marée de vives-eaux.<br />

Insuffisamment intéressées aux choses de la mer, ni Ma- soeur, ni Mamzelle Héloïse ne<br />

remarquèrent la régularité de ces absences bi-mensuelles ; mais il n'en allait pas de, même pour les<br />

écoliers qui, trois jours d'avance, se poussaient le coude en prédisant :<br />

- Voilà la lune nouvelle !... Samy se prépare!<br />

Ils le pressaient de questions:<br />

- « Quel côté» tu passes ces journées ?... Qu'est-ce que tu fais de ton temps? ... Laisse-moi<br />

venir avec toi !....<br />

Mais Samy se dérobait. Il avait l'air de tomber des nues: qu'est-ce qu'on lui voulait?<br />

C'est qu'il tenait à entourer ses fugues de discrétion: pas seulement par prudence d'enfant<br />

entraîné des sa naissance au jeu de se cacher, de toujours porter un masque à cause de ce bonhomme<br />

renfrogné qui restait, pour lui comme pour les autres, le terrible Grand-Guèle - pas pour cela<br />

seulement, mais aussi parce que la dissimulation lui était un plaisir, un besoin inné.<br />

81


Il eût agréé un seul compagnon : Ram ; mais Ram justement, s’acharnait au travail et, pour rien<br />

au monde, n’aurait voulu prendre une heure d’étude ; et Samy en était un peu marri. Une autre ombre<br />

traversait la joie lumineuse de ces libres équipées : la peur de rencontrer Grand-Guèle. Aussi le petit<br />

combinait-il soigneusement ses horaires : le matin, s’il s’avait Polyte parti pour fouiner des ourites, il<br />

s’aventurait du côté du barachois et réalisait son vieux désir de poursuivre les petits poissons qui fuient<br />

dans l'eau mince ; armé d'une faucille, il essayait de les couper en deux et souvent il y parvenait;<br />

même, l'adresse lui venant, il réussit à se servir de sa faucille comme d'une arme de jet qui allait clouer<br />

les crabillons sur le sable.<br />

Au coeur du jour, il prolongeait les siestes dans le chiendent, sous la caresse de la brise qui a le<br />

goût de l'été; qu'il tourne un peu la tête, à droite ou à gauche, et il surprend tout le remue-ménage des<br />

bêtes qui glissent entre les brins d'herbe, qui grimpent aux tiges comme à des mâts de cocagne -des<br />

bêtes très petites qui paraissent très grosses, vues ainsi à la distance de deux travers de main.<br />

Venu l'après-midi il hantait les fourrés, le plus loin possible de Deux-Boutiques, dénichant<br />

bengalis et cardinaux, apprenant des lézards, des scarabées rouges, des scolopendres les secrets de<br />

leur existence muette et recluse.<br />

Un samedi, comme,Grand-Guèle était rentré de bonne heure pour réparer ses casiers, Samuel,<br />

pressé de fuir son voisinage, se glissa hors de la case.: il n'avait aucun projet ;i hésitait au bord de la<br />

route; l'idée lui vint de faire à Ram la surprise d'une visite; il partit vers le grand chemin qui conduit<br />

au Moulin Cassé et, par-delà le Moulin-Cassé, à Saint Antoine, à Poudre d'Or, à la Gare de Mapou, à<br />

tous ces lointains fabuleux.<br />

Assis sous sa varangue, Polyte était de fort méchante humeur: le bambou qu'on lui avait vendu<br />

n'était pas mûr; certaines lanières éclatent au lieu de ployer; en deux mois, le casier serait piqué, et le<br />

travail à refaire.<br />

Tout à coup, il entendit une petite voix:<br />

- Bonzour, M'sié Polyte!<br />

Il leva la tête; devant lui, Bébert Titbois se dandinait, tournant entre ses doigts un canotier<br />

veut de rebord.<br />

Quatre ou cinq autres gamins attendaient au bout du chemin, n'ayant pas osé s'approcher.<br />

- Bonzour, M'sié Polyte!<br />

- Qu'est-ce que tu veux, 'fant de chienne!<br />

82


- Je viens chercher Samy, pour un coup de batatran.<br />

- Samy? N'y a pas de Samy ici ! Fanez, banne vacabonds !<br />

- Samy, M'sié Polyte! Samy, votre garçon!<br />

- Hein, Samy, mon garçon?<br />

Son fils, affublé d'un nom malabare! il suffoquait d'indignation :<br />

- Mon garçon, c'est Samuel, vous entendez : Samuel!<br />

Il criait de plus en plus fort;<br />

- Allons! fanez, banne massouarans!<br />

Fane ène lois, pend'gare mo faire ène malhèr!<br />

La troupe effarouchée s'était envolée depuis longtemps, que Grand-Guèle grognait encore :<br />

- Tas de cochons! Samy !... Moi vais leur en foutre, du Samy!... graine de démon, va !<br />

Carcassails de malheur !<br />

Lorsque le petit entra, assez tard, Polyte l'empoigna sans rien lui dire et le fessa d'importance ;<br />

les coups pleuvaient, rageurs, de plus en plus précipités. Samy, les dents serrées, ne pleurait pas; mais<br />

une double terreur l'envahissait: on ne pouvait donc rien cacher à son papa, puisqu'il avait su tout de<br />

suite que Samy revenait de chez Ramsaroup ? Et puis, allait-il maintenant prendre goût à ce jeu de le<br />

battre ? ... aïo, manman !... L'enfant regrettait déjà la peur qu'il avait connue jusqu'alors, la peur qu’il<br />

naît seulement des paroles dures, des mauvais regards ou des silences trop lourds.<br />

Samy (car, en dépit de Polyte, il était à présent «Samy» pour tout le monde) Samy, après cet incident<br />

perçut plus nettement que jamais le danger de ses escapades en pleine semaine; il voulut s'y obstiner<br />

tout de même, et la prochaine grande-marée le trouva en vadrouille auprès du campement Vernel ;<br />

mais à peine eût-il joué un petit quart-d'heure avec la mer, il décida de s'enfoncer dans les broussailles<br />

: toute la journée il ne pensa ,qu'à se cacher et la préoccupation de n'être point découvert ne lui laissait<br />

aucun désir de s'amuser.<br />

Il rentra le soir, écoeuré, meurtri de ces heures de fausse liberté, des heures hérissées de<br />

minutes peureuses: il avait la sensation de s'être roulé dans des raquettes! Aussi, pendant trois mois<br />

83


fréquenta-t-it l'école avec une surprenante assiduité. Les camarades n'y comprenaient rien, même pas<br />

Ram à qui Samy s'était bien gardé de raconter l'algarade du samedi soir puisqu'elle se rattachait, dans<br />

son esprit, à l'aversion de GrandGuèle pour le petit créole-indien.<br />

Arrivèrent les vacances et Samy renoua son intimité avec la brousse et la mer ; à la rentrée, le<br />

lien était redevenu si puissant, que l’enfant fut sans force pour le rompre ; d'ailleurs sa peur, usée par<br />

temps, s'était réduite à des proportions fort raisonnables... Il recommença de maronner, mais avec<br />

circonspection.<br />

Un après-midi qu'il avait ainsi tiré très loin vers le soleil levant, une aubaine lui survint : un<br />

martin en quête de chenilles et de sauterelles l'avait guidé, par ses allées et venues, vers un vieux pied,<br />

de vaquois poussé, Dieu sait comment, au milieu d'un champ abandonné, envahi de «piquant » de<br />

toute sorte. Rampant sous les ronces, s'égratignant aux vieilles-filles, Samy était parvenu à l'arbre et<br />

avait eu la récompense d'y trouver au nid un oiseau tout juste garni des plumes jeunettes, et bien près<br />

d'essayer son premier vol. Quelle joie! Il lui ferait couper le filet par Bonhomme Vergogne, et lui<br />

apprendrait à parler... S'il l’avait osé, il lui aurait enseigné à crier tout le jour «Grand-Guèle! Grand-<br />

Guèle !» Mais jamais il n'oserait ! Il glissa le jeune martin entre sa chemise et sa peau, sans souci des<br />

poux-de-poule dont le grouillement lancinant s'épancha bientôt vers ses épaules, vers son cou, vers<br />

son ventre. Péniblement, à gestes embarrassés et précautionneux, il revint au sentier ; enfin il écarta le<br />

dernier sarment de framboise-marronne -un sarment plus gros, plus épineux, plus menaçant que tous<br />

les autres - et sauta du mur de pierres sèches. Il se trouva face à face avec Polyte qui se rendait à<br />

Melville par ce chemin détourné.<br />

S'il l'avait pu, le petit serait entré sous terre il ne devinait pas ce qui allait se passer…. il<br />

prévoyait seulement une formidable catastrophe, quelque chose qui dépassait les limites de son<br />

imagination.<br />

geste.<br />

Grand-Guèle fit un pas de côté pour éviter l'enfant et passa son chemin sans une parole, sans un<br />

Cette attitude épouvanta Samy plus que ne l'eût fait une immédiate correction, si violente fûtelle<br />

... Il savait bien que, pour attendre, il ne perdrait rien... Le châtiment devait grossir dans la pensée<br />

de son papa, grossir et mûrir comme, sous la terre, une patate que l’on tarde à arracher.<br />

Il attendit Ram à la sortie de l'école et lui conta ses alarmes ; puis il joignit Pâ-Vergogne et lui<br />

remit son petit martin, que le vieux consentit à garder quelques jours; l'oiseau n'intéressait plus guère<br />

84


Samy ; sa joie était morte. Jusqu'au soir il erra, désemparé. Enfin, il lui fallut bien se décider à rentrer à<br />

Deux-Boutiques.<br />

Après un accueil tout à fait normal, Becca lui servit son assiettée de riz chaud, qu'un rougail<br />

au poisson-salé barbouillait du sang des pommes-d'amour mûres ; le pauvre petit coulait vers Grand-<br />

Guèle des regards de détresse; il ne pouvait avaler ... Sûrement, e vieux bourreau savourait la Joie<br />

sombre de suspendre ainsi l’orage sur la tête de sa victime apeurée.<br />

On alla se coucher, l'orage n'avait pas encore éclaté.<br />

Le lendemain, Grand-Guèle partit avant l'aube ; Samy à son tour quitta lacase, en route pour<br />

l'école, sans que Becca lui eût adressé aucune réprimande ...<br />

Ainsi donc, le bonhomme ne lui avait même pas rapporté la faute de Samy? Puisqu'il en était<br />

ainsi, puisque le vieux croquemitaine ne s'intéressait pas à ses frasques ou les considérait d'un oeil<br />

indulgent, plus rien à craindre ! Il pourrait prendre son plaisir à cœur-que-veux-tu! Ce n'est pas lui qui<br />

s'en priverait !<br />

Ses journées buissonnières ne se réglèrent plus sur le rythme immuable des syzygies! Il capait<br />

quand ça lui venait par la tête; à l'équinoxe de septembre il «manqua» trois jours de suite.<br />

Ma- soeur ne pouvait plus ne pas remarquer ces continuelles absences; Becca, fut mandée au<br />

couvent pour s'entendre révéler l'inconduite de son fils.<br />

tenir.<br />

Elle le semonça vertement et Samy promit tout ce qu'elle voulut, bien résolu d'ailleurs à ne rien<br />

Plusieurs fois encore, Ma-mère fit venir la jeune femme et lui remontra la nécessité de sévir. A<br />

chaque fois, Becca morigénait le petit qui jurait ses grands dieux de s'amender. Le lendemain, il<br />

oubliait ses serments et délaissait l'école pour la pelouse de chiendent.<br />

Becca jamais n'avait su vouloir; son énergie à contraindre Samy s'émietta dans cette guerre<br />

d'escarmouches ; à la fin, elle se découragea, elle abandonna la partie et le gamin n'en fit plus qu'à sa<br />

fantaisie.<br />

Quand l'école rouvrit ses portes, après l’épidémie de grippe espagnole, Samy n'y revint pas.<br />

C'était la libération définitive.<br />

85


CHAPITRE XI<br />

SAMY GRANDIT<br />

Ma mère était bien triste: l'école se vidait. La classe boursière ne retenait plus que Ram et un<br />

manchot, Ie petit victor Larape ; dans les autres «standards» élevés, plus personne. C'est que<br />

l'Épidémie avait décimé la population laborieuse de Grand-Gaube et, dans chaque métier, des<br />

apprentis se formaient en toute hâte pour boucher les trous.<br />

Aussi le désoeuvrement de Samy ne laissait-il pas de faire scandale -et d'autant plus que,<br />

Pascal ayant été enlevé par la grippe, Polyte avait dû se contenter d'embaucher à sa place Hilaire<br />

Maille- tout, retour de Mésopotamie avec le «Labour Batalion» - un galvaudeux, un monsieur, un<br />

propre-à-rien, qui avait pris l'habitude de boire beaucoup et de travailler peu.<br />

Ce que l’on pouvait penser de lui, c'est ça qui soudait au petit Samy ! Le savait-il seulement ?<br />

Depuis quelque temps, le travaille une passion nouvelle: la convoitise de l'argent ... Une<br />

passion nouvelle? non pas, Précisément: plutôt un instinct né avec lui et qui attendait que fût passée la<br />

petite enfance pour s,'affirmer dans toute sa tyranique autorité: car, dès les premiers jours que sa<br />

mémoire puisse lui rappeler, n’a-t-il pas connu ce besoin d'acquérir, cette soif du gain pour le gain luimême?<br />

Samy n'est pas avare; il n'estime la possession que pour les jouissances immédiates qu'elle<br />

procure et, parmi ces jouissances, il compte en bonne place le plaisir de donner: pour ceux qu'il aime,<br />

pour Maman, pour Ram, il est volontiers généreux. Dès longtemps il a pratiqué la rapine, en<br />

choisissant seulement les « coups» qui promettaient un suffisant profit moyennant un risque raisonnable;<br />

mais il a surtout cultivé l'art des échanges, où le guida toujours un sens commercial très<br />

averti, Tout ça, voyez-vous, c'est de l'histoire ancienne ! Aujourd'hui, Samy rêve de gagner de bel et<br />

bon argent qui tinte au creux des mains croisées quand on demande aux camarades:<br />

- Devine combien y a là-dedans !<br />

Souvent Samy rejoignait Ram à la sortie de l'école ; ils faisaient route ensemble comme<br />

autrefois; Ram disait ses progrès, ses efforts, supputait ses chances de succès; Samy racontait ses<br />

amusements d'hier, ses projets de demain et insistait sur son grand désir de gagner de l'argent. Les<br />

deux petits trouvaient plaisir à marcher côte à côte, mais chacun n'écoutait que la voix de sa jeunesse<br />

égoïste qui parlait tout haut.<br />

Cet appétit de richesses inconnues; n'est-ce pas le mobile des lointaines aventures ? Samy<br />

suivit la loi commune ; ses explorations s'étendirent au loin; bientôt elles atteignaient vers le sud le<br />

86


Bassin Humbert, au-delà de l'Anse Bonsergent, dépassaient la Pointe de l’Eglise Paresseuse au soleil<br />

couchant.<br />

En poussant dans cette direction, il devait naturellement rencontrer Quincois; la laideur du<br />

Bouletangue lui inspira d'abord une aversion voisine de la peur. Mais, soit hasard, soit manoeuvre de<br />

Quincois, Samy ne pouvait passer par la Cocoterie sans le trouver sur son chemin ; et l'homme lui<br />

adressait un bonjour cajoleur, essayait un bout de causette ; les premières fois, le petit tournait le dos et<br />

détalait; peu à peu il s'apprivoisa. Le Bouletangue lui devint alors un sujet d'amusement ; pour un peu,<br />

Samy se fût moqué ouvertement de son ridicule visage; ne songeant plus qu'il était lui-même fort mal<br />

partagé sous ce rapport; Quincois lisait la raillerie dans ses yeux; mais, sans s'offusquer, il lui offrait<br />

quelque grossière friandise ou des jouets rustiques façonnés de ses mains: sifflets ou mirlitons tirés<br />

d'une vieille gaulette de pêche, pirogue sculptée dans un bâton d'aloës, «palet-canette» fait d'un galet<br />

patiemment usé. Samy acceptait tout sans gratitude excessive ; de ce qui se mange - patates grillées,<br />

maïs pocpoc, il réservait la part de Ram ; souvent même il lui abandonna quelque joujou encore tout<br />

verni de nouveauté.<br />

Un matin de belle marée, Il passa au campement Sainfray et emprunta une fouine de son ami<br />

Sadou, le gardien - car Samy avait maintenant des intelligences partout. Il avait décidé d'essayer de<br />

fouiner des ourites ; Grand-Guèle y était lui-même occupé, et Samy ne douta point que son papa le<br />

verrait, le reconnaîtrait ; mais, que lui importait? Depuis bien longtemps, le bonhomme ne lui avait<br />

adressé la parole; il semblait résolu à oublier que le petit existât ; celui-ci jouissait d'une grande<br />

sécurité.<br />

Au bout de la matinée, il avait exploré un nombre incalculable, de coraux pour manquer une<br />

dizaine d'ourites; une seule s'était laissé franguer, une bête pas bien grosse qui avait tout de même<br />

donné au petit beaucoup de tintouin. Il la vendit quelques sous; c'était le premier argent qu ’ il eût<br />

jamais gagné ; il exultait.<br />

Le soir, il courut rejoindre Ram et lui montra les grosses pièces de bronze. Le petit Indien était<br />

nerveux car le moment du concours approchait ; ses yeux brillèrent d'envie en admirant l'argent<br />

gagné ; il engagea Samy à le mettre en lieu sûr, à commencer de se former un petit pécule ... Bah! la<br />

monnaie brûlait les doigts de Samy, qui avait eu toutes les peines du monde à la conserver jusqu'au<br />

soir, pour la faire voir à son ami!<br />

87


Toute la nuit, Samy songea qu'il lui fallait apprendre à fouiner convenablement ; le lendemain<br />

matin, il courut rejoindre Quincois, et le Bouletangue tout de suite consentit à l'emmener sur sa<br />

méchante pirogue; ils fouillèrent en Semble les coraux et Quincois enseignait au petit à distinguer les<br />

pattes au bord des trous, parfois les yeux au fond de la «cave»; il lui démontra comment on assomme à<br />

coups de gourdin la bête enlacée au manche de la fouine, comment on lui retourne la poche pour la<br />

paralyser. On vendit les ourites et Quincois fit à Samy sa part d'argent, comme à un associé. Ce geste<br />

acheva de conquérir l'enfant.<br />

Désormais, on les vit souvent ensemble; Samy apprenait beaucoup de choses, soit à terre soit<br />

sur l'eau; Quincois avait toujours quelque bon cadeau à lui faire ou quelque histoire amusante à lui<br />

conter. Parfois, il interrompait un de ses récits, pour harponner une mourgate, pâle fantôme fuyant<br />

sous le bateau; et Samy s'émerveillait également de l'adresse de son grand ami et des trouvailles de sa<br />

vive imagination.<br />

Au concours de fin d'année, Ram obtint la bourse, comme il l'avait prévu. Bientôt il partit<br />

habiter à l'Eau-Coulée, chez sa tante, la marchande de lait ; de là, il pourrait en une demi-heure de<br />

marche atteindre le College Royal de Curepipe.<br />

Tout naturellement, Quincois profita de ce départ; Samuel n'avait plus au monde, que deux<br />

affections: Maman dont, après tout, la société n'était pas amusante et Quincois qui, au contraire, se<br />

mettant sans effort à la portée du gamin, s'avérait un compagnon de plus en plus précieux.<br />

Bien sûr, Polyte avec ses yeux de «mangeur-de-poule» dut bien souvent reconnaître Samy,<br />

bordeyant avec Quincois sur sa pirogue pourrie; mais jamais il n'en parla à Becca, jamais il ne fit au<br />

petit la moindre observation. L'enfant apprenait la manoeuvre; à grand effort de tous ses muscles<br />

raidis, il parvenait à hisser seul la voile de goni; en se servant d'un moignon d'aviron, il s'évertuait à<br />

tenir dans le vent l'embarcation éculée, rapetassée comme un vieux soulier. Entre ces planches<br />

vermoulues, suintantes - il fallait écoper tout le temps - il se sentait en sûreté ; l'idée du danger ne lui<br />

venait pas: est-ce qu'un jeune terrien craint que le sol s'entr'ouvre sous ses pieds ?<br />

Un après-midi du mois d'août, Quincois dit à Samy, en lui montrant des trous ronds dans la<br />

plage de la Cocoterie :<br />

- Les bigornos-biches se sont enterrés ; viens ce soir, avant que la lune se lève : nous les<br />

ramasserons, quand ils sortiront dans la noireté.<br />

88


Le lendemain, Samy alla vendre les coquillages aux dames des campements ; Quincois lui<br />

avait fait la leçon ; il expliquait :<br />

- C'est des bigornos-biches, qu'on appelle aussi bigornos du Morne, Madame! On les voit<br />

rarement, et ça fait un très bon bouillon ... Non, c'est pas des bigornos-canards; ils n'empoisonnent<br />

pas, Madame, je vous garantis !<br />

Il revint à Saint-François avec une petite somme dont Quincois fui abandonna une part,<br />

comme d'habitude.<br />

Cette première affaire lui donna l'idée de commercer avec les «baigneurs».<br />

Certain jour, il offrait aux petits blancs des serins qu'il avait pris à la glu, ou des bengalis qu'il<br />

avait pris à la trappe; une autre fois, des gauris luisants vernis, ramassés vivants aux anfractuosités des<br />

roches et soigneusement dépouillés de leur bête.<br />

Une fois, une dame lui demanda :<br />

- Tu n'as pas de coquilles-à-ravauder?<br />

- J’en aurai dans quelques jours, Madame : elles sentent encore mauvais La « viande » ne fait<br />

que finir de pourrir.<br />

L'année suivante, il prépara pour la saison des bains une provision de gauris et de coquilles-à-<br />

bas ; il avait enfoui sous le sable, deux ou trois mois d'avance, les mollusques vivants; puis, la coquille<br />

vidée, il la lavait, il l'exposait longuement au soleil ; au moment voulu, il se trouva en possession d'une<br />

belle marchandise toute fraîche.<br />

Aux campements, on s'était habitué à la présence quotidienne de Samy; les petits Sainfray, les<br />

petits Vernel, tous les collégiens en rupture de pension, guettaient sa venue: on ne pouvait se passer de<br />

lui ; il était l'initiateur.<br />

Il les invitait, par exemple, à un combat de «soldats»: choisissant deux pagures de taille forte et<br />

à peu près égale, il attendait le moment où la bête, après avoir soulevé la large pince en spatule qui sert<br />

de volet à son habitation, proje tait au dehors ses deux gros yeux inquiets au bout de leurs tiges, puis<br />

ses cinq autres pattes : il la saisissait alors à plein corps et l'arrachait de sa coquille d'emprunt. Quand il<br />

avait ainsi délogé les deux «soldats», il jetait au loin une des coquilles; celui qui trouvait d'abord le<br />

seul gîte restant s'en emparait, y glissant adroitement son gros ventre gonflé, tendre comme le doigt<br />

d'un bébé naissant; Samy l'expulsait de nouveau et continuait son manège jusqu’à ce que les deux<br />

pauvres bêtes eussent enfin compris qu'il fallait conquérir l'unique domicile; elles se livraient alors un<br />

89


combat; mortel; les redoutables pinces cherchaient le ventre mou de 1'adversaire, finissaient par 1'at-<br />

teindre, par le déchirer.<br />

Les soirs sans lune, Samy faisait reconnaître à ses élèves, en abaissant le fanal jusqu'à fleur<br />

d'eau, la tâche à peine plus grise que fait le cordonnier plaqué contre sa roche; il est facile de le har-<br />

ponner, à condition de bien juger les distances sous l'eau - ce qui demande encore un entraînement<br />

spécial. Il leur enseignait comment on fait s'ensabler le breton en lui touchant le bout de la queue, et<br />

comment on doit fouiner la sole à mi-chemin de la trajectoire qu'elle trace dans le sable - car c'est un<br />

poisson malin: rendu au bout du sillage ou vous allez sûrement le chercher, il revient sur lui-même et<br />

se tapit là où rien ne vous le ferait soupçonner !<br />

A l'office, à la cuisine, au garage, Samy était aussi en très bonnes grâces; on lui donnait des<br />

rogatons ;une ou deux fois le chauffeur des Vernel, allant chercher du boeuf à Poudre-d'Or l'avait pris<br />

auprès de lui; il avait obtenu de Kissoun, le chauffeur des Sainfray, un bout de chambre-à-air ; du<br />

caoutchouc, découpé en lanières et monté sur une fourche de bois-sandal il avait fabriqué une «flèche»<br />

dont il se servait pour abattre les boulbouls ; ensuite, il vendait les chapelets d'oiseaux aux dames qui<br />

en faisaient d'excellentes fritures.<br />

Avec Quincois, on organisait, une ou deux fois pendant la saison, des pêches aux chevrettes.<br />

Quelques serviteurs des campements trouvaient moyen de les rejoindre à la nuit, portant, qui des<br />

chiffons graisseux chapardés du garage, qui des morceaux de goni mis au rebut à Saint-Antoine ou<br />

ailleurs, après avoir servi à essuyer les machines. Les loques huileuses étaient ficelées au bout de<br />

longues perches; ces massals allumés, on entrait sans bruit dans la mer; le grand morceau de «<br />

moustiquaire» se déroulait lentement; aux deux bouts, les enfants battaient l'eau; les torches faisaient<br />

onduler sur le sable l'ombre de la seine et les chevrettes blondes, fuyant l'ombre, se jetaient dans la<br />

mousseline. Par les côtés s'échappaient toutes sortes de bêtes réveillées à l'improviste. Posté à l'un des<br />

bouts de la seine, Samy les guettait; d'un coup de faucille, il coupait en deux une petite trompette ou<br />

embrochait uu crabillon; malgré la lumière décevante, son regard demeurait infaillible. Cependant, les<br />

massals marchaient vers le fond de l'anse; des lambeaux enflammés s'en détachaient:, c'était sur l'eau<br />

une grésillante pluie de feu; les haillons s'éteignaient, dégorgeaient leur huile, et la mer s'irisait. Enfin,<br />

on arrivait au sec; les domestiques se partageaient les soles, les crabes blancs, les trompettes; les<br />

chevrettes, démaillées de la moustiquaire, étaient versées dans de petites tentes; demain Samy les irait<br />

vendre à sa clientèle balnéaire.<br />

90


Son négoce s'agrémentait ainsi toujours d'une partie de plaisir; il aimait l'argent; mais il ne<br />

l'aimait plus assez pour essayer d'en gagner sans s'amuser.<br />

Et pendant ce temps là Grand-Guèle, ayant congédie cet Hilaire vraiment trop fantaisiste et trop<br />

paresseux, trimait à bord du VIGILLANT, aidé seulement de Fifi!<br />

C'était à n'y rien comprendre !<br />

91


CHAPITRE XII<br />

UN MÉTIER<br />

Polyte remontait seul du débarcadère ; indifférent et secret à son habitude, il affectait de ne<br />

point remarquer le bonhomme Vergogne qui, posté au débouché du sentier, sur le chemin de l'église,<br />

observait la mer avec une attention trop évidente, trop appuyée pour être naturelle. Comme Polyte<br />

allait passer, Vergogne laissa retomber sa main droite, jusque là tenue en abat-jour au-dessus de ses<br />

yeux, et interpella brusquement le vieux pêcher :<br />

- Eh! toi, Polyte! Ton garçon-là, est-ce que c'est un monsieur même, que tu ne lui fais pas<br />

prendre un état? Il touchera bientôt ses quatorze ans, si mon compte est juste ?<br />

Grand-Guèle toisa son camarade; depuis ce matin de dimanche où Samy était né, le rebouteux<br />

avait petit à petit gagné l'habitude de dire toutes ses façons de penser; Grand-Guèle le laissait faire,<br />

mais sans être lui-même jamais pris de court; il repartit du tac au tac:<br />

- Mâtin ! Vergogne, faut croire que tu es sorcier: en marchant-là même, je réfléchissais à ça!<br />

Seulement, voilà: je veux pour le petit un métier... mais un métier qui s'appelle un métier même! Si<br />

j’en faisais un longuanniste, hein ? Qui to maziné?<br />

maître.<br />

Vergogne était touché mais il n'en fit pas semblant; il répondit avec bonhomie:<br />

- Si fait, va! ça, c'est une idée !... .. On pourra te donner un coup de main, pour lui chercher un<br />

Polyte fit mine de tourner à droite, mais Vergogne l’arrêta de nouveau:<br />

- Sacré bougre de Polyte ! Dans son boursac y en a. plus de malices que d'écailles sur le dos<br />

d'un poisson! acoute ici !<br />

Vergogne tendait le bras vers 1'Ilot Cordonniers ; par cette claire journée de septembre le<br />

regard portait loin et Polyte fut forcé de voir le bateau de Quincois, mouillé près de l'îlot; on<br />

distinguait très bien Samy qui écopait à tour de bras. Le sacristain continua:<br />

- Toi, tu es en peine d'un état pour ton petit ? ... Alors, tout le monde ne voit pas que tu le<br />

laisses en apprentissage avec Quincois ? ... N'aie pas peur, mon noir : si Bon-Dié soulazé, avant<br />

longtemps il saura sur le bout de ses cinq doigts le métier de naufrage !<br />

92


Les deux vieux étaient face à face; Vergogne vit une flamme de colère brûler les yeux de<br />

Grand-Guèle; mais, maître de lui-même comme toujours, Polyte croisa les bras et, feignant de se<br />

méprendre, il répliqua:<br />

- Il y a quinze ans que ton garçon fait ce métier-là avec moi, Vergogne! c'est bien le temps<br />

d'en parler, lorsqu'il est sur le point de me quitter!<br />

Puis il prit à sa droite et s'éloigna vers le grand chemin.<br />

A deux semaines de là, au moment où l'on achevait le repas du soir, Polyte dit à Samy,<br />

comme si c'était chose toute naturelle :<br />

- A compter de demain, tu «travailleras» sur le VIGILANT; tiens-toi prêt cette nuit, au<br />

coucher de la lune !<br />

93


Arria ton foc ! ...<br />

CHAPITRE XIII<br />

QUINCOIS<br />

Polyte noua le brin de vaquois enfilé par les ouïes encore palpitantes de quatre vieilles : c'était<br />

le dernier paquet; il le soupesa : un peu lourd, peut-être ? ... Bah ! ce n'est pas à lui qu 'on reprocherait<br />

jamais des paquets trop minguis !<br />

Il se leva.<br />

- Attention, Samy ! J'affale la voile…. Veille à la rentrer !... Bon!<br />

Le VIGILANT courut sur son erre, pendant cinq bonnes minutes; lorsque Polyte eut enfin<br />

mouillé son «câble», il se retourna encore vers Samy :<br />

- Quand le poisson aura été livré et le gréement rangé sous le hangar, tu iras à la case de ton<br />

grand-papa; je lui ai acheté un cabri de la race Salaine; tu le ramèneras ... Compris?<br />

- Oui, Papa!<br />

Ainsi, ça serait tous les jours la même chose: après la rude journée de pêche, commission par<br />

ci, bétail à fouiller par là, casiers à lever, casiers à poser, bouette à chercher; toujours quelque chose à<br />

faire, jamais une minute de répit!<br />

Non, il n'avait aucune chance de revoir Quincois avant dimanche, dans trois jours!<br />

Hélée du VIGILANT, une pirogue l'avait obligeamment accosté; Polyte et son garçon y<br />

lancèrent les paquets de poissons, par trois par quatre à la fois; puis le vieux y descendit aussi la voile<br />

tout enverguée, les avirons, les galles.<br />

En approchant du rivage, Samy reconnut tout de suite l'homme qui, assis sur ses talons au<br />

milieu du cercle des pêcheurs, souriait aux lazzis et répondait avec douceur. Son visage, d'un rouge<br />

cuivré, disparaissait en partie sous un cornet de feutre verdâtre, loque indigne du nom de chapeau;<br />

lorsqu'il relevait la tête, on remarquait l'avancée farouche des dents au-dessous des pommettes rondes,<br />

que vous eussiez dites sculptées dans la pulpe d'une mangue mûre; le menton fuyait, escamoté par la<br />

véhémence du maxillaire inférieur; l'autre mâchoire, vrai promontoire, repoussait la brosse raide des<br />

94


moustaches très noires; mais ce visage ridicule et laid était éclairé de deux yeux paisibles, où dansait<br />

une petite flamme de malice.<br />

C'était bien lui ! C'était Quincois !<br />

De son chapeau soulevé, il salua Polyte qui passait: Polyte ne répondit pas et partit après avoir<br />

livré son poisson.<br />

Samy finit d'arrimer les apparaux sous le hangar, puis il courut rejoindre Quincois:<br />

- Je vais à Melville... Tu m'accompagnes?<br />

Ils firent route ensemble.<br />

Samy racontait les duretés de son papa, les tracasseries du métier; mais il disait aussi la joie des<br />

longues heures entre le ciel et l'eau, tantôt sur le dos des vagues plus hautes que la case, tantôt dans le<br />

creux qu'elles laissent entre elles. A tout prendre, il aimait assez sa nouvelle vie, sauf en ceci qu'elle ne<br />

lui laissait guère de loisirs pour aller rejoindre son grand ami ; c'est vrai qu'il avait le mire emploi de<br />

ses soirées... mais, Bon Dieu ! on était si las,et il fallait se lever si tôt !<br />

A son tour, Quincois avouait qu'il n'avait pu rester plus longtemps sans revoir Samy ; ses yeux<br />

se faisaient tendres ; il promit de revenir comme ça, au village, de temps en temps.<br />

De fait, le Bouletangue se montra à Grand-Gaube d'abord deux au trois fois la semaine, puis<br />

tous les jours. Les pêcheurs le blaguaient :<br />

- Voilà que Quincois devient du monde !... Lui, qu'on ne voyait jamais !<br />

- Pas possible, tu as une zézère par ici, Quincois ; dis-nous qui?<br />

- Quincois, pointèr, Aïo! manman ! Quincois ne se rebutait pas de la froideur de Polyte; il<br />

persévérait a le saluer ; il osa même se mêler aux groupes où le vieux rendait ses oracles. Grand-Guèle<br />

s'obstinait à ne pas le voir mais, sous la cachette de ses paupières il le regardait, et le regardait bien. Il<br />

s'amusait en-de-dans du manège du pauvre bougre qui rodait autour de lui Comme une mangouste<br />

rode autour d'un poulailler bien protégé: chaque nuit, elle revient, elle rampe, elle fourre son museau<br />

pointu dans les moindres trous: rien à faire ! Elle se dresse tout debout contre la clôture, elle s'allonge,<br />

elle s'étire ... ah-ouah ! Tu peux fîter tes crocs, ma vieille! Alors l'entêtement la rend bébête même, elle<br />

oublie, toute prudence, elle s'aventure en plein jour... enfin, un soir, elle trouve une ouverture, elle s'y<br />

précipite: c'est peut-être bien la gueule d'un piège ...et alors, le lendemain, vous irez à la Police porter<br />

sa queue et toucher la prime !.... Oui, c'est ça-même : Quincois est bête puante qui tourne autour de<br />

Polyte ; laissez-la tourner!... Qui sait comment tout ça finira ?<br />

95


Après bien des semaines, un après midi que Quincois approuvait plus fort que tous les autres<br />

une boutade particulièrement amère de Polyte contre les Blancs ,qui sont trop riches pendant que les<br />

Noirs crèvent de faim, Grand-Guèle condescendit à s'apercevoir enfin que le pauvre gardien-<br />

campement existait. Il le dévisagea de ses yeux aigus qui enfoncèrent leur regard au regard docile de<br />

Quincois. Ce ne fut qu'un éclair, mais le lendemain Polyte daigna adresser la parole au Bouletangue ;<br />

il lui parla de haut, de plus haut encore qu'à tous les autres et seulement pour lui dire des choses<br />

désobligeantes.<br />

Qu'importait! La résistance opiniâtre était vaincue ...<br />

Encore du temps passa. Polyte maintenant parlait quelquefois à Quincois, mais jamais sans<br />

dédain et le plus souvent pour le plaisir de le matapaner.<br />

Un midi que le Bouletangue admirait la belle pêche du VIGILANT, Polyte se tourna<br />

brusquement vers lui :<br />

- Pourquoi que tu ne travailles pas ?<br />

Tu n'as pas honte ?<br />

- Qui a faire, M'sieur Polyte? Personne ne m'offre de l'emploi.<br />

- Si tu veux; viens à bord du VIGlLANT ; voilà Fifi qui a pris livraison de son bateau et qui<br />

m’a quitté. Tu sais les conditions ? La moitié pour le bateau, le reste à partager entre nous trois: Samy,<br />

toi et moi.<br />

C'étaient de dures conditions, car Samy, un gamin, ne méritait pas une part d'homme; pourtant,<br />

Quincois n'hésita pas une seconde: i1 craignait seulement que sa joie ensoleillât trop son visage ; il<br />

baissa les yeux et se donna l'air de réfléchir.... Peut-être, après tout, était-ce une attrape de ce terrible<br />

Grand-Guèle qui voulait «hisser sa corde» sans avoir l'air de rien ?<br />

Cependant Grand-Guèle ajoutait :<br />

- Si je prends un homme ou deux plus, c'est autant de parts de plus; toujours la moitié pour le<br />

bateau, le reste à parts égales entre les pêcheurs. Bien entendu, je fournis les lignes, les hameçons,<br />

tout!<br />

Quincois ne répondait toujours pas; il avait peur de parler trop vite et de laisser deviner son<br />

contentement; la vie, en l'opprimant constamment, lui avait appris qu'il est bon de ruser avec plus fort<br />

que soi. Il finit par dire lentement, d'une voix calme:<br />

- Je veux bien, Msieur Polyte ... Quand ça, qu'il faudra commencer?<br />

- Viens après-demain, à la marée montante.<br />

96


Le surlendemain, Polyte gagna de bonne heure le village ; à la boutique, il rejoignit les<br />

camarades qui, comme lui, attendaient la marée. Il restait debout au coin de la varangue et tout en<br />

blaguant celui-ci, celui-là, il ne pouvait se défendre de regarder à chaque instant vers le chemin qui<br />

s'en vient du Cap-Malheureux, de Saint-François, de Belle-Vue, mais dont on ne voit<br />

malheureusement qu'un bout de rien, après qu'il a «cassé» le contour devant le dispensaire.<br />

Polyte était déçu : il avait compté que Quincois serait là depuis longtemps, conduit, bousculé<br />

par la hâte des gens dont un rêve trop beau va se réaliser ; il avait préparé à l'intention du matelot trop<br />

empressé, des brocarts qui lui restaient pour compte .<br />

A tout moment il se retournait pour observer le soleil qui, de fourche en fourche, s'élevait<br />

dans l'immense filao, derrière la cure: la lune était encore jeune, et le flux n'allait guère tarder à se<br />

faire sentir.<br />

Est-ce que Quincois, au dernier moment, changerait d'idée? Qui sait?<br />

Le soleil, dégagé des, dernières ramilles, commença de flotter en plein ciel et les pêcheurs<br />

descendirent vers la mer. Polyte fut des premiers; attendre le Bouletangue, lui ? ça, jamais!<br />

à l'aigre:<br />

De son grand pas allongé, il dévalait le sentier en cuvant son dépit qui, naturellement, tournait<br />

- Mal’bares ! coeurs mous, coeurs pourris ! Ça a peur de tout; pour un rien, longouti dans<br />

pignons d’Inde !<br />

Hein !...Ce n'est pas Quincois qui est assis dans la pirogue, causant avec Samy? Si fait! c'est<br />

lui-même!... Bon! il a coupé les « pas-géométriques », près du four-à-chaux, et il est venu par la plage.<br />

La voile, les avirons, les galles sont déjà à bord du VIGILANT.<br />

Polyte rage plus que jamais. Pauvre Bouletangue! Tu ris, tu es content d'avoir devancé<br />

l'heure? Attends un peu, GrandGuèle va te le renfoncer dans la bouche, ton rire bonnasse, en te jetant<br />

comme compliment de bon accueil :<br />

- To lédents bêtes! Frème ça coff’-là,, don!<br />

La barre sous le coude, Polyte tette sa pipe; les glouglous du jus de tabac, dans le tuyau de<br />

chaux, répondent au froissis de l'eau contre la coque. Polyte ne parle guère encore ; il regarde Quin-<br />

cois, comme s'il prenait sa mesure.<br />

En approchant de la passe, Samy donne une ligne à son ami, en prend une lui-même ; tous<br />

deux s'occupent d'appâter les hameçons.<br />

97


On s'éloigne maintenant des brisants, gigantesques roches-à-laver où le flux fait mousser les<br />

houles savonneuses; les lignes se déroulent dans le sillage du VIGILANT; tout de suite, celle que tient<br />

Quincois se raidit : il ferre d'un coup sec, puis il file, joue avec le poisson, le fatigue et finit par amener<br />

une bécune pesant au moins dix «paquets». Polyte, qui a surveillé sa manoeuvre, constate avec<br />

étonnement -et non sans dépit - que le Bouletangue n'est pas, après tout, un si piètre pêcheur.<br />

met à causer :<br />

loin, la mer !<br />

A une ligne, puis à l'autre, à deux en même temps, le poisson mord sans désemparer. Polyte se<br />

- La mer, ah ! ça n'est pas ce petit morceau d'eau salée que les noirs d'ici connaissent ! ça va<br />

La griserie du large lui met sur les lèvres des mots fanfarons; le voilà parti à raconter les<br />

interminables traversées, entre le ciel et l'eau pendant des semaines et si loin de toute terre qu'on ne<br />

voit plus un oiseau, plus rien de vivant que des marsouins qui se roulent en cerceau comme s'ils<br />

voulaient mordre leur queue ! D'autres fois, il a couru jusqu'au nord des Seychelles, à la recherche du<br />

vent favorable : et tous les soirs, des grappes d’étoiles nouvelles, inconnues à Maurice, s'allumaient à<br />

l'horizon. Il dit les calmes plats, le scorbut, l'eau qui manque, la pluie qu'on appelle et qu'on recueille<br />

dans des voiles tendues sur le pont. Il a pris a coeur d'éblouir Quincois, de l'écrasé de sa supériorité. Il<br />

parle, il parle encore.<br />

- Il y a des pays où l'on ne sait pas ce que c'est qu'un cyclone; d'autres où le vent charrie du<br />

sable brûlant, qui entre sous les paupières fermées et vous rend aveugle!<br />

Polyte plastronne, écoute ronfler les paroles dans sa bouche ; entre deux anecdoctes, i1 se prend à<br />

interroger Quincois :<br />

jusque là?<br />

- Tu connais cette maman-roche-là?<br />

- Mais oui! Roche-Madame Salaine!<br />

- Qui a secouru Madame Salaine, quand sa pirogue a coulé dans la passe et qu'elle a nagé<br />

- ça, je ne sais pas !<br />

- Zanimaux, va ! C'est ton papa, Bernard Quincois lui-même ! Ça c'est une Madame qui n'a<br />

peur de rien, Madame Salaine ... Faut la voir, encore aujourd'hui avec ses cheveux gris, fouiner les<br />

ourites !<br />

Mais Samy appelait à l'aide pour embarquer un poisson plus long que son bras et polyte dut<br />

s'interrompre.<br />

98


Le petit est tout au sport de cette pêche miraculeuse ; il essaie d'évaluer le nombre des poissons<br />

qui palpitent au fond du bateau; il ne vent pas les compter, car ça « casse» la veine, tout le monde sait<br />

ça !... Mais comme il aimerait deviner combien il y en a !<br />

Polyte cogne sa pipe contre le bordé; d'un étui de fer-blanc, il tire son briquet, d'un autre son<br />

pain de tabac-la-gueule et, ouvrant son couteau à tout faire, il râpe quelques copeaux dont il bourre<br />

patiemment le fourreau; il bat son briquet; le morceau d'aloës sec s'allume et GrandGuèle, l'approchant<br />

de la pipe, creuse les joues, aspire goulûment la fumée.<br />

l'attrappe.<br />

Il va recommencer ses histoires, mais comme justement Quincois rentre un hameçon vide, il<br />

- Lesprit zacot! Tu as piqué trop vite.<br />

Si tu risses un poisson juste comme il commence à faire touc-touc, tu es sûr de le rater. Laisse-<br />

le venir, ne lui fais pas peur, aie patience avec lui….. La patience, c'est tout, dans la vie ! Quand tu<br />

auras mon âge, tu sauras ça ... Mais, est-ce que tu auras jamais mon âge? Si-pas, moi, tu ne m'as pas<br />

l'air bâti pour vivre bien vieux!<br />

Quincois encaisse, sans rien dire: la médiocrité de sa vie 1'a rendu servile; il courbe l'échine.<br />

Les heures coulent et le poisson continue de mordre à plaisir.<br />

Grand-Guèle cause, cause, maillonnant les récits l'un dans l'autre, en une chaîne dont on ne<br />

verra jamais le bout.<br />

Les anciens temps, c'était pas comme le temps d'aujourd'hui... Et il parle des baleines qui<br />

foisonnaient autrefois autour de l'Ile Ronde; il en a vu beaucoup, c'est un poisson saint qui ne touche<br />

pas aux bonnes personnes.<br />

- Mais gare aux zangarnas comme toi, Quincois ! Si tu as un grigri sur toi, jette le vite à la<br />

mer, dès que tu as aperçu une baleine ; sans ça, elle te poursuivra jusqu'à ce qu'elle ait coulé ton<br />

bateau!<br />

Polyte a entendu la guerre des baleines dans la nuit, à la saison de leurs amours ! Les mâles<br />

crachent des trombes par un trou dans leur tête; ça fait un vacarme comme des coups de canon... A<br />

preuve que longtemps, longtemps même, dans le fin fonds du temps margauze, un gouverneur français<br />

trompé par les baleines, a envoyé du secours aux navires qu'il croyait en bataille avec les anglais.<br />

Quincois le regarde, incrédule à moitié, mais admiratif tout de même; il n’ose pas encore<br />

interrompre, même d'un mot, le solo de son patron.<br />

99


- Tu as l'air de croire que j'invente? C'est dans des très vieux livres qu'il y cette histoire-là; je ne<br />

l'ai pas lue moi-même, mais quand j'étais timonier à bord du CORSAIRE, j'entendais le Capitaine Bil-<br />

lard qui racontait ça et bien d'autres choses au pilotin, pendant son quart… Cess-temps-là, les corvettes<br />

étaient des voiliers...ça te dérobe ça, hein !.... Tu connais le Trou-Madame, sur le Coin-de-Mire?<br />

- Oui, le trou grand comme ça, dans le glacis sous le vent.<br />

- Ça même! Eh ben, le Capitaine avait un touplet sur le Trou-Madame… Il paraît que les<br />

canonniers, à chaque fois qu'une corvette rangeait le Coin-de-Mire, s'exerçaient à loger des boulets<br />

dans le Trou ; tu imagines s'il s'est élargi !<br />

La marée se renversant, le poisson devint moins gourmand et Polyte décida de rentrer.<br />

Le VIGILANT filait à tire-de-voile, avec la sûreté et l'élégance aisée d'un oiseau qui regagne<br />

son nid. Polyte à la poupe, Quincois et Samy assis au plat-bord du côté du vent, jouissaient tous trois<br />

de cette heure de détente après le dur labeur de la journée. Au fond du bateau, des ouïes écarlates,<br />

brûlant à l'air sec, s'épuisaient en halètements d'agonie ; de temps en temps? un coup de queue faisait<br />

miroiter des écailles.<br />

Ce n'était pas encore le soir ; mais la brise, soufflant de l'est, portait la fraîcheur venue de<br />

l’autre côté du monde, là où la mer déjà s'endormait dans la nuit.<br />

Caché, le soleil éclairait les nuages à revers et, le ciel chatoyait comme de la coquille de<br />

mangouaque.<br />

100


CHAPITRE XIV<br />

AU FIL DES JOURS<br />

Les jours suivaient les jours et Quincois, peu à peu, s'accoutumait à son nouvel état.<br />

Au long de leurs interminables randonnées en haute met, Polyte continuait de hâbler tout son<br />

soûl ; Quincois écoutait, approuvait. Il avait pris l'habitude de jeter, par ci, par là, une question qui<br />

tombait dans le monologue comme brindilles sèches sur feu déjà flambant. Jamais Grand-Guèle<br />

n'avait été plus vraiment Grand-Guèle.<br />

Tantôt il reprenait le récit de ses voyages; tantôt des histoires de pêche merveilleuse, et<br />

l'énarration, dix fois répétée, du fameux naufrage à Tuléar.<br />

Parfois, il fait le procès de la jeunesse d'aujourd'hui. La guerre à tout gâté ; « longtemps», on<br />

n'était pas en peine d'avoir des pêcheurs, et des gars solides, encore !- Aujourd'hui-là ? ah-ouah ! les<br />

jeunes gens ne veulent qu'être chauffeurs, pour mettre des guêtres jaunes et des cravates en soie….<br />

seuls, les plus paresseux, les sans-ambition restent fidèles à la mer…. Et encore ! quand ils ont pêché<br />

un mauvais paquet de cordonniers, que le baïant paie trente cashs, - oui, trente cashs ?- ils flânent<br />

trois jours… Aussi, on est obligé de prendre comme matelots de failles-failles p’tits Malbares !<br />

l'échine.<br />

Le petit Malabare encaisse, sans rien dire: la médiocrité de sa vie l'a rendu servile; il courbe<br />

Polyte explique ses relèvements; il indique les amers et se vante d'entrer n'importe où la nuit,<br />

par la marée la plus brouillée. On passait justement au large de l'Ilot Bernache, ou les filaos plantés par<br />

la brise, poussés «comme ça même», se rebroussent, telles des plumes de poule mozambique.<br />

Quincois tendit le bras vers l'est :<br />

- Même «par-en-haut» l'Ile d'Ambre, à travers tous, ces pâtés, vous pourriez naviguer le soir,<br />

M'sieur Polyte ?<br />

- Un badinage pour moi, mon garçon: d'abord je prends la passe, le cap juste sur le grand piedz'arb'<br />

de Rivière du Rempart, qui douboute sur le ciel, droit comme un mât, visible même par nuit<br />

noire; ensuite j'écoute les roches causer avec la mer: je connais leurs voix; celle-ci on la laisse sous le<br />

vent, cette autre aussi; il faut remonter au vent de la troisième et ainsi de suite ...<br />

Tout en gasconnant, Polyte observe son homme. Quincois le surprend: somme toute, ce n'est<br />

pas le manchot qu'il avait cru ; au contraire, il se révèle adroit comme un singe, attentif, précis dans ses<br />

101


mouvements; et justement, son habileté, sa force, son adresse, voilà autant de griefs qui gonflent la<br />

sourde rancoeur de Polyte... Ah! Il y a surtout ceci qui exaspère l'orgueilleux Polyte Lavictoire: c'est<br />

qu’il sent bien une pointe d'ironie dans la soumission parfaite de Quincois, dans son effacement voulu;<br />

il y a toujours, au coin de son oeil, cette petite flamme qui danse, et qui semble dire :<br />

- Parle, parle, mon vieux! va toujours; dans ma, tête j'ai des choses qui jamais ne trouveront<br />

place sous ton crâne épais ...<br />

Et quand Quincois regarde les étoiles, sacré nom! il les regarde à la façon de Samy: oui,<br />

comme si c'était autre chose que des balises posées dans le ciel !<br />

Polyte affirme sa science, domine ces deux faillis-chiens, il explique :<br />

- Voila l'étoile de l'Ile-Ronde; elle, elle ne change jamais de place: c'est une étoile reste-à-terre.<br />

Mais il y en a d'autres qui voyagent, et bougrement ! Celle-ci, par exemple, la grosse étoile qui fait<br />

l'aurore: à d'autres saisons, elle est auprès du soleil couchant! mais de toutes manières, jamais elle ne<br />

quitte la case du soleil; c'est sa servante.<br />

Polyte détaille la mer comme chose lui appartenant, et dont il daigne faire politesse aux autres :<br />

emporté par sa faconde, il ne perçoit même pas combien c'est naïf d'énumérer ainsi à· des gens de<br />

Grand-Gaube, en courant le long des brisants, tous les détails qu'ils connaissent depuis toujours: tous<br />

les bancs, toutes les passes: la Passe Tazar, la Passe Destoc, ouverte au sud-ouest, navigable par tous<br />

les temps, la Passe Oscorne, la Passe Ramdjan, large, mais zig-zaguante comme la fuite d'une anguille.<br />

- Pourquoi ces noms-la, M'sieur Polyte? Pourquoi la passe Ramdjan, par exemple?<br />

- Ça, mon garçon, c'est une histoire des anciennes dates ... j'etais encore dans les bras de ma<br />

maman. Ramdjan était un Malabare, bête comme tous les Malabares! Il a trouvé moyen de chavirer<br />

dans la passe, un jour de beau temps comme aujourd'hui et de s'y noyer, - un jour où un enfant<br />

aurait mené un bateau jusqu'à l'Ile-aux-Serpents !... Mais, aussi ! un Malabare, gouverner! Ces<br />

gens-là, est-ce que ça a jamais su ce que c'est qu'un bateau ? La terre, oui, ils la connaissent, ils<br />

nous la volent assez, morceau par morceau ; mais la mer, ça, c'est pour nous-mêmes !<br />

Et Polyte cracha de coin. Quincois ne bronchait pas. Il n’ y aurait donc jamais moyen de le<br />

mettre en colère, ce Bouletangue de malheur ? Grand-Guèle le prit directement à partie :<br />

hein ?<br />

- Tu sais, Quincois, il pourrait bien t'arriver à toi aussi, de donner un jour ton nom à une passe,<br />

- Pas bon, causer comme ça, M'sieur Polyte !<br />

- vous allez «mettre la bouche avec moi!»<br />

102


- Gare à toi, mon garçon, j'ai la «bouche-cabri !» Mais, vrai même, tu ne serais pas content ? ...<br />

Quincois? c'est rien, c’est un petit créole-malabare de trois cashs ... Tandiss', la Passe Quincois, oui,<br />

ça ferait bien sur le papier des maps. Vois-tu ça, Quincois, ton nom marque sur la carte?<br />

- Assez causer bonavini, M'sieur Polyte ! Vous allez me porter mofine !<br />

Polyte se tut un moment ; mais d'avoir «causé» de Ramdjan, de tous ces ma1abares de trois cashs, qui<br />

voudraient accaparer la mer aussi, cela avait remué au fond de son coeur la vieille haine de toujours, la<br />

rancune du Noir contre l'Indien plus industrieux, plus économe et moins jouisseur. Et voici que le<br />

mépris lui remontait aux lèvres, comme remontent les grosses bulles dans la mare de Goodlands, après<br />

qu'un coup de seine a «brouillé» la boue. Il reprit donc :<br />

- Non! ces Malabares! Les chiens même sont une meilleure nation! les chiens connaissent leur<br />

maître ! Le Malabare, non! S’il possède un carreau de cannes, il croit qu'il est devenu un Monsieur. ..<br />

Comme Rangapèn, tenez!... Oui, ce gros Madras, qui avait acheté à crédit de la pauvre Madame<br />

Pélhouef un bon morceau de sa propriété, La Paillotte !... J'étais «jeune-gens», à ce temps-là et je<br />

transportais le sucre de l'établissement Séligny, à la Grand’Baie. Pour aller voir un camarade à Mare-<br />

Sèche, nous avions l'habitude de prendre une traverse qui écornait la terre de Madame Pélhouet ;<br />

jamais elle ne nous avait rien dit; à peine propriétaire, voilà Rangapèn qui s'installe au bord du sentier,<br />

dans l'ombre d'un grand pied de letchi : il fallait bien se faire voir, vous comprenez!... Ces Madras,<br />

c'est vantard comme des mâles-dindes! Moi, je passe un soir, sans penser à rien; il m'arrête: « Eh ous,<br />

mo garrrchon ! ous labouche corroché quand ous caujé,. Bonjourr Moussié Rrranngapèn?» * Il était<br />

là, devant moi, assis dans son grand-fauteuil, les jambes croisées sous lui, les orteils dans les mains ;<br />

sous son énorme turban rouge, rayé de blanc, ses yeux tachaient avec moi... Malheur !... J'aurais pu lui<br />

enfoncer dans le ventre sa grosse chaîne-de montre en or! Moi, l'appeler Moussié Rangapèn !... J'ai<br />

préféré faire le tour par le grand-chemin, parole d'honneur!<br />

Ah ben ! vous savez ce qu'il est devenu, Moussié Rangapèn ? Il n'a pas pu payer Madame<br />

Pélhouet, qui a repris sa terre ... Moussié Rangapèn !... Je l'ai revu à Triolet, sous un badamier : il<br />

rasait la tête à d'autres Madras ! Aïah !<br />

Polyte cracha de nouveau dans la mer et il ajouta en manière d'épilogue :<br />

- Non, vous voyez, n'y a que les blancs, qui sont des Messieurs... un blanc, quand même qui<br />

manière il sera pauvre, c'est toujours un Monsieur !<br />

* « Eh ! vous, mon garçon, votre bouche s’écorcherait-elle si vous disiez : Bonjour Rangapèn ? »<br />

103


Ainsi devisant au long des jours, au long des nuits, on se surveille, on s'épie de part et d'autre.<br />

Quincois, surtout: de Polyte, tout le surprend, tout l'inquiète, tout lui semble mystérieux: la<br />

vigueur qui s'attarde, l'impassibilité, l'esprit gouailleur et dur, l'assurance orgueilleuse. Il imagine, peut<br />

être à tort, qu'un danger permanent, d'autant plus redoutable qu'il est plus caché, s'embusque derrière<br />

ces yeux au regard impénétrable, derrière ce front lisse, derrière ces lèvres qui ne disent que ce qu'elles<br />

veulent dire.<br />

Que faire? Quincois est fataliste: ce qui doit arriver, arrivera...<br />

Mais enfin, il est là, il est auprès de Samy!<br />

Faute de mieux, cela le contente; et il s'ingénie à décharger l’enfant des besognes les plus<br />

pénibles, qu'il prend joyeusement à son compte.<br />

104


CHAPITRE XV<br />

LA PASSE DESTOG<br />

Depuis le matin, le VIGILANT croisait entre l’Ile Ronde et la terre. Il traînait derrière lui deux<br />

lignes que Samy ou Quincois rentrait de temps à autre, par acquit de conscience, pour vérifier les<br />

bouettes : chaque hameçon demeurait garni de son muleton ou de son séchard, aucun poisson de flotte<br />

ne touchait.<br />

De tous côtes, d'autres voiles cinglaient, grands triangles proches, ailes de mouettes dans<br />

l'embrun, ou simples points perdus à l'horizon. C'étaient les bateaux de partout: de Poudre d'Or et de<br />

Grand'Baie, du Cap Malheureux et de Grand-Gaube, qui essayaient de faire pêche, épuisant leur<br />

dernière chance avant le mauvais temps: car, depuis plusieurs jours, s'affirmait la menace d'un coup-<br />

de-vent ; chaque soir, le soleil roulait vers l'horizon comme un disque de métal rougi à la forge ; il<br />

s'éteignait dans une mare de sang qui tout de suite bouillonnait, s'insurgeait, éclaboussait les nuages ;<br />

et le ciel rougeoyait jusqu’à la nuit noire.<br />

Tantôt sur un bord, tantôt sur l'autre, le VIGILANT chevauchait la houle rude, brusque,<br />

poussée par une forte brise d'est ; pour éviter les gros paquets de mer, Polyte, par prestes embardées,<br />

jetait la tête du bateau dans la lame surgissante.<br />

Le Bouletangue était soucieux : à quoi bon continuer cette pêche vaine et fatigante ? La mer était<br />

vide, vide, je vous dis!<br />

Aussi loin que portait la vue, on se guettait d'une barque à l'autre : aucune ne levait une ligne<br />

fructueuse. Ainsi que pour répondre au découragement muet de Quincois, Polyte grommelait:<br />

- Les dorades vont mordre ... Il faut que les dorades mordent!<br />

Quand le soleil eut quelque peu dépassé sa hauteur méridienne tous les bateaux, comme s'ils<br />

s'étaient donné Ie mot, changèrent d’allure; on les vit s'éparpiller, glisser chacun vers son chez soi,<br />

abandonnant la croisière. C'est que la brise insensiblement ralliait le nord, et fraîchissait ; le temps se<br />

gâtait pour de bon.<br />

Seul, le VIGILANT continuait sa bordée, qui justement le menait au large. Quincois, tout à fait<br />

in quiet, risqua un hochement de tête vers Polyte. Polyte ne voulut pas le voir.<br />

On avait croisé plusieurs bateaux qui rentraient; il ne restait plus vers l'avant du VIGILANT que deux<br />

voiles qui approchaient rapidement.<br />

105


Quincois, en qui se levait la peur de deviner la folle obstination de Polyte, hasarda une<br />

interrogation, encore imprécise:<br />

- Eh ben, M'sié Polyte ?<br />

- Les dorades vont mordre, répondit tranquillement le patron.<br />

- Les dorades! M'sié Polyte, les dorades, qu'est-ce que ça nous fait, maintenant, les dorades ?....<br />

Mais le coup-de-vent qui marche sur nous!.... Vous n'allez pas rentrer?<br />

- Écoute, mon garçon, c'est moi qui commande à bord du VIGILANT ... Si tu as peur, voilà<br />

justement le CIRCUS-KING de Fifi qui va couper notre route! Fais-lui signe, il consentira, sûrement à<br />

te prendre à son bord. Samy et moi, c'est bien assez pour manoeuvrer le VIGILANT par ce petit vent<br />

frais.<br />

- Mais, M'sié Polyte, c'est de la folie!<br />

- Voilà le CIRCUS-KING par notre travers, Quincois ; décide-toi! ...<br />

Le malheureux tremblait ; il supplia:<br />

- Monsieur Polyte, pour Samy, pour vous-même, n'allez pas chercher un malheur !<br />

- Fifi passe, Quincois ; décide-toi! Quincois regarda le gamin qui, insoucieux du danger,<br />

souriait à la colère des vagues ; il ne dit plus un mot ; il se rassit sur son banc.<br />

Autour du VIGILANT, il n'y a plus maintenant que l'immensité ; les grains ont englouti l'Ile<br />

Ronde, l'Ile aux Serpents ; la mer est un chaos qui se confond au loin avec le chaos du ciel où<br />

naviguent des nuages bas, lourds, charriés par une brise puissante qui les pousse, qui les bouscule,<br />

sans leur donner le temps de jouer à s'effiloquer.<br />

Polyte se met à bavarder :<br />

- Ce mauvais temps-là me rappelle un autre jour de coup-de-vent, il y a tout juste quinze ans<br />

moins deux mois... Tu t’en souviens, Quincois ?<br />

- Non, je ne me rappelle rien du tout !<br />

- Oh! moi, je ne l'oublierai jamais ...<br />

Il est vrai que j'ai des raisons pour ça, tandis que toi ?... Oui, je voulais sortir, mais personne ne<br />

consentit à embarquer… Je n'avais pas Samy, à ce temps-là... Je n'avais pas, non plus, un matelot<br />

brave comme toi, Quincois !<br />

Le Bouletangue ne répondit pas; une angoisse vague, mais très lourde, presque physique,<br />

pesait sur lui... Si loin de tout, entre l'eau grise du ciel et l'eau verdâtre de la mer, il se sentait dans la<br />

main de cet homme - de cet homme qui souriait en égrenant des souvenirs.<br />

106


Polyte continua:<br />

- Après tout, peut-être ai-je bien fait de rester à terre... On ne sait jamais quel poisson l’on<br />

prendra, pas vrai ?... Je n'ai pas tout à fait perdu cette journée-là !<br />

Dans une accalmie, un pan de brume se souleva; l’Ile Ronde parut loin sur la droite; on avait<br />

diablement dérivé : la brise avait donc remonté bien vite? En combien de temps? Quincois interrogea<br />

le ciel: il restait bien au soleil encore trois heures, avant de mourir. Méthodique, Polyte ordonna :<br />

- Pare à virer !<br />

Ils laissèrent derrière eux la flaque de lumière que le soleil caché diffusait dans la ouate des<br />

nuages. Un morne accablement s'était abattu sur Quincois. Il se trouvait au milieu d'une masse<br />

incohérente d'eau : l'eau qui croulait du ciel, l'eau que la mer crachait, l'eau tout près, l'eau très loin qui<br />

se dégradait en brumes opaques, l'eau d'où l'on ne s'évaderait jamais, l'eau à perte de vue, à perte de<br />

pensée ! Trop primitif pour s'analyser, le malheureux se laissait glisser à l'abrutissement; il était trempé<br />

jusqu'aux os ; sa pensée était gourde autant que ses membres; il sentait seulement, d'une façon confuse<br />

et presque animale, que la mer, entrait en lui, le prenait, Ie dissolvait; il regardait Samy et, dans une<br />

sorte de cauchemar, il le voyait prisonnier comme lui-même de ce désert liquide, victime dédiée à la<br />

férocité sournoise des éléments sans, que personne pût la secourir, l'arracher à son destin.<br />

Cependant l'enfant, libre de tout souci, applaudissait au jaillissement de l'écume éventrée,<br />

s'enivrait de vent, de mouvement, frémissait de tous ses nerfs tendus en bravade. Il tira Quincois par la<br />

manche pour lui faire remarquer, à mi-hauteur du ciel, un croissant mince et pâle, un croissant malade,<br />

visible par moments entre les nuages, moins compacts là qu'à l'horizon.<br />

Polyte affectait d'examiner ses lignes de temps en temps, avec grand soin; il rejetait à la mer Ies<br />

hameçons intacts et souriait d'un sourire aiguisé, en répétant:<br />

- Elles vont mordre !... Elles ne peuvent pas ne pas mordre !<br />

De ce bord-ci, de ce bord-là, Polyte ne se lassait pas de conduire le VIGILANT à l'assaut des<br />

vagues, de plus en plus cabrées.<br />

Au crépuscule, un froid brutal assaillit les deux hommes et l'enfant : par grands frissons, il<br />

prenait possession, de leur dos, de leurs épaules, de leurs bras: et les dents de Quincois<br />

s'entrechoquaient comme s'il allait avoir la fièvre.<br />

107


Puis la nuit descendit doucement, par coulées successives ; en même temps, les ténèbres<br />

s'épaississaient dans le coeur de Quincois. Ses membres se vidaient de toute vitalité ; il aurait voulu se<br />

jeter aux pieds de polyte, demander grâce à ce vieillard froid, inflexible, aveugle et sourd comme la<br />

Fatalité. Mais il ne se sentait plus la force d'un geste, d'un seul geste.<br />

Et puis, pourquoi lui demander grâce ?<br />

Grand-Guèle caressait une des lignes:<br />

- Pas encore ? ça ne fait rien... Gros possons manzent dans tard! Faut pas oublier ça, Quincois!<br />

Le VIGILANT continuait sa folle randonnée, sa course au hasard, sans but ou vers un but que<br />

seul connaissait l'homme énigmatique assis à sa barre. Virant d'un bord, virant de l'autre, sans motif<br />

discernable, Polyte jetait des ordres brefs auxquels Quincois obéissait comme un automate.<br />

Samy, lui-même, ne riait plus: une peur vague, irraisonnée et tout instinctive l'assiégeait, finissait par<br />

l'envahir à la faveur de la fatigue, de la faim, du froid.<br />

Du temps glissa, du temps encore: des minutes, puis des heures.<br />

A son tour, le croissant déclinait, se frayant un chemin difficile à travers de, grands récifs de<br />

nuage qui le guettaient, le happaient au, passage.<br />

Enfin, Polyte décida :<br />

- II faut rentrer avant que la lune, soit couchée!<br />

Quincois éprouva que quelque chose se soulevait dans sa poitrine ; il secoua les épaules,<br />

comme pour en faire tomber le manteau de terreur qui s'y était collée... On rentrait !... Oui, voici que<br />

l'on rentrait !<br />

Sans se presser, Polyte mettait la barre au vent et le VIGILANT obéissait ; on l'aurait cru<br />

joyeux de fuir devant la brise, poussé aussi par la houle qui battait son étambot comme une enclume.<br />

Voici que l'on rentrait !... Quincois se reprenait à vivre! Pourquoi cette peur qui l'avait saisi, sans<br />

raison, sans ménagement, qui l'avait possédé, d'une possession démoniaque? Profitant des clignements<br />

de lune, il observait Polyte : le vieux n'avait plus rien de fatal; la fatigue le tassait un peu ; il ruisselait<br />

sous les paquets d'eau, car la mer brisait sur la poupe du VIGILANT; il plissait un peu Ies yeux pour<br />

mieux reconnaître la nuit; c'était un vieux comme un autre, très vieux, plus orgueilleux et plus<br />

volontaire peut-être qu'un autre? Et puis, après?<br />

108


La vergue craquait; Quincois suggéra :<br />

- Si 1'on prenait un ris, M'sié Polyte?<br />

- Prendre un ris? tu es fou, mon garçon ! Jamais Polyte Lavictoire n'a pris un ris: le mât pette<br />

ou bien le bateau marche!<br />

bon Dieu !<br />

Il ajouta, après un moment:<br />

- De quoi tu as peur, quand je suis là ? Ta vie est dans mes mains... Et Polyte, c'est comme le<br />

L'assurance du vieillard était telle, qu'elle gagna Quincois ... C'était vrai, tout de même: ce<br />

bonhomme Grand-Guèle, leur maître à tous, et peut-être bien le maître de la mer !<br />

La vergue, le mât se plaignaient sous la fatigue trop grande; mais Quincois n'avait plus peur ;<br />

son coeur bondissait, comme le VIGILANT sur l'eau, son pauvre coeur soudain léger, si 1éger pour<br />

avoir été vidé, d'un seul coup, de toute l'angoisse qui le surchargeait.<br />

Samy, au contraire, restait enfoncé dans la torpeur. Une sorte de vertige lui chavirait les idées :<br />

rentrer, courir vers le large, ça n'avait plus de sens pour lui. Il ne comprenait rien que le froid, la faim,<br />

la fatigue qui assomme... Vers le large, vers la terre, c'est la même chose : c'est la mer qui vous saute à<br />

la gorge!... qu'elle vous charge par la poupe ou par l'avant, qu'importe ! ... Quand ça finira, sa finira !...<br />

A quelques encablures, les brisants hurlaient; le croissant moribond; passe à la déchirure d'un<br />

nuage, un moment les éclaira; des masses d'écume se tordaient, grouillaient; s'affrontaient d'un élan<br />

fou, croulaient, rejaillissaient vers le gouffre du ciel Au vent, loin par l'arrière, Quincois reconnut la<br />

mâchoire béante de la passe Ramdjan; devant, s'ouvrait la passe Destoc. Polyte avait gouverné droit<br />

dessus comme en plein jour!<br />

La tempête soufflait du nord-est ; Quincois, penché vers la proue, observait l'ourlet<br />

bouillonnant des, brisants ; un dernier rais de lune s'éteignit, comme un regard derrière une paupière<br />

brusquement fermée ; mais l'homme avait eu le temps de relever la passe. Il cria, de façon que Polyte<br />

put entendre sa voix dans la clameur de l'ouragan:<br />

- Arrivez doucement, M'sié Po1yte!...<br />

Arrivez « p'tit-morceau,» sans ça nous manquons la passe !<br />

Polyte lui répondit, dans le tumulte de l'air et de l'eau :<br />

- Bouche ta bouche ! Ta vie est dans ma main ! Qui to pèr ?<br />

109


Quincois s'épouvantait; les brisants couraient au-devant du VIGILANT; la neige<br />

phosphorescente de l'écume trouait la nuit, là, à vingt brasses, à quinze brasses. Il hurla :<br />

- Nous allons au sec, M'sié Polyte !<br />

Ah ! Bon Dieu, vous allez masquer votre voile, nous chavirerons !<br />

-Est-ce que tu penses à la passe Ramdjan, Quincois? Est-ce que tu as peur de ma bouche-cabri?<br />

Jamais un bateau n'a chaviré, dont Polyte Lavictoire tenait la barre!<br />

Le VIGILANT dansait dans des tourbillons de mousse échevelée; encore cinq secondes, et il<br />

toucherait le corail. La terreur avait dressé Quincois, debout au borde; près de lui Samy, debout aussi,<br />

avançait les deux bras, du geste absurde, mais instinctif, qui repousse l'obstacle. D'un brusque coup de<br />

barre, Polyte arriva en grand ; un instant, mais un instant seulement, la voile hésita comme une bête<br />

surprise ; puis, tout de suite, en un sursaut de révolte et de démence, elle faucha le pont, balaya pardessus<br />

bord Quincois et Samy, s'arracha de la vergue. Polyte avait saisi le gourdin dont on assomme<br />

les ourites ; penché sur le plat-bord, sous le vent, il gouvernait de son pied appuyé à la barre. Le<br />

VIGILANT, redressé, franchit la passe.<br />

En débarquant, Polyte alla droit à la « Police» pour faire son rapport. L'évènement était si grave<br />

que le constable de garde crut devoir réveiller le caporal. Polyte recommença son récit. Les deux<br />

policiers l'écoutaient, atterrés, stupides devant le sang-froid de ce bonhomme qui se mouvait dans le<br />

drame sans, apparente émotion.<br />

Le caporal ouvrit un gros carnet à reliure rouge et se mit à noter la relation de Polyte ; il<br />

écrivait péniblement, maladroitement, hésitant sur l'orthographe des mots, qu'il transcrivait en, patois.<br />

Quand il eut achevé ce pensum il le relut à haute voix, relevant de temps en temps les yeux sur le<br />

pêcheur qui approuvait silencieusement de la tête. La lecture terminée, il insista :<br />

- Mais enfin, Polyte, vous n'avez rien fait, rien tenté pour repêcher votre petit ni Quincois ?<br />

- Ah! Caporal, j'aurais voulu vous y voir, avec une voile emportée, les brisants sous votre<br />

quille, la houle par-dessus votre bord!<br />

- Vous ne les avez pas revus ? Quincois nageait comme un poisson, vous savez bien!<br />

- Non, ils ne sont pas remontés!... Il y en avait des bébêtes, beaucoup de bébêtes, caporal !.... Et<br />

puis, quand votre heure est arrivée ...<br />

Le caporal ajouta sur son carnet : «Il y en avait beaucoup de bébêtes ».<br />

Polyte signa le document qu'on lui présentait et partit vers sa case.<br />

110


Dès que son pas eut sonné sur le sol dur de la varangue, Becca lui ouvrit; elle veillait,<br />

haletante, affolée, n'espérant plus le retour de personne.<br />

Scrutant l'ombre, elle demanda :<br />

- Samy? Où est Samy ?<br />

Polyte arrondit les bras, en un vague geste d'impuissance :<br />

- Tombé par-dessus bord .... Une fausse manoeuvre.<br />

Il poussait devant lui la pauvre femme, qui ne comprenait pas encore ; il mit à la porte le<br />

crochet intérieur.<br />

Soudain, Becca se prit à hurler:<br />

- Tu l'as tué ! Tu as tué mon petit ! Assassin, assassin!... Je savais bien que tu ferais ça! Je<br />

savais... Mon petit! Mon pauvre petit Samy!<br />

Polyte demeurait impassible, les bras croisés; elle marcha vers lui, avançant les mains, les<br />

ongles prêts à griffer; elle criait, et l'horreur des mots tordait sa bouche:<br />

- Misérable! Tu as tué mon petit, mon pauvre petit Samy !<br />

Polyte la saisit par les deux poignets ; penché sur elle, la regardant au fond des yeux, il dit<br />

lentement, froidement :<br />

- Ton petit, ton petit !... A t'entendre, sale garce, on finirait par croire que ce n'était pas mon<br />

petit à moi aussi, peut-être !<br />

Il ouvrit les doigts, lui donna une poussée ; elle s'effondra sur le lit en gémissant entre ses<br />

mains crispées :<br />

- Mon petit !... Mon pauvre petit Samy ! Mais tout de suite elle se releva ; hagarde, elle courut<br />

vers la porte, l'ouvrit et se lança dans la nuit.<br />

Polyte referma la porte, l'accrocha et déroula sa natte dans un coin de la case - dans le même<br />

coin où il avait passé cette nuit de cyclone, quinze ans plus tôt. Pour la première fois depuis quinze<br />

ans, son coeur farouche connaissait l'apaisement. La colère de 1'ouragan, l'épouvante noire de la nuit<br />

repoussèrent la fuite de Becca ; comme une bête traquée, elle revint à la case; mais ses poings heur-<br />

tèrent en vain la porte close.<br />

Abattue sur le seuil, elle hurla jusqu'au matin les cris de sa terreur et les plaintes de son désespoir ; la<br />

tempête emportait plaintes et cris dans son mugissement, les jetait à la mer, les noyait au tumulte des<br />

eaux révoltées.<br />

111


CHAPITRE XVI<br />

?<br />

TROIS jours plus tard, le raz de marée poussa sur le rivage de l’Ile d'Ambre un cadavre boursoufflé,<br />

horrible à voir ; au front, près de la tempe, une plaie contuse ouvrait ses lèvres tuméfiées.<br />

CHAPITRE XVII<br />

LA TERRE AUX SIDONIE<br />

BECCA avance la tête hors de la case des cabris et guette ce qui se passe au coin du balisage,<br />

entre leur terre et la friche des Sidonie.<br />

Eusèbe Sidonie et Polyte causent ; c'est la troisième fois qu'il se rencontrent ainsi ; aujourd'hui<br />

leur colloque est tranquille, sérieux, comme une conversation d'affaires entre deux hommes qui se<br />

sont déjà mis d'accord sur tous les points importants; ils n'ont plus ces grands gestes, ces haussements<br />

d'épaules que Becca avait surpris aux premières entrevues, ces départs brusques de l'un des hommes,<br />

qui aime mieux renoncer au marché et que l'autre rattrape par la manche, arrête et ramène à la<br />

discussion.<br />

Pour une bouchée de pain, sans beurre, Eusèbe a réussi à désintéresser les autres héritiers<br />

Sidonie; il est maintenant seul propriétaire de ce méchant lopin de terre que Grand-Guèle guigne<br />

depuis si longtemps. Becca devine bien l'affaire qui est en train de se conclure.<br />

Le lendemain, Polyte partit seul sur le VIGILANT et ne rentra pas; il revint seulement trois<br />

jours plus tard par l'auto à poissons de Ramparsad et Becca ne fut pas surprise qu'il lui dit :<br />

- Demain, tu viendras au Port avec moi ; nous prendrons l'autobus. Le soir, Polyte glissa sous<br />

son oreiller un rouleau de billets de banque; sans doute avait-il passé à la caisse d'épargne de Poudre<br />

d'Or?<br />

A Port-Louis, on alla tout de suite chez le notaire ; sur des bancs alignés au bord de la<br />

varangue, des coolies, des musulmans à toque dorée, des créoles attendaient pêle-mêle ; Eusèbe<br />

Sidonie était là Becca et Polyte s'assirent près de lui.<br />

De temps en temps, un clerc appelait un client ou un autre. Leur tour vint.<br />

112


On les guida vers une salle où un monsieur, assis à un bureau grand comme un lit, feuilletait<br />

des papiers. Le clerc lui passa une chemise et dit :<br />

- Vente Lavictoire-Sidonie.<br />

- Ah ! bien.<br />

Le notaire leva la tête, révélant son visage de vieillard bien soigné: teint riche, menton<br />

volontaire et rasé de près, brosse blanche au-dessus des lèvres, nez droit, un peu fort, pincé par une<br />

griffe d'or qui soutient deux verres sans bordure: derrière ces verres, le regard insistant des yeux bleu<br />

clair, honnêtes mais inquisiteurs; entre l'écume des cheveux qui déferlent aux tempes, le front large,<br />

rejoignant l'ample calvitie du crâne...<br />

- Ah ! bien. C'est vous, Eusèbe Sidonie, et vous deux, Hippolyte Lavictoire et Rebecca<br />

Lavictoire, née Sansdésir ?<br />

Les parties acquiescèrent et le notaire reprit :<br />

- Vous étés tous d'accord, n'est-ce pas? Mais mon devoir m'obligea à vous résumer les<br />

principales dispositions de l'acte, avant que vous le signiez : vous, ma fille, vous intervenez parce que<br />

vous êtes mariée en communauté de biens avec Hippolyte Lavictoire, propriétaire du terrain.<br />

Hippolyte approuva : Becca n'avait pas l’air de comprendre, et le notaire lui expliqua en patois<br />

: - Ous marié sans contrat ? Qu'est-ce qu'elle en savait? Elle regarda Polyte ; elle comprit qu'il fallait<br />

dire oui et inclina la tête, comme si elle avouait une chose honteuse.<br />

- Bien! Tous les deux, vous vendez à Eusèbe Sidonie un terrain d'environ deux arpents et deux<br />

perches, sis à DeuxBoutiques, quartier de la Rivière-duRempart, lieu dit Grand-Gaube?<br />

Becca avait sursauté, des le début de la phrase ; mais Polyte ayant répondu: «Oui M'sieur ! »<br />

elle répéta, en écho:<br />

-Oui, Missié!<br />

- Vous, Sidonie, vous achetez ce terrain et vous le payez onze cents roupies, comptant.<br />

Eusèbe déposa sur la table un petit paquet que le notaire passa à Polyte. Avant de défaire le<br />

paquet, Polyte le tint un moment dans sa main: c'était donc à ça que se réduisait sa terre de Deux-<br />

Boutiques, la terre qu'avant lui avait possédée son bonhomme et avant celui-là, Grand-Polyte, le papa<br />

de son papa ! - la terre qui n'avait plus d'héritier! Ses doigts se serraient avec rage ; il regardait,<br />

113


méprisant, le tas de papiers décolorés, crasseux, froissés, les papiers qui achètent la peine des<br />

hommes, et parfois leur honneur !<br />

liasse.<br />

Il fit sauter le lien de rafia ; il compta tranquillement les onze liasses, puis les billets de chaque<br />

Cependant, l’officier ministériel continuait:<br />

- Vous déclarez bien connaître le terrain que vous achetez ; et vous l'achetez tel quel, avec les<br />

bâtiments qu'il porte, et sans arpentage ?<br />

comptant.<br />

- Ça même, Missié !<br />

- Vous, les Lavictoire, vous donnez quittance à Sidonie du prix d'acquisition, qu'il vous a versé<br />

- Bon. Signez ici, Hippolyte Lavictoire d'abord. c'est ça !... Vous, maintenant, ma fille ... Vous<br />

ne savez pas signer? Vous ferez une croix.<br />

Becca semblait hésiter, comme prise au dépourvu : le notaire eut un scrupule, peut-être même<br />

un soupçon. Était-elle vraiment au courant de l'affaire, et y donnait-elle son assentiment ?<br />

- Écoutez, ma fille, vous avez l’air de ne pas avoir bien saisi ce que nous faisons. Il faut le dire,<br />

je vais vous expliquer de nouveau.<br />

Becca leva les yeux vers Polyte, dont le regard la médusa; elle murmura :<br />

- Non, Missié, non! c'est pas la peine, je sais... Où ça que je vais mettre la croix?<br />

On lui tendit la plume; elle traça sur le gras papier parcheminé, deux barres maladroites qui<br />

s'intersectaient tout de guingois.<br />

Polyte enfouit les billets dans sa poche, en compagnie du rouleau qu'il avait porté de Grand-<br />

Gaube. On quitta l'étude.<br />

Becca suivait Polyte sans révolte, sans peine, incapable encore d'accepter comme une réalité<br />

concrète ce qui venait de se passer.<br />

Ils descendaient la Rue du Gouvernement ; devant le Théâtre, Polyte s'arrêta. Il défit une des<br />

liasses d'Eusèbe Sidonie, en détacha un billet rose, qu'il tendit à Becca :<br />

- Tiens, voilà pour l'autobus et pour tes premières dépenses... Les cabris et les poules sont à<br />

Eusèbe ; je t'ai laissé les meubles. Mais ne tarde pas à lever tes paquets, Eusèbe est impatient d'entrer<br />

chez lui.<br />

Elle le regardait la pensée vide.<br />

114


Il la dirigeait doucement à travers la Place.<br />

- L'autobus de Grand-Gaube, c'est cette grande voiture verte. Tu peux t’asseoir dedans dès<br />

maintenant, si tu veux !...<br />

Il s'en alla vers la Rue de l'Intendance; comme il allait disparaître au tournant du mur derrière<br />

l’Hôtel du Gouvernement, Becca, tout d'un coup saisie par le sentiment de sa solitude, lui cria :<br />

- Mais toi, Polyte, toi quand ça que tu reviendras ?<br />

Il s'arrêta, se retourna comme pour répondre ; ses lèvres minces s'entr'ouvrirent un peu sur ses<br />

dents de tazar ; mais se ravisant, il tourna le dos sans avoir parlé et s'en fut vers la mer.<br />

FIN<br />

115


PETIT GLOSSAIRE<br />

à l'usage des Lecteurs qui ne seraient pas familiarisés avec le patois mauricien.<br />

ARRIA. - Arrière ; terme maritime signifiant abaisse, laisse tomber.<br />

BAÏANT. - Marchand ambulant; acheteur au détail et revendeur en gros. Probablement<br />

corruption de Banian, secte brahmanique qui se distingue par ses aptitudes<br />

commerciales. Vigneau, en 1873, appelait les Anglais "cokneys et bunians pleins<br />

de morgue"?<br />

BAIGNER. - En patois, baigner avec quelqu'un, c'est se moquer de lui, se payer sa tête<br />

BALISAGE. - Abornement.- Les concessions de 1'Ile de France étaient abornées par des passages ou<br />

chemins qui ont dût être balisés au moment de 1'octroi des concessions. Joli proverbe<br />

créole: " Lisiés napas balizaze ", les yeux n'ont pas de limites, il est permis de tout<br />

regarder.<br />

BAMBARA. – Mollusque fiasque, qui vit presque immobile sur le sable (Holothuria subrubra).<br />

BANNE. - Prononciation patoise de " bande " - tas de ..., grand nombre ou grande quantité de<br />

…,<br />

BATRATRAN. - Déformation phonétique de « patate-à-Durand », nom encore conservé à la Réunion,<br />

de l'Ipomoea pescapraea, liane qui pousse sur le sable du littora1; roulée en gros cable,<br />

elle sert à la pêche illicite des tout petits poissons. .<br />

BATCHIARA. – Mot indien ; sens primitif, prometteur; sens acquis, agent électoral, courtier marron,<br />

proxénète.<br />

BÂTON-LAREINE. – Bâton de policier, insigne mis en usage ici sous le règne de la reine Victoria;<br />

aujourd'hui, Polyte dirait plutôt "bâton-léroi ".<br />

BAVER. – Avoir l'eau à la bouche, être jaloux, dépité.<br />

BAZARDIER. - Marchand ambulant de « bazar », c.à.d. de légumes.<br />

BÉBÊTE. - Bête. Dans le jargon des pêcheurs, " bébête ", c’est le requin, qu'on s'interdit de<br />

nommer par son nom propre : ça porterait malheur.<br />

BELMENTAIRE. - Probablement, corruption de "parlementaire". Interjection employée dans certains<br />

jeux pour solliciter un répit, une trève. De là, le sens de répit, trève.<br />

BÉNITIER. – Tridacne, énorme mollusque bi valve.<br />

116


BÉTAIL. - Mollusque bivalve ressemblant à la clovisse (Venus Listeri.)<br />

BIGORNO. - Mollusque gastéropode, de la famille des ampulaires (Neutina lineolata.)<br />

BILIMBI. - Plante géraniacée, dont la baie est très jaune et très aigre (Averrhoa Bilimbi,)<br />

BOIS JACOT. - Plante médicinale. (Imbucano coriacea.) .<br />

BOÎTE – Zut !<br />

BONAVINI. – A la bonne-avenue, c.à.d., comme cela vient, à l'aventure, sans réflexion, à tort et à<br />

travers.<br />

BOSSER SEC.- Se taire.<br />

BOUCHE. - " Mettre la bouche ", c'est porter malheur, volontairement ou non, en prévoyant à<br />

haute voix une calamité possible. Avoir "la bouche-cabri", c'est être jettatore, porte-<br />

malheur.<br />

BOUETTEUR. - Petit poisson qui enlève la bouette à petites bouchées, sans se laisser prendre.<br />

BOULBOUL. - Voir « Oiseau Regnard ».<br />

BOULETANGUE ou BOUVETAN. - Poisson difforme, à la bouche hideuse. Le nom<br />

s'applique à plusieurs espèces (Tetraodon argentus, Triodon bursarius, diodon<br />

orbicularis, etc.)<br />

BOURSAC. – Sac ; curieuse combinaison patoise de bourse et de sac.<br />

BOURSAILLER OU BROUSSAILLER. - Secouer d'importance.<br />

BRÈDES. - Herbes potagères, jeunes pousses de certaines plantes que 1'on cuit à l'eau.<br />

CABAILLE. - Veste très ample, surtout portée par les Chinois. Peut-être corruption de camail ?<br />

CÂBLE. - Pour le pêcheur créole, comprend 1'ancre (grosse pierre, bloc de fer) et la corde qui y<br />

est attachée.<br />

CABOT-LENDORMI. - Crétin, idiot, ou même bon-à-rien.<br />

CADOQUE. - Plante sarmenteuse, de la famille des légumineuses : (caesalpina bonducella).<br />

CAIL-LOUCHE. - Louche ou bigle; par extension: borgne, car le patois n'a pas de mot propre à<br />

désigner cette dernière infirmité.<br />

CAMILA. - Epicier chinois. On assure que c'est un quolibet, moquant la façon dont le Chinois,<br />

incapable de prononcer les r, dit " camarade".<br />

CAMPEMENT. - Maison rustique, généralement couverte de chaume, où l'on passe un court séjour à<br />

la mer ou à la forêt.<br />

CANAPÉ. - "Poser canapé", .C'est s’installer, s'inviter sans en être prie.<br />

CANDIOC. - Fretin.<br />

117


CANEÇON. - Caleçon, pour pantalon ".<br />

CANGE. – Ce mot a, deux significations bien distinctes: 1o. Jeu : les osselets, que l'on joue ici<br />

généralement avec des coquilles de gauri: 2o. Empois : en tamoul candji, c'est l'eau qui<br />

a servi à la cuisson du riz, par conséquent une eau d’empois. Cuire le riz « en cange »,<br />

c'est le cuire avec toute son eau, c.à.d. en crême.<br />

CANGÉ. - Empesé ; « poche cangée, » poche empesée, collée par l'emplois, et qui, par conséquent,<br />

ne peut contenir même un sou.<br />

CAPER. – Manquer l’école ou le travail, sans raison valable.<br />

CAPORE. - Anciennement, esclave adolescent, obtenant les plus hauts prix sur le marché ;<br />

aujourd'hui, gars solide, costaud. - Mot portugais, dit-on.<br />

CARAILLE. - Indien, karaï ; marmite en fonte, sans pieds, et de forme hémisphérique ; elle<br />

est surtout employée des Indiens.<br />

CARCASSAIL. – Petit crabe (Grapsus strigosus.)<br />

CARlA. - Termite (Tamoul, Kariann) ; figurativement, amoureux qui tourne autour des filles<br />

comme le termite autour de la lampe ; jeune homme, éphèbe.<br />

CARY. - Mot Indien, désignant un mets indien très richement et très fortement condimenté.<br />

CASH. - (Anglais ?) Monnaie de billon, valant deux centièmes de roupie ou deux "sous" locaux.<br />

CASIER. - Nasse en bambou tressé.<br />

CASSEBOL. - Insecte mantidé très repoussant; la superstition populaire vent que vous n'y puissiez<br />

toucher, sans encourir la peine de laisser tomber de vos mains, le même jour, quelque<br />

pièce de vaisselle, qui se brisera (Mantis prasina.)<br />

CASSE-DANS-GRAPPE. - Cueilli à la grappe, c.à.d. mûri sur l'arbre, succulent ; par extension,<br />

excellent, hors-pair.<br />

CASSE-LA-CASE. - A tout casser, c.à.d. à tout dépasser: supérieur à tout, hors-pair. .<br />

CATÉRA. - Sortilège, maléfice.<br />

CAUSER. - En patois, parler.<br />

CHAMAILLE. - Forme patoise de "chamaillerie."<br />

CHERCHER LA TÊTE DE LA MORUE. - Chercher l'impossible, midi à quatorze heures - parce<br />

que la morue salée est acéphale et qu'un noir de Maurice n'a conséquemment jamais vu<br />

une tête de morue.<br />

CHIENDENT-PATTE-POULE. - Plante médicinale (Eleusine indica.)<br />

COMME-ÇA-MÊME. - Pour rien; ou encore : au hasard, sans propos délibéré.<br />

COMPÈRE. - Nom de l'épicier chinois.<br />

118


CONDÉ. - Mouchoir étroitement noué autour de la tête; ce mot veut dire aussi huppe, en s'ap-<br />

pliquant à un oiseau.<br />

COQUILLE-A-BAS ou COQUILLE A RAVAUDER: -coquille polie qui remplace l'oeuf à<br />

repriser : Sorte de porcelaine (Cypraea tigrina)<br />

CORDONNIER. - poisson assez commun (Rhumbotidus triostigus.)<br />

CORINGHEE. - (Prononcez "Coringuy"). Nom abusivement donne ici à tous les Indiens Télougous.<br />

(Etymologiquement : singe).<br />

COUQUE. - Cache-cache. Les enfants, au lieu de "Coucou ? - Ah! le voilà !" disent ici.<br />

"Couque?... Ah-là li-là!"<br />

COUROUPA. - Escargot; d'après M. Louis Vaunois, c'est "le court-pas"; dans certains dialectes<br />

nègres, lion se dit coudjoupa? … (Achatina ponderosa) .<br />

COURTA. - Porte-gorge simplifié, d'une seule pièce.<br />

CRACHERCOTON. - .Avoir la bouche sèche, au point que le peu de salive qui vous reste ressemble<br />

à du coton ; cela arrive aux " soiffeurs " ou aux bavards.<br />

CRÉOLE. - En patois, ce mot a pris un sens restreint et péjoratif, une valeur de discriminant<br />

social: il s'applique exclusivement à un homme ou une femme de couleur, appartenant<br />

au prolétariat.<br />

DÉFINT-TERRIB'. - "Défunt-Terrible,’’ ou "feu Terrible", personnage légendaire tenant du Baron<br />

de Crac et de Croquemitaine.<br />

DÉGAGER : - En patois, se dépêcher.<br />

DÉROBER : - En patois, épater, boucher un coin.<br />

DILHOUILE. - De l'huile ; être dilhouile, c'est être ivre.<br />

DOCTEUR-POULES. - Terme de mépris, désignant le rebouteux.<br />

DOUBOUTER OU DIBOUTER. - Se tenir debout.<br />

ENTOURAGE. - Grille ou mur de clôture, séparant de la rue la Cour d'une maison urbaine.<br />

FAILLE-FAILLE. - Répétition de « failli »: qui ne vaut pas grand' chose.<br />

FAMILLE. - Un famille, c'est un parent ou un allié.<br />

FANDIA. - Fougère arborescente; le tronc atteint de grandes dimensions; creusé, il constitue des<br />

vases poreux, très avantageux pour la culture des plantes d'ornement. - (Cyathea<br />

119


excelsa; à la Réunion, on dit " fanjan ").<br />

FANER. - Répandre, disperser; par extension, s'applique à un groupe, à une foule qui se disperse ;<br />

par extension au 2me degré, fuir individuellement; se confond, dans cet emploi, avec "<br />

vaner ".<br />

FANGOUNI. - Faire fangouni, faire des cérémonies.<br />

FILAO. - Grand arbre emplumé de fines aiguilles bruissantes, ornement de toutes nos plages.<br />

(Casuarina equisetifolia).<br />

FITER. - Corruption de " affûter ".<br />

FLÈCHE. - Nom local du lance-pierre ou fronde.<br />

FOUCAT. - Diminutif patois de fou.<br />

FRAMBOISE-MARRONNE. -Plante sarmenteuse envahissante, à féroces aiguillons. (Rubus<br />

molucanus). Nos voisins les Réunionnais l'appellent " Vigne sauvage ", et les Indiens,<br />

« piquants-loulou », c.à.d. "piquants-loups," car le loup, inconnu à Maurice, répand tout<br />

de même la terreur dans tous les contes populaires.<br />

FRANC. - Dans quelques vieilles expressions : 15 francs, 25 francs, le franc est pris comme<br />

équivalent de la livre, soit 20 centièmes d'une roupie.<br />

FRANGUER. - Harponner.<br />

FRÈME. – Pour "ferme ", inversion fréquente autrefois, de plus en plus rare dans le patois contemporain.<br />

GADJIAC. - Sorte de hors-d'oeuvre grossier, salé, très épicé, qu'offrent gratuitement certains taverniers,<br />

soucieux d'intensifier la soif de leur clientèle.<br />

GAGA. - Bouche bée –épithète aussi appliquée aux bègues.<br />

GALLE. - Gaule, perche utilisée pour la manoeuvre.<br />

GANDIA. - Mot hindoustani: chanvre indien ; par métaphore, caprice, saute d'humeur, lubie<br />

comme pourrait en éprouver un fumeur de gandia.<br />

GAULETTE. - Mesure de longueur: 12 à 15 pieds de roi - aussi mesure agraire.<br />

GAURI. - (De l'indien gauri, petite monnaie).<br />

Coquille qui sert de monnaie dans certaines contrées africaines. (Cypraea annulus).<br />

GIRAUMON. - Citrouille. (Cucurbita pepo).<br />

GONI. - (Mot indien) grossier tissu de jute ; sacs faits de ce tissu, pour l'emballage du sucre,<br />

des grains.<br />

GRAND-DILEAU. - Grande-eau - grosses légumes.<br />

120


GRAND-GALOP. - Race de fourmis rouges, à longues pattes.<br />

GRATTELLE. - Méduse, dont l'action sur 1a peau est très irritante.<br />

GRIS-GRIS. - Amulette, talisman ; par extension, sortilège.<br />

GROS POISSONS MANZENT DANS TARD. - Tout vient à point à qui sait attendre.<br />

GUINE. - Mot bizarre, employé seulement dans l'expression p'tit-guine, très petite quantité, très<br />

peu.<br />

GUETTER: - En patois, regarder ou même voir sans idée de surveillance.<br />

HISSER LA CORDE. – Mystifier<br />

HORNI. – Voile des Indiennes.<br />

JEUNE-GENS. - Jeune homme, célibataire.<br />

LABOUR-BATTALION. - Bataillon d'ouvriers et manoeuvres militaires recrutés pendant la<br />

Guerre et expédiés en Mésopotamie.<br />

LAFFE. - Poisson à piqûre extrêmement venimeuse; la légende veut que l'intensité de la douleur<br />

provoquée par cette piqûre suive le rythme des marées. (Synunceia bracchiata).<br />

LANGOUTI. - Pièce de toile que l'Indien non "créolisé" s'enroule aux reins et entre les jambes. -<br />

Langouti dans pignon-d'Inde, se dit d'un homme qui a grand'peur.<br />

LANGUE-DE-BOEUF. - Correspond au français: "langue-de-cerf"; scolopendre. (Asplenium nidus).<br />

LASCAR. - Proprement, marin indien ; mais, à Maurice, Indien musulman; aussi grosse libellule,<br />

aeschne.<br />

LÉDENTS BÊTES. - Rire hors de propos - aussi, rire Jaune.<br />

LESPRIT-ZACOT. - Par décision, pas plus réfléchi qu’un singe.<br />

LIANE-AURORE. - Liane f1eurissant en grosses grappes orange. (Bignonia venusta).<br />

LIANE-A-PANIERS. - Plante médicinale (Flagulana indica).<br />

LINGE : - En patois (et même dans la langue du Mauricien peu cultivé) est synonyme de<br />

vêtement.<br />

MADAME-CÉRÉ. – Non 1ocal du cyprin doré, poisson introduit à l’Ile de France par le naturaliste<br />

LIPOU-POULE. - «Pou-de-poule», parasite très petit, difficile à voir; par ellipse, un «lipou-<br />

poule,» c'est un chercheur de poux-de-poule, un esprit chagrin, tracassier.<br />

LIVRE. - Encore utilisé par les très vieilles gens, comme équivalent de 20 centièmes de roupies.<br />

LONGUANISTE. – pour "l'onguenniste", fabricant, marchand d'onguents - et, par extension, de<br />

remèdes mystérieux, de philtres, etc.<br />

121


LONGTEMPS : - En patois, anciennement.<br />

MACADAM. - Pierre cassée servant au macadamisage; aussi, nourriture pour les boeufs ; elle se<br />

compose de « têtes » ou jets de cannes, coupés en rondelles et cuits dans de la mélasse.<br />

MACASSETOI. - Corruption de "mo-a-casse-toi", je vais te casser, t'assommer. Boisson composée<br />

d'alcools grossiers et destinée à procurer une ivresse prompte et certaine.<br />

MACHOUARAN, - Petit poisson non_commestible, armé d'épines sur le dos. (Plotosus lineatus).<br />

Nicolas de Céré.<br />

MAFFE. - Spongieux, cotonneux.<br />

MAILLER. - Prendre, de n'importe quelle façon ; attrapper.<br />

Maïs POC-POC. - Grain de maïs éclaté au feu.<br />

MALANGUE. - Mal fichu.<br />

MALHÈR DOURMI, NA PAS GRATTE SO LÉDOS. - "Il ne faut pas réveiller le chat qui dort "<br />

MANGEUR-DE-POULES: - Oiseau de proie. (Tinnunculus punctatus).<br />

MANGOUAQUE. - Mollusque à bel et large coquille nacrée. (Fasciolana trapezium).<br />

MANIÈRE. - Voir « Qui manière ». MAP- Carte géographique ; mot anglais passé de l'école<br />

primaire au patois.<br />

MARGAUSE. - Légume très amer. (Momordica charantia). " Létemps margause ", c'est le<br />

temps amer de l'esclavage, le très vieux temps.<br />

MARIAGE DERRIÈRE LA CUISINE. - Mariage sans prêtre, concubinage on adultère.<br />

MARQUÉ. - Sou marqué: ancienne monnaie fiduciaire équivalant à 3 centièmes de roupie.<br />

MARTIN. - Oiseau indigène (acridothus tristis).<br />

MASSAL : -En hindoustani, torche.<br />

MATAPANER: - De matapan, qui signifie loup-garou; matapaner quelqu'un, c'est lui jouer une<br />

scène de loup-garou, le mystifier; par extension, le tourner en ridicule.<br />

MATIAPA. - Homme de rien.<br />

MAZINER. - Imaginer, penser, considérer.<br />

MOFINE. - Mauvaise chance, malheur. Aussi, chose tabouée au porte-malheur ; - par extension,<br />

prodige.<br />

MONNAIE. - En patois, a le sens général de " argent, espèces ".<br />

MORUE. - Voir "Chercher la tête de la morue", au mot "chercher".<br />

MOUCHE-JAUNE. - Guêpe. (Polistes helyacus).<br />

MOUILLAGE : - En patois, non seulement l'endroit où l’on mouille, mais aussi l'ensemble des<br />

engins qui servent à mouiller.<br />

122


MOURGATE. - Seiche ou sépia.<br />

MULTIPLIANT. - Banyan ou figuier-banyan.<br />

NAIL. - (Probablement l'anglais nail, clou). La pointe de la toupie ; jeu de toupie, où chacun<br />

des joueurs s'efforce d'atteindre du nail la toupie de son adversaire.- Dans la langue<br />

courante, nail signifie : pierre lancée dans le jardin d'autrui, pointe.<br />

NOIRETÉ. - Obscurité. Les vieux noirs disent aussi le " fait-noir ".<br />

OISEAU-REGNARD ou BOULBOUL. - Oiseau à huppe, introduit par M. Gabriel<br />

Regnard, on l'appelle aussi "Condé" à cause de sa huppe (Pycnonotus jocosus).<br />

OURITE OU AURITE. - Pieuvre. (Octopus vulgaris). .<br />

PAGLA : - Fou, en hindi.<br />

PAS GÉOMÉTRIQUES. - Bande littorale de 50 "pas géométriques" de largeur, inaliénablement<br />

réservée au Domaine, pour les besoins de la défense de l’île.<br />

PEILLE. - Prononciation patoise de "pays", Il y a, d'une part, peille Maurice et, d'autre<br />

part, l'aut'peille, tout ce qui n'est pas Maurice.<br />

P'END-GARD. - Corruption de "prends garde": d'abord interjective, cette locution est<br />

arrivée, tout en conservant ce premier emploi à acquérir aussi une valeur<br />

conjonctive : de peur que, même prépositive : de peur de.<br />

PIASTRE: - 2roupies.<br />

PIED-Z-ARB'. - Pied d'arbre, (comme on dit ‘un pied de letchi’)-arbre.<br />

PIGNON D'INDE. - Arbuste dont la baie a de violentes propriétés purgatives. (Jatropha Curcas).<br />

PION : - En hindi, messager; à Maurice, ce mot s'emploie au sens administratif anglais:<br />

planton, garçon de bureau.<br />

PLAT-CARRÉ. - Jeu dérivé de l'abaque; les pions sont de petits cailloux noirâtres et des débris<br />

de matière blanchâtre quelconque: platras, coquilles, etc.<br />

PLYING-BOATS. - Embarcations qui font le service de la rade de Port-Louis; très curieuse<br />

étymologie: ces bateaux ont des licences "for plying in the harbour", pour circuler<br />

dans le port.<br />

POCPOC: - Voir "Maïs".<br />

POINTÈR: - Pointeur, celui qui pousse sa pointe, qui fait la cour à une jeune fille.<br />

PORT: - Le "Port", ou ‘au-Port’, c'est Port-Louis, chef-lieu de 1'île ; dans des milieux plus<br />

affinés, Port-Louis, c'est "la ville ".<br />

QUI-MANIÈRE: - De quelle manière, c-à-d. à quel point, comment. Expression élastique<br />

123


qui a aussi le sens de: "comment vont les affaires ? Quelles nouvelles ?"<br />

QUIQUEFOIS : - Quelquefois; en patois, synonyme de " peut-être ".<br />

RAQUETTE : - Cactus épineux, à feuilles ovales. (Opuntia tuna).<br />

RISSER : - Hisser - tirer.<br />

ROCHE-CARRY: - Pierre plate sur laquelle on écrase et triture les épices nécessaires à la confection<br />

d'un cary ; le rouleau de pierre qui sert au malaxage s'appelle le baba, l'enfant de la<br />

roche-cary.<br />

RÔDER: - En patois, chercher.<br />

SAGAILLER. - Sens actuel, corriger, bousculer ; probablement, poursuivre zagaïe en main, la zagaïe<br />

(localement, sagaïe) étant l'attribut des gardiens, des contremaîtres.<br />

SI-PAS, MOI. - Je ne sais pas, moi ! - J'ai une idée confuse, vague, que cette chose sera ou ne sera pas.<br />

SIRANDANE. - Énigme, généralement très pittoresque, que les Noirs aiment se poser; par extension,<br />

langage imagé, allusif ou obscur.<br />

SOLDAT. - Bernard-l'hermite ou pagure.<br />

SOÛLER SON BON TEMPS. - Carpere diem, profiter des jours heureux.<br />

STANDARD: - Terme scolaire, équivalent de ‘classe’, dans le jargon officiel.<br />

STÉVIDORE : - Anglais stevedore : manoeuvre employé à la manutention à bord des navires.<br />

TACHER: - S'attacher, suivre au poursuivre avec insistance.<br />

TAILLER: - En patois, courir vite, se dépêcher.<br />

TAMBAVE: - (Malgache, tambavi, maladies de la première enfance): athrepsie, gastro-entérite<br />

chronique des bébés.<br />

TAQUÈR. - Attaqueur : voleur de grand-chemin, détrousseur.<br />

TANDISS: - Tandis que, au lieu que.<br />

TAZAR. - Poisson carnivore. (Aprion virescens.)<br />

TÊTES-DE-RIZ. - Grains brisés, qu'on élimine avant la cuisson,<br />

TIN-POT: - (Anglais): pot ou boîte à couvercle, en fer-blanc, servant à porter le repas aux champs.<br />

TÔLE. - Vase cylindrique en tôle, ayant contenu de la peinture, de l'huile de lin.<br />

TOUQUE. - Synonyme de tôle, ci-dessus.<br />

TOURLOUROU. - Petit crabe blanc des sables.<br />

VACARNER. - Corruption probable de vacarrner, faire du vacarme, faire les cent coups. Sens affaibli,<br />

aujourd'hui : rôder, vagabonder.<br />

124


VARANGUE: - Vérendah, galerie ouverte ou vitrée.<br />

VEILLÉE: - En patois, le sens est restreint à celui de veillée mortuaire.<br />

VIELLE-FILLE. - Buisson épineux et envahissant; nos voisins de la Réunion, plus galants et<br />

plus poétiques, l'appellent "corbeille-d'or". (Lantana camara).<br />

VOÏAZE: - Voyage ; c'ène voïaze-là, cette fois-ci.<br />

ZACOT. - Jacquot, nom populaire du singe. "Zacot napas guette so laquée " : le singe ne<br />

regards pas sa propre queue-on voit la pai1le dans l'oeil du voisin etc…- Voir<br />

aussi: "l’esprit".<br />

ZANGARNA. - (Corruption de Jaggernaut): boudhiste, adepte des rites de Jaggernaut et, par<br />

extension, païen, non-chrétien - voire, mauvais chrétien.<br />

ZÉZÈRE. - Amoureux ou amoureuse ; prétendant, galant.<br />

NOTE : - J'ai puisé la plupart des noms scientifiques de plantes dans "Les Plantes Médicinales de<br />

l'Ile Maurice" du Dr. Daruty de Grandpré; pour les végétaux que je n'ai pas trouvés en ce<br />

recueil et pour tout ce qui a trait à la faune coloniale, j’ai eu recours à mon savant ami, le<br />

naturaliste Donald d'Emmerez de Charmoy que je remercie bien sincèrement de son aide<br />

efficace.<br />

125


TABLE<br />

Chapitre l. -Grand-Guèle ... … 4<br />

Chapitre ll. -Becca … ... 10<br />

Chapitre III. -Coup-de-Vent … … 14<br />

Chapitre lV -Le Piquant d'Oursin 24<br />

Chapitre V. –LaMarée ... … … 32<br />

Chapitre Vl. -Manquénapas compté 36<br />

Chapitre Vll. -La Somnambule … 38<br />

Chapitre Vlll.-Houle de Fond ...... … 61<br />

Chapitre lX. -Le Petit ... … … 67<br />

Chapitre X. -Samy ....... … … … 73<br />

Chapitre Xl. -Samy grandit ... ....... 86<br />

Chapitre Xll. -Un Métier … 92<br />

Chapitre Xll. –Quincois ... ........ 94<br />

Chapitre Xl. -Au Fil des Jours ......... … 101<br />

Chapitre V. -La Passe Destoc ........ … 105<br />

Chapitre XV1. - ? ... … … … 112<br />

Chapitre XVll. -La Terre aux Sidonie 112<br />

Glossaire … … … … … 116<br />

126


ACHEVÉ D'IMPRIMER<br />

LE 8 MARS 1926 PAR<br />

T. G. P. & S. CY. LD.<br />

Th, Esclapon,Administrateur.<br />

127

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!