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Dervin, F. (2006 c).

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ARTICLES<br />

TEMPS ET IDENTIFICATIONS<br />

VAGABONDES : LE CAS DES<br />

ÉTUDIANTS EUROPEENS EN<br />

FINLANDE<br />

Obstacles aux échanges européens<br />

Fred DERVIN *<br />

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le<br />

sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais<br />

plus » 1 . « Qu’est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de<br />

l’expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir même<br />

en pensée assez nettement pour exprimer l’idée qu’il s’en fait ? » 2 .<br />

Tout comme Saint Augustin dans ses Confessions, de nombreux<br />

penseurs ont sondé les mystères du temps et ont tenté de les expliquer.<br />

Dans la vie de tous les jours, expliquer notre temps, nos représentations<br />

sur celui-ci, mais aussi sa gestion, ne sont pas des activités<br />

coutumières. Néanmoins, dans certains contextes, comme celui de<br />

rencontres interculturelles, cette occupation est banale : elle permet<br />

de donner des indices sur ses habitudes (culturelles ?), de se définir,<br />

de se défendre (mon temps est meilleur que le tien) et d’évaluer la<br />

perception que nous avons du temps de notre interlocuteur.<br />

Nous proposons d’examiner, dans cet article, à la fois les représentations<br />

mentales du temps des individus et les représentations interculturelles<br />

qu’il peut engendrer lors de rencontres dans le cadre d’une<br />

mobilité bien spécifique : la mobilité académique 3 . Des<br />

programmes d’échanges universitaires de l’Union européenne,<br />

Erasmus est celui qui permet le plus à des étudiants de se déplacer<br />

* Enseignant-chercheur en études françaises, Université de Turku, Finlande.<br />

1. SAINT AUGUSTIN, Les confessions, L.11, chap. XV.<br />

2. Ibidem.<br />

3. Cf. DERVIN, Fred ; ROSA, Esmeralda Lopes, Research on academic mobility : an overview, list of<br />

researchers and bibliography, Turku : Department of French Studies, University of Turku, <strong>2006</strong>, 80 p.<br />

Migrations Société


2<br />

Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

en Europe (plus de 100 000 par an). Au vue de la popularité du<br />

programme et du bras-sage y afférent, il semble qu’une grande<br />

réflexion sur les modalités de réalisation et de préparation aux<br />

rencontres interculturelles s’avère dès lors indiscutable 4 .<br />

Nous travaillons depuis quelques années sur maintes thématiques<br />

liées au phénomène du séjour Erasmus : définition et évaluation de<br />

compétences interculturelles 5 , amitiés et mobilité estudiantine 6 et<br />

identifications multiples et tribalisme 7 . Il semblerait que le discours<br />

développé sur le temps par les étudiants faisant leurs études à<br />

l’étranger puisse permettre une analyse qui ferait la synthèse de ces<br />

thématiques. Nous proposons donc dans cet article de nous<br />

concentrer sur les représentations liées au temps ; aussi posons-nous<br />

les questions de recherche suivantes à partir d’étudiants français<br />

Erasmus en Finlande :<br />

— comment définissent-ils le temps qu’ils vivent au quotidien dans<br />

le pays d’accueil ?<br />

— les représentations mentales et sociales du temps dans le discours<br />

des étudiants contribuent-elles à la mise en avant, voire à la formation<br />

d’identité(s) et d’altérités (les leurs et celles des autres) ?<br />

Temps et altérité<br />

Temps pluriel<br />

Le temps contemporain, “hypermoderne” («l’exacerbation, la<br />

radicalisation de la modernité » 8 ), vécu par chacun est modelé par<br />

la pluralité, la « bigarrure ». Ce temps est invisible aux sens 9 et doit<br />

4. Cf. ANQUETIL, Mathilde, Mobilité Erasmus et communication interculturelle : une rechercheaction<br />

pour un parcours de formation, Bern : Peter Lang Verlag, <strong>2006</strong>, 342 p.<br />

5. Cf. DERVIN, Fred, “Définition et évaluation de la compétence interculturelle en contexte de<br />

mobilité : ouvertures”, Moderna Språk, n° 1, 2004. pp. 66-76.<br />

6. Cf. DERVIN, Fred, “Faire l’amitié interculturelle : perseverare diabolicum ?”, Migrations Société,<br />

vol. 17 n° 97, janvier-février 2005, pp. 79-91.<br />

7. Cf. DERVIN, Fred, “Mascarades estudiantines finlandaises”, Langues Modernes, n° 1, 2007 (à<br />

paraître). Voir également DERVIN, Fred, Identité(s) et altérité(s) : un exemple de liquidité<br />

énonciative dans le discours d’étudiants Erasmus français en Finlande, Turku : Publication de<br />

l’Université de Turku, à paraître à l’automne 2007.<br />

8. AUBERT, Nicole (sous la direction de), L’individu hypermoderne, Ramonville : Éd. Erès, 2004,<br />

320 p. (voir p. 15).<br />

9. Cf. ELIAS, Norbert, Time : an essay, Oxford : Blackwell Publisher, 1992, 216 p.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

être discerné par le biais de divers indicateurs (horloges, calendriers,<br />

couleurs du ciel…). L’altérité, elle aussi, rythme nos relations au<br />

temps. En gros, on peut dire que notre temps se divise en cinq<br />

“temps” :<br />

— le temps codifié institutionnel (symbolisé par “GMT”, “CET”, les<br />

heures, les minutes, les décalages horaires, les jours, les années, etc.) 10 ;<br />

— le temps codifié national (celui d’un pays : horaires d’ouverture<br />

autorisée des commerces, des administrations ; fêtes officielles ;<br />

acceptation inconsciente de la ponctualité, du retard, etc. 11 ) ;<br />

— le temps spatial (temps et espace, durée) ;<br />

— le temps naturel (lié au lever et au coucher du soleil, etc.) ;<br />

— le temps historique : passé, présent, avenir (chronologie,<br />

diachronie) ;<br />

— le temps subjectif, individuel (ressenti par un individu, il va de<br />

pair avec la profession, l’âge, etc.).<br />

Temps, identifications et représentations dans les rencontres<br />

interculturelles<br />

« Voyez-vous, mon ami, ajouta Monsieur Bounderby, nous<br />

appartenons à cette sorte de gens qui connaissent la valeur du temps, et<br />

vous appartenez à cette sorte de gens qui ne connaissent pas la<br />

valeur du temps » 12 .<br />

Henri Tajfel rappelle que toute rencontre mène à une classification,<br />

à un assemblage de caractéristiques, d’identités et d’altérités aux uns<br />

et aux autres 13 . Ainsi, nous pouvons supposer que nous avons tous<br />

10. C’est le temps formel d’Edward Hall. Voir HALL, Edward, Le langage silencieux, Paris : Éd. du<br />

Seuil, 1959, 237 p.<br />

11. Cette idée est utilisée par exemple par les “interculturalistes” qui proposent des séminaires<br />

recettes aux hommes d’affaires afin de les entraîner à “rencontrer” l’autre. Nous rejetons cette<br />

approche qui est, à notre avis, trop déterministe. Voir l’étude de l’anthropologue suédois<br />

Tommy Dahlén sur ce phénomène, DAHLÉN, Tommy, Among the interculturalists : an emergent<br />

profession and its packaging of knowledge, Stockholm : Stockholm University Press, 1997, 219 p.<br />

12. DICKENS, Charles, Hard Times, New York : Bantam Books, 1981, 320 p.<br />

13. Cf. TAJFEL, Henri ; FRASER, Colin (Eds.), Introducing social psychology, Harmondsworth :<br />

Penguin Books, 1981, 490 p.<br />

Migrations Société<br />

3


4<br />

Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

des représentations, des stéréotypes liés à l’exploitation du temps que<br />

nous en faisons : il y a ceux qui sont à l’heure, ceux qui sont en<br />

retard ; ceux qui prennent leur temps, ceux qui sont stressés, etc. Il<br />

semble par conséquent que le temps soit un élément qui concoure à<br />

la création de stéréotypes, voire de préjugés quand il s’agit des<br />

endogroupes ou des exogroupes. Les hétéro-stéréotypes et les autostéréotypes<br />

(les représentations sur les autres et sur nous-mêmes) dont<br />

nous disposons sur le temps nous permettent soit de nous identifier<br />

aux autres (je fais comme mon “Même”), soit de nous différencier<br />

(l’Autre semble utiliser le temps différemment), et souvent, hélas !,<br />

de façon négative. Les représentations du temps peuvent également<br />

mener à l’ethnocentrisme 14 dans le discours.<br />

À l’étranger, dans notre pays, à la télévision, sur un forum internet,<br />

lorsque nous rencontrons un Paul, un Klaus ou une Habiba pour la<br />

première fois, c’est en fait à un stéréotype — acquis et renforcé à<br />

partir de connaissances ethnographiques — à qui nous avons affaire 15 .<br />

Ces connaissances, nous les avons acquises en amont par le biais<br />

des médias, des manuels d’enseignement de langues, de nos<br />

familles, de nos amis, de nos voyages touristiques “cocons”, etc. 16 .<br />

Toutes ces étapes dans notre perception d’autrui ont été réduites à un<br />

processus d’“adjectivisation” qui filtre nos rencontres 17 . Ceci<br />

transparaît à travers les discours stéréotypés, culturalistes, parfois<br />

xénophobes mais aussi xénophiles ambiants : par exemple, on entend<br />

souvent dire que les Français sont chaleureux, les Espagnols<br />

paresseux et les Finlandais timides.<br />

Le temps (ou les représentations mentales et interculturelles que<br />

nous avons sur les cinq temps mentionnés supra) contamine tout<br />

contexte de communication, qu’il soit intraculturel ou<br />

14. « L’ethnocentrisme implique une série de structures qui positionne notre propre culture<br />

comme le centre de production et de distribution de connaissance des autres cultures, qui lui<br />

sont à un certain degré périphérique », BENSON, Phil, Ethnocentrism and the English Dictionary,<br />

London : Routledge Publishers, 2001, 240 p. (voir p. 4).<br />

15. Cf. DERVIN, Fred, “Définition et évaluation de la compétence interculturelle en contexte de<br />

mobilité”, art. cité.<br />

16. Cf. BYRAM, Michael ; ZARATE, Geneviève ; NEUNER, Gerhard, Sociocultural competence in<br />

language learning and teaching : studies towards a common European framework of reference for<br />

language learning and teaching, Strasbourg : Council of Europe, 1997, 122 p. (voir p. 47).<br />

17. Cf. ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, Former et éduquer en contexte hétérogène, Paris :<br />

Éd. Anthropos, 2003, 226 p. (voir p. 14).


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

“interculturel” 18 . Nous mettons le terme “interculturel” entre<br />

guillemets car, comme l’affirme Martine Abdallah-Pretceille, parler<br />

de communication interculturelle est tautologique 19 : actuellement, et<br />

de façon exponentielle, tout acte communicatif est interculturel si<br />

l’on considère que la multiplication des appartenances, de<br />

“l’émiettement” des identités et des signes identitaires est une<br />

réalité 20 . De ce fait, on peut affirmer qu’il n’y a pas que le facteur<br />

“nationalité” qui entre en ligne de compte, qui “conditionne” le<br />

temps, sa gestion et sa définition : on y trouve aussi la personnalité de<br />

son utilisateur, le type d’interlocuteur, ses humeurs, les affinités entre<br />

les communicants (dominants/ dominés), les contextes de<br />

communication, etc. 21 . L’élément “nationalité” est bien sûr réducteur,<br />

déterministe, mais il est souvent mis en avant par les interlocuteurs<br />

(par exemple : « Je suis français, donc je suis en retard », ou bien : « Il<br />

est français, donc il va arriver en retard ») et permet aux protagonistes<br />

d’offrir une explication toute faite aux malentendus 22 .<br />

Le temps et les images que nous en avons (chacun semble<br />

savoir quelle pratique temporelle est acceptable ou pas) peuvent<br />

alors de-venir des filtres de communication si la variable<br />

“nationalité” est uni-quement prise en considération 23 . Les cinq<br />

temps peuvent entraîner des malentendus, des confusions parmi les<br />

interlocuteurs, mais aussi des calques (on essaie de copier le temps<br />

de l’étranger, adroitement ou non) et l’hypercorrection (on copie les<br />

habitudes temporelles de l’Autre de façon incorrecte). On peut donc<br />

arguer que notre gestion du temps, surtout en contexte interculturel<br />

18. Cf. KLUCKHOHN, Florence Rockwood ; STRODTBECK, Fred L., Variations in value orientations,<br />

Evanston : Row, Peterson, 1961, 437 p.<br />

19. Cf. ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, Vers une pédagogie interculturelle, Paris : Éd. Economica,<br />

1997, 222 p.<br />

20. Voir la recherche postmoderne ou les idées de Michel Maffesoli résumées dans MICHAUD,<br />

Yves (sous la direction de), La société et les relations sociales, Université de tous les savoirs,<br />

vol. 12, Paris : Éd. Odile Jacob, 2002, 222 p. (cf. p. 96).<br />

21. Cf. GRIZE, Jean-Blaise, Logique naturelle et communications, Paris : Presses universitaires de<br />

France, 1998, 161 p. ; LINELL, Per, Approaching dialogue : talk, interaction and contexts in<br />

dialogical perspectives, Amsterdam : John Benjamins Publishing Company, 1998, 330 p.<br />

22. Nous avons démontré ailleurs comment la culture nationale peut servir de Deus ex machina.<br />

Voir DERVIN, Fred, “Podcasting and intercultural imagination : othering and self-solidifying around<br />

tapas and siesta”, Journal of Culture, Language and Representation, n° 4, à paraître.<br />

23. Cf. GÜNTHER, Susanne ; LUCKMANN, Thomas, “Asymmetries of knowledge in intercultural<br />

communication : the relevance of cultural repertoires of communicative genres” in : DI LUZIO,<br />

Aldo ; GÜNTHNER, Susanne ; ORLETTI, Franca (collected by) Culture in communication : analyses<br />

of intercultural situations, Philadelphia : John Benjamins, 2001, pp. 55-87 (voir p. 62).<br />

Migrations Société<br />

5


6<br />

Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

(au sens générique), contribue au déroulement (bon ou mauvais) des<br />

actes communicatifs (par exemple le retard d’un interlocuteur peut<br />

agacer l’autre).<br />

Temps et mobilité académique<br />

Le contact direct même permet, contrairement aux idées reçues,<br />

d’aviver les stéréotypes liés au temps. Puisque notre étude porte sur<br />

les étudiants en séjour à l’étranger, il serait souhaitable de “fouiller”<br />

dorénavant le temps de l’étranger dans un pays d’accueil. La sociologie<br />

de l’étranger du siècle dernier l’a bien souligné : l’étranger a<br />

son propre temps codifié, un temps différent du natif, et il doit, a-ton<br />

dit, s’adapter au temps “autre”. En outre, et nous faisons référence<br />

ici à Alfred Schütz, «aussi, du point de vue du nouveau groupe,<br />

l’étranger est toujours un homme sans histoire » 24 . L’étranger est<br />

donc un homme sans passé qui ne vit qu’au présent et pour<br />

l’avenir… surtout aux yeux de l’Autre. Son passé étant “invisible”,<br />

l’Autre a du mal à le classer, à le saisir. Son présent est épaissi en<br />

événements (tout est nouveau et mène à des rites de passage),<br />

l’avenir est incertain (va-t-il rester dans le pays d’accueil ? repartir ?).<br />

Michel Maffesoli écrit : « Il est [l’étranger] le vagabond en puissance,<br />

et peut repartir à tout moment, en rompant les liens qu’il a tissés » 25 .<br />

Ainsi, le temps historique de l’étranger “inquiète” l’Autre. Enfin,<br />

l’étranger est perçu comme vivant entre deux temps : celui de son<br />

pays d’origine et celui du pays d’accueil. Julia Kristeva explique<br />

d’ailleurs que la raison pour laquelle il y a une méfiance envers<br />

l’étranger, c’est qu’il n’a pas véritablement “abandonné” sa patrie et<br />

les caractéristiques qu’il y a acquises 26 .<br />

Il y a eu, cependant, une évolution depuis les écrits fondateurs de<br />

la sociologie de l’étranger. La recherche postmoderne montre que<br />

tout être social, au XXI e siècle, est susceptible d’être étranger à tout<br />

moment 27 . Ainsi, les pressions d’adaptation, d’intégration à une<br />

société étrangère sont moins marquées : l’étranger peut vivre dans<br />

24. SCHÜTZ, Alfred, L’étranger, Paris : Éditions Allia, 1966, 77 p. (voir p. 20).<br />

25. MAFFESOLI, Michel, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris : Éd. Le Livre de Poche,<br />

1997, 181 p. (voir p. 129).<br />

26. Cf. KRISTEVA, Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris : Éd. Fayard, 1988, 293 p.<br />

27. Ibidem ; HARMAN, Lesley, The modern stranger : on language and membership, Berlin : Mouton<br />

de Gruyter Press, 1988, 182 p.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

un pays étranger sans qu’il ait véritablement de contacts, de pressions<br />

provenant des “natifs”. La gestion du temps de l’étranger le précède<br />

toujours (surtout si l’on connaît sa nationalité), puisque l’Autre pense<br />

savoir quels rapports celui-ci entretient avec le temps. Mais l’étranger<br />

n’est pas obligé de prendre cela en considération et il peut vivre sa<br />

vie au(x) temps qu’il souhaite (de toute façon, l’étranger ne peut pas<br />

devenir comme l’Autre sauf dans son imaginaire). Sans entrer dans les<br />

détails, une allusion sera faite ici aux nouvelles technologies (internet,<br />

téléphone portable, télévision numérique…) qui concourent, sans<br />

aucun doute, à ce changement.<br />

D’après ce que nous venons d’énoncer et des résultats tirés d’études<br />

antérieures 28 , nous pouvons émettre l’hypothèse que les étudiants<br />

Erasmus de notre étude restent, par conséquent, dans un cadre<br />

temporel influencé par le contexte d’étrangéité en Finlande. Il est<br />

aussi à prévoir qu’ils tombent dans le piège du stéréotype quand ils<br />

parlent du temps finlandais car, comme nous l’avons signalé, le temps<br />

est en réalité source de discours.<br />

Identité(s) et perception du temps interculturel<br />

franco-finlandais<br />

« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » 29 .<br />

Nous pouvons désormais nous interroger sur la question<br />

suivante : Quelles sont les représentations croisées des Finlandais et<br />

des Français sur le temps français et le temps finlandais ? L’intérêt<br />

d’un survol de cette interrogation est d’exposer des éléments qui, selon<br />

nos hypothèses, vont ressortir lors de l’analyse, même si les<br />

contextes de rencontres interculturelles proposés ici diffèrent de<br />

celui des étudiants Erasmus. Afin de répondre à cette question, il<br />

nous a semblé juste de solliciter des étudiants finlandais de première<br />

28. Voir les résultats des nombreuses enquêtes : MEARA, Paul, “The year abroad and its effects”,<br />

Language Learning Journal, n° 10, 1994, pp. 32-38 ; COLEMAN, James A., Studying languages :<br />

a survey of British and European students. The proficiency, background, attitudes and motivations of<br />

students of foreign languages in the United Kingdom and Europe, London : Centre for Information<br />

on Language Teaching and Research, 1996, 205 p. ; TAAJAMO, Matti, Ulkomailla opiskelu –<br />

kulttuurinen kehitystehtävä [Études a l’étranger – un exercice d’apprentissage culturel],<br />

Jyväskylän yliopisto : Koulutuksen tutkimusslaitos, 1998, 108 p.<br />

29. MONTAIGNE, Essais, 1580-1595, Livre II, chap. 12, Paris : Éd. Gallimard, La Pléiade, p. 515.<br />

Migrations Société<br />

7


8<br />

Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

année de français à l’université finlandaise sur le temps “français” et<br />

d’aller voir du côté des écrits en français ce qui est dit à propos de la<br />

Finlande.<br />

Le dernier livre “document” sur la Finlande a été écrit par<br />

Philippe Guicheteau, un Français qui vit à Helsinki, et qui s’intitule<br />

Courrier de Finlande. L’auteur écrit : « Le temps est un concept<br />

objectif en Finlande, une sorte de ligne graduée sur laquelle le<br />

présent se déplace comme un stylo sur une règle […]. Dans cette<br />

conception du temps, le retard est une faute consistant à laisser<br />

l’autre dans la solitude. En règle générale, les Finlandais sont<br />

patients mais ne tolèrent pas le retard […]. Pas de doute que chez<br />

nous aussi le temps est une mesure, dans le monde du travail en<br />

particulier, car il faut bien gérer les rapports, organiser des<br />

réunions à une heure et d’une durée précises. Mais en dehors de<br />

ces obligations-là , le temps me semble surtout une sorte de grand<br />

sac au volume plus ou moins défini dans lequel nous logeons ce que<br />

nous voulons, comme nous l’entendons. Autrement dit, le temps est<br />

un outil dont nous nous équipons en cas de besoin. Sinon nous le<br />

rangeons. Tout se passe comme si le temps nous appartenait ; il<br />

devient alors ductile, ce que les Finlandais me paraissent<br />

ignorer » 30 .<br />

Philippe Guicheteau, tout en parlant du temps finlandais, donne<br />

des indications sur ses représentations du temps “à la française” (le<br />

retard, la souplesse) et fait preuve d’ethnocentrisme (il fait une comparaison<br />

entre “eux” et “nous”). Ces mêmes représentations se<br />

retrouvent dans les réponses à la question que nous avons posé à dix<br />

étudiants finlandais de première année en études françaises qui<br />

n’avaient pas visité la France : « Comment percevez-vous le temps “à<br />

la française” ? » :<br />

— « Ils [les Français] sont souvent en retard, ce qui est une question<br />

de la [sic] culture » ;<br />

— « Le temps pour les Français est une conception souple : on faire<br />

[sic] ça si on a le temps, autrement on ne fait pas » ;<br />

— « Ils n’ont pas d’horaires stricts, ils sont toujours en retard » ;<br />

30. GUICHETEAU, Philippe, Courrier de Finlande, Sunnuntaikirjeitä Suomesta, Helsinki : Kustannusosakeyhtiö<br />

Tammi, 1999, 223 p. Le gras est de notre fait.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

— « Le temps est quelque chose “disponible” [sic] et plus flexible<br />

qu’en Finlande : ce n’est pas un crime d’être un peu en retard… » ;<br />

— « Pour les Français, je pense que le temps n’est pas aussi<br />

important que pour les Finlandais. Ce n’est pas grave s’ils<br />

n’arrivent pas à l’heure, ce n’est pas pareil qu’en Finlande » ;<br />

— «Ils font les choses plutôt quand ils veulent et plusieurs choses à la<br />

fois »;<br />

— «Les Français font peut-être beaucoup de choses en même temps,<br />

pendant que les Finlandais finissent l’une chose [sic] avant de<br />

commencer l’autre ».<br />

Ces regards croisés sur le temps de l’Autre montrent bien que le<br />

sujet peut être source de stéréotypes qui catégorisent les représentants<br />

des différents pays : le retard des uns et la ponctualité des autres irrite.<br />

Ainsi, le temps concourt à la construction et à l’expression d’une<br />

identité nationale imaginée.<br />

Le cas des étudiants français Erasmus en Finlande<br />

La vie Erasmus<br />

Élisabeth Murphy-Lejeune voit trois modalités d’apprentissage<br />

inter-culturel dans le cadre de la mobilité universitaire :<br />

l’observation, la participation et la communication explicite 31 . Ces<br />

trois modes influencent la perception que les universitaires faisant<br />

leurs études à l’étranger ont du temps.<br />

L’observation, mais aussi la perception de la société d’accueil,<br />

dans son sens large, en échange Erasmus est restreinte 32 .<br />

Effectivement, l’étudiant ne touche qu’à certaines sphères limitées de<br />

celle-ci. En bref, il a accès à des situations fermées 33 telles que<br />

31. Cf. MURPHY-LEJEUNE, Élisabeth, “La formation à l’interculturel par l’interculturel”, in : BARBOT,<br />

Marie-José ; GRANDMANGIN, Michèle (sous la direction de), De nouvelles voies pour la formation,<br />

Paris : Association de didactique du français langue étrangère, 2000, Les Cahiers de l'ASDIFLE,<br />

n° 11, pp. 81-99 (voir p. 99).<br />

32. Simon Hall et Sylvie Toll disent clairement que la perception de la culture cible dépend du rôle<br />

joué par l’acteur mobile : assistant de langue, étudiant dans une faculté parisienne ou dans une<br />

grande école, etc. Voir HALL, Simon ; TOLL, Sylvie, “Raising intercultural awareness in preparation<br />

for periods of residence abroad : a review of current practice in UKHE”, August 1999, 21 p.,<br />

http://www.lancs.ac.uk/users/interculture/subproj1.htm<br />

33. Cf. HALL, Edward, Le langage silencieux, op. cit., pp. 79-117.<br />

Migrations Société<br />

9


10<br />

Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

l’université, l’administration, les transports en commun, les<br />

commerces, ainsi qu’à des situations ouvertes 34 : le restaurant<br />

universitaire, le logement (la cuisine, le lieu de rencontre en cité<br />

universitaire) et les activités extra-universitaires (sport, fêtes…). Les<br />

situations fermées sont plutôt des lieux de rapports avec les “natifs”,<br />

des rapports dits instrumentaux et peu affectifs. À l’inverse, les<br />

situations ouvertes se font avec les autres étudiants étrangers dans des<br />

environnements semblables au concept de «non-lieux » 35 . Certains<br />

étudiants auront, bien sûr, des lieux d’observation plus nombreux : cela<br />

dé-pendra essentiellement des conditions de logement 36 , des activités<br />

extra-universitaires et de l’année d’étude que l’étudiant Erasmus va<br />

intégrer (en général licence et maîtrise en France, mais aussi<br />

DEUG 37 ).<br />

En ce qui concerne la participation, elle devrait permettre de<br />

diminuer la distance socioculturelle entre l’étudiant étranger et les<br />

membres d’autres cultures nationales (observons qu’en échange<br />

Erasmus, les étudiants intègrent très souvent des groupes sociaux et<br />

culturels dont les membres sont des représentants d’autres cultures<br />

nationales). Plus les situations sociales seront variées, plus les<br />

contacts avec les natifs seront étroits, plus l’étranger aura l’occasion<br />

de diversifier et d’affiner ses points de participation et de développer<br />

sa compétence interculturelle 38 .<br />

La communication devrait pouvoir s’opérer la plupart du temps<br />

dans la langue de la culture nationale cible. Pour ce faire, plusieurs<br />

facteurs entrent en compte : les connaissances linguistiques des<br />

étudiants (ils n’ont jamais appris la langue ou ils sont spécialistes :<br />

germanistes, hispanistes, etc.) ; les motivations (ils n’ont pas envie<br />

d’apprendre la langue pour un séjour aussi court 39 ) ; la politique<br />

34. Ibidem.<br />

35. AUGÉ, Marc, Non-lieux, Paris : Éd. du Seuil, 1992, 149 p.<br />

36. Cf. MURPHY-LEJEUNE, Élisabeth, “La formation à l’interculturel par l’interculturel”, art. cité, p. 83.<br />

37. Après le DEUG, les “groupes” sociaux sont déjà formés et il est ainsi plus difficile de les intégrer<br />

pour le nouvel arrivant.<br />

38. Voir la définition que nous proposons dans DERVIN, Fred, “Quality in intercultural education :<br />

the development of proteophilic competence”, in : SCHÜZELHOFER, Brigitte ; SHIMEK, Frank<br />

(Eds.), EU-Bildung-2010. Regionalveranstaltung für Wien : Niederösterreich und Burgenland,<br />

<strong>2006</strong>, pp. 75-112.<br />

39. C’est le cas des étudiants Erasmus en Finlande. On a noté que beaucoup d’étudiants d’Europe du<br />

Sud venaient en Finlande pour apprendre l’anglais. La plupart des cours de spécialités leur<br />

sont offerts en anglais.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

linguistique dans la culture cible et les capitaux sociaux des acteurs<br />

mobiles dans la culture cible. Pour ce dernier point, notons que les<br />

étudiants Erasmus restent assez souvent ensemble et qu’ils optent<br />

pour une lingua franca (français, anglais ou espagnol). En Finlande,<br />

il n’y a aucune obligation d’apprendre les langues nationales, le finnois<br />

ou le suédois. Très peu d’étudiants Erasmus font l’effort d’apprendre<br />

le finnois.<br />

De façon générale, l’étudiant Erasmus français est en dehors de<br />

la culture d’accueil. Il a un statut différent des autres, des “natifs”.<br />

Toutefois, il y a une forte identification au groupe Erasmus 40 . Tout<br />

cela a-t-il des conséquences sur sa perception du temps en<br />

Finlande ?<br />

Le corpus : méthode et analyse<br />

Le corpus est composé de réponses à des questionnaires écrits,<br />

reçus par e-mail. Dix étudiants Erasmus français, en fin de parcours<br />

(mai 2004), ont accepté de répondre à quatre questions sur leur<br />

vision du temps en Finlande. Parmi les participants figuraient cinq<br />

jeunes filles et cinq jeunes hommes âgés entre 21 et 24 ans qui avaient<br />

séjourné neuf mois dans une université finlandaise.<br />

Les quatre questions posées étaient les suivantes :<br />

1. Comment définissez-vous le temps tel qu’il est vécu en Finlande ?<br />

2. Avez-vous ressenti de la gêne face au temps finlandais ?<br />

3. Votre expérience en Finlande a-t-elle modifié votre conception du<br />

temps ?<br />

4. Vous a-t-on fait des remarques sur votre propre gestion du temps ?<br />

(Re)définition de l’identité temporelle des étudiants<br />

Les réponses apportées aux questions reflètent une utilisation<br />

“nationale” du temps par les étudiants. Ils définissent leur temps<br />

40. Cf. PAPATSIBA, Vassiliki, Des étudiants européens : “Erasmus” et l’aventure de l’altérité, Berne :<br />

Peter Lang Verlag, 2003, 290 p.<br />

Migrations Société<br />

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Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

avant tout comme étant français. Alain écrit : « Le temps importe<br />

moins dans les relations avec mes connaissances en France ».<br />

Mireille, quant à elle, parle « du retard obligatoire avec mes amis en<br />

France ». Il y a ainsi une mouvance mentale vers la France pour<br />

définir le temps vécu en Finlande. Ils font valoir également qu’ils<br />

sont eux-mêmes “rangés” par les autres selon leur nationalité (ils ne<br />

précisent pas s’il s’agit des Fin-landais ou des autres étrangers) :<br />

« Ils pensent que je serai en retard à chaque fois » [Judith] et « You<br />

French are too slow » 41 [Henri]. Enfin, leur maniement du temps<br />

est remis en question par le séjour en Finlande. C’est la différence<br />

qui les « force à être plus à l’heure » [Audrey], à faire un effort pour<br />

respecter le temps codifié finlandais.<br />

Temps finlandais stéréotypé<br />

Ce temps codifié, tel que le définissent les étudiants Erasmus<br />

français, permet des commentaires sur les Finlandais. Ils sont<br />

“ponctuels” : « Les Finlandais savent gérer le temps mieux que les<br />

Français… peut être est-ce l’une des raisons pour lesquelles ils ne<br />

sont jamais en retard » 42 [Henri] ; ils prennent leur temps : « Je ne<br />

les ai jamais entendu rouspéter si un bus était en retard » [Mireille] ;<br />

ils sont efficaces : « Il ne faut pas perdre une minute » [Audrey] ; ils<br />

découpent le temps 43 .<br />

Ce “ils” s’oppose au “nous” (les Français), qui caractérisent le<br />

temps (et s’autodéfinissent du même coup) autrement. Il est<br />

étonnant de re-marquer que les réponses aux questions se<br />

transforment parfois en conseils pour touristes ou visiteurs potentiels,<br />

comme une sorte de phrase-book culturel sur la Finlande : « En<br />

hivers [sic], on sort quand le soleil montre son nez… même si on<br />

avait prévu autre chose, donc : être libre entre12 h et 14 h » [Jean].<br />

Pour finir, Paul surenchérit : « Le temps finlandais ne me gène pas ;<br />

au contraire, on en profite pour doubler la queue en sortie de boîte<br />

de nuit… mais ce n’est pas un exemple à citer ». En d’autres termes,<br />

cet étudiant atteste que le temps étranger (ici la durée) qu’il “habite”<br />

41. En anglais dans le texte : « Vous, les Français, vous êtes trop lents ». Rappelons ici que les<br />

étudiants Erasmus communiquent essentiellement en anglais lors de leur séjour en Finlande.<br />

42. Les citations sont issues des réponses aux questionnaires.<br />

43. Idée de monochronie chez Edward Hall. Voir HALL, Edward, Le langage silencieux, op. cit.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

en Finlande peut être la base d’un jeu, d’excuses pour sa propre<br />

spécificité française (auto-stéréotype).<br />

Ethnocentrisme<br />

Les propos des étudiants sur l’exploitation du temps “à la finlandaise”<br />

sont largement ethnocentriques. Ainsi, Judith écrit à propos<br />

des repas : « Où est le 8 h,12 h et 20 h ? », faisant référence aux<br />

horaires en France. Des observations négatives sur le Finlandais<br />

s’ensuivent : « Manque de souplesse » [Alain, en réponse à la<br />

question 1].<br />

De manière générale, le temps finlandais est fusionné avec des<br />

éléments “contraignants” comme faire la queue, être bien ordonné/<br />

rangé, être ponctuel (qui sonne toujours comme quelque chose de<br />

vain), manger rapidement (« mais ils ont un rapport étrange à la<br />

nourriture, ils sont tous pressés et ne prennent pas le temps pour<br />

ça ! Une fois un ami finlandais m’a dit : “For us, eating is not an<br />

event, it’s a necessity” 44 » [Mireille]. Un peu comme si tous ces<br />

phénomènes étaient inconnus en France.<br />

Création d’une identité temporelle : celle d’Erasmus<br />

Les étudiants annoncent uniment leur vision du temps finlandais<br />

en relatant leur situation en tant qu’étudiants Erasmus : « J’imagine<br />

que les étudiants étrangers ont toujours moins de travail » (sousentendu<br />

: donc plus de temps) [Henri].<br />

Indirectement, il est intéressant de noter qu’ils s’identifient aux<br />

autres étudiants Erasmus (même s’ils sont tous issus de “cultures”<br />

nationales différentes). On a bien ici une nouvelle dichotomie : les<br />

Finlandais/les étudiants Erasmus. Les étudiants se rendent compte<br />

que leur position exceptionnelle dans la société finlandaise (celle<br />

d’invité, mais l’est-elle vraiment ?) ne leur permet pas de « vraiment<br />

s’intégrer au temps finlandais. On est décalé le plus souvent, mais<br />

ça peut aller ! » [David]. Maints étudiants soulignent qu’ils n’ont<br />

pas besoin de s’adapter au temps finlandais car ils se sentent « au-<br />

44. « Pour nous, manger n’est pas un événement, mais un besoin ».<br />

Migrations Société<br />

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Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

dessus » de ce temps, ils pensent vivre « un temps dans un temps »<br />

(celui du “cocon” Erasmus).<br />

Discussion et conclusion<br />

« Le voyage, c’est réapprendre à douter, à penser, à contester » 45 .<br />

Cette étude nous a permis de traiter du temps et de ses<br />

représentations chez un petit groupe d’étudiants Erasmus français<br />

après un séjour de neuf mois en Finlande. D’après les réponses aux<br />

questions, les étudiants portent un regard clairement stéréotypé sur<br />

le temps “à la finlandaise” et “à la française”. Un effort de décentration<br />

face à l’autre temps imaginé ne s’est pas fait jour, et<br />

diverses critiques sont d’ordre ethnocentrique, voir intolérantes. Il s’est<br />

également dégagé de notre analyse que les étudiants Erasmus français<br />

disent vivre à la fois un temps français codifié (le retard autorisé “à<br />

la française”, contacts avec la France avec décalage horaire, moins<br />

une heure) et un temps étudiants Erasmus/étudiants étrangers<br />

codifié (celui des “tribus” Erasmus 46 ), tout en se “risquant” à<br />

s’adapter au temps codifié (celui de l’université) et naturel finlandais<br />

(saisons). Aucune mention n’a été faite d’une éventuelle adaptation<br />

au temps de la société finlandaise de façon plus générale.<br />

Il est surprenant de constater que les étudiants français ont vécu<br />

leur expérience Erasmus dans une sorte d’hybride temporel, un vagabondage<br />

à la fois temporel (un temps ni français, ni finlandais, ni<br />

Erasmus, mais un mélange) et identitaire. Leur composante<br />

temporelle française est tout de même remise en cause : ils voient la<br />

différence de gestion du temps des autres et interrogent<br />

involontairement sur le bien-fondé de celle-ci (mais ne se<br />

questionnent pas vraiment sur leur gestion du temps).<br />

À l’étranger, on peut opter pour différentes réactions face au<br />

temps de l’Autre :<br />

45. MICHEL, Franck, Désirs d’ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, Strasbourg : Éditions<br />

Histoire & Anthropologie, 2002, 367 p. (voir p. 21).<br />

46. Notre recherche actuelle tente d’appliquer aux séjours des étudiants Erasmus les théories<br />

postmodernes sur les sociétés contemporaines. On y trouve, entre autres, le paradigme du<br />

tribalisme de Michel Maffesoli qui, d’après nos hypothèses, est confirmée par l’expérience<br />

Erasmus. Se reporter à MAFFESOLI, Michel, Le temps des tribus, Paris : Éd. Table ronde,<br />

2000, 330 p.


Temps et identifications : étudiants<br />

européens en Finlande<br />

— la décentration : compréhension et acceptation de la différence ;<br />

par exemple le retard, les heures biologiques (sommeil, repas) ;<br />

— l’acceptation sans décentration ;<br />

— le refus, le malentendu (en ce cas, la remise en cause est perçue<br />

comme une “violence symbolique” ; par exemple, « pourquoi les<br />

Fin-landais se plaignent si je suis en retard de cinq minutes ? Cinq<br />

minutes c’est rien pour nous, Français ») ;<br />

— la défense contre l’Autre (avec accentuation du retard, par exemple) ;<br />

— l’hypercorrection ;<br />

— l’utilisation du temps de l’Autre pour détourner des situations<br />

(par exemple, faire la queue).<br />

Il ressort de notre analyse que les étudiants interrogés recourent<br />

exclusivement à deux de ces stratégies : l’acceptation sans décentration<br />

(la résignation) et l’utilisation du temps de l’Autre pour détourner des<br />

situations (la durée dans le corpus). Cela est dû au fait que, en raison<br />

de leur statut, leur position en tant qu’étranger (étudiants Erasmus) est<br />

perçue comme étant exceptionnelle.<br />

Le développement d’une compétence interculturelle n’est donc<br />

pas forcément le résultat automatique du séjour à l’étranger : on<br />

remarque les différences mais on ne va pas toujours au-delà, et puis<br />

c’est la dérive dans l’ethnocentrisme. Helvétius dénonçait déjà ce<br />

problème au XVIII e siècle : « Que je parcoure toutes les nations, je<br />

trouverai partout des usages différents, et chaque peuple, en<br />

particulier, se croira nécessairement en possession du meilleur<br />

usage ». Le verbe voyager en anglais (to travel) vient du mot<br />

français “travail” 47 . Cette similarité montre bien que le voyage ne va<br />

pas de soi, que c’est un apprentissage, une succession de tâches plus<br />

ou moins bien maîtrisées par les voyageurs. À partir de là, et si le<br />

séjour Erasmus veut se rapprocher du voyage, il faudrait former,<br />

préparer les étudiants Erasmus à rencontrer l’Autre afin d’aller audelà<br />

des représentations qu’ils avaient avant le séjour (véhiculées par les<br />

47. Cf. URRY, John, Sociology beyond societies : mobilities for the twenty-first century, New York :<br />

Routledge Publisher, 2000, 255 p.<br />

Migrations Société<br />

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Vol. 19, n° 110<br />

Articles<br />

médias… voire par les “autochtones” 48 ) et de s’ouvrir davantage à la<br />

diversité des pratiques dans le pays d’accueil 49 . La citation de Michel,<br />

« Le voyage, c’est réapprendre à douter, à penser, à contester »,<br />

semble d’ailleurs peu convenir à l’expérience Erasmus d’après les<br />

résultats de notre étude.<br />

48. Voir la brochure Survival Guide des Universités de Turku et d’Åbo où l’on accentue bien la<br />

ponctualité et le calme des Finlandais.<br />

49. Cf. DERVIN, Fred, “Définition et évaluation de la compétence interculturelle en contexte de<br />

mobilité“, art. cité.

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