Connecteurs temporels d'immédiateté : le cas de aussitôt et ... - ERSS
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1. Introduction<br />
<strong>Connecteurs</strong> <strong>temporels</strong> d’immédiat<strong>et</strong>é : <strong>le</strong> <strong>cas</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain<br />
Anne LE DRAOULEC<br />
<strong>ERSS</strong>, Université Toulouse – Le Mirail<br />
L’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> sera d’examiner <strong>le</strong> statut <strong>de</strong> connecteur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
adverbes aspectuo-<strong>temporels</strong> <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain, dans <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s du type<br />
<strong>de</strong> :<br />
(1) Il sonna à la porte. Aussitôt, quelqu’un vint lui ouvrir.<br />
(2) Il sonna à la porte. Soudain, un grand bruit se fit entendre <strong>de</strong>rrière lui.<br />
La classe <strong>de</strong>s connecteurs ne se laisse pas définir <strong>de</strong> façon évi<strong>de</strong>nte : el<strong>le</strong> ne<br />
sera pas considérée ici comme une classe syntaxique, mais plutôt comme une<br />
classe fonctionnel<strong>le</strong>, ayant pour rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> conjoindre, <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en relation <strong>de</strong>s<br />
énoncés. Les connecteurs <strong>temporels</strong> posent encore une difficulté spécifique,<br />
puisque selon H. Nolke (1990 : 22), <strong>le</strong>s adverbiaux contextuels (dont <strong>le</strong>s<br />
connecteurs sont une sous-classe) « m<strong>et</strong>tent en jeu <strong>le</strong> contexte non spatiotemporel<br />
» : dans c<strong>et</strong>te perspective, un adverbe temporel ne peut pas être<br />
connecteur, <strong>et</strong> la notion même <strong>de</strong> « connecteur temporel » est exclue.<br />
L. Gosselin utilise en revanche la notion <strong>de</strong> connecteur temporel, à partir du<br />
moment où une relation temporel<strong>le</strong> stab<strong>le</strong> est impliquée 1 . La position que<br />
nous adopterons sera une position intermédiaire : parmi l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s<br />
adverbes ou syntagmes adverbiaux qui établissent une relation temporel<strong>le</strong> (ou<br />
aspectuo-temporel<strong>le</strong>) entre <strong>de</strong>s énoncés (ou plutôt entre <strong>le</strong>s éventualités 2 e1 <strong>et</strong><br />
e2 portées par ces énoncés), nous regar<strong>de</strong>rons comme connecteurs ceux qui,<br />
en même temps, impliquent une relation logico-pragmatique – i.e. ceux qui<br />
jouent un rô<strong>le</strong> au niveau <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> discours 3 .<br />
1 Cf. Gosselin (sous presse) où sont examinés divers connecteurs <strong>de</strong> succession<br />
temporel<strong>le</strong> (<strong>et</strong>, puis, alors, ensuite, après, plus tard, <strong>aussitôt</strong>, dès c<strong>et</strong> instant, à<br />
partir <strong>de</strong> ce moment…).<br />
2 Parmi divers termes génériques couramment utilisés (« éventualité »,<br />
« situation », « procès »), nous r<strong>et</strong>iendrons <strong>le</strong> premier pour recouvrir<br />
événements <strong>et</strong> états.<br />
3 Cf. Bras, Le Draou<strong>le</strong>c & Vieu (2001) pour une étu<strong>de</strong>, dans une perspective<br />
similaire, <strong>de</strong> puis <strong>et</strong> un peu plus tard, d’où il ressort que seul puis intervient<br />
directement sur l’établissement <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> discours. L’analyse proposée se<br />
© Cahiers Chronos
Dans la mesure où, comme nous <strong>le</strong> verrons, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> discursif <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong><br />
<strong>et</strong> soudain est étroitement lié à <strong>le</strong>ur sémantisme aspectuo-temporel, il<br />
convient en premier lieu <strong>de</strong> caractériser ce sémantisme – même si nous ne<br />
pouvons ici <strong>le</strong> faire que dans ses gran<strong>de</strong>s lignes. De façon généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s<br />
adverbes aspectuo-<strong>temporels</strong> sont définis par C. Molinier <strong>et</strong> F. Levrier<br />
(2000 : 176) comme <strong>de</strong>s adverbes « qui caractérisent <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> survenance 4<br />
du procès ou son dérou<strong>le</strong>ment interne ». Plus particulièrement, <strong>aussitôt</strong><br />
comme soudain expriment une idée <strong>de</strong> rapidité, d’immédiat<strong>et</strong>é, dans <strong>le</strong><br />
dérou<strong>le</strong>ment temporel. Mais <strong>le</strong> trait <strong>de</strong> rapidité qui est éga<strong>le</strong>ment présent dans<br />
<strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux adverbes ne s’applique pas aux mêmes éléments. Avec <strong>aussitôt</strong>,<br />
c’est la succession entre <strong>le</strong>s éventualités e1 <strong>et</strong> e2 qui est rapi<strong>de</strong> 5 , alors<br />
qu’avec soudain, c’est l’amorce (ou « mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> survenance ») <strong>de</strong> e2 qui est<br />
rapi<strong>de</strong> 6 . C<strong>et</strong>te première gran<strong>de</strong> distinction va <strong>de</strong> pair avec la distinction qu’il<br />
faut faire, concernant la nature <strong>de</strong> la relation temporel<strong>le</strong> : seul <strong>aussitôt</strong><br />
implique une relation <strong>de</strong> succession temporel<strong>le</strong>. Soudain n’implique pas <strong>de</strong><br />
relation temporel<strong>le</strong> stab<strong>le</strong> avec ce qui précè<strong>de</strong> : il est compatib<strong>le</strong> avec la<br />
succession, mais ne l’impose pas. De ce fait, <strong>le</strong>s contraintes aspectuel<strong>le</strong>s ne<br />
sont pas <strong>le</strong>s mêmes : alors que <strong>aussitôt</strong> relie norma<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s éventualités à<br />
l’aspect perfectif, soudain adm<strong>et</strong> aussi bien l’imperfectif que <strong>le</strong> perfectif (<strong>et</strong><br />
ce pour <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux énoncés), comme on <strong>le</strong> voit dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s suivants :<br />
(3) ? Il tambourinait à la porte. Aussitôt, quelqu’un vint lui ouvrir.<br />
(4) Il tambourinait à la porte. Soudain, il entendit un grand bruit.<br />
(5) ? Il sonna à la porte. Aussitôt, quelqu’un était près <strong>de</strong> lui.<br />
(6) Le vieillard fit halte à mi-chemin du bureau. Soudain, il lui paraissait<br />
douloureux <strong>de</strong> raconter l'événement (Romains, Mort <strong>de</strong> quelqu’un)<br />
place cependant dans un cadre formel (celui <strong>de</strong> la Segmented Discourse<br />
Representation Theory, ou SDRT, cf. Asher 1993), que nous ne reprendrons pas<br />
ici.<br />
4 Le terme est emprunté à C. Guimier (1996 : 80).<br />
5 L’interval<strong>le</strong> séparant e1 <strong>et</strong> e2 est très court – il paraît à la limite inexistant (cf.<br />
étymologiquement aussi-tôt).<br />
6 Dans c<strong>et</strong>te opposition, <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain peuvent être vus comme<br />
représentatifs <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paradigmes d’adverbes aspectuo-<strong>temporels</strong> : <strong>aussitôt</strong>,<br />
immédiatement, instantanément, tout <strong>de</strong> suite, sur <strong>le</strong> champ, <strong>et</strong>c. d’une part, <strong>et</strong><br />
soudain, subitement, tout à coup, <strong>et</strong>c. d’autre part. Le choix <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong><br />
soudain vise à limiter <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s analyses. Mais ce qui sera dit <strong>de</strong><br />
chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux adverbes pourrait sans doute valoir assez largement pour ceux<br />
qui relèvent du même paradigme (cela resterait cependant à évaluer).
Ce ne sont là que <strong>de</strong> très grands traits, <strong>et</strong> la question <strong>de</strong> l’aspect mériterait un<br />
bien plus amp<strong>le</strong> développement 7 . Nous allons cependant la laisser <strong>de</strong> côté,<br />
comme nous laisserons <strong>de</strong> côté la question du mo<strong>de</strong> d’action <strong>de</strong>s<br />
éventualités 8 . C<strong>et</strong>te caractérisation sommaire <strong>de</strong>s propriétés aspectuotemporel<strong>le</strong>s<br />
<strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain ne visait qu’à asseoir l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong><br />
proprement discursif – <strong>le</strong>quel, nous y insistons, apparaîtra directement issu <strong>de</strong><br />
ces premières propriétés. Nous comparerons <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain sur <strong>de</strong>s <strong>cas</strong><br />
comparab<strong>le</strong>s, avec <strong>de</strong>ux énoncés au passé simp<strong>le</strong>, en relation <strong>de</strong> succession<br />
temporel<strong>le</strong>. Et nous examinerons <strong>le</strong>ur fonction <strong>de</strong> connecteur dans la position<br />
qui est <strong>le</strong> plus propice à c<strong>et</strong>te fonction : la position initia<strong>le</strong>, en tête <strong>de</strong> phrase,<br />
où <strong>le</strong> lien peut s’établir <strong>le</strong> plus clairement entre <strong>le</strong>s énoncés 9 .<br />
2. Rô<strong>le</strong> discursif <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain : première observations<br />
Commençons par m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce <strong>le</strong>s traits majeurs <strong>de</strong> l’opposition entre<br />
<strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain dans la structuration du discours.<br />
En exprimant la rapidité <strong>de</strong> la succession, <strong>aussitôt</strong> se situe du côté <strong>de</strong> la<br />
continuité, <strong>de</strong> l’enchaînement <strong>de</strong>s éventualités. Ainsi, A. Borillo (2002 : 245)<br />
observe que dans certains <strong>cas</strong>, lorsque <strong>le</strong>s conditions sémantiques <strong>et</strong><br />
pragmatiques s’y prêtent, <strong>aussitôt</strong> prend une va<strong>le</strong>ur consécutive dont el<strong>le</strong><br />
souligne <strong>le</strong> lien avec <strong>le</strong> trait aspectuel <strong>de</strong> rapidité :<br />
« Ce sens consécutif est sans doute attaché à la notion <strong>de</strong> rapidité,<br />
d’immédiat<strong>et</strong>é, inscrite dans l’adverbe : la succession rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
éventualités peut faire penser qu’el<strong>le</strong>s ne sont pas indépendantes, mais au<br />
contraire liées l’une à l’autre, la <strong>de</strong>uxième se produisant par réaction à la<br />
première ».<br />
L’exemp<strong>le</strong> (1) donné plus haut était déjà une illustration <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te relation <strong>de</strong><br />
consécutivité (entre sonner à la porte <strong>et</strong> venir ouvrir). Voyons-en quelques<br />
autres exemp<strong>le</strong>s :<br />
(7) Il tira sur la cor<strong>de</strong>. Aussitôt, cel<strong>le</strong>-ci se rompit.<br />
(8) Le clown fit son entrée sur la scène. Aussitôt, tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> applaudit.<br />
(9) Le mé<strong>de</strong>cin commença à examiner l’enfant. Aussitôt, celui-ci se mit à<br />
tousser.<br />
7 Il apparaîtrait ainsi que l’incompatibilité <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> avec l’imperfectif n’est pas<br />
aussi stricte que notre brève présentation ne <strong>le</strong> laisse entendre.<br />
8 Pour <strong>aussitôt</strong>, nous renvoyons à Gosselin (sous presse), qui précise quel<strong>le</strong>s sont<br />
<strong>le</strong>s bornes <strong>de</strong>s procès concernées par la relation <strong>de</strong> succession immédiate.<br />
9 Précisons que nous ne tiendrons pas compte <strong>de</strong> la présence éventuel<strong>le</strong> d’une<br />
virgu<strong>le</strong> après <strong>aussitôt</strong> ou soudain : non seu<strong>le</strong>ment c<strong>et</strong>te présence reste aléatoire,<br />
mais encore, il ne nous est pas apparu qu’el<strong>le</strong> influerait en quoi que ce soit sur<br />
nos analyses.
(10) Il sortit <strong>de</strong> sa poche un plan <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>. Aussitôt un homme s’arrêta à côté <strong>de</strong><br />
lui, à qui il <strong>de</strong>manda son chemin.<br />
Dans <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux premiers exemp<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s événements reliés se prêtent tel<strong>le</strong>ment<br />
bien à la relation <strong>de</strong> consécutivité que même sans <strong>aussitôt</strong>, on aurait c<strong>et</strong>te<br />
interprétation par défaut. Dans <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux suivants en revanche, c’est bien la<br />
présence <strong>de</strong> l’adverbe qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> restreindre la gamme <strong>de</strong>s interprétations<br />
possib<strong>le</strong>s en faveur d’une relation <strong>de</strong> consécutivité.<br />
Notons bien que la consécutivité dont il s’agit ici doit être comprise<br />
comme une relation <strong>de</strong> dépendance, <strong>de</strong> conséquence au sens large (<strong>le</strong><br />
caractère consécutif tenant à la fois <strong>de</strong> la conséquence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la succession<br />
temporel<strong>le</strong>). El<strong>le</strong> recouvre plus <strong>de</strong> <strong>cas</strong> qu’une relation stricte <strong>de</strong> cause à eff<strong>et</strong> :<br />
l’extension se fait en particulier par l’idée <strong>de</strong> « réaction » mentionnée par A.<br />
Borillo, <strong>et</strong> que l’on pourrait m<strong>et</strong>tre en correspondance avec la relation <strong>de</strong><br />
« réponse » définie par G. Sandström (1993 : 63) comme « la relation entre<br />
un événement e <strong>et</strong> une action e’ qu’el<strong>le</strong> suscite chez un agent sensib<strong>le</strong> » 10 . Par<br />
exemp<strong>le</strong>, en (8), tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> applaudit est une réponse à l’entrée du clown<br />
sur la scène.<br />
Pour soudain éga<strong>le</strong>ment, l’association du rô<strong>le</strong> discursif avec <strong>le</strong> trait<br />
aspectuel <strong>de</strong> rapidité est manifeste. Mais comme la rapidité porte c<strong>et</strong>te fois<br />
sur <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> d’apparition <strong>de</strong> e2, i.e. sur l’inchoatif, la relation discursive avec<br />
ce qui précè<strong>de</strong> est à peu près à l’opposé <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> qu’autorise <strong>aussitôt</strong>. Au lieu<br />
<strong>de</strong> favoriser une continuité, soudain se situe au contraire du côté <strong>de</strong> la<br />
discontinuité, <strong>de</strong> la rupture : il y a une forme <strong>de</strong> décrochage entre <strong>le</strong><br />
déc<strong>le</strong>nchement rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> e2, <strong>et</strong> ce qui précè<strong>de</strong> e2. C<strong>et</strong>te opposition entre<br />
<strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain était perceptib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> besoin ressenti <strong>de</strong> remplacer<br />
quelqu’un vint lui ouvrir par un grand bruit se fit entendre, en passant <strong>de</strong><br />
l’exemp<strong>le</strong> (1) à l’exemp<strong>le</strong> (2). (11) paraîtrait plus diffici<strong>le</strong>ment acceptab<strong>le</strong> :<br />
(11) Il sonna à la porte. ?Soudain, quelqu’un vint lui ouvrir<br />
De fait, on a l’impression que soudain n’est pas conciliab<strong>le</strong> avec la relation<br />
<strong>de</strong> consécutivité qui s’instaure entre sonner à la porte <strong>et</strong> venir ouvrir. Les<br />
exemp<strong>le</strong>s qui suivent vont dans <strong>le</strong> même sens :<br />
(12) Je lui <strong>de</strong>mandai son avis. Aussitôt / ?Soudain il me <strong>le</strong> donna<br />
(13) El<strong>le</strong> <strong>le</strong> poussa. Aussitôt / ?Soudain, il tomba.<br />
Et si l’on se place dans un <strong>cas</strong> où la consécutivité est simp<strong>le</strong>ment possib<strong>le</strong><br />
(hors présence <strong>de</strong> l’adverbe), l’interprétation est très différente selon que<br />
l’adverbe utilisé est <strong>aussitôt</strong> ou soudain. Ainsi en (14),<br />
10 Je traduis <strong>de</strong> l’anglais.
(14) Le Père Noël prit l’enfant sur ses genoux. Aussitôt / soudain, celui-ci se mit<br />
à rire.<br />
alors qu’avec <strong>aussitôt</strong> <strong>le</strong> rire <strong>de</strong> l’enfant paraît déc<strong>le</strong>nché par l’action du Père<br />
Noël qui l’a pris sur ses genoux (<strong>le</strong>cture consécutive), avec soudain ce même<br />
rire semb<strong>le</strong> <strong>de</strong>voir s’interpréter autrement (par exemp<strong>le</strong> « parce que la barbe<br />
du Père Noël <strong>le</strong> chatouillait », ou « parce qu’un oiseau était entré par la<br />
fenêtre » - voire « pour rien »).<br />
De ces premières observations il serait tentant <strong>de</strong> conclure que <strong>aussitôt</strong><br />
implique une relation <strong>de</strong> consécutivité, <strong>et</strong> que soudain l’interdit, en<br />
impliquant au contraire une indépendance <strong>de</strong>s procès. Le rô<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s relations<br />
<strong>de</strong> discours serait, dans ce <strong>cas</strong>, évi<strong>de</strong>nt. Un examen approfondi <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux adverbes va cependant révé<strong>le</strong>r que <strong>le</strong>ur fonctionnement est plus<br />
comp<strong>le</strong>xe.<br />
3. Aussitôt <strong>et</strong> la consécutivité<br />
En même temps qu’el<strong>le</strong> signa<strong>le</strong> <strong>le</strong> sens consécutif <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>, A. Borillo<br />
(2002) insiste sur <strong>le</strong> fait qu’il faut que <strong>le</strong> contexte s’y prête. Sinon, c’est une<br />
simp<strong>le</strong> relation <strong>de</strong> succession temporel<strong>le</strong> qui s’instal<strong>le</strong>, comme dans<br />
l’exemp<strong>le</strong> (15) :<br />
(15) Avant l’aube, il sortit du couvent. Aussitôt il monta à cheval en donnant<br />
l’ordre à ses soldats <strong>de</strong> l’attendre. (Cité par A. Borillo 2002 : 245)<br />
On est obligé d’en conclure que la relation <strong>de</strong> consécutivité n’est qu’un eff<strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> sens <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> - eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> sens parce qu’il faut que <strong>le</strong> mot soit combiné à<br />
un certain contexte pour qu’il y ait c<strong>et</strong>te relation. Dans la mesure où il ne<br />
s’agit pas d’une relation <strong>de</strong> discours stab<strong>le</strong>, il <strong>de</strong>vient impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r<br />
<strong>aussitôt</strong> comme un connecteur <strong>de</strong> consécutivité.<br />
Il est cependant envisageab<strong>le</strong> que <strong>aussitôt</strong> soit connecteur d’une autre<br />
relation <strong>de</strong> discours. Et c’est ce que nous allons essayer <strong>de</strong> montrer<br />
maintenant, en défendant l’hypothèse que <strong>aussitôt</strong> joue bien un rô<strong>le</strong> discursif<br />
stab<strong>le</strong>, mais que ce rô<strong>le</strong> n’est pas exactement défini par la notion <strong>de</strong><br />
consécutivité tel<strong>le</strong> que nous l’avons présentée. Nous avons vu que pour<br />
A. Borillo (2002), la consécutivité représente déjà une relation <strong>de</strong> dépendance<br />
plus faib<strong>le</strong> qu’une relation <strong>de</strong> conséquence stricte. Notre hypothèse est qu’il<br />
faudrait une relation <strong>de</strong> consécutivité encore affaiblie pour rendre compte du<br />
fonctionnement <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>.<br />
Réexaminons l’exemp<strong>le</strong> (15), où l’on avait considéré qu’une simp<strong>le</strong><br />
succession temporel<strong>le</strong> était à l’oeuvre. En fait, il apparaît que la succession<br />
temporel<strong>le</strong> est liée à un ordre logique du dérou<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s événements : il faut<br />
que <strong>le</strong> personnage soit sorti du couvent avant qu’il puisse monter à cheval.<br />
Une forme <strong>de</strong> dépendance s’instaure donc bien là encore entre <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux
événements, <strong>le</strong> premier étant présenté comme <strong>de</strong>vant se réaliser avant <strong>le</strong><br />
second. Et c’est c<strong>et</strong>te forme minima<strong>le</strong> <strong>de</strong> consécutivité - « être un préalab<strong>le</strong><br />
à » - qui nous semb<strong>le</strong> constitutive <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> 11 . Les exemp<strong>le</strong>s<br />
suivants illustrent <strong>le</strong>s formes diverses que peut prendre <strong>le</strong> lien <strong>de</strong> dépendance<br />
temporel<strong>le</strong> :<br />
(16) Il s’endormit. Aussitôt il se mit à ronf<strong>le</strong>r.<br />
(17) La voiture s’arrêta. Aussitôt, un homme en sortit.<br />
(18) Il y eut un gros coup <strong>de</strong> tonnerre. Aussitôt, il se mit à p<strong>le</strong>uvoir.<br />
(19) Ils arrivèrent sur un renf<strong>le</strong>ment. Aussitôt, ils aperçurent <strong>le</strong> pont,<br />
(Montherlant, Le Songe)<br />
Ces divers exemp<strong>le</strong>s, cependant, ne suffisent pas à prouver que <strong>aussitôt</strong><br />
est un connecteur <strong>de</strong> « consécutivité minima<strong>le</strong> ». Pour ce faire, il faut encore<br />
montrer que <strong>aussitôt</strong> ne peut être utilisé qu’en présence <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te forme<br />
minima<strong>le</strong> <strong>de</strong> la relation. La difficulté d’interprétation d’un exemp<strong>le</strong> tel que<br />
(20) perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong> m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce :<br />
(20) Il sortit du couvent. ?Aussitôt, un arc en ciel illumina l’horizon.<br />
Les événements, ici, sont perçus comme indépendants : il est diffici<strong>le</strong><br />
d’interpréter que la présence <strong>de</strong> l’arc en ciel est liée, <strong>de</strong> quelque façon que ce<br />
soit, au fait que <strong>le</strong> personnage soit sorti du couvent. Et l’impression<br />
d’étrang<strong>et</strong>é que donne l’exemp<strong>le</strong> est bien liée à l’usage <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> puisqu’il<br />
suffit, pour la gommer, <strong>de</strong> remplacer <strong>aussitôt</strong> par à c<strong>et</strong> instant ou un instant<br />
plus tard. En fait, même avec <strong>aussitôt</strong>, une interprétation serait<br />
éventuel<strong>le</strong>ment récupérab<strong>le</strong>, en regardant par exemp<strong>le</strong> l’apparition <strong>de</strong> l’arc en<br />
ciel comme un signe du <strong>de</strong>stin adressé au personnage à sa sortie du couvent.<br />
Mais cela reste assez diffici<strong>le</strong> ici. Pour beaucoup d’exemp<strong>le</strong>s cependant, où<br />
aucun lien <strong>de</strong> dépendance entre <strong>le</strong>s énoncés n’est a priori disponib<strong>le</strong>, on<br />
parvient à en reconstruire un en présence <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>. Observons par<br />
exemp<strong>le</strong> :<br />
(21) Pierre rentra chez lui. Aussitôt, <strong>le</strong> téléphone se mit à sonner.<br />
(22) Pierre sortit du cinéma / Pierre rangea son parapluie dans son sac. Aussitôt,<br />
il se mit à p<strong>le</strong>uvoir.<br />
11 En associant ce type <strong>de</strong> relation à <strong>aussitôt</strong>, nous nous inspirons <strong>de</strong> la façon dont<br />
Hybertie (2000 : 25) analyse alors en position initia<strong>le</strong> : « alors construit une<br />
séquence d’événements temporel<strong>le</strong>ment ordonnés ». Nous ne pouvons pas<br />
entreprendre ici la comparaison entre <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> alors (qui tous <strong>de</strong>ux disent<br />
étymologiquement une i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> moment) : mais il semb<strong>le</strong> que c<strong>et</strong>te idée <strong>de</strong><br />
succession temporel<strong>le</strong> associée à un ordre logique <strong>de</strong> dérou<strong>le</strong>ment s’applique<br />
particulièrement bien au <strong>cas</strong> <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>.
Pour récupérer, en (21), une interprétation dans laquel<strong>le</strong> e1 est un préalab<strong>le</strong> à<br />
e2, il suffit d’imaginer que quelqu’un surveil<strong>le</strong> Pierre, <strong>et</strong> attend qu’il soit<br />
rentré avant <strong>de</strong> l’appe<strong>le</strong>r ; ou encore que Pierre est tel<strong>le</strong>ment sollicité qu’il ne<br />
peut jamais avoir un instant <strong>de</strong> tranquillité (il suffit qu’il soit chez lui pour<br />
que <strong>le</strong> téléphone sonne). En (22), on convoquerait <strong>le</strong> manque <strong>de</strong> chance <strong>de</strong><br />
Pierre : c’est « comme par hasard » au moment où il est <strong>de</strong>hors, ou sans<br />
parapluie, qu’il se m<strong>et</strong> à p<strong>le</strong>uvoir – mais on pense justement qu’il ne s’agit<br />
pas <strong>de</strong> hasard. Ce qui importe dans l’analyse <strong>de</strong> ce type d’exemp<strong>le</strong>s (20 à<br />
22), c’est qu’en l’absence d’un lien <strong>de</strong> dépendance évi<strong>de</strong>nt, <strong>aussitôt</strong> amène à<br />
en rechercher un, avec <strong>de</strong>s résultats plus ou moins heureux. Et une tel<strong>le</strong><br />
contrainte exercée sur l’interprétation va tout à fait dans <strong>le</strong> sens <strong>de</strong> ce qu’est<br />
un connecteur.<br />
En bilan <strong>de</strong> l’analyse, il apparaît donc que <strong>le</strong> fonctionnement <strong>de</strong><br />
<strong>aussitôt</strong> ne correspond pas à la dualité entre consécutivité <strong>et</strong> simp<strong>le</strong><br />
succession temporel<strong>le</strong>, mais qu’il implique toujours au moins une forme<br />
minima<strong>le</strong> <strong>de</strong> consécutivité – laquel<strong>le</strong> ensuite, quand <strong>le</strong>s événements reliés s’y<br />
prêtent, peut prendre une forme plus forte. Notons cependant que, lorsqu’el<strong>le</strong><br />
est possib<strong>le</strong>, c’est l’interprétation <strong>de</strong> consécutivité la plus forte qui est<br />
privilégiée. Nous l’illustrerons par ce <strong>de</strong>rnier exemp<strong>le</strong> :<br />
(23) Je reposai la bouteil<strong>le</strong> sur la tab<strong>le</strong>, <strong>et</strong> j’annonçai à John que j’avais arrêté <strong>de</strong><br />
regar<strong>de</strong>r la télévision. Aussitôt, John, qui venait tout juste <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en<br />
bouche sa première bouchée <strong>de</strong> Tafelspitz, faillit la recracher dans son<br />
assi<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> se pencha brusquement en avant vers la tab<strong>le</strong> en secouant ses<br />
doigts à toute vitesse <strong>de</strong>vant sa bouche, non pas tant dans l’urgence <strong>de</strong><br />
réagir sans perdre un instant à ma révélation que parce qu’il s’était brûlé la<br />
langue avec <strong>le</strong>s pommes <strong>de</strong> terre rissolées. (Toussaint, La Télévision)<br />
L’interprétation <strong>de</strong>s inci<strong>de</strong>nts d’ingestion introduits par <strong>aussitôt</strong> est, très<br />
naturel<strong>le</strong>ment, une interprétation selon laquel<strong>le</strong> ils constituent une réaction à<br />
la nouvel<strong>le</strong> annoncée – d’où l’eff<strong>et</strong> comique du démenti. L’utilisation <strong>de</strong><br />
<strong>aussitôt</strong> perm<strong>et</strong> ici <strong>de</strong> « col<strong>le</strong>r » au désir du narrateur : à chaque fois qu’il<br />
annonce qu’il a arrêté <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la télévision, il s’attend à une réaction vive,<br />
à la hauteur <strong>de</strong> la révélation (<strong>et</strong> immanquab<strong>le</strong>ment, il est déçu par<br />
l’indifférence <strong>de</strong> ses interlocuteurs).<br />
4. Soudain <strong>et</strong> la (l’absence <strong>de</strong> ?) consécutivité<br />
La rupture qu’on a vue associée à soudain pourrait être à la base <strong>de</strong> la<br />
relation <strong>de</strong> discours qui en ferait un connecteur. Nous allons donc examiner<br />
ce que signifie c<strong>et</strong>te rupture, par rapport à la continuité impliquée par<br />
<strong>aussitôt</strong>.<br />
Nos premières observations nous ont montré que soudain convient<br />
parfaitement entre <strong>de</strong>s événements dépourvus <strong>de</strong> tout rapport (cf. exemp<strong>le</strong> 1).
Il n’est pas nécessaire d’insister sur ce type d’exemp<strong>le</strong>s, qui constitue <strong>le</strong> <strong>cas</strong><br />
classique d’utilisation <strong>de</strong> soudain. Et cela, par opposition avec la difficulté<br />
d’interprétation rencontrée pour <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s tels que (11), (12), (13), qui<br />
pouvait donner à penser que soudain interdit la relation <strong>de</strong> consécutivité.<br />
Or il apparaît qu’on peut construire ou trouver très faci<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s<br />
exemp<strong>le</strong>s où l’événement introduit par soudain est en relation <strong>de</strong><br />
consécutivité avec ce qui précè<strong>de</strong>, qu’il s’agisse plutôt <strong>de</strong> conséquence :<br />
(24) Il se <strong>le</strong>va. Soudain, une dou<strong>le</strong>ur fulgurante lui traversa <strong>le</strong> dos.<br />
(25) El<strong>le</strong> baissa <strong>le</strong>s yeux. Soudain, el<strong>le</strong> remarqua ce qui aurait dû la frapper<br />
<strong>de</strong>puis longtemps. Le sol <strong>de</strong> l'Institut était fait comme celui du paradis.<br />
C'étaient <strong>le</strong>s mêmes grands pavements <strong>de</strong> faux marbre (Basti<strong>de</strong>, Les Adieux)<br />
ou <strong>de</strong> réaction, réponse :<br />
(26) Il se mit en colère. Soudain, j’eus envie <strong>de</strong> partir.<br />
(27) - Je pars, dit-il. Le café est prêt. Il faudra que mon bébé soit sage<br />
aujourd'hui.<br />
Soudain, <strong>le</strong> visage <strong>de</strong> la jeune femme se crispa. Une fine nervure <strong>de</strong><br />
contrariété apparut sur son front. (Vautrin, Bloody Mary)<br />
Dans <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s configurations, <strong>aussitôt</strong> s’intégrerait parfaitement. Mais<br />
soudain semb<strong>le</strong> ici s’accor<strong>de</strong>r tout aussi bien avec la relation <strong>de</strong><br />
consécutivité. Il <strong>le</strong> fait cependant d’une façon différente <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>, <strong>et</strong> c’est<br />
c<strong>et</strong>te différence qu’il convient maintenant <strong>de</strong> préciser. Dans tous ces<br />
exemp<strong>le</strong>s, si e1 apparaît comme événement déc<strong>le</strong>ncheur <strong>de</strong> e2, la présence <strong>de</strong><br />
soudain contraint l’interprétation dans un sens où e2 est perçu comme<br />
aléatoire, fortuit, imprévisib<strong>le</strong>. Examinons par exemp<strong>le</strong> (25) : certes, c’est <strong>le</strong><br />
fait <strong>de</strong> baisser <strong>le</strong>s yeux vers <strong>le</strong> sol qui amène <strong>le</strong> personnage à remarquer la<br />
ressemblance avec <strong>le</strong> sol du paradis. Mais c<strong>et</strong>te ressemblance, el<strong>le</strong> aurait pu<br />
déjà la remarquer, <strong>et</strong> ne l’avait pourtant jamais fait auparavant 12 .<br />
Ces exemp<strong>le</strong>s nous montrent que la rupture associée à soudain n’est pas<br />
incompatib<strong>le</strong> avec la relation <strong>de</strong> consécutivité : simp<strong>le</strong>ment, la coexistence<br />
entre rupture <strong>et</strong> consécutivité se traduit par <strong>le</strong> fait que c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière prend un<br />
caractère aléatoire <strong>et</strong> surprenant. Ainsi, <strong>de</strong> la même façon qu’on avait vu que,<br />
même pour <strong>de</strong>s <strong>cas</strong> qui a priori ne s’y prêteraient pas, <strong>aussitôt</strong> contraint<br />
l’interprétation dans un sens <strong>de</strong> consécutivité, on voit que soudain contraint<br />
uniment l’interprétation dans un sens <strong>de</strong> rupture.<br />
12 Dit autrement, e2 aurait très bien pu ne pas se produire, sa réalisation est liée à<br />
un faisceau <strong>de</strong> circonstances dont e1 fait partie, mais sans qu'on ait pu prédire<br />
que <strong>de</strong> e1 décou<strong>le</strong>rait e2
La stabilité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te contrainte peut s’éprouver sur <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s qui,<br />
plus encore que <strong>le</strong>s précé<strong>de</strong>nts, s’éloignent (<strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus) d’une rupture<br />
classique :<br />
(28) Il mit une pièce dans la machine à sous. Soudain toutes <strong>le</strong>s pièces qu’il<br />
convoitait dégringolèrent.<br />
(29) "Faut-il que j'aie perdu l'esprit pour oublier ça !" Il cessa d'y réfléchir, un<br />
moment, pour r<strong>et</strong>rouver quelque lucidité. Soudain <strong>le</strong> souvenir se dégagea.<br />
(Romains, Mort <strong>de</strong> quelqu’un)<br />
(30) Il versa <strong>le</strong> colorant. Soudain, l’eau <strong>de</strong>vint b<strong>le</strong>ue.<br />
(31) Il composa <strong>le</strong> co<strong>de</strong>. Soudain, la porte s’ouvrit.<br />
(32) Il ajouta une pièce. Soudain la somme <strong>de</strong>mandée fut atteinte.<br />
Dans ces nouveaux exemp<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> résultat est non seu<strong>le</strong>ment prévisib<strong>le</strong> 13 , mais<br />
prévu (c’est <strong>le</strong> résultat visé par <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> e1). Si en (28) <strong>et</strong> (29), <strong>le</strong> résultat<br />
reste pragmatiquement aléatoire, en (30) <strong>et</strong> (31), la présence <strong>de</strong> soudain est<br />
plus étonnante : selon nos connaissances du mon<strong>de</strong>, il n’est pas aléatoire que<br />
l’eau à laquel<strong>le</strong> on a ajouté un colorant <strong>de</strong>vienne b<strong>le</strong>ue, ou qu’une porte<br />
s’ouvre après qu’on a composé <strong>le</strong> co<strong>de</strong>. Or même dans ce type <strong>de</strong> contexte,<br />
soudain continue d’introduire une rupture, une surprise : il contraint<br />
l’interprétation <strong>de</strong> tel<strong>le</strong> sorte que <strong>le</strong> résultat est au moins perçu comme<br />
surprenant (comme si on n’était pas sûr que « ça marche »). Le <strong>de</strong>rnier<br />
exemp<strong>le</strong> est encore plus frappant : e2 étant la conclusion logique <strong>de</strong> e1, il<br />
<strong>de</strong>vient impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> réinterpréter <strong>le</strong> résultat comme incertain. Pour<br />
comprendre c<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong>, il faut construire une interprétation du type <strong>de</strong> « il<br />
n’avait pas p<strong>le</strong>inement conscience que la somme <strong>de</strong>mandée allait être atteinte<br />
à ce moment-là » - nous amenant à r<strong>et</strong>rouver, là encore, l’interprétation d’un<br />
décalage.<br />
Ces divers exemp<strong>le</strong>s m<strong>et</strong>tent en évi<strong>de</strong>nce que la rupture associée à<br />
soudain ne repose pas uniquement sur <strong>de</strong>s conditions pragmatiques. Quand<br />
cel<strong>le</strong>s-ci sont contraires à l’idée <strong>de</strong> rupture, une réinterprétation du contexte<br />
est à l’œuvre. Encore une fois, c<strong>et</strong>te contrainte sur <strong>le</strong>s possibilités<br />
d’interprétation correspond bien à ce qu’on peut attendre d’un connecteur.<br />
Une question se pose cependant : s’il est toujours possib<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
réinterpréter dans un sens <strong>de</strong> rupture, pourquoi l’utilisation <strong>de</strong> soudain nous<br />
semblait-el<strong>le</strong> moins pertinente dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s (11), (12) <strong>et</strong> (13), répétés<br />
ci-<strong>de</strong>ssous ?<br />
(11) Il sonna à la porte. ?Soudain, quelqu’un vint lui ouvrir.<br />
(12) Je lui <strong>de</strong>mandai son avis. ?Soudain, il me <strong>le</strong> donna.<br />
13 Alors que pour <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s (24) à (28), <strong>le</strong>s conditions pragmatiques étaient<br />
encore favorab<strong>le</strong>s à l’interprétation d’une absence d’attente.
(13) El<strong>le</strong> <strong>le</strong> poussa. ?Soudain, il tomba.<br />
Pour l’exemp<strong>le</strong> (13), on pourrait suggérer qu’il s’agit d’un scénario trop<br />
« prototypique » (pousser / tomber) pour qu’on puisse y trouver un<br />
quelconque élément <strong>de</strong> surprise. Les <strong>de</strong>ux autres exemp<strong>le</strong>s suivent éga<strong>le</strong>ment<br />
<strong>de</strong>s scénarios sans surprise : venir ouvrir à quelqu’un qui sonne, donner son<br />
avis à quelqu’un qui <strong>le</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. C<strong>et</strong>te explication n’est cependant pas très<br />
satisfaisante : la seu<strong>le</strong> prise en compte du facteur prototypique ne perm<strong>et</strong> pas<br />
<strong>de</strong> justifier pourquoi, dans certains <strong>cas</strong>, on pourrait faire comme s’il y avait<br />
malgré tout surprise, <strong>et</strong> pas dans d’autres. De fait, il semb<strong>le</strong> qu’il fail<strong>le</strong> faire<br />
intervenir un autre élément d’interprétation, exigeant qu’on revienne sur <strong>le</strong>s<br />
fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> rupture associée à soudain.<br />
L’hypothèse que nous faisons est la suivante :<br />
- La rupture se construit à travers une relation d’opposition 14 par rapport à<br />
une éventualité précé<strong>de</strong>nte (en l’occurrence un état) où l’événement introduit<br />
par soudain n’était pas <strong>le</strong> <strong>cas</strong>.<br />
- Le début <strong>de</strong> l’événement introduit par soudain m<strong>et</strong> fin à c<strong>et</strong> état qui sinon<br />
aurait pu durer – <strong>et</strong> dont on se serait attendu à ce qu’il dure.<br />
Dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s que nous avons examinés jusqu’à présent, l’état<br />
précé<strong>de</strong>nt en relation d’opposition était implicite, il tenait <strong>de</strong> la<br />
présupposition. Il pourrait cependant être explicité, comme dans l’exemp<strong>le</strong><br />
(33) – où la présence d’un énoncé précé<strong>de</strong>nt à l’imparfait correspondrait au<br />
<strong>cas</strong> typique d’utilisation <strong>de</strong> soudain :<br />
(33) Tout était calme. Soudain, il entendit un grand bruit.<br />
soudain<br />
(fig.1) ⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯]⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯<br />
tout était calme il entendit<br />
un grand bruit<br />
(Nous représentons par un croch<strong>et</strong> fermant <strong>le</strong> fait que l’état précé<strong>de</strong>nt en<br />
opposition avec e2 – ici explicitement e1– se clôt au moment <strong>de</strong> réalisation<br />
<strong>de</strong> e2).<br />
Dans l’exemp<strong>le</strong> qui suit, soudain est éga<strong>le</strong>ment précédé d’un imparfait,<br />
mais sans que <strong>le</strong>s conditions <strong>de</strong> l’opposition soient explicitées :<br />
(34) Il marchait dans la forêt. Soudain, il entendit un grand bruit.<br />
14 Qu’on pourrait rapprocher – mais cela reste à préciser – <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong><br />
Contraste en SDRT.
soudain<br />
(fig.2) ⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯|⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯<br />
il marchait dans la forêt il entendit<br />
un grand bruit<br />
------------------------------------------]<br />
tout était calme<br />
Dans ce <strong>cas</strong>, la présence <strong>de</strong> soudain déc<strong>le</strong>nchant toujours la même recherche<br />
d’un état précé<strong>de</strong>nt en opposition, on interprète que e1 (il marchait dans la<br />
forêt) est en recouvrement avec l’état c<strong>et</strong>te fois implicite (figuré en pointillés)<br />
où la forêt était calme (i.e. où il n’y avait pas <strong>de</strong> bruit particulier).<br />
Revenons maintenant à nos exemp<strong>le</strong>s où soudain relie <strong>de</strong>ux événements<br />
au passé simp<strong>le</strong>. Soit ces événements sont indépendants l’un <strong>de</strong> l’autre, <strong>et</strong><br />
dans ce <strong>cas</strong> <strong>le</strong> premier peut être regardé comme simp<strong>le</strong>ment inclus dans un<br />
état implicite préalab<strong>le</strong> en relation d’opposition avec e2 :<br />
(35) Il s’engagea dans la forêt. Soudain, il entendit un grand bruit.<br />
soudain<br />
(fig.3) ⎯⎯⎯|⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯|⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯<br />
il s’engagea dans la forêt il entendit<br />
un grand bruit<br />
------------------------------------------]<br />
tout était calme<br />
C’est <strong>le</strong> <strong>cas</strong> <strong>le</strong> plus simp<strong>le</strong> pour interpréter la rupture.<br />
Soit <strong>le</strong>s événements sont en relation <strong>de</strong> consécutivité : reprenons par<br />
exemp<strong>le</strong> (30) :<br />
(30) Il versa <strong>le</strong> colorant. Soudain, l’eau <strong>de</strong>vint b<strong>le</strong>ue.<br />
soudain<br />
(fig.4) ⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯|⎯⎯|⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯<br />
il versa l’eau <strong>de</strong>vint<br />
<strong>le</strong> colorant b<strong>le</strong>ue<br />
------------------------------------------]<br />
l’eau n’était pas b<strong>le</strong>ue<br />
Soudain contraint l’existence d’un état préalab<strong>le</strong> implicite où l’eau n’était pas<br />
b<strong>le</strong>ue. e1 (il versa <strong>le</strong> colorant) est compris comme intervenant sur c<strong>et</strong> état,<br />
avec pour résultat d’y m<strong>et</strong>tre fin – résultat exprimé par e2.<br />
En faisant l’hypothèse que ce type d’analyse pourrait être utilisé pour<br />
rendre compte <strong>de</strong> toutes <strong>le</strong>s utilisations <strong>de</strong> soudain, nous attribuons à soudain<br />
un fonctionnement plus comp<strong>le</strong>xe que celui <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong>. C<strong>et</strong>te comp<strong>le</strong>xité<br />
tient à ce qu’il faut faire intervenir <strong>de</strong> l’implicite, mais éga<strong>le</strong>ment, <strong>de</strong> façon
plus généra<strong>le</strong>, à ce que soudain apparaît ainsi très n<strong>et</strong>tement dans une classe<br />
<strong>de</strong> connecteurs définie par H. Nolke comme cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s connecteurs « antiorientés<br />
» 15 . Les connecteurs anti-orientés (sur <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> mais) ont un<br />
fonctionnement plus comp<strong>le</strong>xe que <strong>le</strong>s connecteurs co-orientés (sur <strong>le</strong> modè<strong>le</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>et</strong>) dans la mesure où ils changent la direction <strong>de</strong> la pensée, alors que <strong>le</strong>s<br />
seconds la préservent. Et si notre analyse <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> nous amène à l’inclure<br />
maintenant dans <strong>de</strong> la classe <strong>de</strong>s connecteurs co-orientés, nous pouvons<br />
éga<strong>le</strong>ment mieux caractériser soudain par c<strong>et</strong>te propriété <strong>de</strong> re-diriger la<br />
pensée : soudain est anti-orienté par rapport à une situation présupposée, dont<br />
on aurait pu penser qu’el<strong>le</strong> allait durer.<br />
Il nous reste à montrer comment notre hypothèse peut nous perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong><br />
rendre compte <strong>de</strong>s difficultés posées par <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s (11), (12) <strong>et</strong> (13). De<br />
fait, ces exemp<strong>le</strong>s ne respectent pas <strong>le</strong>s contraintes d’utilisation <strong>de</strong> soudain<br />
que nous venons <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre au jour : pour aucun d’eux, il n’est pertinent <strong>de</strong><br />
recréer un état préalab<strong>le</strong> en opposition, qui aurait pu durer, <strong>et</strong> auquel<br />
l’événement introduit par soudain viendrait m<strong>et</strong>tre fin. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> résultat ou<br />
la réponse donné dans l’énoncé comportant soudain n’est envisagé que par<br />
rapport à l’événement qui précè<strong>de</strong>. De ce fait, il <strong>de</strong>vient impossib<strong>le</strong><br />
d’envisager un état où il ne tombait pas avant que quelqu’un <strong>le</strong> pousse / où il<br />
ne donnait pas son avis avant que quelqu’un <strong>le</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> / où personne ne<br />
venait lui ouvrir avant qu’il sonne à la porte. Et c’est ce qui expliquerait la<br />
difficulté d’interprétation <strong>de</strong> ces exemp<strong>le</strong>s.<br />
Leur acceptabilité peut être cependant rétablie <strong>de</strong> diverses façons. Ainsi,<br />
pour l’exemp<strong>le</strong> (11), il suffirait <strong>de</strong> remplacer quelqu’un vint lui ouvrir par la<br />
porte s’ouvrit pour effacer son caractère d’étrang<strong>et</strong>é :<br />
(36) Il sonna à la porte. Soudain, cel<strong>le</strong>-ci s’ouvrit.<br />
Et l’exemp<strong>le</strong> suivant <strong>de</strong> Gracq irait dans <strong>le</strong> même sens :<br />
(37) Nous appliquâmes à la porte quelques coups <strong>de</strong> crosse. Soudain la porte<br />
s'ouvrit, <strong>et</strong> sortit un homme complètement nu, qui s'adossa dans <strong>le</strong> noir sans<br />
mot dire au chambran<strong>le</strong> dans une attitu<strong>de</strong> théâtra<strong>le</strong> <strong>de</strong> fusillé. (Gracq,<br />
L<strong>et</strong>trines)<br />
Avec la porte s’ouvrit, l’ouverture <strong>de</strong> la porte n’est plus donnée<br />
immédiatement comme la réponse d’un suj<strong>et</strong> - même si c’est bien <strong>le</strong> suj<strong>et</strong><br />
(l’homme complètement nu, dans l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> Gracq) qui est venu ouvrir.<br />
Dans ce <strong>cas</strong>, une forme <strong>de</strong> déconnexion, voire <strong>de</strong> suspense, est recréée entre<br />
<strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux événements ; <strong>et</strong> l’on r<strong>et</strong>rouve la possibilité <strong>de</strong> reconstruire un état<br />
précé<strong>de</strong>nt où la porte n’était pas ouverte.<br />
15 Je remercie H. Nolke pour c<strong>et</strong>te observation.
Un autre élément favorab<strong>le</strong> à l’utilisation <strong>de</strong> soudain apparaît éga<strong>le</strong>ment<br />
dans l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> Gracq : <strong>le</strong> trait d’insistance porté par e1. Ce trait n’est pas<br />
très marqué dans l’exemp<strong>le</strong> (37) (quelques coups). Mais dès que l’insistance<br />
est suffisamment marquée (par la durée, la répétition), el<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> d’effacer<br />
toute difficulté d’interprétation pour nos exemp<strong>le</strong>s (sans qu’on ait plus besoin<br />
<strong>de</strong> modifier <strong>le</strong> second énoncé) :<br />
(38) Il sonna un long moment à la porte. Soudain, quelqu’un vint lui ouvrir.<br />
(39) Plusieurs personnes sonnèrent à la porte, sans qu’il se passe rien. Pierre<br />
sonna à son tour. Soudain, quelqu’un vint ouvrir.<br />
(40) Je lui <strong>de</strong>mandai son avis à plusieurs reprises. Soudain, il me <strong>le</strong> donna.<br />
(41) El<strong>le</strong> s’acharna à <strong>le</strong> pousser. Soudain, il tomba.<br />
L’insistance est une façon <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver une indépendance entre l’événement<br />
déc<strong>le</strong>ncheur <strong>et</strong> <strong>le</strong> résultat ou la réponse, qui apparaît comme plus aléatoire<br />
dans la mesure où il a fallu insister pour l’obtenir. Et l’on vérifie que <strong>le</strong><br />
respect <strong>de</strong>s contraintes associées à l’utilisation <strong>de</strong> soudain est, <strong>de</strong> nouveau,<br />
assuré : on r<strong>et</strong>rouve la possibilité <strong>de</strong> construire un état préalab<strong>le</strong> qui aurait pu<br />
durer, où personne ne venait ouvrir / où il ne donnait pas son avis / où il ne<br />
tombait pas. L’exemp<strong>le</strong> (39) m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce que c<strong>et</strong> état préalab<strong>le</strong> en<br />
opposition peut se reconstruire à travers d’autres énoncés que celui qui<br />
précè<strong>de</strong> immédiatement soudain.<br />
Pour finir, nous testerons encore <strong>le</strong> pouvoir d’explication <strong>de</strong> notre<br />
hypothèse en revenant sur l’exemp<strong>le</strong> (14) :<br />
(14) Le Père Noël prit l’enfant sur ses genoux. Soudain celui-ci se mit à rire.<br />
Nous avions privilégié, pour c<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong>, l’interprétation selon laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />
rire <strong>de</strong> l’enfant (e2) n’est pas déc<strong>le</strong>nché par l’action du Père Noël (e1).<br />
Supprimons maintenant <strong>le</strong> soudain :<br />
(42) Le Père Noël prit l’enfant sur ses genoux. Celui-ci se mit à rire.<br />
Dans ce <strong>cas</strong>, l’interprétation privilégiée serait une interprétation <strong>de</strong> cause à<br />
eff<strong>et</strong>. Et la question qui se pose est la suivante : pourquoi c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière<br />
interprétation est-el<strong>le</strong> moins disponib<strong>le</strong> avec soudain, alors que nous avons<br />
vu que soudain n’est pas incompatib<strong>le</strong> avec la relation <strong>de</strong> consécutivité ? Il<br />
est possib<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’expliquer par <strong>le</strong> fait que soudain contraint en premier lieu la<br />
recherche d’un état préalab<strong>le</strong> en opposition à e2 (en l’occurrence, un état où<br />
l’enfant ne rit pas), dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il dure. Dans la<br />
mesure où il n’y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> penser que e1 m<strong>et</strong> fin à c<strong>et</strong> état, il est
simp<strong>le</strong>ment compris comme y étant inclus (cf. fig.3). Et par conséquent, e1 <strong>et</strong><br />
e2 sont plutôt interprétés comme indépendants 16 .<br />
Dans l’exemp<strong>le</strong> sans soudain, <strong>le</strong> processus d’interprétation est<br />
différent : dans la mesure où il n’y a pas <strong>de</strong> contrainte « vers l’arrière », avec<br />
la recherche d’une situation antécé<strong>de</strong>nte en opposition, l’interprétation se fait<br />
<strong>de</strong> façon linéaire. Et donc, par défaut, la tendance sera <strong>de</strong> chercher un lien <strong>de</strong><br />
dépendance entre <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux événements.<br />
Examinons maintenant :<br />
(44) L’enfant était tout triste. Le Père Noël <strong>le</strong> prit sur ses genoux. Soudain,<br />
l’enfant se mit à rire.<br />
On r<strong>et</strong>rouve notre exemp<strong>le</strong> (14), mais précédé <strong>de</strong> l’énoncé L’enfant était tout<br />
triste (éventualité e0). Et dans ce <strong>cas</strong>, l’interprétation selon laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> rire <strong>de</strong><br />
l’enfant est dû à ce que <strong>le</strong> Père Noël l’a pris sur ses genoux re<strong>de</strong>vient<br />
beaucoup plus plausib<strong>le</strong>. En eff<strong>et</strong>, à partir du moment où l’état d’opposition<br />
préalab<strong>le</strong> est explicité en contexte, on n’a plus besoin <strong>de</strong> <strong>le</strong> reconstruire au<br />
moment où l’on interprète e2. On r<strong>et</strong>rouve alors toute liberté pour interpréter<br />
e1 dans une relation <strong>de</strong> cause / conséquence avec e2. C’est même là<br />
l’interprétation privilégiée : dans la mesure où e1 apparaît à la transition entre<br />
la situation où l’enfant ne riait pas, <strong>et</strong> la situation où il rit, on est très<br />
faci<strong>le</strong>ment amené à <strong>le</strong> regar<strong>de</strong>r comme l’événement déc<strong>le</strong>ncheur <strong>de</strong> ce<br />
changement.<br />
5. Conclusion<br />
Notre étu<strong>de</strong> visait à m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> soudain dans la<br />
structuration du discours : nous nous sommes efforcée <strong>de</strong> préciser ce rô<strong>le</strong><br />
pour chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux adverbes, <strong>et</strong> <strong>de</strong> montrer qu’il s’agit bien <strong>de</strong> connecteurs<br />
au sens où <strong>le</strong>ur utilisation s’accompagne nécessairement <strong>de</strong> l’instauration <strong>de</strong><br />
relations <strong>de</strong> discours spécifiques. Il resterait cependant à examiner comment<br />
ces relations <strong>de</strong> discours, tel<strong>le</strong>s que nous <strong>le</strong>s avons caractérisées, pourraient<br />
être mises en correspondance avec <strong>le</strong>s relations <strong>de</strong> discours utilisées dans <strong>de</strong>s<br />
théories où el<strong>le</strong>s sont précisément définies <strong>et</strong> formalisées – par exemp<strong>le</strong> en<br />
SDRT (cf. note 3). La relation d’opposition avec un état précé<strong>de</strong>nt que nous<br />
avons associée au fonctionnement <strong>de</strong> soudain pourrait sans doute être<br />
rapprochée sans trop <strong>de</strong> difficulté (comme nous l’avons déjà noté) <strong>de</strong> la<br />
16 Pour qu’il y ait une interprétation <strong>de</strong> consécutivité avec soudain, il faut qu’el<strong>le</strong><br />
soit plus n<strong>et</strong>tement favorisée par <strong>le</strong> sémantisme <strong>de</strong>s événements reliés. Ce serait<br />
<strong>le</strong> <strong>cas</strong> par exemp<strong>le</strong> pour Le Père Noël prit l’enfant sur ses genoux. Soudain<br />
celui-ci se calma : la relation <strong>de</strong> dépendance est plus évi<strong>de</strong>nte dans « un enfant<br />
qu’on prend sur ses genoux se calme », que dans « un enfant qu’on prend sur<br />
ses genoux se m<strong>et</strong> à rire ».
elation <strong>de</strong> Contraste <strong>de</strong> la SDRT. Pour <strong>aussitôt</strong>, la mise en correspondance<br />
s’annonce plus diffici<strong>le</strong>, dans la mesure où nous avons établi une gradation<br />
dans la relation <strong>de</strong> consécutivité (d’une forme minima<strong>le</strong>, que nous aurions pu<br />
éga<strong>le</strong>ment désigner comme « continuité-dépendance », à une forme forte) :<br />
comment rendre compte <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te gradation dans un traitement formel <strong>de</strong><br />
<strong>aussitôt</strong> ? Comment la situer par rapport aux relations <strong>de</strong> Narration <strong>et</strong><br />
Résultat utilisées en SDRT ? Ces questions sont à prendre en considération,<br />
si l’on veut se donner <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> caractériser finement la différence, dans<br />
l’établissement <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> discours, entre <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong> d’autres adverbes<br />
aspectuo-<strong>temporels</strong> proches (immédiatement, tout <strong>de</strong> suite, <strong>et</strong>c.), ou encore un<br />
adverbe comme alors.<br />
Soulignons enfin qu’en circonscrivant notre étu<strong>de</strong> aux <strong>cas</strong> où <strong>aussitôt</strong> <strong>et</strong><br />
soudain apparaissent en tête <strong>de</strong> phrase, nous laissons ouverte la question <strong>de</strong><br />
savoir s’ils pourraient conserver, en position interne ou fina<strong>le</strong>, <strong>le</strong>ur statut <strong>de</strong><br />
connecteur. Le facteur <strong>de</strong> l’intégration syntaxique poserait, dans ce <strong>cas</strong>, <strong>de</strong>s<br />
difficultés qu’il reste à démê<strong>le</strong>r.<br />
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