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Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard

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eux. En tout cas, le naïf Michel-Ange est pris au piège <strong>de</strong> l'illusion <strong>de</strong> vérité que crée le cinéma par<br />

ses images en mouvement. Voyant le train s'avancer, il porte ses mains <strong>de</strong>vant ses yeux,<br />

mouvement <strong>de</strong> frayeur inutile ; le train s'approchant <strong>de</strong> plus en plus, la frayeur <strong>de</strong> Michel-Ange ne<br />

diminue pas et le voilà les bras en croix <strong>de</strong>vant ses yeux. Puis timi<strong>de</strong>ment il laisse dépasser son oeil<br />

pour finalement se relâcher. La scène change brutalement <strong>de</strong> sujet, il s'agit d'une ellipse brutale qui<br />

nous emmène dans la salle à manger d'une famille bourgeoise où le père <strong>de</strong> famille lit « Superboy »<br />

à son fils, la mère versant une tasse <strong>de</strong> café. Le montage alterné continue, et l'on voit désormais un<br />

Michel-Ange amusé, manifestement pris par l'histoire qui lui est contée, pour éclater <strong>de</strong> rire lorsque<br />

l'enfant lance sa nourriture par <strong>de</strong>ssus son épaule et que le père se déchaîne, lançant lui aussi la<br />

nourriture sur son fils. Si l'on voit Michel-Ange emporté par la puissance captivante <strong>de</strong> l'image,<br />

c'est aussi un Michel-Ange novice et naïf que l'on voit. Il est à noter que ce n'est pas l'écran <strong>de</strong><br />

cinéma que l'on voit, mais juste l'image du film projeté, sans mise en abîme expliciet pour le<br />

moment.<br />

Puis un intertitre nous signale le film suivant, toujours d'une écriture manuscrite : « Le bain<br />

<strong>de</strong> la femme du mon<strong>de</strong> » et une transition brutale nous présente ensuite cette femme en long<br />

manteau noir, une cigarette dans la bouche (une caractéristique <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong>s films <strong>de</strong><br />

<strong>Godard</strong> ? ) et commençant à se déshabiller. Sa salle <strong>de</strong> bain semble assez rudimentaire pour celle<br />

d'une « femme du mon<strong>de</strong> » : plus que le manque <strong>de</strong> moyens, il faut sans doute y voir une volonté <strong>de</strong><br />

<strong>Godard</strong> <strong>de</strong> ne pas faire trop attention aux décors, <strong>de</strong> faire un film sans trop <strong>de</strong> mise en scène (les<br />

acteurs ont d'ailleurs souvent un jeu assez peu réaliste, avec à l'extrême la jeune résistante<br />

déclamant un poème <strong>de</strong> Maïakovski) et dans <strong>de</strong>s décors aussi naturels et banals que possible. La<br />

« femme du mon<strong>de</strong> » enlève son manteau et part l'accrocher à gauche <strong>de</strong> l'image, hors-champ.<br />

Michel-Ange se penche sur le coté pour pouvoir la suivre du regard, se mettant carrément <strong>de</strong>vant sa<br />

voisine, maladroitement, sans faire plus attention à autre chose que cette femme en sous-vêtements<br />

à l'écran. Le cinéma, plus que montrer une scène <strong>de</strong> manière réalise, construit un espace imaginaire<br />

qui n'est pas perçu. Dans le prolongement <strong>de</strong> l'image vue, Michel-Ange imagine cette femme qu'il<br />

ne voit plus aller accrocher ou poser son manteau quelque part, prolongeant la partie <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong><br />

bain qu'il voit pour construire une pièce dans toute sa surface. La femme du mon<strong>de</strong> revient dans le<br />

champ avec une bouteille pour saupoudrer son bain ; Michel-Ange est <strong>de</strong> nouveau à sa place, avec<br />

comme un contentement <strong>de</strong> voyeur, intéressé par cette femme en partie dénudée et qui, peut être,<br />

sera amenée à se dénu<strong>de</strong>r encore plus. Par une mise en abîme intéressante, il pourrait s'agir là <strong>de</strong><br />

l'état d'âme <strong>de</strong> celui qui regar<strong>de</strong> le film <strong>de</strong> <strong>Godard</strong>, tout aussi intéressé par le corps entr'aperçu <strong>de</strong><br />

cette femme. De dos, la femme du mon<strong>de</strong> détache son soutien-gorge pour aller l'enlever horschamp.<br />

Désireux d'en voir plus, oubliant encore une fois sa voisine, Michel-Ange la bouscule, ainsi<br />

que son voisin pour tenter d'apercevoir cette femme qui vient <strong>de</strong> disparaître à gauche <strong>de</strong> l'écran. Elle<br />

reparaît en peignoir, hésite, sort par la droite, suggérant encore un autre espace, non encore suggéré.<br />

L'espace se construit peu à peu, au fur et à mesure <strong>de</strong>s allées et venues <strong>de</strong> cette femme. Michel-<br />

Ange repasse <strong>de</strong>vant ses voisins, les yeux ne quittant pas l'écran. La femme du mon<strong>de</strong> en plus gros<br />

plan déboutonne son peignoir, se retourne : on ne voit que son dos, même si le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> son buste<br />

est fortement suggéré par la manière avec laquelle son image nous échappe sans cesse. On l'entend<br />

entrer dans le bain, puis la caméra glisse <strong>de</strong> haut en bas <strong>de</strong> manière à ce qu'on la voit dans son bain,<br />

où l'eau et la baignoire cachent <strong>de</strong> nouveau son corps.<br />

On voit désormais Michel-Ange <strong>de</strong> dos, <strong>de</strong>rrière lui l'écran du cinéma continue à nous<br />

montrer cette femme du mon<strong>de</strong> dans son bain. Michel-Ange saute par <strong>de</strong>ssus les sièges pour aller<br />

vers l'écran, il va tout contre l'écran. Le visage au niveau <strong>de</strong> la baignoire, il tente <strong>de</strong> sauter, un peu<br />

ridicule – presque burlesque -, pour voir par <strong>de</strong>ssus le bain. Dans une très belle image, rendant<br />

compte du pouvoir qu'a le cinéma <strong>de</strong> nous suggérer certaines scènes et <strong>de</strong> nous impliquer dans<br />

celles-ci, Michel-Ange se met à caresser la tête et les jambes <strong>de</strong> la femme qui se baigne. C'est une<br />

situation bizarre, où ressort la bêtise <strong>de</strong> Michel-Ange, car on imagine bien que près <strong>de</strong> l'écran, son<br />

ombre fait disparaître l'image qui, bien qu'encore complète pour nous, ne l'est déjà plus pour lui. Il

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