Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard
Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard
Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
La scène où Michel-Ange découvre le Cinématographe est une scène assez particulière, où<br />
l'histoire et la guerre semblent laisser place à la magie du cinéma. Une lettre annonce à Venus la<br />
scène qui va suivre : à plusieurs reprises déjà, nous avons vu cette scène où elle vient prendre le<br />
courrier. La boite aux lettres se dresse comme au milieu <strong>de</strong> nulle part ; un endroit banal, à proximité<br />
se dressent <strong>de</strong>s pylônes <strong>de</strong> lignes haute-tension. C'est <strong>de</strong> ce paysage absur<strong>de</strong>, cette maison au milieu<br />
<strong>de</strong>s herbes, non loin néanmoins <strong>de</strong> la ville mais où aucune route ne semble mener, que les<br />
personnages principaux viennent. Ce cadre absur<strong>de</strong> est à l'image du royaume où il se situe et surtout<br />
<strong>de</strong> la guerre qu'il mène. La musique qui accompagne ce film semble être celle d'un orgue <strong>de</strong><br />
barbarie, musique enfantine pour ces naïfs partis à la guerre, parfois avec quelque rythme évoquant<br />
une marche militaire. Une musique à mettre en parallèle avec le ton <strong>de</strong>s lettres envoyés, où les<br />
tueries semblent être <strong>de</strong>s jeux ordinaires. La musique s'arrête pour laisser lire Venus et un intertitre<br />
-lettres manuscrites blanches sur fond noir- nous en révèle ensuite le contenu : « Hier on a pris<br />
d'assaut la ville <strong>de</strong> Santa Cruz. <strong>Les</strong> jeunes filles nous ont jeté <strong>de</strong>s fleurs. Le soir je suis allé pour la<br />
première fois au Cinématographe. ». Le bruit <strong>de</strong> fusilla<strong>de</strong>s a laissé place à la musique <strong>de</strong> l'orgue <strong>de</strong><br />
barbarie, et l'image nous montre déjà les néons du cinéma « Le Mexico ». <strong>Godard</strong> ne cherche pas la<br />
vraisemblance, il ne cherche justement pas à créer d'illusions comme le cinéma peut si bien le faire.<br />
Il nous montre juste un cinéma ordinaire, dans une rue ordinaire. Il n'y a pas l'exotisme qu'on<br />
pourrait attendre d'un film d'aventure (ce film n'est pas un film d'aventures, mais par son sujet, il<br />
aurait pu, et ne l'est pas volontairement), seul le nom <strong>de</strong> cette ville californienne subsiste. A la fin<br />
du film, nous verrons les cartes postales <strong>de</strong> tous les lieux visités, lieux dont les noms résonnent en<br />
nous comme autant <strong>de</strong> villes à découvrir, <strong>de</strong> paysages lointains, lieux que l'on aperçoit à peine dans<br />
le film (sauf la scène figée où Ulysse et Michel-Ange se prennent en photo au bas <strong>de</strong>s pyrami<strong>de</strong>s).<br />
Des paysages magnifiques qu'ils sont censés voir, on ne voit que boue, marécages à traverser,<br />
ruines, forêts. La caméra <strong>de</strong>scend <strong>de</strong>s néons du cinéma vers la rue et vers Michel-Ange qui prend<br />
congé d'Ulysse. Ce <strong>de</strong>rnier continue son chemin vers la caméra, se fondant dans la foule qui<br />
parcourt cette rue ordinaire, tandis que Michel-Ange entre dans la salle du cinématographe.<br />
Quatre personnes sont assis sur leurs sièges dans la salle, dont un homme et une femme cote<br />
à cote. Le faisceau du projecteur <strong>de</strong>ssine un triangle clair sur la pénombre <strong>de</strong> la salle. Michel-Ange<br />
suit en tâtonnant le couloir pour se trouver une place, avançant dans la direction <strong>de</strong> la caméra. Il<br />
gène ainsi un homme en se plaçant juste <strong>de</strong>vant lui pour voir si la place lui convient, pour<br />
finalement continuer son chemin. On distingue les croix blanches qui ornent son uniforme. Certains<br />
y ont vus une référence à la Suisse, symbole <strong>de</strong> neutralité intéressée et patrie <strong>de</strong> <strong>Godard</strong>, mais ne<br />
pourrait on pas plutôt y voir simplement une allusion aux symboles militaires en général, et en<br />
particulier à la croix gammée nazie, ou bien même un clin d'oeil au Dictateur <strong>de</strong> Charles Chaplin,<br />
film qui n'est pas sans lien avec <strong>Les</strong> <strong>Carabiniers</strong> ? Une coupure brutale, accompagnée d'un bruit<br />
stri<strong>de</strong>nt sans doute à rattacher au film visionné, nous montre la progression <strong>de</strong> Michel-Ange dans<br />
l'allée. Une musique jazz jouée au piano accompagne le film. Michel-Ange tâtonne, on apprend par<br />
là même qu'il ne voit rien alors que nous, nous le percevons très distinctement. Ainsi commence<br />
cette initiation à la magie du cinéma : le spectateur, extérieur, ne voit pas à travers les yeux du<br />
personnage, comme au théâtre. Son regard est tantôt limité par l'intériorité inexprimée du<br />
personnage ou le hors champ (comme nous allons le voir par la suite), tantôt il en sait plus que le<br />
protagoniste lui-même. Michel-Ange tâte <strong>de</strong> ses mains une jeune femme qui <strong>de</strong>meure assez<br />
impassible, comme absorbée par le film, ne voulant en manquer aucune bribe. Michel-Ange<br />
s'installe laborieusement à coté d'elle pour enfin se tourner vers le film.<br />
On voit alors le passage d'un train dans une gare, accompagné d'un bruit stri<strong>de</strong>nt analogue au<br />
premier, entouré <strong>de</strong> fumée. Suit alors un montage alterné <strong>de</strong> plans où l'on voit ce train et <strong>de</strong> plans où<br />
l'on voit d'assez près le visage <strong>de</strong> Michel-Ange. Cette scène rend <strong>de</strong> manière très directe hommage<br />
aux frères Lumière et aux tout débuts du cinéma. Il s'agit en effet d'une reconstitution <strong>de</strong>s supposés<br />
effets sur le public <strong>de</strong> « L'entrée du train en gare <strong>de</strong> La Ciotat », <strong>de</strong>s frères Lumière, pendant lequel<br />
quelques personnes auraient eu un mouvement <strong>de</strong> recul, pensant que le train arriverait vraiment sur