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Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard

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Jonathan Freundlich<br />

Sur la scène du Cinématographe, <strong>Les</strong> carabiniers, <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Godard</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>Carabiniers</strong> <strong>de</strong> <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Godard</strong> nous apparaît tout d'abords ainsi qu'il est apparut à<br />

l'époque <strong>de</strong> sa sortie (1963), où les critiques furent généralement assez mauvaises 1 : les scènes<br />

bâclées, les décors ordinaires, les raccords difficiles et brutaux entre les scènes pourraient nous<br />

rebuter. Tourné rapi<strong>de</strong>ment l'année où <strong>Godard</strong> tourne Le Mépris, avec <strong>de</strong>s moyens financiers très<br />

limités, ce film semble néanmoins atteindre ses objectifs. Car <strong>Les</strong> carabiniers est aussi un film<br />

résolument engagé contre la guerre et ses mythes, et <strong>de</strong> manière plus spécifique contre les films <strong>de</strong><br />

guerre. « Ce film est une fable, un apologue où le réalisme ne sert qu'à renforcer l'imaginaire. Tout<br />

se passe au niveau <strong>de</strong> l'animal et encore cet animal est-il filmé d'un point <strong>de</strong> vue végétal, quand ce<br />

n'est minéral. » (<strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Godard</strong>). Le film met ainsi en scène <strong>de</strong>s personnages qui sont plus <strong>de</strong>s<br />

anti-héros, crédules et bêtes. Ce sont ces <strong>de</strong>ux frères, l'aîné Ulysse et le ca<strong>de</strong>t Michel-Ange, qui<br />

vivent avec leur soeur Venus et la femme d'Ulysse, Cléopatre, avant d'être recrutés par les<br />

carabiniers pour la guerre. L'histoire se passe dans un royaume indéfini, dont on ne voit au début<br />

que le vaste terrain vague où habitent les protagonistes, lieu désolé, où se dresse leur maison<br />

branlante, et à la fin une ville, vraisemblablement la capitale, où se trouve le « palais » du roi. Ces<br />

décors naturels sont ceux d'une banlieue quelconque, et la mise en scène est réduite au strict<br />

minimum. Même quand les carabiniers <strong>de</strong> la « légion Condor » se trouveront dans les forêts <strong>de</strong><br />

Haute Silésie, les villages ressembleront à <strong>de</strong> petits villages bien français. Tourné en noir et blanc,<br />

les images d'archives peuvent s'y insérer sans transition.<br />

C'est donc l'histoire <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux frères qui s'engagent pour la guerre menée par leur roi après<br />

avoir été convaincus <strong>de</strong>s perspectives que cela leur offrait par les <strong>de</strong>ux carabiniers venus les<br />

chercher : ils pourront prendre tout ce qu'ils veulent, <strong>de</strong>s terres aux palais en passant par les cinémas<br />

et les femmes 2 . Tandis que ces <strong>de</strong>ux hommes crédules rêvent à leurs prochaines conquêtes, Venus et<br />

Cléopatre font leur liste <strong>de</strong> choses à ramener, et la jeep emmène déjà Ulysse et Michel-Ange. Puis<br />

l'histoire progresse en les suivant durant la guerre, ponctuées d'intertitres qui sont autant <strong>de</strong> lettres<br />

envoyées chez eux. D'un cynisme violent, celles ci en disent plus long que les images du film :<br />

« On sème la mort et on remplit notre mission sanguinaire » ; « On laisse <strong>de</strong>rrière nous <strong>de</strong>s traces<br />

<strong>de</strong> sang et <strong>de</strong>s morts. On vous embrasse tendrement. » Ces phrases volontairement toute simples<br />

nous ren<strong>de</strong>nt explicite ce qu'est la guerre aux yeux <strong>de</strong> <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Godard</strong>.<br />

1 L'express, 13 06 63: « On n'ose pas exécuter en trois mots <strong>Les</strong> carabiniers sous le prétexte que ce film est mal<br />

fichu, mal écrit, mal joué, mal monté, mal éclairé, mal tout. Il est tout cela ce film et il est pire que cela : c'est une<br />

foutaise... »<br />

2 « D'abord, vous allez enrichir votre esprit en visitant <strong>de</strong>s pays étrangers. Et puis vous allez <strong>de</strong>venir très riches.<br />

Vous pourrez avoir toute ce que vous voudrez (...) Y a qu'à le prendre à l'ennemi. Pas seulement <strong>de</strong>s terres, <strong>de</strong>s<br />

troupeaux, mais aussi <strong>de</strong>s maisons, <strong>de</strong>s palais, <strong>de</strong>s villes, <strong>de</strong>s cinémas, <strong>de</strong>s Prisunics, <strong>de</strong>s gares, <strong>de</strong>s aérodromes,<br />

<strong>de</strong>s piscines, <strong>de</strong>s casinos, <strong>de</strong>s théâtres <strong>de</strong> boulevards, <strong>de</strong>s bouquets <strong>de</strong> fleurs, <strong>de</strong>s arcs <strong>de</strong> triomphes, <strong>de</strong>s usines <strong>de</strong><br />

cigares, <strong>de</strong>s imprimeries, <strong>de</strong>s briquets, <strong>de</strong>s avions, <strong>de</strong>s femmes du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s trains <strong>de</strong> marchandises, <strong>de</strong>s stylos,<br />

<strong>de</strong>s bijouteries, <strong>de</strong>s Alfa Roméo, <strong>de</strong>s guitares hawaïennes, <strong>de</strong>s paysages splendi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s éléphants, <strong>de</strong>s locomotives,<br />

<strong>de</strong>s stations <strong>de</strong> métro, <strong>de</strong>s Rolls-Royce, <strong>de</strong>s Maserati, <strong>de</strong>s femmes qui se déshabillent... »


La scène où Michel-Ange découvre le Cinématographe est une scène assez particulière, où<br />

l'histoire et la guerre semblent laisser place à la magie du cinéma. Une lettre annonce à Venus la<br />

scène qui va suivre : à plusieurs reprises déjà, nous avons vu cette scène où elle vient prendre le<br />

courrier. La boite aux lettres se dresse comme au milieu <strong>de</strong> nulle part ; un endroit banal, à proximité<br />

se dressent <strong>de</strong>s pylônes <strong>de</strong> lignes haute-tension. C'est <strong>de</strong> ce paysage absur<strong>de</strong>, cette maison au milieu<br />

<strong>de</strong>s herbes, non loin néanmoins <strong>de</strong> la ville mais où aucune route ne semble mener, que les<br />

personnages principaux viennent. Ce cadre absur<strong>de</strong> est à l'image du royaume où il se situe et surtout<br />

<strong>de</strong> la guerre qu'il mène. La musique qui accompagne ce film semble être celle d'un orgue <strong>de</strong><br />

barbarie, musique enfantine pour ces naïfs partis à la guerre, parfois avec quelque rythme évoquant<br />

une marche militaire. Une musique à mettre en parallèle avec le ton <strong>de</strong>s lettres envoyés, où les<br />

tueries semblent être <strong>de</strong>s jeux ordinaires. La musique s'arrête pour laisser lire Venus et un intertitre<br />

-lettres manuscrites blanches sur fond noir- nous en révèle ensuite le contenu : « Hier on a pris<br />

d'assaut la ville <strong>de</strong> Santa Cruz. <strong>Les</strong> jeunes filles nous ont jeté <strong>de</strong>s fleurs. Le soir je suis allé pour la<br />

première fois au Cinématographe. ». Le bruit <strong>de</strong> fusilla<strong>de</strong>s a laissé place à la musique <strong>de</strong> l'orgue <strong>de</strong><br />

barbarie, et l'image nous montre déjà les néons du cinéma « Le Mexico ». <strong>Godard</strong> ne cherche pas la<br />

vraisemblance, il ne cherche justement pas à créer d'illusions comme le cinéma peut si bien le faire.<br />

Il nous montre juste un cinéma ordinaire, dans une rue ordinaire. Il n'y a pas l'exotisme qu'on<br />

pourrait attendre d'un film d'aventure (ce film n'est pas un film d'aventures, mais par son sujet, il<br />

aurait pu, et ne l'est pas volontairement), seul le nom <strong>de</strong> cette ville californienne subsiste. A la fin<br />

du film, nous verrons les cartes postales <strong>de</strong> tous les lieux visités, lieux dont les noms résonnent en<br />

nous comme autant <strong>de</strong> villes à découvrir, <strong>de</strong> paysages lointains, lieux que l'on aperçoit à peine dans<br />

le film (sauf la scène figée où Ulysse et Michel-Ange se prennent en photo au bas <strong>de</strong>s pyrami<strong>de</strong>s).<br />

Des paysages magnifiques qu'ils sont censés voir, on ne voit que boue, marécages à traverser,<br />

ruines, forêts. La caméra <strong>de</strong>scend <strong>de</strong>s néons du cinéma vers la rue et vers Michel-Ange qui prend<br />

congé d'Ulysse. Ce <strong>de</strong>rnier continue son chemin vers la caméra, se fondant dans la foule qui<br />

parcourt cette rue ordinaire, tandis que Michel-Ange entre dans la salle du cinématographe.<br />

Quatre personnes sont assis sur leurs sièges dans la salle, dont un homme et une femme cote<br />

à cote. Le faisceau du projecteur <strong>de</strong>ssine un triangle clair sur la pénombre <strong>de</strong> la salle. Michel-Ange<br />

suit en tâtonnant le couloir pour se trouver une place, avançant dans la direction <strong>de</strong> la caméra. Il<br />

gène ainsi un homme en se plaçant juste <strong>de</strong>vant lui pour voir si la place lui convient, pour<br />

finalement continuer son chemin. On distingue les croix blanches qui ornent son uniforme. Certains<br />

y ont vus une référence à la Suisse, symbole <strong>de</strong> neutralité intéressée et patrie <strong>de</strong> <strong>Godard</strong>, mais ne<br />

pourrait on pas plutôt y voir simplement une allusion aux symboles militaires en général, et en<br />

particulier à la croix gammée nazie, ou bien même un clin d'oeil au Dictateur <strong>de</strong> Charles Chaplin,<br />

film qui n'est pas sans lien avec <strong>Les</strong> <strong>Carabiniers</strong> ? Une coupure brutale, accompagnée d'un bruit<br />

stri<strong>de</strong>nt sans doute à rattacher au film visionné, nous montre la progression <strong>de</strong> Michel-Ange dans<br />

l'allée. Une musique jazz jouée au piano accompagne le film. Michel-Ange tâtonne, on apprend par<br />

là même qu'il ne voit rien alors que nous, nous le percevons très distinctement. Ainsi commence<br />

cette initiation à la magie du cinéma : le spectateur, extérieur, ne voit pas à travers les yeux du<br />

personnage, comme au théâtre. Son regard est tantôt limité par l'intériorité inexprimée du<br />

personnage ou le hors champ (comme nous allons le voir par la suite), tantôt il en sait plus que le<br />

protagoniste lui-même. Michel-Ange tâte <strong>de</strong> ses mains une jeune femme qui <strong>de</strong>meure assez<br />

impassible, comme absorbée par le film, ne voulant en manquer aucune bribe. Michel-Ange<br />

s'installe laborieusement à coté d'elle pour enfin se tourner vers le film.<br />

On voit alors le passage d'un train dans une gare, accompagné d'un bruit stri<strong>de</strong>nt analogue au<br />

premier, entouré <strong>de</strong> fumée. Suit alors un montage alterné <strong>de</strong> plans où l'on voit ce train et <strong>de</strong> plans où<br />

l'on voit d'assez près le visage <strong>de</strong> Michel-Ange. Cette scène rend <strong>de</strong> manière très directe hommage<br />

aux frères Lumière et aux tout débuts du cinéma. Il s'agit en effet d'une reconstitution <strong>de</strong>s supposés<br />

effets sur le public <strong>de</strong> « L'entrée du train en gare <strong>de</strong> La Ciotat », <strong>de</strong>s frères Lumière, pendant lequel<br />

quelques personnes auraient eu un mouvement <strong>de</strong> recul, pensant que le train arriverait vraiment sur


eux. En tout cas, le naïf Michel-Ange est pris au piège <strong>de</strong> l'illusion <strong>de</strong> vérité que crée le cinéma par<br />

ses images en mouvement. Voyant le train s'avancer, il porte ses mains <strong>de</strong>vant ses yeux,<br />

mouvement <strong>de</strong> frayeur inutile ; le train s'approchant <strong>de</strong> plus en plus, la frayeur <strong>de</strong> Michel-Ange ne<br />

diminue pas et le voilà les bras en croix <strong>de</strong>vant ses yeux. Puis timi<strong>de</strong>ment il laisse dépasser son oeil<br />

pour finalement se relâcher. La scène change brutalement <strong>de</strong> sujet, il s'agit d'une ellipse brutale qui<br />

nous emmène dans la salle à manger d'une famille bourgeoise où le père <strong>de</strong> famille lit « Superboy »<br />

à son fils, la mère versant une tasse <strong>de</strong> café. Le montage alterné continue, et l'on voit désormais un<br />

Michel-Ange amusé, manifestement pris par l'histoire qui lui est contée, pour éclater <strong>de</strong> rire lorsque<br />

l'enfant lance sa nourriture par <strong>de</strong>ssus son épaule et que le père se déchaîne, lançant lui aussi la<br />

nourriture sur son fils. Si l'on voit Michel-Ange emporté par la puissance captivante <strong>de</strong> l'image,<br />

c'est aussi un Michel-Ange novice et naïf que l'on voit. Il est à noter que ce n'est pas l'écran <strong>de</strong><br />

cinéma que l'on voit, mais juste l'image du film projeté, sans mise en abîme expliciet pour le<br />

moment.<br />

Puis un intertitre nous signale le film suivant, toujours d'une écriture manuscrite : « Le bain<br />

<strong>de</strong> la femme du mon<strong>de</strong> » et une transition brutale nous présente ensuite cette femme en long<br />

manteau noir, une cigarette dans la bouche (une caractéristique <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong>s films <strong>de</strong><br />

<strong>Godard</strong> ? ) et commençant à se déshabiller. Sa salle <strong>de</strong> bain semble assez rudimentaire pour celle<br />

d'une « femme du mon<strong>de</strong> » : plus que le manque <strong>de</strong> moyens, il faut sans doute y voir une volonté <strong>de</strong><br />

<strong>Godard</strong> <strong>de</strong> ne pas faire trop attention aux décors, <strong>de</strong> faire un film sans trop <strong>de</strong> mise en scène (les<br />

acteurs ont d'ailleurs souvent un jeu assez peu réaliste, avec à l'extrême la jeune résistante<br />

déclamant un poème <strong>de</strong> Maïakovski) et dans <strong>de</strong>s décors aussi naturels et banals que possible. La<br />

« femme du mon<strong>de</strong> » enlève son manteau et part l'accrocher à gauche <strong>de</strong> l'image, hors-champ.<br />

Michel-Ange se penche sur le coté pour pouvoir la suivre du regard, se mettant carrément <strong>de</strong>vant sa<br />

voisine, maladroitement, sans faire plus attention à autre chose que cette femme en sous-vêtements<br />

à l'écran. Le cinéma, plus que montrer une scène <strong>de</strong> manière réalise, construit un espace imaginaire<br />

qui n'est pas perçu. Dans le prolongement <strong>de</strong> l'image vue, Michel-Ange imagine cette femme qu'il<br />

ne voit plus aller accrocher ou poser son manteau quelque part, prolongeant la partie <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong><br />

bain qu'il voit pour construire une pièce dans toute sa surface. La femme du mon<strong>de</strong> revient dans le<br />

champ avec une bouteille pour saupoudrer son bain ; Michel-Ange est <strong>de</strong> nouveau à sa place, avec<br />

comme un contentement <strong>de</strong> voyeur, intéressé par cette femme en partie dénudée et qui, peut être,<br />

sera amenée à se dénu<strong>de</strong>r encore plus. Par une mise en abîme intéressante, il pourrait s'agir là <strong>de</strong><br />

l'état d'âme <strong>de</strong> celui qui regar<strong>de</strong> le film <strong>de</strong> <strong>Godard</strong>, tout aussi intéressé par le corps entr'aperçu <strong>de</strong><br />

cette femme. De dos, la femme du mon<strong>de</strong> détache son soutien-gorge pour aller l'enlever horschamp.<br />

Désireux d'en voir plus, oubliant encore une fois sa voisine, Michel-Ange la bouscule, ainsi<br />

que son voisin pour tenter d'apercevoir cette femme qui vient <strong>de</strong> disparaître à gauche <strong>de</strong> l'écran. Elle<br />

reparaît en peignoir, hésite, sort par la droite, suggérant encore un autre espace, non encore suggéré.<br />

L'espace se construit peu à peu, au fur et à mesure <strong>de</strong>s allées et venues <strong>de</strong> cette femme. Michel-<br />

Ange repasse <strong>de</strong>vant ses voisins, les yeux ne quittant pas l'écran. La femme du mon<strong>de</strong> en plus gros<br />

plan déboutonne son peignoir, se retourne : on ne voit que son dos, même si le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> son buste<br />

est fortement suggéré par la manière avec laquelle son image nous échappe sans cesse. On l'entend<br />

entrer dans le bain, puis la caméra glisse <strong>de</strong> haut en bas <strong>de</strong> manière à ce qu'on la voit dans son bain,<br />

où l'eau et la baignoire cachent <strong>de</strong> nouveau son corps.<br />

On voit désormais Michel-Ange <strong>de</strong> dos, <strong>de</strong>rrière lui l'écran du cinéma continue à nous<br />

montrer cette femme du mon<strong>de</strong> dans son bain. Michel-Ange saute par <strong>de</strong>ssus les sièges pour aller<br />

vers l'écran, il va tout contre l'écran. Le visage au niveau <strong>de</strong> la baignoire, il tente <strong>de</strong> sauter, un peu<br />

ridicule – presque burlesque -, pour voir par <strong>de</strong>ssus le bain. Dans une très belle image, rendant<br />

compte du pouvoir qu'a le cinéma <strong>de</strong> nous suggérer certaines scènes et <strong>de</strong> nous impliquer dans<br />

celles-ci, Michel-Ange se met à caresser la tête et les jambes <strong>de</strong> la femme qui se baigne. C'est une<br />

situation bizarre, où ressort la bêtise <strong>de</strong> Michel-Ange, car on imagine bien que près <strong>de</strong> l'écran, son<br />

ombre fait disparaître l'image qui, bien qu'encore complète pour nous, ne l'est déjà plus pour lui. Il


suit <strong>de</strong> sa main la jambe qui sort <strong>de</strong> l'eau, sa main parcours l'écran, comme sondant une réalité<br />

immatérielle. Sa silhouette se <strong>de</strong>ssine sur la clarté <strong>de</strong> l'écran, dans la salle on distingue la tête <strong>de</strong> sa<br />

voisine, bizarrement immobile et sans réaction, comme pour laisser intact l'émerveillement que peut<br />

susciter l'image. De nouveau, Michel-Ange saute puis essaye <strong>de</strong> mettre son pied dans la pièce où est<br />

le bain. Mais nous ne sommes pas dans une fiction comme La Rose Pourpre du Caire et la toile se<br />

décroche, Michel-Ange tombe <strong>de</strong>rrière l'écran, alors que le film continue à être projeté sur un mur.<br />

La musique s'est arrêtée, et Michel-Ange se relève désabusé avant <strong>de</strong> jeter la rapi<strong>de</strong> regard vers la<br />

source <strong>de</strong> son illusion : le projectionniste.<br />

Nous avons donc pu voir l'initiation d'un jeune homme naïf au cinéma. <strong>Godard</strong> nous suggère<br />

ainsi toute la force <strong>de</strong> ce moyen d'expression, oubliant un instant la trame <strong>de</strong> son histoire pour une<br />

scène qui semble échapper au temps du récit, comme la projection d'un film nous fait sortir du<br />

temps pour nous en faire découvrir un autre, nous imposant une attitu<strong>de</strong> contemplative où nous<br />

sommes pris par la magie <strong>de</strong>s images. Mais la toile déchirée, l'illusion disparaît. De nouveau l'orgue<br />

<strong>de</strong> barbarie nous entraîne vers <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> guerre : morts, désolation et bombes. L'histoire se<br />

poursuit après ce moment <strong>de</strong> répit, pour ne mener finalement qu'à <strong>de</strong>s espérances déçues et à la<br />

mort, seules fins où mènent les guerres.

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