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imiiiiiî. EXCELSIOR-DIMANCHE ■"»"'" "«»»•" "" iiiiiiiiiiiiiiiiniiiiiiiiiiiiiiii 6 '»< ummiiininiiiiu i uni mmn " ' '" LE <strong>23</strong> SEPTEMBRE 19<strong>23</strong> mimiHi.<br />
LES CONTES D'ACTION<br />
LA LIGUE DES VIEUX<br />
UX casernes, on jugeait un homme<br />
/Â\ dont la tête était en jeu. C'était un<br />
Il\\ vieillard, un indigène de la rivière<br />
des Truites, qui déverse ses eaux<br />
dans le Yukon, au-dessous du lac<br />
Le Barge.<br />
Il avait .'es mains rouges du sang de tant de<br />
victimes, que les crimes qu'on lui imputait<br />
défiaient tout dénombrement précis.<br />
Lorsqu'enfin, Imber vint de lui-même se<br />
livrer à la justice, le mystère ne fit que s'approfondir.<br />
Vers la fin d'un beau printemps, à<br />
l'époque où le Yukon se tord sous la glace,<br />
le vieil Indien, émergeant de la piste qui longe<br />
le fleuve, gravit sa berge et se trouva dans la<br />
prirtcipale rue. Ses yeux clignotèrent au soleil.<br />
Les témoins de son arrivée remarquèrent sa<br />
faiblesse et le virent chanceler quand il s'assit<br />
sur un tas de bûches. II y resta tout un jour,<br />
contemplant de ses yeux fixes le flot continu<br />
de blancs qui déferlait devant lui. Bien des<br />
têtes curieuses se détournèrent pour rencontrer<br />
son regard, et mainte remarque fut échangée sur<br />
le compte du vieux Siwash, si étrange d'aspect.<br />
Us sont innombrables ceux qui, plus tard, se<br />
rappelèrent avoir été frappés par sa tournure<br />
bizarre, et se vantèrent, par là suite, d'avoir<br />
aussitôt flairé quelque chose d'anormal.<br />
Mais le plus fort de tous devait être Dickensen,<br />
le petit Dickensen. Il était venu dans le<br />
pays avec des rêves mirifiques et les poches<br />
pleines ; mais l'argent s'était évanoui et les<br />
rêves aussi, et pour gagner de quoi retourner<br />
jusqu'aux Etats-Unis, il avait accepté une<br />
place de commis dans la maison de commerce<br />
Holbrook et Mason.<br />
Devant son bureau, de l'autre côté de la<br />
' rue, se trouvait le tas de bois sur lequel Imber<br />
était assis. Avant d'aller déjeuner, Dickensen<br />
jeta un coup d'œil par la fenêtre et vit l'homme ;<br />
à" son retour, il répéta son geste, le vieux<br />
Siwash était toujours là.<br />
Dans l'après-midi, Dickensen sortit sur le<br />
trottoir pour fumer un cigare et prendre le<br />
frais. Quelques instants après, Emilie Travis<br />
s irgissait. Elle était mignonne, délicate et<br />
originale, cette Emilie Travis ; au Klondike,<br />
elle s'habillait comme il sied à la fille d'un<br />
ingénieur de mines millionnaire. Le petit<br />
Dickensen déposa son cigare sur le rebord<br />
d une fenêtre où il'pourrait le retrouver, et<br />
souleva son chapeau.<br />
Ils bavardaient depuis dix minutes, lorsque<br />
Emilie, jetant un coup d'œil par-dessus<br />
l'épaule de Dickensen, poussa soudain un<br />
petit cri d'émoi. Lui se détourna pour voir et<br />
tressaillit aussi. Imber avait traversé la rue et se<br />
tenait debout, là, ombre affarrree et sinistre,<br />
les yeux rivés sur la jeune fille.<br />
— Que voulez-vous ? demanda le petit<br />
Dickensen d'un cœur hardi mais d'une voix<br />
tremblotante.<br />
Imber grogna quelque chose et s'avança<br />
majestueusement vers Emilie. Il promena sur<br />
elle un regard perçant et attentif. Il semblait<br />
s'intéresser tout spécialement à sa chevelure<br />
brune, soyeuse, à la couleur de sa joue, légèrement<br />
poudrée, douce comme le frais duvet<br />
d'une aile de papillon.<br />
Puis il émit quelques syllabes gutturales,<br />
tourna le dos à la jeune fille, et s'adressa à<br />
Dickensen.<br />
Celui-ci ne pouvait comprendre son discours<br />
et Emilie se mit à rire. Imber se tournait de<br />
l'un à l'autre, fronçant les sourcils, mais tous<br />
les deux hochaient la tête. Il était sur le point<br />
de s'en aller, lorsqu'elle cria :<br />
— Ohé, Jimmy ! Par ici !<br />
ife $ i<br />
JIMMY s'avança de l'autre côté de la rue<br />
C'était un Indien gras et solidement charpenté,<br />
vêtu à la mode des blancs et coiffé<br />
d'un sombrero digne d'un roi de l'Eldorado.<br />
Il échangea avec Imber quelques mots hésitants.<br />
Jimmy était un Sitkan et ne possédait<br />
qu'une connaissance rudimentaire des dialectes<br />
de l'intérieur du pays.<br />
— Lui homme tribu des Truites, dit-il à<br />
Emilie Travis. Moi pas savoir parler lui beaucoup.<br />
Lui vouloir voir chef blanc.<br />
— Le gouverneur, insinua Dickensen.<br />
Jimmy causa encore quelques instants avec<br />
l'homme des Truites, et son visage s'assombrit<br />
et devint perplexe.<br />
— Moi croire lui vouloir Capt'ne Alexandre,<br />
expliqua-t-il. Lui dire tuer homme blanc,<br />
femme blanche, garçon blanc, lui tuer beaucoup<br />
blancs.<br />
Un policeman monté (à pied pour le service<br />
du Klondike) joignit le groupe, et entendit<br />
Imber réitérer son désir.<br />
par JACK LONDON<br />
C'est en vérité toute l'apologie de la lutte des blancs<br />
et des peaux-rouges que nous présente Jack London<br />
dans ce récit qu'il aima le mieux parmi tous ceux de son<br />
œuvre considérable. Du vieil Indien qui se glorifie d'avoir<br />
tué les blancs ou des blancs qui sont allés piller les<br />
territoires du vieil Indien, qui a tort ? qui a raison ?<br />
— Allons, vous, suivez-moi, dit-il d'un air<br />
renfrogné, se frayant de l'épaule un passage<br />
à travers la foule.<br />
C'est ainsi qu'Imber arriva jusqu'aux<br />
casernes, où il fit, de lui-même, des aveux<br />
complets, et d'où il ne devait jamais plus sortir.<br />
Il paraissait exténué. Ses traits étaient tirés<br />
par la fatigue du désespoir et des ans. Ses<br />
épaules s'affaissaient et ses yeux avaient perdu<br />
tout leur éclat. Sa tignasse aurait dû être<br />
blanche» mais le soleil et les tempêtes l'avaient<br />
tellement brûlée et battue qu'elle pendait<br />
flasque, terne et sans vie. Il ne prenait aucun<br />
intérêt à tout ce qui se passait autour de lui.<br />
La salle de justice était pleine à craquer<br />
d'hommes venus des creeks et des pistes, et<br />
dans le brouhaha de leurs voix contenues, il y<br />
avait une note sinistre qui parvenait à ses<br />
oreilles comme le grondement de la mer dans<br />
les profondes cavernes.<br />
Tandis que leurs regards se concentraient<br />
sur lui et que, farouches, ils dégustaient à<br />
l'avance la peine qu'il allait encourir, Imber<br />
les contemplait, songeait à leurs manières, à leur<br />
loi qui ne dormait jamais, mais s'exécutait sans<br />
répit, que les temps fussent bons ou mauvais,<br />
pendant les inondations et la famine, malgré les<br />
tourments, l'épouvante et la mort, et qui<br />
continuerait ainsi, lui semblait-il, jusqu'à la<br />
consommation des siècles.<br />
Un homme frappa un coup sur la table. Les<br />
bourdonnements cessèrent et le silence s'établit.<br />
Imber regarda l'homme. Il lui parut être un<br />
représentant de la loi, mais le vieillard devina<br />
que le personnage au front carré, assis devant<br />
un bureau un peu plus loin par derrière, devait<br />
être le chef suprême, au-dessus même de<br />
l'homme qui avait frappé. Un deuxième indi-<br />
vidu assis à la même table se leva et se mit à lire<br />
à haute voix les feuillets d'une liasse de papier<br />
fin. Arrivé au haut de chaque page, il s'éclaircissait<br />
la voix et, au bas, il s'humectait les<br />
doigts. Imber ne saisissait pas ce qu'il disait,<br />
mais les autres le suivaient, et il comprit que<br />
cette lecture déchaînait de l'hostilité contre lui.<br />
Parfois, leur colère éclatait : un homme lui<br />
lança quelques malédictions, sèches et mordantes,<br />
mais un autre le rappela au silence.<br />
Pendant un temps interminable, l'homme<br />
continua de lire. Son débit monotone et chantant<br />
berçait Imber, qui crut sortir d'un rêve<br />
lorsque la voix cessa. Un autre parla dans sa<br />
langue maternelle, et il se leva, sans surprise,<br />
dévisageant le fils de sa sœur, un jeune homme<br />
qui avait déserté la tribu depuis de longues<br />
années déjà pour aller vivre avec les blancs.<br />
— Tu ne te souviens pas de moi, dit celui-ci<br />
en guise de salutation.<br />
— Mais si ! répondit Imber, tu es Howkan,<br />
qui s'est enfui. Ta mère est morte.<br />
— C'était une vieille femme, dit Howkan.<br />
Mais Imber n'entendait pas et Howkan,<br />
d'un coup de main sur son épaule, le réveilla.<br />
— Je vais te répéter ce que l'homme a dit :<br />
l'histoire des maux que tu as causés et que tu<br />
as révélés,espèce de fou, au capitaine Alexandre.<br />
Et tu devras me suivre et déclarer si ce<br />
que je vais dire est vrai ou faux. Ainsi le veut<br />
la loi.<br />
Howkan était tombé parmi les gens de la<br />
mission, qui lui avaient appris à lire et à écrire.<br />
Il tenait le cahier où l'homme avait lu à haute<br />
voix. Un clerc y avait consigné la confession<br />
qu'Imber avait faite par la bouche de Jimmy,<br />
au capitaine Alexandre. Howkan se mit à lire.<br />
Imber l'écoutait depuis un instant, lorsqu'une<br />
Imber se tenait là, ombre affamée et sinistre, les yeux rivés sur la jeuie fille,<br />
— Que vculez-vous? demanda le petit Dickensen d'un cœur hardi mais d'une voix tremblotante.<br />
expression d'étonnement parut sur son visage.<br />
Il s'interrompit soudain :<br />
— C'est moi qui ai dit cela, Howkan. Pourtant,<br />
cela vient de tes lèvres et tes oreilles ne<br />
l'ont pas entendu.<br />
Howkan, satisfait de lui-même, eut un<br />
sourire de béatitude. 'Ses cheveux étaient<br />
séparés sur son front.<br />
■ — Bien mieux : tout cela vient du papier,<br />
ô Imber. Mes oreilles n'ont jamais rien entendu.<br />
Cela vient du papier, par mes yeux, dans ma<br />
tête, et cela sort de ma bouche pour aller à toi.<br />
Voilà comme cela vient.<br />
— Cela vient ainsi ? C'est sur le papier ?...<br />
La voix d'Imber se confondit en un murmure<br />
de frayeur, tandis qu'il froissait les feuillets<br />
entre le pouce et l'index, les yeux attachés sur<br />
les caractères qui y étaient griffonnés.<br />
...Voilà une fameuse sorcellerie, Howkan, et<br />
tu es un faiseur de merveilles.<br />
— Cela n'est rien, cela n'est rien, répondit<br />
le jeune homme négligemment et avec suffisance.<br />
Il lut au hasard sur le document :<br />
" En cette année-là, avant la débâcle des glaces,<br />
vinrent un vieillard et un garçon qui boitait.<br />
Ceux-là, je les ai tués aussi, et le vieux fit beaucoup<br />
de bruit... "<br />
— C'est vrai, interrompit Imber d'une voix<br />
entrecoupée. Il fit beaucoup de bruit et pendant<br />
longtemps il ne voulait pas mourir. Mais<br />
comment le sais-tu, Howkan ? Le chef des<br />
blancs,te l'a dit, sans doute ? Personne ne m'a<br />
vu et à lui seul je l'ai dit.<br />
Howkan hocha la tête avec impatience :<br />
— Ne t'ai-je pas dit que cela était sur le<br />
papier, ô fou !<br />
* * *<br />
I<br />
MBER regarda durement la surface barbouillée<br />
d'encre.<br />
— Comme le chasseur qui cherche dans la<br />
neige dit : ici, pas plus tard qu'hier, est passé<br />
un lapin ; près du buisson de saules, il s'est<br />
arrêté, a tendu l'oreille, il a entendu et il a eu<br />
peur, et plus loin, il est revenu sur la piste et<br />
il s'est enfui à toute allure, avec de larges<br />
bonds ; et là, à une vitesse double et avec des<br />
sauts plus longs, arriva un lynx ; à cet endroit,<br />
où les griffes ont creusé profondément la<br />
neige, le lynx fit un énorme bond, puis il<br />
atteignit le lapin, le roula sous lui, ventre en<br />
l'air ; et, à partir d'ici, on ne voit plus que la<br />
trace du lynx, et il n'y a plus de lapin; comme<br />
le chasseur examine les marques sur la neige<br />
et dit : voyez ici toute l'histoire, ainsi toi;<br />
pareillement, tu regardes le papier et tu dis :<br />
voyez ici toute l'histoire des méfaits que le<br />
vieux Imber a con-mis.<br />
— C'est cela même, dit Howkan. Et maintenant,<br />
veuille écouter et garder ta langue de<br />
femme dans ta poche jusqu'à ce qu'on te donne<br />
la parole.<br />
Là-dessus, et pendant longtemps, Howkan<br />
lui lut la confession, et Imber demeura rêveur<br />
et silencieux. A la fin, il dit :<br />
— Ce sont mes paroles, mes vraies paroles,<br />
mais je deviens vieux, Howkan, et il me revient<br />
des souvenirs depuis longtemps effacés que ce<br />
chef là devrait bien connaître. D'abord, je vais<br />
te parler de l'homme qui franchit la montagne<br />
de glace avec des trappes de sorcier en fer, qui<br />
poursuivait les castors de la rivière aux Truites.<br />
Je l'ai tué. Puis vinrent trois hommes qui<br />
cherchaient de l'or sur la rivière, il y a bien<br />
longtemps. Ceux-là aussi je les ai tués et abandonnés<br />
aux wolverines. Et j'ai vu, aux Five-<br />
Fingers, un homme sur un radeau, chargé de<br />
beaucoup'de viande.<br />
Pendant les intervalles, où Imber s'arrêtait<br />
pour fouiller dans sa mémoire, Howkan traduisait<br />
et un clerc résumait ses paroles par<br />
écrit. L'auditoire écoutait, bouche bée, chacune<br />
des petites tragédies racontées dans toute leur<br />
brutalité, jusqu'au moment où Imber parla<br />
d'un homme aux cheveux roux et aux yeux<br />
louches, qu'il avait tué à une très longue portée.<br />
— Malédiction ! proféra un homme qui se<br />
trouvait au tout premier rang des spectateurs. Sa<br />
voix était émue et douloureuse. Il avait, lui aussi,<br />
la tête flamboyante. " C'était mon frère Bill! "<br />
Et, à intervalles réguliers, pendant toute la<br />
séance, son solennel juron se fit entendre dans<br />
toute la salle. Ses camarades ne l'interrompirent<br />
pas, et l'homme assis à la table ne frappa<br />
point pour le rappeler à l'ordre.<br />
La tête d'Imber s'affaissa une fois de plus et<br />
son regard devint terne, comme si un nuage<br />
s'était levé et lui avait intercepté le monde. Et<br />
il rêva, comme seuls les vieillards peuvent le<br />
faire, sur l'immense futilité de la jeunesse.<br />
Ensuite, Howkan le réveilla et lui dit :<br />
— Debout, ô Imber. La loi ordonne que