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Ressources humaines - Bibliothèque du film

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■ ■ ■ ■ ■ ■ ■<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong><br />

Un <strong>film</strong> de Laurent CANTET<br />

LYCÉENS AU CINÉMA


■ ■ ■ ■ ■ ■ ■<br />

Sommaire<br />

2<br />

3<br />

4<br />

6<br />

8<br />

10<br />

12<br />

GÉNÉRIQUE / SYNOPSIS<br />

ÉDITORIAL<br />

RÉALISATEUR / FILMOGRAPHIE<br />

PERSONNAGES<br />

ET ACTEURS PRINCIPAUX<br />

DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT<br />

L’intrigue résumée, planifiée et commentée,<br />

étape par étape.<br />

QUESTIONS DE MÉTHODE<br />

Les moyens artistiques et économiques mis<br />

en œuvre pour la réalisation <strong>du</strong> <strong>film</strong>, le travail<br />

<strong>du</strong> metteur en scène avec les comédiens et les<br />

techniciens, les partis pris et les ambitions de<br />

sa démarche.<br />

MISES EN SCÈNE<br />

Un choix de scènes ou de plans mettant en<br />

valeur les procédés de mise en scène les plus<br />

importants, les marques les plus distinctives<br />

<strong>du</strong> style <strong>du</strong> réalisateur.<br />

16<br />

18<br />

19<br />

20<br />

21<br />

22<br />

23<br />

LE LANGAGE DU FILM<br />

Les outils de la grammaire cinématographique<br />

choisis par le réalisateur et l’usage spécifique<br />

qu’il en a fait.<br />

UNE LECTURE DU FILM<br />

L’auteur <strong>du</strong> dossier donne un point de vue<br />

personnel sur le <strong>film</strong> étudié ou en commente<br />

un aspect essentiel à ses yeux.<br />

EXPLORATIONS<br />

Les questions que soulève le propos <strong>du</strong> <strong>film</strong>,<br />

les perspectives qui s’en dégagent.<br />

DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES<br />

L’accueil public et critique <strong>du</strong> <strong>film</strong>.<br />

L’AFFICHE<br />

AUTOUR DU FILM<br />

Le <strong>film</strong> replacé dans un contexte historique,<br />

artistique, ou dans un genre cinématographique.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

LYCÉENS AU CINÉMA<br />

Avec le soutien <strong>du</strong> ministère de la Culture et de la Communication<br />

(Centre national de la cinématographie, Direction régionale des affaires culturelles)<br />

et des Régions participantes.<br />

et le concours des salles de cinéma participant à l’opération


2<br />

■ GÉNÉRIQUE<br />

France, 1999<br />

Réalisation Laurent Cantet<br />

Scénario et dialogues Laurent Cantet et Gilles Marchand<br />

Conseiller artistique Gilles Marchand Image Matthieu Poirot-Delpech, Claire Caroff Son Philippe<br />

Richard, Antoine Ouvrie Montage Robin Campillo Décors Romain Denis Assistants réalisateurs Emile<br />

Louis, Rafaèle Ravinet-Virbel, Dominik Moll Musique Quatuor n° 13 en la mineur de Franz Schubert<br />

Conseiller artistique Élie Poicard<br />

Interprétation<br />

Jalil Lespert Frank, Jean-Claude Vallod le père, Chantal Barré la mère, Véronique de Pandelaère<br />

Sylvie, Michel Begnez Olivier, Lucien Longueville le patron, Danielle Mélador Madame Arnoux,<br />

Pascal Sémard le D.R.H., Didier Émile-Woldemard Alain, Françoise Boutigny Betty, Félix Cantet<br />

Félix, Marie Cantet Marie, Stéphane Tavel Christian<br />

Pro<strong>du</strong>ction La Sept Arte - Haut et Court<br />

Distribution Haut et Court distribution<br />

Film 35 mm, couleur<br />

Durée 100 minutes<br />

Sortie en salles 15 janvier 2000<br />

■ Auteur <strong>du</strong> dossier Christophe Chauville<br />

Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération lycéens au cinéma ont été<br />

édités par la <strong>Bibliothèque</strong> <strong>du</strong> <strong>film</strong> (BIFI) avec le soutien <strong>du</strong> ministère de la Culture et de<br />

la Communication (Centre national de la cinématographie).<br />

Rédactrice en chef Anne Lété<br />

■ SYNOPSIS<br />

Frank Verdeau, vingt-deux ans, est étudiant dans une grande école de commerce parisienne. Il revient<br />

chez ses parents, le temps d’un stage qu’il va effectuer dans l’usine où travaillent son père et sa sœur. C’est<br />

avec fierté que le père voit son fils accueilli avec tous les égards par la direction de l’entreprise. Le jeune<br />

homme a choisi d’être affecté au service des ressources <strong>humaines</strong>, où il s’attelle à la préparation d’un<br />

rapport sur l’application des 35 heures. Fort de son bagage universitaire, il croit pouvoir bousculer les<br />

conservatismes et suggère au patron de l’usine, qui peine à mener ces négociations – notamment face à<br />

Madame Arnoux, une tenace syndicaliste –, de lancer à ce sujet une concertation directe auprès des<br />

ouvriers. Mettant beaucoup d’enthousiasme dans cette tâche, malgré l’hostilité déclarée des syndicats qui<br />

s’estiment court-circuités, Frank découvre fortuitement que son travail sert de paravent à un plan de<br />

restructuration qui prévoit le licenciement de douze personnes, dont son père…<br />

Frank rompt violemment avec le directeur, avec qui un rapport presque filial s’était pourtant tissé.<br />

Avec l’aide d’un ouvrier, Alain, il transmet les documents officiels, et bien sûr confidentiels, aux syndicats<br />

qui déclenchent une grève. Le père de Frank, qui a placé tout son honneur dans la réussite sociale de son<br />

fils, refuse de s’y impliquer, même lorsqu’il apprend son renvoi. Aussi Frank prend-il violemment et en<br />

public son père à partie. Ne trouvant sa place ni au sein de l’entreprise ni dans l’espace familial, il ne lui<br />

reste plus qu’à regagner Paris.<br />

Dossier <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> © BIFI • Date de publication : octobre 2001<br />

Maquette Public Image Factory Iconographie Photogrammes © Haut et Court Distribution,<br />

réalisés par Avidia Illustration de couverture et d’éditorial Gilles Marchand Portrait de<br />

Laurent Cantet D.R. Affiche Aussitôt dit/Soazig Petit Correction Lucette Treuthard<br />

<strong>Bibliothèque</strong> <strong>du</strong> <strong>film</strong> (BIFI)<br />

100, rue <strong>du</strong> Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARIS<br />

Tél. : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 49<br />

Site Internet : www.bifi.fr


■ ÉDITORIAL<br />

Le travail et la vie<br />

Bien qu’il se déroule dans le monde de l’entreprise et qu’il traite d’un sujet à la fois social et<br />

politique, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> n’est pas pour autant un <strong>film</strong> militant. En effet, tout en<br />

déclarant que la lutte des classes n’a pas dit son dernier mot, il semble ne prendre à aucun<br />

moment parti pour une classe (celle des ouvriers) ou pour l’autre (la dirigeante). Cet<br />

apolitisme est en quelque sorte incarné par le personnage de Frank (interprété par Jalil<br />

Lespert, seul acteur professionnel <strong>du</strong> <strong>film</strong>) qui, précisément, ne sait pas où est sa place,<br />

tiraillé entre son origine ouvrière et son désir d’ascension sociale. Le réalisateur a souhaité<br />

avant tout raconter deux histoires parallèles et pourtant mêlées : celle <strong>du</strong> monde de<br />

l’entreprise et celle de la famille, à travers la relation père/fils, thématique par ailleurs<br />

récurrente des premiers courts métrages de Laurent Cantet. Ainsi, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> met<br />

en place des allers-retours narratifs réguliers entre la sphère familiale (la maison) et la<br />

sphère sociale (l’usine). Plutôt que dans son indécision politique, l’intelligence <strong>du</strong> <strong>film</strong><br />

réside surtout dans cette intrication complexe <strong>du</strong> social et <strong>du</strong> privé.<br />

3<br />

La <strong>Bibliothèque</strong> <strong>du</strong> <strong>film</strong>


4<br />

■ LE RÉALISATEUR<br />

Laurent Cantet, <strong>du</strong> court<br />

au long métrage<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> est le premier long métrage d’un cinéaste au cursus exemplaire.<br />

> Les années de formation<br />

Laurent Cantet est né de parents enseignants le 15 juin 1961 à Niort<br />

(Deux-Sèvres). Il y suit toute sa scolarité jusqu’au baccalauréat et fait ses premières<br />

découvertes de cinéma dans une salle proche de son lycée où la<br />

Fédération des Œuvres Laïques propose une programmation hebdomadaire de<br />

type Art et essai. Après une année d’anglais à l’Université de Poitiers, il aborde<br />

le cinéma d’abord sous ses aspects technologiques en passant une maîtrise de<br />

Sciences et techniques au département Audiovisuel de l’université de Marseille.<br />

Il « monte » alors à Paris, intégrant la prestigieuse Idhec (Institut des Hautes<br />

Études Cinématographiques), dans la section « Réalisation et prise de vue », où<br />

il se forme entre 1983 et 1986 à la mise en scène et réalise Nif, Robinson fait <strong>du</strong><br />

cinéma, Dans la maison hantée et enfin son <strong>film</strong> de fin d’études, Les Chercheurs<br />

d’or.<br />

C’est <strong>du</strong>rant cette période que Laurent Cantet rencontre Thomas Bardinet,<br />

Vincent Dietschy, Dominik Moll et Gilles Marchand, qui formeront bientôt la<br />

société Sérénade pro<strong>du</strong>ctions, au sein de laquelle chacun se verra plus ou moins<br />

étroitement lié aux projets des autres. Laurent Cantet est ainsi crédité comme<br />

directeur de la photographie sur L’Éten<strong>du</strong> (1988) et Joyeux Noël (1993), de<br />

Gilles Marchand, et sur Cette nuit de Vincent Dietschy (1993).<br />

Assistant-réalisateur sur la postpro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> long métrage documentaire de<br />

Marcel Ophuls, Veillée d’armes (1990), Laurent Cantet réalise aussi un documentaire<br />

pour France 3, sur des enfants au Liban après la guerre, Un été à<br />

Beyrouth. Il hésite pourtant à franchir à son tour le pas d’une réalisation plus<br />

personnelle : « Je n’avais pas vraiment confiance en moi. Je ne savais pas encore<br />

précisément ce que je voulais dire. Plusieurs de mes projets ont été refusés au<br />

CNC ou auprès des chaînes, mais je n’en étais de toute façon pas vraiment<br />

satisfait. »<br />

> L’école <strong>du</strong> court métrage<br />

Dès lors que le déclic se pro<strong>du</strong>it, son premier court métrage, Tous à la<br />

manif (1994), devenu pour lui « presque un <strong>film</strong> manifeste », est remarqué et<br />

primé dans de nombreux festivals : Prix Spécial <strong>du</strong> Jury au Festival de Pantin<br />

en 1994, Grand Prix <strong>du</strong> Festival Entrevues à Belfort en 1994 et Prix Jean-Vigo<br />

<strong>du</strong> Court Métrage en 1995. Il enchaîne l’année suivante avec un nouveau <strong>film</strong><br />

court, tourné dans les calanques de la région de Cassis, Jeux de plage, qui rencontre<br />

un succès identique, avec à la clé le Prix Spécial <strong>du</strong> Jury au Festival de<br />

Belfort (1995) et le Grand Prix <strong>du</strong> Festival de Pantin (1996). Le <strong>film</strong> connaît<br />

également l’honneur d’une petite distribution en salles, au sein <strong>du</strong> programme<br />

Vacances en famille, en juillet 1996.<br />

Arte et Haut et Court, qui préparent, à l’occasion <strong>du</strong> passage à l’an 2000, une<br />

série en neuf cinéastes et autant de cinématographies, confient le chapitre français<br />

à Laurent Cantet qui tourne Les Sanguinaires sur les îles <strong>du</strong> même nom, au<br />

large de la Corse. Le <strong>film</strong> est présenté aux Rencontres de cinéma de la<br />

Vidéothèque de Paris (aujourd’hui Forum des Images). Il ne fait toutefois pas<br />

partie des épisodes de la série diffusés au cinéma dans une version longue.<br />

Le casting des Sanguinaires, dans lequel il n’y a aucun acteur confirmé sinon<br />

Frédéric Pierrot, comprend déjà le jeune acteur révélé par Jeux de plage, Jalil<br />

Lespert.<br />

> La piste des ressources <strong>humaines</strong><br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> naît sur la base de la présentation à Pierre Chevalier,<br />

responsable <strong>du</strong> département fiction de La Sept/Arte, d’un synopsis d’une<br />

dizaine de pages. Avec le recul, Laurent Cantet estime que celui-ci « a dû être<br />

au départ davantage tenté par la méthode [qu’il] [lui] proposai[t] que par l’idée


<strong>du</strong> scénario, qui était alors encore loin d’être mûr 1 ». Ce <strong>film</strong> qui constituait<br />

« un vrai pari » était né de la convergence de plusieurs intentions de la part <strong>du</strong><br />

jeune réalisateur : <strong>film</strong>er le travail, mêler les registres<br />

<strong>du</strong> social et de l’intime, creuser les relations père/fils<br />

déjà abordées par ses courts métrages. « Je n’avais pas<br />

le sentiment de faire un <strong>film</strong> précisément sur le sujet<br />

des 35 heures, ce n’était là qu’un cadre et je n’ai donc<br />

pas eu peur de tomber dans le “<strong>film</strong> à thèse”. J’avais<br />

envie de <strong>film</strong>er l’usine à la fois comme un lieu de<br />

fiction et le symbole d’une micro-société. » Une profession<br />

de foi qui ne renie pas le principe d’une<br />

inscription socio-politique <strong>du</strong> propos : « Le cinéma<br />

doit aussi l’assumer. Il laisse trop souvent aux seuls journalistes le soin de parler<br />

de l’actualité, alors qu’on peut la regarder sous un autre angle, avec davantage<br />

de recul. »<br />

La réception <strong>du</strong> <strong>film</strong> de la part <strong>du</strong> public l’a, à cet égard, rassuré : « <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong> est sorti alors que les 35 heures se retrouvaient (…) sur le tapis.<br />

Heureusement, le regard sur le <strong>film</strong> fut global et le reste n’a pas été occulté.<br />

Beaucoup ont trouvé un côté émouvant au <strong>film</strong>, y retrouvant un aspect de leur<br />

propre vie ou de leurs aspirations. À l’issue de certaines projections, dans les<br />

débats, des gens se levaient pour dire que c’était leur histoire, le même rapport<br />

qu’ils entretenaient avec leur père. Ce que je n’avais pas prémédité. » La portée<br />

<strong>du</strong> <strong>film</strong> ne s’est pas limitée à la France. En témoigne son accueil chaleureux à<br />

1. Toutes les citations de cette rubrique sont extraites d’un entretien avec le cinéaste réalisé par l’auteur à Paris, le 8 juin 2001.<br />

l’étranger, en particulier aux États-Unis, où le <strong>film</strong> a été montré au Festival <strong>du</strong><br />

Cinéma Indépendant de Sundance à Seattle et au New Directors/New Films <strong>du</strong><br />

Museum Of Modern Art (MOMA) à New York : « Je pensais que le <strong>film</strong> était<br />

a priori difficilement transposable là-bas et j’ai été surpris lors des débats suivant<br />

les projections que le <strong>film</strong> ait été accueilli avec la même émotion par ces<br />

publics, certes habitués des festivals. » Un projet de remake a même été évoqué.<br />

« Ce n’est pas si étonnant que cela, certaines personnes m’avaient dit avoir<br />

vu <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> comme un <strong>film</strong> américain, dans ses enjeux familiaux<br />

dramatiques. »<br />

> Des 35 heures à un nouvel emploi <strong>du</strong> temps<br />

La ligne de vie <strong>du</strong> <strong>film</strong> s’est poursuivie bien après la sortie en salles, et dans<br />

des conditions parfois inatten<strong>du</strong>es : « J’ai découvert que beaucoup de sociétés<br />

l’utilisent dans le cadre de stages de formation et de réflexion sur le monde de<br />

l’entreprise. Il me semble d’ailleurs suspect qu’il n’existe pas de <strong>film</strong>s plus<br />

pointus sur cet univers ! », s’étonne Laurent Cantet.<br />

Le succès de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> comportait le risque pour son réalisateur de se<br />

voir catalogué dans un registre « politique » idéologiquement orienté, image<br />

dont l’intéressé cherche en partie à s’affranchir : « Ma façon d’envisager la<br />

politique reste plutôt intuitive et passe<br />

beaucoup par la première personne, en<br />

disant “je” avant de dire “nous”. Je ne suis<br />

« J’avais envie de <strong>film</strong>er l’usine à la fois<br />

comme un lieu de fiction et le symbole<br />

d’une micro-société. » Laurent Cantet<br />

pas un militant, je n’ai pas reçu de<br />

“construction discursive” dans mon é<strong>du</strong>cation<br />

civique. »<br />

Pour franchir le pas, souvent redoutable,<br />

<strong>du</strong> second long métrage (en réalité le premier<br />

pro<strong>du</strong>it pour le grand écran),<br />

Laurent Cantet s’est tourné vers un fait<br />

divers s’inspirant librement de l’affaire Romand. Dans L’Emploi <strong>du</strong> temps, interprété<br />

par Karin Viard et Aurélien Recoing, il suit le destin d’un homme qui<br />

cache son licenciement à sa famille et à ses proches, s’engageant dans une<br />

double vie difficile à gérer. Les milieux ouvriers y laissent place aux milieux des<br />

affaires et là encore, le cinéaste a dû se livrer à un travail d’imprégnation et de<br />

documentation.<br />

Filmographie<br />

1986 Les Chercheurs d’or<br />

(court métrage de fin d’études)<br />

1994 Tous à la manif<br />

(court métrage)<br />

1995 Jeux de plage<br />

(court métrage)<br />

1999 Les Sanguinaires<br />

(fiction TV)<br />

1999 <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong><br />

(long métrage TV)<br />

2001 L’Emploi <strong>du</strong> temps<br />

(long métrage)<br />

5


6<br />

■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX<br />

Acteurs de la lutte des classes<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> suit l’évolution d’un indivi<strong>du</strong> à travers la cellule familiale, la classe ouvrière et la classe dirigeante,<br />

sans que celui-ci parvienne à s’intégrer à aucun de ces groupes.<br />

FRANK, EN TRANSIT ENTRE DEUX MONDES<br />

Jeune diplômé d’une école de commerce parisienne, Frank a<br />

quitté ses parents et sa province pour étudier à Paris, changeant<br />

simultanément d’environnement, de style de vie et de manière<br />

de penser. L’étudiant parisien se voit d’emblée attribuer un statut<br />

particulier par rapport à celui de son milieu d’origine, ce qui lui<br />

sera reproché sur le ton de la plaisanterie (le chahut verbal avec<br />

Olivier, son beau-frère) ou plus vertement (les accrocs avec ses<br />

anciens amis restés au pays, dans la voiture, puis dans le bar). Le<br />

jeune homme a basculé dans l’autre camp, considéré comme distinct,<br />

sinon antagoniste, par celui d’où il vient. Lui-même peine<br />

à se situer, jusqu’à l’ultime plan <strong>du</strong> <strong>film</strong>, et reste tiraillé entre<br />

deux classes et deux univers. Fidèle à certaines valeurs <strong>du</strong> milieu<br />

ouvrier, il n’en est pas moins conditionné, par ses études et ses<br />

perspectives professionnelles, pour devenir chef d’entreprise. Il<br />

se montre assez fier de sa réussite – et de ses signes extérieurs :<br />

costume, respect, considération –, sans toutefois perdre la tête.<br />

On le sent ainsi réellement affecté par les reproches – qu’il<br />

estime injustes – de madame Arnoux lorsqu’elle l’accuse, précisément,<br />

d’avoir choisi son camp.<br />

Les rebondissements narratifs successifs finissent par faire apparaître<br />

la naïveté avec laquelle Frank s’est avancé, son projet de<br />

consultation sur les 35 heures ayant été détourné par la direction<br />

de l’entreprise. Cet acte le con<strong>du</strong>it à effectuer un virage à 180°<br />

et à épouser la cause antipatronale.<br />

MON PÈRE, CET ÉTRANGER<br />

Son père, Jean-Claude, travaille à l’usine depuis trente ans, en<br />

artisan de la tâche bien accomplie. Il manifeste une respectueuse<br />

admiration pour le patronat et ne conteste jamais la hiérarchie.<br />

Taciturne, il cultive ses parts d’ombre, mais son rêve est évident :<br />

l’extraction sociale de son fils, qui le rangera au sein de la classe<br />

dominante et décisionnaire. Il s’est, pour cela, plié à tous les<br />

sacrifices et se satisfait de finir sa vie active entre son travail, son<br />

pavillon, son hobby de menuiserie et le plaisir simple de voir<br />

grandir ses petits-enfants. Le blocage de communication qui<br />

l’éloigne de son fils ne date sans doute pas de la veille et va<br />

éclater au cours <strong>du</strong> passage de ce dernier dans son entreprise.<br />

LA FAMILLE, TAMPON ENTRE LE PÈRE ET LE FILS<br />

La mère de Frank est moins secrète, moins silencieuse que son<br />

époux, répondant à l’image maternelle des milieux modestes,<br />

arrondissant les angles, tâchant de ménager chacun, d’éviter les<br />

conflits tout en se montrant prévenante et attentionnée.<br />

Visiblement libérée de ses occupations professionnelles, elle est<br />

liée aux scènes domestiques – on la voit toutefois à l’extérieur,<br />

jusqu’à l’usine vers laquelle elle vient, à bicyclette, apporter des<br />

vêtements propres à son fils pendant la grève. Le contact avec<br />

Frank, plus affectif, semble plus facile pour elle que pour les<br />

autres membres de la famille.<br />

Sylvie, la sœur de Frank, également salariée de l’usine et mère de<br />

deux enfants, le considère avec un mélange d’affection et<br />

d’admiration, mais sans doute également avec un soupçon de<br />

complexes vis-à-vis de celui qui a fait des études. Un sentiment<br />

que partage Olivier, son mari, beau-frère de Frank.<br />

OUVRIERS ET CADRES<br />

À l’extérieur <strong>du</strong> cercle familial, le milieu professionnel est scindé<br />

selon une traditionnelle dichotomie de classes (ouvriers/cadres),<br />

à l’intérieur de laquelle oscille Frank. Mais le <strong>film</strong> ne propose<br />

aucune représentation de la classe prolétarienne en tant qu’entité<br />

homogène et ne donne pas corps à un « personnage-groupe ».


De la masse des ouvriers se distinguent surtout des indivi<strong>du</strong>alités,<br />

au premier rang desquelles Alain, le voisin d’atelier de<br />

Jean-Claude. D’abord buté, il sympathise avec Frank au point<br />

de l’aider dans son projet de révélation <strong>du</strong> plan de licenciement,<br />

et l’héberge chez lui. C’est lui qui symbolise la frange la plus<br />

jeune de la classe ouvrière qui n’a pas fait le choix de l’usine et<br />

<strong>du</strong> travail manuel, mais qui doit s’y astreindre pour survivre.<br />

La conscience de classe et la tradition politique <strong>du</strong> parti des<br />

travailleurs sont essentiellement incarnées par les délégués syndicaux.<br />

Madame Arnoux est la plus importante des trois. Élue de<br />

la CGT, elle s’oppose, par principe, au patron lors <strong>du</strong> premier<br />

Comité d’établissement et provoque Frank à l’issue de cette<br />

réunion houleuse, le renvoyant à ses propres contradictions. Elle<br />

disparaît ensuite <strong>du</strong> champ et c’est par sa voix qu’elle fait retour<br />

dans l’intrigue, lorsque Frank lui téléphone pour lui demander<br />

conseil après le renvoi de son père. La figure de Madame<br />

Arnoux devient alors aussi celle de la femme compatissante,<br />

capable de réconforter Jean-Claude lorsque la colère de Frank<br />

éclate… À ses côtés, les autres délégués syndicaux paraissent<br />

effacés et purement fonctionnels : ils sont à la traîne, malgré la<br />

fermeté apparente de leurs propos, et finissent d’ailleurs par<br />

s’asseoir au bureau <strong>du</strong> DRH au moment de l’annonce de la<br />

consultation, alors que madame Arnoux a claqué la porte.<br />

Le patronat et l’ensemble des cadres bénéficient d’un traitement<br />

aussi clairement identifiable. Ils se distinguent par le costume,<br />

les manières, les conversations, déjeunent à l’écart à la cantine,<br />

se placent au-dessus de la mêlée <strong>du</strong>rant l’occupation de l’usine<br />

par le biais d’un plan en plongée… Le PDG de l’usine, quant à<br />

lui, est un personnage plus développé et nuancé, même si on le<br />

voit principalement dans un cadre professionnel. Toutefois, la<br />

séquence où il raccompagne Frank en voiture constitue un<br />

premier moment charnière dans la relation des deux hommes,<br />

instaurant une forme de paternalisme, au-delà d’une simple<br />

transmission corporatiste.<br />

AU SERVICE DU SCHÉMA DRAMATIQUE<br />

S’appuyant sur une certaine vraisemblance psychologique, tant à<br />

l’intérieur des sphères professionnelle que domestique, Laurent<br />

Cantet ne cherche pas à échapper à tout prix aux stéréotypes<br />

(CGT = irascibilité, le patron cultivé écoute de la musique classique,<br />

l’ouvrier est un bricoleur <strong>du</strong> dimanche, etc.), pour mieux<br />

les soumettre aux exigences de sa fiction. Ainsi, les implications<br />

<strong>du</strong> choix de Frank sont ren<strong>du</strong>es complexes par le comportement<br />

paternaliste <strong>du</strong> patron à son égard, contrastant avec l’effacement<br />

de son père génétique. Ce tiraillement prend une dimension<br />

supplémentaire <strong>du</strong> fait de l’incarnation des deux groupes sociaux<br />

par les « deux » pères de Frank. Son vrai père le déçoit, son père<br />

symbolique le trahit. De même, madame Arnoux passe d’un type<br />

à l’autre, devenant plutôt sympathique, tout comme Alain,<br />

d’abord hostile puis complice.<br />

JALIL LESPERT<br />

Jalil Lespert, dont le prénom vient des origines kabyles de sa<br />

mère, a débuté à l’écran avec Laurent Cantet. Il ne pensait pas<br />

précisément devenir comédien et suivre les traces de son père<br />

Jean, comédien de théâtre, jusqu’au moment où il a accompagné<br />

celui-ci à un rendez-vous avec le réalisateur, alors à la recherche<br />

de son <strong>du</strong>o familial de Jeux de plage (1995). Cette double<br />

rencontre fut, pour le cinéaste, une révélation : l’un ne ferait pas<br />

le <strong>film</strong> sans l’autre… Après le succès de cette première collaboration,<br />

lorsque Cantet réalise pour Arte Les Sanguinaires, épisode<br />

français de la série L’an 2000 vu par…, il réserve à Jamil Lespert<br />

un rôle pivot, celui de l’intrus qui sème le trouble au sein <strong>du</strong><br />

groupe d’amis venus réveillonner sur une île pour fuir l’hystérie<br />

<strong>du</strong> passage à l’an 2000. Un double essai transformé, qui aboutit<br />

à l’aventure de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>.<br />

L’itinéraire de Jalil Lespert est jalonné d’autres courts métrages<br />

marquants (Bonne Résistance à la douleur, de Pierre-Erwan<br />

Guillaume, qui lui vaut le prix Musidora aux Acteurs à l’Écran<br />

en 1999) et de collaborations avec de jeunes cinéastes (Jacques<br />

Maillot dans son premier long métrage Nos vies heureuses en<br />

1999 ou Marie Vermillard dans le télé<strong>film</strong> À travail égal).<br />

Après <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, on le retrouve en joueur de football<br />

prometteur dans Un dérangement considérable de Bernard Stora<br />

(2000) et en fils d’immigré italien dans Bella Ciao de Stéphane<br />

Giusti (2001).<br />

7


8<br />

■ DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT<br />

Parcours initiatique<br />

Depuis l’arrivée à la gare jusqu’au retour vers Paris, annoncé à la fin <strong>du</strong> <strong>film</strong>, le récit<br />

suit le personnage de Frank, qui, en même temps qu’il amorce son ascension sociale<br />

tant voulue par son père, prend finalement conscience de son origine ouvrière.<br />

> PROLOGUE : LE RETOUR DU FILS PRODIGUE<br />

• Frank revient en train dans sa région natale. Il est<br />

accueilli à la gare par ses parents et sa sœur. À la maison, il<br />

découvre que sa chambre a été réaménagée à l’attention de<br />

ses neveux. Le soir, la conversation familiale tourne autour <strong>du</strong><br />

stage que Frank s’apprête à effectuer au sein de l’entreprise<br />

où son père et sa sœur travaillent comme ouvriers. L’attitude<br />

décontractée de Frank provoque l’anxiété de son père.<br />

ANALYSE Les premières scènes posent le contexte dans lequel<br />

s’enracinera l’intrigue. Pour Frank, il s’agit d’un grand retour<br />

dans sa région, sa famille, son passé en milieu modeste (la<br />

Peugeot et le pavillon de lotissement en donnent de discrets<br />

indices). Son absence a ouvert une distance, tant géographique<br />

que psychologique. Le réaménagement de sa chambre montre<br />

qu’il n’a plus tout à fait sa place dans l’espace familial. Il lui reste,<br />

en quelque sorte, à le reconquérir.<br />

> LE BAPTÊME DU FEU<br />

• Découverte de l’usine<br />

Dès le lendemain de son arrivée, Frank accompagne son père<br />

à l’usine. Sur place, celui-ci le présente à ses collègues et lui<br />

fait découvrir son cadre de travail, sa machine et ses rituels<br />

quotidiens. Il est malmené par son chef d’atelier, qui lui<br />

interdit d’intro<strong>du</strong>ire un « étranger » dans les locaux, puis par<br />

un contremaître qui vient lui reprocher son rythme de travail<br />

trop lent. Frank visite seul l’atelier, avant d’être reçu par<br />

Chambon, le directeur des ressources <strong>humaines</strong>, bientôt<br />

rejoint par le directeur de l’usine qui l’interroge sur la mise<br />

en application des 35 heures.<br />

ANALYSE L’écart social entre le père et le fils se lit d’emblée<br />

dans les tenues vestimentaires : Frank porte le costume-cravate<br />

des cadres, provoquant l’admiration de sa mère, alors que son<br />

père revêt le bleu de travail des ouvriers. Frank apprend la réalité<br />

de la hiérarchie en voyant son père subir en silence des<br />

vexations ordinaires. Il découvre un monde – une ambiance, des<br />

gestes répétitifs, des bruits – dont il n’avait jusqu’alors qu’une<br />

connaissance virtuelle. C’est aussi ce qui ressort <strong>du</strong> premier<br />

contact avec le DRH, qui démythifie la réalité de l’usine, puis<br />

avec le PDG qui le pousse à sortir d’une optique scolaire trop<br />

théorique.<br />

• Appartenir à un camp<br />

Frank effectue une seconde visite de l’atelier, dans les pas <strong>du</strong><br />

patron qui lui présente les ouvriers et félicite son père.<br />

Faisant part, à la maison, des impressions de son premier<br />

jour de stage, le jeune homme s’accroche avec son père, avant<br />

de sortir au café avec ses anciens copains. Le lendemain, il<br />

assiste à un conseil d’établissement houleux, où s’opposent<br />

le directeur et la déléguée de la CGT, madame Arnoux. Celleci<br />

reproche bientôt à Frank d’avoir choisi son camp.<br />

ANALYSE Alors que Frank cherche à concilier sa nouvelle position<br />

sociale avec ses valeurs et ses amitiés d’antan, chacun, dans<br />

son entourage, lui signifie à sa manière qu’une distance le sépare<br />

désormais nécessairement de sa classe d’origine : son père lui<br />

conseille de ne pas « copiner » avec les ouvriers, ses anciens amis<br />

le perçoivent comme un Parisien hautain et madame Arnoux<br />

l’accuse d’arrivisme.<br />

> L’ASCENSION DE FRANK<br />

• Une filiation s’instaure<br />

Frank est recon<strong>du</strong>it chez lui en voiture par son patron, à qui<br />

il expose un projet de consultation des employés sur le<br />

thème des 35 heures. Ses parents l’observent fièrement derrière<br />

les rideaux.<br />

• Tensions en série<br />

Le DRH, vexé d’avoir été court-circuité, se montre réticent devant<br />

l’initiative de Frank. Alors qu’il prépare son questionnaire,


Frank demande son avis à son père, qui ne parvient qu’à<br />

exprimer sa méfiance. À l’usine, les syndicats s’offusquent de<br />

cette consultation qu’ils appellent à boycotter, mais Frank<br />

reçoit les félicitations <strong>du</strong> patron. Le soir, il se fâche<br />

violemment avec ses anciens copains. Le lendemain, c’est le<br />

week-end et il fait la grasse matinée, ce qui n’est pas <strong>du</strong> goût<br />

de son père, déjà à ses travaux de bricolage.<br />

• La roue <strong>du</strong> paon<br />

La consultation sur les 35 heures organisée dans les locaux de<br />

l’entreprise est supervisée par Frank sous les regards pleins<br />

de fierté de sa sœur et de son père. Euphorique, le jeune<br />

homme prévient son père qu’il les invite au restaurant, sa<br />

mère et lui, le soir même.<br />

ANALYSE Cette partie marche en quelque sorte sur les traces de<br />

la précédente : en arpentant les mêmes lieux, en alternant<br />

scènes de la vie professionnelle et scènes de la vie privée, elle<br />

creuse le fossé qui sépare Frank de son entourage direct. Ainsi,<br />

dans un même mouvement, Frank se rapproche de Rouet, le<br />

patron, avec qui se noue un rapport quasi filial (d’où la réaction<br />

<strong>du</strong> DRH, jaloux) et s’éloigne de son père qu’il ne parvient pas<br />

à intéresser à son questionnaire et avec qui, au mieux, il peut<br />

bricoler en silence. Il s’éloigne également de ses amis avec<br />

qui le conflit gagne en violence, et bien sûr des syndicats<br />

qui dénoncent, madame Arnoux en tête, cette consultation<br />

« illégale ».<br />

> TRAHISON ET CONSÉQUENCES<br />

• Il y a maldonne…<br />

Frank découvre par hasard un document de la direction prévoyant<br />

le licenciement de douze ouvriers, dont son père.<br />

Le dîner au restaurant, en l’honneur de son succès, s’avère<br />

donc moins faste que prévu, même si son père se montre plein<br />

d’enthousiasme. Le lendemain, le stagiaire est écarté d’une<br />

réunion au sommet. Vexé, il informe Alain des licenciements<br />

à venir, avant d’exiger des explications de la part <strong>du</strong> patron.<br />

• L’aveu<br />

Frank se rend avec sa sœur et son beau-frère chez ses parents.<br />

À l’apéritif, il annonce brutalement à son père la nouvelle de<br />

son renvoi, provoquant un vif malaise. Alors qu’il sollicite<br />

l’aide de madame Arnoux au téléphone, son père coupe<br />

court à la conversation et renvoie tout le monde.<br />

ANALYSE Le récit opère ici un virage décisif. Trahi par son père<br />

d’adoption (son patron), Frank se retrouve soudain isolé.<br />

Au moment où il semblait avoir trouvé sa place dans l’entreprise,<br />

il est rappelé à la précarité de sa situation et comprend que là où<br />

il croyait décider, il ne fait que subir. Il tente de se rapprocher<br />

des autres, mais se trouve rejeté par son père qui refuse son aide<br />

et par madame Arnoux qui lui demande de faire ses preuves.<br />

Seul, Alain, le voisin d’atelier de son père, fait un pas vers lui.<br />

> LA RUPTURE PÈRE/FILS<br />

• Les rebelles et les « jaunes »<br />

Entrés clandestinement dans l’usine par les toits, Frank et<br />

Alain placardent l’avis de licenciement sur les portes qu’ils<br />

prennent soin de souder. Le lendemain, alors que les<br />

employés découvrent l’identité des « condamnés », le directeur<br />

ordonne la reprise <strong>du</strong> travail, brisant une vitre. Parmi<br />

ceux qui s’exécutent, le père de Frank…<br />

• Le difficile apprentissage <strong>du</strong> militantisme…<br />

Alors que se prépare l’action à mener, Frank est expulsé<br />

manu militari des locaux par le patron, furieux. Revenu chez<br />

lui, il se heurte aux reproches de sa mère, qui juge son attitude<br />

égoïste, et au mutisme de son père, qui ne répond pas à<br />

son invitation à se joindre à la grève. Il se rend au meeting<br />

improvisé par les grévistes dans un gymnase, mais ne peut se<br />

résoudre à s’y impliquer.<br />

• L’explosion<br />

Le lendemain, alors que se prépare l’occupation des ateliers par<br />

les grévistes, le père est à son poste, accomplissant imperturbablement<br />

sa tâche. Comme il ne réagit pas davantage lorsque ses<br />

collègues le somment d’arrêter le travail, Frank explose et lui<br />

crie sa honte. Le père reste muet, mais cache mal son ébranlement.<br />

Après la tempête, le calme règne sur l’usine désertée.<br />

ANALYSE Frank a changé de camp et sa quête d’objet, mais il ne<br />

trouve pas sa place pour autant. D’un côté, il ne parvient pas à<br />

s’impliquer dans la vie syndicale, d’un autre côté, en laissant s’exprimer<br />

avec une telle violence sa rancœur contre son père, il ferme<br />

la porte de l’espace familial. Le <strong>film</strong> semble, lui aussi, « perturbé »,<br />

tiraillé entre le registre <strong>du</strong> <strong>film</strong> d’action (entrée nocturne dans<br />

l’usine par les toits) et celui <strong>du</strong> mélodrame (face-à-face père/fils).<br />

> ÉPILOGUE : A POOR LONESOME COW-BOY…<br />

À l’extérieur de l’usine, dans une ambiance de kermesse,<br />

madame Arnoux annonce le début d’une grève. Frank, à<br />

l’écart, croise le regard de son père jouant avec ses petitsenfants,<br />

et annonce à Alain son retour vers Paris.<br />

ANALYSE Frank se tourne en solitaire vers son destin. Il se<br />

demande encore une fois où est sa place dans la société et renvoie<br />

la question à son ami. Son passage à l’usine aura été pour lui<br />

davantage qu’un épisode initiatique : un véritable séisme. Même<br />

si le regard échangé avec son père peut annoncer une réconciliation,<br />

ce sera pour plus tard.<br />

9


10<br />

■ QUESTIONS DE MÉTHODE<br />

Approche <strong>du</strong> réel<br />

La méthode adoptée par Laurent Cantet (dialogue avec les acteurs non professionnels, tournage dans une usine<br />

en activité) a fait évoluer le scénario initial vers plus de vraisemblance.<br />

Film atypique sous de nombreux aspects, <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong> se distingue surtout de la pro<strong>du</strong>ction courante<br />

par les méthodes qui ont présidé à son élaboration.<br />

À l’origine, Laurent Cantet désirait creuser<br />

un registre thématique déjà abordé avec Tous à la<br />

manif ! et se confronter au monde de l’entreprise en<br />

le considérant non pas comme simple décor, mais<br />

comme son sujet principal. Plutôt que d’écrire et de<br />

formaliser un scénario abouti, il préféra prendre<br />

le parti d’une façon de procéder très concrète :<br />

« La méthode, qui a joué un rôle moteur, était<br />

d’ordre expérimental, puisque j’entendais écrire une<br />

trame, une ossature narrative, et travailler ensuite<br />

avec les interprètes pour voir la tournure que cela<br />

allait pouvoir prendre 1 . »<br />

> L’ANPE comme agence de<br />

casting<br />

Afin de doter sa fiction <strong>du</strong> maximum d’authenticité,<br />

il décide de mobiliser des interprètes non<br />

professionnels. Aussi se livre-t-il à un casting, mené<br />

<strong>du</strong>rant plusieurs mois dans les agences de l’ANPE de Bagnolet.<br />

Il auditionne cinq cents candidats, répète avec ceux qui retiennent<br />

son attention, les soumet à des travaux d’improvisation, les<br />

<strong>film</strong>e en vidéo. Cette méthode s’apparente à celle qu’il avait déjà<br />

expérimentée avec la bande d’adolescents de Jeux de plage, l’un<br />

de ses courts métrages. Les non-professionnels retenus par le<br />

cinéaste sont donc d’autant plus proches de leurs rôles qu’ils<br />

exercent, ou ont réellement exercé, la même profession que leurs<br />

1. Toutes les citations de cette rubrique sont extraites d’un entretien avec le cinéaste réalisé par l’auteur à Paris, le 8 juin 2001.<br />

personnages. Jean-Claude Vallod, qui incarnera le père de<br />

Frank, est électricien à la Comédie-Française – il sera d’ailleurs,<br />

ironie <strong>du</strong> sort, mis en préretraite deux jours avant le début <strong>du</strong><br />

tournage… Danielle Mélador, la cégétiste, était elle-même chef<br />

comptable dans un commerce de prêt-à-porter en gros avant<br />

d’être licenciée et d’entrer au syndicat dans une section de<br />

Bagnolet. Lucien Longueville, qui interprète le patron, est à la<br />

tête d’une PME de ferronnerie.<br />

Seule entorse au parti pris initial de n’employer que<br />

de complets « amateurs », le rôle de Frank est finalement<br />

confié à Jalil Lespert. Pourtant, ce rôle<br />

devait, lui aussi, à l’origine être tenu par un authentique<br />

étudiant d’école de commerce mais, comme<br />

l’expliquait le cinéaste à Aden lors de la sortie <strong>du</strong><br />

<strong>film</strong> : « Il s’est révélé très fort dans les scènes<br />

d’usine. Très crédible. »<br />

> Scénario en construction<br />

Laurent Cantet profite de cette phase de casting<br />

peu ordinaire pour échanger beaucoup avec ces<br />

ouvriers, délégués syndicaux, employés administratifs<br />

et cadres supérieurs, afin de vérifier la pertinence <strong>du</strong><br />

matériau qu’il a écrit jusqu’alors, véritable work<br />

in progress se nourrissant de ces rencontres<br />

et retravaillé en fonction des réactions, en compagnie<br />

de son complice Gilles Marchand. Ainsi, le <strong>du</strong>o<br />

de scénaristes valide son séquencier initial ou,<br />

le cas échéant, le fait évoluer : « Au final, le scénario<br />

n’a pas été trop chamboulé et a plutôt confirmé<br />

mes intuitions. »<br />

Fils d’enseignants – père professeur, mère institutrice –, Laurent<br />

Cantet n’avait pas été imprégné de la culture ouvrière, n’avait<br />

nullement connu la vie rythmée par l’usine, ses horaires et ses<br />

contraintes : « Je connais mal ce milieu. Je ne me sentais pas le<br />

droit de débarquer avec mes gros sabots ; il me fallait légitimer<br />

par d’autres ce que j’avais en tête. »


L’usine à rêves<br />

Le choix de l’usine, élément décisif puisque le réalisateur en<br />

fait son plateau, se révèle également problématique. Plusieurs<br />

entreprises refusent, épouvantées devant la question d’actualité<br />

brûlante abordée par le <strong>film</strong> : « Certains donnaient un accord de<br />

principe, puis se ravisaient en lisant le synopsis et en découvrant<br />

la place réservée au patron. D’autres faisaient marche arrière,<br />

parce que leur conseil administratif avait évoqué des raisons de<br />

sécurité », se souvient le réalisateur. Il souhaite, en outre,<br />

trouver un lieu pas trop éloigné de Paris, pour d’évidentes raisons<br />

pratiques et logistiques. C’est finalement un peu plus loin,<br />

au-delà de la grande ceinture parisienne, à Gaillon, en Haute-<br />

Normandie, qu’une usine de sous-traitance de matériel automobile<br />

pour Renault accepte de servir de cadre au <strong>film</strong>. « Le patron<br />

de l’usine était lui-même fils d’ouvrier et avait eu un parcours<br />

similaire à celui de Frank. Il s’identifiait sans doute à lui,<br />

explique Laurent Cantet. Et, comme c’était sa dernière année<br />

d’activité avant la retraite, il considérait le <strong>film</strong> comme une sorte<br />

de cadeau d’adieu. » Le choix arrêté, « l’entreprise nous a facilité<br />

les choses en permanence », se félicite le réalisateur, même<br />

si - difficulté de taille pour une machinerie de cinéma -, la pro<strong>du</strong>ction<br />

in<strong>du</strong>strielle ne s’interrompt jamais pendant tout le<br />

temps <strong>du</strong> tournage. Certains figurants sont même des ouvriers<br />

de l’usine. L’équipe doit jongler avec toutes ces données :<br />

« Des ouvriers pro<strong>du</strong>isaient des pièces destinées à une commande<br />

devant partir le soir même alors qu’on tournait à côté ;<br />

on devait se faire le plus discrets possible et se greffer sur le planning<br />

de l’usine. » La scène de l’occupation des ateliers doit<br />

également composer avec la structuration en trois-huit <strong>du</strong> temps<br />

de travail, et s’inscrire dans un créneau creux, celui d’un samedi<br />

midi, alors que la dernière équipe, celle de nuit, nettoie le matériel<br />

avant le week-end. C’est alors que peuvent être mis en boîte<br />

les plans de l’usine désertée telle qu’elle apparaît dans l’une des<br />

dernières séquences <strong>du</strong> montage final.<br />

Concernant la représentation concrète de l’espace de l’usine,<br />

aucun éclairage supplémentaire n’a été ajouté : « Le côté brut de<br />

l’image dépend aussi complètement <strong>du</strong> budget disponible, les<br />

espaces étant de toute façon trop vastes à rééclairer, mais on a<br />

essayé de tendre vers une image qui ne serait pas celle des plans<br />

d’usine dans les journaux télévisés. »<br />

> Un télé<strong>film</strong> conquiert le grand écran<br />

Laurent Cantet est secondé par Matthieu Poirot-Delpech<br />

et Claire Caroff à l’image, dans un tournage délicat, puisque<br />

les conditions de « reportage » sont complexifiées par une mise<br />

en scène de cinéma. Le tournage de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> se<br />

concentre sur la <strong>du</strong>rée assez<br />

ré<strong>du</strong>ite de six semaines (en février<br />

et mars 1999), pour un budget de<br />

six millions de francs, très raisonnable<br />

selon des critères cinématographiques,<br />

mais habituel pour<br />

une pro<strong>du</strong>ction télévisuelle. La<br />

somme est apportée par la chaîne<br />

culturelle franco-allemande Arte,<br />

commanditaire <strong>du</strong> <strong>film</strong>, et par une<br />

société copro<strong>du</strong>ctrice avec qui<br />

Cantet a déjà travaillé sur Les<br />

Sanguinaires. Après le tournage, vient le temps <strong>du</strong> montage, qui<br />

se heurte à une question de minutage : « La <strong>du</strong>rée était un peu<br />

longue pour les critères d’Arte, mais on a eu beau chercher à<br />

raccourcir, c’était absolument impossible, on s’est aperçu que<br />

les rouages dramatiques étaient répartis tout au long <strong>du</strong> <strong>film</strong>.<br />

C’est ce qui détermine à mon sens un scénario réussi : qu’on ne<br />

repère pas vraiment la trame dramatique. »<br />

La fortune de ce « <strong>film</strong> de télévision » à travers les festivals de<br />

cinéma où il engrangera de nombreux prix, con<strong>du</strong>it Haut et<br />

Court, également voué à la distribution, à lui réserver une<br />

sortie en salles au lendemain de la diffusion hertzienne.<br />

Si quelques observateurs ont précisément déploré dans<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> une certaine esthétique de télé<strong>film</strong>, selon<br />

eux criante, son réalisateur n’en convient nullement : « Je ne<br />

l’ai pas envisagé comme un <strong>film</strong> de télévision, mais comme un<br />

<strong>film</strong> tout court. D’ailleurs, il aurait été impossible de le monter<br />

au cinéma avec cette méthode et avec seulement quelques<br />

directions d’intrigue. Le CNC et les commissions demandent<br />

des scénarios déjà aboutis, prêts à tourner. La seule chose que<br />

j’aurais voulue dans l’idéal, c’est une <strong>du</strong>rée un peu plus longue<br />

pour le tournage, mais à chaque <strong>film</strong> c’est la même chose, on<br />

espère plus : on veut dix semaines si on en a huit et douze le<br />

jour où on en a dix… »<br />

« Des ouvriers pro<strong>du</strong>isaient des pièces<br />

destinées à une commande devant partir<br />

le soir même alors qu’on tournait à côté ;<br />

on devait se faire le plus discrets possible<br />

et se greffer sur le planning de l’usine. »<br />

11


12<br />

■ MISES EN SCÈNE<br />

Être ou ne pas être<br />

La séquence <strong>du</strong> Comité d’établissement intro<strong>du</strong>it en termes de mise en scène et d’organisation spatiale les questions<br />

de l’intégration et de l’exclusion.<br />

Le jeune Frank est un personnage en guerre avec lui-même,<br />

tiraillé, caractérisé avec force précision par ses mouvements<br />

d’oscillation et son positionnement flou entre deux états et deux<br />

« camps » (voir Le langage <strong>du</strong> <strong>film</strong>). La séquence de la réunion<br />

<strong>du</strong> Comité d’établissement le tra<strong>du</strong>it bien en termes de mise en<br />

scène et de positionnement spatial, avec des moyens très simples<br />

de choix de cadrage. Frank fait ses premiers pas dans les coulisses<br />

de l’entreprise. Présenté par le directeur, il est implicitement<br />

perçu par les syndicalistes comme ayant choisi le camp et la<br />

cause de la classe dominante.<br />

Dans l’unique plan d’ensemble (le deuxième de la séquence), la<br />

disposition des personnages dans l’espace est révélatrice de la<br />

position hiérarchique de chacun et des relations qu’entretiennent<br />

les personnages : les trois syndicalistes sont assis côte à côte et font<br />

face à l’équipe des cadres à laquelle Frank s’est spatialement rallié.<br />

À la suite de ce plan d’ensemble, les différents protagonistes sont<br />

isolés indivi<strong>du</strong>ellement dans le cadre en plan rapproché, à l’exception<br />

de deux plans : l’un réunissant le PDG, son DRH – véritable<br />

bras droit – et madame Arnoux, en amorce, de dos, prête<br />

pour le coup d’envoi <strong>du</strong> « match », l’autre montrant Rouet qui,<br />

d’un ton assuré, prend la parole, et Frank qui perturbe la stabilité<br />

<strong>du</strong> champ en cherchant maladroitement ses affaires dans son<br />

sac. Par sa position comme par sa tenue cravatée, Frank n’est<br />

définitivement pas un élément neutre, même s’il semble dans un<br />

premier temps observer le débat sans a priori avant de se rallier<br />

visiblement, en un sourire, au sentiment <strong>du</strong> directeur.<br />

Cette scène n’adopte pas directement le point de vue de Frank,<br />

mais si le spectateur ne voit pas ce que voit Frank, il découvre en<br />

même temps que lui, d’un regard vierge, le déroulement de la<br />

réunion, son petit théâtre et ses enjeux (qui seront les mêmes<br />

<strong>du</strong>rant tout le <strong>film</strong>). La question <strong>du</strong> point de vue se posera de<br />

façon primordiale jusqu’à la fin : le <strong>film</strong> assume-t-il intégralement<br />

celui de son jeune protagoniste, qui apparaît quasiment<br />

dans tous les plans ? Dans quelle mesure et jusqu’où le regard <strong>du</strong><br />

spectateur se confond-il avec celui de Frank ?<br />

Le dilemme personnel de Frank soulève directement les questions<br />

de l’exclusion et de l’intégration. Plusieurs séquences <strong>du</strong> <strong>film</strong><br />

apparaissent comme des charnières dans la mise en place en filigrane<br />

de ce double enjeu, telles les deux visites successives de l’atelier<br />

par Frank ou cette scène de la vie familiale qui clôt une première<br />

journée de stage bien remplie. Enfin, la scène paroxystique <strong>du</strong><br />

règlement de comptes de Frank avec son père mérite commentaire,<br />

même si la mise en scène, à l’image de la tonalité qu’elle<br />

conserve <strong>du</strong>rant tout le <strong>film</strong>, ne convoque pas de figures de langage<br />

très sophistiquées et reste toujours d’une sobriété délibérée.


■ MISES EN SCÈNE<br />

Une valse à deux temps<br />

Deux visites de l’atelier, deux mises en scène : le statut de Frank a changé.<br />

Le premier matin de son stage, avant d’être reçu par la direction,<br />

Frank met à profit ce temps d’attente pour découvrir l’usine où<br />

travaille depuis trente ans son père. Celui-ci aurait été particulièrement<br />

fier de jouer les guides et d’assumer un certain rôle de<br />

transmission, mais le chef d’atelier lui interdit ce plaisir, soidisant<br />

pour des raisons de sécurité. Il autorise néanmoins bientôt<br />

le jeune homme – comme une faveur accordée depuis l’échelle<br />

hiérarchique – à découvrir ce territoire qui commence derrière<br />

la porte <strong>du</strong> vestiaire, où est placardée une affiche représentant<br />

une souris devant un morceau de fromage posé sur un piège et<br />

ce slogan prémonitoire : « Méfiez-vous des mécanismes<br />

inconnus ». Ce message semble, bien sûr, s’adresser directement<br />

à Frank, mais aussi, la suite <strong>du</strong> <strong>film</strong> le montrera, à la direction<br />

qui ferait bien de se méfier de certains stagiaires…<br />

Cadré en plan rapproché, Frank découvre l’espace de l’atelier.<br />

Le bruit incessant, le danger concret dû au travail, aux tôles tranchantes,<br />

aux mécaniques broyantes, aux énormes chargements<br />

planant au-dessus des têtes… le plongent au cœur de ce qui<br />

n’existait jusqu’alors pour lui qu’en théorie. S’avançant dans cet<br />

espace inconnu, Frank est suivi en travelling latéral et apparaît<br />

en profondeur de champ, disparaissant momentanément<br />

derrière les machines, essuyant les regards furtifs des ouvriers en<br />

bleu de travail, dont il se distingue par sa tenue et son inexpérience.<br />

Son trajet le con<strong>du</strong>it jusqu’à son père, au travail à son<br />

poste. Frank le regarde avec une affection qui fait place à une<br />

certaine gêne lorsque celui-ci le voit à son tour et lui fait signe<br />

d’approcher. La fierté de Jean-Claude d’expliquer à son fils le<br />

fonctionnement de sa machine fait rapidement place à la honte.<br />

Le contremaître intervient pour le rabrouer sous les yeux de son<br />

fils : honte <strong>du</strong> père, honte <strong>du</strong> fils de le voir subir sans protester<br />

et de ne pas pouvoir lui-même réagir…<br />

La scène serait peut-être anodine si elle n’était doublée d’une<br />

séquence jumelle, quelque temps après, lorsque Frank entreprend<br />

officiellement la visite de l’atelier, dans les pas, cette fois,<br />

<strong>du</strong> patron Rouet et <strong>du</strong> DRH Chambon. Cette seconde visite de<br />

l’atelier semble suivre le même trajet que la première, et con<strong>du</strong>it<br />

surtout les visiteurs de la même façon vers Jean-Claude.<br />

Le trio est saisi dans un premier temps en forte plongée – et non<br />

plus en travelling latéral à hauteur d’homme, comme Frank précédemment.<br />

Pour montrer les cadres supérieurs, la caméra<br />

choisit donc un point de vue d’en haut. Cette plongée finira de<br />

prendre son sens dans la séquence qui précède celle <strong>du</strong> règle-<br />

ment de comptes final entre Frank et son père : les ouvriers en<br />

grève en train de tenter de convaincre les non-grévistes de se<br />

rallier à leur mouvement sont, de la même façon, saisis en une<br />

plongée presque verticale ; ce point de vue sera ensuite, à l’intérieur<br />

<strong>du</strong> même plan, explicitement dévoilé grâce à un panoramique<br />

vertical, et identifié comme étant celui des instances de direction,<br />

perchées sur une plate-forme dominant le hangar, saisies<br />

cette fois en contre-plongée. Le point de vue optique se double<br />

ici d’un point de vue idéologique.<br />

Revenons à la séquence de la visite : la fierté est ici autant celle<br />

de Rouet faisant découvrir à Frank, à la faveur d’une litanie<br />

d’explications, « son » usine (à la manière de Jean-Claude « sa »<br />

machine), que celle de Frank, « adoubé » et présenté par le<br />

patron aux travailleurs qui, désormais, lui serrent la main, signe<br />

de reconnaissance contrastant avec les regards lancés lors de sa<br />

solitaire incursion. La première visite montrait simultanément<br />

Frank en train de regarder et l’objet de son regard. Dans cette<br />

seconde séquence, c’est moins le regard qui est mis en scène que<br />

l’échange conversationnel : Frank n’est plus un spectateur qui se<br />

contente d’observer, mais un acteur qui parle, écoute, serre la<br />

main, etc. : premier pas vers l’intégration.<br />

13


14<br />

■ MISES EN SCÈNE<br />

Sphère sociale, sphère privée<br />

Le social empiète sur le privé, le lieu de travail envahit, même hors champ, le temps et l’espace domestiques,<br />

terrain d’épanouissement privilégié des divergences père/fils.<br />

Immédiatement après la séquence de la seconde visite de l’atelier,<br />

une scène qui se déroule principalement dans la cuisine, à la<br />

maison, montre la manière dont le social et le privé parviennent<br />

à s’imbriquer ainsi que les difficultés à communiquer que<br />

connaissent Frank et son père. Cette séquence évoque, là encore,<br />

comme en écho, une scène comparable de la veille lors de laquelle<br />

Jean-Claude reprochait à Frank sa trop grande décontraction.<br />

À l’issue de la première journée de stage, la conversation à la<br />

maison tourne autour de ce qui s’est passé « là-bas », à l’usine.<br />

Frank est interrogé par sa mère, avec qui on devine qu’il a eu, par<br />

le passé, l’habitude de converser naturellement. La réponse <strong>du</strong><br />

jeune homme, anecdotique sur le fond, recèle pourtant un lapsus<br />

révélateur – qui diffère de la réplique prévue dans le scénario 1 :<br />

Je me suis installé dans mon bureau, j’ai mis de l’ordre, trouvé ma place.<br />

Or, son ultime interrogation, à la dernière image <strong>du</strong> <strong>film</strong>,<br />

1. <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, coll. « scénar », Editions 00H00/Arte, 2000.<br />

montrera que cette place n’est pas si facile à trouver.<br />

L’organisation de l’espace dans cette scène de la vie familiale est<br />

très représentative de la mise en scène de Laurent Cantet. Frank<br />

se tient dans la cuisine en compagnie de sa mère, alors que son<br />

père, qui ne fait son apparition dans l’image qu’au sixième plan,<br />

lit le journal dans la pièce voisine. La cloison qui sépare les deux<br />

pièces, et par conséquent Frank de Jean-Claude, est renforcée<br />

par le fait que le père et le fils se tournent le dos, indice supplémentaire<br />

de leur opposition. La porte ouverte entre les deux<br />

pièces permet néanmoins d’inclure le père dans la conversation.<br />

C’est Frank qui l’interpelle, inclinant la tête pour s’adresser à lui<br />

sans ambiguïté, l’inviter à réagir (et par la même occasion à faire<br />

son entrée dans l’image), le taquiner, voire le provoquer en attaquant<br />

sur le ton de la plaisanterie le directeur tant admiré par le<br />

père. Le père délaisse bientôt son activité au salon pour venir<br />

s’impliquer dans la conversation, franchissant géographique-<br />

ment la distance et le seuil qui le séparent de son fils.<br />

Dans la cuisine, le dialogue s’engage, Frank prenant un malin<br />

plaisir à entraîner son père sur le terrain des cloisonnements hiérarchiques<br />

et <strong>du</strong> rapport entre vie privée et vie professionnelle,<br />

terrain de mésentente assurée. C’est finalement sur des questions<br />

de frontières (que Jean-Claude cherche à maintenir et que<br />

Frank voudrait au contraire abolir) que se construit précisément<br />

la frontière entre le père et le fils. La position même des deux<br />

hommes dans le champ tra<strong>du</strong>it leurs divergences : le père<br />

debout, les bras croisés, solennel ; le fils assis, décontracté, blagueur.<br />

La mère, vaquant à ses occupations domestiques, occupe<br />

le premier plan et se situe entre eux, comme l’intermédiaire ou<br />

l’élément modérateur. Un coup de sonnette, annonçant l’arrivée<br />

inopinée d’anciens camarades de Frank, retentit comme un coup<br />

de gong et vient interrompre (provisoirement) la joute verbale<br />

entre père et fils.


■ MISES EN SCÈNE<br />

Face-à-face<br />

D’une intensité dramatique extrême, le climax <strong>du</strong> <strong>film</strong> repose sur une grande sobriété de moyens.<br />

Point culminant <strong>du</strong> <strong>film</strong>, la scène dans laquelle Frank crache<br />

avec virulence tout ce qu’il a sur le cœur à son père silencieux est<br />

mise en scène avec une extrême simplicité, mettant l’accent sur<br />

les enjeux dramatiques <strong>du</strong> face-à-face atten<strong>du</strong>, quasiment théâtral<br />

et qui repose principalement sur les acteurs. Ce dernier acte<br />

s’ouvre d’ailleurs par un lever de rideau, celui, en plastique bleu,<br />

qui obture l’entrée de l’atelier et qui s’efface devant les grévistes<br />

en marche, bien décidés à convaincre leurs collègues de les<br />

rejoindre. Le père se trouve alors à son poste, continuant à travailler<br />

comme si de rien n’était. Isolé <strong>du</strong> mouvement de<br />

débrayage, abandonné par son fils qui a fait s’effondrer tous ses<br />

rêves, il reste sourd aux injonctions de madame Arnoux, d’autant<br />

qu’il garde sur les oreilles le casque qui le coupe de l’environnement<br />

extérieur et lui permet de se concentrer sur sa tâche.<br />

L’intervention de la déléguée CGT, puis de l’un de ses collègues<br />

restant sans effet, Frank doit sortir de ses gonds pour le faire<br />

réagir, lui faire lever la tête et l’obliger à soutenir son regard.<br />

Les deux hommes se font face, saisis en plans très rapprochés,<br />

presque en gros plans, le flot de paroles <strong>du</strong> fils se heurtant au<br />

silence <strong>du</strong> père. Laurent Cantet <strong>film</strong>e ce qui ne constitue nullement<br />

un dialogue, mais un monologue accusateur, en une série<br />

de champs-contrechamps non symétriques, positionnant la<br />

caméra derrière le fils lorsqu’il <strong>film</strong>e le père et à côté <strong>du</strong> père lorsqu’il<br />

montre le fils. L’image et ses cadrages redoublent, en<br />

quelque sorte, la dissymétrie qui caractérise l’« échange » verbal.<br />

Le point de vue n’appartient alors à aucun des deux personnages,<br />

le regard <strong>du</strong> spectateur étant intro<strong>du</strong>it presque de force au<br />

milieu de cette explosion, dans une inconfortable position<br />

voyeuriste à laquelle il est impossible de se dérober. Les témoins<br />

de la scène se trouvent eux-mêmes dans une situation similaire :<br />

madame Arnoux est la première à oser s’interposer, protestant<br />

contre les termes employés par Frank – Il n’y a pas de quoi avoir<br />

honte… Faut pas exagérer ! s’indigne-t-elle. La cégétiste apparaît<br />

juste derrière Frank, comme sa conscience ouvrière, tempérant<br />

d’une once de raison ce discours viscéral et injuste.<br />

Son implacable réquisitoire achevé, Frank s’efface <strong>du</strong> champ,<br />

mais reste dans la ligne de mire de son père qui le fixe, anéanti,<br />

15<br />

avant d’être bientôt réconforté par madame Arnoux, solidaire.<br />

Son geste d’arrêter sa machine et d’enlever ses gants est lourd de<br />

sens : c’est probablement la dernière fois qu’il accomplit ce rituel<br />

de fin de service. Un ressort s’est brisé en lui et rien ne sera plus<br />

comme avant. La puissance de l’image suffit et se passe de toute<br />

réponse verbale de sa part, sa réaction se résumant à un frémissement<br />

de lèvres. Les trois plans silencieux de l’usine désertée<br />

qui interviennent alors (pour laisser ensuite place à un fon<strong>du</strong> au<br />

noir) apparaissent comme une pause, une trêve après la tempête,<br />

un instant suspen<strong>du</strong>, mais également comme un deuil : ces<br />

« arrêts sur images » répondent à l’arrêt <strong>du</strong> travail, dans une<br />

sorte de faux raccord sur le regard <strong>du</strong> père ; ils sont comme un<br />

pseudo-contrechamp : si l’histoire veut que, dans son dernier<br />

regard, Jean-Claude suive des yeux Frank qui s’éloigne, les<br />

images, elles, le montrent en train de contempler son propre<br />

avenir.<br />

Au bout <strong>du</strong> compte, ce que la scène entérine n’est rien moins<br />

qu’un symbolique meurtre <strong>du</strong> père, rituel nécessaire à Frank<br />

pour poursuivre son chemin.


16<br />

■ LE LANGAGE DU FILM<br />

Distances et séparations<br />

Mouvements, trajets, jeux de cloisons, de portes et de rideaux, tour à tour ouverts ou clos, structurent l’espace<br />

et lui donnent toute sa force narrative.<br />

Le personnage central de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, Frank, apparaît<br />

d’emblée comme un personnage en mouvement. En reflet, sa<br />

trajectoire à l'intérieur de l'histoire le guide d'un lieu à l'autre.<br />

Elle s'inscrit d'ailleurs entre deux parenthèses : s’ouvrant dans<br />

l’image par un trajet en train (le premier plan <strong>du</strong> <strong>film</strong>), elle se<br />

ferme verbalement dans le dernier plan, où Frank annonce son<br />

départ, donc son retour à Paris. Entre-temps, le jeune homme<br />

aura suivi un chemin initiatique <strong>du</strong>rant lequel il n'aura eu de<br />

cesse de « chercher sa place ».<br />

> Partir, revenir<br />

Les déplacements prévus par le scénario échappent donc le<br />

plus souvent aux quelques ellipses de la première partie <strong>du</strong> <strong>film</strong>.<br />

Le réalisateur s'attache, au contraire, à représenter à l'image, en<br />

quelques plans, tous les trajets : le retour en voiture de la gare,<br />

le départ matinal à pied vers l'usine, les déambulations de Frank<br />

dans les ateliers, la sortie en voiture, le soir, avec ses amis, le<br />

trajet dans le véhicule <strong>du</strong> patron qui le ramène chez lui, etc.<br />

Chacun de ces segments signifie un changement – éloignement<br />

ou rapprochement.<br />

Certains passages synthétisent bien le rapport entre les modalités<br />

<strong>du</strong> déplacement et la nature des relations qu’entretient<br />

Frank avec d’autres personnages : alors qu'il a croisé le regard<br />

morne de son père à la sortie de l'usine <strong>du</strong>rant une distribution<br />

de tracts, Frank rentre à travers champs vers la maison familiale.<br />

Ce chemin (raccourci ou détour) le ramène probablement à une<br />

habitude d'enfance, et exprime la solitude de Frank à ce moment<br />

<strong>du</strong> <strong>film</strong> : il ne prend pas la route de l’usine, empruntée avec son<br />

père ou avec Rouet… De même, le déplacement de la mère de<br />

Frank à bicyclette et son arrivée à l'usine en grève ne tra<strong>du</strong>isent<br />

rien d'autre qu'un geste de conciliation naturelle accompli dans<br />

sa direction : elle lui a reproché son attitude vis-à-vis de son<br />

père, mais quitte l'espace domestique, où le <strong>film</strong> l'avait jusqu'alors<br />

confinée, pour une incursion dans l'espace public.<br />

Frank vient d'ailleurs à son tour à sa rencontre, signe d'une<br />

affection plus aisément communiquée qu'à son père. Il effectue<br />

même quelques pas avec elle, la raccompagnant dans la direction<br />

précise d'où elle arrive, celle de la maison et des origines.<br />

> De l’autre côté<br />

En déséquilibre entre deux mondes, oscillant de l'un à<br />

l'autre, Frank est soumis à un jeu de portes, de cloisons ou de<br />

vitres assez révélateur. Lors de son premier contact avec l'usine,<br />

la porte séparant l'atelier des vestiaires lui est refusée par le<br />

contremaître et le <strong>du</strong>o père/fils doit d'emblée se scinder : Frank<br />

découvrira les ateliers seul, sans le concours de son père.<br />

Parmi beaucoup d'autres instants, une séquence se révèle exemplaire,<br />

lorsque le PDG fait irruption dans le bureau <strong>du</strong> DRH, alors que<br />

Frank soumet à ce dernier son questionnaire de consultation sur<br />

les 35 heures. La porte était entrouverte et le directeur avait sans<br />

doute saisi la teneur de la conversation. Il entre sans sommation<br />

et prie Frank de sortir. Aussi surpris que vexé, le jeune homme<br />

va s'asseoir dans son bureau en continuant de fixer, furieux, le<br />

théâtre <strong>du</strong> drame à travers la cloison vitrée. Le patron croise son<br />

regard et demande à son bras droit de fermer la porte. Le zélé<br />

Chambon va jusqu’à tirer les stores, rendant ainsi, non seulement<br />

phoniquement, mais aussi visuellement, la frontière entre<br />

les deux bureaux parfaitement étanche. L’humiliation de Frank<br />

est consommée au travers de ce regard empêché. Un peu plus<br />

tard, c'est le même type de procédé qui est convoqué pour signifier<br />

à Frank son statut subalterne : dépassé sur le chemin de<br />

l'usine par les voitures des représentants <strong>du</strong> groupe, il ne fait<br />

l'objet d'aucun égard à son arrivée, ignoré par le directeur, qui<br />

ne lui tient pas la porte d'entrée de l'entreprise et lui barre celle<br />

de la réunion. Un travelling suit les pas de Frank et s'arrête, se<br />

heurtant comme lui au seuil <strong>du</strong> lieu de décision, dont l'accès lui<br />

est refusé sans ménagements par le patron. La thématique de<br />

l'exclusion est ici traitée quasiment en caméra subjective.<br />

Le spectateur reste « collé » au personnage qui doit se résoudre<br />

à échouer devant la porte close.<br />

Lorsqu'il exigera des explications auprès <strong>du</strong> directeur, redevenu<br />

plus disposé, Frank l'enlève littéralement à ses collègues – C'est<br />

un kidnapping ! plaisante même Rouet – et l'entraîne dans son<br />

propre bureau, s'engageant ainsi sur le territoire « ennemi »,<br />

qu'il prend bien soin de rendre étanche à son tour en refermant


la porte derrière lui (c’est sans doute la seule fois dans le <strong>film</strong> que<br />

Frank affirme une volonté de cloisonner l’espace). Le face-à-face<br />

avec le père symbolique, censé faire émerger la vérité, ne peut<br />

avoir lieu qu'en huis clos. La lutte des classes est aussi question<br />

d'occupation de territoires (voir l'expulsion de Frank des locaux<br />

syndicaux, puis de son usine par le patron).<br />

> Effets grossissants<br />

Les personnages, Frank en tête, passent devant la caméra<br />

d'entomologiste de Laurent Cantet, qui les capte dans leur environnement<br />

professionnel. Certaines scènes semblent prisonnières<br />

<strong>du</strong> cadre que vient parfois redoubler un cadre diégétique<br />

(fenêtre) ou que vient renforcer tout simplement l’exiguïté d’un<br />

espace ne permettant pas à la caméra de s’éloigner et désactivant<br />

ainsi le hors-champ. Dans la scène où Frank sort avec ses anciens<br />

camarades ou dans celle <strong>du</strong> retour à la maison dans la voiture <strong>du</strong><br />

patron, l’habitacle de la voiture apparaît comme une « bulle ».<br />

La mise en parallèle de ces deux microscènes de voiture met à<br />

nouveau Frank devant son tiraillement et l’évolution de ses relations<br />

: la complicité avec ses vieux copains s'estompe, tandis que<br />

s’esquisse celle avec le directeur. L’objectif de la caméra apparaît<br />

comme une loupe, qui ferait <strong>du</strong> personnage une sorte de cobaye<br />

livré à l'observation. La scène <strong>du</strong> bar est vue de l'extérieur et<br />

intro<strong>du</strong>it comme un effet d'aquarium, rappelant les <strong>film</strong>s<br />

de Claude Sautet qui scrutent volontiers leurs personnages de<br />

l'autre côté des vitrines de cafés.<br />

Parfois parfaitement transparents, les vitrages peuvent également<br />

s'opacifier. Lorsque Frank découvre le document compromettant<br />

la direction, la caméra le saisit <strong>du</strong> point de vue de la<br />

secrétaire située dans le bureau voisin, à travers un store qui<br />

vient contrarier la transparence de la cloison vitrée sur laquelle<br />

se reflète fugitivement le visage de Betty : Frank agit sous le<br />

regard d'un témoin, qui saura qu'il sait…<br />

À la maison, la porte de verre dépoli, translucide, qui fait communiquer<br />

la salle à manger et l’entrée, apparaît trois fois dans le<br />

<strong>film</strong> :<br />

- à son arrivée dans la maison, Frank en ouvre un des battants<br />

sans entrer dans le salon, comme pour se réapproprier l'espace<br />

et montrer dans toute sa transparence la scène qui se déroule<br />

dans l’entrée ;<br />

- après avoir salué le directeur qui vient de le raccompagner en<br />

voiture, il fait irruption dans l’entrée et allume la lumière. Son<br />

image reste floue, non seulement pour le spectateur, mais aussi<br />

– belle métaphore – pour les parents puisque cette fois, la porte<br />

reste close ;<br />

- enfin, après la « scission » avec son père et un retour à la<br />

maison par les champs, on voit à nouveau Frank dans l’entrée à<br />

travers le verre dépoli, qui vient rejoindre sa mère. Cette fois, la<br />

lumière reste éteinte, mais la porte sera ouverte et franchie.<br />

> Cloisonnement sonore<br />

Le procédé de cloisonnement et/ou de dissimulation joue<br />

aussi pour les éléments sonores. Durant son travail, le père<br />

s'isole lui aussi, grâce à un casque couvrant les bruits de sa<br />

machine… et surtout les échos de la manifestation. Madame<br />

Arnoux devra, lors de l'incursion des grévistes, le lui ôter des<br />

oreilles pour établir de force une communication qui tourne<br />

bientôt à l'orage avec l’intervention de Frank. Il aura fallu cela<br />

pour qu'enfin le père cesse de se montrer « sourd » au malaise<br />

de son fils.<br />

Autre exploitation <strong>du</strong> hors-champ sonore, cette scène où Frank<br />

revient chez lui alors que son père l'a aperçu distribuant des<br />

tracts devant l'usine. Le jeune homme entend d'abord, derrière<br />

la porte coulissante <strong>du</strong> garage, les bruits de travail <strong>du</strong> bois, liés à<br />

la personne de son père, liés aussi à une forme de silence. Il n’interrompra<br />

pas ce rituel et pénètre dans le pavillon par le perron<br />

à l'étage, domaine privilégié de la mère.<br />

17


18<br />

■ UNE LECTURE DU FILM<br />

Un auteur et ses thèmes<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> s’inscrit avant tout dans « l’œuvre naissante de son auteur », pour reprendre l’expression de la critique<br />

moderne des années cinquante. Laurent Cantet y développe, en effet, les thèmes qui sous-tendent chacun de ses <strong>film</strong>s.<br />

> Au nom <strong>du</strong> père<br />

La structuration dramatique de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong><br />

autour de la relation père-fils approfondit un sillon thématique<br />

déjà tracé par le cinéaste dans ses courts<br />

métrages. La difficulté de communication entre père et<br />

fils, lisible tout au long de Tous à la manif et Jeux de<br />

plage, est sensible, dans <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, dès l’arrivée<br />

de Frank à la gare. Son père observe un temps d’arrêt<br />

avant de le saluer, alors que sa mère, sa sœur et ses<br />

neveux lui ont spontanément sauté au cou…<br />

Il faut un geste incitatif de la mère – Tu ne dis pas bonjour<br />

à ton fils ? – pour provoquer le contact.<br />

Pourtant, jusqu’au climax de l’explosion de colère de<br />

Frank, il est impossible de parler vraiment de dispute<br />

entre le père et le fils, mais plutôt d’une perpétuelle et<br />

tenace incompréhension. La distance affective et psychologique<br />

qui sépare les deux personnages se tra<strong>du</strong>it<br />

par une incapacité à échanger. Frank, de son côté, a le<br />

sentiment légitime que son père s’oppose, par principe,<br />

à chacun de ses gestes et qu’il conteste chacune de ses<br />

paroles : il lui reproche d’être arrivé seulement la veille<br />

<strong>du</strong> début de son stage, présume de son attitude devant la direction<br />

– Tu ramènes pas trop ta science avec le patron -, n’approuve pas<br />

qu’il fasse la grasse matinée, etc.<br />

Ce comportement paternel est, sans doute, une façon de se protéger<br />

devant un fils qui a grandi sans qu’il s’en aperçoive vraiment<br />

et qu’un bagage scolaire dote <strong>du</strong> « savoir » qu’il ne possède<br />

pas lui-même – on trouvait un semblable complexe d’infériorité<br />

dans le regard posé par le jeune serveur de Tous à la manif sur les<br />

lycéens en grève. Frank s’apprête à mener l’existence rêvée pour<br />

lui par le père, un rêve que celui-ci va vivre dans une certaine<br />

mesure par procuration – schéma déjà présent dans le <strong>du</strong>o de<br />

Jeux de plage, lorsque le père observe son fils en train de s’amuser<br />

ou de flirter avec une jeune fille. Le passage aux 35 heures est,<br />

pour Frank, une avancée sociale qu’il tente en vain de faire comprendre<br />

à ce père immobile, qui reste « méfiant » à l’égard de<br />

tout changement. Question de génération, de niveau d’études,<br />

de désir ou d’absence de désir…<br />

En dehors des mots, le père et le fils ne manifestent qu’une<br />

relative complicité, à travers certains gestes, autour de<br />

la table de menuiserie par exemple, gestes qui semblent<br />

rescapés d’un lointain « âge d’or », celui de l’enfance de<br />

Frank. Celui-ci aide en silence son père, seul instant de<br />

communion et de véritable échange. C’est l’un de ces<br />

instants qu’il saisit pour demander à son père de<br />

changer et de participer au meeting syndical. En vain,<br />

car le père brisé désire seulement qu’on lui « foute la<br />

paix », autrement dit, là encore, préfère le silence au<br />

débat.<br />

> L’intrus révélateur<br />

Un certain ordonnancement des choses, celui dont<br />

son père rêvait, a été dynamité par Frank. C’est là une<br />

autre thématique chère à Laurent Cantet que celle de<br />

confronter un indivi<strong>du</strong> à un milieu qui lui est inconnu.<br />

L’arrivée de Frank dans l’entreprise sème la confusion à<br />

plusieurs niveaux, son travail sur les 35 heures précipitant<br />

le plan de licenciement et les troubles sociaux.<br />

Il sert de détonateur à la grève, mettant le feu aux<br />

tensions internes sensibles dès le premier comité d’établissement.<br />

Il joue également un rôle déstructurant dans un<br />

groupe qu’il connaît bien : sa propre famille. À son arrivée, elle<br />

est l’image même <strong>du</strong> bonheur simple, elle semble unie et solidaire.<br />

Ayant d’autres aspirations que cette construction « idéale », Frank<br />

n’hésite pas à en déplacer l’équilibre. Déjà dans Les Sanguinaires,<br />

l’intrusion de Stéphane (incarné également par Jalil Lespert) au<br />

sein d’un groupe d’amis déclenchait la zizanie malgré lui, à la<br />

manière <strong>du</strong> héros mi-ange mi-démon de Théorème (Pasolini,<br />

1968).


■ EXPLORATIONS<br />

Un mélodrame réaliste<br />

Le <strong>film</strong> peut être rapproché <strong>du</strong> « courant » néoréaliste, même si le romanesque de son histoire l’éloigne par de<br />

nombreux aspects de toute vraisemblance.<br />

> « Néo néoréalisme »<br />

Au premier abord, de par sa facture télévisuelle et la discrétion<br />

de sa mise en scène, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> évoque un certain<br />

cinéma « de proximité ». Mais ce <strong>film</strong> qui, à certains égards,<br />

sonne « vrai » et semble se contenter d’ « enregistrer la vie »<br />

rappelle également le néoréalisme italien 1 tel que le concevait<br />

André Bazin.<br />

Il a été tourné intégralement en décors naturels. Les prises de<br />

vue ont été effectuées dans une usine réelle, non reconstituée en<br />

studio, et continuant de fonctionner et de pro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong>rant le<br />

tournage (voir Questions de méthode). De même, les bureaux<br />

ou le cadre domestique de la maison renforcent le ren<strong>du</strong> réaliste.<br />

De ce point de vue, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> est presque plus « néoréaliste<br />

» que les <strong>film</strong>s italiens de la Libération, dont bien des<br />

décors étaient, en réalité, reconstitués.<br />

En outre, le <strong>film</strong> met en scène des personnages ordinaires aux<br />

préoccupations quotidiennes : le travail, l’équilibre familial, la<br />

crainte de l'avenir, les espoirs d’ascension sociale pour les<br />

enfants, etc., et puise son sujet dans l’actualité sociale <strong>du</strong><br />

moment.<br />

L'emploi d'interprètes non professionnels choisis pour leur<br />

ressemblance avec les rôles qu’ils ont à interpréter (certains<br />

conservent même leur prénom de la réalité à la fiction, comme<br />

Danielle Mélador qui incarne la déléguée syndicale ou Jean-<br />

Claude Vallod, le père) est un second point commun à <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong> et au néoréalisme. Ces « acteurs » inconnus ne véhiculent<br />

aucune image, et évacuent toute connotation liée à des rôles<br />

antérieurs, ce qui rend d’autant plus crédibles leurs personnages<br />

de Monsieur tout le monde (même Jalil Lespert, seul acteur<br />

« de métier » n'était alors pas très connu <strong>du</strong> grand public).<br />

On connaît cependant les limites <strong>du</strong> jeu naturel des acteurs non<br />

professionnels (dans le cadre <strong>du</strong> néoréalisme italien, ils étaient<br />

souvent doublés – voir à ce sujet le chapitre sur « Le réalisme au<br />

cinéma », dans Esthétique <strong>du</strong> <strong>film</strong>, Nathan, 1983). Dans <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong>, certains acteurs, en jouant parfois un peu « faux », au<br />

lieu de faire oublier qu’ils jouent, provoquent l’effet inverse et<br />

exhibent, si ce n’est leur technique, au moins leurs efforts, rejoignant<br />

ainsi une certaine théâtralité qui va, cette fois, à l’encontre<br />

<strong>du</strong> réalisme.<br />

> Scénario romanesque, diégèse réaliste<br />

Le <strong>film</strong> de Laurent Cantet hésite entre deux registres : le<br />

réalisme de l’univers qu’il met en place et le romanesque de<br />

l’histoire qu’il raconte, histoire parfois trop bien « ficelée ».<br />

1. La critique a rassemblé sous l’étiquette « néoréalisme » un ensemble de <strong>film</strong>s pro<strong>du</strong>its en Italie dans les années quarante et portant sur la situation d’un pays et d’une population meurtris par la guerre : Ossessione, La Terre<br />

tremble (L. Visconti 1942 et 1948), Rome, ville ouverte et Paisa (Rossellini, 1945 et 1946), et Le Voleur de bicyclette (V. de Sica, 1948).<br />

19<br />

Le parti pris scénaristique – un plan de licenciement dissimulé<br />

derrière une consultation écartant les syndicats – peut sembler<br />

non vraisemblable dans le cadre <strong>du</strong> fonctionnement réel d’une<br />

entreprise et tire le <strong>film</strong> <strong>du</strong> côté de la fiction non réaliste.<br />

De même, les événements s’enchaînent et se répondent « trop<br />

bien » : la découverte fortuite de la lettre de licenciement par<br />

Frank au moment précis où il parvient au faîte de son succès (il<br />

vient juste d'inviter ses parents au restaurant pour fêter sa réussite)<br />

constitue une charnière de scénario – presque un « truc » –<br />

qui surdramatise l’histoire. La structure narrative crée une densité<br />

dramatique à la fois forte et calculée qui contrarie en partie<br />

le réalisme <strong>du</strong> <strong>film</strong>. En témoignent les passions exacerbées, qu’il<br />

s’agisse de la complicité rapidement établie entre Frank et le<br />

directeur et qui rendra encore plus forte la déception <strong>du</strong> jeune<br />

homme devant la « trahison », ou de la logorrhée verbale de<br />

Frank adressée à son père à la fin <strong>du</strong> <strong>film</strong>. Ces partis pris narratifs<br />

et dramatiques orientent le <strong>film</strong> vers le mélodrame, sans toutefois<br />

l’y ré<strong>du</strong>ire, puisqu'il en ignore les codes : quasi-absence de<br />

musique, peu de gros plans pathétiques, absence d’effets d'éclairage<br />

artificiel et de symbolique de couleur.<br />

Ni mélodrame ouvrier à la manière <strong>du</strong> cinéma muet, ni héritier<br />

<strong>du</strong> réalisme poétique des années trente, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> n'est<br />

pas davantage un documentaire social. Mais c'est précisément<br />

dans cette oscillation qu'il trouve, au contraire de son jeune<br />

héros, sa place.


20<br />

■ DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES<br />

Le ton juste<br />

Ni militant dans sa démarche, ni manichéen dans son propos, le <strong>film</strong> a réussi à enthousiasmer la très grande majorité<br />

de la critique et à marquer un large public, dépassant la seule frange des cinéphiles.<br />

L’usage, pour un <strong>film</strong>, est de chercher à augmenter,<br />

lors de sa diffusion télévisée, l’audience qu’il avait<br />

obtenue – ou pas – dans les salles obscures. <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong> a connu le destin inverse, empruntant<br />

d’abord les voies hertziennes et câblées, puis, dès le<br />

lendemain, le circuit traditionnel de l’exploitation<br />

cinématographique. Pas moins de 1,7 million de personnes<br />

ont ainsi découvert le <strong>film</strong> au moment de son<br />

passage en prime time sur Arte, le 14 janvier 2000,<br />

score plus qu’honorable comparé aux habituels taux<br />

d’audience de la chaîne franco-allemande. Un certain<br />

bouche à oreille semble avoir fonctionné dès<br />

lors, puisque ce premier long métrage a réalisé<br />

presque 150 000 entrées en salles sur l’ensemble <strong>du</strong><br />

territoire, ce qui peut être considéré comme un<br />

succès relatif pour un <strong>film</strong> ne bénéficiant d’aucune<br />

tête d’affiche.<br />

> La presse quasi-unanime<br />

Ce cachet télévisuel sera précisément le principal<br />

argument des rares critiques défavorables au <strong>film</strong>,<br />

comme l’exprime Le Canard enchaîné (19/01/2000)<br />

qui le confine à ce « qu’on peut voir à la rigueur » :<br />

« ce <strong>film</strong> sympathique (…) a plus de ressources <strong>humaines</strong> que<br />

cinématographiques. Pour tout dire, la forme n’est pas terrible.<br />

» Un sentiment partagé en partie par Le Figaro<br />

(12/01/00) qui déplore : « le tout est vraiment très austère ».<br />

Mais ces voix dissonantes sont largement minoritaires.<br />

La totalité de la presse le défend et le loue, des magazines de<br />

cinéma grand public (Première, Studio) aux revues cinéphiles<br />

pointues (Les Cahiers <strong>du</strong> cinéma, Positif), en passant par les<br />

« poids lourds » des quotidiens (Le Monde, Libération) ou des<br />

grands hebdomadaires culturels (Télérama, Les Inrockuptibles).<br />

Même la presse concernée au premier chef sur le plan idéologique<br />

suit, L’Humanité consacrant de nombreuses pages au<br />

<strong>film</strong> (portraits des principaux acteurs non professionnels,<br />

réactions d’étudiants en ressources <strong>humaines</strong>, articles autour<br />

<strong>du</strong> <strong>film</strong>, etc.).<br />

> Des critiques touchés au cœur<br />

Le premier atout au crédit <strong>du</strong> <strong>film</strong> est celui de la<br />

justesse, « le regard franc et frontal qu’il porte sur le<br />

monde de l’usine ; l’empathie sans pathos dans<br />

laquelle il tient chacun de ses personnages », dixit<br />

Olivier Séguret dans Libération (14/01/00). Cette<br />

justesse permet - second motif d’admiration - l’émergence<br />

d’une émotion, d’un terrain pourtant peu<br />

propice a priori. « Le miracle de <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong><br />

est là, faire monter les larmes aux yeux en parlant des<br />

35 heures… », écrit Danièle Heymann dans Marianne<br />

(17/01/00). Ce que confirme Olivier de Bruyn dans<br />

Première : « C’est le défi cinématographique le plus<br />

aberrant de ce début d’année : émouvoir en <strong>film</strong>ant<br />

un comité d’entreprise où on s’engueule à propos de<br />

la loi Aubry. Surprise : ça marche. » L’inscription<br />

sociale <strong>du</strong> <strong>film</strong> n’échappe à personne et lui confère un<br />

rôle particulier, comme le résume Grégory Valens<br />

dans Positif (n° 467, janvier 2000) : « Par le seul choix<br />

de son sujet, le <strong>film</strong> prend une place importante dans<br />

le cinéma français, chargé qu’il sera, pour les spectateurs<br />

des décennies à venir, de rendre compte de la<br />

naissance d’un avantage social majeur et des heurts de mentalités<br />

que sa mise en place, née d’une volonté politique, aura<br />

pu occasionner. » C’est justement de se trouver en phase avec<br />

l’actualité qui immortalise <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> comme un événement<br />

extra cinématographique, un « tableau affolant de ce<br />

qu’est vraiment (…) la société française aujourd’hui, tout en<br />

proposant des solutions, aussi modestes que concrètes, à des<br />

problèmes inacceptables » (id).


Le « <strong>film</strong> à thèse » évité<br />

L’engagement personnel <strong>du</strong> réalisateur à travers son sujet n’échappe à personne.<br />

Si « Laurent Cantet (ré)invente magistralement le cinéma ouvrier »<br />

(Libération), ce n’est cependant pas sur le mode <strong>du</strong> cinéma militant. Toutefois, si<br />

l’on en croit de nombreuses plumes, « Dans le feu <strong>du</strong> règlement de comptes, on<br />

entend “lutte des classes”, des mots qu’on pouvait croire désuets [François Gorin,<br />

Télérama, 12/01/00], (…) jusqu’au bout, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> préfère le sentiment<br />

à la dialectique, les images aux discours. » Olivier de Bruyn (op. cit.) s’en félicite<br />

à son tour : « Avec ce précis de décomposition socio-politique, à la fois cruel et<br />

bouleversant, le cinéaste bouscule les habitudes poussiéreuses <strong>du</strong> <strong>film</strong> français<br />

“à grand sujet”. » Loin des <strong>film</strong>s plaidoyers des années soixante-dix, c’est mezzavoce<br />

que Cantet parvient à transmettre son message, comme le remarque, parmi<br />

d’autres, Eric Libiot dans L’Express (13/01/00) : « Sans jamais forcer le trait, (…)<br />

Cantet joue le comportement des personnages contre la psychologie, évite ainsi<br />

de sombrer dans un discours par trop lénifiant ou manichéen. »<br />

Toute la presse décèle directement l’origine <strong>du</strong> réalisme des situations et des<br />

personnages dans la volonté de travailler avec des interprètes non professionnels,<br />

salués unanimement, comme les partis pris de réalisation de Cantet,<br />

« à la hauteur de son propos, proche des personnages et sans aucun effet grandiloquent<br />

» (L’Express, op. cit.). Selon Positif (op. cit.), « on sent derrière<br />

l’authenticité des situations, une démarche qui est celle d’un auteur pour lequel<br />

“ressources <strong>humaines</strong>” rime avec “genre humain” ». Une conviction parfaitement<br />

illustrée par le qualificatif d’ « un <strong>film</strong> qui est plus qu’un <strong>film</strong> » utilisé par<br />

Philippe Boggio dans L’Événement <strong>du</strong> Jeudi (20/01/00).<br />

> Lutte finale<br />

Plusieurs rédacteurs voient dans l’itinéraire de Frank cette « inutilité <strong>du</strong> rêve<br />

néoprolétarien » déplorée par L’Événement <strong>du</strong> Jeudi : « Maintenant que sont<br />

mortes les révolutions, les fils diplômés <strong>du</strong> bas de l’échelle n’ont plus, choix cornéliens,<br />

que deux solutions : trahir leurs pères ou se retourner, au risque de la<br />

folie, contre (…) les promesses creuses de la modernité économique qui les ont<br />

déjà façonnés. » « Il n’y a pas de réponse (…), renchérit Pascal Mérigeau [Nouvel<br />

Observateur, 13/01/00]. Il faut mourir ou trahir. Frank a trahi parce que les siens,<br />

ceux qu’il trahit, ont souhaité qu’il en soit ainsi. » <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, témoignage<br />

mortifère <strong>du</strong> crépuscule de la classe ouvrière ? Charles Tesson, au contraire, tempère<br />

ce désespoir dans les Cahiers <strong>du</strong> cinéma (n° 542, janvier 2000) : « Réfléchir<br />

l’existence pour mieux penser (panser ?) ses contradictions, là où la conscience de<br />

vivre avec autrui vient brouiller soudain le jeu mécanique de la fonction sociale,<br />

voilà ce que ce <strong>film</strong>, décidément très grand, parvient à faire sentir. » De quoi,<br />

peut-être, considérer avec Positif, à propos de la conclusion ouverte <strong>du</strong> <strong>film</strong>,<br />

« qu’une lutte sans fin peut néanmoins être une lutte finale » (op. cit.).<br />

■ L’AFFICHE<br />

Le blues <strong>du</strong> col blanc<br />

Par ses couleurs et sa composition, l’affiche se focalise sur le personnage<br />

de Frank, en le plaçant au centre de ses propres contradictions.<br />

D’une esthétique dont la sobriété répond comme en<br />

écho à celle <strong>du</strong> <strong>film</strong> lui-même, l’affiche de <strong>Ressources</strong><br />

<strong>humaines</strong> - réalisée par Soizig Petit, collaboratrice<br />

régulière de Haut et Court – est dominée par le noir<br />

et blanc. Une ligne horizontale isole, dans les deux<br />

tiers supérieurs, l’illustration, une photographie<br />

retravaillée et au fond coloré. Ce visuel est luimême<br />

ironiquement tiraillé entre les deux mots<br />

composant le titre : « <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> », qui<br />

désigne à la fois les ressources in<strong>du</strong>strielles, pro<strong>du</strong>it<br />

de l’activité de toute usine, et le facteur humain,<br />

renvoyant aux personnalités aliénées par cette activité.<br />

Le silo en arrière-plan, symbole de la structure<br />

in<strong>du</strong>strielle, est aussi une métaphore futuriste : une<br />

fusée lancée vers le ciel d’un progrès scientifique,<br />

celui de l’âge où l’homme pro<strong>du</strong>cteur aurait définitivement<br />

dompté la nature et défiguré le paysage<br />

– ce que signifie aussi le premier travelling <strong>du</strong> <strong>film</strong>.<br />

Celui aussi de nier l’humain… C’est le second paramètre,<br />

le plus important, représenté, au premier<br />

plan de l’affiche, par Frank (Jalil Lespert), écrasé<br />

dans le cadre, col blanc pris au piège social, destiné<br />

à porter le costume-cravate et, en jeune loup sans<br />

scrupules, à contempler, comme sur cet instantané,<br />

les ouvriers d’en haut, <strong>du</strong> promontoire de la hiérarchie<br />

pour laquelle il a été formé dans les arcanes de<br />

son école de commerce. Un dilemme accablant<br />

pour ce fils d’ouvrier, découvrant que, dans le<br />

monde de l’entreprise, rien n’est tout noir ni tout<br />

blanc… Et le ciel bleu des lendemains qui chantent<br />

est désormais sévèrement parcellé de nuages, même<br />

pour qui a « grandi à l’ombre de l’entreprise »…<br />

21


22<br />

■ AUTOUR DU FILM<br />

La résurgence d’un cinéma politique ?<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> s’apparente d’évidence à un cinéma fortement préoccupé par le social, mais semble<br />

aussi investir un champ plus délibérément politique, <strong>du</strong> moins politisé.<br />

> Qu’est-ce que le cinéma politique ?<br />

Peut-on apposer à <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> le qualificatif « politique<br />

» qui évoque, sinon un genre cinématographique, au<br />

moins une solide tradition <strong>du</strong> grand écran ? Toute activité<br />

artistique peut être considérée comme politique, a fortiori celle<br />

d’un cinéaste qui, en <strong>film</strong>ant, fait nécessairement acte d’expression<br />

et de témoignage. Il existe au moins deux types<br />

distincts de <strong>film</strong>s politiques : d’une part ceux dans lesquels le<br />

propos politique est explicite et se trouve d’emblée thématisé<br />

dans le scénario ; d’autre part ceux qui situent la dimension<br />

politique (et éventuellement subversive) dans les aspects formels<br />

ou dans le langage même (longueur des plans, associations<br />

d’images, partis pris radicaux de mise en scène, angles de<br />

prise de vue, etc.) À cet égard, il n’est pas certain que les <strong>film</strong>s<br />

les plus politiques de J.-L. Godard soient ceux de sa « période<br />

politique ». Ces deux tendances <strong>du</strong> cinéma politique n’ont,<br />

bien sûr, pas à s’exclure (voir, par exemple, les <strong>film</strong>s russes des<br />

années vingt. Pour des cinéastes comme S.M. Eisenstein ou<br />

D. Vertov, le montage et le cadrage organisent le réel,<br />

construisent le sens et expriment une conception <strong>du</strong> monde<br />

autant que le scénario).<br />

À l’évidence, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, qui choisit de montrer le<br />

monde <strong>du</strong> travail, ses gestes, ses hiérarchies et ses enjeux, s’appuyant<br />

sur un fait d’actualité – la mise en place d’une mesure<br />

qui ne fait pas l’unanimité – et ne se confinant pas à une neutralité<br />

de ton, s’intègre parfaitement à la première catégorie.<br />

En revanche, son esthétique et son langage plutôt convenus ne<br />

semblent déranger aucun ordre établi. S’il faut chercher une<br />

dimension politique, c’est donc à la surface <strong>du</strong> <strong>film</strong>, dans son<br />

contenu thématique immédiat.<br />

Si Laurent Cantet utilise un fait social pour enraciner une histoire<br />

réaliste – mais totalement imaginée –, il n’entend pas, toutefois,<br />

s’attaquer frontalement à une question politique. Il ne<br />

formule aucun discours de revendication sociale et ne fait<br />

jamais œuvre de propagande. S’attachant à éviter tout manichéisme,<br />

il adopte finalement un point de vue assez extérieur et<br />

distancié : à partir de son canevas scénaristique, le <strong>film</strong> donne à<br />

voir sans fard la nature pénible et aliénante <strong>du</strong> labeur en usine,<br />

tout en laissant apparaître en nuance la satisfaction que cela<br />

peut procurer au père, chantre <strong>du</strong> travail bien fait. De même,<br />

les manœuvres stratégiques de la direction pour utiliser à son<br />

insu Frank et sa proposition de consultation, ne sont pas diabolisées.<br />

Le scénario suggère, certes, une certaine fourberie, mais<br />

les manœuvres <strong>du</strong> patron laissent aussi penser qu’il est luimême<br />

pris dans les rets de contraintes qui le dépassent aussi.<br />

> Un pro<strong>du</strong>it de la télévision<br />

Toute œuvre se trouve nécessairement dans un rapport de<br />

« dépendance » – plus ou moins grand selon les cas – vis-à-vis<br />

de ses instances de pro<strong>du</strong>ction, à la télévision vraisemblablement<br />

encore plus qu’au cinéma. À l’origine télé<strong>film</strong> et donc<br />

pur pro<strong>du</strong>it de télévision, <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> reflète donc, bien<br />

sûr (par son sujet, le traitement qui en est fait, ses options<br />

esthétiques, etc.), la ligne éditoriale et les choix d’Arte, chaîne<br />

publique culturelle franco-allemande. À cet égard aussi, le <strong>film</strong><br />

de Laurent Cantet apparaît également comme « politisé ».<br />

Il a, par ailleurs, été programmé à la même période que la série<br />

Au travail, qui rassemblait différents cinéastes européens<br />

autour de variations sur le monde <strong>du</strong> travail aujourd’hui.<br />

Il entretient également plus d’une affinité avec Retiens la nuit<br />

de D. Cabrera, l’un des six volets de la série d’Arte<br />

Gauche/Droite, sorti en salles en 2000, dans une version longue


sous le titre Nadia et les hippopotames : <strong>du</strong>rant une nuit de mobilisation<br />

lors des grandes grèves de 1995, une femme enceinte, à<br />

la recherche <strong>du</strong> père de son enfant, réapprend la solidarité et la<br />

compassion. Une scène de meeting matinal montre l’un des<br />

personnages principaux prendre la parole et prononcer un<br />

discours aussi bref qu’intense, dans lequel il mêle politique et<br />

sentiments personnels, et qui s’achève par une adresse à son<br />

père, ouvrier…<br />

> Jeune cinéma français et politique<br />

Plus largement, le jeune cinéma français des années quatrevingt-dix<br />

dans lequel s’inscrit <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong> manifeste un<br />

réel intérêt pour le monde <strong>du</strong> travail et les classes populaires.<br />

À l’instar de certains cinéastes de sa génération, sans pour<br />

autant que se constitue une « école » spécifiquement militante,<br />

Cantet s’intéresse à la lutte des classes et intègre à son <strong>film</strong> une<br />

dimension « documentaire ». La sèche frontalité <strong>du</strong> Comité<br />

d’établissement rappelle l’ouverture d’En avoir (ou pas) de<br />

Lætitia Masson (1995), où la comédienne Sandrine Kiberlain se<br />

glisse parmi d’authentiques jeunes chômeuses en situation<br />

d’entretien d’embauche. Les séquences d’atelier évoquent la fin<br />

de La Vie rêvée des anges d’Erick Zonca (1998), où l’héroïne<br />

commence un nouvel emploi dans une usine de composants<br />

électroniques.<br />

Bibliographie<br />

Scénario <strong>du</strong> <strong>film</strong><br />

• Laurent Cantet (en collaboration avec Gilles Marchand),<br />

<strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong>, coll. « Scénars », Éditions 00h00/Arte,<br />

2000.<br />

Sur <strong>Ressources</strong> <strong>humaines</strong><br />

(sélection des principaux articles)<br />

• Dossier dans Libération <strong>du</strong> 14 janvier 2000.<br />

• Dossier dans L’Humanité <strong>du</strong> 15 janvier 2000.<br />

• Article critique dans Positif, n° 467, janvier 2000.<br />

• Article critique dans Les Cahiers <strong>du</strong> cinéma, n° 542, janvier 2000.<br />

Sur le jeune cinéma français<br />

• Claude-Marie Trémois, Les Enfants de la liberté,<br />

Éditions <strong>du</strong> Seuil, 1998.<br />

• Le Jeune Cinéma français (collectif), Nathan Université,<br />

coll. 128, 1998.<br />

• Dictionnaire <strong>du</strong> jeune cinéma français (collectif),<br />

Éditions Scope, 1998.<br />

• Dossier « Génération court », Bref, n°32-33,<br />

printemps-été 1997.<br />

Pour approfondir<br />

• Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce,<br />

Éditions La Découverte, 1998.<br />

• Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit <strong>du</strong><br />

capitalisme, Éditions Gallimard, 1998.<br />

• Stéphane Béaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition<br />

ouvrière, enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard,<br />

Éditions Fayard, 1999, 468 pages.<br />

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