échappée belle 28 • <strong>Spirit</strong> Le caractère urbain
venise est parcourue de 177 canaux et 455 ponts arqués pour laisser passer les bateaux. il faut se perdre à venise. bien sûr, elle sent la vase dans laquelle ses fondations s’enfoncent mais on l’arpente avec l’espoir d’y croiser un doge, son plus cher fantôme. sans boussole mais avec gondoles, il y a matière à une déambulation vagabonde. et peut-être davantage encore l’hiver, à l’heure des brouillards, porteurs de mystère. texte isabel desesquelles - Photos éric cherrière À la recherche du doge Les amoureux de Venise... un cliché que l’on ose à peine assumer ! Y aller, c’est être suspecté de romantisme ! Il y a ceux qui se jurent d’attendre le seul, l’unique pour s’y rendre et c’est la vie qui passe. Et puis, il y a les amoureux de la ville qui y reviennent comme un vœu que l’on se fait. En cette veille de carnaval, Venise est déserte, étincelante de soleil, prise dans une froidure. Pas d’acqua alta, ces eaux qui montent de la lagune et recouvrent tout, achevant d’engloutir une ville totalement construite sur des pilotis au VI e siècle – la basilique de la Salute en compte à elle seule un million ! Sur le Grand Canal, qu’on remonte et redescend assis dans un des multiples vaporettos, on s’offre un parcours de beauté. Mais de Doge, point. La circulation est intense sur cette artère liquide qui fend la ville. C’est un va-et-vient de gondoles et motoscafi. Et quand on entend une sirène d’ambulance, c’est sur l’eau qu’elle demande le passage. Arrêt à San Marco. On veut comprendre à quoi pouvait bien ressembler la vie des Doges, ces magistrats qui décidaient de la vie de la République et se fiançaient à la mer Adriatique. Venise en connut 120, le premier en l’an 700, le dernier à la fin du XVIII e siècle. Nous voilà devant leur Palais. On traversera la salle d’armes, avant de longer le pont des soupirs qu’empruntaient les condamnés avant leur exécution. Singulier parcours du tendre ! C’est peut-être pour cela que l’on aime Venise, elle se moque des clichés. Tout à côté, dans la Basilique Saint-Marc, ce ne sont pas les coupoles et leurs feuilles d’or que l’on admire mais les sols usés, creusés. On ne marche plus, on glisse sur un kaléidoscope de mosaïques de marbre qui créent de fausses perspectives. Suivant d’hypothétiques traces, on se perd. Le nez au vent d’hiver, on aperçoit des mouettes, bien plus que des pigeons…, des façades safran, rouge et de salpêtre et le crépi qui s’effrite. Au gré des canalettos, des Vénitiens font leur marché sur l’eau, à même les barges à quai. On pousse jusqu’au Campo de l’Arsenale et ses lions de pierres qui gardent on ne sait quel secret derrière de hautes murailles. S’ils ne rugissent pas, les lions de Venise ont des ailes, et il en pousse un peu partout dans la ville. Après moult impasses et canaletti, on empruntera quelquesuns des 455 ponts jusqu’au Dorsoduro et ses églises. Il y en a plus de 80 dans le centre de Venise et chacune a au moins son chef-d’œuvre. Le Tintoret et consorts sont passés par là. Sans se soucier des touristes, l’autochtone trimbale lui ses effets sur des diables à deux roues qui lui servent en toute occasion : de la distribution du courrier au ramassage des poubelles. On revient vers le grand pont de bois de l’Academia. Avec celui du Rialto, il est un repère majeur, un passage presque obligé, la vue y est extraordinaire. D’un côté la Douane de mer, de l’autre une enfilade de palais plus délabrés et majestueux les uns que les autres. De Doge, toujours pas. On s’aventurera, alors, dans les immenses salles sombres du musée de l’Academia, jusque dans un couloir dédié à des œuvres faisant leur miel de crucifixions, d’individus percés de flèches, chaque tableau a son cadavre. Ils sont là les Doges, sages comme les images qu’ils sont devenus. pourQuoi y aLLer ? • Pour l’arrivée à Venise depuis l’aéroport en bateau taxi, ces Riva dignes de James Bond. Il vous en coûtera 110 e pour deux personnes. • Pour toutes ces marches recouvertes d’algues qui ne mènent nulle part si ce n’est dans l’eau noire ou Céladon. • Pour le quartier de La Giuedecca, qui joue si bien les contrastes. D’un côté, le quartier ouvrier et ses draps suspendus qui font un ciel de coton. De l’autre les jardins des grandes familles vénitiennes qui n’ont plus les moyens de chauffer leurs palais. • Pour le luxe assumé d’une ville qui n’a pas peur des visons. Le caractère urbain <strong>Spirit</strong> • 29