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Portrait d’Alexandre Dumas par Etienne Carjat<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

1


P<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> <strong>fiche</strong> <strong>pédagogique</strong><br />

Préambule<br />

Texte 1 : Mes Mémoires, « J’adorais mon père » (Chapitre<br />

XX)<br />

Document 1 : Portrait héroïque du général à cheval par<br />

Pichat<br />

> I. L’entreprise des Mémoires<br />

Document 2 : Page de titre illustrée du volume I de Mes<br />

Mémoires<br />

1. <strong>Le</strong> général Dumas dans Mes Mémoires : enracinement<br />

et réhabilitation<br />

2. <strong>Le</strong> père de Dumas père<br />

3. Une tradition orale : du père conteur au fils auteur<br />

Texte 2 : L’épisode du caïman (Mes Mémoires, II)<br />

Document 3 : l’épisode du caïman, page du manuscrit<br />

Texte 3 complémentaire au document 3 : Dumas calligraphe,<br />

auto-commentaire critique<br />

> II. <strong>Le</strong> général Dumas : un personnage historique<br />

1. D’une figure aristocratique, le Dragon de <strong>la</strong> Reine…<br />

Texte 4 : <strong>Le</strong> jeune Davy de <strong>la</strong> Pailleterie s’engage sous le<br />

nom de Dumas (Mes Mémoires, II)<br />

2. … et le chasseur<br />

Document 4 : Portrait du général en chasseur par Louis<br />

Gauffier<br />

Textes complémentaires : <strong>la</strong> beauté du père (chapitre II),<br />

portrait (chapitre III)<br />

3. ….au général des armées révolutionnaires<br />

Document 5 : Portrait en pied du général Dumas<br />

Texte 5 : Une carrière foudroyante (chapitre III)<br />

> III. Un héros épique, l’Horatius Cocles du Tyrol<br />

Document 6 : <strong>Le</strong> Diable noir au Pont de C<strong>la</strong>usen - image<br />

extraite du Petit Journal Illustré<br />

Texte 6 : L’épisode du Pont de C<strong>la</strong>usen (chapitresVIII &<br />

IX) raconté par le général lui-même puis par un de ses<br />

compagnons.<br />

Mes Mémoires, témoignage et transmission<br />

> IV. <strong>Le</strong>s figures romanesques : le général<br />

réincarné<br />

1. <strong>Le</strong> prisonnier, des geôles de Naples au cachot du Château<br />

d’if<br />

Document 7 : <strong>Le</strong> général en prison, le message c<strong>la</strong>ndestin<br />

Texte 8 : Ferdinand et Caroline, puis <strong>la</strong> réception du message<br />

c<strong>la</strong>ndestin (Mes Mémoires, chapitre XIV)<br />

Liens : <strong>Le</strong> Comte de Monte Cristo : Edmond Dantès en<br />

prison, puis Mme de Villefort empoisonneuse.<br />

2. <strong>Le</strong>s figures tuté<strong>la</strong>ires : Porthos et Athos<br />

- L’Hercule : Porthos<br />

Document 8 : Porthos, illustration (gravure) pour l’édition<br />

Vasseur des Trois Mousquetaires<br />

Texte 8 : Portrait de Porthos, (<strong>Le</strong>s Trois Mousquetaires,<br />

chapitre II)<br />

Texte 9 : Porthos en Hercule (<strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne,<br />

chapitre LXIX)<br />

Texte 10 : Mort épique de Porthos (<strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne,<br />

chapitre CCLVII)<br />

- <strong>Le</strong> père : Athos<br />

- Athos et d’Artagnan<br />

Textes 11 & 12 : (<strong>Le</strong>s Trois Mousquetaires, chapitres XLVII<br />

& LXIII)<br />

- Athos et Raoul de Bragelonne : père et fils, une re<strong>la</strong>tion<br />

fusionnelle<br />

Textes 13, 14, 15 : <strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne, chapitres<br />

CCXXXIX, puis CCLXIII & CCLXIV : morts de Raoul, puis<br />

d’Athos, à relier avec le récit de <strong>la</strong> mort du général, (Mes<br />

Mémoires, chapitre XX)<br />

En guise de clôture :<br />

Document 9 : <strong>Le</strong>s trois Dumas…père, pages de titres des<br />

trois volumes de Mes Mémoires, puis photographie des<br />

trois volumes et du volume relié.<br />

Conclusion<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

2


<strong>Le</strong> Portrait du Général Dumas par Olivier Pichat<br />

Une lettre de 1911 (date du don du Comte du Chaffault au musée de Villers-Cotterêts)<br />

permet de mieux cerner l’histoire du tableau. On y voit « le général Dumas (…) sur<br />

son cheval cambré, hennissant et ruisse<strong>la</strong>nt de sueur ; le général en grande tenue de<br />

bataille, sabre à <strong>la</strong> main, calme et <strong>la</strong> tête haute, sous les balles et les boulets, beau<br />

comme un Murat ».<br />

Ce tableau peut être identifié comme étant un portrait d’apparat pour plusieurs<br />

raisons.<br />

<strong>Le</strong> général au centre de tous les regards. La masse sombre qu’il forme avec l’animal<br />

se détache fortement du fond pour attirer l’œil. <strong>Le</strong>s couleurs soutenues du costume et<br />

du pe<strong>la</strong>ge contraste avec le camaïeu gris-brun des fumées dégagées par l’artillerie,<br />

des remparts tombant en ruines et du sol jonché de boulet et de débris.<br />

<strong>Le</strong>s lignes du dessin guident également le regard : le haut des remparts et le nuage<br />

de fumées amorcent deux lignes principales qui se croisent sur le Général à cheval,<br />

tandis que les sillons du sol, le sabre et le cheval forment des lignes secondaires<br />

renforçant l’effet des premières.<br />

<strong>Le</strong> costume. C’est l’élément qui permet l’identification immédiate du grade de Thomas<br />

Alexandre Davy de <strong>la</strong> Pailleterie dit Alexandre Dumas : <strong>la</strong> culotte b<strong>la</strong>nche, l’uniforme<br />

croisé à col ouvert, <strong>la</strong> ceinture écharpe tricolore de Général en chef et le chapeau avec<br />

plumet de Général en chef compose le costume des généraux de l’armée républicaine.<br />

S’y ajoute le porte-étendard, pièce de cuir attachée à <strong>la</strong> selle pour y appuyer <strong>la</strong> hampe de l’étendard.<br />

La posture du personnage : contrairement à son cheval, le Général est représenté calme et déterminé. Là aussi, Olivier<br />

Pichat joue avec les contrastes : l’antagonisme entre <strong>la</strong> posture de l’animal et celle de son cavalier sert les qualités militaires<br />

du Général. Il est montré comme un homme courageux, ne recu<strong>la</strong>nt devant rien, même sous l’assaut des boulets de canon<br />

de l’armée ennemie.<br />

La tradition du portrait équestre : depuis l’Antiquité, les personnages importants et valeureux sont représentés à cheval.<br />

On se souvient par exemple des empereurs romains (et notamment Marc Aurèle au musée du Capitole à Rome), on peut<br />

également citer les portraits de chevalier en armure pour le Moyen Âge ou les portraits royaux à cheval pour le XVIIe siècle<br />

(Louis XIV par Girardon).<br />

On ne peut ici s’empêcher de penser au portrait équestre de Napoléon peint par David en 1800 lors de <strong>la</strong> deuxième campagne<br />

d’Italie (1799-1800). <strong>Le</strong> tableau (5 versions) fut commandé par le premier consul à des fins de propagandes et fut les<br />

premiers portraits officiels de Napoléon.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

<strong>Le</strong> Général Dumas (vers 1793-1795)<br />

Auteur : Olivier Pichat (1825-1912)<br />

Datation : vers 1911-1913<br />

Technique : Huile sur toile<br />

N° d’inventaire : 91.2.1<br />

Il est plus que certain que Pichat a vu ce tableau très célèbre et s’en est inspiré. C’est une manière de racheter <strong>la</strong> mémoire<br />

du général Dumas victorieux lors de <strong>la</strong> bataille du Petit-Saint-Bernard (1793-1794).<br />

<strong>Le</strong> tableau de Pichat aurait été peint après 1913 (problème car <strong>la</strong> lettre en date de 1912) peu de temps après l’érection<br />

d’une statue du général par Alphonse de Perrin de Moncel, p<strong>la</strong>ce Malesherbes (statue détruite par les Allemands pendant<br />

l’Occupation). Pichat était un ami de Dumas père, il a notamment dessiné des costumes utilisés dans certaines pièces<br />

du Théâtre Historique, fondé par Dumas. Dans une lettre au Comte du Chaffault, il explique comment il a pu peindre un<br />

homme mort depuis plus d’un siècle : « <strong>la</strong> ressemb<strong>la</strong>nce m’était facile, Dumas fils m’ayant communiqué un tableau de<br />

David représentant le général que j’avais vu toute ma vie dans le cabinet de travail de Dumas père dans lequel j’ai passé<br />

bien des nuits (…) bref, cette toile à <strong>la</strong>quelle j’ai apporté tous mes soins, aidé des documents les plus authentiques dans<br />

<strong>la</strong> ressemb<strong>la</strong>nce, n’ayant eu qu’à copier David, et pour le reste le costumes, le harnachement et les armes, le sabre du<br />

général conservés par Dumas comme des reliques sacrées ».<br />

Pichat précise qu’ « après l’avoir terminé, je reçus <strong>la</strong> visite du Consul de Saint-Domingue. <strong>Le</strong> tableau a figuré au Musée<br />

Colonial et M. Henri Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts (ce qui équivaut au ministre de <strong>la</strong> Culture à<br />

l’époque), tout en me faisant des compliments, manifesta le désir de le faire acheter pour un Musée ».<br />

<strong>Le</strong> comte de Chaffault indique qu’avant de l’acheter « ce tableau fut d’abord vendu 10 000 F à Saint-Domingue, puis 3 300<br />

F à un français originaire d’Haïti ». Enfin dans une délibération du conseil municipal de 1938, il est signalé que le tableau a<br />

été prêté à l’Etat pour l’Exposition Coloniale de 1931 et exposé au musée permanent des colonies sous le n° 3403 de 1931<br />

à 1938.<br />

3


J’adorais mon père. Peut-être, à cet âge, ce<br />

sentiment, que j’appelle aujourd’hui de l’amour, n’était-il<br />

qu’un naïf étonnement pour cette structure herculéenne<br />

et pour cette force gigantesque que je lui avais vu déployer<br />

en plusieurs occasions ; peut-être encore n’était-ce<br />

qu’une enfantine et orgueilleuse admiration pour son<br />

habit brodé, pour son aigrette tricolore et pour son grand<br />

sabre, que je pouvais à peine soulever ; mais tant il y a,<br />

qu’aujourd’hui encore le souvenir de mon père, dans<br />

chaque forme de son corps, dans chaque trait de son<br />

visage, m’est aussi présent que si je l’eusse perdu hier.<br />

Tant il y a enfin, qu’aujourd’hui je l’aime encore, je l’aime<br />

d’un amour aussi tendre, aussi profond et aussi réel,<br />

que s’il eût veillé sur ma jeunesse, et que si j’eusse eu<br />

le bonheur de passer de cette jeunesse à l’adolescence,<br />

appuyé sur son bras puissant.<br />

Mes Mémoires, chapitre XX, §3<br />

Mes Mémoires d’Alexandre Dumas père est une entreprise autobiographique sui generis.<br />

Rédigés et publiés entre 1847 et 1856 (Dumas vit alors entre Paris et Bruxelles, après <strong>la</strong> faillite<br />

du Théâtre Historique et le coup d’état de Napoléon III), ils constituent non seulement un récit<br />

très vivant de <strong>la</strong> vie de l’écrivain depuis son enfance jusqu’à l’âge de 31 ans, mais aussi un<br />

panorama de l’époque tout entière, jusqu’aux débuts du règne de Louis-Philippe (premiers<br />

mois de 1833). On trouve aussi bien dans les Mémoires de Dumas le récit <strong>la</strong> révolution de 1830<br />

ou de l’épidémie de choléra de 1832, que celui de l’enfance espagnole de Victor Hugo, grand<br />

ami de l’auteur, ou de <strong>la</strong> vie de son contemporain Eugène Sue, comme encore une biographie<br />

de Byron, ou des considérations sur « le maire d’Eu ». Il s’agit donc non seulement d’un récit<br />

rétrospectif de <strong>la</strong> vie de Dumas, mais aussi d’une fresque (dix volumes chez Lévy) de <strong>la</strong> vie<br />

politique et artistique de l’époque.<br />

Mes Mémoires relèvent donc aussi d’un travail oblique sur l’Histoire, telle qu’elle a été vécue par<br />

un témoin et acteur des grands événements artistiques et politiques de son temps. Il s’agit en<br />

quelque sorte, pour le premier tiers du XIXe siècle, d’une démarche complémentaire de celle<br />

qui, pour le passé, a conduit Dumas à rédiger ses romans historiques. Il semble – et sans doute<br />

est-ce parfaitement délibéré – que Dumas réponde ainsi au <strong>projet</strong> de Chateaubriand tel que<br />

celui-ci l’énonce dans <strong>la</strong> Préface testamentaire aux Mémoires d’Outre-tombe : « Si j’étais destiné<br />

à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les<br />

idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps ». (§ 12)<br />

Mes Mémoires sont composés à <strong>la</strong> diable, sur le mode de <strong>la</strong> juxtaposition chronologique ou de<br />

l’enchâssement, voire de l’inclusion, du « col<strong>la</strong>ge » de documents entiers, sans pour autant<br />

négliger un travail de documentation qui semble assez sérieux. Ils mettent en œuvre un art du<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

Alexandre Dumas illustré<br />

Mes Mémoires Tome 1<br />

Paris, A <strong>Le</strong> Vasseur et Cie, éditeurs<br />

Cartonnage d’éditeur, 19e siècle,<br />

percaline verte ou rouge<br />

Volume 25<br />

récit typique de Dumas père (l’usage de l’adjectif possessif en souligne aussi <strong>la</strong> dimension subjective), où se manifestent à<br />

plein, et sans suspicion de col<strong>la</strong>boration avec des nègres, sa verve, son sens du portrait et du dialogue, son amitié bienveil<strong>la</strong>nte<br />

ou son irrévérence, son penchant parfois à <strong>la</strong> réécriture de l’histoire, aussi… constituant une galerie de personnages et de<br />

moments sail<strong>la</strong>nts, une « chronique » de <strong>la</strong> première moitié du XIXe absolument irremp<strong>la</strong>çable, et inégalée.<br />

4


Or il est remarquable que, sur les deux-cent-soixante-quatre chapitres que compte l’ouvrage, les vingt premiers soient<br />

consacrés à <strong>la</strong> figure du père, le général Thomas-Alexandre Dumas, né Davy de <strong>la</strong> Pailleterie.<br />

Comme le manifeste le tableau généalogique (fig. X), le futur général Dumas est le fils d’une esc<strong>la</strong>ve (d’une affranchie ?)<br />

haïtienne, Louise Cessette (du moins est-ce ainsi qu’il <strong>la</strong> prénomme, alors que <strong>la</strong> généalogie officielle l’appelle Marie), et<br />

<strong>la</strong> question de <strong>la</strong> bâtardise de son fils est posée dès le premier chapitre, bâtardise récusée, dont l’ombre portée a retenti<br />

sur le romancier. <strong>Le</strong>s Mémoires affirment, chapitre II, que Louise Cessette aurait été épousée par le gentilhomme libertin<br />

et déc<strong>la</strong>ssé qui est le grand-père du romancier, lequel aurait très officiellement reconnu son fils, quatrième enfant de son<br />

union avec Louise Cessette. Quoi qu’il en soit, le récit de <strong>la</strong> vie du général Dumas, de son enfance haïtienne à sa mort à<br />

Villers-Cotterêts, n’est donc pas seulement évoqué en liaison avec les premières années de <strong>la</strong> vie de son fils.<br />

Il s’agit d’une double entreprise d’enracinement et de réhabilitation. Enracinement dans une généalogie appelée à devenir<br />

prestigieuse (les trois Alexandre Dumas ont été célébrés par <strong>la</strong> France), et réhabilitation du premier général nègre des<br />

armées françaises, injustement mis sur <strong>la</strong> touche par un Napoléon à <strong>la</strong> fois déloyal et jaloux - les débuts difficiles du<br />

romancier dans <strong>la</strong> vie étant <strong>la</strong> conséquence directe de <strong>la</strong> damnatio memoriae dont l’empereur aurait voulu frapper celui<br />

qui pouvait être considéré comme un opposant politique, et un rival militaire. On peut parler, à propos des chapitres III à<br />

XX des Mémoires, d’une geste du général Dumas, réhabilité à <strong>la</strong> fois comme personnage historique, comme personnage<br />

héroïque et comme personnage romanesque par <strong>la</strong> plume de son fils. <strong>Le</strong>s thèmes associés à cette figure tuté<strong>la</strong>ire du père<br />

vont d’ailleurs irriguer l’œuvre, à travers des personnages comme celui de Porthos, pour <strong>la</strong> force physique et d’Athos, pour<br />

<strong>la</strong> dimension paternelle (avec d’Artagnan, avec son fils Raoul de Bragelonne).<br />

- L’épisode du caïman<br />

Je ne sais quelle brouille de cour ou quel <strong>projet</strong> de spécu<strong>la</strong>tion détermina mon grand-père à quitter <strong>la</strong> France,<br />

vers 1760, à vendre sa propriété et à s’en aller fonder une habitation à Saint-Domingue.<br />

En conséquence de cette détermination, il avait acheté une immense étendue de terrain, située vers <strong>la</strong> pointe occidentale de<br />

l’île, près du cap Rose, et connue sous le nom de <strong>la</strong> Guinodée, au Trou-Jérémie.<br />

C’est là que mon père naquit de Louise-Cessette Dumas, et du marquis de <strong>la</strong> Pailleterie, le 25 mars 1762.<br />

<strong>Le</strong> marquis de <strong>la</strong> Pailleterie avait alors cinquante-deux ans, étant né en 1710.<br />

<strong>Le</strong>s yeux de mon père s’ouvrirent dans <strong>la</strong> plus belle partie de cette île magnifique, reine du golfe où elle est située, et dont<br />

l’air est si pur, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre.<br />

Un général, chargé de reconquérir Saint-Domingue, qui nous avait échappé, eut l’ingénieuse idée, comme moyen de guerre,<br />

de faire transporter de <strong>la</strong> Jamaïque à Saint-Domingue toute une cargaison de reptiles les plus dangereux que l’on pût<br />

trouver. Des nègres charmeurs de serpents furent chargés de les prendre sur un point et de les déposer sur l’autre. La<br />

tradition veut qu’un mois après, tous ces serpents eussent péri depuis le premier jusqu’au dernier.<br />

Saint-Domingue n’a donc ni serpent noir comme Java, ni serpent à sonnettes comme l’Amérique du Nord, ni cobra-cappel<br />

comme <strong>Le</strong> Cap ; mais Saint Domingue a des caïmans.<br />

Je me rappelle avoir entendu raconter à mon père, – j’étais bien enfant, puisque mon père est mort en 1806 et que je suis<br />

né en 1802 –, je me rappelle, dis-je, avoir entendu raconter à mon père qu’un jour, revenant à l’âge de dix ans de <strong>la</strong> ville<br />

à l’habitation, il avait vu, à son grand étonnement, étendu au bord de <strong>la</strong> mer, une espèce de tronc d’arbre qu’il n’avait pas<br />

remarqué en passant au même endroit deux heures auparavant ; il s’était alors amusé à ramasser des cailloux et à les jeter<br />

au soliveau ; mais tout à coup, au contact de ces cailloux, le soliveau s’était réveillé : le soliveau n’était rien autre chose<br />

qu’un caïman qui dormait au soleil. <strong>Le</strong>s caïmans ont le réveil maussade, à ce qu’il paraît ; celui dont il est question avisa mon<br />

père et se prit à courir après lui. Mon père, véritable enfant des colonies, fils des p<strong>la</strong>ges et des savanes, courait bien ; mais<br />

il paraît que le caïman courait ou plutôt sautait encore mieux que lui, et cette aventure eût bien pu me <strong>la</strong>isser à tout jamais<br />

dans les limbes, si un nègre qui mangeait des patates, posé à califourchon sur un mur, n’eût vu ce dont il s’agissait, et crié<br />

à mon père, déjà fort essoufflé :<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

5


- Petit monsié, couri droit ! petit monsié, couri gauche !<br />

Ce qui, traduit du créole en français, vou<strong>la</strong>it dire :<br />

« Mon petit monsieur, courez en zigzag » ; genre de locomotion tout à fait antipathique à l’organisation du caïman, qui ne peut<br />

que courir droit devant lui, ou sauter à <strong>la</strong> manière des lézards.<br />

Grâce à ce conseil, mon père arriva sain et sauf à l’habitation. Mais en arrivant comme le Grec de Marathon, il tomba hors<br />

d’haleine, et peu s’en fallut que ce ne fût, comme lui, pour ne plus se relever.<br />

Cette course, dans <strong>la</strong>quelle l’animal était le chasseur et l’homme le chassé, avait <strong>la</strong>issé une profonde impression dans<br />

l’esprit de mon père.<br />

(Mes Mémoires, chapitre XX, §3)<br />

La page de manuscrit ici présentée donne un échantillon de l’écriture d’Alexandre Dumas, <strong>la</strong>quelle lui<br />

permit de gagner sa vie dans les premiers mois de son séjour parisien.<br />

Récit vif, enlevé, à travers lequel l’auteur fait revivre son père enfant dans le décor de<br />

Saint Domingue : paysage de bord de mer, nègre assis dégustant ses patates, réplique en<br />

créole (<strong>la</strong> voix de l’île) avec sa traduction, ébauche de <strong>la</strong> figure héroïque du père (course<br />

athlétique, référence à Marathon), mise en écho ironique (cf. fig. XXXX) avec le goût à venir<br />

de celui-ci pour <strong>la</strong> chasse (ici c’est lui le chassé !), mise en écho aussi avec <strong>la</strong> propre<br />

enfance du romancier sous <strong>la</strong> tutelle du jardinier Pierre grand chasseur de reptiles, et du<br />

nègre Hippolyte réputé pour ses naïvetés (Chapitre XVI).<br />

S’y suggère une filiation aussi de conteur à conteur, de <strong>la</strong> tradition orale à <strong>la</strong> tradition écrite,<br />

le fils transcrivant, avant même sa geste héroïque, l’héritage narratif du père : « ceux qui<br />

ont eu <strong>la</strong> patience de lire ces Mémoires jusqu’ici connaissent déjà le genre d’esprit de mon<br />

père, esprit tout de boutade et de verve (…) » esprit que le fils écrivain fera sien.<br />

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Manuscrit - Folio 12<br />

Dépourvu de toute ressource après <strong>la</strong> mort du général Dumas, Alexandre Dumas tout jeune homme est engagé, grâce à sa « belle écriture »,<br />

comme surnuméraire dans les bureaux du Duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe...<br />

J’étais installé chez M. le duc d’Orléans ; j’avais un bureau, du papier, des plumes, de l’encre, de <strong>la</strong> cire, au<br />

Pa<strong>la</strong>is-Royal ; quatre chaises, une table, un lit et une chambre avec papier jaune, p<strong>la</strong>ce des Italiens ! » (LXXIX)<br />

« Lassagne venait de me c<strong>la</strong>sser mon travail de <strong>la</strong> journée, travail tout machinal, qui consistait à copier, de <strong>la</strong> plus belle<br />

écriture possible, le plus grand nombre possible de lettres que, selon leur importance, devaient signer M. Oudard, M. de<br />

Broval ou même le duc d’Orléans.<br />

Au milieu de cette correspondance qui parcourait toutes les branches de l’administration, et qui parfois, en s’adressant<br />

aux princes ou aux rois étrangers, passait de l’administration à <strong>la</strong> politique, se glissaient des rapports sur les affaires<br />

contentieuses de M. le duc d’Orléans ; car c’était M. le duc d’Orléans qui exposait lui-même ses affaires contentieuses à son<br />

conseil, faisant de sa personne l’office que font les avoués pour les avocats, c’est-à dire préparant les dossiers. » (LXXVIII)<br />

« J’étais depuis un mois à peu près installé au bureau – à <strong>la</strong> grande satisfaction d’Oudard et de M. de Broval, qui, grâce à ma<br />

belle écriture, trouvaient que M. Devio<strong>la</strong>ine avait été bien sévère pour moi –, lorsque le premier me fit prévenir par Raulot<br />

qu’il m’attendait dans son cabinet.<br />

Je m’empressai de me rendre à l’invitation.<br />

Oudard avait un air solennel.<br />

- Mon cher Dumas, me dit-il, M. le duc d’Orléans vient de me faire demander quelqu’un qui pût lui copier vite et bien un travail<br />

qu’il fait pour son conseil. Sans que ce travail ait rien de mystérieux, vous comprendrez, en le copiant, qu’il ne doit pas traîner<br />

dans un bureau. J’ai pensé à vous, qui écrivez rapidement et correctement : c’est un moyen de vous présenter au duc. Je vais<br />

vous conduire dans son cabinet.<br />

Mon émotion fut vive, je l’avoue, en apprenant que j’al<strong>la</strong>is me trouver en face d’un homme dont <strong>la</strong> pression pouvait être<br />

importante sur ma destinée.(...)<br />

<strong>Le</strong> duc fit à Oudard un signe qui vou<strong>la</strong>it dire : « Ce n’est pas trop mal pour un provincial. » Puis, passant devant moi :<br />

- Venez dans cette chambre, me dit-il, et mettez-vous à cette table. En même temps, il m’indiqua un bureau.<br />

- Ici, vous serez tranquille. Et il ouvrit une liasse dans <strong>la</strong>quelle étaient rangées, par ordre, une cinquantaine de pages, toutes<br />

de sa longue écriture, écrites des deux côtés et numérotées au recto.<br />

6


- Tenez, me dit-il, copiez depuis ici jusque-là ; si vous arrivez là avant que je sois rentré, vous m’attendrez ; j’ai quelques<br />

corrections à faire à certains passages, et je les ferai en vous dictant. Je m’assis, et me mis à <strong>la</strong> besogne.<br />

(…)Au bout de deux heures de travail j’étais arrivé où le duc m’avait dit de m’arrêter. Je m’arrêtai donc et j’attendis.<br />

<strong>Le</strong> duc rentra.<br />

Il vint à <strong>la</strong> table où j’écrivais, prit ma copie, fit un signe d’approbation en voyant mon écriture ; mais presque aussitôt :<br />

- Ah ! ah ! dit-il, vous avez une ponctuation à vous, à ce qu’il paraît. Et, prenant une plume, il s’assit à l’angle de <strong>la</strong> table, et<br />

se mit à ponctuer ma copie selon les règles de <strong>la</strong> grammaire.<br />

<strong>Le</strong> duc me faisait beaucoup d’honneur en disant que j’avais une ponctuation à moi ; je ne savais pas plus <strong>la</strong> ponctuation<br />

qu’autre chose : je ponctuais selon mon sentiment, ou plutôt je ne ponctuais pas du tout.<br />

Aujourd’hui encore, je ne ponctue que sur les épreuves, et je crois qu’on pourrait prendre au hasard dans mes manuscrits,<br />

et parcourir tout un volume, sans y trouver ni un point d’exc<strong>la</strong>mation, ni un accent aigu, ni un accent grave.<br />

Excellente autocritique dont on voit <strong>la</strong> manifestation patente sur le document reproduit.<br />

<strong>Le</strong> futur Général Dumas s’est brouillé avec son père qui envisageait d’épouser sa servante.<br />

Il résulta de ce refroidissement que le père serra plus que jamais les cordons de sa bourse et que le fils s’aperçut, un<br />

matin, que <strong>la</strong> vie de Paris sans argent était une sotte vie.<br />

Il al<strong>la</strong> donc trouver le marquis et lui annonça qu’il venait de prendre une résolution.<br />

- Laquelle ? demanda le marquis.<br />

- Celle de m’engager.<br />

- Comme quoi ?<br />

- Comme soldat.<br />

- Où ce<strong>la</strong> ?<br />

- Dans le premier régiment venu.<br />

- A merveille ! répondit mon grand-père ; mais, comme je m’appelle le marquis de <strong>la</strong> Pailleterie, que je suis colonel,<br />

commissaire général d’artillerie, je n’entends pas que vous traîniez mon nom dans les derniers rangs de l’armée.<br />

- Alors, vous vous opposez à mon engagement ?<br />

- Non ; mais vous vous engagerez sous un nom de guerre.<br />

- C’est trop juste, répondit mon père ; je m’engagerai sous le nom de Dumas.<br />

- Soit.<br />

Et le marquis, qui n’avait jamais, d’ailleurs, été un père très tendre, tourna le dos à son fils, le <strong>la</strong>issant libre de faire ce qu’il<br />

voudrait.<br />

Mon père s’engagea donc, ainsi que <strong>la</strong> chose avait été convenue, sous le nom d’Alexandre Dumas.<br />

Il s’engagea, le 2 juin 1786, au régiment des dragons de <strong>la</strong> Reine, sixième de l’arme, sous le n° 429.<br />

Ce fut M. le duc de Grammont, grand-père de mon ami le duc de Guiche actuel, qui reçut son engagement sous le nom<br />

d’Alexandre Dumas ; seulement, à l’appui de cet engagement fut annexé un certificat que le duc de Guiche, voici deux ans à<br />

peu près, est venu m’apporter comme un bon souvenir de M. le duc de Grammont, son père.<br />

Il était signé de quatre notables de Saint-Germain-en-Laye et constatait que, quoique s’engageant sous le nom d’Alexandre<br />

Dumas, le nouvel enrôlé était bien le fils du marquis de <strong>la</strong> Pailleterie.<br />

Quant au marquis, il mourut treize jours après l’engagement de son fils aux dragons de <strong>la</strong> Reine, comme il convenait à un<br />

vieux gentilhomme qui ne vou<strong>la</strong>it pas voir <strong>la</strong> prise de <strong>la</strong> Bastille.<br />

(Mes Mémoires, chapitre II)<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

7


Au milieu de l’élégante jeunesse de cette époque, parmi les La Fayette, les Lameth, les Dillon, les Lauzun, qui<br />

furent tous ses camarades, mon père vivait en vrai fils de famille. Beau de visage, quoique son teint de mulâtre donnât un<br />

caractère étrange à sa physionomie, élégant comme un créole, admirablement fait à l’époque où c’était un avantage d’être<br />

bien fait, avec des pieds et des mains de femme ; prodigieusement adroit à tous les exercices du corps, un des meilleurs<br />

élèves de Laboissière, le premier maître d’escrime du temps ; luttant de force, d’adresse et d’agilité avec Saint- Georges,<br />

qui, âgé de quarante-huit ans, avait toutes les prétentions d’un jeune homme et justifiait toutes ces prétentions, mon père<br />

devait avoir et eut une foule d’aventures…<br />

(chapitre II)<br />

Une chose m’avait frappé encore, c’étaient<br />

les formes merveilleuses de mon père, ces formes pour<br />

lesquelles on semb<strong>la</strong>it avoir fondu dans un même moule<br />

les statues d’Hercule et d’Antinoüs…<br />

Portrait d’un chasseur<br />

Auteur : attribué à Louis GAUFFIER<br />

Datation du tableau : vers 1790-1800<br />

Mesures : H. :24cm ; l. :18cm<br />

Technique : huile sur papier, marouflé sur<br />

carton<br />

N° d’inventaire : 91.1.206<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

8


- Une carrière express…<br />

Ce fut une grande faute à Frédéric-Guil<strong>la</strong>ume et à Léopold que de déc<strong>la</strong>rer<br />

<strong>la</strong> guerre à <strong>la</strong> Révolution ; s’ils se fussent contentés de tendre une espèce de cordon<br />

sanitaire autour de <strong>la</strong> France, de l’envelopper d’une ceinture armée, <strong>la</strong> France se fût<br />

probablement dévorée elle-même. <strong>Le</strong> volcan qui faisait éruption eût tout renfermé,<br />

f<strong>la</strong>mmes et <strong>la</strong>ves, dans ce sombre et profond cratère que l’on appe<strong>la</strong>it Paris, et où<br />

bouillonnaient des journées comme les 5 et 6 octobre, comme le 20 juin, comme<br />

le 10 août, comme les 2 et 3 septembre, comme le 21 janvier. Mais ils crevèrent<br />

<strong>la</strong> montagne de deux coups d’épée, et <strong>la</strong> Révolution, à qui on ouvrait une voie, se<br />

répandit sur le monde.<br />

A tout moment, on voyait arriver à l’armée quelque nouveau régiment, dont on ne<br />

soupçonnait pas l’existence, qui n’était porté sur aucun cadre.<br />

Créé de <strong>la</strong> veille, tout incomplet encore, il marchait à l’ennemi.<br />

Saint-Georges avait été nommé colonel de <strong>la</strong> légion franche de cavalerie des<br />

Américains du Midi.<br />

Boyer, de son côté, venait de lever le régiment des hussards de <strong>la</strong> Liberté et de<br />

l’Egalité.<br />

Tous deux connaissaient mon père, tous deux le voulurent avoir sous leurs ordres.<br />

Saint-Georges le prit d’abord comme sous-lieutenant, le 1er septembre 1792.<br />

Boyer le prit comme lieutenant le lendemain.<br />

Enfin, Saint-Georges, qui à tout prix vou<strong>la</strong>it le garder, le fit nommer lieutenant-colonel<br />

le 10 janvier 1793.<br />

Dumas, Général des Armées de <strong>la</strong><br />

République française<br />

Auteur : François BONNEVILLE<br />

Mesures : H. : 26cm ; l.17cm<br />

Technique : estampe<br />

N° d’inventaire : 91.2.7<br />

P<strong>la</strong>cé en réalité à <strong>la</strong> tête du régiment – car Saint-<br />

Georges, peu friand du feu, était resté à Lille sous<br />

prétexte de veiller à l’organisation de sa troupe –,<br />

p<strong>la</strong>cé à <strong>la</strong> tête du régiment, disons-nous, mon père vit rouvrir devant son courage et<br />

devant son intelligence un plus vaste champ. <strong>Le</strong>s escadrons de guerre disciplinés par<br />

lui furent cités pour leur patriotisme et leur belle tenue. Toujours au feu, il se passa peu<br />

d’affaires au camp de <strong>la</strong> Madeleine où ses escadrons ne donnassent, et, pourtant où ils<br />

donnèrent, ils <strong>la</strong>issèrent un souvenir honorable, souvent une trace glorieuse.<br />

Un jour, entre autres, le régiment se trouva d’avant-garde et heurta tout à coup un<br />

régiment hol<strong>la</strong>ndais caché dans des seigles qui, en cette saison et en ce pays, s’élèvent<br />

à hauteur d’homme. La présence de ce régiment fut révélée par le mouvement d’un<br />

sergent qui, p<strong>la</strong>cé à quinze pas à peine de mon père, apprêta son fusil pour faire feu. Mon<br />

père vit ce mouvement, comprit qu’à cette distance le sergent ne pouvait le manquer, tira<br />

un pistolet de ses fontes et lâcha le coup avec tant de rapidité et de bonheur, qu’avant<br />

que l’arme se fût abaissée, le canon était percé à jour par <strong>la</strong> balle du pistolet.<br />

Ce coup de pistolet fut le signal d’une charge magnifique dans <strong>la</strong>quelle le régiment<br />

hol<strong>la</strong>ndais fut taillé en pièces.<br />

Mon père ramassa sur le champ de bataille ce fusil au canon percé d’une balle et qui ne<br />

tenait plus à droite et à gauche que par deux parcelles de fer. Je l’ai eu longtemps en ma<br />

possession, mais il a fini par m’être volé dans un déménagement.<br />

<strong>Le</strong>s pistolets qui avaient opéré ce miracle de justesse avaient été donnés par ma mère<br />

et sortaient des magasins de <strong>Le</strong>page. Ils acquirent plus tard une certaine célébrité dans<br />

l’armée d’Italie. Quand nous en serons là, nous dirons à quelle occasion.<br />

<strong>Le</strong> 30 juillet 1793, mon père reçut le brevet de général de brigade à l’armée du Nord.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

<strong>Le</strong> Général Dumas représenté en pied<br />

Auteur : Florent Fidèle Constant<br />

BOURGEOIS<br />

Mesures : H. :34cm ; l.: 25cm<br />

Technique : estampe en couleurs<br />

N° d’inventaire : 91.2.6<br />

9


<strong>Le</strong> 3 septembre de <strong>la</strong> même année, il fut nommé général de division à <strong>la</strong> même armée.<br />

Enfin, cinq jours après, il fut nommé général en chef de l’armée des Pyrénées occidentales.<br />

Ainsi, le 28 novembre 1792, ma mère avait épousé mon père lieutenant-colonel de hussards ; et, moins d’une année après,<br />

il était nommé général en chef.<br />

Il lui avait fallu vingt mois en partant des derniers rangs, puisqu’il n’était que simple soldat, pour atteindre une des plus<br />

hautes positions de l’armée.<br />

(chapitre III)<br />

- <strong>Le</strong> Diable Noir au Pont de C<strong>la</strong>usen<br />

<strong>Le</strong> général de division Dumas participe alors à <strong>la</strong> campagne du Tyrol. En mars 1797, il s’illustre au Pont de C<strong>la</strong>usen, sur <strong>la</strong> route de Blixen.<br />

L’épisode est évoqué avec force détails aux chapitres VIII et IX des Mémoires. Citant d’abord une lettre (?) un rapport (?) de son père, dont il<br />

re<strong>la</strong>ie ainsi <strong>la</strong> plume et souligne <strong>la</strong> modestie :<br />

Voyons comment mon père raconte cette bril<strong>la</strong>nte affaire, qui lui valut le titre d’Horatius Coclès du Tyrol ; nous<br />

verrons ensuite comment <strong>la</strong> raconte Dermoncourt, son aide de camp.<br />

« J’ai trouvé l’ennemi en force, occupant <strong>la</strong> position presque inexpugnable de C<strong>la</strong>usen ; il a été attaqué avec vigueur et forcé<br />

d’abandonner <strong>la</strong> ville ; nos troupes y sont entrées et ont été chargées par <strong>la</strong> cavalerie ennemie, mais sans succès.<br />

A <strong>la</strong> tête du 5e régiment de dragons, que j’ai fait avancer promptement, j’ai chargé <strong>la</strong> cavalerie autrichienne et l’ai mise<br />

en pleine déroute, <strong>la</strong>issant beaucoup de morts et de blessés. 1500 de leurs fantassins ont été fait prisonniers, le reste a<br />

été poursuivi jusqu’auprès de Brixen. L’ennemi qui restait rangé en bataille paraissait<br />

vouloir nous y attendre ; je ralliai mon avant-garde et je me disposais à l’en chasser,<br />

mais il se sauva à notre approche ; je l’ai conduit avec ma cavalerie à plus d’une lieue<br />

au-delà de Brixen.<br />

Dans ces différentes charges, j’ai reçu trois coups de sabre ; mon aide de camp<br />

Dermoncourt a été blessé à mes côtés. »<br />

Des 5 et 6 germinal.<br />

<strong>Le</strong>s troupes se reposèrent le 5.<br />

Vous aviez chargé le général Baraguey-d’Hilliers d’attaquer l’ennemi le 6, en avant de<br />

Micha_lbach, où il restait retranché, et je dus partager ce mouvement avec <strong>la</strong> cavalerie.<br />

Vous savez, général, vous y étant trouvé vous-même, comment les deux régiments de<br />

dragons que je commandais s’y sont comportés, et ont contribué au succès de cette<br />

journée.<br />

Vous savez aussi, général, que j’ai eu mon cheval tué sous moi, et que j’ai perdu mes<br />

équipages et des pistolets d’une rare bonté. Mon aide de camp Lambert a fait des<br />

merveilles.<br />

Je vous adresserai aujourd’hui les rapports des généraux de brigade, qui ne me sont<br />

pas encore parvenus.<br />

Fait à Brixen, le 7 germinal an V républicain.<br />

Alexandre Dumas.<br />

Il donne ensuite, chapitre IX, <strong>la</strong> parole à son aide de camp Dermoncourt :<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

<strong>Le</strong> Général Dumas au Pont de<br />

C<strong>la</strong>usen<br />

Mesures : H. : 36.4cm ; l. : 28.5cm<br />

Technique : Impression lithographique<br />

N° d’inventaire : 2006.3.1<br />

Maintenant, <strong>la</strong>issons parler Dermoncourt ; c’est dans ce récit seulement qu’on verra agir mon père, qui s’efface<br />

lorsque c’est lui-même qui parle, et surtout lorsqu’il parle de lui.<br />

10


Ce récit, re<strong>la</strong>yé par celui de Dumas, confère au personnage du père une dimension mythique : force herculéenne, rapidité<br />

extraordinaire, puissance de conviction pour entraîner ses hommes, admiration et terreur mêlées, que cristallisent les<br />

deux titres attribués au général : Horatius Coclès (du Tyrol), et Schwarz Teufel (dans le texte). Il sera appelé un peu plus<br />

tard, au cours de <strong>la</strong> campagne d’Egypte et de <strong>la</strong> prise de <strong>la</strong> Grande Mosquée du Caire, « l’Ange » par les Cairotes (chapitre<br />

XIII).<br />

La fin du chapitre souligne en outre de façon très intéressante <strong>la</strong> dimension assumée de témoignage et de transmission assignée par<br />

Dumas père à ses Mémoires :<br />

D’ailleurs, nous jugerions mal tous les hommes de <strong>la</strong> République, si nous les jugions par ceux qui ont survécu,<br />

et que nous avons connus sous l’Empire. L’Empire était une époque de vigoureuse pression, et c’était un rude batteur de<br />

monnaie que l’empereur Napoléon. Il fal<strong>la</strong>it que toute monnaie fût frappée à son image, et que tout bronze fût fondu à sa<br />

fournaise ; lui-même avait, en quelque sorte, donné l’exemple de <strong>la</strong> transfiguration. Rien ne ressemble moins au premier<br />

consul Bonaparte que l’empereur Napoléon, au vainqueur d’Arcole que le vaincu de Waterloo.<br />

Donc, les hommes qu’il faut mouler quand nous voudrons donner une idée des mœurs républicaines sont ces hommes qui<br />

ont échappé au niveau de l’Empire par une mort prématurée : c’est Marceau, c’est Hoche, c’est Desaix, c’est Kléber, c’est<br />

mon père.<br />

Nés avec <strong>la</strong> République, ces hommes sont morts avec elle.<br />

<strong>Le</strong> général dans les geôles napolitaines<br />

Alexandre Dumas illustré<br />

Mes Mémoires Tome 1<br />

Paris, A <strong>Le</strong> Vasseur et Cie, éditeurs<br />

Cartonnage d’éditeur, 19e siècle,<br />

percaline verte ou rouge<br />

Notes : illustration : le général prisonnier<br />

Volume 25<br />

Ferdinand et Caroline régnaient à Naples. Caroline, seconde Marie<br />

Antoinette, avait en haine les Français, qui venaient de tuer sa sœur.<br />

C’était une femme ardente à toutes les passions de <strong>la</strong> haine et de l’amour, luxurieuse<br />

à <strong>la</strong> fois de p<strong>la</strong>isirs et de sang.<br />

Ferdinand était un <strong>la</strong>zzarone ; à peine savait-il lire, à peine savait-il écrire ; jamais<br />

il n’a connu d’autre <strong>la</strong>ngue que le patois napolitain. Il avait, dans ce patois, fait une<br />

petite variante au panem et circenses antique. Il disait :<br />

- <strong>Le</strong>s Napolitains se gouvernent avec trois F : Forca, – Festa, – Forina ; – Fourche<br />

potence, – Fête, – Farine. On comprend qu’un traité arraché par <strong>la</strong> terreur à de<br />

pareils souverains, ne pouvait avoir son exécution que tant qu’ils demeureraient<br />

sous l’empire de cette terreur. Cette terreur, c’était Bonaparte qui <strong>la</strong> leur avait<br />

particulièrement inspirée. Or, non seulement Bonaparte était en Egypte, mais<br />

encore on venait d’apprendre <strong>la</strong> nouvelle que <strong>la</strong> flotte française avait été détruite à<br />

Aboukir, et, à <strong>la</strong> suite de cette destruction, on tenait Bonaparte pour perdu, l’armée<br />

française pour anéantie.<br />

C’est entre les mains de tels potentats que tombe le général Dumas, emprisonné pour une captivité de deux années avec tentative<br />

d’empoisonnement, re<strong>la</strong>tée en détails par <strong>la</strong> plume du général lui-même, au chapitre XIV :<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

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Rapport fait au gouvernement français par le général de division Alexandre Dumas, sur sa captivité à Tarente et à<br />

Brindes, ports du royaume de Naples.« <strong>Le</strong> surlendemain de mon entrée au château de Brindisi, comme je reposais sur mon<br />

lit, <strong>la</strong> fenêtre ouverte, un paquet et un certain volume passa à travers les barreaux de ma fenêtre et vint tomber au milieu<br />

de ma chambre.<br />

Je me levai et ramassai le paquet : il était ficelé ; je coupai les cordelettes qui le maintenaient, et je reconnus que ce paquet<br />

se composait de deux volumes.<br />

Ces deux volumes étaient intitulés le Médecin de campagne, par Tissot.<br />

Un petit papier, plié entre <strong>la</strong> première et <strong>la</strong> seconde page, renfermait ces mots :<br />

«De <strong>la</strong> part des patriotes ca<strong>la</strong>brais ; voir au mot Poison. »<br />

Je cherchai le mot indiqué : il était doublement souligné.<br />

Je compris que ma vie était menacée ; je cachai les deux volumes de mon mieux, dans <strong>la</strong> crainte qu’ils ne me fussent enlevés.<br />

Je lus et relus si souvent l’article recommandé, que j’en arrivai à connaître à peu près par cœur les remèdes applicables aux<br />

différents cas d’empoisonnement que l’on pourrait tenter sur moi.<br />

L’imaginaire de cette aventure, qui in fine coûtera <strong>la</strong> vie au général, mort le 26 février 1806 d’un cancer à l’estomac des suites<br />

de cet empoisonnement, se retrouve particulièrement vivace dans un célèbre roman de Dumas, qui allie en les dissociant<br />

les thèmes de l’incarcération interminable et de l’empoisonnement : <strong>Le</strong> Comte de Monte Cristo. Huit chapitres du roman<br />

sont consacrés à l’emprisonnement d’Edmond Dantès au Château d’If (chapitres VIII, puis XIV à XX), dix chapitres (depuis<br />

le chapitre LII jusqu’au chapitre CVIII) au thème de l’empoisonnement : en effet, Mme de Villefort, <strong>la</strong> seconde épouse du<br />

Procureur du Roi poursuivi par <strong>la</strong> vengeance d’Edmond Dantès, passionnée de poisons et affolée d’amour pour son fils<br />

Edouard, a entrepris méthodiquement de faire périr tous les membres de <strong>la</strong> famille susceptibles de faire écran entre son<br />

fils et l’héritage qu’elle envisage pour lui, en particulier sa belle-fille Valentine, <strong>la</strong>quelle est doublement protégée par son<br />

grand-père, et à travers le jeune homme qui en est épris, Maximilien Morrel, par Monte Cristo soi-même, inquiétante figure<br />

de tentateur et de sauveur tout à <strong>la</strong> fois.<br />

- L’Hercule : Porthos<br />

D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut donc le loisir d’étudier un peu<br />

les costumes et les physionomies.<br />

<strong>Le</strong> centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de grande taille, d’une figure<br />

hautaine et d’une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne<br />

portait pas, pour le moment, <strong>la</strong> casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était pas absolument<br />

obligatoire dans cette époque de liberté moindre, mais d’indépendance plus grande,<br />

mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habit un baudrier<br />

magnifique, en broderies d’or, et qui reluisait comme les écailles dont l’eau se couvre au<br />

grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules,<br />

découvrant par-devant seulement le splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque<br />

rapière.<br />

Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instant même, se p<strong>la</strong>ignait d’être<br />

enrhumé et toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau,<br />

à ce qu’il disait autour de lui, et tandis qu’il par<strong>la</strong>it du haut de sa tête, en frisant<br />

dédaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme le baudrier brodé, et<br />

d’Artagnan plus que tout autre.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

Porthos<br />

Auteur/exécutant : Edouard<br />

WATTIER Edouard ; Alphonse Vien<br />

(graveur)<br />

Edition des trois mousquetaires<br />

Conservation Villers-Cotterêts ;<br />

musée Alexandre Duma<br />

12


Outre <strong>la</strong> splendeur vestimentaire du personnage, aussi évoquée à propos de l’habit brodé et de l’aigrette du père, (et qui<br />

dissimule sa gêne financière, autre caractéristique du père après son retour en France) Porthos est un hercule, comme le<br />

général. En témoigne l’épisode évoqué au chapitre LXIX du Vicomte de Bragelonne, où d’Artagnan retrouve Porthos à Belle-<br />

Île :<br />

Ce groupe était dominé par cet homme qu’avait déjà remarqué d’Artagnan, et qui paraissait être l’ingénieur en<br />

chef. Un p<strong>la</strong>n était étendu sur une grosse pierre formant table, et à quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.<br />

Cet ingénieur, qui, en raison de son importance, devait tout d’abord attirer l’attention de d’Artagnan, portait un justaucorps<br />

qui, par sa somptuosité, n’était guère en harmonie avec <strong>la</strong> besogne qu’il faisait, <strong>la</strong>quelle eût plutôt nécessité le costume d’un<br />

maître maçon que celui d’un seigneur.<br />

C’était, en outre, un homme d’une haute taille, aux épaules <strong>la</strong>rges et carrées, et portant un chapeau tout couvert de<br />

panaches. Il gesticu<strong>la</strong>it d’une façon on ne peut plus majestueuse, et paraissait, car on ne le voyait que de dos, gourmander<br />

les travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse.<br />

D’Artagnan approchait toujours.<br />

En ce moment, l’homme aux panaches avait cessé de gesticuler, et, les mains appuyées sur les genoux, il suivait, à demi<br />

courbé sur lui-même, les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever une pierre de taille à <strong>la</strong> hauteur d’une pièce de<br />

bois destinée à soutenir cette pierre, de façon qu’on pût passer sous elle <strong>la</strong> corde de <strong>la</strong> grue.<br />

<strong>Le</strong>s six hommes, réunis sur une seule face de <strong>la</strong> pierre, rassemb<strong>la</strong>ient tous leurs efforts pour <strong>la</strong> soulever à huit ou dix pouces<br />

de terre, suant et souff<strong>la</strong>nt, tandis qu’un septième s’apprêtait, dès qu’il y aurait un jour suffisant, à glisser le rouleau qui<br />

devait <strong>la</strong> supporter. Mais déjà deux fois <strong>la</strong> pierre leur était échappée des mains avant d’arriver à une hauteur suffisante pour<br />

que le rouleau fût introduit.<br />

Il va sans dire que chaque fois que <strong>la</strong> pierre leur était échappée, ils avaient fait un bond en arrière pour éviter qu’en retombant<br />

<strong>la</strong> pierre ne leur écrasât les pieds.<br />

A chaque fois cette pierre abandonnée par eux s’était enfoncée de plus en plus dans <strong>la</strong> terre grasse, ce qui rendait de plus<br />

en plus difficile l’opération à <strong>la</strong>quelle les travailleurs se livraient en ce moment.<br />

Un troisième effort fait resta sans un succès meilleur, mais avec un découragement progressif.<br />

Et cependant, lorsque les six hommes s’étaient courbés sur <strong>la</strong> pierre, l’homme aux panaches avait lui-même, d’une voix<br />

puissante, articulé le commandement de « Ferme ! » qui préside à toutes les manœuvres de forces.<br />

Alors il se redressa<br />

- Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que ce<strong>la</strong> ? ai-je donc affaire à des hommes de paille ?... Corne de bœuf ! rangez-vous, et vous allez<br />

voir comment ce<strong>la</strong> se pratique.<br />

- Peste ! dit d’Artagnan, aurait-il <strong>la</strong> prétention de lever ce rocher ? Ce serait curieux, par exemple.<br />

<strong>Le</strong>s ouvriers, interpellés par l’ingénieur, se rangèrent l’oreille basse et secouant <strong>la</strong> tête, à l’exception de celui qui tenait le<br />

madrier et qui s’apprêtait à remplir son office.<br />

L’homme aux panaches s’approcha de <strong>la</strong> pierre, se baissa, glissa ses mains sous <strong>la</strong> face qui posait à terre, roidit ses muscles<br />

herculéens, et, sans secousse, d’un mouvement lent comme celui d’une machine, il souleva le rocher à un pied de terre.<br />

L’ouvrier qui tenait le madrier profita de ce jeu qui lui était donné et glissa le rouleau sous <strong>la</strong> pierre.<br />

- Voilà ! dit le géant, non pas en <strong>la</strong>issant retomber le rocher, mais en le reposant sur son support.<br />

- Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour de force.<br />

- Hein ? fit le colosse en se retournant.<br />

- Porthos ! murmura d’Artagnan saisi de stupeur, Porthos à Belle-Ile !<br />

De son côté, l’homme aux panaches arrêta ses yeux sur le faux intendant, et, malgré son déguisement, le reconnut.<br />

- D’Artagnan ! s’écria-t-il.<br />

Cet épisode fait écho à nombre de passages consacrés à <strong>la</strong> force physique du général Dumas, en particulier au chapitre<br />

III. <strong>Le</strong>s deux personnages sont liés par le nom d’« hercule ». Mais si le général, du fait de l’abandon de Napoléon, est mort<br />

obscur dans une chambre d’hôtel, Dumas offre à son double romanesque une fin proprement mythologique, où celui-ci<br />

cristallise une série de personnages issus des mythes antiques : Hercule, les Titans et en particulier Ence<strong>la</strong>de (enseveli<br />

dans <strong>la</strong> légende sous l’île de Sicile), comme aussi un peu plus tôt dans le texte, Polyphème, et sans doute aussi, Samson, au<br />

moment où il fait s’écrouler le pa<strong>la</strong>is des Philistins à Gaza, le geste est le même, si l’action est inverse.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

13


Mais il n’était plus temps : l’explosion retentit, <strong>la</strong> terre se crevassa, <strong>la</strong> fumée, qui s’é<strong>la</strong>nça par les <strong>la</strong>rges fissures,<br />

obscurcit le ciel, <strong>la</strong> mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de <strong>la</strong> grotte comme de <strong>la</strong> gueule d’une<br />

gigantesque chimère ; le reflux emporta <strong>la</strong> barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent<br />

comme des quartiers sous l’effort des coins ; on vit s’é<strong>la</strong>ncer une portion de <strong>la</strong> voûte enlevée au ciel comme par des fils<br />

rapides ; le feu rose et vert du soufre, <strong>la</strong> noire <strong>la</strong>ve des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant<br />

sous un dôme majestueux de fumée ; puis on vit osciller d’abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues<br />

arêtes de rocher que <strong>la</strong> violence de l’explosion n’avait pu déraciner de leurs socles sécu<strong>la</strong>ires ; ils se saluaient les uns les<br />

autres comme des vieil<strong>la</strong>rds graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.<br />

Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu’il avait perdues ; il se releva, géant lui-même entre ces géants.<br />

Mais, au moment où il fuyait entre <strong>la</strong> double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui n’étaient plus soutenus par les<br />

chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semb<strong>la</strong>it précipité du ciel au milieu des<br />

rochers qu’il venait de <strong>la</strong>ncer contre lui.<br />

Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes<br />

mains pour repousser les rochers crou<strong>la</strong>nts. Un bloc gigantesque vint s’appuyer à chacune de ses paumes étendues ; il<br />

courba <strong>la</strong> tête, et une troisième masse granitique vint s’appesantir entre ses deux épaules.<br />

Un instant, les bras de Porthos avaient plié ; mais l’hercule réunit toutes ses forces, et l’on vit les deux parois de cette prison<br />

dans <strong>la</strong>quelle il était enseveli s’écarter lentement et lui faire p<strong>la</strong>ce. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit<br />

comme l’ange antique du chaos ; mais, en écartant les roches <strong>la</strong>térales, il ôta son point d’appui au monolithe qui pesait sur<br />

ses fortes épaules, et le monolithe, s’appuyant de tout son poids précipita le géant sur ses genoux. <strong>Le</strong>s roches <strong>la</strong>térales,<br />

un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.<br />

<strong>Le</strong> géant tomba sans crier à l’aide ; il tomba en répondant à Aramis par des mots d’encouragement et d’espoir, car un<br />

instant, grâce au puissant arc- boutant de ses mains, il put croire que, comme Ence<strong>la</strong>de, il secouerait ce triple poids. Mais,<br />

peu à peu, Aramis vit le bloc s’affaisser ; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les<br />

épaules tendues s’affaissèrent déchirées, et <strong>la</strong> roche continua de s’abaisser graduellement.<br />

- Porthos ! Porthos ! criait Aramis en s’arrachant les cheveux, Porthos, où es-tu ? Parle !<br />

- Là ! là ! murmurait Porthos d’une voix qui s’éteignait ; patience ! patience !<br />

A peine acheva-t-il ce dernier mot : l’impulsion de <strong>la</strong> chute augmenta <strong>la</strong> pesanteur ; l’énorme roche s’abattit, pressée par les<br />

deux autres qui s’abattirent sur elle et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.<br />

(<strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne, chapitre CCLVII)<br />

Alors que Porthos incarne sur le mode romanesque <strong>la</strong> force physique, réelle ou rêvée, du général, il est trop naïf, vaniteux,<br />

parfois un peu sot, pour porter à lui tout seul l’héritage du père du romancier. Comme, dans <strong>Le</strong> Comte de Monte Cristo,<br />

les thèmes de <strong>la</strong> prison et du poison se dédoub<strong>la</strong>ient sur deux personnages, de même dans <strong>la</strong> trilogie des Mousquetaires,<br />

Dumas <strong>projet</strong>te sur un autre personnage, Athos, l’aura tuté<strong>la</strong>ire attachée à l’image paternelle, aura elle-même dédoublée<br />

en direction de deux personnages, d’Artagnan d’abord, puis Raoul de Bragelonne, le fils du Comte de <strong>la</strong> Fère.<br />

- <strong>Le</strong> père : Athos<br />

> Athos et d’Artagnan<br />

Figure mystérieuse et héroïque, aristocratique jusqu’au bout des ongles, (Mousquetaires<br />

XLVII) Athos est pour d’Artagnan, qu’il initie aux subtilités de <strong>la</strong> vie, une figure paternelle.<br />

Athos<br />

Edition des trois mousquetaires<br />

Conservation Villers-Cotterêts ;<br />

musée Alexandre Dumas<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

14


Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les balles vinrent s’ap<strong>la</strong>tir sur les cailloux autour<br />

des quatre amis et siffler lugubrement à leurs oreilles. <strong>Le</strong>s Roche<strong>la</strong>is venaient enfin de s’emparer du bastion.<br />

- Voici des gens bien ma<strong>la</strong>droits, dit Athos ; combien en avons-nous tués ? Douze ?<br />

- Ou quinze.<br />

- Combien en avons-nous écrasés ?<br />

- Huit ou dix.<br />

- Et en échange de tout ce<strong>la</strong> pas une égratignure ? Ah ! si fait ! Qu’avez vous donc là à <strong>la</strong> main, d’Artagnan ? du sang, ce me<br />

semble.<br />

- Ce n’est rien, dit d’Artagnan.<br />

- Une balle perdue ?<br />

- Pas même.<br />

- Qu’est-ce donc alors ?<br />

Nous l’avons dit, Athos aimait d’Artagnan comme son enfant, et ce caractère sombre et inflexible avait parfois pour le jeune<br />

homme des sollicitudes de père.<br />

Ou encore Mousquetaires LXIII, après <strong>la</strong> mort de Constance Bonacieux :<br />

En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les yeux.<br />

Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et se jeta comme un insensé sur le corps de sa maîtresse.<br />

Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas lent et solennel l’embrassa tendrement, et, comme il éc<strong>la</strong>tait en sanglots, il lui<br />

dit de sa voix si noble et si persuasive :<br />

- Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les vengent !<br />

- Oh ! oui, dit d’Artagnan, oui ! si c’est pour <strong>la</strong> venger, je suis prêt à te suivre !<br />

Athos profita de ce moment de force que l’espoir de <strong>la</strong> vengeance rendait à son malheureux ami pour faire signe à Porthos<br />

et à Aramis d’aller chercher <strong>la</strong> supérieure.<br />

<strong>Le</strong>s deux amis <strong>la</strong> rencontrèrent dans le corridor, encore toute troublée, et tout éperdue de tant d’événements ; elle appe<strong>la</strong><br />

quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvèrent en présence de cinq hommes.<br />

- Madame, dit Athos en passant le bras de d’Artagnan sous le sien, nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cette<br />

malheureuse femme. Ce fut un ange sur <strong>la</strong> terre avant d’être un ange au ciel. Traitez-<strong>la</strong> comme une de vos sœurs ; nous<br />

reviendrons un jour prier sur sa tombe.<br />

D’Artagnan cacha sa figure dans <strong>la</strong> poitrine d’Athos et éc<strong>la</strong>ta en sanglots.<br />

- Pleure, dit Athos, pleure, cœur plein d’amour, de jeunesse et de vie ! Hé<strong>la</strong>s ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi !<br />

Et il entraîna son ami, affectueux comme un père, conso<strong>la</strong>nt comme un prêtre, grand comme l’homme qui a beaucoup<br />

souffert.<br />

Mais <strong>la</strong> paternité d’Athos culmine dans <strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne, vis-à-vis de son propre fils :<br />

- J’ai déjà obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses dépêches partiraient tous les quinze jours pour<br />

<strong>la</strong> France. Vous, son aide de camp, vous serez chargé de les expédier ; vous ne m’oublierez sans doute pas ?<br />

- Non, monsieur, dit Raoul d’une voix étranglée.<br />

- Enfin, Raoul, comme vous êtes bon chrétien, et que je le suis aussi, nous devons compter sur une protection plus spéciale<br />

de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, s’il vous arrivait malheur en une occasion, vous penseriez à moi tout<br />

d’abord.- Tout d’abord, oh ! oui.<br />

- Et que vous m’appelleriez.<br />

- Oh ! sur-le-champ.<br />

- Vous rêvez à moi quelquefois, Raoul ?<br />

- Toutes les nuits, monsieur. Pendant ma première jeunesse, je vous voyais en songe, calme et doux, une main étendue sur<br />

ma tête, et voilà pourquoi j’ai toujours si bien dormi... autrefois !<br />

- Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, à partir de ce moment où nous nous séparons, une part de nos deux âmes<br />

ne voyage pas avec l’un et l’autre de nous et n’habite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que<br />

mon cœur se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant à moi, songez bien que vous m’enverrez de làbas<br />

un rayon de votre joie.<br />

- Je ne vous promets pas d’être joyeux, répondit le jeune homme ; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans<br />

songer à vous ; pas une heure, je vous le jure, à moins que je ne sois mort.<br />

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Athos ne put se contenir plus longtemps ; il entoura de son bras le cou de son fils, et le tint embrassé de toutes les forces<br />

de son cœur.<br />

La lune avait fait p<strong>la</strong>ce au crépuscule ; une bande dorée montait à l’horizon, annonçant l’approche du jour.<br />

Vicomte de Bragelonne, chapitre CCXXXIX<br />

Et voici le récit de <strong>la</strong> mort de Raoul, bientôt suivi de celle d’Athos :<br />

Un long silence s’établit qui servit à reposer un moment l’imagination troublée d’Athos, et, comme il sentait que<br />

ce qu’il avait à voir n’était pas terminé, il appliqua plus attentivement les regards de son intelligence sur le spectacle étrange<br />

que lui réservait son imagination.<br />

Ce spectacle continua bientôt pour lui.<br />

Une lune douce et pâle se leva derrière les versants de <strong>la</strong> côte, et moirant d’abord des plis onduleux de <strong>la</strong> mer, qui semb<strong>la</strong>it<br />

s’être calmée après les mugissements qu’elle avait fait entendre pendant <strong>la</strong> vision d’Athos, <strong>la</strong> lune, disons-nous, vint attacher<br />

ses diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de <strong>la</strong> colline.<br />

<strong>Le</strong>s roches grises, comme autant de fantômes silencieux et attentifs, semblèrent dresser leurs têtes verdâtres pour examiner<br />

aussi le champ de bataille à <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté de <strong>la</strong> lune, et Athos s’aperçut que ce champ, entièrement vide pendant le combat, était<br />

maintenant jonché de corps abattus.<br />

Un inexplicable frisson de crainte et d’horreur saisit son âme, quand il reconnut l’uniforme b<strong>la</strong>nc et bleu des soldats de<br />

Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets marqués de <strong>la</strong> fleur de lis à <strong>la</strong> crosse ;<br />

Quand il vit toutes les blessures béantes et froides regarder le ciel azuré, comme pour lui redemander les âmes auxquelles<br />

elles avaient livré passage ;<br />

Quand il vit les chevaux, éventrés, mornes, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue pendante de côté hors des lèvres, dormir dans le sang g<strong>la</strong>cé répandu<br />

autour d’eux, et qui souil<strong>la</strong>it leurs housses et leurs crinières ;<br />

Quand il vit le cheval b<strong>la</strong>nc de M. de Beaufort étendu, <strong>la</strong> tête fracassée, au premier rang sur le champ des morts.<br />

Athos passa une main froide sur son front, qu’il s’étonna de ne pas trouver brû<strong>la</strong>nt. Il se convainquit, par cet attouchement,<br />

qu’il assistait, comme un spectateur sans fièvre, au lendemain d’une bataille livrée sur le rivage de Djidgelli par l’armée<br />

expéditionnaire, qu’il avait vue quitter les côtes de France et disparaître à l’horizon, et dont il avait salué, de <strong>la</strong> pensée et du<br />

geste, <strong>la</strong> dernière lueur du coup de canon envoyé par le duc, en signe d’adieu à <strong>la</strong> patrie.<br />

Qui pourra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme, suivant comme un oeil vigi<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> trace de ces cadavres, les<br />

al<strong>la</strong> tous regarder les uns après les autres, pour reconnaître si parmi eux ne dormait pas Raoul ? Qui pourra exprimer <strong>la</strong> joie<br />

enivrante, divine, avec <strong>la</strong>quelle Athos s’inclina devant Dieu, et le remercia de n’avoir pas vu celui qu’il cherchait avec tant de<br />

crainte parmi les morts ?<br />

En effet, tombés morts à leur rang, roidis, g<strong>la</strong>cés, tous ces morts, bien reconnaissables, semb<strong>la</strong>ient se tourner avec<br />

comp<strong>la</strong>isance et respect vers le comte de La Fère, pour être mieux vus de lui pendant son inspection funèbre.<br />

Cependant, il s’étonnait voyant tous ces cadavres, de ne pas apercevoir les survivants.<br />

Il en était venu à ce point d’illusion, que cette vision était pour lui un voyage réel fait par le père en Afrique, pour obtenir des<br />

renseignements plus exacts sur le fils.<br />

Aussi, fatigué d’avoir tant parcouru de mers et de continents, il cherchait à se reposer sous une des tentes abritées derrière<br />

un rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon b<strong>la</strong>nc fleurdelisé. Il chercha un soldat pour être conduit vers <strong>la</strong><br />

tente de M. de Beaufort.<br />

Alors, pendant que son regard errait dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine, se tournant de tous les côtés, il vit une forme b<strong>la</strong>nche apparaître derrière<br />

les myrtes résineux.<br />

Cette figure était vêtue d’un costume d’officier : elle tenait en main une épée brisée ; elle s’avança lentement vers Athos, qui,<br />

s’arrêtant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne par<strong>la</strong>it pas, ne remuait pas, et qui vou<strong>la</strong>it ouvrir ses bras, parce que<br />

dans cet officier silencieux et pâle, il venait de reconnaître Raoul.<br />

<strong>Le</strong> comte essaya un cri, qui demeura étouffé dans son gosier. Raoul, d’un geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt<br />

sur sa bouche et en recu<strong>la</strong>nt peu à peu, sans qu’Athos vit ses jambes se mouvoir.<br />

<strong>Le</strong> comte, plus pâle que Raoul, plus tremb<strong>la</strong>nt, suivit son fils en traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et<br />

fossés. Raoul ne paraissait pas toucher <strong>la</strong> terre, et nul obstacle n’entravait <strong>la</strong> légèreté de sa marche.<br />

<strong>Le</strong> comte, que les accidents de terrain fatiguaient, s’arrêta bientôt épuisé. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

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<strong>Le</strong> tendre père, auquel l’amour redonnait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit <strong>la</strong> montagne à <strong>la</strong> suite du jeune<br />

homme, qui l’attirait par son geste et son sourire.<br />

Enfin, il toucha <strong>la</strong> crête de cette colline, et vit se dessiner en noir, sur l’horizon b<strong>la</strong>nchi par <strong>la</strong> lune, les formes aériennes,<br />

poétiques de Raoul. Athos étendait <strong>la</strong> main pour arriver près de son fils bien-aimé, sur le p<strong>la</strong>teau, et celui-ci lui tendait aussi<br />

<strong>la</strong> sienne ; mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui, recu<strong>la</strong>nt toujours, il quitta <strong>la</strong> terre, et Athos<br />

vit le ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de <strong>la</strong> colline.<br />

Raoul s’élevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appe<strong>la</strong>nt du geste ; il s’éloignait vers le ciel.<br />

Athos poussa un cri de tendresse effrayée ; il regarda en bas. On voyait un camp détruit, et, comme des atomes immobiles,<br />

tous ces b<strong>la</strong>ncs cadavres de l’armée royale.<br />

Et puis, en relevant <strong>la</strong> tête, il voyait toujours, toujours, son fils qui l’invitait à monter avec lui.<br />

Vicomte de Bragelonne, CCLXIII<br />

Chapitre CCLXIV :<br />

Athos lut d’un coup d’œil toutes ces nuances sur le visage de son fidèle serviteur, et, du même ton qu’il eût pris<br />

pour parler à Raoul dans son rêve :<br />

- Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n’est-ce pas ?<br />

Derrière Grimaud, les autres serviteurs écoutaient palpitants, les yeux fixés sur le lit du ma<strong>la</strong>de.<br />

Ils entendirent <strong>la</strong> terrible question, et un silence effrayant <strong>la</strong> suivit.<br />

- Oui, répondit le vieil<strong>la</strong>rd en arrachant ce monosyl<strong>la</strong>be de sa poitrine avec un rauque soupir.<br />

Alors s’élevèrent des voix <strong>la</strong>mentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières <strong>la</strong> chambre où ce père<br />

agonisant cherchait des yeux le portrait de son fils.<br />

Ce fut pour Athos comme <strong>la</strong> transition qui le conduisit à son rêve.<br />

Sans pousser un cri, sans verser une <strong>la</strong>rme, patient, doux et résigné comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d’y revoir,<br />

s’élevant au-dessus de <strong>la</strong> montagne de Djidgelli, l’ombre chère qui s’éloignait de lui au moment où Grimaud était arrivé.<br />

Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux songe, il repassa par les mêmes chemins où <strong>la</strong> vision à <strong>la</strong> fois<br />

si terrible et si douce l’avait conduit naguère ; car, après avoir fermé doucement les yeux ; il les rouvrit et se mit à sourire :<br />

il venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour.<br />

<strong>Le</strong>s mains jointes sur sa poitrine, le visage tourné vers <strong>la</strong> fenêtre, baigné par l’air frais de <strong>la</strong> nuit qui apportait à son chevet<br />

les arômes des fleurs et des bois, Athos entra pour n’en plus sortir, dans <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion de ce paradis que les vivants ne<br />

voient jamais.<br />

Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de <strong>la</strong> béatitude éternelle, à l’heure où les autres hommes tremblent d’être<br />

sévèrement reçus par le Seigneur, et se cramponnent à cette vie qu’ils connaissent, dans <strong>la</strong> terreur de l’autre vie qu’ils<br />

entrevoient aux sombres et sévères f<strong>la</strong>mbeaux de <strong>la</strong> mort.<br />

Athos était guidé par l’âme pure et sereine de son fils, qui aspirait l’âme paternelle. Tout pour ce juste fut mélodie et parfum,<br />

dans le rude chemin que prennent les âmes pour retourner dans <strong>la</strong> céleste patrie.<br />

Après une heure de cette extase, Athos éleva doucement ses mains b<strong>la</strong>nches comme <strong>la</strong> cire ; le sourire ne quitta point ses<br />

lèvres, et il murmura, si bas, si bas qu’à peine on l’entendit, ces deux mots adressés à Dieu ou à Raoul :<br />

- Me voici !<br />

Et ses mains retombèrent lentement comme si lui-même les eût reposées sur le lit.<br />

C’est dans cette atmosphère crépuscu<strong>la</strong>ire que se clôt <strong>la</strong> geste des Mousquetaires. <strong>Le</strong>s retrouvailles oniriques du père et du<br />

fils dans <strong>la</strong> mort répondent à l’impressionnante scène de <strong>la</strong> mort du général au chapitre XX des Mémoires. La rédaction des<br />

deux œuvres étant quasi simultanée, les échos entre elles ne peuvent passer pour un hasard.<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

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- Conclusion<br />

<strong>Le</strong> parcours ici proposé s’est donné pour but de faire découvrir un aspect méconnu de l’œuvre – au demeurant elle-même<br />

méconnue – d’Alexandre Dumas père à travers <strong>la</strong> figure tuté<strong>la</strong>ire de son propre père trop tôt perdu, tel qu’il apparaît,<br />

idéalisé, héroïsé, transposé, dans quatre œuvres quasi contemporaines par leur écriture : <strong>Le</strong>s Trois Mousquetaires et<br />

Vingt Ans après (1844 – 45) et <strong>Le</strong> Vicomte de Bragelonne et Mes Mémoires, (1847 – 50/1847 /52). Dans l’optique d’une<br />

étude associée du texte littéraire et de l’œuvre p<strong>la</strong>stique, il présente les textes en liaison avec <strong>la</strong> riche documentation<br />

iconographique disponible à <strong>la</strong> maison d’Alexandre Dumas à Villers-Cotterêts. Si modeste soit-il, le travail proposé ici<br />

vise avant tout à susciter à <strong>la</strong> fois le désir chez qui le consulte d’aller rendre visite à Dumas en sa maison picarde, et<br />

surtout de revisiter, voire de découvrir – et de faire découvrir librement - une œuvre trop souvent décriée et injustement<br />

méprisée, œuvre dont <strong>la</strong> force suggestive et l’art du conteur n’ont rien perdu de leur force, et sont susceptibles d’éveiller<br />

chez des non-lecteurs, ou des lecteurs récalcitrants, à travers un personnage de mulâtre héroïque et de quarteron<br />

inventif, non seulement le goût de lire, mais aussi un ancrage dans l’Histoire, à <strong>la</strong> fois individuelle et humaine, et<br />

<strong>la</strong> découverte des mécanismes de résilience présents dans l’écriture, qu’elle soit autobiographique ou romanesque.<br />

Pistes et ressources, donc, que chacun exploitera à son gré.<br />

www.histoiredesarts-ecrivainsdepicardie.fr<br />

Textes et visuels © Copyright 2011-2012 CR2L Picardie | Musée Alexandre Dumas<br />

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