Joseph Amiot et les derniers survivants de la ... - Chine ancienne

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Joseph Amiot, la Mission française à Pékin (1750-1795) de le dire ; il serait d’une trop dangereuse conséquence. Une des passions de notre empereur est de vouloir passer pour être le protecteur de tous les étrangers infortunés qui ont recours à lui ; il leur donne asile dans son empire, il pourvoit à leur entretien, il leur assure un état ; Votre Grandeur peut se rappeler ce qu’il dit à l’occasion des Tourgouths dans le monument qu’il a fait graver sur la pierre en quatre langues et dont j’ai eu l’honneur de vous envoyer l’année dernière l’explication française que j’en ai faite. Si l’empereur montre tant de bonté à l’égard de ceux des Tartares qu’il croit malheureux, que ne ferait-il pas pour nous qui sommes à son service, et sous sa protection ? qui le servons avec zèle et avec quelque succès, tant dans les choses qui contribuent à relever sa gloire dans cette extrémité du monde, que dans les arts qui sont de pur agrément ; pour nous dont il a éprouvé la fidélité, le désintéressement et j’ose le dire, un total de conduite que tant d’yeux ouverts sur nous depuis tant d’années n’ont pu trouver encore le moyen de lui rendre suspecte ; pour nous, dis- je, que par un privilège il a bien voulu soustraire à la juridiction des tribunaux, en leur défendant de connaître des affaires qui nous seraient personnelles sans un ordre exprès de sa part ? la vie de quiconque voudrait nous opprimer ou nous nuire, ne serait pas en sûreté sous le p.450 gouvernement d’un tel prince ; c’est ce qui fait que nous nous interdisons jusqu’au faible soulagement de nous plaindre, lorsqu’il ne tiendrait qu’à nous de demander justice, pour l’obtenir ; c’est ce qui fait encore que nous montrons de la joie lors même que nous avons le poignard dans le sein et ce n’est pas la plus petite de nos peines. Nous pourrions bien céder la place à qui se croirait en droit de l’occuper malgré nous, et demander nous- mêmes la permission de nous en retourner en Europe mais l’empereur voudrait savoir le pourquoi ; nous aurions beau vouloir le lui cacher, il ne serait pas longtemps sans l’apprendre et tout serait perdu : dans moins de deux ans, il n’y aurait plus d’Européens à la Chine, excepté peut-être ceux qui auraient demandé à la quitter ; car il ne faut pas que les missionnaires qui sont dans les provinces se flattent d’y pouvoir rester inconnus ou cachés quand le gouvernement voudra sérieusement les découvrir tous 322

Joseph Amiot, la Mission française à Pékin (1750-1795) pour n’en laisser aucun. Telle est, Monseigneur, la position critique où l’on veut me faire croire que nous allons bientôt nous trouver. Si nous parlons, tout est perdu ; si nous nous taisons, tout est perdu encore ; si nous demandons à quitter la Chine, tout le poids du courroux du grand prince qui ne nous a donné aucun sujet de mécontentement et qui daigne nous honorer de sa protection, retombera à n’en pas douter sur ceux qui nous auront mis dans la triste nécessité de faire une pareille démarche : si nous demeurons et que nous changions quelque chose dans notre ancienne manière de vivre, même inconvénient : quel parti prendre ? je n’en vois pas d’autre que celui d’attendre avec patience qu’il vienne d’Europe quelque nouveau règlement digne de la sagesse de ceux qui gouvernent, et en attendant faire en sorte que l’empereur ne puisse pas savoir que d’autres puissances que la sienne veulent sans son consentement et même à son préjudice intimer des ordres dans ses propres États. En attendant encore nous devons faire tous nos efforts auprès de ceux qui seront chargés d’intimer les ordres du Saint-Siège, pour obtenir qu’ils en suspendent l’exécution, s’ils sont de nature à tout bouleverser ici. p.451 S’il arrivait, ce que j’ai peine à croire, que la raison prenant en main les intérêts de la religion, n’ait pas assez de crédit pour se faire écouter, je gémirais dans le secret de mon cœur, mais comme, ni de près, ni de loin, je n’aurai contribué en rien aux malheurs qui seront la suite nécessaire d’une conduite que je n’oserais qualifier ici, je dirai avec Ciceron : ipsi viderint quorum interest, et si dans ces circonstances mes intérêts particuliers pouvaient être séparés de ceux de la religion je dirais peut-être avec Horace : Si fractus illabatur orbis, impavidum ferent ruinæ. Jusqu’ici je ne me suis occupé que de la prière, de l’étude et des œuvres nécessairement attachées à mon ministère. On peut m’empêcher de pratiquer celles-ci, je n’en aurai que plus de temps pour vaquer à la prière et à l’étude et je tâcherai de faire l’une et autres le plus utilement qu’il me sera possible ; si, non content de m’avoir ôté les pouvoirs de missionnaire, seule prérogative pour laquelle les puissances spirituelles aient action sur 323

<strong>Joseph</strong> <strong>Amiot</strong>, <strong>la</strong> Mission française à Pékin (1750-1795)<br />

<strong>de</strong> le dire ; il serait d’une trop dangereuse conséquence. Une <strong>de</strong>s passions<br />

<strong>de</strong> notre empereur est <strong>de</strong> vouloir passer pour être le protecteur <strong>de</strong> tous <strong>les</strong><br />

étrangers infortunés qui ont recours à lui ; il leur donne asile dans son<br />

empire, il pourvoit à leur entr<strong>et</strong>ien, il leur assure un état ; Votre Gran<strong>de</strong>ur<br />

peut se rappeler ce qu’il dit à l’occasion <strong>de</strong>s Tourgouths dans le monument<br />

qu’il a fait graver sur <strong>la</strong> pierre en quatre <strong>la</strong>ngues <strong>et</strong> dont j’ai eu l’honneur<br />

<strong>de</strong> vous envoyer l’année <strong>de</strong>rnière l’explication française que j’en ai faite.<br />

Si l’empereur montre tant <strong>de</strong> bonté à l’égard <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>s Tartares qu’il<br />

croit malheureux, que ne ferait-il pas pour nous qui sommes à son service,<br />

<strong>et</strong> sous sa protection ? qui le servons avec zèle <strong>et</strong> avec quelque succès,<br />

tant dans <strong>les</strong> choses qui contribuent à relever sa gloire dans c<strong>et</strong>te<br />

extrémité du mon<strong>de</strong>, que dans <strong>les</strong> arts qui sont <strong>de</strong> pur agrément ; pour<br />

nous dont il a éprouvé <strong>la</strong> fidélité, le désintéressement <strong>et</strong> j’ose le dire, un<br />

total <strong>de</strong> conduite que tant d’yeux ouverts sur nous <strong>de</strong>puis tant d’années<br />

n’ont pu trouver encore le moyen <strong>de</strong> lui rendre suspecte ; pour nous, dis-<br />

je, que par un privilège il a bien voulu soustraire à <strong>la</strong> juridiction <strong>de</strong>s<br />

tribunaux, en leur défendant <strong>de</strong> connaître <strong>de</strong>s affaires qui nous seraient<br />

personnel<strong>les</strong> sans un ordre exprès <strong>de</strong> sa part ? <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> quiconque voudrait<br />

nous opprimer ou nous nuire, ne serait pas en sûr<strong>et</strong>é sous le p.450<br />

gouvernement d’un tel prince ; c’est ce qui fait que nous nous interdisons<br />

jusqu’au faible sou<strong>la</strong>gement <strong>de</strong> nous p<strong>la</strong>indre, lorsqu’il ne tiendrait qu’à<br />

nous <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r justice, pour l’obtenir ; c’est ce qui fait encore que nous<br />

montrons <strong>de</strong> <strong>la</strong> joie lors même que nous avons le poignard dans le sein <strong>et</strong><br />

ce n’est pas <strong>la</strong> plus p<strong>et</strong>ite <strong>de</strong> nos peines. Nous pourrions bien cé<strong>de</strong>r <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />

à qui se croirait en droit <strong>de</strong> l’occuper malgré nous, <strong>et</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r nous-<br />

mêmes <strong>la</strong> permission <strong>de</strong> nous en r<strong>et</strong>ourner en Europe mais l’empereur<br />

voudrait savoir le pourquoi ; nous aurions beau vouloir le lui cacher, il ne<br />

serait pas longtemps sans l’apprendre <strong>et</strong> tout serait perdu : dans moins <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux ans, il n’y aurait plus d’Européens à <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, excepté peut-être ceux<br />

qui auraient <strong>de</strong>mandé à <strong>la</strong> quitter ; car il ne faut pas que <strong>les</strong> missionnaires<br />

qui sont dans <strong>les</strong> provinces se f<strong>la</strong>ttent d’y pouvoir rester inconnus ou<br />

cachés quand le gouvernement voudra sérieusement <strong>les</strong> découvrir tous<br />

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