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Émile Zola - La Terre

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et de qualite meilleure, le proprietaire donnant tout son effort. Mais que d'inconvenients d'autre part! D'abord,<br />

cette superiorite etait due a un travail excessif, le pere, la mere, les enfants se tuant a la tache. Ensuite, le<br />

morcellement, en multipliant les transports, deteriorait les chemins, augmentait les frais de production, sans<br />

parler du temps perdu. Quant a l'emploi des machines, il paraissait impossible, pour les trop petites parcelles,<br />

qui avaient encore le defaut de necessiter l'assolement triennal, dont la science proscrirait certainement<br />

l'usage, car il etait illogique de demander deux cereales de suite, l'avoine et le ble. Bref, le morcellement a<br />

outrance semblait si bien devenir un danger, qu'apres l'avoir favorise legalement, au lendemain de la<br />

Revolution, dans la crainte de la reconstitution des grands domaines, on en etait a faciliter les echanges, en les<br />

degrevant.<br />

—Ecoutez, continua−t−il, la lutte s'etablit et s'aggrave entre la grande propriete et la petite... Les uns, comme<br />

moi, sont pour la grande, parce qu'elle parait aller dans le sens meme de la science et du progres, avec l'emploi<br />

de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros capitaux... Les autres, au contraire, ne croient<br />

qu'a l'effort individuel et preconisent la petite, revent de je ne sais quelle culture en raccourci, chacun<br />

produisant son fumier lui−meme et soignant son quart d'arpent, triant ses semences une a une, leur donnant la<br />

terre qu'elles demandent, elevant ensuite chaque plante a part, sous cloche... <strong>La</strong>quelle des deux l'emportera?<br />

Du diable si je m'en doute! Je sais bien, comme je vous le disais, que, tous les ans, de grandes fermes ruinees<br />

se demembrent autour de moi, aux mains de bandes noires, et que la petite propriete gagne certainement du<br />

terrain. Je connais, en outre, a Rognes, un exemple tres curieux, une vieille femme qui tire de moins d'un<br />

arpent pour elle et son homme, un vrai bien−etre, meme des douceurs: oui, la mere Caca, comme ils l'ont<br />

surnommee, parce qu'elle ne recule pas a vider son pot et celui de son vieux dans ses legumes, selon la<br />

methode des Chinois, parait−il. Mais ce n'est guere la que du jardinage, je ne vois pas les cereales poussant<br />

par planches, comme les navets; et si, pour se suffire, le paysan doit produire de tout, que deviendraient donc<br />

nos Beaucerons, avec leur ble unique, dans notre Beauce decoupee en damier?... Enfin, qui vivra verra bien a<br />

qui sera l'avenir, de la grande ou de la petite...<br />

Il s'interrompit, criant:<br />

—Et ce cafe, est−ce pour aujourd'hui?<br />

Puis, en allumant sa pipe, il conclut:<br />

—A moins qu'on ne les tue l'une et l'autre, tout de suite, et c'est ce qu'on est en train de faire... Dites−vous,<br />

monsieur le depute, que l'agriculture agonise, qu'elle est morte, si l'on ne vient pas a son secours. Tout<br />

l'ecrase, les impots, la concurrence etrangere, la hausse continue de la main−d'oeuvre, l'evolution de l'argent<br />

qui va vers l'industrie et vers les valeurs financieres. Ah! certes, on n'est pas avare de promesses, chacun les<br />

prodigue, les prefets, les ministres, l'empereur. Et puis, la route poudroie, rien n'arrive... Voulez−vous la<br />

stricte verite? Aujourd'hui, un cultivateur qui tient le coup, mange son argent ou celui des autres. Moi, j'ai<br />

quelques sous en reserve, ca va bien. Mais que j'en connais qui empruntent a six, lorsque leur terre ne donne<br />

pas seulement le trois! <strong>La</strong> culbute est fatalement au bout. Un paysan qui emprunte est un homme fichu; il doit<br />

y laisser jusqu'a sa chemise. L'autre semaine encore, on a expulse un de mes voisins, le pere, la mere et quatre<br />

enfants jetes a la rue, apres que les hommes de loi ont eu mange le betail, la terre et la maison... Pourtant,<br />

voici des annees qu'on nous promet la creation d'un credit agricole a des taux raisonnables. Oui! va−t'en voir<br />

s'ils viennent!... Et ca degoute meme les bons travailleurs, ils en arrivent a se tater, avant de faire un enfant a<br />

leurs femmes. Merci! une bouche de plus, un meurt−la−faim qui serait desespere de naitre! Quand il n'y a pas<br />

de pain pour tous, on ne fait plus d'enfants, et la nation creve!<br />

M. de Chedeville, decidement deconforte, risqua un sourire inquiet, en murmurant:<br />

—Vous ne voyez pas les choses en beau.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

V 81

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