Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Il se remit a son aile de pigeon, il continua:<br />
—Vous savez que votre concurrent, M. Rochefontaine, le proprietaire des Ateliers de construction de<br />
Chateaudun, est un libre−echangiste enrage?<br />
Et ils causerent un instant de cet industriel, qui occupait douze cents ouvriers; un grand garcon intelligent et<br />
actif, tres riche d'ailleurs, tout pret a servir l'empire, mais si blesse de n'avoir pu obtenir l'appui du prefet, qu'il<br />
s'etait obstine a se poser en candidat independant. Il n'avait aucune chance, les electeurs des campagnes le<br />
traitaient en ennemi public, du moment ou il n'etait pas du cote du manche.<br />
—Parbleu! reprit M. de Chedeville, lui ne demande qu'une chose, c'est que le pain soit a bas prix, pour payer<br />
ses ouvriers moins cher.<br />
Le fermier, qui allait se verser un verre de bordeaux, reposa la bouteille sur la table.<br />
—Voila le terrible! cria−t−il. D'un cote, nous autres, les paysans, qui avons besoin de vendre nos grains a un<br />
prix remunerateur. De l'autre, l'industrie, qui pousse a la baisse, pour diminuer les salaires. C'est la guerre<br />
acharnee, et comment finira−t−elle, dites−moi?<br />
En effet, c'etait l'effrayant probleme d'aujourd'hui, l'antagonisme dont craque le corps social. <strong>La</strong> question<br />
depassait de beaucoup les aptitudes de l'ancien beau, qui se contenta de hocher la tete, en faisant un geste<br />
evasif.<br />
Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d'un trait.<br />
<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />
—Ca ne peut pas finir... Si le paysan vend bien son ble, l'ouvrier meurt de faim; si l'ouvrier mange, c'est le<br />
paysan qui creve... Alors, quoi? je ne sais pas, devorons−nous les uns les autres!<br />
Puis, les deux coudes sur la table, lance, il se soulagea violemment; et son secret mepris pour ce proprietaire<br />
qui ne cultivait pas, qui ignorait tout de la terre dont il vivait, se sentait a une certaine vibration ironique de sa<br />
voix.<br />
—Vous m'avez demande des faits pour vos discours... Eh bien! d'abord, c'est votre faute, si la Chamade perd,<br />
Robiquet, le fermier que vous avez la, s'abandonne, parce que son bail est a bout, et qu'il soupconne votre<br />
intention de l'augmenter. On ne vous voit jamais, on se moque de vous et l'on vous vole, rien de plus naturel...<br />
Ensuite, il y a, a votre ruine, une raison plus simple: c'est que nous nous ruinons tous, c'est que la Beauce<br />
s'epuise, oui! la fertile Beauce, la nourrice, la mere!<br />
Il continua. Par exemple, dans sa jeunesse, le Perche, de l'autre cote du Loir, etait un pays pauvre, de maigre<br />
culture, presque sans ble, dont les habitants venaient se louer pour la moisson, a Cloyes, a Chateaudun, a<br />
Bonneval; et, aujourd'hui, grace a la hausse constante de la main−d'oeuvre, voila le Perche qui prosperait, qui<br />
bientot l'emporterait sur la Beauce; sans compter qu'il s'enrichissait avec l'elevage, les marches de<br />
Mondoubleau, de Saint−Calais et de Courtalain fournissaient le plat pays de chevaux, de boeufs et de<br />
cochons. <strong>La</strong> Beauce, elle, ne vivait que sur ses moutons. Deux ans plus tot, lorsque le sang de rate les avait<br />
decimes, elle avait traverse une crise terrible, a ce point que, si le fleau eut continue, elle en serait morte.<br />
Et il entama sa lutte a lui, son histoire, ses trente annees de bataille avec la terre, dont il sortait plus pauvre.<br />
Toujours les capitaux lui avaient manque, il n'avait pu amender certains champs comme il l'aurait voulu, seul<br />
le marnage etait peu couteux, et personne autre que lui ne s'en preoccupait. Meme histoire pour les fumiers, on<br />
n'employait que le fumier de ferme, qui etait insuffisant: tous ses voisins se moquaient, a le voir essayer des<br />
engrais chimiques, dont la mauvaise qualite, du reste, donnait souvent raison aux rieurs. Malgre ses idees sur<br />
V 79