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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Il y avait en bas, sur la route, a l'encoignure de l'ecole, une fontaine d'eau vive, ou toutes les femmes<br />

descendaient prendre leur eau de table, les maisons n'ayant que des mares, pour le betail et l'arrosage. A six<br />

heures, le soir, c'etait la que se tenait la gazette du pays; les moindres evenements y trouvaient un echo, on s'y<br />

livrait a des commentaires sans fin sur ceux−ci qui avaient mange de la viande, sur la fille a ceux−la, grosse<br />

depuis la Chandeleur; et, pendant les deux annees, les memes commerages avaient evolue avec les saisons,<br />

revenant et se repetant, toujours des enfants faits trop tot, des hommes souls, des femmes battues, beaucoup de<br />

besogne pour beaucoup de misere. Il etait arrive tant de choses et rien du tout!<br />

Les Fouan, dont la demission de biens avait passionne, vivotaient, si assoupis, qu'on les oubliait. L'affaire en<br />

etait demeuree la, Buteau s'obstinait, et il n'epousait toujours pas l'ainee des Mouche, qui elevait son mioche.<br />

C'etait comme Jean, qu'on avait accuse de coucher avec Lise: peut−etre bien qu'il n'y couchait pas; mais,<br />

alors, pourquoi continuait−il a frequenter la maison des deux soeurs? Ca semblait louche. Et l'heure de la<br />

fontaine aurait langui, certains jours, sans la rivalite de Coelina Macqueron et de Flore Lengaigne, que la Becu<br />

jetait l'une sur l'autre, sous le pretexte de les reconcilier. Puis, en plein calme, venaient d'eclater deux gros<br />

evenements, les prochaines elections et la question du fameux chemin de Rognes a Chateaudun, qui<br />

soufflerent un terrible vent de commerages. Les cruches pleines restaient en ligne, les femmes ne s'en allaient<br />

plus. On faillit se battre, un samedi soir.<br />

Or, justement, le lendemain, M. de Chedeville, depute sortant, dejeunait a la Borderie, chez Hourdequin. Il<br />

faisait sa tournee electorale et il menageait ce dernier, tres puissant sur les paysans du canton, bien qu'il fut<br />

certain d'etre reelu, grace a son titre de candidat officiel. Il etait alle une fois a Compiegne, tout le pays<br />

l'appelait “l'ami de l'empereur", et cela suffisait: on le nommait, comme s'il eut couche chaque soir aux<br />

Tuileries. Ce M. de Chedeville, un ancien beau, la fleur du regne de Louis−Philippe, gardait au fond du coeur<br />

des tendresses orleanistes. Il s'etait ruine avec les femmes, il ne possedait plus que sa ferme de la Chamade, du<br />

cote d'Orgeres, ou il ne mettait les pieds qu'en temps d'election, mecontent du reste des fermages qui<br />

baissaient, pris sur le tard de l'idee pratique de refaire sa fortune dans les affaires. Grand, elegant encore, le<br />

buste sangle et les cheveux teints, ils se rangeait, malgre ses yeux de braise au passage du dernier des jupons;<br />

et il preparait, disait−il, des discours importants sur les questions agricoles.<br />

<strong>La</strong> veille, Hourdequin avait eu une violente querelle avec Jacqueline, qui voulait etre du dejeuner.<br />

—Ton depute, ton depute! est−ce que tu crois que je le mangerais?... Alors, tu as honte de moi?<br />

Mais il tint bon, il n'y eut que deux couverts, et elle boudait, malgre l'air galant de M. de Chedeville, qui,<br />

l'ayant apercue, avait compris, et tournait sans cesse les yeux vers la cuisine, ou elle etait allee se renfermer<br />

dans sa dignite.<br />

Le dejeuner tirait a sa fin, une truite de l'Aigre apres une omelette, et des pigeons rotis.<br />

—Ce qui nous tue, dit M. de Chedeville, c'est cette liberte commerciale, dont l'empereur s'est engoue. Sans<br />

doute, les choses ont bien marche a la suite des traites de 1861, on a crie au miracle. Mais, aujourd'hui, les<br />

veritables effets se font sentir, voyez comme tous les prix s'avilissent. Moi, je suis pour la protection, il faut<br />

qu'on nous defende contre l'etranger.<br />

Hourdequin, renverse sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues, parla lentement.<br />

—Le ble, qui est a dix−huit francs l'hectolitre, en coute seize a produire. S'il baisse encore, c'est la ruine... Et<br />

chaque annee, dit−on, l'Amerique augmente ses exportations de cereales. On nous menace d'une vraie<br />

inondation du marche. Que deviendrons−nous, alors?... Tenez! moi, j'ai toujours ete pour le progres, pour la<br />

science, pour la liberte. Eh bien! me voila ebranle, parole d'honneur! Oui, ma foi! nous ne pouvons crever de<br />

faim, qu'on nous protege!<br />

V 78

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