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Émile Zola - La Terre

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vers le commencement du siecle, on se resigna a en remplacer le chaume par une toiture de petites ardoises,<br />

aujourd'hui pourries. C'etait ainsi qu'elle avait dure et qu'elle tenait encore, enfoncee d'un metre, comme on les<br />

creusait toutes au temps jadis, sans doute pour avoir plus chaud. Cela offrait l'inconvenient que, par les gros<br />

orages, l'eau l'envahissait; et l'on avait beau balayer le sol battu de cette cave, il restait toujours de la boue<br />

dans les coins. Mais elle etait surtout malicieusement plantee, tournant le dos au nord, a la Beauce immense,<br />

d'ou soufflaient les terribles vents de l'hiver; de ce cote, dans la cuisine, ne s'ouvrait qu'une lucarne etroite,<br />

barricadee d'un volet, au ras du chemin; tandis que, sur l'autre face, celle du midi, se trouvaient la porte et les<br />

fenetres. On aurait dit une de ces masures de pecheur, au bord de l'Ocean, dont pas une fente ne regarde le<br />

flot. A force de la pousser, les vents de la Beauce l'avaient fait pencher en avant: elle pliait, elle etait comme<br />

ces tres vieilles femmes dont les reins se cassent.<br />

Et Jean, bientot, en connut les moindres trous. Il aida a nettoyer la chambre du defunt, l'encoignure prise sur le<br />

grenier, simplement separee par une cloison de planches, et dans laquelle il n'y avait qu'un ancien coffre, plein<br />

de paille, servant de lit, une chaise et une table. En bas, il ne depassait point la cuisine, il evitait de suivre les<br />

deux soeurs dans leur chambre, dont la porte, toujours battante, laissait voir l'alcove a deux lits, la grande<br />

armoire de noyer, une table ronde sculptee, superbe, sans doute une epave du chateau, volee autrefois. Il<br />

existait une autre piece derriere celle−la, si humide, que le pere avait prefere coucher en haut: on regrettait<br />

meme d'y serrer les pommes de terre, car elles y germaient tout de suite. Mais c'etait dans la cuisine qu'on<br />

vivait, dans cette vaste salle enfumee ou, depuis trois siecles, se succedaient les generations des Fouan. Elle<br />

sentait les longs labeurs, les maigres pitances, l'effort continu d'une race qui etait arrivee tout juste a ne pas<br />

crever de faim, en se tuant de besogne, sans avoir jamais un sou de plus en decembre qu'en janvier. Une porte,<br />

ouvrant de plain−pied sur l'etable, mettait les vaches de compagnie avec le monde; et, quand cette porte se<br />

trouvait fermee, on pouvait les surveiller encore par une vitre enchassee dans le mur. Ensuite, il y avait<br />

l'ecurie, ou Gedeon restait seul, puis un hangar et un bucher; de sorte qu'on n'avait pas a sortir, on filait<br />

partout. Dehors, la pluie entretenait la mare, qui etait la seule eau pour les betes et l'arrosage. Chaque matin, il<br />

fallait descendre a la fontaine, en bas, sur la route, chercher l'eau de la table.<br />

Jean se plaisait la, sans se demander ce qui l'y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, etait d'un<br />

bon accueil. Pourtant, ses vingt−cinq ans la vieillissaient deja, elle devenait laide, surtout depuis ses couches.<br />

Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait a la besogne un tel coeur, tapant, criant, riant, qu'elle<br />

rejouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu'il continuait, au contraire, a tutoyer<br />

Francoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle−ci, que le grand air et les durs travaux<br />

n'avaient pas eu le temps a enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front tetu, aux yeux noirs et muets, a<br />

la bouche epaisse, ombree d'un duvet precoce; et, toute gamine qu'on la croyait, elle etait femme aussi, il<br />

n'aurait pas fallu, comme disait sa soeur, la chatouiller de trop pres, pour lui faire un enfant. Lise l'avait<br />

elevee, leur mere etant morte: de la venait leur grande tendresse, active et bruyante de la part de l'ainee,<br />

passionnee et contenue chez la cadette. Cette petite Francoise avait le renom d'une fameuse tete. L'injustice<br />

l'exasperait. Quand elle avait dit: “Ca c'est a moi, ca c'est a toi,” elle n'en aurait pas demordu sous le couteau;<br />

et, en dehors du reste, si elle adorait Lise, c'etait dans l'idee qu'elle lui devait bien cette adoration. D'ailleurs,<br />

elle se montrait raisonnable, tres sage, sans vilaines pensees, seulement tourmentee par ce sang hatif, ce qui la<br />

rendait molle, un peu gourmande et paresseuse. Un jour, elle en vint, elle aussi, a tutoyer Jean, en ami tres age<br />

et bonhomme, qui la faisait jouer, qui la taquinait parfois, mentant expres, soutenant des choses injustes, pour<br />

s'amuser a la voir s'etrangler de colere.<br />

Un dimanche, par une apres−midi deja brulante de juin, Lise travaillait, dans le potager, a sarcler des pois; et<br />

elle avait pose sous un prunier Jules, qui s'y etait endormi. Le soleil la chauffait d'aplomb, elle soufflait, pliee<br />

en deux, arrachant les herbes, lorsqu'une voix s'eleva derriere la haie.<br />

—Quoi donc? on ne se repose pas, meme le dimanche!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Elle avait reconnu la voix, elle se redressa, les bras rouges, la face congestionnee, rieuse quand meme.<br />

III 63

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