05.07.2013 Views

Émile Zola - La Terre

Émile Zola - La Terre

Émile Zola - La Terre

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

sa substance, et ou il retournerait. D'abord, tout jeune, eleve en elle, sa haine du college, son desir de bruler<br />

ses livres n'etaient venus que de son habitude de la liberte, des belles galopades a travers les labours, des<br />

griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succede a son pere, il l'avait<br />

aimee en amoureux, son amour s'etait muri, comme s'il l'eut prise des lors en legitime mariage, pour la<br />

feconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir, a mesure qu'il lui donnait son temps, son argent, sa vie<br />

entiere, ainsi qu'a une femme bonne et fertile, dont il excusait les caprices, meme les trahisons. Il s'emportait<br />

bien des fois, lorsqu'elle se montrait mauvaise, lorsque, trop seche ou trop humide, elle mangeait les<br />

semences, sans rendre des moissons; puis, il doutait, il en arrivait a s'accuser de male impuissant ou maladroit:<br />

la faute en devait etre a lui, s'il ne lui avait pas fait un enfant. C'etait depuis cette epoque que les nouvelles<br />

methodes le hantaient, le lancaient dans les innovations, avec le regret d'avoir ete un cancre au college, et de<br />

n'avoir pas suivi les cours d'une de ces ecoles de culture, dont son pere et lui se moquaient. Que de tentatives<br />

inutiles, d'experiences manquees, et les machines que ses serviteurs detraquaient, et les engrais chimiques que<br />

fraudait le commerce! Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait a peine de quoi manger du pain,<br />

en attendant que la crise agricole l'achevat! N'importe! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses<br />

os, apres l'avoir gardee pour femme, jusqu'au bout.<br />

Ce jour−la, des qu'il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. A eux deux, ils auraient fait de si bonne<br />

besogne? Mais il ecarta le souvenir de cet imbecile qui preferait trainer un sabre. Il n'avait plus d'enfant, il<br />

finirait solitaire. Puis, l'idee lui vint de ses voisins, les Coquart surtout, des proprietaires qui cultivaient<br />

eux−memes leur ferme de Saint−Juste, le pere, la mere, trois fils et deux filles, et qui ne reussissaient guere<br />

mieux. A la Chamade, Robiquet, le fermier, a bout de bail, ne fumait plus, laissait le bien se detruire. C'etait<br />

ainsi, il y avait du mal partout, il fallait se tuer de travail, et ne pas se plaindre. Peu a peu, d'ailleurs, une<br />

douceur bercante montait des grandes pieces vertes qu'il longeait. De legeres pluies, en avril, avaient donne<br />

une belle poussee aux fourrages. Les trefles incarnats le ravirent, il oublia le reste. Maintenant, il coupait, par<br />

les labours, pour jeter un coup d'oeil sur la besogne de ses deux charretiers: la terre collait a ses pieds, il la<br />

sentait grasse, fertile, comme si elle eut voulu le retenir d'une etreinte; et elle le reprenait tout entier, il<br />

retrouvait la virilite de ses trente ans, la force et la joie. Est−ce qu'il y avait d'autres femmes qu'elle? est−ce<br />

que ca comptait, les Cognette, celle−ci ou celle−la, l'assiette ou l'on mange tous, dont il faut bien se contenter,<br />

quand elle est suffisamment propre? Une excuse si concluante a son besoin lache de cette gueuse acheva de<br />

l'egayer. Il marcha trois heures, il plaisanta avec une fille, justement la servante des Coquart, qui revenait de<br />

Cloyes sur un ane, en montrant ses jambes.<br />

Lorsque Hourdequin rentra a la Borderie, il apercut Jacqueline dans la cour qui disait adieu aux chats de la<br />

ferme. Il y en avait toujours une bande, douze, quinze, vingt, on ne savait pas au juste; car les chattes faisaient<br />

leur portee dans des trous de paille inconnus, et reparaissaient avec des queues de cinq ou six petits. Ensuite,<br />

elle s'approcha des niches d'Empereur et de Massacre, les deux chiens du berger; mais ils grognerent, ils<br />

l'execraient.<br />

Le diner, malgre les adieux aux betes, se passa comme tous les jours. Le maitre mangeait, causait, de son air<br />

habituel. Puis, la journee terminee, il ne fut question du depart de personne. Tous allerent dormir, l'ombre<br />

enveloppa la ferme silencieuse.<br />

Et, cette nuit meme, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin. C'etait la belle chambre,<br />

avec son grand lit, au fond de l'alcove tendue de rouge. Il y avait la une armoire, un gueridon, un fauteuil<br />

Voltaire; et, dominant un petit bureau d'acajou, les medailles obtenues par le fermier aux comices agricoles,<br />

luisaient, encadrees et sous verre. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s'y etala, y<br />

ecarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle.<br />

Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux epaules, la repoussa. Du moment que ca devenait serieux, ca<br />

n'etait pas propre, decidement, et il ne voulait plus.<br />

DEUXIEME PARTIE 55

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!