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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Jean, qui etait methodique, attendait, pour achever sa lecture. Le silence etant retombe, il lut doucement:<br />

—“Heureux laboureur, ne quitte pas le village pour la ville, ou il te faudrait tout acheter, le lait, la viande et<br />

les legumes, ou tu depenserais toujours au dela du necessaire, a cause des occasions. N'as−tu pas au village de<br />

l'air et du soleil, un travail sain, des plaisirs honnetes? <strong>La</strong> vie des champs n'a point son egale, tu possedes le<br />

vrai bonheur, loin des lambris dores; et la preuve, c'est que les ouvriers des villes viennent se regaler a la<br />

campagne, de meme que les bourgeois n'ont qu'un reve, se retirer pres de toi, cueillir des fleurs, manger des<br />

fruits aux arbres, faire des cabrioles sur le gazon. Dis−toi bien, Jacques Bonhomme, que l'argent est une<br />

chimere. Si tu as la paix du coeur, ta fortune est faite.”<br />

Sa voix s'etait alteree, il dut contenir une emotion de gros garcon tendre, grandi dans les villes, et dont les<br />

idees de felicite champetre remuaient l'ame. Les autres resterent mornes, les femmes pliees sur leurs aiguilles,<br />

les hommes tasses, la face durcie. Est−ce que le livre se moquait d'eux? L'argent seul etait bon, et ils crevaient<br />

de misere. Puis, comme ce silence, lourd de souffrance et de rancune, le genait, le jeune homme se permit une<br />

reflexion sage.<br />

—Tout de meme, ca irait mieux peut−etre avec l'instruction... Si l'on etait si malheureux autrefois, c'etait<br />

qu'on ne savait pas. Aujourd'hui, on sait un peu, et ca va moins mal assurement. Alors, il faudrait savoir tout a<br />

fait, avoir des ecoles pour apprendre a cultiver...<br />

Mais Fouan l'interrompit violemment, en vieillard obstine dans la routine.<br />

—Fichez−nous donc la paix, avec votre science! Plus on en sait, moins ca marche, puisque je vous dis qu'il y<br />

a cinquante ans la terre rapportait davantage! Ca la fache qu'on la tourmente, elle ne donne jamais que ce<br />

qu'elle veut, la matine! Et voyez si M. Hourdequin n'a pas mange de l'argent gros comme lui, a se fourrer dans<br />

les inventions nouvelles... Non, non, c'est foutu, le paysan reste le paysan!<br />

Dix heures sonnaient, et a ce mot qui concluait avec la rudesse d'un coup de hache, Rose alla chercher un pot<br />

de chataignes, qu'elle avait laisse dans les cendres chaudes de la cuisine, le regal oblige du soir de la<br />

Toussaint. Meme elle rapporta deux litres de vin blanc, pour que la fete fut complete. Des lors, on oublia les<br />

histoires, la gaiete monta, les ongles et les dents travaillerent a tirer de leurs cosses les chataignes bouillies,<br />

fumantes encore. <strong>La</strong> Grande avait englouti tout de suite sa part dans sa poche, parce qu'elle mangeait moins<br />

vite. Becu et Jesus−Christ les avalaient sans les eplucher, en se les lancant de loin au fond de la bouche, tandis<br />

que Palmyre, enhardie, mettait a les nettoyer un soin extreme, puis en gavait Hilarion, comme une volaille.<br />

Quant aux enfants, ils “faisaient du boudin”. <strong>La</strong> Trouille piquait la chataigne avec une dent, puis la pressait<br />

pour en tirer un jet mince, que Delphin et Nenesse lechaient ensuite. C'etait tres bon. Lise et Francoise se<br />

deciderent a en faire aussi. On moucha la chandelle une derniere fois, on trinqua a la bonne amitie de tous les<br />

assistants. <strong>La</strong> chaleur avait augmente, une vapeur rousse montait du purin de la litiere, le grillon chantait plus<br />

fort, dans les grandes ombres mouvantes des poutres; et, pour que les vaches fussent du regal, on leur donnait<br />

les cosses, qu'elles broyaient d'un gros bruit regulier et doux.<br />

A la demie de dix heures, le depart commenca. D'abord, ce fut Fanny qui emmena Nenesse. Puis,<br />

Jesus−Christ et Becu sortirent en se querellant, repris d'ivresse dans le froid du dehors; et l'on entendit la<br />

Trouille et Delphin, chacun soutenant son pere, le poussant, le remettant dans le droit chemin, comme une<br />

bete retive qui ne connait plus l'ecurie. A chaque battement de la porte, un souffle glacial venait de la route,<br />

blanche de neige. Mais la Grande ne se pressait point, nouait son mouchoir autour de son cou, enfilait ses<br />

mitaines. Elle n'eut pas un regard pour Palmyre et Hilarion, qui s'echapperent peureusement, secoues d'un<br />

frisson, sous leurs guenilles. Enfin, elle s'en alla, elle rentra chez elle, a cote, avec le coup sourd du battant<br />

violemment referme. Et il ne resta que Francoise et Lise.<br />

V 46

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