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Émile Zola - La Terre

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—Ca, c'est vrai! lanca Becu, pendant que Jean tournait la derniere page.<br />

—Oui, c'est vrai, dit le pere Fouan. Il y a eu du bon temps tout de meme, dans ma jeunesse... Moi qui vous<br />

parle, j'ai vu Napoleon une fois, a Chartres. J'avais vingt ans... On etait libre, on avait la terre, ca semblait si<br />

bon! Je me souviens que mon pere, un jour, disait qu'il semait des sous et qu'il recoltait des ecus... Puis, on a<br />

eu Louis XVIII, Charles X, Louis−Philippe. Ca marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se<br />

plaindre... Et voici Napoleon III, aujourd'hui, et ca n'allait pas encore trop mal jusqu'a l'annee derniere...<br />

Seulement....<br />

Il voulut garder le reste, mais les mots lui echappaient.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—Seulement, qu'est−ce que ca nous a foutu, leur liberte et leur egalite, a Rose et a moi?... Est−ce que nous en<br />

sommes plus gras, apres nous etre esquintes pendant cinquante ans?<br />

Alors, en quelques mots lents et penibles, il resuma inconsciemment toute cette histoire: la terre si longtemps<br />

cultivee pour le seigneur, sous le baton et dans la nudite de l'esclave, qui n'a rien a lui, pas meme sa peau; la<br />

terre, fecondee de son effort, passionnement aimee et desiree pendant cette intimite chaude de chaque heure,<br />

comme la femme d'un autre que l'on soigne, que l'on etreint et que l'on ne peut posseder; la terre, apres des<br />

siecles de ce tourment de concupiscence, obtenue enfin, conquise, devenue sa chose, sa jouissance, l'unique<br />

source de sa vie. Et ce desir seculaire, cette possession sans cesse reculee, expliquait son amour pour son<br />

champ, sa passion de la terre, du plus de terre possible, de la motte grasse, qu'on touche, qu'on pese au creux<br />

de la main. Combien pourtant elle etait indifferente et ingrate, la terre! On avait beau l'adorer, elle ne<br />

s'echauffait pas, ne produisait pas un grain de plus. De trop fortes pluies pourrissaient les semences, des coups<br />

de grele hachaient le ble en herbe, un vent de foudre versait les tiges, deux mois de secheresse maigrissaient<br />

les epis; et c'etaient encore les insectes qui rongent, les froids qui tuent, des maladies sur le betail, des lepres<br />

de mauvaises plantes mangeant le sol: tout devenait une cause de ruine, la lutte restait quotidienne, au hasard<br />

de l'ignorance, en continuelle alerte. Certes, lui ne s'etait pas epargne, tapant des deux poings, furieux de voir<br />

que le travail ne suffisait pas. Il y avait desseche les muscles de son corps, il s'etait donne tout entier a la terre,<br />

qui, apres l'avoir a peine nourri, le laissait miserable, inassouvi, honteux d'impuissance senile, et passait aux<br />

bras d'un autre male, sans pitie meme pour ses pauvres os, qu'elle attendait.<br />

—Et voila! et voila! continuait le pere. On est jeune, on se decarcasse; et, quand on est parvenu bien<br />

difficilement a joindre les deux bouts, on est vieux, il faut partir... N'est−ce pas, Rose?<br />

<strong>La</strong> mere hocha sa tete tremblante. Ah! oui, bon sang! elle avait travaille, elle aussi, plus qu'un homme bien<br />

sur! Levee avant les autres, faisant la soupe, balayant, recurant, les reins casses par mille soins, les vaches, le<br />

cochon, le petrin, toujours couchee la derniere! Pour n'en etre pas crevee, il fallait qu'elle fut solide. Et c'etait<br />

sa seule recompense, d'avoir vecu: on n'amassait que des rides, bien heureux encore, lorsque, apres avoir<br />

coupe les liards en quatre, s'etre couche sans lumiere et contente de pain et d'eau, on gardait de quoi ne pas<br />

mourir de faim, dans ses vieux jours.<br />

—Tout de meme, reprit Fouan, il ne faut pas nous plaindre. Je me suis laisse conter qu'il y a des pays ou la<br />

terre donne un mal de chien. Ainsi, dans le Perche, ils n'ont que des cailloux... En Beauce, elle est douce<br />

encore, elle ne demande qu'un bon travail suivi... Seulement ca se gate. Elle devient pour sur moins fertile, des<br />

champs ou l'on recoltait vingt hectolitres, n'en rapportent aujourd'hui que quinze... Et le prix de l'hectolitre<br />

diminue depuis un an, on raconte qu'il arrive du ble de chez les sauvages, c'est quelque chose de mauvais qui<br />

commence, une crise, comme ils disent... Est−ce que le malheur est jamais fini? Ca ne met pas de viande dans<br />

la marmite, n'est−ce pas? leur suffrage universel. Le foncier nous casse les epaules, on nous prend toujours<br />

nos enfants pour la guerre... Allez, on a beau faire des revolutions, c'est bonnet blanc, blanc bonnet, et le<br />

paysan reste le paysan.<br />

V 45

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