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Émile Zola - La Terre

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terreur, s'affaisserent, ne bougerent plus.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Et la veillee commenca. Les femmes, autour de l'unique chandelle, tricotaient, filaient, travaillaient a des<br />

ouvrages, qu'elles ne regardaient meme pas. Les hommes, en arriere, fumaient lentement avec de rares<br />

paroles, pendant que, dans un coin, les enfants se poussaient et se pincaient en etouffant leurs rires.<br />

Parfois, on disait des contes: celui du Cochon noir, qui gardait un tresor, une clef rouge a la gueule; ou encore<br />

celui de la bete d'Orleans, qui avait la face d'un homme, des ailes de chauve−souris, des cheveux jusqu'a terre,<br />

deux cornes, deux queues, l'une pour prendre, l'autre pour tuer; et ce monstre avait mange un voyageur<br />

rouennais, dont il n'etait reste que le chapeau et les bottes. D'autres fois, on entamait les histoires sans fin sur<br />

les loups, les loups voraces, qui, pendant des siecles, ont devaste la Beauce. Anciennement, lorsque la Beauce,<br />

aujourd'hui, nue et pelee, gardait de ses forets premieres quelques bouquets d'arbres, des bandes innombrables<br />

de loups, poussees par la faim, sortaient l'hiver pour se jeter sur les troupeaux. Des femmes, des enfants<br />

etaient devores. Et les vieux du pays se rappelaient que, pendant les grandes neiges, les loups venaient dans<br />

les villes: a Cloyes, on les entendait hurler sur la place Saint−Georges; a Rognes, ils soufflaient sous les portes<br />

mal closes des etables et des bergeries. Puis, les memes anecdotes se succedaient; le meunier, surpris par cinq<br />

grands loups, qui les mit en fuite en enflammant une allumette; la petite fille qu'une louve accompagna au<br />

galop pendant deux lieues, et qui fut mangee seulement a sa porte, lorsqu'elle tomba; d'autres, d'autres encore,<br />

des legendes de loups−garous, d'hommes changes en betes, sautant sur les epaules des passants attardes, les<br />

forcant a courir, jusqu'a la mort.<br />

Mais, autour de la maigre chandelle, ce qui glacait les filles de la veillee, ce qui, a la sortie, les faisait se<br />

sauver, eperdues, fouillant l'ombre, c'etaient les crimes des Chauffeurs, de la fameuse bande d'Orgeres, dont<br />

apres soixante ans la contree frissonnait. Ils etaient des centaines, tous rouleurs de routes, mendiants,<br />

deserteurs, faux colporteurs, des hommes, des enfants, des femmes, qui vivaient de vols, de meurtres et de<br />

debauches. Ils descendaient des troupes armees et disciplinees de l'ancien brigandage, mettant a profit les<br />

troubles de la Revolution, faisant en regle le siege des maisons isolees, ou ils entraient “a la bombe", en<br />

enfoncant les portes a l'aide de beliers. Des la nuit venue, comme les loups, ils sortaient de la foret de<br />

Dourdan, des broussailles de la Conie, des repaires boises ou ils se cachaient; et la terreur tombait avec<br />

l'ombre, sur les fermes de la Beauce, d'Etampes a Chateaudun, de Chartres a Orleans. Parmi leurs atrocites<br />

legendaires, celle qui revenait le plus souvent a Rognes, etait le pillage de la ferme de Millouard, distante de<br />

quelques lieues seulement, dans le canton d'Orgeres. Le Beau−Francois, le chef celebre, le successeur de<br />

Fleur−d'Epine, cette nuit−la, avait avec lui le Rouge−d'Auneau, son lieutenant, le Grand−Dragon,<br />

Breton−le−cul−sec, Lonjumeau, Sans−Pouce, cinquante autres, tous le visage noirci. D'abord, ils jeterent dans<br />

la cave les gens de la ferme, les servantes, les charretiers, le berger, a coups de baionnette; ensuite, ils<br />

“chaufferent” le fermier, le pere Fousset, qu'ils avaient garde seul. Quand ils lui eurent allonge les pieds<br />

au−dessus des braises de la cheminee, ils allumerent avec des brandes de paille sa barbe et tout le poil de son<br />

corps; puis, ils revinrent aux pieds, qu'ils tailladerent de la pointe d'un couteau, pour que la flamme penetrat<br />

mieux. Enfin, le vieux s'etant decide a dire ou etait son argent ils le lacherent, ils emporterent un butin<br />

considerable. Fousset, qui avait eu la force de se trainer jusqu'a une maison voisine, ne mourut que plus tard.<br />

Et, invariablement, le recit se terminait par le proces et l'execution, a Chartres, de la bande des Chauffeurs,<br />

que le Borgne−de−Jouy avait vendue: un proces monstre, dont l'instruction demanda dix−huit mois, et<br />

pendant lequel soixante−quatre des prevenus moururent en prison d'une peste determinee par leur ordure; un<br />

proces qui defera a la cour d'assises cent quinze accuses dont trente−trois contumaces, qui fit poser au jury<br />

sept mille huit cents questions, qui aboutit a vingt−trois condamnations a mort. <strong>La</strong> nuit de l'execution, en se<br />

partageant les depouilles des supplicies, sous l'echafaud rouge de sang, les bourreaux de Chartres et de Dreux<br />

se battirent.<br />

Fouan, a propos d'un assassinat qui s'etait commis du cote de Janville, raconta donc une fois de plus les<br />

abominations de la ferme de Millouard; et il en etait a la complainte composee en prison par le<br />

Rouge−d'Auneau lui−meme, lorsque des bruits etranges sur la route, des pas, des poussees, des jurons,<br />

V 39

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