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Émile Zola - La Terre

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plaque au bras, toujours sur le point de le prendre en flagrant delit, combattu entre son devoir et son coeur. Au<br />

cabaret, des qu'il etait soul, il le regalait en frere.<br />

—Un ecarte, hein, veux−tu? Et, nom de Dieu? si les Bedouins nous embetent, nous leur couperons les<br />

oreilles!<br />

Ils s'installerent a une table, jouerent aux cartes en criant fort, tandis que les litres, un a un, se succedaient.<br />

Macqueron, dans un coin, tasse, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. Depuis qu'il avait gagne<br />

des rentes, en speculant sur les petits vins de Montigny, il etait tombe a la paresse, chassant, pechant, faisant le<br />

bourgeois; et il restait tres sale, vetu de loques, pendant que sa fille Berthe trimballait autour de lui des robes<br />

de soie. Si sa femme l'avait ecoute, ils auraient ferme boutique, et l'epicerie, et le cabaret, car il devenait<br />

vaniteux, avec de sourdes ambitions, inconscientes encore; mais elle etait d'une aprete feroce au lucre, et<br />

lui−meme, tout en ne s'occupant de rien, la laissait continuer a verser des canons, pour ennuyer son voisin<br />

Lengaigne, qui tenait le bureau de tabac et donnait aussi a boire. C'etait une rivalite ancienne, jamais eteinte,<br />

toujours pres de flamber.<br />

Cependant, il y avait des semaines ou l'on vivait en paix; et, justement, Lengaigne entra avec son fils Victor,<br />

un grand garcon gauche, qui devait bientot tirer au sort. Lui, tres long, l'air fige, ayant une petite tete de<br />

chouette sur de larges epaules osseuses, cultivait ses terres, pendant que sa femme pesait le tabac et descendait<br />

a la cave. Ce qui lui donnait une importance, c'etait qu'il rasait le village et coupait les cheveux, un metier<br />

rapporte du regiment, qu'il exercait chez lui, au milieu des consommateurs, ou encore a domicile, a la volonte<br />

des clients.<br />

—Eh bien! cette barbe, est−ce pour aujourd'hui, compere? demanda−t−il, des la porte.<br />

—Tiens, c'est vrai, je t'ai dit de venir, s'ecria Macqueron. Ma foi, tout de suite, si ca te plait.<br />

Il decrocha un vieux plat a barbe, prit un savon et de l'eau tiede, pendant que l'autre tirait de sa poche un rasoir<br />

grand comme un coutelas, qu'il se mit a repasser sur un cuir fixe a l'etui. Mais une voix glapissante vint de<br />

l'epicerie voisine.<br />

—Dites donc, criait Coelina, est−ce que vous allez faire vos saletes sur les tables?... Ah! non, je ne veux pas,<br />

chez moi, qu'on trouve du poil dans les verres!<br />

C'etait une attaque a la proprete du cabaret voisin, ou l'on mangeait plus de cheveux qu'on ne buvait de vrai<br />

vin, disait−elle.<br />

—Vends ton sel et ton poivre, et fiche−nous la paix, repondit Macqueron, vexe de cette algarade devant le<br />

monde.<br />

Jesus−Christ et Becu ricanerent. Mouchee, la bourgeoise! Et ils lui commanderent un nouveau litre, qu'elle<br />

apporta, furieuse, sans une parole. Ils battaient les cartes, ils les jetaient sur la table violemment, comme pour<br />

s'assommer. Atout, atout et atout!<br />

Lengaigne avait deja frotte son client de savon, et le tenait par le nez, lorsque Lequeu, le maitre d'ecole,<br />

poussa la porte.<br />

—Bonsoir, la compagnie!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

IV 32

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