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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait complique la situation, passee du coup a l'etat aigu. Un<br />

enterrement, ce n'est point comme une messe, ca ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la<br />

circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne a Bazoches, pres<br />

du cure. Des que ce dernier l'apercut, ses tempes se gonflerent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans<br />

lui laisser ouvrir la bouche. Non! non! non! Plutot y perdre sa cure! Et, quand il apprit que c'etait pour un<br />

convoi, il en begaya de fureur. Ah! ces paiens faisaient expres de mourir, ah! ils croyaient de la sorte l'obliger<br />

a ceder: eh bien! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait a monter au ciel!<br />

Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fut passe; puis il exprima des idees, on ne refusait l'eau<br />

benite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille; enfin, il fit valoir des raisons<br />

personnelles, le mort etait son beau−pere, le beau−pere du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le<br />

lendemain dix heures. Non! non! non! L'abbe Godard se debattait, s'etranglait, et le paysan, tout en esperant<br />

que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir flechi.<br />

—Je vous dis que non! lui jeta une derniere fois le pretre, de sa porte. Ne faites pas sonner... Non! mille fois<br />

non!<br />

Le lendemain, Becu recut du maire l'ordre de sonner a dix heures. On verrait bien. Chez les Buteau, tout se<br />

trouvait pret, la mise en biere avait eu lieu la veille, sous l'oeil exerce de la Grande. <strong>La</strong> chambre etait lavee<br />

deja, rien ne demeurait de l'incendie, que le pere entre ses quatre planches. Et la cloche sonnait, lorsque la<br />

famille, reunie devant la maison, pour la levee du corps, vit arriver l'abbe Godard par la rue a Macqueron,<br />

essouffle d'avoir couru, si rouge et si furieux, qu'il balancait son tricorne d'une main violente, tete nue, de peur<br />

d'une attaque. Il ne regarda personne, s'engouffra dans l'eglise, reparut tout de suite, en surplis, precede de<br />

deux enfants de choeur, dont l'un tenait la croix et l'autre le benitier. Au galop, il lacha sur le corps un<br />

balbutiement rapide; et, sans s'inquieter si les porteurs l'accompagnaient avec le cercueil, il revint vers l'eglise,<br />

ou il commenca la messe, en coup de vent. Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s'effaraient a le<br />

suivre. Assise au premier rang etait la famille, Buteau et Lise, Fanny et Delhomme, Jesus−Christ, la Grande.<br />

M. Charles, qui honorait le convoi de sa presence, avait apporte les excuses de madame Charles, partie a<br />

Chartres depuis deux jours, avec Elodie et Nenesse. Quant a la Trouille, au moment de venir, s'etant apercu<br />

que trois de ses oies manquaient, elle avait file a leur recherche. Derriere Lise, les petits, <strong>La</strong>ure et Jules, ne<br />

bougeaient pas, tres sages, les bras croises, les yeux noirs et tout grands. Et, sur les autres bancs, beaucoup de<br />

connaissances se pressaient, des femmes surtout, la Frimat, la Becu, Coelina, Flore, enfin une assistance dont<br />

il y avait vraiment lieu d'etre fier. Avant la preface, quand le cure se tourna vers les fideles, il ouvrit les bras<br />

terriblement, comme pour les gifler. Becu, tres soul, sonnait toujours.<br />

En somme, ce fut une messe convenable, quoique menee trop vite. On ne se fachait pas, on souriait de la<br />

colere de l'abbe, qu'on excusait; car il etait naturel qu'il fut malheureux de sa defaite, de meme que tous<br />

s'egayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde epanouissait les visages, d'avoir eu le<br />

dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien force a le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond. <strong>La</strong><br />

messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortege se reforma: la croix, les chantres, Clou et son<br />

trombone, le cure suffoquant de sa hate, le corps porte par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde.<br />

Becu s'etait remis a sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolerent, avec des croassements de<br />

detresse. Tout de suite, on entra dans le cimetiere, il n'y avait que le coin de l'eglise a tourner. Les chants et la<br />

musique eclaterent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voile de vapeurs, qui chauffait la<br />

paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigne de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle<br />

petitesse que tous en furent frappes. Jean, demeure la, en eprouva un saisissement. Ah! le pauvre vieux si<br />

decharne par l'age, si reduit par la misere de la vie, a l'aise dans cette boite a joujoux, une toute petite boite de<br />

rien! Il ne tiendrait pas grand'place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion<br />

l'avait brule jusqu'a fondre ses muscles. Le corps etait arrive au bord de la fosse beante, le regard de Jean qui<br />

le suivait, alla plus loin, au dela du mur, d'un bout a l'autre de la Beauce; et, dans le deroulement des labours,<br />

il retrouvait les semeurs, a l'infini, avec leur geste continu, l'ondee vivante de la semence, qui pleuvait sur les<br />

sillons ouverts.<br />

VI 272

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