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Émile Zola - La Terre

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Lorsque, vers neuf heures, Jean eut saute du lit, il se trempa la tete dans une cuvette d'eau froide.<br />

Brusquement, il prit une resolution: il ne conterait rien, il ne ferait pas meme de proces pour ravoir la moitie<br />

des meubles. Le jeu n'en vaudrait decidement pas la chandelle. Une fierte le remettait d'aplomb, content de ne<br />

point en etre, de ces coquins, d'etre l'etranger. Ils pouvaient bien se devorer entre eux: un fameux debarras,<br />

s'ils s'avalaient tous! <strong>La</strong> souffrance, le degout des dix annees passees a Rognes, lui remontaient de la poitrine<br />

en un flot de colere. Dire qu'il etait si joyeux, le jour ou il avait quitte le service, apres la guerre d'Italie, a<br />

l'idee de n'etre plus un traineur de sabre, un tueur de monde! Et, depuis cette epoque, il vivait dans de sales<br />

histoires, au milieu de sauvages. Des son mariage, il en avait eu gros sur le coeur; mais les voila qui volaient,<br />

qui assassinaient, maintenant! De vrais loups, laches au travers de la plaine, si grande, si calme! Non, non!<br />

c'etait assez, ces betes devorantes lui gataient la campagne! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et<br />

le male, lorsqu'on aurait du detruire la bande entiere? Il preferait partir.<br />

A ce moment, un journal que Jean avait monte la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'etait<br />

interesse a un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et epouvantaient depuis<br />

quelques jours; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait eveille d'inconscient, toute<br />

une flamme mal eteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa derniere hesitation a partir, la pensee qu'il ne<br />

savait ou aller, en fut emportee, balayee comme par un grand souffle de vent. Eh donc! il irait se battre, il se<br />

reengagerait. Il avait paye sa dette; mais, quoi? lorsqu'on n'a plus de metier, lorsque la vie vous embete et<br />

qu'on rage d'etre taquine par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allegement, toute<br />

une joie sombre, le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait a la<br />

bataille, en Italie. Les gens etaient trop canailles, ca le soulageait, l'espoir de demolir des Prussiens; et,<br />

puisqu'il n'avait pas trouve la paix dans ce coin, ou les familles se buvaient le sang, autant valait−il qu'il<br />

retournat au massacre. Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait venge, dans cette sacree<br />

vie de douleur et de misere que les hommes lui avaient faite!<br />

Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux oeufs et un morceau de lard, que Flore lui servit. Ensuite, appelant<br />

Lengaigne, il regla son compte.<br />

—Vous partez, Caporal?<br />

—Oui.<br />

—Vous partez, mais vous reviendrez?<br />

—Non.<br />

Le cabaretier, etonne, le regardait, tout en reservant ses reflexions. Alors, ce grand nigaud renoncait a son<br />

droit?<br />

—Et qu'est−ce que vous allez faire, a cette heure? Peut−etre bien que vous redevenez menuisier?<br />

—Non, soldat.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupefaction, ne put retenir un rire de mepris. Ah! l'imbecile!<br />

Jean avait deja pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arreta et lui fit remonter la cote. Il<br />

ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu a la tombe de Francoise. Puis, c'etait autre chose aussi, le desir<br />

de revoir une fois encore se derouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses<br />

longues heures solitaires de travail.<br />

VI 269

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