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Lise, sur le dos, dit a son tour:<br />
—C'est mauvais qu'il soit rentre ici... Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail... Moi, si j'avais eu a<br />
prier le bon Dieu, je lui aurais demande de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison.<br />
Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idee que le pere savait tout et qu'il pouvait les vendre, meme<br />
innocemment. Ca, c'etait le comble. Qu'il fut une depense, qu'il les encombrat, qu'il les empechat de jouir a<br />
l'aise des titres de rente voles, ils l'avaient supporte longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fit couper le cou,<br />
ah! non, ca passait la permission. Fallait y mettre ordre.<br />
—Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement.<br />
Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de <strong>La</strong>ure et de Jules, puis fila en chemise dans la piece aux<br />
betteraves, ou l'on avait retabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle etait frissonnante, les pieds glaces<br />
par le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour<br />
la rechauffer.<br />
—Eh bien?<br />
—Eh bien! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, a cause qu'il etouffe.<br />
Un silence regna, mais ils avaient beau se taire, dans leur etreinte, ils entendaient leurs pensees battre sous<br />
leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'etait si facile de le finir: un rien dans la gorge, un mouchoir, les<br />
doigts seulement, et l'on en serait delivre. Meme, ce serait un vrai service a lui rendre. Est−ce qu'il ne valait<br />
pas mieux dormir tranquille au cimetiere, que d'etre a charge aux autres et a soi?<br />
Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brulaient, comme si un desir leur eut<br />
allume le sang des veines. Il la lacha tout d'un coup, sauta a son tour pieds nus sur le carreau.<br />
—Je vas voir aussi.<br />
<strong>La</strong> chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, ecoutait, les yeux grands ouverts dans<br />
le noir. Mais les minutes s'ecoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la piece voisine. A la fin, elle l'entendit<br />
revenir sans lumiere, avec le frolement mou de ses pieds, si oppresse, qu'il ne pouvait contenir le ronflement<br />
de son haleine. Et il s'avanca, jusqu'au lit, il tata pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille:<br />
—Viens donc, j'ose pas tout seul.<br />
<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />
Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les<br />
genait. <strong>La</strong> chandelle etait par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle eclairait assez pour qu'on<br />
le distinguat, allonge sur le dos, la tete glissee de l'oreiller. Il etait si raidi, si decharne par l'age, qu'on l'aurait<br />
cru mort, sans le rale penible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait la un<br />
trou noir, ou les levres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se pencherent, comme pour voir ce<br />
qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, cote a cote, se touchant de la hanche. Mais leurs bras<br />
mollissaient, c'etait tres facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en<br />
allerent, ils revinrent. Leur langue seche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un<br />
regard, elle lui avait montre l'oreiller: allons donc! qu'attendait−il? Et lui battait des paupieres, la poussait a sa<br />
place. Brusquement, Lise exasperee empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du pere.<br />
—Bougre de lache! faut donc que ce soit toujours les femmes!<br />
V 266