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Émile Zola - La Terre

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—Essaye voir!<br />

Il etait bien fort, gros et grand, et elle etait bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce<br />

fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayante, les dents pretes a mordre, les regards aigus, luisants comme<br />

des couteaux.<br />

—C'est fini, va−t'en!... Plutot que d'aller avec toi, je prefererais ne revoir jamais d'homme... Va−t'en, va−t'en,<br />

va−t'en!<br />

Et Tron s'en alla; a reculons, dans une retraite de bete carnassiere et lache, cedant a la crainte, remettant<br />

sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore:<br />

—Morte ou vivante, j'aurai ta peau!<br />

Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon debarras. Puis, se retournant, fremissante, elle<br />

ne s'etonna point de voir Jean, elle s'ecria dans un elan de franchise:<br />

—Ah! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'etre emballee avec lui!<br />

Jean restait glace. Une reaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme: elle etouffa, elle tomba<br />

dans ses bras, en sanglotant, en repetant qu'elle etait malheureuse, oh! malheureuse, bien malheureuse! Ses<br />

larmes coulaient sans fin, elle voulait etre plainte, etre aimee, elle s'attachait a lui, comme si elle avait desire<br />

que celui−ci l'emportat et la gardat. Et il commencait a etre tres ennuye, lorsque le beau−frere du mort, le<br />

notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme etait alle prevenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors,<br />

Jacqueline courut a lui, etala son desespoir.<br />

Jean, qui s'etait echappe de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne<br />

voyait rien, bouleverse par cette histoire, dont le frisson s'ajoutait au chagrin de son malheur a lui. Il avait son<br />

compte de malechance, un egoisme lui faisait hater le pas, malgre son apitoiement sur le sort de son ancien<br />

maitre Hourdequin. Ce n'etait guere son role de vendre la Cognette et son galant, la justice n'avait qu'a ouvrir<br />

l'oeil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fut senti complice. Devant les<br />

premieres maisons de Rognes seulement, il respira; et il se disait, maintenant, que le fermier etait mort de son<br />

peche, il songeait a cette grande verite que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le<br />

souvenir de Francoise lui etait revenu, une grosse emotion l'etranglait.<br />

Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il etait alle a la ferme pour y demander du travail. Tout<br />

de suite, il s'inquieta, il chercha ou il pourrait frapper a cette heure, et la pensee lui vint que les Charles<br />

avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait−il pas s'offrir? Il restait tout de meme un<br />

peu de la famille, peut−etre serait−ce une recommandation. Immediatement, il se rendit a Roseblanche.<br />

Il etait une heure, les Charles achevaient de dejeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Elodie<br />

versait le cafe, et M. Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prit une tasse. Celui−ci accepta, bien<br />

qu'il n'eut rien mange depuis la veille: il avait l'estomac trop serre, ca le secouerait un peu. Mais quand il se vit<br />

a cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout a l'heure, des qu'il<br />

trouverait un biais. Madame Charles s'etait mise a le plaindre, a pleurer la mort de cette pauvre Francoise, et il<br />

s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux.<br />

Puis, la servante, ayant annonce les Delhomme, le pere et le fils, Jean fut oublie.<br />

—Faites entrer et donnez deux autres tasses.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

V 260

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