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Émile Zola - La Terre

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legue son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immediatement; et, lorsque, dans le bercement de la<br />

marche, sa colere se rallumait, il n'en etait plus qu'a jurer de trainer les Buteau en justice, pour se faire rendre<br />

sa part, la moitie de tout ce qui tombait dans la communaute. On verrait s'il se laisserait depouiller comme un<br />

capon!<br />

Ayant leve les yeux, Jean fut etonne de se voir devant la Borderie. Un raisonnement interieur, dont il n'avait<br />

eu que la demi−conscience, l'amenait a la ferme, comme a un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas quitter le<br />

pays, n'etait−ce pas la qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail? Hourdequin l'avait<br />

toujours estime, il ne doutait point d'etre accueilli sur l'heure.<br />

Mais de loin, la vue de la Cognette, affolee, traversant la cour, l'inquieta. Onze heures sonnaient, il tombait<br />

dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouve, au pied de<br />

l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placee si dangereusement; et Hourdequin etait au fond,<br />

mort, les reins casses, a l'angle d'une marche. Elle avait crie, on etait accouru, une terreur bouleversait la<br />

ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle a manger, tandis que, dans la<br />

cuisine, Jacqueline se desesperait, la face decomposee, sans une larme.<br />

Des que Jean fut entre, elle parla, se soulagea d'une voix etranglee.<br />

—Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeat de place, ce trou!... Mais qui donc a pu le laisser ouvert! Je<br />

suis certaine qu'il etait ferme hier soir, quand je suis montee.... Depuis ce matin, je suis la, a me creuser la tete.<br />

—Le maitre est descendu avant vous? demanda Jean, que l'accident stupefiait.<br />

—Oui, le jour pointait a peine.... Je dormais. Il m'a semble qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai du rever....<br />

Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumiere, pour surprendre les serviteurs au saut du<br />

lit.... Il n'aura pas vu le trou, il sera tombe. Mais qui donc, qui donc a laisse cette trappe ouverte? Ah! j'en<br />

mourrai!<br />

Jean, qu'un soupcon venait d'effleurer, l'ecarta aussitot. Elle n'avait aucun interet a cette mort, son desespoir<br />

etait sincere.<br />

—C'est un grand malheur, murmura−t−il.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—Oh! oui, un grand malheur, un tres grand malheur, pour moi!<br />

Elle s'affaissa sur une chaise, accablee, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maitre qu'elle comptait<br />

epouser enfin! le maitre qui avait jure de lui tout laisser par testament! Et il etait mort, sans avoir le temps de<br />

rien signer. Et elle n'aurait pas meme des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors a coups de botte,<br />

comme il l'avait promis. Rien! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau! Un desastre, un<br />

ecrasement!<br />

Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'etait le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la<br />

veille. Elle l'accusait d'etre trop vieux, de ne point suffire, enragee de le trouver sans cesse derriere son dos, a<br />

l'espionner; et Hourdequin, bien que n'etant pas de son avis, avait cede, tellement il pliait sous elle maintenant,<br />

dompte, reduit a lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congedie avec de<br />

bonnes paroles et des promesses, regardait le maitre fixement de ses yeux pales. Puis, lentement, il s'etait mis<br />

a lacher son paquet sur la garce, cause de son malheur: la galopee des males, Tron apres tant d'autres, et<br />

l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, a la connaissance de tous; si bien que, dans le pays, on<br />

disait que le maitre devait aimer ca, les restes de valet. Vainement, le fermier, eperdu, tachait de l'interrompre,<br />

car il tenait a son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'etre force de la chasser: le vieux etait<br />

V 258

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