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Émile Zola - La Terre

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—Non, non, jamais! cria Delhomme etrangle. Le gouvernement nous protegera.<br />

—Un beau merle, le gouvernement! reprit Lequeu d'un air de mepris. Qu'il se protege donc lui−meme!... Ce<br />

qui est farce, c'est que vous avez nomme monsieur Rochefontaine. Le maitre de <strong>La</strong>borderie, au moins, etait<br />

consequent avec ses idees, en voulant monsieur de Chedeville.... L'un ou l'autre, d'ailleurs, c'est le meme<br />

emplatre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n'osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut<br />

vous sauver, vous etes foutus, bonsoir!<br />

Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient a la fois. Est−ce qu'on ne pourrait pas l'empecher d'entrer, ce<br />

ble de malheur? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir a coups de fusil ceux qui<br />

l'apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu'on les<br />

sauvat de cette abondance, de ce pain a bon marche qui menacait le pays. Et le maitre d'ecole, avec des<br />

ricanements, repondait qu'on n'avait jamais vu ca: autrefois, l'unique peur etait la famine, toujours on craignait<br />

de n'avoir pas assez de ble, et il fallait etre vraiment fichu pour arriver a craindre d'en avoir trop. Il se grisait<br />

de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.<br />

—Vous etes une race finie, l'amour imbecile de la terre vous a manges, oui! du lopin de terre dont vous restez<br />

l'esclave, qui vous a retreci l'intelligence, pour qui vous assassineriez! Voila des siecles que vous etes maries a<br />

la terre, et qu'elle vous trompe.... Voyez en Amerique, le cultivateur est le maitre de la terre. Aucun lien ne l'y<br />

attache, ni famille, ni souvenir. Des que son champ s'epuise, il va plus loin. Apprend−il qu'a trois cents lieues,<br />

on a decouvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s'y installe. C'est lui qui commande enfin et qui se<br />

fait obeir, grace aux machines. Il est libre, il s'enrichit, tandis que vous etes des prisonniers et que vous crevez<br />

de misere!<br />

—Buteau palissait. Lequeu l'avait regarde en parlant d'assassinat. Il tacha de faire bonne contenance.<br />

—On est comme on est. A quoi ca sert de se facher, puisque vous dites vous−meme que ca ne changerait rien.<br />

Delhomme approuva, tous recommencerent a rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui−meme et les<br />

conscrits, que la scene amusait, dans l'espoir que ca finirait par des claques, Canon et Jesus−Christ, vexes de<br />

voir ce chieur d'encre, comme ils le nommaient, crier plus fort qu'eux, affecterent aussi de rigoler. Ils en<br />

etaient a se mettre avec les paysans.<br />

—C'est idiot de se facher, declara Canon en haussant les epaules. Il faut organiser.<br />

Lequeu eut un geste terrible.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—Eh bien! moi, je vous le dis a la fin.... Je suis pour qu'on foute tout par terre!<br />

Il avait la face livide, il leur jetait ca comme s'il avait voulu les en assommer.<br />

—Sacres laches, oui! les paysans, tous les paysans!... Quand on songe que vous etes les plus nombreux, et que<br />

vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes! Nom de Dieu! je n'ai qu'un regret,<br />

celui d'avoir un pere et une mere paysans. C'est pour ca peut−etre que vous me degoutez davantage.... Car, il<br />

n'y a pas a dire, vous seriez les maitres. Seulement, voila! vous ne vous entendez guere ensemble, isoles,<br />

mefiants, ignorants; vous mettez toute votre canaillerie a vous devorer entre vous.... Hein? qu'est−ce que vous<br />

cachez, dans votre eau dormante? Vous etes donc comme les mares qui croupissent! on les croit profondes, on<br />

ne peut pas y noyer un chat. Etre la force sourde, la force dont on attend l'avenir, et ne pas plus grouiller<br />

qu'une buche!... Avec ca, l'exasperant, c'est que vous avez cesse de croire aux cures. Alors, s'il n'y a pas de<br />

bon Dieu, qu'est−ce qui vous gene? Tant que la peur de l'enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez<br />

restes a plat ventre; mais, maintenant, allez donc! pillez tout, brulez tout!... Et, en attendant, ce qui serait plus<br />

IV 252

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