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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Jesus−Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, eclata.<br />

—Ah! oui, sacre farceur, votre paradis terrestre, votre facon de forcer le monde a etre heureux malgre lui! En<br />

voila une blague! Est−ce que ca se peut, chez nous! est−ce que nous ne sommes pas trop pourris deja! Il<br />

faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d'abord, des Cosaques ou des Chinois!<br />

Cette fois, la surprise fut si vive, qu'il se fit un complet silence. Quoi donc? il parlait, ce sournois, ce<br />

pisse−froid, qui n'avait jamais montre a personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte<br />

de ses superieurs, des qu'il s'agissait d'etre un homme! Tous ecoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce<br />

qu'il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l'affaire. <strong>La</strong> fenetre ouverte avait dissipe la<br />

fumee, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie.<br />

Et le maitre d'ecole, gonfle de sa reserve peureuse de dix annees, se moquant de tout a cette heure, dans le<br />

coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il etouffait.<br />

—Est−ce que vous croyez les gens d'ici plus betes que leurs veaux, a venir raconter que les alouettes leur<br />

tomberont roties dans le bec.... Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claque, tout sera<br />

foutu.<br />

Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n'avait pas encore trouve son maitre, chancela visiblement. Il<br />

voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol a l'Etat, la grande culture scientifique. L'autre<br />

lui coupa la parole.<br />

—Je sais, des betises!... Quand vous l'essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France<br />

auront disparu, noyees sous le ble d'Amerique.... Tenez! ce petit livre que je lisais, donne justement des details<br />

la−dessus. Ah! nom de Dieu! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte!<br />

Et, de la voix dont il aurait fait une lecon a ses eleves, il parla du ble de la−bas, des plaines immenses, vastes<br />

comme des royaumes, ou la Beauce se serait perdue, ainsi qu'une simple motte seche; des terres si fertiles,<br />

qu'au lieu de les fumer, il fallait les epuiser par une moisson preparatoire, ce qui ne les empechait pas de<br />

donner deux recoltes; des fermes de trente mille hectares, divisees en sections, subdivisees en lots, chaque<br />

section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaitre, pourvues de baraquements pour les hommes, les<br />

betes, les outils, les cuisines; des bataillons agricoles, embauches au printemps, organises sur un pied d'armee<br />

en campagne, vivant en plein air, loges, nourris, blanchis, medicamentes, licencies a l'automne; des sillons de<br />

plusieurs kilometres a labourer et a semer, des mers d'epis a abattre dont on ne voyait pas les bords, l'homme<br />

simplement charge de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armees de disques<br />

tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses−lieuses, batteuses locomobiles avec elevateur de paille et<br />

ensacheur; des paysans qui sont des mecaniciens, un peloton d'ouvriers suivant a cheval chaque machine,<br />

toujours prets a descendre serrer un ecrou, changer un boulon, forger une piece; enfin, la terre devenue une<br />

banque, exploitee par des financiers, la terre mise en coupe reglee, tondue ras, donnant a la puissance<br />

materielle et impersonnelle de la science le decuple de ce qu'elle discutait a l'amour et aux bras de l'homme.<br />

—Et vous esperez lutter avec vos outils de quatre sous, continua−t−il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez<br />

rien, qui croupissez dans votre routine!... Ah! ouiche! vous en avez jusqu'aux genoux, du ble de la−bas! et ca<br />

grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu'au ventre,<br />

jusqu'aux epaules, puis jusqu'a la bouche, puis par−dessus la tete? Un fleuve, un torrent, un debordement ou<br />

vous creverez tous!<br />

Les paysans arrondissaient les yeux, gagnes d'une panique, a l'idee de cette inondation du ble etranger. Ils en<br />

souffraient deja, est−ce qu'ils allaient en etre noyes et emportes, comme ce bougre l'annoncait? Cela se<br />

materialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entiere etait engloutie.<br />

IV 251

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