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Émile Zola - La Terre

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pas l'usage. En voila une longue machine qui etait genante dans les bras? et pourvu qu'elle ne lui portat pas<br />

malechance!<br />

Aux deux coins de la rue, chacune dans la salle de son cabaret, Flore et Coelina donnaient un dernier coup de<br />

balai, pour le soir. Macqueron, l'air morne, regardait du seuil de sa porte, lorsque Lengaigne parut sur la<br />

sienne, en ricanant. Il faut dire que ce dernier triomphait; car les rats de cave de la regie, l'avant−veille,<br />

avaient saisi quatre pieces de vin, cachees dans un bucher de son rival, que cette fichue aventure venait de<br />

forcer a envoyer sa demission de maire; et, personne n'en doutait, la lettre de denonciation, sans signature,<br />

etait surement de Lengaigne. Pour comble de malheur, Macqueron enrageait d'une autre histoire: sa fille<br />

Berthe s'etait tellement compromise avec le fils du charron, auquel il la refusait, qu'il avait du consentir enfin<br />

a la lui accorder. Depuis huit jours, a la fontaine, les femmes ne causaient que du mariage de la fille et du<br />

proces du pere. L'amende etait certaine, peut−etre bien qu'il y aurait de la prison. Aussi, devant le rire<br />

insultant de son voisin, Macqueron prefera−t−il rentrer, gene de ce que le monde commencait aussi a rire.<br />

Mais Delphin avait empoigne le drapeau, le tambour se remit a battre; et Nenesse emboita le pas, les sept<br />

autres suivirent. Cela faisait un petit peloton, filant par la route plate. Des galopins coururent, quelques<br />

parents, les Delhomme, Becu, d'autres, allerent jusqu'au bout du village. Debarrassee de son mari, la Becu se<br />

hata, monta se glisser furtivement dans l'eglise; puis, lorsqu'elle s'y vit toute seule, elle qui n'etait pas devote,<br />

se laissa tomber sur les genoux en pleurant, en suppliant le bon Dieu de reserver un bon numero pour son fils.<br />

Pendant plus d'une heure, elle balbutia cette ardente priere. Au loin, du cote de Cloyes, la silhouette du<br />

drapeau s'etait peu a peu effacee, les roulements du tambour avaient fini par se perdre dans le grand air.<br />

Ce fut seulement vers dix heures que le docteur Finet reparut, et il sembla tres surpris de trouver Francoise<br />

vivante encore, car il croyait bien n'avoir plus qu'a ecrire le permis d'inhumer. Il examina la plaie, hocha la<br />

tete, preoccupe de l'histoire qu'on lui avait dite, n'ayant aucun soupcon d'ailleurs. On dut la lui repeter:<br />

comment diable la malheureuse etait−elle ainsi tombee sur la pointe d'une faux? Il repartit, outre de cette<br />

maladresse, contrarie d'avoir a revenir pour la constatation du deces. Mais Jean etait reste sombre, les yeux sur<br />

Francoise qui fermait les paupieres, muette, des qu'elle sentait le regard de son mari l'interroger. Lui, devinait<br />

un mensonge, quelque chose qu'elle lui cachait. Des le petit jour, il s'etait echappe un instant, courant a la<br />

piece de luzerne, la−haut, voulant voir; et il n'avait rien vu de net, des pas effaces par le deluge de la nuit, une<br />

place foulee, a l'endroit de la chute sans doute. Apres le depart du medecin, il se rassit au chevet de la<br />

mourante, seul justement avec elle, la Frimat etant allee dejeuner, et la Grande ayant du s'absenter pour<br />

donner un coup d'oeil chez elle.<br />

—Tu souffres, dis?<br />

Elle serra les paupieres, elle ne repondit pas.<br />

—Dis, tu ne me caches rien?<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

On l'aurait crue morte deja sans le petit souffle penible de sa gorge. Depuis la veille, elle etait sur le dos,<br />

comme frappee d'immobilite et de silence. Dans la fievre ardente qui la brulait, sa volonte, au fond d'elle,<br />

semblait se bander et resister au delire, tellement elle craignait de parler. Toujours, elle avait eu un singulier<br />

caractere, une sacree tete, ainsi qu'on le disait, la tete des Fouan, ne faisant rien a l'exemple des autres, ayant<br />

des idees qui stupefiaient le monde. Peut−etre obeissait−elle a un profond sentiment de la famille, plus fort<br />

que la haine et le besoin de vengeance. A quoi bon, puisqu'elle allait mourir? C'etaient des choses qu'on<br />

enterrait entre soi, dans le coin de terre ou l'on avait pousse tous, des choses qu'il ne fallait jamais, a aucun<br />

prix, etaler devant un etranger; et Jean etait l'etranger, ce garcon qu'elle n'avait pu aimer d'amour, dont elle<br />

emportait l'enfant, sans le faire, comme si elle etait punie de l'avoir commence.<br />

IV 242

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