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Émile Zola - La Terre

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III<br />

Les labours d'hiver tiraient a leur fin, et par cette apres−midi de fevrier, sombre et froide, Jean, avec sa<br />

charrue, venait d'arriver a sa grande piece des Cornailles, ou il lui restait a faire deux bonnes heures de<br />

besogne. C'etait un bout de la piece qu'il voulait semer de ble, une variete ecossaise de poulard, une tentative<br />

que lui avait conseillee son ancien maitre Hourdequin en mettant meme a sa disposition quelques hectolitres<br />

de semence.<br />

Tout de suite, Jean enraya, a la place ou il avait deraye la veille; et, faisant mordre le soc, les mains aux<br />

mancherons de la charrue, il jeta a son cheval le cri rauque dont il l'excitait.<br />

—Dia hue! hep!<br />

Des pluies battantes, apres de grands soleils, avaient durci l'argile du sol, si profondement, que le soc et le<br />

coutre detachaient avec peine la bande qu'ils tranchaient, dans ce labour a plein fer. On entendait la motte<br />

epaisse grincer contre le versoir qui la retournait enfouissant au fond le fumier, dont une couche etalee<br />

couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse.<br />

—Dia hue! hep!<br />

Et Jean, de ses bras tendus veillait a la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu'on l'aurait dit trace au cordeau;<br />

tandis que son cheval, la tete basse, les pieds enfonces dans la raie, tirait d'un train uniforme et continu.<br />

Lorsque la charrue s'empatait, il en detachait la boue et les herbes, d'un branle de ses deux poings; puis elle<br />

glissait de nouveau en laissant derriere elle la terre mouvante et comme vivante, soulevee, grasse, a nu<br />

jusqu'aux entrailles.<br />

Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commenca un autre. Bientot, une sorte de griserie lui vint de toute<br />

cette terre remuee, qui exhalait une odeur forte, l'odeur des coins humides ou fermentent les germes. Sa<br />

marche lourde, la fixite de son regard, achevaient de l'etourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il<br />

n'etait pas ne dans ce sol, il restait l'ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d'Italie; et<br />

ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le<br />

souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la pluie. Toujours il avait eu des idees de retraite a la<br />

campagne. Mais quelle sottise de s'etre imagine que, le jour ou il lacherait le fusil et le rabot, la charrue<br />

contenterait son gout de la tranquillite! Si la terre etait calme, bonne a ceux qui l'aiment, les villages colles sur<br />

elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient a le deshonorer et a en<br />

empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivee, deja lointaine, a<br />

la Borderie.<br />

Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l'aisance. Une legere deviation du sillon lui causa de<br />

l'humeur. Il tourna, s'appliqua davantage, en poussant son cheval.<br />

—Dia hue! hep!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—Oui, que de miseres, en ces dix annees! D'abord, sa longue attente de Francoise; ensuite, la guerre avec les<br />

Buteau. Pas un jour ne s'etait passe sans vilaines choses. Et, a cette heure qu'il avait Francoise, depuis deux<br />

ans qu'ils etaient maries, pouvait−il se dire heureux? S'il l'aimait toujours, lui, il avait bien devine qu'elle ne<br />

l'aimait pas, qu'elle ne l'aimerait jamais, comme il aurait desire l'etre, a pleins bras, a pleine bouche. Tous<br />

deux vivaient en bon accord, le menage prosperait, travaillait, economisait. Mais ce n'etait point ca, il la<br />

sentait loin, froide, occupee d'une autre idee, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois,<br />

un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mal a leur mere. Cette grossesse ne les avait meme<br />

pas rapproches. Il souffrait surtout d'un sentiment de plus en plus net, eprouve le soir de leur entree dans la<br />

III 232

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